D'un Sénat méprisé qu'on voulait supprimer, j'ai fait une assemblée restaurée pesant son poids dans la vie politique de notre pays ».
Né le 17 avril 1909 à Ablon-sur-Seine, Alain Poher, ingénieur des mines, licencié en droit, diplômé de l'École libre des sciences politiques, entame peu avant la guerre une carrière de haut fonctionnaire au ministère des finances. Européen convaincu et fervent chrétien, Alain Poher va connaître un destin national que sa modestie et sa simplicité ne laissaient pas augurer. Élu une première fois au Conseil de la République de 1946 à 1948, il est réélu en 1952 et conserve son siège pendant 43 ans. Président du Sénat pendant 24 ans de 1968 à 1992, il assure à ce titre l'intérim de la présidence de la République à deux reprises : en 1968 après la démission du général de Gaulle et en 1974, lors du décès de Georges Pompidou.
Il participe dès ses débuts à la construction européenne et ne cesse d'œuvrer pour la réalisation d'un idéal qu'il partage avec Robert Schuman et Jean Monnet. Titulaire d'un mandat européen de 1952 à 1978, il est parmi les premiers à siéger à l'assemblée parlementaire de la CECA , puis à l'assemblée parlementaire des communautés européennes dont il préside le groupe Démocrate chrétien. Il est élu président du Parlement européen de 1966 à 1969. Alain Poher incarne aussi les élus locaux et les collectivités territoriales. Maire d'Ablon de 1945 à 1983, il préside l'Association des maires de France de 1977 à 1983.
C'est sur l'incitation de Robert Schuman dont il est le chef de cabinet qu'Alain Poher se présente aux élections du tout nouveau Conseil de la République , issu de la Constitution de 1946. Il se présente en Seine-et-Oise sous l'étiquette du Mouvement républicain populaire qui correspond à sa sensibilité de démocrate-chrétien et est élu le 8 décembre 1946. Il siège à la commission des finances dont il est nommé rapporteur général, fonction qu'il occupe avec passion et rigueur. Le 18 mai 1952, il est réélu sénateur MRP et siège désormais au Palais du Luxembourg jusqu'en 1995. Membre de plusieurs commissions sénatoriales, il intervient notamment sur des questions budgétaires mais sa carrière de parlementaire reflète surtout son engagement européen. Il expose sa vision de l'Europe lors de la discussion au Sénat du projet de loi relatif aux communautés économique et atomique européennes. Conscient qu'elle se fera « par une éducation progressive des esprits », il la voit avant tout comme un « pari sur l'avenir commun de nations liées par un même passé, sur un regain de jeunesse et de vitalité et non par une confrontation jalouse », persuadé que « le Marché commun favorisera la prospérité générale » et animé par la volonté de substituer « l'Europe de la coopération et de l'espoir » à celle de « la violence et de la haine ».
En 1968, dans un contexte de tension entre le Gouvernement et la Haute Assemblée , le Sénat se cherche un président et porte son choix sur un homme connu pour son esprit de conciliation. Bien que non candidat initialement, Alain Poher, élu selon ses propres termes à la suite d'une bataille qu'il n'a ni voulue ni cherchée, occupera ce fauteuil pendant 24 années qu'il va consacrer à revaloriser le Sénat et lui faire retrouver toute sa place de seconde chambre du Parlement au sein des institutions de la Ve République. Face au général de Gaulle résolu à réduire le Sénat à un rôle purement consultatif par le biais d'un référendum portant également sur la régionalisation, Alain Poher devient le chef de file de l'opposition et les Français découvrent sur leurs écrans télévisés un homme fermement décidé à défendre l'assemblée qu'il préside. Le 2 avril 1969, sous les applaudissements des sénateurs, il conteste la légitimité de la procédure référendaire ainsi que l'information partiale des émissions de l'ORTF et annonce son intention d'aller dans différentes villes de France « exposer ce que le président du Sénat pense des textes qui nous seront présentés » tout en invitant ses collègues à faire de même : « Je souhaite vivement, mes chers collègues, que vous le fassiez vous-mêmes dans vos départements et que vous vous sentiez comme mobilisés au service de la France car c'est d'elle qu'il s'agit en définitive et de rien d'autre ».
De retour au Palais du Luxembourg après l'intérim présidentiel qui a suivi l'échec du référendum et la démission du général de Gaulle, le 27 avril 1969, Alain Poher s'emploie avec succès à renouer des rapports harmonieux avec le pouvoir exécutif. Il reçoit le Président Pompidou au Petit-Luxembourg, et les ministres, qui avaient déserté l'hémicycle, reprennent leur place sur les bancs du Gouvernement. Alain Poher définit ainsi sa vision du rôle du Sénat : « Pour moi, le rôle du Sénat n'est pas d'applaudir par principe ce qui lui est proposé par le Gouvernement, quel que soit celui-ci d'ailleurs, ni de pratiquer non plus une opposition systématique. Le Sénat doit être un censeur vigilant, indépendant et objectif, et poser en quelque sorte au pouvoir exécutif une interrogation permanente ». C'est dans cet esprit qu'à l'occasion de la loi complétant la loi sur les associations de 1901 il use pour la première fois dans l'histoire de la Ve République de son droit personnel de saisine. Le 16 juillet 1971 le Conseil constitutionnel lui donne raison en s'appuyant sur le préambule de la Constitution qui réaffirme « les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Cette décision revêt un caractère historique car elle va favoriser le développement d'une importante jurisprudence constitutionnelle protectrice des libertés.
Sous sa présidence, les commissions d'enquête et de contrôle ainsi que les missions d'information se développent et le contrôle de l'application des lois est organisé. Le nombre de projets déposés en première lecture sur le bureau de la Haute Assemblée augmente. Face à l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, Alain Poher préfère au combat une attitude d'opposition constructive, notamment par l'instauration des questions au Gouvernement. En 1984 le parti pris d'Alain Poher de dialoguer avec le Gouvernement sans rien renier de ses convictions et de ses valeurs se manifeste à l'occasion du projet de loi relatif à l'enseignement privé, la « loi Savary », qui soulève de vives protestations dans l'opinion.
Sous l'impulsion d'Alain Poher, le Sénat se modernise et se développe tout en s'ouvrant sur le monde extérieur. Cette volonté de transparence se traduit, entre autres, par la création d'une division de l'information, devenue service de la communication en 1991, chargée de « situer à l'attention du pays l'importance et l'utilité des travaux du Sénat ». Conscient de l'enjeu essentiel de l'utilisation des techniques les plus évoluées dans le domaine de l'information pour l'accomplissement des missions du Sénat, Alain Poher développe l'informatique documentaire. Une politique de grands travaux menée à partir de 1975 permet au Sénat de doubler la surface totale de ses locaux et à chaque sénateur de disposer d'un bureau. Pour répondre aux besoins des sénateurs, une division des renseignements ayant vocation à accueillir les questions posées par les parlementaires dans le cadre de leur mandat est mise en place. Une division des collectivités locales est également créée, illustrant ainsi l'intérêt que le Sénat porte aux problèmes spécifiques de celles dont il est le représentant constitutionnel.
En 1975, Alain Poher organise solennellement la célébration du centenaire du Sénat. Rendant hommage à cette assemblée baptisée Grand conseil des communes de France par Gambetta, le Président Valéry Giscard d'Estaing annonce la mise en œuvre d'une procédure inscrite dans Constitution mais à ce jour inutilisée : la soumission à l'approbation du Sénat d'une déclaration de politique générale, confirmant ainsi la place éminente du Sénat dans les institutions politiques de la France.
Soucieux de veiller à ce que le Sénat soit toujours en phase avec les avancées juridiques et politiques du processus européen, il crée en 1973, au sein des services législatifs, un service des affaires européennes, six ans avant la mise en place de la délégation parlementaire pour l'Union européenne. En 1974, il profite de son second intérim présidentiel pour procéder à la ratification de la Convention européenne des droits de l'homme après que le Sénat en a voté l'autorisation l'année précédente. Il sera aussi à l'origine de la procédure des questions orales européennes, instituée en 1990. A la fin de son mandat, l'Histoire lui permet de contribuer à poser les premières pierres d'une Europe enfin unie. A peine le mur de Berlin tombé, il s'empresse d'accueillir au Sénat les dirigeants de toutes les jeunes démocraties de l'Est.
(JPG - 198 Ko)En 1992, Alain Poher décide de ne pas se représenter à la Présidence du Sénat et achève son mandat en 1995. Il décède le 9 décembre 1996 et son successeur à la Présidence du Sénat, René Monory, rend hommage en séance publique à cet « homme de bon sens, pragmatique et généreux, avisé et compétent qui a formidablement incarné notre Haute Assemblée ». En 1999, la cérémonie de dévoilement de la plaque commémorative à son effigie dans la salle des séances et l'inauguration d'une exposition retraçant les principales étapes de sa vie sont l'occasion pour Christian Poncelet d'honorer une nouvelle fois la mémoire de cet homme de convictions et d'exprimer la reconnaissance du Sénat à celui qui a su le sauver dans un moment difficile et en faire une assemblée respectée et écoutée.