- FORMES ET FONCTIONS DU BICAMÉRISME
- DANS LE MONDE CONTEMPORAIN
- I. LES APPORTS DU BICAMÉRISME À LA DÉMOCRATIE
- A. LES FONDEMENTS DE LA REPRÉSENTATION BICAMÉRALE DANS LES ÉTATS COMPLEXES : REPRÉSENTER LES PARTIES CONSTITUTIVES DE LA NATION
- B. LES FONDEMENTS DE LA REPRÉSENTATION BICAMÉRALE DANS LES ÉTATS UNITAIRES ET ÉGALITAIRES : REPRÉSENTER LA NATION, MAIS AUTREMENT
- 1. L'impossible transposition des fondements du bicamérisme des États complexes
- 2. De l'utilité politique de différencier les modalités de représentation de la nation
- 3. Les justifications contemporaines de la représentation bicamérale
- 4. Représenter spécifiquement certaines composantes de la population
- 1. L'impossible transposition des fondements du bicamérisme des États complexes
- A. LES FONDEMENTS DE LA REPRÉSENTATION BICAMÉRALE DANS LES ÉTATS COMPLEXES : REPRÉSENTER LES PARTIES CONSTITUTIVES DE LA NATION
- II. PAR-DELÀ SES DIFFÉRENCES, LE BICAMÉRISME EXPRIME PARTOUT UNE DÉMOCRATIE PARLEMENTAIRE MIEUX ÉQUILIBRÉE ET PLUS EFFICACE.
- I. LES APPORTS DU BICAMÉRISME À LA DÉMOCRATIE
FORMES ET FONCTIONS DU BICAMÉRISME
DANS LE MONDE CONTEMPORAIN
A quoi peut donc bien servir une seconde chambre dans une démocratie ?
L'enjeu de cette question n'est pas seulement académique, dans la mesure où la réponse qu'on lui apporte détermine en grande partie la légitimité politique des secondes chambres. Une seconde chambre qui ne parvient pas à convaincre qu'elle remplit une fonction de représentation distincte, ou du moins différenciée, par rapport à celle de la première chambre, qui apparaît par conséquent comme la simple copie de cette dernière, se trouve en effet structurellement dans l'incapacité de justifier son utilité et donc son existence aux yeux de la nation.
De ce point de vue, la question « que représentent les secondes chambres ? » est inséparable de cette autre question : « que représentent-elles de plus ou de différent ? Que permettent-elles de représenter qui ne l'est pas dans une chambre basse ? ».
Pour être exact, la question de l'apport spécifique du bicamérisme à la représentation parlementaire ne constitue pas une question théoriquement et politiquement délicate dans tous les cas. Historiquement, la chambre haute dans les États aristocratiques, à l'image de la Chambre des Lords jusqu'au début du XXème siècle, avait en effet une fonction de représentation clairement identifiée : elle avait pour but de porter et de défendre les intérêts d'une classe sociale à part, l'aristocratie. De même, dans les États fédéraux, dont la construction est duale (puisqu'ils sont composés à la fois d'une communauté citoyenne fédérale homogène et d'une association d'États dotés d'une souveraineté propre) la seconde chambre a, de manière assez évidente, pour fonction de représenter les États fédérés au sein des structures étatiques fédérales.
Des deux grands modèles institutionnels et théoriques que sont le bicamérisme aristocratique et fédéral, le premier n'a certes plus aujourd'hui qu'une valeur historique, puisque à peu près partout les aristocraties ont disparu. Le second en revanche continue à s'appliquer de manière pertinente dans le monde contemporain. Le fédéralisme est en effet une réalité bien vivante : à de rares exceptions près, les États fédéraux sont aussi des États bicaméraux, car la dualité des structures fédérales implique la dualité des chambres parlementaires.
C'est donc en réalité dans les États non fédéraux que la question de la fonction représentative des secondes chambres se pose aujourd'hui de manière véritable. Il y a d'ailleurs là un paradoxe. Aujourd'hui en effet, la grande majorité des États bicaméraux (plus de 60% d'entre eux) ne sont pas des États fédéraux, mais unitaires. Et dans nombre de ces États, à l'exemple de la France, le bicamérisme est une réalité institutionnelle ancienne et solidement ancrée. C'est donc que le bicamérisme répond à un besoin.
I. LES APPORTS DU BICAMÉRISME À LA DÉMOCRATIE
De manière presque invariable, les tentatives pour expliciter les fondements représentatifs du bicamérisme font appel à la notion de complexité.
Cette approche par la complexité se retrouve par exemple chez le Doyen Delpérée : « C'est la complexité d'une société politique qui veut qu'un État recoure à des institutions elles-mêmes complexes et, en particulier, à une seconde Chambre. (...) La complexité des États fédéraux saute aux yeux. Elle est inscrite dans le discours institutionnel. La complexité fonctionnelle est moins visible. Elle ne doit pourtant pas être perdue de vue. L'État moderne n'est pas aussi unifié qu'il ne prétend l'être. Même lorsque la République se proclame une et indivisible, elle peut être riche de diversités. Parfois même, elle peut être riche de communautés et de minorités »1(*).
Cependant l'explication de la fonction représentative du bicamérisme par la complexité soulève bien des interrogations, qui tiennent en grande partie au fait que le concept de complexité comme celui de représentation sont assez difficiles à cerner. L'objet des développements qui suivent est de tenter de clarifier les liens entre complexité et bicamérisme.
On verra que représenter la complexité ne peut signifier la même chose dans les États qu'on qualifiera d'unitaires et d'égalitaires et dans les autres -ceux qu'on pourrait appeler les États complexes ou composites, de sorte que la fonction représentative des secondes chambres recouvre en réalité des choses très différentes dans l'un et l'autre cas.
A. LES FONDEMENTS DE LA REPRÉSENTATION BICAMÉRALE DANS LES ÉTATS COMPLEXES : REPRÉSENTER LES PARTIES CONSTITUTIVES DE LA NATION
Au sens premier, ce qui est complexe, c'est ce qui est constitué de plusieurs éléments.
En ce sens, un État fédéral est un État complexe, puisqu'il est par nature dual. De même, un État aristocratique est un État complexe dans la mesure où il est construit sur la reconnaissance juridique de l'hétérogénéité de la base sociale de la nation -la classe aristocratique constituant une force sociale et politique suffisamment forte pour faire valoir son droit à ne pas être mêlée au reste du peuple. Cette notion d'État complexe peut s'appliquer aujourd'hui à d'autres cas de figure tels que les États corporatistes, communautaristes, traditionnels ou plurinationaux.
Dans ces États complexes ou composites, c'est-à-dire constitutionnellement composés de plusieurs éléments distincts, la pluralité des chambres répond à la pluralité des parties constitutives.
Parce que la nation n'y est pas pensée simplement comme une communauté homogène de citoyens tous semblables, le besoin se fait sentir de « doubler » la représentation de la communauté citoyenne en instituant une représentation des composantes sociales et politiques collectives juridiquement reconnues. Ainsi, à côté d'une chambre basse représentants les citoyens dans leur similitude, un État fédéral instaure une représentation des États fédérés, un État corporatiste, une représentation des groupes professionnels, un État « traditionnel », une représentation des solidarités traditionnelles, un État communautariste une représentation des groupes ethnolinguistiques, etc.
C'est donc de la reconnaissance juridique de la pluralité des parties constitutives de la nation ou de l'État que découle la pluralité des chambres (en pratique leur dualité), l'idée étant qu'une Chambre unique ne peut avoir, à elle seule, qualité pour parler aux noms des différentes parties.
1. Le bicamérisme dans les États fédéraux
Le type aujourd'hui le plus répandu d'État complexe est l'État fédéral. Un État fédéral comporte « des membres de deux sortes, les citoyens composant le peuple fédéral d'une part et les États confédérés d'autre part »2(*). Cette structure duale entraîne la dualité des Chambres du Parlement. « Si l'on considère notamment l'État fédéral, (...) le parlement ne serait pas complet s'il n'existait qu'une seule assemblée : les deux chambres fédérales, correspondant séparément aux deux éléments constitutifs de l'État fédéral, peuple et États confédérés, ne peuvent former chacune qu'une fraction de l'organe fédéral ; aucune d'elle ne serait capable, à elle seule, de formuler une volonté fédérale, législative ou autre. Il faut donc qu'elles s'ajoutent l'une à l'autre, c'est-à-dire qu'elles se complètent mutuellement pour former ainsi, par leur concours, l'assemblée fédérale en son entier »3(*).
Dans ce type d'État, l'existence de deux Chambres relève par conséquent d'une nécessité juridique et logique. Un État fédéral souffrirait d'une incomplétude fondamentale s'il était monocaméral.
Le Congrès de la Constitution américaine de 1788 représente le modèle historique fondateur du bicamérisme fédéral et sa genèse montre bien en quoi la dualité des chambres est utile à la synthèse des composantes constitutives de l'État fédéral. En effet, lorsque la Convention de Philadelphie examina en 1787 la question de la nature et de la composition du futur parlement des États-Unis, le point de vue des États fédérés les plus peuplés se heurta à la volonté des États plus petits. Les uns penchaient en faveur d'un parlement reposant sur une représentation proportionnelle à la population des États, ce qui fit craindre aux États les moins peuplés d'être pour ainsi dire noyés dans la masse. À l'inverse, ces derniers étaient favorables à une représentation égalitaire des États, ce que les grands rejetaient par crainte que les États les moins peuplés ne disposent d'un pouvoir de décision sans rapport avec leur poids réel.
Le compromis dit du Connecticut permit de sortir de l'impasse en reconnaissant la légitimité de chacun de ces deux points de vue et en les conciliant grâce à la création de deux chambres. Le Congrès comporte ainsi une Chambre des représentants, qui, par construction, est chargée de représenter les citoyens américains dans leur homogénéité, au-delà de leurs différences d'appartenance territoriale et sociale -ce que Carré de Malberg appelle le peuple fédéral. Mais l'État américain étant aussi une association d'États dotés d'une constitution et d'une compétence normative souveraine première, le Congrès comporte une seconde assemblée chargée de représenter ces États fédérés, non pas selon la logique « un homme, une voix », mais en respectant l'égalité entre les États associés.
Ce modèle historique a été repris, sous des formes aménagées, par l'ensemble des États fédéraux : Allemagne, Fédération de Russie, Ethiopie, Brésil, etc. Dans ce cas, le bicamérisme est égalitaire et l'approbation expresse de la seconde chambre à la législation est nécessaire.
Mais, au-delà des États fédéraux, la fonction de représentation des territoires a été transposée dans les nombreux États qui, aujourd'hui, sont engagés dans un processus de décentralisation visant à conférer à des institutions représentatives élues au niveau local une certaine autonomie normative. On peut placer ici des États quasi-fédéraux, du type de l'Afrique du sud, ou des pays se rattachant encore fortement au modèle de l'État unitaire, comme la France.
Dans tous ces cas de figure, les secondes chambres de ce type sont conçues comme le lieu institutionnel où les intérêts et les attentes spécifiques des entités territoriales locales ont vocation à être exprimées et défendues de manière privilégiée.
Par la représentation parlementaire des territoires, il s'agit de faire en sorte que le Parlement prenne davantage en compte, dans son travail de législation et de contrôle du gouvernement central, l'incidence que les mesures décidées au niveau national sont susceptibles d'avoir sur la vie des institutions locales.
Le mode de désignation des membres de la chambre haute est naturellement conçu de manière à créer un lien fort entre les parlementaires et les institutions locales.
Dans le modèle du Sénat français, qui est aujourd'hui largement imité et transposé dans le monde, les sénateurs sont les « élus des élus locaux » : leur élection et leur réélection dépendent donc de leur capacité à convaincre les élus de leur circonscription qu'ils sauront constituer de bons relais au niveau national pour la défense des intérêts des collectivités locales. Dans d'autres pays, comme en Afrique du sud, le lien entre les membres de la chambre haute et les institutions provinciales est encore plus étroit, puisque les membres du Conseil national des provinces d'Afrique du Sud sont désignés par les assemblées provinciales et sont révocables à tout moment par ces dernières : le parlementaire est alors, quasiment, un ambassadeur de sa province agissant dans le cadre d'un mandat impératif. Ainsi, en Russie, à compter du 1er janvier 2011, les membres du Conseil de la Fédération, devront également disposer, au moment de leur nomination, d'un mandat électif local, au sein d'un parlement régional ou d'un conseil municipal.
La procédure législative est également parfois conçue de manière à renforcer le poids de la chambre haute dans toutes les questions intéressant directement les territoires. Par exemple, en France, depuis la réforme constitutionnelle de mars 2003, le Sénat bénéficie d'une priorité d'examen des projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales. En Afrique du Sud, la prééminence de la seconde chambre sur les textes relatifs aux territoires est encore plus marquée : la Constitution prévoit en effet deux procédures législatives substantiellement différentes selon qu'il s'agit de lois ordinaires ou de lois affectant les provinces. Dans ce dernier cas, la seconde chambre dispose du droit d'initiative ; elle peut également être saisie en premier des textes (ce qui empêche alors la chambre basse d'avoir le dernier mot) ; enfin, elle se prononce selon des règles différentes (ce ne sont pas les membres individuels de la chambre qui votent, mais les délégations provinciales en tant que telles, selon la règle : une province, une voix).
Il faut noter enfin que la fonction de représentation des institutions locales n'est pas synonyme d'une définition des compétences de la seconde chambre limitée étroitement aux seules questions locales. C'est certes parfois le cas. Ainsi, la Chambre des représentants des régions d'Indonésie peut proposer des lois, mais seulement dans des matières telles que l'autonomie des régions ou les relations entre le pouvoir central et les gouvernements régionaux. Cependant, le plus souvent, les compétences législatives et de contrôle des chambres hautes représentant les territoires sont générales et identiques à celles détenues par la chambre basse.
2. Le bicamérisme dans les États socialement composites
D'autres États que les États fédéraux reconnaissent en leur sein l'existence de membres distincts. Cette complexité constitutive n'y renvoie cependant pas à la dualité originaire des structures étatiques, comme dans l'État fédéral, mais à la pluralité juridiquement reconnue des groupes sociaux (communautés ou classes) formant la nation.
a) Le bicamérisme et la complexité sociale dans les États aristocratiques
Les États aristocratiques sont un type d'État complexe dans la mesure où le corps social n'y est pas pensé et juridiquement construit comme fondamentalement homogène : une classe privilégiée distincte du reste du peuple y existe, s'y maintient et elle possède une autorité et une puissance politique suffisantes pour faire admettre, au sein même des pouvoirs publics, l'existence d'un organe parlementaire spécifiquement chargé de la représenter et de défendre ses droits particuliers. La dualité des chambres se fonde là encore sur la dualité de l'État et plus précisément, en l'espèce, sur la dualité fondamentale de sa base sociale.
Le Royaume-Uni des XVIIème et XIXème siècle fait ici figure d'exemple type avec son Parlement comprenant une Chambre des Lords dédiée à la représentation et à la défense de la classe aristocratique.
Certes, avec la diffusion des valeurs démocratiques, les chambres aristocratiques ont aujourd'hui perdu leur légitimité originaire et sont confrontées au défi de leur re-légitimation. Néanmoins, d'un point de vue théorique, il demeure intéressant d'analyser leur cas dans la mesure où, par contraste, cela permet de mieux cerner les fondements et la signification du bicamérisme dans les États égalitaires.
b) Le bicamérisme et la complexité sociale dans les États corporatistes
Comme le bicamérisme aristocratique, le cas de figure du bicamérisme corporatiste possède lui-aussi une valeur principalement historique et théorique, dans la mesure où les conceptions corporatistes et organicistes de l'État semblent aujourd'hui avoir perdu l'essentiel de leur légitimité. Mais dans le premier tiers du XXème siècle, ces conceptions connurent un certain succès non seulement chez les penseurs de la droite conservatrice nostalgiques de l'ordre social d'Ancien Régime, mais aussi chez les penseurs se rattachant au courant de pensée solidariste. Dans leur crainte de voir la vie politique démocratique se structurer autour des antagonismes socio-économiques de classes, ces derniers étaient en effet à la recherche de mécanismes permettant d'inclure dans le jeu institutionnel les groupes socioprofessionnels dont ils pensaient voir l'émergence et l'affirmation politique. La création d'une seconde chambre de représentation professionnelle obéissait à ce projet : les reconnaître et leur donner une voix.
Les positions de Léon Duguit illustrent ce type de raisonnement quand il écrit par exemple : « Une société, une nation se compose non seulement d'individus, mais encore de groupes d'individus qui constituent autant d'éléments sociaux distincts des individus. (...) Si l'on veut que le parlement soit une exacte représentation du pays, il faut qu'il soit composé de deux chambres, dont l'une représentera plus particulièrement les individus (la chambre des députés) et dont l'autre (le sénat) représentera plus particulièrement les groupes »4(*).
Plus précisément, en bon disciple de Durkheim, Léon Duguit estime que dans une société moderne, les groupes sociaux politiquement significatifs sont un produit du processus de division du travail social : il s'agit de « groupements d'individus appartenant à une même société nationale, mais entre lesquels existe une interdépendance particulièrement étroite parce qu'ils accomplissent une besogne de même ordre dans la division du travail social »5(*). Et Léon Duguit de poursuivre : « Du moment que de pareils groupements tendent à se constituer et à former ainsi des éléments composant la nation, ils tendent à acquérir une représentation politique. (...) Je crois que le moment n'est plus éloigné où, (...) des deux chambres composant le parlement, l'une sera élue au suffrage direct et universel, avec représentation proportionnelle des partis politiques, et l'autre élue aussi au suffrage universel et direct, avec représentation des groupes professionnels »6(*).
Quelle que soit la pertinence des prophéties historiques et institutionnelles formulées par Léon Duguit, ses propos demeurent malgré tout intéressants du point de vue de la compréhension des fondements du bicamérisme, parce qu'on y retrouve exprimée cette idée que poser la complexité organique sociale du corps politique, avec la reconnaissance en tant que telle de groupes sociaux, c'est poser la nécessaire dualité des chambres du parlement, l'une représentant les citoyens dans leur similitude, et l'autre représentant les groupes juridiquement identifiés.
Bien que leur légitimité démocratique soit aujourd'hui très discutée, quelques secondes chambres dans le monde remplissent encore une fonction de représentation des groupes professionnels.
c) Les secondes chambres dans les États traditionnels
Dans certains États créés après la décolonisation, notamment en Afrique, les hiérarchies traditionnelles et le système des chefferies demeurent des réalités sociales vivantes et influentes, de sorte que la légitimité démocratique doit parfois composer avec cette légitimité traditionnelle.
La coexistence de fait de ces deux systèmes de légitimité passe dans certains pays par la création d'une seconde chambre formée de représentants des clans ou des communautés traditionnelles, de sorte que les citoyens considérés abstraction faite de leur appartenance sociale sont représentés à la chambre basse, tandis que les composantes traditionnelles du corps social sont représentées dans la seconde chambre.
B. LES FONDEMENTS DE LA REPRÉSENTATION BICAMÉRALE DANS LES ÉTATS UNITAIRES ET ÉGALITAIRES : REPRÉSENTER LA NATION, MAIS AUTREMENT
1. L'impossible transposition des fondements du bicamérisme des États complexes
Dans le modèle de représentation du système monocaméral, l'assemblée nationale représente l'universalité des citoyens, c'est-à-dire des individus considérés abstraction faite de leurs différences sociales, culturelles, religieuses. L'établissement d'une représentation parlementaire unidimensionnelle se justifie par le postulat, ou le constat, que l'appartenance commune des citoyens au corps politique transcende toutes les autres composantes de l'identité personnelle.
C'est la grande force de cette logique représentative : réunir l'ensemble des individus dans une même communauté citoyenne ; mais c'est aussi une de ses faiblesses, car la réalité sociale et politique comporte également des formes de solidarité qui, sans avoir de légitimité pour devenir le principe fondamental de structuration du politique, peuvent néanmoins justifier d'être intégrées d'une manière ou d'une autre dans le jeu de la représentation institutionnelle.
L'une des fonctions les plus constantes du système bicaméral est justement, sans pour autant renoncer au principe de la citoyenneté, de permettre une représentation plus diversifiée des composantes de la société. En quelque sorte, les secondes chambres permettent d'inclure dans le jeu démocratique institutionnel des composantes de la communauté nationale auxquelles les chambres basses, pour des raisons diverses, ne peuvent offrir une représentation satisfaisante.
a) Les deux chambres ne peuvent représenter que la même chose dans un État unitaire : la nation
Par opposition aux États complexes dont le cas vient d'être évoqué, dans les États unitaires et égalitaires, « la souveraineté réside de façon une et indivisible dans l'universalité nationale des citoyens, envisagés comme pareils les uns aux autres »7(*). La notion de complexité telle qu'elle a été définie jusqu'à présent ne s'applique donc pas à ces États qu'on peut qualifier de « simples », au sens où ils sont constitutionnellement formés d'un seul bloc, la communauté homogène des citoyens.
Par suite, la justification théorique et politique du bicamérisme valable pour les États complexes (à savoir que la pluralité des chambres permet de représenter la pluralité des parties constitutives de la nation) n'y a pas de pertinence.
On ne peut que conclure, avec Carré de Malberg, que les deux assemblées d'un État unitaire et égalitaire comme la France représentent en définitive la même chose : la communauté nationale des citoyens dans son ensemble.
Analysant le bicamérisme français issu de la constitution de 1875, Carré de Malberg souligne ainsi que le Sénat, en France, a la même nature intrinsèque que la Chambre des députés. « Dans un État unitaire et égalitaire comme la France, où la souveraineté réside de façon une et indivisible dans l'universalité nationale des citoyens, envisagés comme pareils les uns autres, il semble que les organes étatiques, en particulier le parlement, doivent présenter un caractère unitaire, comme la nation dont ils exercent la souveraineté. ( ...) Les deux chambres, même si elles sont composées de membres élus selon des modes différents, doivent garder uniformément le même caractère national, en ce sens qu'aucune d'elles ne saurait être élue par des collèges dont la composition impliquerait des distinctions entre les membres de l'État, mais qu'elles devront, au contraire, procéder, l'une comme l'autre, de l'ensemble de la nation (...) Les électeurs sénatoriaux sont désignés et appelés par le droit en vigueur, non en raison de distinctions personnelles établies entre les citoyens, mais en vertu d'un titre qui est lui-même purement national et démocratique.»8(*)
Cette analyse, bien que construite sur l'analyse du Sénat de la IIIème République, reste pertinente pour le bicamérisme français actuel et, au-delà, rend parfaitement compte de la signification du bicamérisme dans tout pays unitaire et égalitaire : les deux chambres y représentent la même réalité nationale ; elles le font simplement selon des modalités différentes. Le cadre juridique général de l'État unitaire ne permet pas autre chose.
b) Les transformations récentes des États unitaires ouvrent de nouvelles perspectives au bicamérisme
(1) Les fondements du bicamérisme des États complexes se transfèrent vers les États simples
Constatant les évolutions récentes qui ont affecté les États-nations unitaires, tant sur le plan de l'organisation territoriale que de la structure sociale, de nombreux observateurs ont considéré que ces évolutions brouillaient la frontière jusqu'à présent bien établie entre États unitaires et égalitaires et États complexes et que cela rendait par conséquent pertinente la transposition dans les États unitaires et égalitaires des arguments justifiant le bicamérisme dans les États complexes : « Toutes les études qui précèdent soulignent (...) le lien entre l'existence d'une seconde chambre et le principe fédéral ou le principe d'une représentation territoriale. Les États à structure fédérale semblent être les terres d'élection des secondes chambres. (...) Dans les pays sans structure fédérale, l'existence de la seconde chambre est en général fondée sur le principe de la représentation des entités territoriales. (...) C'est le principe fédéral (ou de représentation territoriale) qui, semble-t-il, occupe de la façon la plus efficace la place laissée vacante par la disparition du principe aristocratique. (...) Dans le monde contemporain, les secondes chambres ne sont robustes que si elles procèdent en quelque façon d'un principe de représentation territoriale »9(*).
On voit bien, à travers ces propos, que la frontière entre État fédéral et État décentralisé est implicitement présentée comme poreuse : principe fédéral et principe de la représentation territoriale sont mis quasiment sur le même plan, comme si, entre l'un et l'autre, il y avait seulement une différence de degré et non de nature.
L'enjeu politique de ce rapprochement est évidemment de taille pour les secondes chambres des États unitaires, puisque, s'il était doctrinalement pertinent, cela leur confèrerait la légitimité représentative incontestée dont jouissent les secondes chambres fédérales.
(2) La représentation de la complexité territoriale
La même remarque peut être faite s'agissant non plus cette fois de la complexité sociale, mais territoriale.
Le cas du rôle de représentation des collectivités territoriales par le Sénat français est à cet égard instructif. On le sait, l'article 24 de la Constitution confie au Sénat la fonction d'assurer « la représentation des collectivités territoriales ».
Or, la représentation a deux acceptions juridiques :
- soit « vouloir pour... », « exprimer la volonté de... », ce qui confierait au Sénat la mission de porter et de défendre le point de vue spécifique des collectivités territoriales, d'exprimer en quelque sorte la volonté des pouvoirs locaux. Or, cette manière d'appréhender la fonction représentative du Sénat, est cependant peu compatible avec la lettre et l'esprit de l'ensemble de la Constitution de 1958.
En premier lieu, on observe en effet que la Constitution ne donne aucun pouvoir spécifique au Sénat pour porter et défendre les intérêts des collectivités territoriales lors de l'examen des textes par le parlement -à la différence du Bundesrat. Il n'existe pas en France de partage des fonctions, avec d'un côté une Assemblée nationale qui serait chargée de représenter la nation en tant que telle et, de l'autre, un Sénat dont la mission serait de représenter spécifiquement les collectivités territoriales. Juridiquement parlant, les députés français peuvent à bon droit faire valoir qu'ils sont tout autant compétents que les sénateurs pour examiner et adopter les textes relatifs aux collectivités -et ce n'est pas l'octroi récent d'une priorité d'examen au Sénat dans ce domaine qui modifie cette réalité. Bref, si la Constitution avait voulu confier au Sénat une véritable fonction de représentation territoriale, au sens plein du mot représenter, elle lui aurait donné des compétences législatives spécifiques qui vont avec cet objectif.
En second lieu, et c'est là en réalité l'argument décisif, l'article 3 de la Constitution dispose que les représentants, c'est-à-dire aussi bien les sénateurs que les députés, représentent la nation toute entière et expriment sa volonté indivisible. « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Députés et sénateurs, ensemble, sont donc clairement les représentants de la nation tout entière. Cette affirmation clairement unitaire de la nature de l'État français (chaque chambre représente la nation) explique pourquoi les sénateurs disposent d'une compétence législative générale comparable à celle des députés.
Au total, on voit bien que, dans le texte de la Constitution de 1958, le Sénat n'a ni la mission ni les moyens de représenter les « collectivités territoriales en tant qu'organismes de droit public dotés de la personnalité morale »10(*).
- dans ces conditions, la représentation des collectivités territoriales évoquée à l'article 24 signifie « émaner de... », ou, concrètement et prosaïquement, « être désigné par... ». Cette représentation intéresse essentiellement les modalités de désignation de la seconde chambre. En indiquant que le Sénat représente les collectivités, la constitution précisesimplement la forme que prend le suffrage universel indirect dont est issu le Sénat, à savoir qu'il est désigné par l'intermédiaire d'élus locaux.
Rien n'interdit évidemment de penser qu'une évolution des conditions de représentation des collectivités territoriales serait souhaitable, voire indispensable, dans les États décentralisés. Les défenseurs d'une « Bundesratisation » du Sénat français existent et ils ont des arguments. Mais passer d'une représentation des collectivités au sens faible, telle qu'elle existe aujourd'hui dans la Constitution et selon laquelle le Sénat est simplement l'émanation des collectivités par le suffrage indirect, à une représentation au sens fort du terme (autrement dit au sens où le Sénat aurait à une mission claire de défense des collectivités), cela ne paraît guère possible dans le cadre constitutionnel actuel car c'est incompatible avec le caractère unitaire de l'État. Quoi qu'on en dise parfois, entre l'État même très décentralisé et l'État fédéral, il y a une différence de nature et passer de l'un à l'autre suppose plus qu'une révision de la constitution : cela suppose d'en changer la nature de l'État.
(3) Les limites du bicamérisme d'un État unitaire
Pour importantes qu'elles soient sur un plan administratif et politique, la diversification socioculturelle et la décentralisation n'ont en effet pas modifié fondamentalement le cadre constitutionnel des États unitaires et égalitaires.
Reprenons par exemple le constat de la diversité socioculturelle des États unitaires contemporains, de ce que le Doyen Delpérée appelle la complexité fonctionnelle. « La complexité fonctionnelle, écrit-il, est moins visible [que la complexité inscrite dans le discours institutionnel des États fédéraux]. Elle ne doit pourtant pas être perdue de vue. L'État moderne n'est pas aussi unifié qu'il ne prétend l'être. Même lorsque la République se proclame une et indivisible, elle peut être riche de diversités. Parfois même, elle peut être riche de communautés et de minorités ».
Le constat de cette diversité fonctionnelle ne souffre aucune contestation. Comme constat sociologique, la complexité des sociétés contemporaines relève même du truisme. C'est une évidence en effet de dire qu'aucune société moderne n'est homogène. Dans la population du plus unitaire des États, on trouvera toujours de multiples critères de différenciation sociales avec des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, des riches et des pauvres, des érudits et des illettrés, des urbains et des ruraux, etc. On y trouvera également de multiples groupes sociaux plus ou moins cohésifs et de multiples forces sociales organisées. Surtout, et c'est en ceci que consiste avant tout la complexité des sociétés contemporaines, on y observera que non seulement la diversité des positions et des rôles sociaux est considérable, mais en outre que la fluidité et l'évolutivité des relations sociales y conduisent à une recomposition continue de ces rôles et de ces positions, tant au niveau micro que macro sociologique.
Mais comment passe-t-on du constat (évident) de la complexité sociale à la représentation parlementaire de cette complexité ? La représentation étant avant tout un phénomène juridico-politique, le passage de l'une à l'autre suppose qu'on franchisse l'étape de la reconnaissance juridique (et même, puisqu'il est ici question d'assemblée parlementaire, de la reconnaissance constitutionnelle) de cette diversité. Mais comment le faire sans sortir du cadre constitutionnel d'un État unitaire et égalitaire ? Si l'on pose l'existence constitutionnelle de composantes sociales collectives et qu'on fait du bicamérisme l'outil de leur représentation, on fait exister des groupes au même titre que des personnes et on glisse, qu'on le dise expressément ou non, vers une conception organiciste, corporatiste ou communautariste de la société.
2. De l'utilité politique de différencier les modalités de représentation de la nation
Si l'on admet que la notion de complexité telle que précédemment définie n'est pas applicable à un État unitaire et égalitaire et que les deux chambres dans ce type d'État représentent la même chose, à savoir la nation dans son ensemble, la question qui se pose est la suivante : s'il y a une nation, pourquoi devrait-il y avoir deux chambres pour la représenter ? En quoi multiplier les modalités de représentation de la nation (en recourant à des techniques de désignation différentes) est-il nécessaire ou simplement utile ? Une seule assemblée n'est-elle pas suffisante ?
a) L'approche théorique est utilitariste.
Juridiquement et logiquement parlant, la réponse à cette question ne fait aucun doute. On doit convenir avec Carré de Malberg que, dans État comme la France, une seule chambre pourrait logiquement suffire. « On concevrait fort bien, en France, qu'il ne soit institué qu'une seule assemblée : cette assemblée unique suffirait (...) à exprimer la volonté nationale ».
Ce n'est donc pas sur le plan de la nécessité juridique que se situent les fondements représentatifs du bicamérisme dans les États unitaires et égalitaires, mais sur le plan de l'utilité politique. Représenter la nation par deux chambres se justifie (ou peut se justifier) non pas parce que c'est nécessaire, mais parce que c'est utile, parce que c'est une façon de mieux la représenter.
À cet égard, Carré de Malberg, après avoir admis qu'une chambre unique n'entraînerait pas l'incomplétude du système institutionnel précise : « Si la constitution a créé le système des deux chambres, (...) c'est exclusivement pour des motifs d'utilité pratique se rattachant à la préoccupation d'assurer à la collectivité homogène des citoyens l'organisation parlementaire la plus conforme à l'intérêt national. Le système français des deux chambres n'est donc point imposé par une nécessité d'ordre juridique, il a été établi uniquement en raison de ses avantages politiques »
C'est donc sous cet angle pragmatique, en cherchant à déterminer ce que le système des deux chambres apporte comme avantages politiques, qu'il faut reconsidérer la question de la fonction représentative des secondes chambres.
Il n'existe pas une manière unique et parfaite de représenter la nation
L'utilité de représenter la nation selon des modalités variées, et donc de former un parlement comportant au moins deux chambres, provient du caractère fondamentalement imparfait et arbitraire de tout procédé représentatif. En paraphrasant Bagehot11(*), on pourrait dire que s'il existait une chambre basse parfaite, il serait inutile d'avoir une chambre haute.
En effet, l'image de la nation offerte par une assemblée parlementaire n'est jamais, techniquement parlant, que le résultat de la mise en oeuvre d'une technique de désignation des représentants. Or, les techniques, on le sait, existent en très grand nombre. Depuis plus de deux siècles, l'ingénierie démocratique a fait preuve dans ce domaine d'imagination et de raffinement. En s'en tenant aux seules techniques électorales, techniques qui ne sont jamais que des procédés empiriques de désignation des représentants de la nation, et rien de plus, on constate que la « boîte à outils représentative » offre un éventail très large de procédés. Les choix de base sont le choix entre le suffrage direct et indirect, puis entre un mode de scrutin majoritaire, proportionnel ou mixte ; mais on dispose ensuite d'une latitude presque infinie pour déterminer les modalités de mise en oeuvre d'un mode de scrutin donné : on peut faire passer les frontières des circonscriptions électorales ici plutôt que là, on peut décider que le scrutin comptera un tour ou deux ; on peut décider d'instaurer des conditions de maintien au second tour plus ou moins restrictives à travers le choix de seuils électoraux, etc.
Non seulement les techniques de désignation sont nombreuses, mais en outre la représentation qu'elles permettent de construire est très « sensible » au choix des techniques retenues. L'expérience de l'ingénierie démocratique montre en effet qu'un changement, parfois marginal, des conditions de désignation peut modifier en profondeur l'orientation politique d'une assemblée, puisque avec quelques voix de plus dans un sens ou dans l'autre, c'est la majorité politique d'une assemblée qui peut basculer.
Dans ces conditions, comment choisir la bonne technique ? Y en-t-il une qui s'impose, qui permette de construire une image authentique, parfaite ou en tout cas meilleure de la nation ?
Les sciences politiques ont longtemps été animées par la quête d'une représentation parlementaire idéale, mais les démocraties en ont fait depuis longtemps leur deuil. Cette quête reposait en effet sur une conception erronée de la représentativité, qui dérivait de la métaphore de la copie, conception selon laquelle le parlement était pensé comme une image en miniature de la société. Par conséquent, plus il en donnait une image fidèle, mieux il en reproduisait la structure, les nuances et les détails, plus il était considéré comme représentatif et légitime.
Cette conception de la représentativité s'est cependant toujours heurtée à une difficulté fondamentale, à savoir que pour juger de la fidélité d'une image à son modèle, il faut avoir la possibilité d'observer séparément, et ainsi de comparer, l'image et le modèle. Ce qui est possible dans le domaine artistique (on peut par exemple comparer le tableau du peintre au modèle qui pose dans son atelier et ainsi juger de la qualité de la représentation picturale), l'est-il dans le domaine politique ? Peut-on appréhender objectivement cette société dont le parlement est supposé être l'image ?
Les sciences sociales, au cours du XIXème siècle, ont eu cette ambition, que l'on retrouve notamment chez Durkheim, de représenter (au sens de décrire) scientifiquement l'organisation de la société et ainsi de donner un point d'appui social concret sur lequel adosser représentation parlementaire. Mais cette ambition a aujourd'hui disparu. Les nomenclatures sociologiques ne sont plus désormais conçues que comme des approximations provisoires et imparfaites, des modélisations localement et temporairement acceptables, d'une réalité sociale fluide, en recomposition permanente, qui excède toujours la description qu'on en donne. Avec la disparition du référent social de la représentation parlementaire, la conception d'une représentation idéale a donc elle-aussi disparu. On a admis, pour paraphraser le titre de l'ouvrage de Pierre Rosanvallon, que le peuple était introuvable.
Sur un plan politique également, l'ambition d'une représentation parfaite et définitive de la société a été discréditée, car elle était précisément celle des grands régimes totalitaires du XXème siècle. Désormais, la démocratie se définit, à la manière de Lefort, comme le régime politique où la clôture de la représentation politique est impossible, où aucun pouvoir ne peut prétendre représenter absolument le peuple, où le pouvoir est toujours en décalage avec la société qu'il régit.
b) La confirmation pratique : le retour des Etats scandinaves au monocamérisme
Progressivement, tous les Etats scandinaves ont renoncé au bicamérisme : la Finlande en 1906, le Danemark en 1953, la Suède en 1969, l'Islande en 1991 et enfin la Norvège en 2008.
L'une des raisons invoquées pour justifier la disparition du bicamérisme dans les pays nordiques est l'utilisation de la représentation proportionnelle dans la chambre basse, qui permet de représenter toutes les minorités politiques.
D'autres motifs plus politiques ont été invoqués : ascendance de la seconde chambre dominée par les propriétaires terriens et paralysie du processus législatif qui en résultait au Danemark, seconde chambre considérée comme trop conservatrice en Suède.
A l'opposée, c'est un motif plus pragmatique d'amélioration de l'organisation du Parlement et de la procédure législative qui est à l'origine du retour au monocamérisme en Norvège. Les deux assemblées n'étaient ni composées, ni organisées selon des logiques différentes et rien ne les distinguait réellement sinon le nombre de leurs membres respectifs de telle sorte que la seconde chambre était le modèle réduit de la première. Le bicamérisme était considéré comme factice, de façade, les débats de fond entre les deux chambres étant devenus inexistants.
Un bicamérisme réel et efficace exige donc une différenciation minimale entre les deux chambres, qui donne à chacune d'entre elle une spécificité et permet à la seconde chambre de jouer un rôle actif d'impulsion ou de modération, selon les circonstances.
3. Les justifications contemporaines de la représentation bicamérale
a) Arbitrer entre efficacité, acceptabilité et équilibre
La question du choix des modalités de représentation de la nation se pose aujourd'hui en des termes différents. La problématique de la représentation est celle d'un arbitrage pour tenter de concilier plusieurs exigences potentiellement antagonistes :
- celle de l'efficacité : il faut que la représentation soit en mesure de déterminer le contenu de la volonté nationale ; qu'elle soit en mesure d'arrêter des décisions et de s'y tenir raisonnablement ;
- celle de l'acceptabilité : il faut que la représentation soit perçue par les citoyens comme raisonnablement équitable, c'est-à-dire qu'elle doit donner le sentiment qu'elle ne favorise pas systématiquement certains points de vue ou certains intérêts légitimes présents dans la société au détriment des autres ;
- celle de l'équilibre: il faut que la représentation, disposant d'un mandat non impératif et investie par conséquent, pour plusieurs années, du pouvoir vertigineux de décider pour tous, soit d'une manière ou d'une autre « tenue », bornée, afin qu'elle n'abuse pas de son pouvoir.
L'arbitrage entre efficacité, acceptabilité et contestabilité de la représentation démocratique constitue l'équation institutionnelle fondamentale que doit résoudre tout régime représentatif. Le mérite du bicamérisme, et la raison pour laquelle tant d'États unitaires et égalitaires optent pour le bicamérisme bien qu'il ne soit pas juridiquement indispensable, c'est qu'il offre une palette de solutions plus large que le monocamérisme pour parvenir à un équilibre satisfaisant entre ces trois exigences de la représentation. Autrement dit, ces trois exigences fondamentales sont plus faciles à concilier quand il existe deux assemblées plutôt qu'une seule.
b) Le bicamérisme permet de mieux concilier acceptabilité et efficacité de la représentation
(1) Les faux risques du bicamérisme
Il est évident que doubler la représentation de la nation par une seconde chambre désignée selon des techniques différentes de la première donne des chances supplémentaires de s'exprimer à des sensibilités et des points de vue qui existent au sein de la population mais que le procédé de désignation de la première chambre a tendance, en quelque sorte, à « masquer ». De même que photographier un paysage sous deux angles différents permet de faire ressortir des formes et des détails qu'un seul cliché n'aurait pas permis d'apercevoir, voire même de soupçonner, de même créer deux chambres différentes accroît les chances, en croisant les images de la nation, d'avoir en définitive un aperçu plus complexe et plus riche des points de vue, des besoins et des attentes des citoyens. Créer plusieurs assemblées selon des modes de désignation différenciés permet donc, d'une certaine manière, de limiter, autant que possible, « la perte en ligne d'information » inhérente à tout procédé représentatif. Bien entendu, nous y reviendrons plus loin, pour que cet avantage du bicamérisme soit effectif, il faut choisir avec soin les règles de désignation de la seconde chambre, afin qu'elle ne se contente pas de reproduire la première.
Le souci de mieux représenter la diversité de la nation se heurte fréquemment à une inquiétude : risque de division de la volonté nationale, lenteur du processus législatif, la plus grande représentativité du parlement ne risque-t-elle pas de se faire au détriment de l'efficience des pouvoirs publics ? Mieux représenter ou gouverner, ne faut-il pas choisir ?
À l'examen, ce dilemme se révèle en réalité être un faux dilemme.
Reprenons d'abord la première de ces interrogations : le risque de division de la volonté nationale prétendument suscité par le bicamérisme. L'idée selon laquelle la dualité des chambres rompt l'unité de l'État a certes eu, historiquement, beaucoup de poids, notamment lors de la Révolution française. En toute rigueur, il y a cependant là un contresens majeur. La volonté de l'État est en effet exprimée par le parlement et ce parlement est un, qu'il soit composé d'une ou de plusieurs chambres. La pluralité des chambres affecte seulement le processus de délibération, autrement dit le cheminement vers la décision : elle impose un dialogue entre les chambres qui vient redoubler le dialogue entre les différentes forces politiques présentes dans chaque assemblée. Mais une fois qu'une synthèse des points de vue est construite par la délibération, la décision exprimée par le parlement est une et souveraine.
Aujourd'hui d'ailleurs, la doctrine d'une antinomie entre unité de l'État et dualité du parlement n'est plus guère soutenue. Ceux qui dénoncent le risque d'une division de la volonté nationale recourent à un argument non plus dogmatique mais pragmatique : ils mettent en avant le risque de ralentissement de la procédure parlementaire, voire même de son blocage.
Là encore cependant, les arguments dénonçant la lourdeur des institutions bicamérales paraissent bien peu convaincants. Tout d'abord, on pourrait à juste titre faire remarquer que ce dont souffrent peut-être avant tout aujourd'hui les lois, ce n'est pas d'une élaboration trop lente mais au contraire trop rapide. On légifère trop et trop vite, de sorte que ce dont la démocratie aurait besoin, c'est davantage de temps pour élaborer la loi. Si le bicamérisme ralentit le processus, ce ne peut donc être qu'au profit de la qualité des lois adoptées. Mieux vaut prendre le temps d'écrire des bonnes lois que d'en perdre à les retoucher sans cesse.
Quant aux situations d'urgence, la procédure législative prévoit toujours des garanties permettant d'aller vite. Depuis deux siècles qu'existent des régimes démocratiques représentatifs, des procédures efficaces ont été développées pour éviter tout blocage. Navette, commission de conciliation, dernier mot à la chambre basse, décision du parlement réuni en congrès : les solutions existent pour éviter les impasses dans le processus législatif ordinaire.
Quand la deuxième chambre peut bloquer la première et ainsi faire avorter le processus législatif, c'est ce n'est donc généralement pas par accident, mais bien parce que le Constituant l'a voulu ainsi, soit qu'il considère que les deux chambres sont toujours sur un strict plan d'égalité (cas fréquent dans les États fédéraux), soit qu'il estime que sur certains sujets graves, tels que ceux relatifs à l'architecture institutionnelle fondamentale, un fort degré de consensus doit être atteint par les parlementaires. Lorsque un « blocage » survient, ce n'est donc pas parce que la seconde chambre fait obstacle à l'expression de la volonté nationale, mais parce qu'une telle volonté n'existe pas. À cet égard, il faut prendre garde de ne pas inverser la causalité : le bicamérisme ne crée pas l'échec du processus parlementaire, il sert de révélateur à la division des représentants de la nation et permet ainsi d'éviter que soit prise au nom de la nation tout entière une décision dont, justement, la nation ne veut pas vraiment.
(2) Les vrais avantages du bicamérisme contemporain
En définitive, les arguments qui conduisent à voir dans le bicamérisme un élément d'affaiblissement de l'efficacité de la représentation parlementaire paraissent tous un peu superficiels. La réalité est inverse : non seulement le bicamérisme permet de diversifier les points de vue représentés au parlement, mais en outre cette diversification constitue un élément de renforcement de l'efficacité de la représentation et ce pour plusieurs raisons.
En premier lieu, un Parlement composé de deux Chambres, qui représente de manière plus fine la diversité des points de vue du corps social, est également un Parlement qui écrit de meilleures lois et qui en contrôle mieux l'application. Les sénateurs, élus selon des modalités différentes des députés, avec par exemple le recours au suffrage indirect, pour des durées de mandat souvent plus longues, ont naturellement tendance à porter sur les textes de loi et sur l'action du gouvernement un regard différent de celui des députés. Ils vont être plus sensibles à certaines problématiques, à certaines conséquences possibles des textes adoptés. C'est pourquoi un double examen rend le regard du parlement plus aigu, plus clairvoyant. Une métaphore rend assez bien compte de ce phénomène. De même qu'on voit mieux avec deux yeux qu'avec un seul, de même, un parlement « voit » mieux la société avec deux Chambres qu'avec une seule.
L'intérêt de doubler la représentation nationale apparaît d'autant plus fort, dans les démocraties parlementaires modernes, que l'exigence d'efficacité de la représentation conduit fréquemment à choisir, pour désigner les membres de la première chambre, des procédés conçus de manière à dégager des majorités de gouvernement claires et stables. La création d'une seconde chambre permet alors de « faire respirer » la démocratie en faisant du sénat un lieu moins soumis à une stricte discipline partisane. Ainsi, dans un régime bicaméral, chaque chambre remplit une spécialisation fonctionnelle différente, la chambre basse obéissant à une logique majoritaire de soutien au gouvernement, et l'autre laissant plus de place à l'expression de points de vue moins marquée par la logique partisane. L'enrichissement des débats par une approche plus « pragmatique » est ainsi, on le constate au quotidien, un facteur d'amélioration de la loi et donc d'efficacité du parlement.
c) Le bicamérisme permet de mieux concilier efficacité et équilibre
De même, le critère d'équilibre est difficile, sinon impossible, à atteindre dans une assemblée unique qui, par définition, n'est liée que par ses propres résolutions. Par définition, par construction, une assemblée élue pour exprimer la volonté de la nation ne peut se voir légitimement opposer rien d'autre qu'elle-même. Elle est toute puissante. On ne peut être que frappé par l'écart qui existe entre cette toute-puissance souveraine octroyée à une assemblée par l'acte de la désigner et le caractère au fond très arbitraire de toute technique de désignation. C'est pourquoi la division des pouvoirs du parlement est une mesure si souhaitable dans une démocratie : il faut non seulement que le législatif équilibre le pouvoir de l'exécutif, mais il est tout aussi utile que deux chambres parlementaires s'équilibrent l'une l'autre. La création d'une deuxième chambre permet de faire de chaque assemblée un contrepoids au pouvoir de l'autre.
4. Représenter spécifiquement certaines composantes de la population
Il n'est pas rare d'observer un décalage important entre la composition politique de la chambre basse et l'équilibre réel des forces politiques dans le pays. En effet, dans les régimes parlementaires, la stabilité gouvernementale suppose qu'une majorité claire émerge dans l'assemblée chargée du contrôle politique de l'exécutif. Le mode de scrutin y est donc souvent conçu de manière à faire apparaître cette majorité sans ambiguïté.
Les modes de désignation des chambres hautes sont en revanche moins soumis à cette contrainte majoritaire, ce qui leur donne l'opportunité d'introduire davantage de diversité dans la représentation parlementaire. Comme on l'a vu, le scrutin indirect est une technique fréquemment utilisée pour désigner les sénateurs. Or, l'affichage de l'étiquette politique est souvent moins déterminant dans une élection indirecte que dans une élection directe. En outre, quand une seconde chambre est soumise à un renouvellement partiel ou quand sa date de renouvellement ne coïncide pas avec celle de la chambre basse, elle échappe en grande partie aux effets de « vague électorale » qui s'observent dans le cas du renouvellement intégral d'une chambre basse. Enfin, il existe des procédures de nomination dans de très nombreuses secondes chambres : cela ouvre la fonction parlementaire à des personnalités sur d'autres bases que l'appartenance partisane et la compétition électorale.
L'effet combiné de ces facteurs a pour conséquence que la composition politique des chambres hautes tend à être moins homogène que celle des chambres basses.
a) La représentation des professions
Dans les sociétés contemporaines, les modalités d'insertion dans la division du travail, et notamment la question du statut du travail (salarié, non salarié), constituent un déterminant important de la structuration du champ social et politique. C'est pourquoi certaines secondes chambres prennent en compte cette variable dans leur composition.
Ainsi, les 2/5èmes des membres de la nouvelle Chambre des Conseillers du Maroc sont-ils élus par les Chambres professionnelles et un collège électoral composé des représentants des salariés (les autres conseillers sont élus par les collectivités locales). De même, en Slovénie, le Sénat compte notamment 4 représentants des employeurs, 4 représentants des employés, et 4 représentants des agriculteurs, artisans, commerçants et travailleurs indépendants.
b) La représentation des élites traditionnelles
Cette problématique est aujourd'hui présente en Afrique. Les élites traditionnelles, qu'il s'agisse des représentants de la « coutume » ou des chefs de tribus, ont en effet souvent été exclues du pouvoir au moment des indépendances, avec parfois pour conséquence une certaine difficulté des institutions administratives de l'Etat à fonctionner correctement, surtout au niveau local où ces élites traditionnelles sont encore influentes. Pour remédier à cela, plusieurs États africains considèrent comme utile la création de Sénats associant ces élites.
Le Sénat du Lesotho (dont les membres sont, aux deux tiers, des chefs traditionnels) Sénat du Zimbabwé qui compte 18 chefs traditionnels pour 80 sénateurs, jouent ce rôle de représentant des chefs traditionnels des ethnies.
c) La représentation des composantes ethniques, linguistiques ou religieuses
La création d'une seconde chambre est une réponse institutionnelle possible à un défi auquel sont fréquemment confronté les États, à savoir prendre en compte et défendre les intérêts et les droits de certaines composantes minoritaires de la communauté nationale, et ce tout en préservant le principe d'universalité et d'égalité des citoyens qui est à la base de l'unité nationale.
Il est clair en effet que représenter en tant que telles des minorités au sein de la chambre basse ne va pas de soi. D'une part, il est fréquent, tout particulièrement dans certains pays où l'identité nationale est encore fragile, que la législation sur les partis politiques dispose qu'aucun parti ne peut s'identifier à une région, à une ethnie, à une religion ou à une corporation. D'autre part, même quand les minorités peuvent présenter des candidats à la députation sous leur propre étiquette, la logique électorale a souvent pour conséquence de les éliminer, car être élu suppose dans bien des cas de trouver des voix au-delà de son parti ou de sa communauté. De fait, la démocratie parlementaire, au niveau des chambres basses, tend à donner un avantage très net aux partis politiques qui développent des stratégies interclasses, intercommunautaires et multi-territoriales pour conquérir le pouvoir.
Pourtant, la capacité à offrir une représentation institutionnelle, et notamment parlementaire, à ces minorités est un impératif politique. D'une part, parce que cette non représentation peut s'avérer néfaste pour ces minorités, qui ne sont pas en mesure de défendre correctement leurs intérêts légitimes. D'autre part, parce que cette absence de représentation est susceptible de générer des situations de crise, voire de conflit.
Dans ces conditions, le bicamérisme constitue un compromis institutionnel intéressant. Il permet en effet de compléter la représentation de la chambre basse en intégrant certaines composantes de la communauté nationale au sein de la seconde chambre. Le bicamérisme apparaît ainsi comme un moyen de résolution des conflits et de stabilisation institutionnelle.
La région des Grands Lacs, en Afrique centrale, meurtrie ces dernières années par nombre de guerres civiles, en apporte l'illustration. A la suite du Burundi, le Rwanda puis la République démocratique du Congo ont institué des parlements bicaméraux : les sénats sont chargés de veiller au respect de l'unité nationale en évitant notamment tout déséquilibre ethnique et d'assurer une mission de médiation des conflits politiques entre les institutions. Ainsi, au Burundi, le Sénat 3 membres de l'ethnie Twa mais peut coopter des membres supplémentaires afin de respecter une répartition paritaire Hutus-Tutsi et 30% de femmes. Selon une logique semblable, le Liban, déchiré par des années de guerre civile, voit dans la création d'un Sénat, prévue par les accords de Taëf mais pas encore aboutie, une modalité de représentation et de protection des différentes confessions du pays.
d) La représentation des nationaux expatriés
Les Sénats peuvent se voir confier la mission de représenter les nationaux établis hors de leur pays, ces derniers pouvant également disposer d'une assemblée consultative.
En Europe, la combinaison d'une représentation parlementaire spécifique et consultative existe en France (12 sénateurs et 11 députés), Italie (12 députés et 6 sénateurs) et Portugal (4 députés). Ces trois pays et l'Espagne disposent également d'un organisme qui assure la représentation collective des citoyens expatriés, notamment en donnant leur avis sur les mesures concernant ceux-ci, de leur propre initiative ou à la demande des administrations nationales, et qui informe également les expatriés des mesures les concernant adoptées dans leur pays d'origine.
La Mauritanie, le Sénégal, le Mali, le Cap Vert et la Tunisie sont, à ce jour, les seuls autres États à avoir adopté la représentation parlementaire des nationaux expatriés.
Le « modèle » français date de la Constitution de 1946 mais tranche la question de la représentation politique des Français établis hors de France, que ce soit dans les anciennes colonies ou dans des pays étrangers, qui était aussi ancienne que celle qui intéresse les Français de la métropole. Il fait des sénateurs représentants les Français de l'étranger les élus des élus, comme ceux qui sont désignés dans des départements, puisque l'Assemblée des Français de l'étranger, issue du suffrage universel, constitue un véritable collège électoral chargé de les élire.
Il n'est pas juridiquement exigé que les sénateurs des Français de l'étranger soient eux-mêmes des expatriés, pas plus que les sénateurs des départements ne doivent obligatoirement habiter dans une des communes de leur département d'élection. Cela étant, la plupart des sénateurs des Français de l'étranger ont de solides attaches personnelles ou familiales dans telle ou telle région du monde, soit qu'ils y résident à temps plus ou moins plein, soit qu'ils y aient une activité professionnelle. De cette sorte, les sénateurs ont une bonne connaissance des problèmes spécifiques que rencontrent les expatriés, au même titre que les sénateurs des départements ont une expérience approfondie de la vie et de la gestion des collectivités locales.
Le rôle des sénateurs représentant les Français établis hors de France est le même que celui de tout autre sénateur, mais leur circonscription est le monde entier moins la France (métropole et outre-mer). Ils ne représentent pas les Français de tel ou tel pays en particulier, même si, dans les faits, chaque sénateur a une ou plusieurs zones privilégiées.
II. PAR-DELÀ SES DIFFÉRENCES, LE BICAMÉRISME EXPRIME PARTOUT UNE DÉMOCRATIE PARLEMENTAIRE MIEUX ÉQUILIBRÉE ET PLUS EFFICACE.
Un recensement des secondes chambres dans le monde permet de constater que non seulement le bicamérisme est une réalité institutionnelle bien vivante, mais qu'il s'agit même d'un système qui tend à s'imposer dans un nombre croissant d'États.
Si environ 45 pays connaissaient, au début des années 1970, le système bicaméral, ce nombre s'établit aujourd'hui à 75 et d'autres Etats envisagent de mettre en place une seconde chambre. Le bicamérisme est en outre, actuellement, le système parlementaire sous lequel vivent le plus grand nombre d'habitants de la planète et celui qui a été choisi par les États les plus puissants économiquement : c'est ainsi que sur les quinze pays du monde bénéficiant des produits intérieurs bruts les plus élevés, seuls deux (la République populaire de Chine et la Corée du Sud) ont un Parlement monocaméral.
Le continent africain illustre le regain de faveur dont a bénéficié aujourd'hui le bicamérisme. Depuis 1990, 15 États ont fait le choix du bicamérisme : Gabon et Mauritanie (1991), Namibie (1993), Afrique du Sud (1994), Algérie et Maroc (1996), Congo et Burundi (2001), Rwanda (2003), Soudan (2005), République démocratique du Congo (2006), Sénégal (2007), Soudan du Sud (2011) et Cameroun (2013). En sens inverse, seuls 4 pays africains ont décidé de passer du bi- au monocamérisme, à savoir le Malawi (2001), le Burkina Faso (en 2002), le Tchad (2004) et le Sénégal (2012). Parmi les 53 États du continent, 24 possèdent donc aujourd'hui une constitution prévoyant l'existence d'un Parlement bicaméral.
On a vu que, historiquement, le bicamérisme avait répondu à deux besoins : associer les classes aristocratiques au fonctionnement d'une institution parlementaire fondée sur la démocratie représentative et le suffrage (c'est le modèle de la Chambre des Lords britannique ou de la Chambre des Pairs de la Restauration en France) ; donner une représentation aux États fédérés dans les États fédéraux (modèle du Sénat des États-Unis).
Cette grille de lecture semble cependant aujourd'hui largement insuffisante pour rendre compte du fait bicaméral. On observe en effet que les modèles historiques du bicamérisme ne rendent plus compte de la grande diversité des secondes chambres actuelles. Il faut donc s'efforcer de repenser les fonctions du bicamérisme en s'appuyant sur l'analyse des nombreuses variantes sous lesquelles il se décline.
La mise en évidence de la grande variété de formes sous lesquelles se manifeste le bicamérisme pourrait donner à penser que la notion même de bicamérisme manque d'unité. En réalité, la diversité des secondes chambres est la traduction d'une même volonté de repenser l'organisation des pouvoirs publics de manière à mieux prendre en compte les spécificités de la vie politique et sociale nationale.
A. DES RÈGLES DE COMPOSITION FORTEMENT DIFFÉRENCIÉES
À la différence des chambres basses, toutes bâties à peu de choses près sur le même modèle, le développement des secondes chambres ne s'opère pas à partir d'un standard unique.
Le bicamérisme s'accommode au contraire d'un certain foisonnement institutionnel, exprimant chaque fois l'identité du pays et son génie institutionnel propre.
1. Un critère distinctif majeur : le mode de recrutement
Le mode de recrutement des membres (leur élection ou leur désignation par un procédé autre qu'électif) est une première source de différenciation entre les secondes chambres.
Même s'il n'est pas pratiqué partout, même s'il est parfois appliqué en donnant à la notion d'universalité une portée restrictive (en excluant notamment les femmes ou les jeunes adultes), le suffrage universel direct constitue néanmoins la norme en matière de désignation des chambres basses. Les règles de composition des chambres hautes présentent en revanche une diversité importante qui ne semble pas devoir se fondre dans un modèle dominant.
Les chambres hautes sont intégralement élues au suffrage universel dans 40% des cas, selon un mode de scrutin qui peut être soit proportionnel, soit majoritaire, soit mixte (ce dernier cas se retrouvant notamment en Espagne, en France ou au Japon).
Quand elles ne sont pas intégralement élues, le cas le plus fréquent (25%) est que les chambres hautes soient composées pour une part de membres élus et pour une part de membres nommés. C'est le cas par exemple en Belgique, en Irlande et en Italie. Généralement, la proportion de sénateurs élus est nettement supérieure à celle des sénateurs nommés.
Il existe également un nombre significatif de chambres hautes intégralement nommées : Allemagne, Bosnie-Herzégovine, Canada, Fédération de Russie et Yemen.
L'autorité de nomination est, selon le cas, le Président de la République du pays, ou son Premier ministre, ou encore le Gouverneur général. Cela peut également être le Gouvernement et/ou l'assemblée d'un Etat fédéré ou d'une province (Russie, Allemagne, Afrique du sud,...).
On doit noter que la nomination des membres des secondes chambres n'est pas forcément synonyme de déficit démocratique. Dans quelques cas de figure récents en effet, la nomination intégrale a pu correspondre à une situation transitoire de sortie de crise et s'inscrire dans un processus de transition vers la démocratie, le Sénat étant nommé dans l'attente d'élections. Ce fut le cas, naguère pour un temps au Burundi ou dans la République démocratique du Congo. En outre, l'autorité de nomination est parfois investie d'une authentique légitimité démocratique. C'est le cas par exemple lorsqu'il s'agit d'un Président ou d'une assemblée élue au suffrage universel direct.
Outre ces deux grands mécanismes de désignation que sont l'élection et la nomination, d'autres règles interviennent parfois dans la composition des secondes chambres, quoi que de manière plus marginale. On peut citer la règle de l'appartenance de droit. Cette dernière peut être la conséquence de fonctions antérieurement exercées. Elle peut également correspondre à une situation statutaire (pairs héréditaires du Royaume-Uni).
On peut également citer la règle de cooptation, qui, en complément d'autres procédures de désignation, se retrouve au Burundi (des sénateurs supplémentaires peuvent être cooptés de manière à respecter la répartition paritaire Hutu-Tutsi et le quota de 30% de femmes) et en Belgique (où les 50 membres du Sénat désignés par les parlementaires des entités fédérées cooptent 10 autres sénateurs, 6 néerlandophones et 4 francophones).
Enfin, il faut signaler des cas difficiles à classer. Par exemple, en Afrique du Sud, les représentants de chaque province au Conseil national des provinces sont élus par les assemblées des provinces, mais ce vote de l'assemblée ne fait qu'entériner une procédure de désignation des délégués par les partis politiques représentés dans chaque assemblée de province.
2. Le critère du mode de scrutin
Lorsqu'ils sont élus, les membres des secondes chambres peuvent l'être au suffrage direct ou au suffrage indirect, le scrutin pouvant être dans les deux cas proportionnel et/ou majoritaire. On compte sensiblement le même nombre d'occurrences dans les deux cas de figure : 27 cas d'élection au suffrage direct et 26 cas d'élection au suffrage indirect. Toutefois, le recours au suffrage direct est plus fréquent quand la chambre est intégralement élue, puisqu'il représente alors deux tiers des cas. Autrement dit, le suffrage direct est plutôt associé à une élection intégrale, et le scrutin indirect davantage à un mode de désignation mixte par élection ou nomination.
On note que la dichotomie suffrage direct/indirect n'est pas parfaite, puisqu'il existe aussi des cas de scrutin mixte, comme en Espagne où une partie des sénateurs est élue au suffrage direct et l'autre au suffrage indirect, par les Parlements des Communautés autonomes.
Lorsque les membres de la chambre haute sont élus au suffrage indirect, leur collège électoral est le plus souvent constitué d'élus locaux ou provinciaux. Mais d'autres cas de figure se rencontrent. Ainsi, au Cambodge, outre les 2 sénateurs nommés par le Roi, on compte 2 sénateurs élus par l'Assemblée nationale et 57 élus par les conseillers municipaux.
3. Un critère accessoire : le rythme de renouvellement
La durée du mandat dans les chambres hautes est très fréquemment comprise entre quatre et six ans (cas de la France par la loi du 30 juillet 2003). Exceptionnellement, elle est d'une durée supérieure : on compte ainsi trois sénats où le mandat est de huit ans (Brésil, Chili et Rwanda, mais dans ce dernier cas le mandat n'est pas renouvelable) ; deux Sénats dont la durée du mandat est de neuf ans (Maroc et Liberia).
La comparaison de ces données avec celles des chambres basses des parlements bicaméraux montre qu'une majorité relative de secondes chambres prévoit un mandat dont la durée est identique à celui de la chambre basse ; qu'une forte minorité d'entre elles prévoient un mandat sénatorial d'une durée plus longue, voire même un mandat d'une durée indéfinie (comme au Royaume-Uni, au Canada). Seuls deux pays bicaméraux confèrent aux membres de leur chambre haute un mandat d'une durée plus faible que dans la chambre basse (Afghanistan et Malaisie). En général, les sénateurs sont donc en place pour plus longtemps que leurs homologues députés.
En outre, souvent d'ailleurs en complément d'une durée de mandat allongée, certaines secondes chambres sont l'objet d'un renouvellement non pas intégral mais partiel, par moitié ou par tiers, tous les deux ou trois ans auxquels il faut ajouter les secondes chambres dont les membres représentent les gouvernements ou les assemblées des États ou provinces fédérées (Allemagne, Autriche, Fédération de Russie). Ces gouvernements ou assemblées étant eux-mêmes soumis à des renouvellements à des dates différentes, cela entraîne ipso facto un renouvellement partiel de l'assemblée formée par leurs représentants.
Sous l'effet combiné d'un mandat plus long et du renouvellement partiel, une forte minorité de chambres hautes possède donc une continuité qui les distingue des chambres basses. Ajoutons que lorsqu'un droit de dissolution existe, il s'exerce quasiment toujours sur la chambre basse et non sur la chambre haute : l'impossibilité de dissoudre les Sénats contribue donc, elle-aussi, à renforcer la stabilité de la chambre haute et à structurer de manière très différente sa temporalité.
B. UN CHAMP DE COMPÉTENCES VARIABLE
Tout autant qu'en matière de règles de désignation, on observe en matière de compétences une forte diversité au sein de la famille des secondes chambres. Cela est vrai aussi bien des pouvoirs législatifs des Sénats que de leurs pouvoirs extra législatifs.
1. Les compétences législatives
a) Du confinement à la quasi-plénitude
Dans quelques très rares cas, les chambres hautes sont de simples organes consultatifs. Elles ne participent donc pas à proprement parler au vote de la loi, mais se contentent de donner des avis sur son contenu. C'est le cas au Botswana.
Dans les autres cas, l'examen des trois grandes composantes du pouvoir législatif, à savoir le droit d'initiative, le droit d'amendement et la délibération des textes, montre que les Sénats disposent de pouvoirs législatifs qui leur permettent de peser de manière significative sur le processus législatif.
Ainsi, s'agissant du droit d'initiative, on observe que :
- les deux tiers des secondes chambres disposent du droit de proposer des lois quelle que soit la matière du texte (cette liberté d'initiative ne couvrant cependant généralement pas le domaine financier, puisque le projet de loi de finances est très souvent un monopole du gouvernement) ;
- d'autres secondes chambres possèdent un droit d'initiative législative limité à certaines matières.
En ce qui concerne le droit d'amendement, il est totalement reconnu aux deux tiers environ des secondes chambres. La réserve précédente, relative au cas particulier des textes budgétaires, vaut ici encore, puisque il est fréquent que le droit d'amendement soit restreint par une irrecevabilité financière. Au total, on ne compte que 9 Sénats qui ne bénéficient pas du droit d'amendement (Allemagne, Autriche, Algérie, Oman, Pays-Bas, Tadjikistan, Cambodge, Namibie et Fédération de Russie).
Le dernier aspect de la compétence législative d'un sénat concerne sa capacité à faire prévaloir son point de vue par rapport à celui défendu par la chambre basse en cas de désaccord entre l'une et l'autre : la chambre basse peut-elle passer outre à la position de la chambre haute ?
Dans un tiers des parlements bicaméraux contemporains, l'accord du Sénat est absolument nécessaire à l'adoption définitive d'une loi, c'est-à-dire qu'en aucun cas la loi ne peut être définitivement adoptée si elle n'est pas votée dans les mêmes termes par les deux chambres. Le bicamérisme est alors totalement égalitaire en ce sens que la chambre basse ne peut contourner une opposition ou une modification au texte qu'elle souhaite adopter.
Dans les autres cas, la procédure législative est conçue de telle sorte que la chambre basse possède le dernier mot.
Cependant il faut noter que les conditions dans lesquelles la chambre basse peut décider en dernier ressort sont plus ou moins restrictives.
D'une part en effet, il est courant que la procédure législative soit différente selon la matière du texte examiné et qu'elle prévoit un bicamérisme totalement égalitaire dans certains domaines et inégalitaire dans d'autres. Tel est par exemple le cas de l'Allemagne où l'accord du Bundesrat est indispensable à l'adoption des projets relatifs aux länder ou à leur champ de compétence. Le Sénat belge, reste compétent, depuis la réforme de 2014, à égalité avec la Chambre dans un certain nombre de domaines, limitativement énumérés par la Constitution: révision de la Constitution, délimitation des régions linguistiques, organisation du Sénat, etc. En France, l'accord du Sénat est indispensable en ce qui concerne les lois constitutionnelles et les lois organiques relatives au Sénat. Au Rwanda, le bicamérisme est égalitaire dans le domaine de compétence du Sénat.
D'autre part, même quand la chambre basse peut théoriquement avoir le dernier mot, des mécanismes ont été conçus pour faire en sorte que le passage devant la chambre haute ne soit pas une simple formalité et que la chambre basse prenne en compte le point de vue de l'autre chambre. Ainsi, dans certains parlements, un texte rejeté par le Sénat ne peut être adopté en deuxième ou troisième lecture par la chambre basse avant un délai déterminé, ce qui confère au Sénat une sorte de droit de veto temporaire. Dans d'autres cas, la chambre basse peut passer outre la position du Sénat à condition d'adopter le texte en discussion avec une majorité qualifiée. C'est ainsi que la Douma russe ne peut imposer son point de vue au Conseil de la Fédération que par une majorité des 2/3. Le dispositif est le même au Japon ou en Autriche. Dans d'autres cas, une procédure de conciliation est obligatoire en cas de désaccord persistant entre les deux chambres et c'est seulement en cas d'échec à trouver un compromis que la chambre basse peut trancher définitivement, comme en France.
b) Accroître l'efficacité du travail parlementaire
Une représentativité améliorée permet à un parlement bicaméral de travailler plus efficacement. Les effets positifs s'exercent à la fois sur le travail législatif, en créant les conditions d'un examen enrichi des textes de loi, et sur le travail de contrôle du gouvernement, en donnant une portée actualisée au principe de séparation des pouvoirs.
Lorsqu'on souligne qu'une seconde chambre permet de conduire un examen enrichi des textes de loi, on a trop souvent tendance à envisager la question uniquement d'un point de vue technique. Il est certes exact que la complexité et la technicité croissante des textes législatifs justifient l'intervention d'une seconde chambre chargée de réexaminer les textes adoptés par l'autre chambre et de corriger les erreurs ou les incohérences que cette dernière aurait laissé échapper.
Cependant, cette approche est trop restrictive. L'enrichissement du travail législatif par les secondes chambres concerne avant tout l'orientation générale et le fond même des textes. Parce qu'elles permettent l'expression des intérêts et des attentes des territoires ou de composantes jusqu'alors insuffisamment représentées de la communauté nationale, les chambres hautes portent en effet un regard en partie différent sur les questions traitées au parlement. En outre, dans la mesure où le poids des logiques et de la discipline de parti s'exerce généralement avec moins de force au sein des chambres hautes, cela autorise une expression moins contrainte par les enjeux strictement politiciens. C'est cette diversification des points de vue qui, en définitive, enrichit l'examen des textes.
On peut, pour finir sur cette question, remarquer que, même si les chambres hautes contemporaines ne sont pas par nature des chambres socialement et politiquement conservatrices, conçues pour tempérer les excès supposés de la chambre basse « populaire » (ce qui est par exemple le modèle historique de la Chambre des Lords britannique), il n'en reste pas moins que, du fait même qu'elles introduisent un regard différent sur les textes, les secondes chambres contemporaines retrouvent de manière actualisée une fonction de modération qui leur est traditionnellement dévolue.
2. Les compétences extra-législatives : un large spectre
Les secondes chambres sont très fréquemment dotées de pouvoirs extra-législatifs qu'elles exercent, selon les cas, à titre exclusif ou en partage avec la chambre basse.
a) Contrôle du gouvernement
La plupart des secondes chambres sont dotées de pouvoirs de contrôle de la politique gouvernementale. Cela se manifeste par le travail de leurs commissions permanentes, par la possibilité de poser des questions orales ou écrites au gouvernement et par le pouvoir de constituer des commissions d'enquête. Ces compétences en matière de contrôle n'incluent cependant généralement pas la possibilité de mettre en cause la responsabilité politique du Gouvernement : peu de Sénats peuvent en effet renverser le Gouvernement. Il faut toutefois relever que nombre de Sénats ne peuvent sanctionner leur gouvernement que parce qu'ils exercent leurs missions dans le cadre d'un régime présidentiel ou semi-présidentiel dans lequel les ministres ne sont pas responsables devant les chambres : tel est le cas des États-Unis, des Philippines ou encore de la Russie.
Le développement des systèmes majoritaires, dans lesquels la majorité de la chambre basse et le Gouvernement se confondent, a pour conséquence de réduire les marges de manoeuvre de cette chambre dans l'exercice de ses fonctions de contrôle. Toute critique de l'action gouvernementale par l'assemblée nationale risque en effet d'être interprétée comme une réserve dans le soutien politique qu'elle est censée lui apporter. Compte tenu de ses répercussions politiques probables, l'exercice de la fonction de contrôle est donc nécessairement très timide. Autrement dit, sinon au plan des principes du moins dans les faits, la fonction de soutien politique du gouvernement tend à l'emporter sur la fonction critique.
Dans les conditions, le bicamérisme peut contribuer à redonner une certaine vigueur au principe de séparation des pouvoirs. Parce qu'elle échappe à la loi d'airain du système majoritaire qui postule que la majorité a pour mission première de soutenir le gouvernement, parce que par sa composition même elle est moins soumise aux impératifs de la discipline partisane, une seconde chambre est en effet plus libre de développer un point de vue plus critique sur l'action de l'exécutif.
b) Stabilisateur constitutionnel
Les sénats jouent un rôle en ce domaine de deux façons : en premier lieu, ils participent, dans la plupart des cas, au processus de révision constitutionnelle. Leur accord est généralement requis pour qu'une révision aille à son terme et les Constitutions exigent fréquemment un vote sénatorial à la majorité qualifiée pour leur modification ; en second lieu, les Sénats peuvent jouer un rôle en matière de contrôle de constitutionnalité, soit qu'ils nomment une partie des juges constitutionnels, soit qu'ils puissent déclencher ce contrôle, soit encore qu'ils soient chargé d'interpréter la Constitution.
La nomination, au moins partielle, des juges constitutionnels par le Sénat est très répandue. Pour ne prendre qu'un exemple, tous les États bicaméraux et disposant d'une cour constitutionnelle en Europe occidentale la pratiquent. En France, le Président du Sénat nomme 3 membres du Conseil constitutionnel sur 9, en Allemagne, le Bundesrat en désigne 8 sur 16, en Autriche le Conseil fédéral propose des noms pour 3 des 14 juges constitutionnels, la proportion est de 4 sur 12 en Espagne. En Italie, les deux chambres réunies désignent 5 juges constitutionnels sur 15. Enfin, les membres de la Cour d'arbitrage belge sont nommés par le Roi sur une liste double présentée alternativement par le Sénat et la Chambre des Représentants. Mais ce pouvoir de nomination dépasse très largement les frontières de l'Europe occidentale et se retrouve dans nombre des pays où existe le contrôle de constitutionnalité.
La saisine de la Cour constitutionnelle par la seconde chambre est, elle aussi, assez répandue, et sur tous les continents.
c) Nomination des cadres de l'État
Au-delà des nominations des juges constitutionnels, les Sénats jouent un rôle important dans la désignation des hauts responsables de l'État.
Deux modalités principales sont à distinguer : d'une part, la désignation directe, et, d'autre part, l'accord requis avant désignation par une autre autorité.
La désignation directe par la seconde chambre est pratiquée par près d'un tiers des États : il s'agit, le plus souvent, des nominations de hauts fonctionnaires, civils, diplomates, militaires et magistrats. En Espagne, le Sénat propose au Roi la nomination de 6 des 20 membres du Conseil général du pouvoir judiciaire. En Roumanie, il nomme l'Avocat du peuple. En Russie, le Procureur général de la Fédération, les juges à la Cour constitutionnelle, à la Cour suprême, à la Haute cour d'arbitrage de la Fédération sont nommés par le Conseil de la Fédération sur proposition du Président de la Fédération.
L'exigence d'un accord de la seconde chambre pour certaines nominations est plus fréquente encore. Ainsi, l'accord du Sénat est indispensable pour la nomination, par le Président des États-Unis, des ministres, ambassadeurs, hauts fonctionnaires.
En France, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, le Sénat dispose d'un droit de veto pour la nomination par le chef de l'État de certains emplois importants pour la garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation.
d) Compétences juridictionnelles
Il est fréquent que les secondes chambres participent avec l'autre chambre, ou seuls, au jugement de certains hauts responsables de l'État. Selon les cas, son rôle est de mettre en accusation ou de juger, ou de procéder à l'une comme à l'autre de ces opérations.
Cette mission concerne très généralement le Chef de l'État ou les membres du Gouvernement. Elle apparaît alors comme une variante aggravée de la mise en jeu de la responsabilité politique de l'exécutif, en particulier dans les régimes présidentiels. Tel est le cas aux États-Unis avec la procédure de l'impeachment, en Russie ou au Brésil.
Cependant, les pouvoirs juridictionnels des secondes chambre peuvent aller bien au-delà et être assimilés, dans certains cas, à ceux des institutions judiciaires classiques.
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Le développement institutionnel du bicamérisme dans les démocraties parlementaires contemporaines souligne sa nécessité, non seulement dans les États fédéraux, mais également dans les États unitaires au sein desquels il introduit une représentation différenciée de la communauté des citoyens, en améliorant les équilibres institutionnels. En faisant la preuve de son utilité et de son efficacité dans le processus législatif, de contrôle et d'évaluation, il conforte la stabilité du parlement et légitime l'ensemble des institutions d'un État. Un Parlement bicaméral fonctionne mieux, écrit de meilleures lois et en contrôle mieux l'application. Une représentation parlementaire bicamérale est plus diversifiée. Elle permet un dialogue pluraliste. Elle constitue un facteur de modération.
Le foisonnement des structures des secondes chambres dans le monde rend difficile l'établissement d'un modèle unique, car la seconde chambre exprime à chaque fois l'identité politique d'un pays et son génie propre.12(*)
* 1 Delpéréé Francis, « Les secondes chambres parlementaires », pp 6-7, in Académie internationale de droit constitutionnel, Les secondes chambres parlementaires, Recueil de cours, Volume XIII, Tunis : Centre de Publication Universitaire de Tunis, 2003
* 2 Carré de Malberg, op. cit. , p 557
* 3 Carré de Malberg, op. cit., p 559
* 4 Léon Duguit, Manuel de droit constitutionnel, Paris, LGDJ Diffusion, 2007, paragraphe 45, p.169
* 5 L éon Duguit, Souveraineté et liberté, Leçons faites à l'Université Columbia (New York), 1920-1921, Paris, Editions La mémoire du droit, 2002, p. 181
* 6 Léon Duguit, op. cit., p 197
* 7 Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l'État, tome II, section 459, p 557
* 8 Carre de Malberg, op. cit. , pp 557-558
* 9 Bernard Manin, « En guise de conclusion : les secondes chambres et le gouvernement complexe », in Revue internationale de politique, volume 6, n°1, 1999, pp189-200
* 10 Expression de F . Robbe « La représentation des collectivités territoriales par le Sénat, Étude sur l'article 24, alinéa 3, de la Constitution française du 4 octobre 1958 », Paris, LGDJ, 2001
* 11 « Si nous avions une Chambre des communes idéale, il est certain que nous n'aurions pas besoin d'une chambre haute »
* 12