Le mercredi 15 février 2023, le groupe d’amitié France-Saint-Siège, présidé par M. Dominique de LEGGE (Les Républicains ‑ Ille-et-Vilaine), président, a auditionné M. François MABILLE, directeur de l’Observatoire géopolitique des religions de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et secrétaire général de la Fédération internationale des universités catholiques.
De gauche à droite : MM. François Mabille et Pierre Cuypers
Étaient également présents MM. Pierre CUYPERS (LR – Seine-et-Marne), Bernard FOURNIER (LR – Loire), Loïc HERVÉ (Union centriste – Haute-Savoie), Mmes Marie MERCIER (LR – Saône-et-Loire) et Patricia SCHILLINGER (Rassemblement des démocrates progressistes et indépendants – Haut-Rhin) et M. André VALLINI (Socialiste écologiste et républicain – Isère).
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M. Dominique de LEGGE, président, a souligné que M. François MABILLE faisait partie des rares spécialistes français de la diplomatie pontificale tout en étant un chercheur reconnu en matière de sociologie des conflits. Évoquant la note d’une trentaine de pages qu’il a publiée sur le bilan du pontificat de Benoît XVI[1], il a relevé qu’y étaient notamment soulignées l’incompréhension et les tensions qu’a suscitées la volonté de Benoît XVI de recalibrer les relations du catholicisme avec les autres religions après l’initiative d’Assise (1986) et avec le monde musulman à la suite du discours de Ratisbonne (2006). Dans les défis futurs, la note insiste également sur la limite pour l’Église de parler au monde à travers la théologie alors que les figures populaires du catholicisme sont tournées vers la charité, que l’on évoque Mère Térésa ou l’abbé Pierre. Peut-être pourrait-on y voir deux différences de style, et surtout de fond, avec le pontificat de François, s’est interrogé M. Dominique de LEGGE ;
Concernant le pontificat du pape François, on assiste assurément à un retour de la volonté du Saint-Siège de jouer un rôle de médiateur entre les États. Mais à la différence peut-être du passé, où cela s’entourait de nombreuses précautions, n’y a-t-il pas aujourd’hui une plus grande prise de risque, le pape acceptant de descendre de son piédestal et d’exposer ses initiatives au refus de ses interlocuteurs d’entrer dans une démarche de paix ?
M. Dominique de Legge
[1] www.iris-france.org/wp-content/uploads/2023/01/Obsreligieux-Janvier-2023.pdf
M. François MABILLE a tout d’abord souligné que pour comprendre l’action internationale du Saint-Siège, il fallait commencer par prendre en compte trois points. Il faut donner sa juste place à diplomatie en évitant de la survaloriser, ou au contraire de la marginaliser, voire de la folkloriser. Il convient ensuite de prendre en compte le poids des Églises locales. C’est la condition de son efficacité, comme le montre l’exemple de la République démocratique du Congo (RDC). Plus largement, il y a un lien entre l’importance globale du catholicisme et son efficacité. Pour l’illustrer, M. François MABILLE a fait référence à l’expression de Danièle Hervieu-Léger qui évoquait un processus d’exculturation pour décrire la manière dont le catholicisme était renvoyé aux marges de la culture dominante et était moins bien compris par ses contemporains. De fait, le catholicisme est confronté à une perte d’influence et la diplomatie papale peut être empêchée par les affaires judiciaires ou gênée du fait de l’incompréhension de sa dimension théologique. On constate, en outre, une forme de déclin gouvernemental de la Curie qui peine à maintenir un niveau équivalent aux grandes administrations étatiques. C’est l’un des enjeux des réformes du pape François.
Ensuite, il convient d’envisager convenablement la place du Saint-Siège sur la scène internationale. À cet égard, c’est tout d’abord un petit État ayant les atouts reconnus de ce type d’acteur. La Curie en prend conscience, c’est nouveau, pour en tirer avantage. Le Saint-Siège est, en outre, un État neutre. Cette neutralité est statutaire et résulte des accords du Latran (1929). Le Saint-Siège ne peut normalement mener une médiation internationale que si les deux États ayant un contentieux le lui demandent. Le pape a clairement voulu sortir de cette épure mais a essuyé un échec. Il y a une tension entre la neutralité et l’impartialité et cela a des implications difficiles en termes d’éthique politique. Le Saint-Siège n’a normalement aucune préférence en matière de régime politique mais exprime néanmoins des positions au nom de la morale. Le cardinal Parolin, Secrétaire d’État, en est parfaitement conscient et parle souvent de « neutralité positive ». Enfin, le Saint-Siège est dans une situation dissymétrique par rapport aux autres États sur la scène internationale car il ne revêt pas toutes les dimensions d’un État, par exemple sur les plans militaire ou économique. Alors que le Saint-Siège défend la liberté religieuse, son action peut être entravée par la menace de représailles contre les communautés catholiques.
Il convient par ailleurs de souligner au moins trois attendus traditionnels de la diplomatie pontificale :
- la double condamnation du communisme et du libéralisme depuis l’encyclique Rerum novarum[1] en 1891, qui a été remise en cause après la chute du mur de Berlin. Premier pape de l’après-communisme, Benoît XVI a été uniquement confronté au libéralisme ;
- l’acceptation de la légitime défense armée ;
- le soutien critique apportée aux organisations internationales – Société des Nations (SDN) puis Organisation des Nations Unies (ONU) – et à la défense des droits de l’Homme.
L’ensemble de ces éléments permet d’analyser les cinq axes actuels du pontificat. En premier lieu, le pape a décidé de mettre l’accent sur la pastorale plutôt que le dogme ou la géopolitique. Il a d’ailleurs souhaité modifier la formation des nonces en ce sens. C’est une évolution inédite.
On constate ensuite une évolution vers un pacifisme catholique depuis le discours à Nagasaki le 24 novembre 2019[2]. Le Saint-Siège est devenu partie au traité sur l’interdiction des armes nucléaires. Non seulement il critique la pertinence de la dissuasion, mais il considère en outre la possession de l’arme nucléaire comme immorale.
Le pape souhaite aussi proposer une démarche de paix par le dialogue et la compréhension qui viendrait pallier la crise de l’ONU et la paralysie de son Conseil de sécurité. Le pape a pris conscience des limites du dialogue interreligieux, qui ne touche qu’une sphère limitée. Il prône donc un régime de tolérance au profit des minorités et de la liberté religieuse. Il souhaite arrimer cet objectif à des déclarations officielles bi ou multilatérales, comme avec le patriarche russe Kirill ou avec les autorités islamiques.
Le pape François a ensuite une vision des relations internationales surdéterminée par l’économique et le social et marquée par les rapports Nord-Sud et centre-périphéries. Dans l’encyclique Laudato si[3], il a pleinement intégré la question environnementale à la doctrine sociale traditionnelle de l’Église, ce qui a, par exemple, entraîné une mobilisation importante des universités catholiques en Amérique du Sud sur cette thématique.
Dans le dossier ukrainien, on a parfois pu observer une tension entre une diplomatie papale et une diplomatie pontificale, ce qui a créé de l’incompréhension. Dans le dossier chinois et dans le cadre du pré-accord de 2018, renouvelé avec retard en 2022, on voit une forme de pari jésuite sur l’avenir de la Chine. Il est particulièrement observé aux États-Unis comme un test de l’évolution possible des relations avec la Chine.
Enfin, on constate une internationalisation croissante de la Curie, de nombreux responsables n’étant plus occidentaux conformément à la volonté du pape.
Invité par MM. Dominique de LEGGE, président, Pierre CUYPERS et André VALLINI à prolonger son propos sur les relations avec la Chine et la Russie, notamment pour cette dernière dans le cadre de la guerre en Ukraine, M. François MABILLE a expliqué que le pontificat de Benoît XVI avait marqué un rapprochement avec la Russie qui s’était poursuivi sous celui du pape François, notamment sur la base d’une rigueur morale et doctrinale et de la volonté d’un renouveau spirituel des sociétés occidentales. En 2013, François s’était opposé avec succès aux présidents Obama et Hollande sur le projet d’une intervention occidentale directe en Syrie. Depuis cette date, Vladimir Poutine s’est rendu trois fois au Vatican. Jusqu’au printemps dernier, le pape s’est refusé à condamner la Russie, tenant un discours ambigu. Mais face à l’impossibilité d’une médiation et à l’impasse de sa démarche, le pape a accepté de revenir à un cadre plus traditionnel où la légitime défense armée est admise et où le pays agressé peut être aidé. Cette évolution ne s’est pas faite sans heurt puisque certains propos ont choqué. Les nonces dans les deux pays ont été convoqués et les relations diplomatiques ont failli être rompues.
De gauche à droite : MM. Bernard Fournier et André Vallini
Cet échec constitue l’inverse de ce que le Saint-Siège a su faire à Cuba ou en Colombie, où les protagonistes attendaient une porte de sortie et où l’Église locale était puissante et engagée. A l’inverse, au Venezuela ou au Proche-Orient, ces conditions n’étant pas réunies, le Saint-Siège reste impuissant.
Interrogé par MM. Pierre CUYPERS et Dominique de LEGGE, président, M. François MABILLE a abordé la réforme de la Curie. Il a estimé que c’était un projet important du pontificat mais qu’il était aujourd’hui en difficulté. L’équipe réunie au début a disparu et le pape a tendance à se replier sur la Compagnie de Jésus, comme on le remarque dans les nominations ou dans la volonté de reprendre en main certains organismes comme Caritas international, l’Ordre de Malte ou la Congrégation pour la doctrine de la foi. Concernant les nonces, il souhaite qu’ils aient une plus grande influence sur les Églises locales. Il s’est rendu compte des dangers centrifuges de la synodalité, notamment en Allemagne. Il a aussi pris conscience des graves dysfonctionnements du passé. Ainsi en France, l’Église est « décapitée » après la démission des titulaires de sièges de Lyon, le cardinal Barbarin, de Paris, Mgr Aupetit, et de Bordeaux, le cardinal Ricard.
À l’invitation des sénateurs, M. François MABILLE a enfin abordé les relations avec la diplomatie française. Il a relevé que depuis la fin des années 1970, les États-Unis avaient officialisé une diplomatie des acteurs religieux, institutionnels ou non, sur la scène internationale, ce qui leur permet de prendre en compte leur influence, de nouer des alliances ou au contraire de contrer leur action, ce qui n’est pas encore le cas de la France, qui n’a pas une vision aussi large. On peut toutefois constater une évolution, comme l’a montré le dernier voyage à Rome du Président Macron pour participer à un colloque de la communauté Sant’Egid
[1] https://www.vatican.va/content/leo-xiii/fr/encyclicals/documents/hf_l-xiii_enc_15051891_rerum-novarum.html
[2] https://www.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2019/november/documents/papa-francesco_20191124_messaggio-arminucleari-nagasaki.html
[3] https://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html
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