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Vous pouvez également consulter le compte rendu intégral de cette séance.
Table des matières
Hommage à l'otage Ohad Yahalomi
Salut à une délégation parlementaire estonienne
Cessation de mandat et remplacement d'un sénateur
Déclaration du Gouvernement sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe
M. François Bayrou, Premier ministre
M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées
Accords franco-algériens dans le domaine de l'immigration et de la circulation des personnes
Mme Muriel Jourda, pour le groupe Les Républicains
M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe
M. Roger Karoutchi, pour le groupe Les Républicains
Nomination de membres français dans certaines institutions européennes
M. Jean-François Rapin, auteur de la proposition de loi
Mme Agnès Canayer, rapporteure de la commission des lois
M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe
Ordre du jour du mercredi 5 mars 2025
SÉANCE
du mardi 4 mars 2025
61e séance de la session ordinaire 2024-2025
Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires : Mme Catherine Di Folco, Mme Patricia Schillinger.
La séance est ouverte à 16 h 30.
Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu intégral, est adopté.
Hommage à Jean-Louis Debré
M. le président. - (Mmes et MM. les sénateurs et les membres du Gouvernement se lèvent.) C'est avec beaucoup de tristesse que nous avons appris la disparition de Jean-Louis Debré.
Évoquer Jean-Louis Debré, c'est honorer la mémoire d'un grand serviteur de la Ve République. Son père Michel Debré, Premier ministre du général de Gaulle, père de la Constitution, lui transmit les valeurs du gaullisme auxquelles il restera attaché toute sa vie - et qu'il défendra aux côtés de Jacques Chirac.
Élu député de l'Eure en 1986, siéger à l'Assemblée nationale aux côtés de son père et de son frère fut pour cet « amoureux de la République » une grande fierté. Il fut aussi maire d'Évreux de 2001 à 2007.
Ministre de l'intérieur de 1995 à 1997, il dut faire face aux attentats terroristes qui frappèrent notre pays.
Président de l'Assemblée nationale de 2002 à 2007, il s'attacha à renforcer la fonction de contrôle du Parlement et le statut de l'opposition.
Le fils de celui qui fut le père de la Constitution veillera à ce qu'elle soit appliquée avec la plus grande rigueur. Président du Conseil constitutionnel de 2007 à 2016, Jean-Louis Debré s'est attaché à ce que se déploie la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité. Il veilla à la protection des droits et libertés.
Il fut aussi un auteur - comment ne pas évoquer son Dictionnaire amoureux de la République ? - et un passionné de théâtre.
Au nom du Sénat, je souhaite exprimer notre sympathie et notre profonde compassion à sa famille et à ses proches.
Hommage à l'otage Ohad Yahalomi
M. le président. - Le 27 février dernier, nous avons appris, avec colère et tristesse, le décès de notre compatriote Ohad Yahalomi. Retenu à Gaza depuis le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023, comme de trop nombreux otages, il ne reviendra pas auprès des siens.
Je pense à ses proches, à son épouse et ses enfants. Nous avions, avec Roger Karoutchi, rencontré sa famille à plusieurs reprises ces derniers mois pour lui dire notre soutien.
Avec cinquante victimes de nationalité française, la France est, après Israël, le deuxième pays le plus touché par l'attaque terroriste du 7 octobre.
Je souhaitais avoir une pensée pour lui, et pour toutes les victimes de ce massacre, au début de cette séance. (Mmes et MM. les sénateurs et les membres du Gouvernement observent un moment de silence.)
Salut à une délégation parlementaire estonienne
M. le président. - Je salue la présence, dans la tribune d'honneur, de son excellence M. Vadym Omelchenko, ambassadeur d'Ukraine en France, qui nous fait l'honneur d'être présent pour cette séance consacrée à la situation en Ukraine et à la sécurité en Europe.
J'ai également le plaisir de saluer la présence, dans la tribune d'honneur, d'une délégation de quatre parlementaires du Parlement estonien, conduite par son Président, M. Lauri Hussar. Nos collègues Édouard Courtial, président du groupe d'amitié France-Pays baltes, et Rémi Cardon, président délégué pour l'Estonie, sont à leurs côtés.
Nous avons abordé, avec mon homologue du Parlement estonien, des sujets aussi essentiels que l'avenir de la relation transatlantique, les défis économiques, énergétiques et de sécurité auxquels nos pays sont confrontés, lors de l'audience à laquelle ont pris part nos collègues Loïc Hervé, vice-président en charge de la coopération interparlementaire, Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes.
L'Estonie, qui fêtera l'an prochain le trente-cinquième anniversaire du rétablissement de son indépendance, a célébré l'an passé le vingtième anniversaire de son adhésion à l'Union européenne et à l'Otan.
Face aux menaces sur l'avenir de la sécurité collective en Europe, la sécurité de l'espace baltique est d'une importance cruciale. La France et l'Estonie, dont les relations diplomatiques sont plus que centenaires, y contribuent activement par leur étroite coopération dans de nombreux domaines, dont celui de la défense, dans le cadre européen comme dans celui de l'Otan. Je pense particulièrement à nos aviateurs et soldats présents sur la base militaire de Tapa.
La diplomatie parlementaire - en particulier le Sénat - joue également un rôle actif dans les excellentes relations qu'entretiennent nos deux pays.
Permettez-moi de souhaiter à nos amis membres du Parlement estonien la plus cordiale bienvenue au Sénat de la République française, et de leur dire toute notre solidarité. (Applaudissements prolongés)
Cessation de mandat et remplacement d'un sénateur
M. le président. - M. Philippe Bas ayant été nommé au Conseil constitutionnel, son mandat de sénateur a pris fin le 1er mars 2025 à minuit.
Par lettre en date du 28 février 2025, le ministère de l'intérieur m'a fait connaître qu'en application de l'article L.O. 320 du code électoral, M. Bas a été remplacé par M. David Margueritte, dont le mandat a débuté le 2 mars 2025 à 0 heure.
Déclaration du Gouvernement sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe
M. le président. - L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement, suivie d'un débat, en application de l'article 50-1 de la Constitution, portant sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe.
M. François Bayrou, Premier ministre . - (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP, du RDPI et du RDSE) Avant tout, monsieur le Président, j'associe le Gouvernement à vos mots sensibles et justes en mémoire de Jean-Louis Debré. Pour avoir été membre du même gouvernement que lui pendant deux ans, je connaissais bien sa personnalité attachante.
Le premier mot qui vient à l'esprit pour le qualifier est « républicain ». Fils de Michel Debré, père de la Constitution de la Ve République, il disait avec humour être « le frère de la Constitution ». Le deuxième mot est « fidélité ». Au-delà des enjeux politiques partagés, sa fidélité envers le président Chirac était joviale, amicale, chaleureuse. Le troisième mot est « humour » : il portait sur le monde politique un regard amusé, ironique et informé. Il n'était guère de secret qu'il ne connût, mais il avait de l'indulgence pour la nature humaine. Cette chaleur humaine se retrouvait dans ses oeuvres littéraires : son expérience de juge d'instruction avait nourri ses romans policiers.
Jean-Louis Debré s'est illustré à la présidence de l'Assemblée nationale puis du Conseil constitutionnel. Le Gouvernement adresse à sa famille ses sentiments fidèles et chaleureux. Nous regrettons déjà cet homme qui méritait respect et affection.
Cette séance est consacrée à la situation en Ukraine et, plus largement, à la défense de notre Union européenne.
D'heure en heure, la situation évolue, nous plaçant devant des responsabilités que nous ne pouvons éluder. Hier, nous étions encore sous le choc de la rencontre, dans le Bureau ovale, entre le président Trump et le président Zelensky. Nous avons perçu la brutalité et le mépris avec lesquels le président américain a traité le président ukrainien comme une offense à l'idée que nous nous faisons des relations entre États, à nos principes et valeurs - auxquels nous pensions notre allié américain également attaché.
C'est une prise de conscience douloureuse que de voir ainsi abandonnée la solidarité avec l'Ukraine, pays qui se bat pour sa survie mais aussi pour nos principes de droit, au prix déjà de cent mille morts, de centaines de milliers de blessés, de vingt mille enfants déplacés pour effacer leur identité ukrainienne - cette déportation est pour nous un crime contre l'humanité. Les centaines de milliers d'Ukrainiens déracinés sont le visage de tout un peuple qui souffre.
L'Ukraine souffre pour une raison précise, datée : le 24 février 2022, les forces armées de la fédération de Russie ont été jetées sur l'Ukraine, pour annexer son territoire et écarter ses responsables élus - qui font preuve d'un héroïsme remarquable. Nous sommes admiratifs et solidaires de Volodymyr Zelensky, qui a refusé de plier devant l'intimidation. Il porte l'honneur de la démocratie et l'honneur de l'Europe. Il a honoré sa mission. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, SER, INDEP, du RDPI, du RDSE et du GEST ; M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
Il y avait eu des signes avant-coureurs : les rodomontades du président américain, promettant de régler le conflit en un jour, ou affirmant sa volonté, au mépris du droit des nations, d'annexer le canal de Panama et le Groenland, d'intégrer le Canada aux États-Unis, de prendre le contrôle de Gaza...
Or voilà que les outrances se traduisent en actes. Nous avons très vite vu l'inquiétant changement de la diplomatie américaine. La semaine dernière, aux Nations unies, les États-Unis ont voté avec la Russie et la Corée du Nord pour repousser une résolution qui mentionnait la responsabilité de la Russie dans la tentative d'annexion de l'Ukraine. Ce refus de nommer l'agression contre l'Ukraine a marqué les consciences.
Puis l'agression dans le Bureau ovale, les mots du président Trump : « trouvez un accord avec Poutine, ou nous vous laisserons tomber ». Voir une nation souveraine menacée dans son existence même, être ainsi abandonnée par le pays qui fut le leader de l'alliance de la liberté, c'est extrêmement violent.
Rappelons cette réalité : si la Russie arrête le combat, c'est la fin de la guerre ; si l'Ukraine arrête le combat, c'est la fin de l'Ukraine.
Cette nuit, les États-Unis ont annoncé la cessation des livraisons d'aide à l'Ukraine - le mot « suspension » ne trompe personne. On abandonne un pays agressé, on souhaite que l'agresseur l'emporte. Pour la France, pour l'Europe, pour tous ceux qui sont attachés à la liberté et au droit, c'est insupportable, venant d'un pays membre du Conseil de sécurité, garant de l'ordre international construit depuis la Seconde Guerre mondiale.
La Charte des Nations unies reposait sur la primauté du droit sur la violence, sur le refus de la violence pour régler les conflits, sur le droit du plus juste contre le droit du plus fort. Nous entrons dans un autre monde où ces principes ne sont plus, où l'existence même des relations internationales telles que nous les connaissions - relations commerciales, économiques, multilatéralisme - est menacée.
Devant cet abandon de nos principes, ce changement de l'ordre du monde, nombre de nos concitoyens sont désespérés. Mais nous ne pouvons pas désespérer. Nous sommes la France, nous sommes l'Europe.
Nous sommes non pas faibles, mais forts ! L'Union européenne compte 450 millions d'habitants, 520 millions avec la Grande-Bretagne, contre 145 millions pour la Russie. Le PIB de l'Union européenne représente 17 000 milliards d'euros, contre 2 000 milliards pour la Russie. Les armées européennes comptent 2,6 millions de soldats, plus du double de l'armée russe. Nous avons 15 000 aéronefs, la Russie en a 5 000. Nous avons 15 000 pièces d'artillerie, la Russie moins de 10 000. Nous ne mobilisons pas cette force, mais c'est à tort que nos concitoyens nous pensent désarmés.
Lorsque certains partisans du général de Gaulle lui ont demandé de renoncer au traité de Rome, le Général a écrit, de sa main, dans la marge : « Non. Ils sont forts, mais ne le savent pas. » Nous devons porter cette même vision pour l'Union européenne.
Nous ignorons notre force, et renonçons à son influence ! Certes, il faut un gros travail pour que l'Union européenne fasse entendre sa volonté et ses principes. Mais nous sommes à un moment de vérité : nous devons dire ce que nous allons faire, et ce que nous sommes. « To be or not to be », telle est la question qui se pose à l'Europe.
M. Rachid Temal. - Ah...
M. François Bayrou, Premier ministre. - Nous avons choisi que l'Union européenne soit, et qu'elle soit forte.
Les questions sont multiples, et hiérarchisées dans le temps. D'abord, l'urgence. L'arrêt des livraisons américaines va mettre en difficulté l'Ukraine en matière de munitions, de renseignement, de connectivité, de logistique, de formation. La responsabilité de l'Union européenne, des pays amis de l'Ukraine, est de se substituer le plus rapidement et le plus efficacement possible aux livraisons américaines, pour éviter que l'Ukraine ne craque. C'est un devoir de civilisation. Cela suppose la mobilisation de nos moyens, de nos stocks, - c'est de l'argent - de tous ceux qui pourront apporter de l'aide.
À moyen terme, nous avons un choix fondamental à faire : sommes-nous prêts à assumer nous-mêmes, Européens, la sécurité et la défense de l'Europe ? La vision du président américain est claire, et nous devons préparer cette échéance. Un continent aussi riche que le nôtre a la responsabilité d'assurer lui-même sa sécurité, sans s'en remettre perpétuellement à d'autres. C'est le message de la France, depuis le général de Gaulle, et, depuis huit ans, du Président de la République française : l'avenir de la défense européenne se joue en Europe.
La première conséquence est d'ordre industriel et technologique. Il faut construire une base industrielle et de défense qui permettra d'équiper les forces des pays de l'Union - car il n'est pas question d'armée européenne. Il faut organiser, coordonner, rapprocher les armées européennes. Or les deux tiers de leurs équipements sont acquis auprès des États-Unis, et leur utilisation est donc soumise à l'approbation des États-Unis.
Au bout de ce chemin, il y aura une mutualisation des armements, une interopérabilité, des stocks et des entraînements communs. Cette coalition des armées européennes est la clé de l'avenir. Avions, drones, blindés, capacités de transport, projection dans l'espace, renseignement : nos responsabilités vont transformer notre manière d'être. Dans l'espace, Galileo et IRIS² sont essentiels à notre indépendance. Cela suppose de gros investissements. La présidente von der Leyen a déclaré que le seuil de 3 % de déficit pourrait être dépassé dans cette optique ; des instruments de prêts sont préparés ; un appel à l'épargne sera lancé via la Banque européenne d'investissement (BEI).
Nous devrons résister à la guerre commerciale déclenchée par les États-Unis, qui augmentent de 25 % les droits de douane sur les produits européens. Personne n'y gagnera : cela pénalisera tant les consommateurs américains que les producteurs européens, alors que notre balance commerciale avec les États-Unis est équilibrée.
Voilà les rendez-vous, les questions et le programme qui sont devant nous. Le rendez-vous de l'Europe avec elle-même est aussi le rendez-vous de la France avec elle-même. En effet, la France porte depuis des décennies une certaine idée de l'Europe, libre, solidaire, indépendante, qu'elle a sans cesse défendue auprès de ses partenaires. Mais notre influence est étroitement liée à la santé et au rayonnement de notre pays. Aussi nous faut-il redresser nos finances, retrouver des capacités industrielles, agricoles, et créatrices, retrouver confiance en nous-mêmes, pour porter le projet européen, qui est aussi un projet national.
La condition de ce redressement et de ce projet original, qui est économique mais aussi social, c'est l'unité du pays. Si nous sommes unis, rien ne nous résistera, mais si nous cultivons les divisions, les obstacles risquent d'être insurmontables.
L'idée que nous nous faisons de la liberté, du droit, d'un monde équilibré, repose aussi sur la capacité de la France à ressaisir son destin. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP, du RDPI et du RDSE)
M. Cédric Perrin . - (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC) Débat indispensable, tant la situation est grave. L'histoire s'est accélérée et les Européens doivent réagir dans l'urgence. Le monde qui nous apparaît n'est pas nouveau : c'est celui où la force prime le droit, où les États ne peuvent compter que sur eux-mêmes.
La situation en Ukraine est bien connue. Ce malheureux pays, agressé par un voisin quatre fois plus peuplé, mène un combat héroïque mais forcément inégal. Je veux redire mon admiration pour son peuple, pour les immenses sacrifices consentis, sur le front et sous les bombardements russes. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP, ainsi que sur plusieurs travées du groupe SER ; M. Yannick Jadot applaudit également.) Me reviennent les visages des soldats ukrainiens rencontrés sur la ligne de front voilà quelques semaines.
D'abord, un constat : l'Europe doit assumer seule la défense de ses intérêts. Depuis quatre-vingts ans, sa sécurité reposait avant tout sur la puissance militaire américaine. Cette anomalie s'est poursuivie après la fin de la guerre froide, dans l'illusion de ce qu'on a appelé « les dividendes de la paix ». Pendant trente ans, tous les pays européens se sont désarmés, nos capacités ont fondu : l'armée de terre est passée de 1 500 chars à moins de 200, de 400 pièces d'artillerie à 72. Même saignée en Allemagne, passée de 4 000 chars en 1992 à 300 aujourd'hui, de 3 000 pièces d'artillerie à une centaine. Plus grave encore, l'affaiblissement de notre industrie de défense, faute de commandes de l'État. Notre base industrielle et technologique de défense (BITD) n'a survécu que grâce à la diversification vers l'export - n'en déplaise à ceux qui jugent immorale toute exportation d'armement...
La présidente von der Leyen a appelé dimanche à un réarmement rapide de l'Europe. Une conversion digne du chemin de Damas ! Se souvient-elle des débats à Bruxelles sur la taxonomie, quand certains voulaient interdire la vente de matériel de guerre, ou décourageaient les banques de financer l'industrie de défense ?
M. Christian Cambon. - Très bien !
M. Cédric Perrin. - Il ne faut pas sous-estimer notre affaiblissement industriel. Les compétences et les moyens de production qui ont été abandonnés ne pourront être restaurés d'un coup de baguette magique.
L'horizon de la guerre - menace éternelle qui pousse les nations à se préparer et à se rassembler sur un socle de valeurs communes - s'était effacé des consciences. La guerre était loin de notre quotidien, et les questions de défense absentes du débat public.
Désormais, la Russie accroît sa pression et les États-Unis conditionnent leur soutien à une vassalisation de l'Europe. L'alignement de Trump sur le narratif russe est une nouveauté, mais la dénonciation de l'inéquitable répartition de l'effort de défense au sein de l'Otan et le pivot stratégique vers le Pacifique sont des constantes depuis Obama.
Si la France s'est dotée d'une capacité souveraine de dissuasion nucléaire après la Seconde Guerre mondiale, c'est bien pour ne plus jamais dépendre des autres pour la défense de ses intérêts vitaux.
Poursuivre ce chemin d'autonomie suppose pragmatisme et ambition. Pragmatisme, car, avant de jeter le bébé américain avec l'eau saumâtre du bain trumpiste, il faut déterminer ce que l'on peut encore espérer des États-Unis. On ne pourra déployer de force de maintien de la paix européenne en Ukraine sans l'appui américain en matière de logistique, de communications et de soutien aérien, or rien n'est acquis.
Ambition, car nos atouts sont nombreux. La brutalité et les provocations du président Trump entraînent un réveil des Européens. L'Europe dispose des éléments de la puissance : sa population, sa richesse économique, ses capacités scientifiques et technologiques. La France est écoutée sur ces sujets. Seul État doté au sein de l'Union, elle ne dépend en rien des États-Unis pour sa dissuasion. Foin de la prétendue perte de souveraineté qu'entraînerait l'extension du parapluie nucléaire français : la dissuasion ne peut se partager, et les intérêts vitaux de la France sont liés à la sécurité de l'Europe.
La France a toujours promu l'autonomie stratégique européenne, elle possède des forces armées expérimentées, une BITD reconnue. Faisons prospérer ces atouts dans des partenariats concrets avec nos alliés.
Pour cela, il faut un redressement historique de notre effort de défense. Élu de terrain, j'entends les préoccupations de nos compatriotes - pouvoir d'achat, insécurité, dégradation des services publics - mais il faudra bien prendre l'argent quelque part. L'État est exsangue, et ne pourra financer l'effort de défense par la dette.
À ceux qui pensent que l'Ukraine est loin, je leur réponds qu'elle est à moins de 1 500 kilomètres de chez moi.
Pourquoi la guerre en Ukraine concernerait-elle chaque Français ? Pourquoi réarmer la France et l'Europe ? Parce que l'Ukraine fait obstacle au projet de Poutine de reconstituer le glacis soviétique. Si l'Ukraine tombe, ses prochaines cibles seront la Moldavie, la Roumanie, les États baltes, la Pologne, les Balkans occidentaux - sans compter l'explosion de la guerre hybride qu'il nous mène déjà. Laisser faire, c'est nous assurer de nous retrouver face à face avec la Russie.
Si la Russie gagne la guerre, l'Europe enverra au monde un signal de faiblesse. Une Europe divisée, affaiblie et humiliée calmerait-elle l'appétit économique de Trump et des grandes puissances ? Si nous ne renversons pas le cours des choses, nous serons soumis et vassalisés ; auquel cas, plus de débats sur les retraites, le point d'indice ou la transition écologique, car la richesse nationale sera captée par d'autres !
Si vis pacem, para bellum ! Poutine ne respecte que la force ; la seule chose qui puisse le freiner, c'est que les pays européens soient dissuasifs. Nos capacités militaires sont notre garantie de sécurité.
La classe politique est face à ses responsabilités. Le Sénat peut montrer la voie : il a voté la loi de programmation militaire de 2018 à 96 %, celle de 2023 à 95 %. Nous avons besoin de consensus républicain, dans ces heures graves. Je forme le voeu que les sénateurs se fassent l'écho de nos débats dans leurs territoires.
Le Président de la République et le Gouvernement ne sont pas restés inactifs, dont acte. Dotons la France des moyens de défendre ses intérêts et la sécurité des Français, et de porter sa volonté d'indépendance. Oublions les vieux schémas de pensées, regardons la dure réalité en face. Le temps nous est compté.
Du drame de 1940, le général Beaufre écrit : « les nations ne sont que les jouets du destin, si elles n'ont pas su prévoir la montée des périls ni intervenir à temps pour les conjurer ». (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP et du RDPI, ainsi que sur quelques travées du RDSE et du groupe SER)
M. Patrick Kanner . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) « La guerre, c'est la guerre des hommes ; la paix, c'est la guerre des idées » : ces mots de Victor Hugo sont d'actualité. La guerre en Ukraine est aussi une bataille des idées, où la démocratie, la liberté, la souveraineté, affrontent les forces autoritaires et impérialistes. C'est aussi un bras de fer idéologique et géopolitique, où est en jeu la survie de l'Ukraine, mais aussi l'équilibre d'un monde en perte de repères.
« La gloire et la liberté de l'Ukraine ne sont pas mortes », dit l'hymne ukrainien. Tout ce qui a été patiemment édifié pour garantir la paix peut être balayé. Le retour de la guerre sur le sol ukrainien est le prélude à une escalade qui semble désormais inéluctable. Depuis trois ans, le peuple ukrainien supporte, avec une résilience inouïe, des attaques incessantes, une impitoyable pression. Il ne se bat pas seulement pour sa survie, mais pour des valeurs qui nous sont communes. Sa lutte est notre lutte. L'Ukraine se bat pour nous, battons-nous avec elle.
L'Europe ne peut cautionner une sortie de crise qui soumettrait l'Ukraine à une domination à caractère néocolonialiste. Tout compromis qui prive l'Ukraine de son intégrité territoriale ou de son avenir européen serait une trahison pour l'ensemble de l'Europe. Nommons les choses : ce qui est proposé à l'Ukraine, ce n'est pas la paix, mais la reddition - avec la perte de 20 % de son territoire et de 100 % de sa souveraineté. Il faut trouver une autre solution.
Sortons de la naïveté. Le vent de l'autoritarisme souffle fort. Antagonistes en apparence, les puissances partagent des objectifs inquiétants : étendre leur domination, affaiblir nos démocraties, réécrire l'histoire. Les échanges publics entre Volodymyr Zelensky et Donald Trump le 28 février dernier l'illustrent. Ce que ce dernier veut est simple : un monde où son pouvoir s'étend, où l'Europe se fragmente et où l'ordre multilatéral s'effondre. Trump, Vance, Rubio, Musk font penser aux quatre cavaliers de l'Apocalypse... (Sensation)
Nous devons tirer toutes les conséquences de ce basculement des alliances et défendre le multilatéralisme et les instances internationales.
L'Europe, prise dans la tourmente, est plus vulnérable que jamais. Pour Trump, l'Europe n'a jamais été une alliée, ni même une protégée : il voit le monde comme un immense Monopoly. Le traquenard médiatique du Bureau ovale peut être résumé par « I want my money back ». Cette nuit, il est allé plus loin, en suspendant son soutien à l'Ukraine pour la pousser à la capitulation.
Dans ce contexte mondial tumultueux, nous ne pouvons plus être des spectateurs passifs. Il ne suffit pas d'avoir horreur de la guerre, il faut savoir organiser contre elle des éléments de défense indispensables, disait Aristide Briand. Si vis pacem, para bellum.
François Mitterrand disait : lorsque l'Europe ouvre la bouche, c'est pour bâiller - nous n'avons plus cette liberté. Il est temps d'agir. L'Europe ne peut plus être une spectatrice sidérée. La dernière conférence de Munich, la réunion convoquée à la hâte le 17 février par le président Macron ne doivent plus se reproduire. Nous ne pouvons plus laisser les puissances russes et américaines semer la discorde parmi nous. L'autonomie stratégique européenne militaire, mais aussi numérique, économique et commerciale, loin d'être une chimère, doit devenir un objectif prioritaire. Il est inconcevable que l'Europe demeure sous la tutelle des États-Unis ou que la Russie et la Chine exercent une emprise sur nos infrastructures stratégiques.
L'inaction et l'absence de coordination servent les intérêts de Poutine et de Trump, comme le rappelle Camille Grand, ancien secrétaire général adjoint de l'Otan.
Entre Emmanuel Macron et Trump, le 24 février dernier, la tension était palpable. Il est urgent de redéfinir notre rôle dans l'Otan. L'Union européenne lui fournit un soutien financier plus élevé que les États-Unis ! Dans un contexte où l'Europe est menacée - cyberattaques, guerre hybride, déstabilisation de régions stratégiques - elle doit résoudre ce dilemme budgétaire : doit-elle financer l'Otan ou investir dans sa propre défense, pour peser plus au sein de l'Otan ?
L'Europe doit renforcer son autonomie, mais cela suppose une stratégie. Près de 80 % de nos équipements militaires ne proviennent pas de l'Union européenne. La reconstruction militaire doit aller de pair avec nos capacités d'intervention. La France a une responsabilité particulière, un rôle central à occuper, celui d'un meneur audacieux.
Fort de ces diagnostics, j'ai quatre séries de questions à vous poser, monsieur le Premier ministre.
Premièrement, comment pouvons-nous renforcer notre effort militaire face au déficit budgétaire que nous connaissons ? Que pense la France du plan d'Ursula von der Leyen ? Il faut dire la vérité aux Français, annoncer les conséquences de la guerre commerciale lancée par les États-Unis, mais notre contrat social ne peut être sacrifié sur l'autel de l'agression russe en Ukraine : affirmez un patriotisme fiscal, monsieur le Premier ministre, y compris à ceux qui étaient présents à l'investiture de M. Trump le 20 janvier dernier...
Notre groupe a proposé la création d'un livret d'épargne dédié à la défense. Étudierez-vous cette proposition ? Utiliserez-vous les 250 milliards d'euros d'avoirs russes confisqués ?
Reviendrez-vous sur la baisse des moyens de la diplomatie, contradictoire avec votre discours volontariste ?
Envisagez-vous le déploiement d'une force de maintien de la paix dès la fin des combats ?
Où en est la création d'un tribunal spécial pour juger les crimes commis en Ukraine ?
La guerre en Ukraine illustre le principe de souveraineté. Elle peut illustrer l'importance de la justice du droit contre la force. L'humanité sera confrontée à la tentation de la violence. Si, dans cette épreuve, le droit l'emporte, alors, nous aurons collectivement défendu ce qui nous unit tous, le respect de l'individu, le respect de la justice, de la souveraineté comme fondement inaliénable d'un monde libre. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et UC, ainsi que sur quelques travées du RDSE et du groupe Les Républicains)
M. Olivier Cadic . - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Merci pour vos propos, auxquels nous souscrivons, monsieur le Premier ministre. Il y a cinq ans, la sidération a été grande de voir nos rues vides et d'entendre annoncer chaque jour un nombre de morts toujours plus nombreux. Beaucoup ont éprouvé ce même sentiment en voyant Trump reprenant les éléments de langage de Poutine pour humilier Zelensky dans le Bureau ovale, lui reprochant d'avoir aidé ses opposants politiques démocrates à organiser une chasse aux sorcières contre lui. Ces propos insultants pour les présidents Biden et Obama atteignent par ricochet tous les alliés de l'Amérique qui défendent ensemble un système de valeurs universelles.
De l'Europe au Canada, comme un seul homme, ces pays ont apporté leur soutien au président Zelensky, tandis que M. Orban et d'autres partisans de Poutine ont célébré les propos de Trump, qui fait passer l'agressé pour l'agresseur. Le président Zelensky, envoyé comme un serviteur, est sorti de l'épreuve avec dignité. Que lui est-il reproché ? D'avoir fait face sans ciller, d'avoir défendu le peuple ukrainien, d'avoir été le porte-voix de ceux qui ont donné leur vie pour défendre leur pays.
Depuis trois ans, l'Ukraine défend les valeurs de l'Europe et des États-Unis. Immense honte que le changement de camp de Trump, qui s'aligne non avec ses alliés, mais avec leur principale menace historique, Moscou. Il est impensable qu'un président américain agisse ainsi, comme l'a dit John Bolton, ancien secrétaire national à la sécurité... de Trump.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - C'est vrai !
M. Olivier Cadic. - Make America Great Again se fait au détriment des alliances historiques.
America First, c'est la politique du « moi d'abord ». Or l'Europe s'est constituée contre cette politique, qui a conduit à deux guerres mondiales.
Trump pensait résoudre le conflit en 24 heures, comme Poutine pensait conquérir le pays en trois jours. Trois ans plus tard, la Russie s'épuise et doit faire appel à la Corée du Nord, tandis que la Suède et la Finlande ont rejoint l'Otan.
Trois priorités : aider l'Ukraine, faire de l'Europe une puissance militaire, mobiliser la population.
Comme le président Larcher l'a dit, nous saluons l'action de Nadia Sollogoub, présidente du groupe d'amitié France-Ukraine. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, INDEP, SER et Les Républicains)
L'Ukraine n'est pas seule ; elle ne doit pas l'être : si les États-Unis se retirent, l'Europe doit s'y substituer.
La seconde priorité est de réarmer l'Europe. Il faut dissuader la Russie de toute velléité d'attaque. Le plaidoyer pour l'autonomie stratégique d'Emmanuel Macron en 2017 à la Sorbonne apparaît à tout citoyen comme visionnaire. Ursula von der Leyen a lancé le programme Rearm Europe, doté de 800 millions d'euros, ce matin. La sécurité de l'Europe est menacée : j'ai pu le constater à Tapa, en Estonie, face à des forces russes présentes à quelques kilomètres. Il faut donc augmenter notre budget de défense.
Si tu veux la paix, prépare la guerre ou, comme l'a dit le chef d'état-major des armées : il faut gagner la guerre avant la guerre.
La sécurité d'un pays repose sur toutes les personnes qui y habitent. La Suède a envoyé un livret à tous ses habitants pour qu'ils soient prêts en cas de catastrophe naturelle, de cyberattaque, de conflit militaire. Il y est écrit : « Si la Suède est attaquée par un autre pays, nous ne nous rendrons jamais. » Ce message n'est pas inutile, car dans tout pays européen, des politiques seraient prêts à jeter le fusil avant de le porter.
J'ai offert ce livret au ministre Laurent Saint-Martin et je souhaite vous le remettre, Monsieur le Premier ministre ; ne serait-il pas pertinent de s'inspirer de cette bonne pratique ?
Nous avons en Europe, en comptant la Grande-Bretagne, 2,5 millions de soldats professionnels. C'est 25 % de plus que la Russie.
Vous l'avez dit : c'est à nous, Européens, de nous défendre. Avec ces effectifs, l'Europe est une puissance militaire qui s'ignore ; elle doit s'affirmer.
Elle a autant besoin des Américains que les États-Unis ont besoin de l'Europe pour s'assurer de leur sécurité. J'ai pu le mesurer dans le domaine de la cybersécurité. L'an dernier, la Maison-Blanche m'invitait à Washington avec une délégation de parlementaires et d'experts français pour prôner la cyber-solidarité. La brutalité des propos de Donald Trump a eu le mérite de renforcer la solidarité des pays européens.
Notre point faible est notre fragmentation. L'État russe utilise la désinformation pour nous diviser ; c'est la façon dont Poutine souhaite gagner la guerre face aux démocraties sans utiliser la force. C'est un défi pour l'Union européenne. Jean Monnet a écrit : « L'Europe se fera dans les crises, et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises » : les faits lui ont donné raison par le passé ; sa pensée doit nous guider. Si l'Europe se dote d'une puissance militaire à la hauteur de sa puissance économique, alors cette crise, comme les autres par le passé, sera surmontée. (Applaudissements sur les travées du groupe UC et du RDSE, ainsi que sur quelques travées des groupes INDEP et Les Républicains ; Mme Solanges Nadille applaudit également.)
M. François Patriat . - (Applaudissements sur les travées du RDPI) Monsieur le Premier ministre, nous avons apprécié vos propos lucides et engagés. « Les États-Unis sont-ils toujours nos alliés ? », vous demandais-je il y a deux semaines. Depuis la scène de vendredi soir et les annonces de cette nuit, je ressens honte et colère.
Honte de l'humiliation subie vendredi dernier par le président d'une nation qui se bat sans relâche depuis trois ans contre l'agresseur russe et à qui on disait inlassablement : « vous n'avez pas les cartes en main. »
Colère face aux déclarations de Trump reprenant à son compte le discours russe au mot près. Geler l'aide militaire à l'Ukraine est une trahison envers un pays allié et ami. Nous devons prendre le relais.
Trump veut forcer le président Zelensky à capituler, mais, en réalité, il s'est soumis à Poutine. Certains pensent que le président Zelensky avait le choix entre le déshonneur et la guerre, mais il a choisi la dignité et le courage face à ses contradicteurs. Il n'a jamais insulté personne, il a dit la vérité.
Dans le passé, il y a eu Yalta ; aujourd'hui, la scène de la Maison-Blanche. Le monde libre est désormais incarné par les Européens. Cessons de monnayer notre souveraineté. La vassalisation de l'Europe, l'imposition d'une paix non concertée doivent être des électrochocs. L'Europe doit assumer sa propre sécurité, se réarmer urgemment, faire face collectivement aux défis.
La France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne ont entraîné leurs partenaires derrière eux ce week-end : ils ont une ambition commune. Ils veulent une paix globale, juste et durable, et non une capitulation.
La paix que nous appelons de nos voeux devra respecter la souveraineté, l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Les garanties de sécurité doivent être fortes, sans quoi la Russie attaquera l'Ukraine ou l'Otan.
En accord avec le Royaume-Uni, des troupes pourraient être déployées sur le sol ukrainien. Si les Américains ne veulent pas y participer, il nous faut bâtir un plan B.
Nous avons basculé dans une autre dimension. Les volontés impérialistes de Poutine n'auront de limites que celles que nous lui imposerons. Aussi, il faut un sursaut européen : fixons l'objectif de 3 % du PIB de dépenses de défense. Les déclarations du chancelier allemand et du Premier ministre britannique vont en ce sens, traduisant une prise de conscience.
Emmanuel Macron, dès 2017, appelait à l'autonomie stratégique face aux États-Unis : il avait été bien peu suivi à l'époque.
En tant que seule puissance nucléaire de l'Union, nous sommes de facto une force d'entraînement. Il faut évoquer le partage de la dissuasion nucléaire, mais surtout le clarifier pour éviter toute interprétation malheureuse : la décision ultime restera au seul chef de l'État français.
Nous devons être capables d'emprunter conjointement en matière militaire. Nous avons besoin de 200 milliards d'euros pour sortir l'Europe de sa dépendance, mais il faut à tout prix acheter européen. Je salue la proposition d'Ursula von der Leyen de mobiliser 800 milliards d'euros, de mettre à disposition une enveloppe de 150 milliards de prêts européens pour le financement de la défense. Mais cet effort ne peut reposer entièrement sur le contribuable ; je suis donc favorable à l'utilisation des avoirs russes gelés.
Nous devons construire un nouveau modèle, un nouveau dessein européen. L'Europe a acquis, au fil de ses stratégies, la certitude que le bonheur ne peut exister qu'avec la science en conscience, la justice et la liberté. Face à l'internationale réactionnaire favorable à Poutine et soutenue par Elon Musk, nous devons défendre nos valeurs. L'Europe bâtie voilà soixante-quinze ans est à la croisée des chemins, face à une menace existentielle.
Les 500 millions d'Européens ne doivent plus demander à 300 millions d'Américains de les protéger contre 140 millions de Russes.
Ce n'est pas la supériorité économique, mais la conviction d'être une puissance mondiale qui doit guider l'Europe.
C'est ce qu'a montré l'Europe ce week-end à Londres, au nez et à la barbe des autocrates et de leurs admirateurs. Opérons cette révolution copernicienne que le chef de l'État appelle de ses voeux depuis 2017. (Applaudissements sur les travées du RDPI et sur plusieurs travées des groupes INDEP et UC)
M. Claude Malhuret . - (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP et sur quelques travées du groupe UC) L'Europe est à un tournant critique de son histoire : le bouclier américain se dérobe, l'Ukraine risque d'être abandonnée, la Russie renforcée.
Washington est devenu la cour de Néron : un empereur incendiaire, des courtisans soumis et un bouffon sous kétamine chargé de l'épuration de la fonction publique. C'est un drame pour le monde libre et pour les États-Unis.
Rien ne sert d'être l'allié de Trump, puisqu'il ne vous défendra pas, vous imposera plus de droits de douane qu'à ses ennemis et vous menacera de s'emparer de vos territoires tout en soutenant les dictatures qui vous envahissent. Le roi du deal est celui du deal à plat ventre. Il pense intimider la Chine en se couchant devant Poutine, mais Xi Jinping doit être en train d'accélérer les préparatifs de l'invasion de Taïwan.
Jamais un président américain n'a capitulé devant l'ennemi, n'a soutenu un agresseur contre un allié, n'a piétiné autant la Constitution : décrets illégaux, révocation des juges, limogeage de l'état-major militaire, prise de contrôle des réseaux sociaux.
Ce n'est pas une dérive illibérale, c'est un début de confiscation de la démocratie. Il n'a fallu qu'un mois, trois semaines et deux jours pour mettre à bas la République de Weimar ; en un mois, Trump a fait plus de mal à l'Amérique que pendant les quatre ans de son premier mandat. Nous nous battons contre un dictateur soutenu par un traître.
Il y a huit jours, au moment même où Trump passait la main dans le dos de Macron à la Maison-Blanche, les États-Unis votaient à l'ONU avec la Russie et la Corée du Nord contre les Européens, réclamant le départ des troupes russes. Deux jours plus tard, dans le Bureau ovale, ce planqué du service militaire donnait des leçons de morale et de stratégie au héros de guerre Zelensky avant de le congédier comme un palefrenier... (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, UC, et sur quelques travées du groupe SER et du RDSE)
Cette nuit, il a franchi un pas de plus en stoppant la livraison d'armes. Que faire devant cette trahison ? Faire face et ne pas se tromper : la défaite de l'Ukraine serait celle de l'Europe. Les pays baltes, la Géorgie, la Moldavie sont déjà sur la liste. Le but de Poutine est le retour à Yalta. Les pays du Sud attendent pour décider s'ils doivent continuer à respecter l'Europe ou s'ils peuvent la piétiner. Ce que veut Poutine, c'est la fin de l'ordre mis en place il y a quatre-vingts ans interdisant l'acquisition des territoires par la force.
Trump et Poutine veulent le retour des grandes puissances dictant le sort des petits pays : à moi le Groenland, le Panama, le Canada ; à toi l'Ukraine, les pays baltes et l'Europe de l'Est ; à lui, Taïwan et la mer de Chine. Dans les soirées d'oligarques à Mar-a-Lago, on appelle cela le réalisme diplomatique...
Mais la réalité, c'est que la Russie va mal : elle n'a grappillé que des miettes de territoires en Ukraine, elle fait face à des taux d'intérêt à 25 % et à l'effondrement démographique, elle est au bord du gouffre. Le coup de pouce américain à Poutine est la plus grande erreur stratégique commise en temps de guerre. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et UC)
Mais il a une vertu, celle de faire comprendre aux Européens en un jour à Munich que la survie de l'Ukraine et l'avenir de l'Europe sont entre leurs mains (M. Jean-Baptiste Lemoyne le confirme.) et qu'ils ont trois impératifs : accélérer l'aide à l'Ukraine. Cela coûtera cher, et il faudra contourner les complices de Moscou à l'intérieur même de l'Europe. Ensuite, tout accord doit être accompagné du retour des enfants kidnappés, avec des garanties de sécurité : il faut une force militaire suffisante pour empêcher toute invasion nouvelle. Enfin, il faut rebâtir la défense européenne négligée au profit du parapluie américain. La tâche est herculéenne, mais c'est sur cette réalisation que seront jugés les dirigeants européens.
Friedrich Merz vient de déclarer que l'Europe a besoin de sa propre alliance militaire - c'est reconnaître que la France avait raison depuis des décennies en plaidant pour une autonomie stratégique. Il reste à la construire. Il faudra investir massivement, renforcer le Fonds européen de défense, harmoniser les systèmes d'armes et de munitions, accélérer l'entrée dans l'Union de l'Ukraine - aujourd'hui la première armée européenne - repenser la dissuasion nucléaire à partir des capacités françaises et britanniques, relancer les programmes de boucliers antimissiles et de satellites. Le plan annoncé hier par Ursula von der Leyen est un très bon point de départ.
Il faudra plus : l'Europe doit redevenir une puissance industrielle, en appliquant le rapport Draghi pour de bon.
Enfin, il faut un réarmement moral, face aux comparses de Poutine, à l'extrême droite et à l'extrême gauche. Ils disent vouloir la paix, mais ils veulent la capitulation, le remplacement de de Gaulle-Zelensky par un Pétain ukrainien à la botte de Poutine, la paix des collabos qui ont refusé depuis trois ans toute aide aux Ukrainiens. Est-ce la fin de l'Alliance Atlantique ?
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - La mésalliance !
M. Claude Malhuret. - Le risque est grand, mais toutes les décisions folles depuis un mois ont fini par faire réagir les Américains. Les sondages sont en chute. Même Fox News devient hostile. Dans l'histoire américaine, les partisans de la liberté l'ont toujours emporté, ils relèvent aujourd'hui la tête.
Les Européens doivent retrouver leur puissance commune. Nos parents ont vaincu le fascisme et le communisme. Notre tâche est de vaincre tous les totalitarismes du XXIe siècle.
Vive l'Ukraine libre, vive l'Europe démocratique ! (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, Les Républicains, UC, du RDSE, du RDPI et sur quelques travées du GEST)
Mme Cécile Cukierman . - Nous en sommes à la troisième année de cette guerre. Cette agression est un crime contre le droit international et contre la paix. J'exprime toute notre solidarité au peuple ukrainien.
Depuis l'arrivée de Trump, nous pressentions la fin de l'aide des Américains. Mais la violence de la confrontation entre Volodymyr Zelensky et Trump a pétrifié nombre d'États européens. Nous fustigeons de telles méthodes qui violent les règles élémentaires de la diplomatie.
L'enjeu est clair : comment mettre en place une paix durable garantissant la sécurité de chacun ?
Notre groupe ne cesse de le dire : le choix de la guerre par Poutine est insensé. Nous avons exigé le cessez-le-feu, mais à chaque débat, se sont imposés l'escalade militaire et des accents guerriers qui apparaissent aujourd'hui bien irresponsables au regard des centaines de milliers de morts et de blessés, ukrainiens, russes. Pour arriver à quoi ? Un pays dévasté.
Ceux qui appellent depuis trois jours au surarmement utilisent l'émotion pour des ambitions politiques et économiques diamétralement opposées aux seules questions qui devraient nous intéresser : assurer la paix sur le continent européen, bloquer l'expansionnisme russe, échapper à la domination américaine. Nous nous opposons à ces 800 milliards d'euros annoncés par Mme von der Leyen. Que cherchent ces gens ? La confrontation généralisée ? Quelle légitimité a cette dame pour agir ainsi ?
Les États-Unis, depuis trente-cinq ans, imposent une vision impérialiste au continent européen. Ce sont les États-Unis qui portent une part de la responsabilité de l'impasse d'aujourd'hui. La brutalité de Trump est une caricature de la puissance américaine : Vietnam, Iran, Lybie, volte-face récente en Afghanistan, soutien à Netanyahou... À ce nouvel ordre international du chacun pour soi, nous nous opposons, mais certainement pas en ouvrant des marchés infinis aux marchands de guerre dont les actions en bourse s'envolent.
On prête l'intention à Trump et à ses acolytes technofascistes ou suprémacistes de sortir de l'ONU. Cela montre bien qu'il faut au contraire rechercher le redressement des institutions internationales. Nous sommes à un tournant, un moment de rupture. Les PIB des États ne doivent pas nourrir la guerre, mais garantir l'avenir de l'humanité ; il faut un nouvel ordre économique contre Trump et ses amis qui tirent profit du conflit ukrainien, comme l'ont fait les Bush père et fils en Irak. Le marchandage sur les minerais est insupportable.
Un regret en Europe : nous avons trop tardé à oeuvrer pour la paix. Au printemps 2022 à Istanbul, Kiev avait accepté de renoncer à adhérer à l'Otan en contrepartie de quoi Moscou concédait le retrait volontaire de ses troupes des territoires occupés ; mais Boris Johnson, alors Premier ministre britannique, avait balayé cet espoir en affirmant en nom de l'Occident que les Ukrainiens devaient combattre jusqu'à ce que la victoire soit acquise et que la Russie subisse une défaite stratégique, reprenant la logique d'élargissement maximal de l'Otan imposé par les États-Unis depuis les années 1990. Il faut s'en souvenir si l'on veut avancer vers une paix durable.
Avant d'appeler à la poursuite de la guerre, quoi qu'il en coûte, il faut se souvenir des centaines de milliers de soldats civils blessés ou tués. Si l'avis des peuples était librement demandé, la réponse serait sans ambiguïté : donnez une chance à la paix.
L'Ukraine est exsangue. Face à ce bilan, vouloir la surarmer est une hérésie. Cette économie de guerre se fera aux dépens de la population. Porter ici le budget de la défense à 3,5 % ou 5 % du PIB est une bombe sociale. Nous refusons clairement l'envoi de troupes au sol ; dans quel but ? Des soldats de la paix, oui ; de la chair à canon, non.
La paix doit se fonder sur la charte des Nations unies et des principes définis à Helsinki. Il faut un cessez-le-feu immédiat, pas une trêve alambiquée. Il faut dès maintenant poser le principe d'un éventuel compromis territorial (marques d'indignation sur les travées des groupes UC et INDEP) imposé par les rapports de force militaire, qui devra être internationalement reconnu et ratifié démocratiquement par les citoyens des zones concernées (marques d'ironie sur les mêmes travées). Nous devons nous libérer de l'Otan pour agir. Cette organisation, inféodée aux États-Unis, doit être dissoute. Notre but est la paix, pas de nouveaux plans de guerre. Poussons vers l'ouverture rapide de négociations avec toutes les parties concernées. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K ; M. Serge Mérillou applaudit également.)
Mme Maryse Carrère . - (Applaudissements sur les travées du RDSE) Les objectifs de Moscou sont clairs et impitoyables : annexion de territoires, interdiction d'une adhésion à l'Otan, régime de soumission pour l'Ukraine - laquelle résiste, avec une bravoure qui force le respect. Vendredi dernier, Volodymyr Zelensky résiste avec courage face à ses deux inquisiteurs qui parlent « deal » et « business » alors que le sang de milliers de jeunes coule encore aux portes de l'Europe : une mise en scène choquante et une insulte à l'histoire démocratique américaine.
L'administration Trump nous sidère, mais ne surprend pas : America First s'invite dans la diplomatie. Avant lui, le président Obama avait entamé le pivot vers l'Asie, tandis que Joe Biden nous mettait en garde sur notre propension à croire en d'éternels dividendes de la paix.
N'oublions pas que derrière l'oncle Sam se cache le fantôme du Kremlin : Trump nous a mis le pistolet sur la tempe, mais la menace est venue de l'est. Avant l'Ukraine, il y a eu la Géorgie, la Crimée. Demain, doit-on craindre pour les pays baltes ?
Selon Raymond Aron, l'immédiateté de la diplomatie ne produit pas de certitudes à long terme. Il nous faut donc un cap intangible : notre autonomie stratégique. Reconnaissons au président Macron d'avoir toujours plaidé en ce sens, comme le RDSE. La présidente von der Leyen a fait des annonces dont nous examinerons l'exécution ; exclusion des dépenses militaires du pacte de stabilité, financement massif de l'industrie. Bien sûr, les avoirs des oligarques russes gelés devraient pouvoir aussi contribuer aux efforts pour la défense. Le Gouvernement doit clarifier certains points : mobilisation de l'épargne pour financer nos programmes de défense, ajustement des prévisions de lois de programmation militaire, grand emprunt. Le ministre du budget semble faire preuve d'ouverture. Il nous faut reprendre un livre blanc et mobiliser tous les leviers économiques.
Pour engager ce mouvement, l'Europe doit arrêter de douter : c'est une grande puissance, et la France et la Grande-Bretagne disposent de l'arme nucléaire.
Mon groupe aurait voulu proposer autre chose aux jeunes générations. Mais nos valeurs nous l'imposent. La France est notre patrie, l'Europe notre avenir, comme le disait François Mitterrand. Notre communauté de destins n'est pas aisée : n'y ajoutons pas nos propres divisions. Les forces républicaines doivent rester soudées face à la rhétorique de l'extrême droite qui pense à sacrifier l'Ukraine sur l'autel d'une paix illusoire.
N'excluons pas toutefois de conserver un lien transatlantique. Comment pourrait être anéanti le sacrifice des milliers de soldats américains ayant débarqué sur nos plages normandes et provençales pour un pays qu'ils ne connaissaient pas ?
Le RDSE réaffirme le soutien de la France à l'Ukraine. Mais rien ne se fera sans les Américains et le président Zelensky restera maître de sa décision.
Notre responsabilité est d'aider les Ukrainiens à négocier au mieux avec l'axe immoral Washington-Moscou.
L'offre de déploiement des forces européennes est une option à ne pas écarter. Nous le devons à nos voisins roumains, moldaves ou polonais qui se sentent en danger. Nos partenaires veulent un signal clair. Vous ne devez jamais avoir peur de ce que vous faites, car ce que vous faites est juste, disait Rosa Parks. (Applaudissements sur les travées du RDSE et sur quelques travées du groupe INDEP)
M. Guillaume Gontard . - (Applaudissements sur les travées du GEST) Certains moments de l'histoire sidèrent le monde. Le vendredi 28 février 2025 en fait partie : chacun a pu constater l'effondrement de l'ordre issu de la guerre froide fondé sur le droit international. La plus vieille démocratie du monde a glissé vers l'autoritarisme et le fascisme. Ceux qui refusaient de le voir sont tombés de leur chaise. Même ceux qui l'annonçaient, comme nous, ont vécu la scène comme un coup de poing à l'estomac.
Les fascistes au pouvoir appliquent des politiques fascistes. La leçon vaut pour notre pays : en brocardant le droit ou la fraternité, on prépare l'effondrement d'une autre démocratie historique.
Les États-Unis seront-ils encore une démocratie en 2028 ?
Si l'humiliation du héros Volodymyr Zelensky, orchestrée par les médiocres ventriloques de Poutine, peut servir d'électrochoc à l'Union européenne, alors nous n'aurons pas tout perdu. Sa dignité et le courage de son peuple doivent être notre boussole pour bâtir une Europe puissance, une Europe de la défense - défense de ses valeurs et de ses intérêts. Ce qui est attaqué par la Russie et désormais par les États-Unis, c'est le principe même de l'Union européenne : une coopération d'État reposant sur le droit, la démocratie et la liberté. Mais c'est aussi notre potentiel politique et économique. Pour y résister, nous n'avons pas d'autres choix qu'un saut fédéral. Il nous faut préserver ce qui peut l'être du droit international, sinon ce sera la dislocation.
Nous entendons l'inquiétude de nos compatriotes ; nous, écologistes, qui avons le pacifisme au coeur, affirmons qu'aucune paix ne sera atteignable dans un monde régi par le rapport de force entre les empires, mais que nous devons consentir au rapport de force pour préserver nos idéaux. Nous avons construit l'Europe pour éviter la guerre, nous devons désormais la préparer face à la guerre.
Nous appelons l'exécutif à se garder de tout triomphalisme et à remiser notre penchant national pour la vanité - celle qui lui a fait croire que l'on pourrait raisonner Trump ou Poutine...
Nous devons renforcer nos arsenaux, mais il faut aussi mieux intégrer nos achats militaires. La première mouture de la Commission ne nous convient pas. Il faut évaluer nos besoins, avant de parler simplement de ratios de PIB. Nous voulons que l'économie de guerre se matérialise par un patriotisme fiscal des plus fortunés.
Sacrifier nos services publics sur l'autel de nos dépenses conduirait la France au même destin électoral que les États-Unis.
Ce qui vaut pour la France vaut pour toute l'Union européenne, qui doit préserver toutes ses politiques sociales. Nous entendons l'appel à élargir le parapluie nucléaire français au reste du continent et jugeons que ce débat est une composante importante de notre future architecture de défense commune.
Nous partageons les propos du Président de la République - et de ses prédécesseurs : les intérêts vitaux de la France sont nécessairement européens. Mais il faut conserver le cadre du traité de non-prolifération.
Les futures négociations de paix avec la Russie devront enclencher un processus de désescalade des arsenaux nucléaires.
L'autonomie stratégique européenne n'est pas qu'une question militaire : il faut aussi réduire notre dépendance aux engrais azotés et aux énergies fossiles russes, et notamment au gaz naturel liquéfié (GNL). Monsieur le Premier ministre, est-ce bien le moment de risquer un incident diplomatique avec l'Algérie, alors que le gaz russe fait couler le sang ukrainien ou que le gaz azéri fait couler le sang arménien ? (Applaudissements sur les travées du GEST et sur quelques travées du groupe SER)
L'économie de guerre est indissociable d'une écologie de paix. Il faut préserver le Pacte vert et sortir les investissements écologiques des critères de Maastricht. Il faut lutter contre la propagande russe et les vecteurs de sa diffusion, et notamment le réseau X.
Au peuple ukrainien, nous réitérons notre plein soutien et notre admiration. Nous devons renforcer notre soutien militaire et financier pour compenser le désengagement américain, aussi longtemps qu'il le faudra. Mobilisons les avoirs des oligarques russes gelés en Europe. Le triomphalisme de Poutine ne doit pas nous leurrer. Nous devons continuer à affaiblir la Russie.
Nous exigeons qu'aucun accord de cessez-le-feu et de paix ne soit conclu sans les représentants du peuple ukrainien et sans la participation de l'Union européenne. Nous exigeons la libération de tous les prisonniers ukrainiens, ainsi que le retour des enfants déportés.
Nous devons faire prévaloir le droit, la paix et être un point de repère pour le monde libre. Nous n'avons d'autre choix que d'être à la hauteur. (Applaudissements sur les travées du GEST ; M. Pierre-Alain Roiron applaudit également.)
M. Christopher Szczurek . - Trois ans que l'Ukraine lutte avec courage, dans les tranchées et sous les bombes. Nous déplorons 1 million de victimes civiles et militaires.
Pendant soixante-dix ans, la France et l'Europe ont cru que le droit international et la protection américaine garantiraient la paix pour toujours. Mais l'Europe de l'Est redevient le lieu des appétits de la puissance impérialiste russe. La Pologne chère à mon coeur craint légitimement l'avenir.
Les Européens regardent un conflit sur leur sol se décider ailleurs. Trump négocie une paix au prix du racket d'une Ukraine dévastée - à laquelle nous réaffirmons notre soutien. Une telle résolution du conflit est inquiétante pour l'Europe, car elle entérine la loi du plus fort et le retour d'une diplomatie fondée sur la force brute.
Quel est le bilan de l'action du Président de la République ? Il a cru éviter la guerre en allant voir Poutine. Résultat : les troupes russes ont attaqué l'Ukraine quelques jours plus tard. (M. Sébastien Lecornu proteste.) Il est ensuite allé voir Zelensky. Résultat : le verbe « macroner » entre dans le dictionnaire ukrainien, pour signifier que l'on parle beaucoup sans jamais agir. Quand il rencontre Trump, le soir même, ce dernier déclenche une guerre commerciale contre l'Union européenne. C'est un fiasco, dont la France sort humiliée.
Il aurait plutôt fallu renforcer notre souveraineté nationale militaire et industrielle, développer nos infrastructures énergétiques et fonder notre diplomatie sur des relations interétatiques puissantes. Au lieu de cela, le Président de la République fait miroiter une européanisation de notre force nucléaire, qui conduirait à une perte de souveraineté définitive.
M. Rachid Temal. - Mensonge !
Mme Marie-Arlette Carlotti. - C'est Poutine qu'il faut attaquer !
M. Christopher Szczurek. - La seule réponse de la France, c'est la dette et l'extension infinie des compétences de Bruxelles.
Pourtant, dès le début du conflit, Marine Le Pen avait demandé que la France prenne l'initiative d'une conférence sur la paix.
M. Rachid Temal. - Poutine est votre banquier...
M. Christopher Szczurek. - La diplomatie française gesticule pour masquer son impuissance.
Face aux défis du monde, l'unique réponse reste celle de la souveraineté française et de tous les pays européens. La paix est à ce prix. (M. Joshua Hochart applaudit.)
Présidence de M. Pierre Ouzoulias, vice-président
M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères . - Il n'y a rien à retirer de l'intervention du président Cédric Perrin. Son invitation à plus d'autonomie est d'ailleurs l'objet de la rencontre de jeudi prochain, à Bruxelles, entre les chefs d'État et de gouvernement, qui discuteront d'autonomie en matière de défense. Saisissez-vous de ces questions pour les porter dans les territoires, car ce qui se joue en Ukraine a de lourdes conséquences pour notre pays.
Monsieur Kanner, nous voulons un traité de paix qui tire les leçons des erreurs du passé, et notamment des accords de Minsk, dont les parties prenantes ont eu la faiblesse de croire que Poutine s'arrêterait là ; faute de garanties de sécurité sérieuses, ce cessez-le-feu a été violé plus de vingt fois.
La France se saisira des instruments prévus par le plan européen massif de 800 milliards d'euros : flexibilité dans l'application des critères de Maastricht, facilités de prêts, réemploi des fonds non utilisés, etc.
Sur la guerre commerciale, une récession s'annonce déjà aux États-Unis à la suite des annonces de Donald Trump. Nous devons faire comprendre aux États-Unis que cette guerre est contraire à leurs intérêts et que nous nous y opposerons fermement. Nous établirons aussi des relations commerciales privilégiées avec d'autres partenaires, fiables.
Vous avez déploré la réduction des moyens de la diplomatie française ; mais c'est sur l'aide publique au développement (APD) que les efforts ont été consentis - non sans difficultés bien sûr.
Le tribunal spécial pour le crime d'agression de la Russie contre l'Ukraine devrait voir le jour en mars.
Monsieur Cadic, le livret suédois que vous avez mentionné a bien été traduit en français et je le remets au Premier ministre. (M. Jean-Noël Barrot remet le document à M. François Bayrou.)
La propagande russe s'invite parfois sur les chaînes d'information continue, et même sur ces bancs. Nous nous en prémunissons et nous ripostons de façon de plus en plus offensive.
Monsieur Patriat, je citerai Robert Schuman : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la hauteur des dangers qui la menacent. » Or la Russie est devenue une menace. Le Président de la République appelle de ses voeux une révolution copernicienne de la défense européenne, que les Européens sont en train de faire leur.
Monsieur Malhuret, les Européens sont de plus en plus nombreux à sortir du déni en matière de livraisons d'armes. L'un des objectifs de notre génération sera de vaincre les totalitarismes : vaste programme !
Mme Cukierman, qui a dénoncé la brutalité de Donald Trump, n'a eu aucun mot pour dénoncer celle de Vladimir Poutine, qui s'est pourtant rendu coupable de crimes de guerre avec la déportation d'enfants. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP, du RDPI, du RDSE, du GEST et sur quelques travées du groupe SER)
M. Christian Cambon. - Eh oui, bien sûr !
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - N'hésitez jamais à rappeler le mandat de la Cour pénale internationale à l'encontre de Vladimir Poutine, comme vous le faites pour Benyamin Netanyahou. Outre ses crimes contre des enfants, Vladimir Poutine a violé le droit international de multiples fois et tente la plus grande annexion territoriale depuis soixante-quinze ans...
À Istanbul, en avril 2022, a eu lieu la première discussion de paix entre Russes et Ukrainiens - sans aucune garantie de sécurité pour l'Ukraine. Vladimir Poutine avait alors remis en cause la légitimité des responsables politiques ukrainiens - et, vous verrez, il le refera ! La légitimité de Volodymyr Zelensky, héros de guerre, a pourtant été confirmée à l'unanimité par le Parlement ukrainien.
J'invite chacun à ne pas reprendre la rhétorique du Kremlin selon laquelle ce conflit serait la faute de l'extension de l'Otan - alliance défensive - vers l'est. Il est né en réalité de l'aspiration européenne du peuple ukrainien que Vladimir Poutine a voulu étouffer.
Je m'inscris en faux contre la proposition de Mme Cukierman. Des concessions territoriales, sans garanties de sécurité, c'est une capitulation, dont le coût serait incalculable, y compris pour la France.
Oui, madame Carrère, Vladimir Poutine demandera un changement de régime - il le fait à chaque fois - . Merci d'avoir reconnu les efforts du Président de la République pour éveiller les consciences européennes. L'initiative franco-britannique n'est pas si fragile : je rejoins dans quelques instants mon homologue pour y travailler ensemble.
Monsieur Gontard, votre phrase qui débutait par « Le vertige saisit... » était un alexandrin, m'a dit le Premier ministre. (M. François Bayrou s'en amuse ; sourires et quelques applaudissements)
M. Rachid Temal. - C'est la note artistique.
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Il y en avait un autre, je vous laisse le trouver. (Nouveaux sourires)
M. Yannick Jadot. - Et même plus ! (Mêmes mouvements)
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Vous avez dit que vouloir la paix ce n'est pas la capitulation, c'est aussi une force, car nous ne pourrons opposer que de la force à Vladimir Poutine.
Oui, nous devons réduire notre dépendance aux engrais et aux énergies fossiles, avec le nucléaire et les énergies renouvelables.
Monsieur Szczurek, vous reprochez beaucoup de choses au Président de République : d'avoir rencontré Poutine - mais c'était avant la guerre - , d'être impopulaire en Ukraine... Je vous invite à vous rendre en Ukraine, vous constaterez qu'il y est plus populaire que dans d'autres pays européens.
M. Yannick Jadot. - Plus qu'en France ! (Rires)
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Vous vous faites le relais de la propagande russe et c'est regrettable.
La souveraineté de la France et de l'Europe se joue sur la ligne de front ukrainienne. Nous mettrons les bouchées doubles pour apparaître ce que nous sommes : une puissance qui s'ignore, mais qui va se révéler. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, INDEP, du RDPI et sur quelques travées des groupes Les Républicains et SER)
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées . - Les crédits de la loi de programmation militaire de 2025 et les avoirs russes gelés vont nous permettre d'élaborer un premier paquet d'aides à l'Ukraine.
Les garanties de sécurité peuvent prendre plusieurs formes. Madame Cukierman, on ne peut pas dire que c'est une « hérésie » de continuer à aider l'armée ukrainienne lorsque les armes se tairont ! Un État souverain n'aurait-il pas le droit d'avoir une armée pour se protéger ? La première des garanties de sécurité, c'est d'aider l'armée ukrainienne dans la durée, d'où la création de la brigade Anne de Kiev. La question de la formation et celle des équipements sont clés. Nos industriels doivent prendre davantage de risques, en investissant sur place. Nous devons aussi reconstituer des stocks stratégiques, qui seraient préfléchés vers l'Ukraine en cas d'urgence.
J'insiste sur le terme de « troupes de paix », car il n'est nullement question de troupes de combat en Ukraine - certains entretiennent la confusion... Notre armée a l'habitude d'être une force de réassurance, d'observation et de déconfliction. Mais de grâce, ne réduisons pas les garanties de sécurité au seul envoi de troupes.
Je remercie les forces politiques d'être, à chaque budget, au rendez-vous du réarmement. Les orientations de la loi de programmation militaire sont bonnes et ne sont pas caduques. Cela dit, le contexte a changé depuis son adoption. D'où la demande de mise à jour de la revue nationale stratégique de M. Temal.
En effet, la Russie réinvente la guerre. J'ai communiqué cet après-midi sur l'agression, en Méditerranée orientale, d'un de nos drones Reaper par un Soukhoï. Mais la Russie s'ingénie aussi à contourner par le bas notre dissuasion nucléaire : guerre informationnelle, manipulation des flux énergétiques, cybermenace, etc.
La réponse n'est pas que militaire, car toutes nos infrastructures civiles, dans les associations, les collectivités locales, les entreprises, sont concernées. Sur ces sujets, je me tiens à votre disposition, car il n'y aurait rien de pire que de répondre à la guerre d'hier.
Quelques pistes sont devant nous. Face au désengagement américain, il faut un réengagement capacitaire français, sur les frégates, les avions, les drones... Nous devrons aussi faire un retour d'expérience sur la guerre électronique en Ukraine. Des technologies accélèrent les ruptures : intelligence artificielle, mais aussi quantique. Nous devrons définir ce que nous voulons faire en franco-français et ce que nous choisissons de faire à plusieurs, pour mutualiser les factures.
J'en viens au spatial : la tuyauterie européenne existe. Rien ne serait pire que de reculer. Il s'agit de Starlink, de l'observation, des télécommunications, voire de fonctions militaires plus dures. En matière spatiale, nous risquons le décrochage.
Monsieur Szczurek, vous avez parlé de « partage de la dissuasion ». Si l'on est patriote, on ne fait pas dire au Président de la République ce qu'il n'a pas dit, surtout sur un tel sujet ! Dire que nos intérêts vitaux ont une dimension européenne ne signifie pas partager la dissuasion nucléaire. (M. Christopher Szczurek le conteste.) Cela fait plusieurs fois que je clarifie les propos de votre parti ces derniers jours : ces mauvais débats affaiblissent notre défense. (Applaudissements ; M. Christopher Szczurek s'exclame.)
M. Rachid Temal. - Mais ils le font exprès !
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Si le Président de la République est élu au suffrage universel direct, c'est pour avoir la légitimité d'utiliser l'arme nucléaire. Chaque candidat à l'élection présidentielle en 2027 donnera sa conception des intérêts vitaux - même si c'est l'ambiguïté stratégique qui nous protège.
Toutes les capitales européennes nous interrogent sur notre dissuasion.
Notre dissuasion nucléaire n'est pas pensée dans une logique égoïste - c'est un acquis de de Gaulle à Macron. Le parapluie américain, ça n'a jamais été un partage de la dissuasion nucléaire ! Il faut dire les choses avec clarté, pour contrer les mauvais procès.
Au niveau européen, les acquisitions communes fonctionnent. Elles sont particulièrement intéressantes pour les pays qui, comme nous, ont une industrie de défense. On l'a vu sur le Caesar et le Mistral, on est capable d'attirer des pays, parfois inattendus, à l'instar de la Hongrie. (M. Rachid Temal s'exclame.)
À Bruxelles, on est passé de la taxonomie à « produire plus vite ». (M. Cédric Perrin apprécie.) À chaque fois que nous adoptons ou transposons une directive, nous devons évaluer son impact sur notre industrie de défense, qui n'est pas une industrie comme les autres, que l'on pense aux questions de souveraineté et d'emploi.
Avant d'aller vers la fiscalité, monsieur Kanner, demandons aux opérateurs de prendre des risques - levées de fonds, prêts bancaires -, dans une logique de patriotisme financier.
Nous réfléchissons aussi à mobiliser l'épargne des Français.
M. Christian Cambon. - Le Sénat l'a proposé.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - C'est vrai. Nous devons trouver le produit ad hoc.
Ce débat doit vivre devant l'opinion publique française. Nos concitoyens sont inquiets. Dans d'autres capitales européennes, plus proches de la Russie, on a peur.
Nous avons hérité d'un système de sécurité et de défense performant. Pour le léguer à ceux qui viendront après nous, nous devons faire les bons choix politiques. (Applaudissements)
M. François Bayrou, Premier ministre. - Je remercie l'ensemble des sénateurs restés jusqu'à la fin du débat - ce n'est pas le cas dans toutes les assemblées...
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - C'est dit !
M. François Bayrou, Premier ministre. - Je suis frappé par l'investissement de tous les groupes dans cette réflexion historique.
Personne ne nie que nous changeons d'ère. Nous vivions depuis quatre-vingts ans dans un cadre qui s'est profondément dégradé. En tant que responsables, nous devons remettre en question notre façon de voir les choses et nos priorités. Votre engagement dans ce débat est un indice que les citoyens que vous représentez ont pris conscience de ces changements.
Comme toujours, c'est devant l'opinion publique que cela se jouera. Notre responsabilité fait la grandeur de notre démocratie. (Applaudissements au centre et à droite)
La séance est suspendue quelques instants.
Accords franco-algériens dans le domaine de l'immigration et de la circulation des personnes
M. le président. - L'ordre du jour appelle le débat sur les accords franco-algériens dans le domaine de l'immigration et de la circulation des personnes, à la demande du groupe Les Républicains.
Mme Muriel Jourda, pour le groupe Les Républicains . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Pourquoi notre groupe a-t-il suscité ce débat ? Il s'agit non pas de reprendre l'historique des relations passées entre nos deux pays ; nous aurons du mal à trouver un accord sur un récit commun - le Président de la République a parlé, jusqu'à l'écoeurement parfois, d'une forme de dette de la France vis-à-vis de l'Algérie.
Il s'agit en fait d'aborder la politique migratoire entre nos deux pays, une politique qui consiste à définir qui rentre, qui reste et à quelles conditions.
En 1968, un accord unique en son genre a été signé entre nos deux pays. C'est un accord extrêmement complet, qui écarte presque tout le droit commun codifié dans le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda).
Cet accord comporte certaines dispositions plus défavorables que le droit commun, mais dans l'ensemble, il lui est plus favorable.
Pourquoi pas ? Les relations entre nos deux pays sont anciennes. Il y a beaucoup d'Algériens en France ; sur les 4 millions de titres de séjour en cours de validité, plus de 600 000 concernent des Algériens. Il y a aussi beaucoup de Franco-Algériens en France.
Mais cet accord, qui fait un traitement de faveur aux Algériens, n'est pas du tout réciproque. L'immigration irrégulière est presque aussi importante que l'immigration régulière. Avec Olivier Bitz, nous avions constaté que 40 % des personnes retenues dans les centres de rétention administrative étaient d'origine algérienne.
Le système est donc totalement déséquilibré : nos dispositions sont favorables à l'Algérie, laquelle ne respecte pas le droit international, puisque - vous l'avez vu - elle refuse de reprendre ses ressortissants.
Devons-nous accepter cette situation ? Non.
Faut-il négocier ? Pourquoi pas. Mais pas comme les bourgeois de Calais qui, la mine basse, remettent les clefs de la ville. Nous avons besoin d'armes juridiques pour négocier. Nous préconisons donc de ne pas écarter la possibilité de mettre fin aux accords migratoires favorables à l'Algérie, tant que ce pays n'aura pas un comportement normal vis-à-vis de la France.
Mettre fin à ces accords reviendrait à rétablir des relations équilibrées entre deux nations souveraines, qui ne se doivent plus grand-chose. La France reprendra ainsi fermement la main sur sa politique migratoire. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; M. Olivier Bitz applaudit également.)
M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe. - Je remercie le Sénat d'avoir organisé ce débat. Nous partageons votre objectif, madame Jourda : maîtriser nos frontières et faire partir ceux qui n'ont pas vocation à y rester légalement. C'est l'objectif du ministre des affaires étrangères et du ministre de l'intérieur, Bruno Retailleau, et c'est aussi le mien, puisque ces questions se posent aussi à l'échelle de l'Union européenne.
Les relations entre nos deux pays sont le fruit de notre histoire commune. Elles sont régies par un certain nombre de textes, dont l'accord de 1968, déjà révisé à trois reprises, et qui doit, comme l'a demandé le Président de la République, faire l'objet d'une renégociation. En 2022, nous avions trouvé un point d'accord avec le gouvernement algérien à cet égard.
Sachez que les pseudo-influenceurs qui tiennent des discours de haine à l'égard de la République - et que le ministre de l'intérieur a, à juste titre, souhaité expulser - sont régis par un protocole qui date de 1994, et que l'Algérie ne respecte pas. Cela doit aussi faire l'objet d'un rapport de force.
Mme Corinne Narassiguin . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER ; M. Ian Brossat applaudit également.) « Une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algérien » : c'est par ces mots qu'Emmanuel Macron a demandé à Benjamin Stora de rédiger un rapport sur les questions mémorielles liées à la colonisation et à la guerre d'Algérie. Nous en sommes loin.
Nous nous retrouvons encore une fois pour débattre de l'immigration, obsession de certains de nos collègues. (L'oratrice se tourne vers la droite de l'hémicycle.) Monsieur le ministre, je me réjouis de vous voir, plutôt que le ministre de l'intérieur, qui tourne en boucle sur ce sujet, qui n'est pourtant pas de sa compétence... (Murmures désapprobateurs sur les travées du groupe Les Républicains)
En raison des liens historiques, culturels et politiques qui lient nos deux pays, l'accord de 1968 déroge au droit commun ; mais il s'en est rapproché à la faveur de la signature d'avenants - dont deux sous des gouvernements de gauche.
Cela étant dit, l'attitude de l'Algérie n'est pas acceptable : elle n'a pas à refouler ses ressortissants présents illégalement sur notre territoire. Les déclarations du régime à l'encontre de Boualem Sansal sont également scandaleuses : il doit être libéré.
La France doit être ferme avec l'Algérie lorsqu'elle ne respecte pas nos accords. Le Président de la République et le ministre de l'Europe et des affaires étrangères doivent engager un dialogue exigeant.
Mais la population algérienne n'a pas à payer l'attitude de son gouvernement. Nous sommes donc fermement opposés à une dénonciation unilatérale de l'accord de 1968. Telle est aussi la position du Président de la République, qui a contredit son Premier ministre et son ministre de l'intérieur : cette cacophonie au sommet de l'État est insupportable et affaiblit la voix de la France.
Les tensions avec l'Algérie, qui s'accumulent depuis deux décennies, vont bien au-delà de la question migratoire. La reconnaissance soudaine de la marocanité du Sahara occidental, sans geste en direction d'Alger, a été une erreur grave ; la visite, la semaine passée, du président Larcher au Sahara occidental n'était sans doute pas la plus opportune. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains ; marques de soutien à l'oratrice sur les travées du GEST)
M. Christian Cambon. - Comment pouvez-vous dire ça ?
Mme Corinne Narassiguin. - Et le Gouvernement souffle sur ces braises. L'accord de 1968 ne traite pas d'immigration illégale ni de lutte contre le terrorisme. En menaçant de résilier l'accord de 1968, vous utilisez la rente mémorielle de notre douloureuse histoire commune à des fins de politique intérieure. (Mme Valérie Boyer proteste.)
Alors qu'il faudrait reprendre le dialogue, vous proposez de rompre un accord qui nous lie à l'Algérie. Le caractère dérogatoire de cet accord reste justifié par la profondeur de nos liens humains et historiques et par l'imbrication de nos liens économiques, sécuritaires et politiques. Cet accord est indissociable de l'histoire singulière et complexe de nos deux pays, marquée par cent trente-deux ans de colonisation, dont huit ans de guerre d'indépendance.
Oui, l'accord doit évoluer, par la voie diplomatique. Le Président de la République l'a rappelé hier, et c'est heureux. Une dénonciation unilatérale désarmerait la France, puisqu'elle signifierait la fin de la délivrance des laissez-passer consulaires - 3 000 en 2024.
Une dénonciation de l'accord serait aussi contraire au droit international : quel serait le régime juridique applicable aux mobilités régulières entre les deux pays ?
Pour votre groupe et pour son ancien président - ministre de l'intérieur et candidat au sein des élections internes à son parti - , la relation franco-algérienne se limite à un problème migratoire ; vous ne mesurez pas l'impact économique désastreux pour la France qu'aurait la suspension de cet accord. (Protestations à droite ; répliques à gauche)
Vous partez du terrible préjugé, au relent colonial, que l'Algérie et les Algériens ne seraient rien sans la France. Or en cas de rupture, la France a beaucoup à perdre. L'Algérie est un partenaire économique crucial - plus de 11 milliards d'euros d'échanges en 2023. Au reste, que direz-vous aux 450 entreprises françaises présentes en Algérie, aux 6 000 entreprises qui exportent vers l'Algérie, aux médecins algériens qui tiennent à bout de bras notre système hospitalier et à nos agriculteurs, dont les exportations de blé vers l'Algérie ont déjà chuté ? Et notre coopération avec l'Algérie permet de lutter contre le terrorisme au Sahel.
Vous courrez après l'extrême droite, mais vous nous emmenez dans le mur. Vous prétendez protéger la France par des coups de force ; en réalité, vous nous affaiblissez.
Selon Yazid Sabeg et Jean-Pierre Mignard, des milliers de familles, des millions de personnes - quelque 4 millions de binationaux - vivent dans un enchevêtrement d'appartenances, de souvenirs, de cultures. Ils sont la marque indélébile d'un destin partagé. Cette jeunesse, issue de l'immigration algérienne, ancrée dans la République, désireuse de concilier son appartenance à la nation française sans renier son algérianité, est le socle de notre avenir commun.
Mais c'est une réalité française que vous ne voulez pas voir. Mais dénoncer l'accord de 1968 ne la fera pas disparaître, bien au contraire.
Reprenons le dialogue avec l'Algérie et réactivons le groupe technique bilatéral de suivi de l'accord de 1968 afin de construire un nouveau cadre de relations diplomatiques apaisées, qui reconnaisse la complexité de notre histoire commune, pour mieux la dépasser. C'est notre intérêt économique et sécuritaire ; c'est le sens de notre histoire ; c'est réconcilier la France avec elle-même. (Applaudissements à gauche)
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - Oui, nous souhaitons renégocier l'accord de 1968, déjà trois fois remanié, pour procéder à des alignements sur le droit commun, attirer des talents et être exigeants en matière d'intégration républicaine.
La France s'est beaucoup investie en faveur de la reconnaissance de la mémoire, dans un dialogue sincère et honnête, à la suite des travaux de l'historien Benjamin Stora. Mais le rapport à la France fait l'objet d'une rente mémorielle et politique en Algérie.
Je vous remercie d'avoir rendu hommage à Boualem Sansal, notre compatriote emprisonné sans fondement, héraut de la liberté d'expression et de l'universalisme. Son état de santé nous préoccupe. La diplomatie française se mobilise pour sa libération.
Il ne faut pas opposer nos relations avec le Maroc et avec l'Algérie. La France a une relation stratégique profonde avec le Maroc. Le Sahara occidental relève de la souveraineté marocaine, comme d'autres pays l'ont également reconnu. (M. Mickaël Vallet s'exclame.)
Mme Corinne Narassiguin. - La voie diplomatique est la seule viable. Benjamin Stora l'a dit : la rente mémorielle est utilisée des deux côtés de la Méditerranée. Nous avons besoin de relations apaisées avec tous les pays du Maghreb, mais notre histoire est plus complexe avec l'Algérie. Ne laissez pas le ministre de l'intérieur faire de la relation franco-algérienne la victime de ses obsessions migratoires. (M. Thomas Dossus approuve ; vives protestations à droite.) La France doit parler d'une seule voix pour dire non à cette politique de la terre brûlée ! (Applaudissements à gauche)
Mme Vanina Paoli-Gagin . - (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP) En 1830, la France se lance dans la conquête de la régence d'Alger, territoire de l'Empire ottoman. Les cent trente-deux années pendant lesquelles l'Algérie a été territoire français et la guerre qui a mis fin à cette situation constituent l'histoire douloureuse que nos deux pays ont en partage.
Six ans après la fin de la guerre, des accords ont été conclus visant à faciliter l'immigration des Algériens en France. II est souvent dit que la France cherchait à satisfaire ses besoins en main-d'oeuvre, et c'est juste. Mais si elle a offert des facilités aux Algériens, elle n'a forcé personne. Que de nombreux Algériens aient choisi d'en bénéficier montre que ces clauses ne leur étaient pas défavorables.
De fait, ces dispositions dérogatoires octroient aux Algériens des avantages appréciables. En 2023, la France comptait sur son sol 2,5 millions d'étrangers, dont près de 900 000 Algériens. Nombre de nos concitoyens ont la double nationalité.
Les relations entre nos deux peuples sont fortes et doivent être préservées. Hélas, le gouvernement algérien continue de ressasser le passé colonial. Il a même réintroduit dans l'hymne national algérien un couplet demandant à la France de rendre des comptes.
Les comptes, la France les a rendus depuis longtemps, et l'Algérie est un pays indépendant depuis près de soixante-trois ans. C'est le gouvernement algérien qui est responsable devant son peuple. La colonisation a eu son lot de conséquences néfastes, mais ne peut pas tout expliquer.
Le Vietnam aussi a été colonisé par la France, puis a obtenu son indépendance de haute lutte. Malgré l'énorme rente gazière de l'Algérie, la croissance de ce pays est très inférieure à celle du Vietnam. La rente mémorielle n'est pas un facteur de développement économique. Tant que le gouvernement algérien instrumentalisera le passé pour cacher ses propres lacunes, nos relations s'en trouveront dégradées.
La dégradation fâcheuse des relations franco-algériennes a été aggravée par plusieurs événements récents, à commencer par la reconnaissance française de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Pays souverain, la France est libre de ses positions diplomatiques. Puis, en novembre dernier, Alger a arrêté un écrivain franco-algérien de 75 ans, malade : accusé d'avoir porté atteinte à l'unité nationale algérienne, Boualem Sansal est en réalité puni pour avoir tenu des propos qui déplaisent au gouvernement. Enfin, le gouvernement algérien a décidé illégalement de refuser le retour de certains de ses ressortissants expulsés par la France, parmi lesquels des influenceurs douteux et l'auteur de l'attentat terroriste de Mulhouse.
Dans ces conditions, la France doit s'interroger sur le devenir des accords qui la lient à l'Algérie en matière d'immigration. Il y a deux ans déjà, Édouard Philippe insistait sur la nécessité de ce réexamen ; il a été rejoint par de nombreux responsables politiques.
L'une des premières conditions de l'application du droit international est la réciprocité. Les refus du gouvernement algérien d'accueillir sur son sol ses ressortissants ne peuvent perdurer. Déjà révisés plusieurs fois, ces traités peuvent très bien être renégociés de nouveau. Nous considérons qu'ils doivent l'être et souhaitons qu'un accord soit trouvé. Mais la France ne doit pas s'interdire de les dénoncer si aucune solution satisfaisante n'est trouvée. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP et sur de nombreuses travées du groupe Les Républicains ; MM. Olivier Bitz et Jean-Baptiste Lemoyne applaudissent également.)
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - Nous recherchons en effet une solution bénéfique pour nos deux peuples. Nous ne voulons pas cibler le peuple algérien, mais ceux qui prennent les décisions. L'accord de 2007, révisé en 2013, facilite notre relation diplomatique, mais est très avantageux pour les responsables algériens ; il peut aussi être mis sur la table. Nous avons d'ailleurs déjà durci son application, en visant la nomenklatura. Nous ne sommes pas dépourvus d'outils pour défendre nos intérêts dans la relation avec l'Algérie.
Mme Valérie Boyer . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Les conséquences de cet accord sont considérables, et les Français en ignorent le poids budgétaire.
La France abrite une diaspora algérienne de 2,6 millions de personnes au minimum, dont 900 000 immigrés stricto sensu. Cette immigration a explosé : le nombre d'Algériens présents sur le sol français a été multiplié par 33 entre 1946 et 1972.
Or à peine plus de 10 % des Algériens expulsables ont été renvoyés de façon coercitive et 43 % des places en CRA sont occupées par des ressortissants algériens, comme l'a indiqué Muriel Jourda. Je rappelle que l'auteur présumé de la barbarie de Mulhouse, un Algérien en situation irrégulière, a été refusé dix fois par son pays !
La haine de la France est instrumentalisée par le président Tebboune, qui entend chasser notre langue des écoles privées et laisser en France de prétendus influenceurs qui, en réalité, nous menacent : « nous allons tous vous violer », annoncent certains... Sans parler du refrain anti-français réintroduit dans l'hymne algérien.
Mais je veux surtout vous parler d'un homme. Depuis plus de cent jours, notre compatriote et ami Boualem Sansal, pourtant gravement malade, est retenu en otage par un régime qui bafoue la liberté d'expression. Le régime autoritaire qui l'a arrêté brutalement et sans réel motif affiche en outre son antisémitisme en lui demandant de récuser son avocat parce que juif. Et que dire des traitements discriminants infligés aux femmes, aux Berbères, aux Kabyles ? Des campagnes racistes menées par les médias d'État contre les migrants, notamment africains ?
Mme Valérie Boyer. - Dans ces conditions, pourquoi le Président de la République a-t-il contredit le Premier ministre et le ministre de l'intérieur, offrant au président Tebboune la possibilité de se jouer de nos divisions ? Pourquoi exprimer une repentance perpétuelle alors que nous ne récoltons que mensonges et humiliations ? Lorsque nous nous engageons dans ce chemin avec l'Algérie, il n'y a ni limite ni fin. Il faut en finir avec les procès en culpabilisation et la rente mémorielle !
Comme le Sénat l'a demandé, sur l'initiative de Bruno Retailleau, dans sa résolution du 26 juin 2023, nous voulons que le Président de la République dénonce cet accord, non pour rompre toute diplomatie, mais pour la reconstruire sur de nouvelles bases, fermes, respectueuses et réciproques.
Nous devons lutter contre ceux qui entretiennent la haine de la France, sans oublier la main qui nourrit cette haine. Comme l'écrit Jean Sévillia, « nous pourrons regarder en face l'histoire de la présence française en Algérie le jour où l'opprobre ne sera plus jeté sur les Européens d'Algérie et les harkis et leurs descendants ». (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; M. Marc Laménie applaudit également.)
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - Nous sommes nombreux à admirer l'oeuvre et le courage de Boualem Sansal dans son combat pour la liberté d'expression et l'universalisme.
S'agissant des laissez-passer consulaires, le taux de délivrance est passé de 6 à 41 %, mais cela reste très insuffisant. Certains ressortissants algériens sont refusés, alors même que les documents nécessaires sont remis aux autorités, en violation de toutes les règles. À l'issue du comité interministériel de contrôle de l'immigration du 26 février dernier, le Premier ministre a décidé qu'une liste d'individus serait soumise à Alger pour expulsion. Faute d'accord des autorités, nous réexaminerons l'ensemble de nos accords migratoires.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Bonne question !
Mme Valérie Boyer. - Prestation par prestation, que verse la France aux ressortissants algériens ? Nous avons les plus grandes difficultés à obtenir ces chiffres. La représentation nationale et nos compatriotes ont besoin d'être éclairés. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
Mme Nicole Duranton . - La France et l'Algérie : un passé douloureux qui, plus de soixante ans après l'indépendance algérienne, continue de susciter incompréhensions et tensions.
L'accord de 1968, conçu pour faciliter l'installation de travailleurs algériens sur notre territoire, leur confère un régime dérogatoire. Les Algériens bénéficient notamment de facilités d'entrée et de délivrance de titres, dont la durée peut aller jusqu'à dix ans.
En 1968, il s'agissait de répondre à un besoin économique précis et d'amorcer un nouveau départ commun pour nos deux pays. Mais le contexte a évolué, et certains événements ont concouru à une véritable crise diplomatique.
En juillet dernier, l'Algérie s'est offusquée du soutien exprimé par la France au plan d'autonomie marocain au Sahara occidental. En novembre, Boualem Sansal a été arrêté à Alger : qualifié par le président Tebboune d'imposteur envoyé par la France, ce franco-algérien est toujours incarcéré, en dépit de sa santé fragile. L'attitude proprement hostile des autorités algériennes vis-à-vis de la France ne laisse pas d'inquiéter.
Dans ce contexte, il est légitime de se pencher sur les accords de 1968. Les facilités que la France accorde depuis des décennies aux Algériens semblent en décalage avec l'attitude de ce pays, dont la coopération en matière d'immigration irrégulière est très insuffisante. L'assaillant qui a tué une personne et en a blessé d'autres il y a quelques jours à Mulhouse est resté sur le sol français, car l'Algérie a refusé à dix reprises de le reprendre... Ce terroriste radicalisé et plusieurs fois condamné ne serait pas passé à l'acte sur notre sol si l'Algérie avait respecté ses obligations.
En janvier dernier, l'influenceur algérien Doualemn, expulsé légalement par la France, a été renvoyé à Paris le jour même. Les autorités algériennes bafouent ouvertement leurs engagements envers la France.
Nous ne pouvons l'accepter. C'est pourquoi, lors du comité interministériel de contrôle de l'immigration, le 26 février, le Premier ministre a défini une ligne claire : la France ne doit pas continuer à distribuer des visas ni à accorder des facilités d'accès aux ressortissants de pays ne respectant pas leurs obligations.
M. Christian Cambon. - Il a bien fait !
Mme Nicole Duranton. - Cette décision témoigne de toute la fermeté dont nous devons faire preuve envers les pays qui refusent de reprendre leurs ressortissants légalement expulsés.
En août 2022, les présidents Macron et Tebboune voulaient ouvrir une nouvelle ère dans les relations franco-algériennes. Nous ne devons pas renoncer à toute relation avec l'Algérie, en maintenant bien entendu une position de fermeté. L'Algérie doit respecter ses obligations envers la France, sans quoi nous serons dans notre droit en prenant les mesures propres à faire respecter notre souveraineté en matière migratoire.
Notre passé commun est complexe, marqué par des blessures encore vives, mais aussi animé par des liens humains et culturels indéniables. Nos deux pays sont unis par des rapports étroits, notamment sur le plan mémoriel, comme l'a montré la commission Stora. Nos liens économiques se sont renforcés depuis le début de la guerre en Ukraine - je pense notamment aux exportations algériennes d'hydrocarbures vers la France.
Par la reprise du dialogue diplomatique, nous devons trouver une nouvelle manière de collaborer avec l'Algérie, dans un cadre équilibré et respectueux de la souveraineté de chacun. (Applaudissements sur les travées du RDPI)
M. Ahmed Laouedj . - (Applaudissements sur les travées du RDSE ; M. Akli Mellouli applaudit également.) Les tensions actuelles avec l'Algérie sont avant tout le fruit de surenchères politiques destinées à capter l'attention. Certains exacerbent les tensions par électoralisme. Nous devons être extrêmement vigilants face à ces dérives.
Le ministre des affaires étrangères a récemment déclaré : « si un pays ne coopère pas avec les autorités françaises, je proposerai que tous les pays européens en même temps puissent restreindre leur délivrance de visas. » Cette déclaration témoigne d'une vision simpliste, qui oublie que les relations internationales se bâtissent sur le respect et la coopération, non sur des menaces.
Loin d'être un privilège, l'accord franco-algérien de 1968 est le fruit d'une histoire partagée, faite de luttes et de réconciliations. Il a permis à des milliers de familles de contribuer à la richesse de notre nation, mais n'est plus aujourd'hui qu'une coquille vide : les procédures de visas et de résidence des ressortissants algériens sont devenues aussi complexes que pour les autres étrangers. Ce débat est donc un faux débat.
L'Algérie est un acteur clé sur le continent africain. Il est dans l'intérêt de nos deux pays de maintenir une coopération pragmatique. Je pense en particulier à la santé : de nombreux médecins algériens contribuent à combler nos déserts médicaux. L'Algérie est un marché clé pour nos exportations et reste un partenaire stratégique, notamment en matière de sécurité et de renseignement.
Derrière cette escalade, il y a des stratégies électorales. À l'approche des échéances de 2027, certains cherchent à se poser en défenseurs de l'identité nationale en jouant avec les peurs. Nous devons arrêter ce jeu dangereux, consistant à instrumentaliser l'immigration pour des raisons électorales.
À cet égard, la position du Président de la République mérite d'être soulignée. (Murmures à droite) Il a clairement sifflé la fin du jeu en rappelant que les relations entre la France et l'Algérie ne devaient pas être instrumentalisées à des fins politiques et que des millions de Français nés de parents algériens vivent en paix avec les valeurs de la République.
Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux États-Unis et ancien représentant permanent français à l'ONU, a lancé cet avertissement clairvoyant : « tôt ou tard, nous conclurons que la politique suivie vis-à-vis de l'Algérie nous mène dans une impasse, et on fera appel aux diplomates pour réparer le gâchis. »
Il est impératif que nous mettions de côté l'électoralisme pour agir dans l'intérêt de notre pays, mais aussi de la coopération internationale. Je vous invite à reconsidérer toute approche punitive et à favoriser une diplomatie pragmatique et constructive. (Applaudissements sur les travées du RDSE et sur de nombreuses travées à gauche)
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - Le ministre des affaires étrangères a dit que nous devions avoir une politique européenne en matière de visas. C'est à l'échelle européenne que nous serons les plus efficaces pour maîtriser l'immigration et éviter le contournement des règles. La mise en oeuvre du pacte européen sur la migration et l'asile va dans ce sens. Nous devons aussi réviser la directive Retour, pour rendre les expulsions plus efficaces. Tout cela n'est pas incompatible avec le dialogue et la diplomatie. Dans tous les cas, nous devons défendre nos intérêts, en Européens.
M. Olivier Bitz . - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Le débat public s'est emparé de la relation franco-algérienne dans le contexte dramatique de l'attentat de Mulhouse, qui a illustré l'échec de l'État à exécuter une OQTF en raison du non-respect par l'Algérie du droit international. La détention arbitraire de Boualem Sansal et les affaires récentes concernant des influenceurs algériens sont autant de signes convergents envoyés par le pouvoir algérien.
Le Président de la République a pourtant essayé de renouveler notre relation avec l'Algérie. Mais sa démarche visant à la normaliser sera restée vaine.
Nous savons tous l'importance des liens humains entre nos deux pays : 650 000 Algériens vivent en France et 30 000 Français résident en Algérie. Plus de 3 millions de personnes ont la double nationalité, la très grande majorité en France. Ces liens si spécifiques rendent, à mon sens, un peu illusoire une réponse commune à l'échelle européenne.
Je considère que la renégociation de l'accord de 1968, voire sa dénonciation en cas d'échec des discussions, est nécessaire, indépendamment même de la crise du moment. Quant à l'accord de 2007, sa suspension me semble devoir être directement envisagée, d'autant qu'elle ne concernerait que les cadres du régime.
Rapprocher la situation algérienne du droit commun en matière migratoire et de droit au séjour ne ferait qu'exprimer notre volonté de réduire les flux entrants sur notre sol. Rapprocher la situation algérienne du droit commun en matière d'accès aux droits sociaux, en particulier au RSA, serait une mesure de bon sens alors que nos finances publiques sont dans une situation critique et que nous voulons rendre notre pays moins attractif pour les flux migratoires, dont l'importance ne nous permet plus d'accueillir ceux qui arrivent conformément à notre modèle républicain.
L'accord de 1968 a mis en place un régime dérogatoire au droit commun dans le domaine migratoire. Dans notre rapport sur les accords internationaux en la matière, Muriel Jourda et moi-même montrons qu'il est globalement plus favorable à l'immigration que le droit commun, malgré les trois avenants signés.
L'immigration algérienne se distingue des autres flux par son volume. Loin d'être une coquille vide, comme l'a prétendu le président Tebboune, l'accord de 1968 a entraîné l'année dernière la délivrance de plus de 250 000 visas et 30 000 nouveaux titres de séjour. Les certificats de résidence bénéficiant à des Algériens représentent 15 % du stock de titres valides. Nous ne pouvons réduire les flux si nous ne revenons pas sur un accord dérogatoire de cette importance.
Le Premier ministre a raison : ce qui rend la situation insupportable, c'est que l'Algérie, non seulement ne manifeste pas un surcroît de coopération dans la lutte contre l'immigration illégale, mais ne respecte même pas ses obligations internationales. En 2023, seuls 34,9 % des laissez-passer consulaires demandés par la France à l'Algérie ont été délivrés. En 2024, moins de 10 % des Algériens expulsables ont pu être renvoyés.
Muriel Jourda et moi-même avons recensé 197 instruments internationaux dans le domaine migratoire : un joli fouillis, loin de la politique cohérente dont nous avons besoin. Nous avons aussi identifié une différence d'approche ancienne entre le Quai d'Orsay et la place Beauvau. Nous appelons de nos voeux une meilleure structuration de notre diplomatie migratoire, en particulier un fonctionnement plus régulier du comité interministériel de contrôle de l'immigration, qui ne s'était pas réuni au niveau ministériel depuis 2023.
Si nous ne pouvons réduire une relation bilatérale à la dimension migratoire, elle en est un aspect fondamental en ce qui concerne l'Algérie. La révision en profondeur de notre approche est indispensable.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - L'accord de 1968 ne régit pas les visas de court séjour, qui relèvent de Schengen. Cela illustre la nécessité de répondre à cette question à l'échelle européenne.
M. Ian Brossat . - (Applaudissements à gauche) Je le dis d'emblée : la nécessité de libérer Boualem Sansal ne fait l'objet d'aucun débat entre nous. Aucun écrivain, artiste ou intellectuel ne doit être derrière les barreaux pour les opinions qu'il défend.
S'il s'agit d'affirmer qu'il n'est pas acceptable qu'un pays refuse de reprendre ses ressortissants visés par une OQTF, cela nous rassemble aussi.
Mais tout le monde voit bien que ce débat est d'une tout autre nature. J'en veux pour preuve le contexte dans lequel il s'inscrit, de monopolisation du débat public par les questions migratoires. Il suffit de regarder notre ordre du jour récent : interdiction du mariage pour les personnes sans papier, allongement de la durée de rétention en CRA, remise en cause du droit du sol à Mayotte, réduction des prestations sociales pour les étrangers en situation régulière. Le tout à peine plus d'un an après le vote d'une loi Immigration qui s'est soldée par un lamentable fiasco.
Il s'agit d'une stratégie délibérée : saturer l'espace médiatique afin de faire oublier les enjeux liés aux salaires et au pouvoir d'achat, pourtant premiers sujets de préoccupation des Français. Notre récente niche parlementaire a permis que le mot « salaire » soit enfin prononcé dans notre assemblée. Pour certains, l'immigration est une sorte d'ardoise magique, qui permet d'effacer tous les autres sujets.
La montée des tensions avec l'Algérie s'inscrit dans ce contexte. Il y a quelques jours, Éric Zemmour a affirmé que la colonisation de l'Algérie avait été une bénédiction. Quant au fils d'un ancien Président de la République, il a appelé à brûler l'ambassade d'Algérie en France. Sans oublier les propos d'une ancienne tête de liste aux élections européennes, selon lesquels « l'Algérie a du sang sur les mains ».
Fondée sur une avalanche de contre-vérités, cette escalade est dangereuse pour notre cohésion nationale, alors que 12 % des Français ont des liens avec l'Algérie. Les accords de 1968 n'ont pas ouvert les vannes de l'immigration : ils visaient au contraire à la contrôler.
Quand on est ministre, on est jugé sur ses résultats : qu'avons-nous obtenu du Gouvernement algérien dans la période récente ? Rien.
On prétend que l'Algérie surfe sur une forme de rente mémorielle - une expression qui n'est pas très belle. Je pense surtout que la haine de l'Algérie et des Algériens sert de rente électorale à des responsables politiques français en mal d'imagination. Puisse ce débat retrouver de la raison et être animé par l'intérêt général. (Applaudissements à gauche ; M. Ahmed Laouedj applaudit également.)
M. Akli Mellouli . - Inscrire ce débat dans un contexte de manoeuvres politiciennes n'est ni sage ni responsable. De nombreuses femmes et de nombreux hommes, ponts entre nos deux pays, se sont sentis heurtés et blessés. Notre indignation est légitime, alors que de nombreux médecins algériens font fonctionner notre système de santé à bout de souffle.
Obsession de l'extrême droite et désormais du Gouvernement, l'accord de 1968 a déjà été révisé à trois reprises, Alger ayant toujours répondu favorablement. Aujourd'hui vidé de sa substance, il est plutôt un frein pour les Algériens, qui, par exemple, ne peuvent prétendre aux cartes compétences et talents instaurées en 2006. De même, les étudiants algériens sont soumis à une autorisation de travail, ce qui complique leur insertion professionnelle.
Ces débats relèvent donc plus du fantasme que de la réalité. Il y a d'un côté la propagande politique et de l'autre le droit, comme l'a rappelé une récente décision du tribunal administratif de Melun.
Au lieu de la retenue et du respect mutuel qui devraient s'imposer, le Gouvernement a opté pour l'outrance et le tapage. Cette surenchère a libéré une parole algérophobe, et nous assistons à d'inquiétantes dérives, comme si les polémiques faisaient une politique : ici, un membre du Gouvernement affirme que la colonisation a eu des effets positifs ; là, le fils d'un ancien Président de la République appelle à brûler l'ambassade d'Algérie. Pendant ce temps, le Premier ministre multiplie sommations et ultimatums.
S'agit-il d'une trumpisation de notre vie politique ? De la libération d'une algérophobie latente ? S'agit-il de donner des gages au RN, dont dépend la survie du Gouvernement ? Je crains que les trois explications ne se conjuguent.
J'ai toujours été engagé pour un rapprochement entre les deux rives de la Méditerranée et je suis convaincu que l'axe Paris-Alger peut se construire à l'exemple de l'axe Paris-Berlin. Mais cette relation doit être refondée sur la vérité, la justice et le respect mutuel.
Pour cela, il faut arrêter la reconnaissance mémorielle au compte-gouttes. L'histoire doit être assumée dans sa globalité, avec lucidité. Elle ne s'efface pas, ni ne se maquille pas au gré des opportunités électorales. Clemenceau, pourtant homme de son temps, disait déjà : « nous avons rempli l'Algérie de ruines et de cendres, nous avons à répondre de milliers d'hommes massacrés ». Le seul bienfait de la colonisation fut la décolonisation, ne vous en déplaise !
Nous approchons dangereusement du point de non-retour. Nous nous sommes brouillés avec le Mali, le Burkina Faso, le Niger, le Sénégal et le Tchad. Aujourd'hui, avec l'Algérie. Soit nous sommes des génies incompris, soit nous avons un sérieux problème dans notre manière d'aborder notre relation avec les nations africaines souveraines. Or pendant que nous accumulons brouilles et malentendus, d'autres avancent, travaillant à bâtir des relations fondées sur le respect mutuel et un partenariat gagnant-gagnant.
L'Algérie accueille près de 450 entreprises françaises, tandis que plus de 6 000 autres exportent vers ce marché. Avons-nous mesuré les conséquences de la crise actuelle sur ces entreprises et les milliers d'emplois qu'elles représentent ?
Dans le nouvel ordre international qui se dessine, il ne suffit plus d'imposer et de mépriser ; il faut écouter et construire des alliances solides. Si nous persistons à voir l'Afrique comme un théâtre où nous seuls dictons les règles du jeu, nous précipiterons notre déclassement.
M. le président. - Il faut conclure.
M. Akli Mellouli. - Adaptons notre logiciel diplomatique avant qu'il ne soit trop tard ! (Applaudissements à gauche)
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - Ces sujets méritent de la sérénité.
Je rappelle que le Président de la République a fait beaucoup pour la reconnaissance de l'histoire et des mémoires. Avec la commission Stora, il a voulu engager un dialogue sincère et respectueux. Il vient de rappeler la nécessité de respecter nos compatriotes d'origine algérienne et les binationaux, qui ne doivent pas être pris en otage.
Mais le Gouvernement a raison de vouloir défendre nos intérêts et se donner les moyens d'expulser ceux qui n'ont pas vocation à rester sur notre territoire. Il est normal que nous envisagions une renégociation de l'accord de 1968, qui a déjà été révisé à trois reprises.
La diplomatie, ce sont aussi des rapports de force, des jeux d'intérêt, parfois des ingérences. Dans certains pays africains que vous avez cités, nous avons désormais des juntes militaires soutenues par la Russie de Poutine, qui se livrent parfois à une désinformation massive contre notre pays, alors que nos troupes méritent soutien et respect. Sachons reconnaître nos torts, mais aussi nommer nos adversaires géopolitiques, à commencer par la Russie qui s'en prend directement à nos intérêts.
M. Akli Mellouli. - Le problème n'est pas que nous revendiquions la défense de nos intérêts. C'est que nous les défendions par l'invective et le mépris, au lieu du dialogue. Ces débats de caniveau n'honorent personne. Retrouvons la raison et renouons des échanges diplomatiques dans le respect mutuel. (On s'impatiente à droite.) Regardons la réalité en face : nous devons changer nos paradigmes !
M. Stéphane Le Rudulier . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Je m'exprime à cette tribune avec un sentiment d'urgence républicaine.
Les événements entre la France et l'Algérie dépassent de simples tensions diplomatiques. Nous sommes quasiment à un point de rupture. Le suspect de l'attentat de Mulhouse a été refusé quatorze fois par l'Algérie, et Boualem Sansal se meurt dans les geôles du régime algérien parce qu'il est trop libre et aime trop la France.
Plus de 2,5 millions de personnes d'origine algérienne vivent en France. En 2024, près de 250 000 visas ont été accordés aux Algériens, et 30 000 nouveaux titres de séjour. Dans le même temps, 33 000 Algériens ont été contrôlés en situation irrégulière en France et seules 3 000 personnes ont fait l'objet d'une procédure d'éloignement. Voilà qui illustre l'inefficacité de notre politique.
Mon propos n'est pas de stigmatiser le peuple algérien, qui aspire, comme nous, à la paix et à la prospérité. La source du problème est le régime algérien, un régime autoritaire qui a laissé prospérer une immigration irrégulière. Il faut répondre par des mesures graduées, comme le préconise le ministre de l'intérieur. Nous devons identifier les ressortissants algériens les plus dangereux pour les renvoyer dans leurs pays. Nous devons aussi nous interroger sur les accords de 1968 et de 2007. Il faut réfléchir à l'automaticité des visas et envisager la suspension des flux financiers vers l'Algérie.
Nous devons démontrer à l'Algérie que la France n'est plus une porte ouverte à ceux qui veulent abuser de notre générosité ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
Mme Olivia Richard . - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Ce sujet est sensible pour la sénatrice des Français de l'étranger que je suis. Je remercie Olivier Bitz d'avoir accepté de partager avec moi le temps de parole de notre groupe.
La diplomatie est la négociation de la paix par le dialogue - le contre-exemple américain nous le rappelle. L'actualité a montré le peu de cas que le régime algérien fait de l'accord de 1968. À l'évidence, il faut négocier un quatrième avenant, alors que seules 10 % des premières demandes de titres de séjour sont motivées par des raisons économiques. Du reste, la renégociation des accords a été actée en 2022.
Jean-Noël Barrot a rappelé que nous devions avoir des objectifs clairs. Cet espace de dialogue est indispensable pour nous : nous devons préserver les collaborations en matière de lutte contre le terrorisme et les trafics de drogue, notamment. Je rappelle que, l'année dernière, les éloignements vers l'Algérie ont été deux fois plus nombreux que vers le Maroc.
L'Algérie doit rester un partenaire ouvert aux exportations françaises, qui représentent 4,5 milliards d'euros par an. L'Algérie est notre deuxième fournisseur de gaz naturel et notre quatrième fournisseur de pétrole. Ce que nous perdons, c'est la Chine qui le gagne.
Radya Rahal envoie chaque jour à Olivier Cadic et moi-même les gros titres des médias algériens : ils soulignent la cacophonie des gouvernants français. Mme Rahal me fait régulièrement part des inquiétudes de la communauté française à Alger. Un dialogue exigeant, oui ; mais vers un nécessaire apaisement. (Applaudissements sur les travées du RDSE et sur de nombreuses travées à gauche)
M. François Bonhomme . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Je ne rappellerai pas les multiples tentatives de révision de cet accord non suivies d'effets. Or les autorités algériennes le considèrent comme un droit acquis de l'histoire : ce n'est plus acceptable.
Nos compatriotes réclament en effet une politique migratoire plus restrictive, alors que la France a délivré 336 000 titres de séjour et accordé 160 000 demandes d'asile en 2024, soit près de 500 000 entrées sur notre territoire. Face aux tensions migratoires, l'accord signé il y a plus de cinquante ans semble désormais anachronique.
Nous devons aussi harmoniser le droit français avec le droit européen, pour plus de cohérence. Or le régime actuel fait obstacle à plus de régulation et de fermeté : ainsi de l'accès à un certificat de résidence de dix ans après seulement trois ans de séjour, contre cinq ans pour les ressortissants d'autres nationalités.
Le manque de coopération de l'Algérie - une litote - dans la délivrance des laissez-passer consulaires est la question la plus conflictuelle.
Ce point fait l'objet de tensions chroniques entre Paris et Alger ; ce fut encore le cas récemment lors du raccompagnement avorté de l'influenceur Doualemn. Plus grave encore : c'est un ressortissant algérien - en situation irrégulière depuis 2014 - qui a tué une personne et blessé cinq autres à Mulhouse, alors qu'il sortait de prison après sa condamnation pour apologie du terrorisme. Or ce meurtrier avait été présenté dix fois sans succès aux autorités algériennes !
Face à cette intransigeance, la France doit instaurer un rapport de force. Plusieurs solutions sont possibles : la remise en cause de l'accord de juillet 2007 ; la restriction - voire le blocage - du nombre de visas délivrés, comme François-Noël Buffet l'a préconisé ; enfin, la dénonciation ou la renégociation de l'accord de 1968 : il est juridiquement possible de le modifier unilatéralement, car celui-ci est exorbitant et obsolète, selon Bruno Retailleau.
Il s'agit ainsi de revenir au droit commun, de limiter l'immigration et d'obliger Alger à enfin reprendre ses ressortissants faisant l'objet d'une OQTF.
Le Premier ministre a donné quatre à six semaines à l'Algérie pour réexaminer l'accord, sous peine de le dénoncer. Le Président de la République a été moins clair : il a affirmé qu'il ne dénoncerait pas l'accord de 1968 pour ne pas envenimer les relations entre les deux pays et s'est concentré sur la modification de l'avenant de 1994.
Pour reconstruire nos relations avec l'Algérie, il faut renégocier l'accord sur la base d'une réelle réciprocité. Il est temps de sortir de cinquante ans de rente mémorielle, des atermoiements et des propos déplorant la dégradation de nos relations avec l'Algérie - et d'ailleurs surtout avec le gouvernement algérien, qui a pris son peuple en otage. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe Les Républicains)
M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe . - Du fait d'une histoire partagée, l'Algérie est le premier pays d'immigration en France ; après la Chine et le Maroc, c'est le troisième pays auquel nous accordons le plus de visas. À l'heure où nos concitoyens nous demandent de mieux contrôler les flux migratoires, il est naturel de débattre sans tabous de l'accord de 1968.
Il faut distinguer plusieurs sujets. Concernant les OQTF, l'Algérie relève non d'un accord dérogatoire, mais du droit commun - le protocole du 28 septembre 1994 relatif à la délivrance des laissez-passer consulaires. Nous rencontrons des difficultés significatives pour rendre effectifs les éloignements ; celles-ci ne sont pas propres à l'Algérie, malheureusement. En 2024, seuls 41 % des laissez-passer consulaires demandés à Alger ont été délivrés dans les délais. Cela a des conséquences dramatiques, comme l'attentat de Mulhouse l'a malheureusement illustré.
Nous sommes également confrontés à des difficultés spécifiques concernant les ressortissants algériens disposant de documents d'identité en règle, mais dont l'Algérie a refusé le retour, en violation, une fois de plus, du protocole. C'est pourquoi le Premier ministre a décidé de soumettre aux autorités algériennes une liste d'individus devant être renvoyés d'urgence en Algérie ; à défaut de réponse favorable, nous réexaminerions l'ensemble de nos accords. Je le répète : pas de naïveté, mais de la clarté, afin d'appliquer notre politique migratoire.
J'en viens aux accords bilatéraux, le plus important étant celui signé en 1968. Proportionnellement à sa population, l'Algérie n'a pas plus de ressortissants disposant d'un titre de séjour que ses voisins. Cependant, il est vrai que cet accord facilite l'immigration familiale au détriment de l'accueil de talents ou de professionnels ; il est moins exigeant en matière de contrôle ; il ne correspond pas aux besoins du temps présent.
Le régime de faveur est d'autant moins justifié qu'il ne s'accompagne pas d'une coopération satisfaisante en matière de lutte contre l'immigration irrégulière. D'où notre position en faveur de la renégociation de l'accord, avec un triple objectif : rapprocher du droit commun le régime s'appliquant aux Algériens, instaurer des dispositifs attractifs pour les talents et renforcer les exigences républicaines d'intégration.
L'accord a déjà été modifié à trois reprises - rien de nouveau, donc. Le Comité intergouvernemental de haut niveau franco-algérien d'octobre 2022 avait ouvert la voie à une quatrième modification.
Nous avons durci l'application de l'accord du 10 juillet 2007, avons pris des mesures restrictives, en contraignant la délivrance de visas diplomatiques pour les représentants de la nomenklatura algérienne, notamment. Notre objectif est non pas de faire peser ce différend sur la population algérienne ou franco-algérienne, mais de faire respecter nos intérêts et de faire entendre nos exigences.
Comme l'a rappelé le Président de la République il y a quelques jours, un travail de fond exigeant doit être mené, avec comme seule boussole l'intérêt de la France et des Français. Nous n'avons pas de difficultés à assumer les rapports de force et à utiliser les instruments à notre disposition, loin des polémiques ou de la rente mémorielle dont notre pays a fait l'objet.
M. Roger Karoutchi, pour le groupe Les Républicains . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) La relation entre un ancien pays colonisateur et l'ancien pays colonisé n'est jamais facile. Il y a des aspects très négatifs dans la colonisation - mais pas seulement : pour l'Algérie, nous sommes loin de pouvoir parler de centaines d'Oradour-sur-Glane.
Alors installé à Damas, l'émir Abdelkader, dont la smala avait été prise en 1843, avait lui-même rédigé une lettre, après la mort du maréchal Bugeaud, dénonçant les excès et les exactions, mais reconnaissant en ce dernier un grand militaire. (M. Jean-Baptiste Lemoyne renchérit.) La question n'est pas de savoir qui peut faire le bilan de la colonisation ; nous n'avons pas forcément les mêmes analyses sur les deux rives de la Méditerranée. Je note que le débat n'a pas été plus modéré en Algérie qu'en France.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - C'est le moins que l'on puisse dire.
M. Roger Karoutchi. - Chaque État est libre - heureusement ! - de gérer ses affaires et sa politique migratoire : la France n'a pas à commenter la politique migratoire que l'Algérie, le Maroc ou la Tunisie appliquent aux populations subsahariennes - même si on ne peut pas dire que celle-ci soit toujours respectueuse des droits de l'homme.
La France a la maîtrise de sa politique migratoire : c'est normal. Il existe des accords avec l'Algérie. Si cette dernière ne les respecte pas, il n'y a pas beaucoup de possibilités. Une remarque, au passage : puissent le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de l'intérieur tenir le même discours, les téléphones existent... Face au gouvernement algérien, rien n'est pire que de laisser supposer que les dissensions internes à notre gouvernement empêchent de mener une politique d'équilibre entre nos deux pays.
Les choses sont donc simples. Soit les accords sont respectés : l'Algérie reprend les personnes frappées d'une OQTF, la France définit ses règles, et on continue ainsi. Soit ils ne le sont pas : dès lors, la France renégocie les accords, c'est aussi simple que cela.
Je connais beaucoup de responsables algériens en France, qui sont les premiers à dire que le gouvernement algérien a une tendance naturelle à penser que faire de l'anti-France est une manière de refaire l'unité autour de lui, alors que celui-ci est contesté par le Hirak, les intellectuels, les Kabyles...
Je n'appelle ni à la fermeté ni à la facilité. Faites respecter la France, les accords internationaux, et tout ira bien. Si l'Algérie les respecte, très bien. Si elle ne le fait pas, la France se fera respecter. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
Commission (Nomination)
M. le président. - Une candidature pour siéger au sein de la commission des lois a été publiée.
Cette candidature sera ratifiée si la Présidence n'a pas reçu d'opposition dans le délai d'une heure prévu par notre règlement.
La séance est suspendue à 20 h 45.
Présidence de Mme Anne Chain-Larché, vice-présidente
La séance reprend à 22 h 15.
Nomination de membres français dans certaines institutions européennes
Mme la présidente. - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes, présentée par M. Jean-François Rapin, à la demande de la commission des affaires européennes.
Discussion générale
M. Jean-François Rapin, auteur de la proposition de loi . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Je souhaite remercier Agnès Canayer et Pascal Allizard, ainsi que Muriel Jourda, mais aussi Philippe Bas, qui a travaillé sur ce texte avant sa nomination au Conseil constitutionnel. Je remercie également Mathieu Darnaud et Hervé Marseille et les 112 collègues - tous groupes politiques confondus - ayant cosigné ce texte. Je salue aussi le président Larcher : ce texte a été inscrit très rapidement à l'ordre du jour.
Cette proposition de loi vient de loin. Depuis que je suis président de la commission des affaires européennes, je me bats pour que les parlements nationaux consolident leur influence dans le jeu institutionnel européen. Les travaux que j'ai menés avec mes collègues durant la dernière présidence française de l'Union européenne ont été endossés par la dernière Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac).
Dix parlements nationaux participent à la désignation de leur commissaire européen, neuf à celle du candidat à la Cour des comptes européenne et onze à la nomination des candidats au Tribunal de l'Union européenne et à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE).
Le groupe de travail sénatorial sur la réforme des institutions avait appelé à davantage associer le Parlement à la désignation des membres français des juridictions européennes, en organisant à tout le moins une audition des candidats à la CJUE et à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).
Le texte prévoit une audition publique - sous réserve du respect du secret professionnel et du secret de la défense nationale - du candidat au poste de commissaire européen, dans un délai de huit jours après l'annonce publique du nom du candidat. Il s'agit d'un avis simple, auquel prendraient part les parlementaires présents à l'audition.
J'ai déposé des amendements à tous les articles afin de modifier les procédures, à la suite de notre travail avec les commissions concernées.
L'article 2 précise que le candidat pressenti au poste de membre de la Cour des comptes européenne est entendu lors d'une audition de la commission des affaires européennes, ouverte aux membres de la commission des finances. Un vote non contraignant est aussi prévu.
L'article 3, selon les mêmes conditions, mais avec le support de la commission des lois, prévoit l'audition des candidats à la CJUE et au Tribunal de l'Union européenne.
Une telle démarche n'interfère en rien avec les négociations au niveau européen sur les portefeuilles des commissaires européens ; elle n'est en rien contraire aux stipulations des traités européens.
Sur le plan politique, j'entends déjà les récriminations du Gouvernement : ces nominations relèveraient du domaine réservé du Président de la République. Mais les affaires européennes n'ont-elles pas évolué depuis la rédaction de notre Constitution et des traités ? N'y a-t-il pas désormais une intrication forte entre le domaine réservé du Président de la République, les orientations du Gouvernement et la parole du Parlement national sur les institutions européennes ?
Monsieur le ministre, au sein du gouvernement Barnier, vos attributions relevaient à la fois du quai d'Orsay et du Premier ministre. N'est-ce pas significatif de ce pouvoir partagé ? Malgré la séparation des pouvoirs, le Parlement n'aurait-il pas son mot à dire ?
J'entends aussi le procès en inconstitutionnalité fait à ce texte. Croyez-vous que je souhaite trahir ou détourner la Constitution ? Non : seul me guide le souci d'ouvrir notre démocratie et de dynamiser nos institutions. En plus de la démocratie représentative, on a inventé la démocratie participative. Moi, je suis pour la démocratie tout court : ce texte en est un bon exemple. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
Mme Agnès Canayer, rapporteure de la commission des lois . - Cette proposition de loi, en rééquilibrant les pouvoirs entre l'exécutif et le Parlement, répond à une anomalie démocratique, qui n'existe pas dans d'autres pays européens : en France, la nomination des commissaires européens échappe totalement au Parlement.
Certes, la séparation des pouvoirs est un principe cardinal de nos institutions, mais elle ne saurait exclure la collaboration entre le Parlement et l'exécutif.
Le droit de l'Union européenne occupe de plus en plus de place dans notre droit national. Que le Parlement ne soit pas associé à la désignation des candidats est regrettable.
Le feuilleton du remplacement de Thierry Breton par Stéphane Séjourné l'été dernier a montré les limites de notre droit positif et a légitimement suscité certaines interrogations, face à l'absence de concertation et à l'opacité des conditions de désignation.
La proposition de loi soumet à une audition préalable les candidats à diverses fonctions européennes : la fonction de commissaire européen à l'article 1er, celle de membre de la Cour des comptes européenne à l'article 2 et celles d'avocat général ou de juge au Tribunal de l'Union européenne et à la CJUE. Le choix des candidats reste une question nationale. Les traités européens laissent toute liberté aux États membres.
L'usage récent semble réserver au Président de la République le soin d'annoncer le choix des autorités par courrier. Le rôle du Premier ministre n'est pas clair. Or la compétence exclusive du Président de la République n'a aucun fondement constitutionnel ; l'article 13 ne mentionne que les emplois civils et militaires de l'État. Elle ne peut pas être non plus rattachée à un quelconque domaine réservé. Je fais mienne l'interprétation de Philippe Bas : la participation de la France à l'Union européenne relève de l'article 20 de la Constitution. Afin de garantir l'unité de la voix de la France, il faut affirmer la compétence conjointe du Président de la République et du Premier ministre.
Si l'esprit des procédures prévues par le texte est conforme à l'objectif poursuivi, certaines d'entre elles sont quelque peu baroques. Par exemple, seuls les parlementaires présents pourraient voter à l'issue des auditions : un avis simple, qui ne lierait pas l'auteur de la proposition de désignation, serait alors émis. Nous corrigerons ces imprécisions par le biais des amendements.
Jean-François Rapin l'a dit : il faut clarifier la procédure et le rôle respectif des commissions. Ainsi du vote, qui doit relever de la commission permanente compétente, éclairée au préalable par un avis de la commission des affaires européennes.
Sur le fond, la proposition de loi est-elle conforme à la Constitution ? À première vue, la jurisprudence du Conseil constitutionnel semble très stricte : hors disposition spécifique, le pouvoir de nomination de l'exécutif ne saurait être subordonné à l'examen du Parlement - même une simple audition.
Mais, en l'espèce, la désignation des candidats ne constitue pas une nomination à proprement parler, mais une simple proposition, puisque ce sont les instances de l'Union européenne qui nomment. De plus, l'avis rendu par les commissions permanentes n'est qu'un avis simple.
Ce risque constitutionnel ne doit pas faire obstacle à l'adoption de ce texte, dont la portée démocratique est incontestable.
Je tiens à prévenir deux objections.
La consultation préalable du Parlement pour le commissaire européen risquerait de compromettre ses chances de nomination ou de fragiliser la position de la France. Or il n'en est rien : le fait du prince ne garantit pas le maintien de l'influence de notre pays.
De plus, la nomination par le Parlement ne porterait pas atteinte à l'indépendance et à l'impartialité des juges, d'autant que leurs décisions ont des conséquences directes sur l'exercice du pouvoir législatif.
En plus d'être légitime, l'association du Parlement à ces désignations relève d'une nécessité démocratique. Nous n'avons pas tous les jours la chance de défendre les droits du Parlement, saisissons-la : la commission des lois a émis un avis favorable à l'adoption de ce texte, sous réserve de l'adoption des amendements déposés par Jean-François Rapin. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC)
M. Hugues Saury, en remplacement de M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) La proposition de loi de Jean-François Rapin soulève des questions d'un vif intérêt juridique et politique. Mieux partager le pouvoir de nomination pour rééquilibrer les institutions a été un objectif partagé dès avant la révision constitutionnelle de 2008. Le rapport de Philippe Bonnecarrère, publié en 2022, et les propositions du groupe de travail sur la réforme des institutions prévoyaient déjà de tels mécanismes.
Dans ce contexte, nul ne comprendrait pourquoi la nomination d'un commissaire européen reste l'objet d'une tractation de couloirs au plus haut sommet de l'État.
Le principe de séparation des pouvoirs empêcherait de subordonner une nomination du pouvoir exécutif au pouvoir législatif. Mais l'application de la jurisprudence du Conseil constitutionnel à ce cas d'espèce n'a rien d'évident. Selon le secrétariat général du Gouvernement (SGG), la désignation des candidats à la Commission européenne est assimilable à une nomination.
Notre commission des affaires étrangères n'est pas compétente en matière constitutionnelle, mais elle l'est en matière européenne : l'article 17 du traité sur l'Union européenne stipule que le Conseil propose un collège de commissaires à l'approbation du Parlement européen sur la base des suggestions faites par les États membres avant nomination par le Conseil européen.
Si suggestion valait nomination, la candidature de Sylvie Goulard n'aurait pas été rejetée en 2019 par le Parlement européen, par exemple.
La décision des États n'est pas un acte de nomination au sens du droit administratif français.
L'emploi que le candidat est appelé à occuper n'entre pas dans nos cadres juridiques habituels. Le Président de la République dispose d'un pouvoir général de nomination aux emplois civils et militaires de l'État, et le Premier ministre un pouvoir subsidiaire, car c'est lui qui dirige l'action du Gouvernement, lequel détermine et conduit la politique de la nation.
La Commission européenne promeut l'intérêt général de l'Union et ses membres n'acceptent aucune instruction d'aucun gouvernement. Dès lors, comment rattacher la désignation de ses membres au pouvoir que l'exécutif exerce pour le bon fonctionnement de l'État ?
Disons les choses autrement. Depuis l'âge classique, le pouvoir de nomination est une marque de souveraineté. L'exécutif en dispose. Or les commissaires européens incarnent la délégation de souveraineté. Ils rivalisent d'influence avec les États membres. C'est pourquoi ranger la désignation du commissaire dans la case de l'article 13 de notre Constitution pour conforter la prérogative présidentielle est paradoxal ; refuser que le Parlement y jette un oeil est difficilement justifiable.
Les amendements de Jean-François Rapin clarifient la procédure et le format des auditions, tout en précisant le rôle de notre commission. Sous réserve de leur adoption, notre commission est favorable à cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
M. Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe . - Nous débattons d'une question fondamentale pour l'influence de la France au sein de l'Union européenne. Cela traduit l'engagement de votre chambre sur ces sujets - vous connaissez mon attachement à la diplomatie parlementaire. Je salue le travail de M. Rapin. Notre action se nourrit de vos travaux.
Cela dit, le Gouvernement ne peut soutenir cette proposition de loi, car celle-ci méconnaît le principe de séparation des pouvoirs ; Mme Canayer a rappelé la jurisprudence du Conseil constitutionnel en la matière. Les propositions de candidat par la France sont assimilées à des nominations.
Ces nominations relèvent de la conduite des relations internationales et du domaine réservé : cela conforte le risque d'inconstitutionnalité. Les propositions d'amendement n'écartent aucunement cette difficulté. En tant que parlementaires, défenseurs du droit et des institutions, cette jurisprudence devrait résonner en vous.
Au-delà de la lettre, c'est l'esprit des institutions de la Ve République qui est malmené par ce texte. Celui-ci veut que le Président de la République dispose de certaines prérogatives en matière de diplomatie - ce que Jacques Chaban-Delmas appelait le domaine réservé.
Dans son discours de Bayeux, prononcé en 1946, le général de Gaulle affirmait que l'autorité ne devait pas être diluée et que le pouvoir exécutif devait pouvoir agir sans entraves dans son domaine propre.
Tous les Présidents de la République, quelle que soit leur sensibilité politique, ont maintenu la spécificité de ce domaine réservé. Le renouvellement de la Commission européenne relève indubitablement de la conduite de la politique étrangère et européenne de la nation. Aussi, cette proposition de loi va à l'encontre de l'esprit de nos institutions.
Cela n'est pas une considération de principe, mais une nécessité pour préserver notre intérêt national : la nomination d'une nouvelle Commission résulte de nombreuses négociations, qui portent sur le nom, mais aussi sur le portefeuille. Pour que la France ait le meilleur portefeuille possible, il faut pleinement préserver les marges de manoeuvre du Président de la République.
Une procédure si formelle empêcherait toute souplesse propre au domaine réservé, qui reste une force pour notre pays - ce dont manquent nombre de nos voisins européens.
Par ailleurs, cette nomination affaiblirait la voix de la France. Un candidat désavoué par le Parlement fragiliserait la posture de la France, alors qu'il faut afficher un front uni. Des exemples récents ont montré que l'instrumentalisation politique interne pouvait ensuite affaiblir le pays lors de la négociation du portefeuille.
Le risque de politisation des nominations des juges et des magistrats est non négligeable et pourrait constituer une entorse aux principes d'indépendance et d'impartialité.
N'affaiblissons pas la voix de la France dans les négociations.
Je rappelle que le commissaire européen est validé par le Parlement européen : la démocratie européenne joue son rôle.
Notre position ne signifie aucunement que les parlements n'auraient aucun rôle à jouer. Bien au contraire, la diplomatie parlementaire doit être pleinement associée à la conduite de la politique étrangère.
L'Allemagne, les Pays-Bas, les pays nordiques n'ont pas une telle procédure. Pour autant, les assemblées sont associées à la conduite de la politique européenne. Voyez les deux débats, sur l'Ukraine et sur l'Algérie, que nous avons eus au Sénat aujourd'hui. Avant et après chaque Conseil européen, nous vous rendons compte. Le Sénat débat de toutes les questions liées à l'actualité européenne, contribuant à les rendre plus lisibles aux yeux de nos concitoyens. La révision constitutionnelle de 2008 a permis des progrès, avec l'article 88-4, qui reste perfectible. La Cosac est aussi une enceinte importante, au sein de laquelle vous êtes pleinement mobilisés.
Selon nous, cette proposition de loi ne renforcerait pas notre influence à Bruxelles : elle remettrait en cause la marge de manoeuvre du Président de la République dans une négociation cruciale et elle risquerait d'être inconstitutionnelle.
Le Gouvernement reste disponible pour échanger, vous rendre des comptes et écouter vos propositions.
Mme Vanina Paoli-Gagin . - Les institutions européennes, jugées technocratiques et déconnectées, ne passionnent pas les foules. Mais de crise en crise, leur rôle a été étendu et nos concitoyens ont pris conscience de l'importance de nous unir plus étroitement. Alors que les partis des extrêmes prônaient la sortie de l'Europe il y a quelques années encore, plus personne ne l'imagine après le contre-exemple du Brexit. L'invasion de l'Ukraine, les manoeuvres de Pékin ou l'inconstance américaine laissent penser que l'intégration européenne devrait se poursuivre.
Les nominations deviennent donc de plus en plus stratégiques.
Quoique séduisante, cette proposition de loi ne doit pas nous amener à méconnaître le principe de séparation des pouvoirs. Sa fragilité constitutionnelle a été rappelée, puisque les nominations appartiennent au pouvoir exécutif. La rapporteure de la commission des lois a précisé qu'il ne dépend pas d'elle d'anticiper les évolutions jurisprudentielles - étonnante position.
Ce texte est inconstitutionnel ; la jurisprudence du Conseil constitutionnel est limpide. La commission a donc adopté un texte inconstitutionnel qui n'a pas vocation à être promulgué...
Mais faut-il prendre le risque de fragiliser nos institutions pour permettre à certains d'exprimer leur mécontentement sur certaines nominations ? « Les formes sont les divinités tutélaires des associations humaines », écrivait Benjamin Constant. Nous devons avant tout protéger nos institutions et donc rejeter cette proposition de loi.
Si elle venait à être adoptée, quelles en seraient les conséquences ? Si le Parlement validait la candidature, il ne ferait que confirmer le choix du Président. Dans le cas contraire - et dès l'absence d'unanimité - , le candidat français serait affaibli. Afficher nos dissensions à l'échelle internationale serait préjudiciable à notre pays. Pour que la France continue de peser dans les institutions européennes, ne fragilisons pas nos candidats. Nous ne voterons pas cette proposition de loi.
Mme Marta de Cidrac . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Je remercie M. Rapin pour ce texte qui s'inscrit dans le prolongement de nos travaux sur les institutions de mai 2024. Force est de constater que les nominations sont décidées sans association du Parlement - on l'a bien vu lors de la dernière nomination du commissaire français.
Une telle situation ne peut plus perdurer, si nous voulons restaurer la confiance de nos concitoyens dans les institutions européennes, restaurer la place de la France en Europe, et donner une légitimité à nos représentants français. C'est donc non pas un affaiblissement, mais un renforcement !
Aussi, cette proposition de loi comble une lacune en prévoyant des auditions qui permettront d'évaluer les compétences et l'expérience des candidats. Cela ne remet aucunement en cause les prérogatives du pouvoir exécutif.
Dix États membres de l'Union européenne associent déjà leur parlement à la désignation des commissaires européens, onze à celle des membres de juridictions européennes et neuf à celle des membres de la Cour des comptes européenne. Il y a une dynamique européenne de consolidation du rôle des parlements nationaux.
Cette nouvelle procédure permettra d'évaluer les qualifications et l'expérience du candidat au vu des fonctions qu'il est appelé à exercer et d'éclairer la représentation nationale sur les orientations qu'il envisage, une fois nommé.
Il ne doit plus s'agir de décisions unilatérales, mais de processus transparents et démocratiques. La représentation nationale doit éclairer les décisions du Président de la République, dans le droit fil de la révision de 2008 s'agissant des nominations nationales.
J'insiste : ce texte ne remet en cause ni les prérogatives de l'exécutif ni le domaine réservé du Président. C'est non pas un droit de veto parlementaire, mais un outil au service de notre démocratie. Cela s'inscrit dans un contexte plus large du renforcement du rôle du Parlement dans les affaires européennes - notre commission des affaires européennes y est particulièrement attachée. Il s'agirait d'un pas supplémentaire permettant d'associer étroitement les Français aux questions européennes.
En adoptant cette proposition de loi, le Sénat enverrait un signal fort en faveur du dialogue renouvelé entre les institutions - européennes et nationales - et les Français. Réaffirmons la place du Parlement, acteur incontournable de notre démocratie. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
M. Teva Rohfritsch . - Voilà une initiative qui semble a priori louable. Mais l'actualité qui s'emballe invite à plus de sagacité. Les troubles de l'ordre mondial viennent bousculer l'agenda européen. Brutalement, la guerre s'invite dans nos débats. Nous devons donc préserver nos intérêts nationaux et européens et faire bloc, de façon pragmatique, pour préserver notre influence à Bruxelles.
L'objectif de la proposition de loi semble louable, mais quelles en seraient les conséquences pratiques ? D'abord, une complexification du processus de désignation, alors que les traités ne l'imposent pas. De plus, comment auditionner un candidat sans connaître le périmètre du portefeuille visé ? Enfin, nous risquerions de remettre en cause le rôle singulier du chef de l'État dans la construction européenne et de fragiliser la France dans les négociations entre États membres.
L'équipe de France pourrait-elle faire bloc si elle avait plusieurs sélectionneurs ? Le Président de la République représente l'État au sein du Conseil européen. Le système actuel a le mérite de la clarté et s'inscrit dans une tradition bien gaulliste, que nous sommes nombreux à défendre ici.
Sur le plan juridique, l'analogie avec l'article 13 de la Constitution est contestable, et la décision du Conseil constitutionnel de 2012 est sans appel : nous ne pouvons l'ignorer.
Enfin, la proposition du Président de la République peut être remise en cause à trois reprises par les instances européennes, démocratiquement élues.
Je m'interroge donc sur l'opportunité de cette proposition de loi, surtout dans le contexte que nous connaissons. Est-ce bien l'heure de remettre en cause l'autorité du Président de la République française ? Pourquoi porter les dissensions internes qui rongent notre Parlement depuis la dissolution à l'échelon européen ? Il nous a fallu trois gouvernements pour voter notre budget !
En ces temps de tension, la fonction présidentielle est essentielle. N'alourdissons pas le navire qui doit affronter la tempête. Ceux qui ambitionnent d'en prendre la barre à l'issue des prochaines élections présidentielles apprécieront de pouvoir constituer leur équipe de France...
Le RDPI votera contre cette proposition de loi.
Mme Sophie Briante Guillemont . - (M. Raphaël Daubet applaudit.) Le pouvoir de nomination est l'acte du souverain par excellence ; c'était même la prérogative royale la plus importante. Cela a perduré sous les régimes républicains - voyez les articles 13 et 21 de la Constitution. C'est désormais presque toujours une chasse gardée du Président de la République.
La révision constitutionnelle de 2008 a impulsé une évolution nécessaire. Cette proposition de loi élargit les prérogatives des chambres aux nominations dans certaines institutions européennes.
Pour le poste de commissaire européen, nous rejoignons complètement le raisonnement du président Rapin. Après la démission surprenante de M. Breton, il paraît sain d'auditionner les candidats pressentis à ce poste central. Dix États membres prévoient déjà la consultation du Parlement. En Autriche, le nom du candidat fait l'objet d'une négociation entre Gouvernement et Parlement. Nous y sommes également favorables s'agissant de la nomination des membres de la Cour des comptes européenne.
Concernant le Tribunal et la CJUE, je reconnais que la proposition puisse étonner. Il n'est pas de notre tradition d'auditionner les magistrats - à l'exception toutefois des membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et du Conseil constitutionnel. Mais ce n'est pas nuire à l'indépendance des magistrats que d'avoir une discussion franche sur leurs futures fonctions. Et cela se fait dans onze pays européens ; il y a même une commission spéciale en Allemagne.
Enfin, nous voterons les amendements du président Rapin qui corrigent certaines difficultés rédactionnelles. Le RDSE votera ce texte, pour plus de transparence et de démocratie. (M. Raphaël Daubet applaudit.)
M. Jean-Michel Arnaud . - (Mme Sylvie Vermeillet applaudit.) Je remercie le président Rapin d'avoir déposé ce texte, ainsi que Mme Canayer et M. Allizard pour leurs rapports.
Ce texte vise à parfaire la légitimité démocratique de nos institutions européennes, dont le fondement demeure les États souverains. Il est donc légitime que la représentation nationale ait un droit de regard sur les propositions de nomination de l'exécutif. Ce n'est ni anachronique ni singulier.
Je répondrai à trois principales objections.
Tout d'abord, ces auditions consultatives alourdiraient la procédure. Or dix parlements nationaux procèdent déjà ainsi, sans que cela pose problème, à l'instar de la Hongrie, qui n'est pourtant pas l'État le plus européiste.
Ensuite, le Parlement européen organiserait déjà l'audition des candidats. Mais la proposition de loi enrichit et complète cette démarche. Pourquoi refuser aux parlements nationaux un droit accordé au Parlement européen ? Ma légitimité démocratique de sénateur des Hautes-Alpes, élu au scrutin majoritaire, n'est-elle pas au moins égale à celle d'un député européen, élu au scrutin proportionnel ?
Enfin, ce texte risquerait d'être inconstitutionnel. Oui le risque existe, mais seul le Conseil constitutionnel peut en décider. Et la désignation du commissaire européen est une procédure ad hoc : notre contrôle doit aussi être ad hoc.
Face aux poussées impérialistes, il nous faut plus d'Europe. L'Europe est un creuset de valeurs, et les nations doivent trouver leur place dans le débat européen.
L'argument tenant à la protection de la présidence de la République est réversible : un droit de regard du Parlement nous protégera d'un Président de la République aux accents trumpistes...
Le groupe UC votera ce texte, utile pour la France et l'Europe. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, Les Républicains et du RDSE)
Mme Silvana Silvani . - Les élections européennes de juin 2024 ont marqué le début d'un nouveau cycle, mais la désignation du commissaire européen a eu lieu dans un climat troublé. Pressenti pour siéger à la Commission européenne, Thierry Breton, qui a annoncé ne pas briguer le poste, a en fait été limogé par Ursula von der Leyen... C'est un précédent préoccupant, qui témoigne d'une tendance lourde : l'effacement progressif de la France au niveau européen, et l'influence grandissante du capital allemand, dont l'industrie de la défense est intrinsèquement liée à celle des États-Unis.
Pourtant, Emmanuel Macron s'est empressé de nommer Stéphane Séjourné, sans la moindre résistance. La capacité de la France à défendre ses positions sur la défense, le nucléaire ou l'agriculture en a été affaiblie.
À nos yeux, ce texte va dans le bon sens en matière de transparence démocratique. En revanche, nous ne souhaitons pas qu'il y ait un droit de regard sur les nominations de juge ou d'avocat général, pour préserver leur indépendance et leur impartialité. Néanmoins, nous voterons ce texte, car nous sommes favorables au renforcement du rôle des parlements nationaux.
Mais cela ne répondra que très partiellement aux enjeux démocratiques européens, alors qu'un tournant majeur s'opère, puisque l'Union européenne reconfigure profondément sa politique de défense. Ainsi, Emmanuel Macron veut porter les dépenses de défense à 3 ou 3,5 % du PIB. Qui assumera ce fardeau ? Nous craignons pour les services publics, les travailleurs et les classes populaires. Les peuples d'Europe n'ont aucun intérêt à la surenchère militaire.
Il ne s'agit pas de nier la réalité de la menace, mais d'ouvrir une autre voie. Tant que l'Union européenne continuera de fonctionner sur les mêmes bases, tant que la Banque centrale européenne (BCE) restera hors de tout contrôle politique, tant que le marché intérieur servira les intérêts des grands groupes pharmaceutiques, énergétiques et militaires, il ne pourra y avoir de souveraineté démocratique. La France doit rompre avec le carcan budgétaire du pacte de stabilité, non pas pour alimenter un surarmement effréné, mais pour investir dans un autre modèle de développement, qui protège ses services publics et son modèle social.
Nous voulons une Europe des coopérations entre nations souveraines, affranchie du dogme néo-libéral, où la volonté des peuples prime le marché et les vendeurs de canons.
Nous voterons cette proposition de loi, en défendant une ambition bien plus grande : la rupture avec l'ordre maastrichtien et la refondation démocratique et sociale de l'Europe.
Mme Mélanie Vogel . - La situation internationale nous alerte : nous avons besoin d'une Europe forte et unie. L'avenir de notre modèle démocratique est en jeu. Comment faire entendre une voix unie sans une Europe cohérente et forte ? Nous n'aurons pas d'Europe influente et respectée sans des institutions plus intégrées et moins dépendantes des choix de connivence des dirigeants nationaux.
En France, les candidats choisis aux postes clefs des institutions européennes dépendent du seul choix présidentiel. Pourtant, dix autres États membres consultent déjà leur Parlement, et pour avoir passé dix ans au Parlement européen, je puis le dire, sans poser aucun problème.
Le sentiment d'éloignement et la perte de confiance des citoyens sont réels. Nous ne pouvons faire l'économie de la transparence et du contrôle démocratique.
Ce texte n'est pas une révolution : prévoir la consultation du Parlement sur des choix aussi importants n'a vraiment rien d'extraordinaire ! Mais c'est un pas dans la bonne direction.
Reste que la question de la légitimité européenne dépasse largement celle des nominations. Nous devons repenser le processus de nomination du collège des commissaires, dans lequel le Parlement européen doit jouer un rôle primordial. Nous sommes restés à mi-chemin de la construction d'une démocratie supranationale : nous avons besoin d'un saut fédéral ! La crise du covid l'a démontré, comme aujourd'hui la guerre en Ukraine : le principe de l'unanimité est toxique.
L'Europe doit se doter d'un véritable gouvernement européen, élu par le Parlement européen. Cela peut sembler utopique. Mais la réconciliation franco-allemande aussi était utopique en 1945. C'est en suivant des utopies concrètes que nous avons maintenu la paix.
Le trumpisme et le poutinisme ne sont pas des utopies : ils existent vraiment. La démocratie européenne aussi doit exister vraiment. Nous voterons cette proposition de loi.
M. Christophe Chaillou . - Sur le principe, nous accueillons favorablement la volonté de renforcer le rôle de notre Parlement dans le jeu institutionnel européen - c'est ce que préconisent régulièrement les travaux du Sénat. C'est un moyen de réduire le fossé entre nos concitoyens et les représentants européens, ce qui est d'autant plus nécessaire au vu de l'incidence de la législation européenne sur notre législation nationale.
Nous avons toutefois émis des réserves sur les mesures proposées. En particulier, la constitutionnalité du dispositif interroge. Monsieur le ministre, vous expliquez que l'inconstitutionnalité très probable du texte exclut votre soutien : pourtant, dans les débats sur la loi Immigration, la même situation n'a pas fait obstacle à l'avis favorable du Gouvernement...
Un droit de regard du Parlement sur la nomination du commissaire européen, choix éminemment politique, nous paraît légitime. M. Rapin a rappelé qu'il s'agit de rapprocher notre processus des pratiques en vigueur dans certains États membres - certes minoritaires. Il ne s'agit pas d'empêcher le Président de la République d'exercer pleinement ses prérogatives. Mais le Parlement doit être associé, même de façon consultative.
Les modalités initialement proposées nous ont semblé floues et fragiles. Les amendements qui ont été déposés corrigent certaines imperfections, mais nous regrettons qu'ils réduisent encore le rôle de la commission des affaires européennes. Un double mécanisme d'avis et de vote est prévu, mais que se passerait-il si les deux commissions émettaient des avis divergents ?
À l'article 2, il est prévu d'auditionner la personnalité nommée à la Cour des comptes européenne. Mais quelle serait la plus-value de cette procédure par rapport à celle prévue à l'article 286 du TFUE ? Au niveau national, le Parlement n'intervient pas dans la nomination du Premier président et des conseillers maîtres de la Cour des comptes.
De même, à l'article 3, pour la nomination des juges. Il y aurait là une immixtion dans le système judiciaire, qui doit demeurer indépendant. En France, le Parlement n'intervient pas dans la nomination des hauts magistrats.
Nous avons toujours soutenu l'intégration et la démocratie européennes, mais ce texte mérite d'être retravaillé.
M. Didier Marie . - Nous souscrivons à l'objectif de cette proposition de loi, qui fait suite à une nomination annoncée par un simple communiqué de presse après le départ contraint de M. Breton, qui déplaisait manifestement à Mme von der Leyen. Qu'un droit de regard du Parlement soit instauré sur cette nomination serait un progrès démocratique.
Les traités européens laissent les États membres libres de prévoir un dispositif interne de sélection, s'ils le souhaitent. Le droit français n'a fixé aucune modalité, conduisant à une certaine opacité. Le texte rapproche le processus français de celui en vigueur dans certains États membres, où une audition par le Parlement est prévue. D'après le 42e rapport semestriel de la Cosac, seule une minorité de pays ont instauré une telle procédure, et selon des modalités diverses. La Cosac ne formule aucune recommandation visant à généraliser ce mode de nomination.
S'il faut rendre plus transparente la désignation du commissaire français, le dispositif proposé doit être clarifié. L'intérêt d'une telle procédure pour les nominations à la Cour des comptes européenne et à la CJUE soulève d'autres questions, liées à l'indépendance de ces institutions et à la séparation des pouvoirs.
Nous nous abstiendrons sur ce texte d'appel au Gouvernement et craignons que son éventuelle adoption ne reste sans suites.
Discussion des articles
Article 1er
Mme la présidente. - Amendement n°1 rectifié bis de M. Chaillou et alii.
M. Christophe Chaillou. - Nous sommes favorables à la consultation du Parlement pour la nomination au poste de commissaire européen, mais souhaitons que les commissions des affaires étrangères et des affaires européennes soient sur un pied d'égalité.
Mme la présidente. - Amendement n°3 de M. Rapin.
M. Jean-François Rapin. - Cet amendement précise que la nomination appartient au Président de la République sur proposition du Premier ministre. La personnalité pressentie serait auditionnée conjointement par la commission des affaires étrangères et la commission des affaires européennes, mais il appartiendrait à la commission permanente seule de se prononcer par un vote.
Mme la présidente. - Amendement n°7 de M. Bonneau et alii.
M. Hugues Saury. - Défendu.
Mme la présidente. - Amendement n°6 rectifié bis de M. Folliot et alii.
M. Philippe Folliot. - Tout ce qui permet de rapprocher nos concitoyens de l'Union européenne est important. À cet égard, les parlements nationaux ont un rôle essentiel à jouer. Ce texte va donc dans le bon sens.
Qui eût cru, voilà ne serait-ce que quelques mois, que l'Union européenne serait appelée à jouer un rôle aussi important en matière de défense ? Il est essentiel que la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées soit pleinement associée au processus de nomination.
Mme Agnès Canayer, rapporteure. - Avis favorable à l'amendement de M. Rapin, plus complet et équilibré. Le Président de la République procéderait à la nomination sur proposition du Premier ministre. De fait, elle ne relève pas du domaine réservé - défense et diplomatie -, mais de la conduite de la politique de la nation.
Retrait, sinon avis défavorable aux trois autres amendements. L'amendement de M. Folliot multiplierait le nombre d'auditions, alourdissant la procédure. Il est plus simple que la commission permanente, compétente au fond, vote, après avis de la commission des affaires européennes.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - Avis défavorable à ces amendements, qui ne résolvent pas les problèmes d'inconstitutionnalité dont j'ai parlé. La mention d'une désignation sur proposition du Premier ministre aggraverait même les risques. En pratique, bien sûr, le Président de la République et le Premier ministre s'entendent.
M. Philippe Folliot. - Je retire mon amendement au profit de celui de M. Rapin.
L'amendement n°6 rectifié bis est retiré.
M. Didier Marie. - Nous maintenons notre amendement. L'article 13 de la Constitution ne s'applique pas à cette nomination. Il n'y a donc aucun obstacle à ce que la commission des affaires européennes vote à égalité avec une commission permanente. Il est plus juste que les deux commissions, qui procèdent à l'audition en commun, votent ensemble.
L'amendement n°1 rectifié bis n'est pas adopté.
L'amendement n°3 est adopté.
L'amendement n°7 n'a plus d'objet.
L'article 1er, modifié, est adopté.
Article 2
Mme la présidente. - Amendement n°4 de M. Rapin.
M. Jean-François Rapin. - Amendement de clarification de la procédure, dans le même esprit qu'à l'article 1er.
Mme Agnès Canayer, rapporteure. - Avis favorable.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - Avis défavorable.
L'amendement n°4 est adopté.
L'article 2, modifié, est adopté.
Article 3
Mme la présidente. - Amendement n°2 rectifié de M. Chaillou et du groupe SER.
M. Didier Marie. - Nous ne sommes pas favorables à un droit de regard du Parlement sur la nomination des juges et des avocats généraux : cela irait à l'encontre des garanties d'indépendance que les intéressés devront présenter dans l'exercice de leurs fonctions, surtout si l'audition a pour but de les soumettre à des injonctions politiques.
Mme Agnès Canayer, rapporteure. - Avis défavorable. Il s'agit non pas d'injonctions politiques, mais d'une vérification des compétences exigées.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - Sagesse.
L'amendement n°2 rectifié n'est pas adopté.
Mme la présidente. - Amendement n°5 de M. Rapin.
M. Jean-François Rapin. - Même clarification qu'aux précédents articles.
Mme Agnès Canayer, rapporteure. - Avis favorable.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. - Avis défavorable, pour les mêmes raisons que précédemment.
L'amendement n°5 est adopté.
L'article 3, modifié, est adopté.
La proposition de loi, modifiée, est adoptée.
Prochaine séance demain, mercredi 5 mars 2025, à 15 heures.
La séance est levée à 23 h 50.
Pour le Directeur des Comptes rendus du Sénat,
Rosalie Delpech
Chef de publication
Ordre du jour du mercredi 5 mars 2025
Séance publique
À 15 heures, 16 h 30 et le soir
Présidence : M. Gérard Larcher, président, M. Alain Marc, vice-président, Mme Sylvie Robert, vice-présidente
Secrétaires : Mme Sonia de La Provôté, M. Mickaël Vallet
1. Questions d'actualité
2. Proposition de loi visant à lutter contre la vie chère en renforçant le droit de la concurrence et de la régulation économique outre-mer, présentée par M. Victorin Lurel et plusieurs de ses collègues (texte de la commission, n°370 rect., 2024-2025)
3. Proposition de loi expérimentant l'encadrement des loyers et améliorant l'habitat dans les outre-mer, présentée par Mme Audrey Bélim et plusieurs de ses collègues (texte de la commission, n°364, 2024-2025)
4. Débat sur la reconnaissance du bénévolat de sécurité civile, à la demande du groupe CRCE-K.