SÉANCE
du mardi 13 février 2024
62e séance de la session ordinaire 2023-2024
Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires : Mme Sonia de La Provôté, M. Mickaël Vallet.
La séance est ouverte à 14 h 30.
Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.
Hommage à Robert Badinter
M. le président. - (Mmes et MM les sénateurs se lèvent, ainsi que MM. les ministres.) C'est avec une profonde émotion et une grande tristesse que nous avons appris, le 9 février dernier, la disparition de notre ancien collègue Robert Badinter.
Robert Badinter fut un homme d'État au parcours exceptionnel qui marqua de son empreinte non seulement notre assemblée, mais notre histoire tout entière. Chacun de nous sait ce que nous devons à cet homme à l'engagement sans faille.
Robert Badinter vécut la justice avec exaltation. Quand il l'évoquait, il vibrait de toute son âme. Les Français retiendront ses brillantes plaidoiries, la force de ses discours à l'Assemblée nationale et au Sénat.
Robert Badinter connaissait la magie des mots, capable à elle seule de donner du souffle à son idéal républicain. Toute sa vie il s'en servit pour défendre les libertés publiques.
Son combat le plus emblématique fut bien entendu celui en faveur de l'abolition de la peine de mort. En 2016, il avait souhaité remettre aux Archives du Sénat l'exemplaire - que vous pouvez voir sur les écrans de l'hémicycle - corrigé de sa main du discours qu'il avait prononcé trente-cinq ans auparavant, en sa qualité de garde des sceaux à la tribune de notre assemblée, le 28 septembre 1981, à 15 heures. Lors de cette cérémonie, il souligna que « l'essentiel du débat ne s'était pas déroulé à l'Assemblée nationale, qui était alors de gauche », mais bien ici au Sénat !
Ce discours, qu'il nous a confié en dépôt, fut l'un des moments importants de l'histoire parlementaire française de la seconde moitié du XXe siècle. En cela, ce fut un moment politique, au sens le plus noble du terme.
Les Français restaient majoritairement attachés à la peine de mort en 1981. Elle avait été prononcée à huit reprises dans les années précédentes. Et pourtant, Robert Badinter savait que l'honneur du Parlement n'est pas de suivre systématiquement l'opinion, mais au contraire de l'éclairer. Un propos à méditer, pour aujourd'hui et demain...
Il termina son discours dans notre hémicycle par ces mots : « si vous considérez, en conscience, qu'aucun homme n'est totalement coupable, qu'il ne faut pas désespérer de lui pour toujours, que notre justice, comme toute justice humaine, est nécessairement faillible et que tout le progrès de cette justice a été de dépasser la vengeance privée et la loi du talion, alors vous voterez pour l'abolition de la peine de mort. »
Plusieurs sénateurs exprimèrent au cours de ce débat une véritable émotion et des sentiments personnels, presque intimes. Robert Badinter déclara alors : « J'ai entendu des propos qui traduisaient souvent des convictions, parfois aussi des émotions respectables et même profondes. »
Mais l'émotion réelle ne l'a pas emporté sur la réflexion et la détermination des votes. Et après trois jours de débat, c'est la responsabilité politique qui l'emporta. Les sénateurs « ont eu pour conscience de voter en leur âme et conscience et ils ont aboli la peine de mort. »
Celui qui fit abolir la peine de mort, après un discours inscrit à jamais dans les annales du Parlement, plaida dans les prétoires, des années durant, jusqu'à la limite de ses forces.
Il milita avec la même détermination aux côtés de François Mitterrand et de Pierre Mauroy.
Il fut aussi celui qui dépénalisa l'homosexualité.
Garde des sceaux exigeant, puis président du Conseil constitutionnel, il incarna une autorité morale et politique que nul n'a jamais songé à contester.
Il fut un républicain exigeant vouant, au-delà de ses propres convictions, un respect sans faille à la loi, toujours attentif aux plus vulnérables.
Quatorze ans plus tard, Robert Badinter siégera dans cet hémicycle. Sénateur des Hauts-de-Seine, il fut un membre éminent du groupe socialiste et de la commission des lois. Chacune de ses interventions était écoutée avec respect.
Avec Josselin de Rohan, Robert Badinter fut à l'origine de notre comité de déontologie parlementaire, qu'il me proposa à l'automne 2008 et dont il fut le premier président, de 2009 à 2011.
Il a construit l'indépendance et l'impartialité de cet organe pluraliste, dans lequel tous les groupes politiques du Sénat sont représentés. Il s'attacha à dégager les grands principes déontologiques - indépendance, laïcité, assiduité, dignité, probité, intégrité - qui forment le socle de nos valeurs.
En 2007, il fut naturellement désigné rapporteur du projet de loi constitutionnelle relative à l'interdiction de la peine de mort. L'inscription, sur l'initiative du président Jacques Chirac, de cette interdiction dans la Constitution ferma définitivement la porte à la peine capitale.
Jusqu'à son dernier souffle, Robert Badinter continua sans relâche de se battre en faveur de l'abolition universelle de la peine de mort, avec la même conviction que dans l'hémicycle de notre Haute assemblée.
En 2011, au cours d'une séance exceptionnelle consacrée ici même au 30e anniversaire du vote définitif par le Sénat du projet de loi portant abolition de la peine de mort, il déclarait : « ma conviction est absolue : comme la torture, dont elle est l'expression ultime, la peine de mort est vouée à disparaître de toutes les législations. Et les générations nouvelles verront un monde libéré de la peine de mort. »
Et en relisant l'original de son discours de 1981, chaque sénatrice et chaque sénateur se verront transmettre cette force qui l'a animé toute sa vie. Ils et elles pourront ainsi reprendre le flambeau de l'humanisme et de la liberté.
Conscient qu'il fallait dans certains cas aller au-delà de la simple coopération traditionnelle entre États, il défendit au nom de la commission des lois des textes instaurant des tribunaux universels. Il se prononça ainsi en faveur de la création d'un tribunal international en vue de juger les actes de génocide commis au Rwanda.
Il plaida ensuite pour la création de la cour pénale internationale, estimant qu'une juridiction permanente serait « un progrès considérable dans la lutte contre l'impunité des criminels contre l'humanité ».
Il fut le rapporteur de la proposition de loi proposant d'édifier, dans « la Clairière des fusillés », au mont Valérien, un monument qui porterait le nom des résistants et des otages fusillés dans ces lieux de 1940 à 1944. Il s'agissait selon lui d'un « acte de piété, un acte de mémoire », de lever un « voile de silence et d'oubli ».
Robert Badinter souhaitait ainsi que les jeunes générations puissent se souvenir qu'étaient ainsi morts des femmes et des hommes aux « convictions politiques, philosophiques, religieuses différentes, mais qui, tous, étaient unis dans le même amour de la France et de la liberté et qui ont donné leur vie pour qu'elles-mêmes puissent vivre libres. »
Le 9 juin 2022, nous étions tous les deux au Sénat, échangeant avec des élèves d'une école élémentaire de Schiltigheim à propos d'un ouvrage que Robert Badinter avait préfacé, intitulé Abécédaire républicain, suite au drame de l'assassinat de Samuel Paty, rappelant que « la laïcité c'est d'abord l'expression de notre liberté. »
Jusqu'au bout, il défendit les valeurs de la République, ces valeurs auxquelles sa grand-mère Idiss était si attachée. Dans le beau livre qu'il lui a consacré, il évoque le sentiment de trahison ressenti par sa famille, par son père surtout, si fier d'être devenu citoyen français, de la patrie des droits de l'Homme, après avoir fui les pogroms d'Europe orientale et qui mourut, comme tant d'autres membres de sa famille, exterminé par la barbarie nazie, avec la complicité du régime de l'État français.
Au fond, Robert Badinter restera cet éternel écorché vif qui aura gardé à jamais ses blessures d'enfant juif. Il restera cet infatigable combattant de la liberté. Robert Badinter marquera à jamais notre assemblée et notre pays.
Je me souviens de son discours d'adieu, en septembre 2011. Après quinze ans passés au Sénat, il résumait son action, ses grands combats et concluait : « la fonction qui, à mon sens, doit être celle de tout Parlement dans une démocratie : être le phare qui éclaire les voies de l'avenir, et non le miroir qui reflète les passions de l'opinion publique. »
À ses anciens collègues, j'exprime notre sympathie. À tous ceux qui l'ont connu, même au-delà de cet hémicycle, j'adresse mes pensées. À son épouse, Élisabeth Badinter, pour laquelle j'ai un immense respect et qui a rejoint notre Marche le 12 novembre dernier, à ses enfants, à toute sa famille et à tous ceux qui ont partagé ses engagements, je souhaite redire la part que le Sénat prend à leur chagrin. (Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que MM. les ministres, observent un moment de recueillement.)
M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires. - En quelques mots et sans préempter les autres cérémonies prévues pour Robert Badinter, je rends hommage à un honnête homme, un juste, un Mensch.
Je rends hommage à l'avocat, au sens le plus noble du terme, à l'homme des grandes causes humanistes ; à l'homme de l'abolition de la peine de mort et de l'abrogation du délit d'homosexualité, au défenseur du droit des victimes et à la conscience des conditions carcérales.
Je rends hommage aussi au serviteur de l'État et au politique, qui fut garde des sceaux, président du Conseil constitutionnel et, comme sénateur, éclaboussa votre hémicycle de son talent oratoire.
Je rends hommage enfin à l'intellectuel, à l'enseignant engagé pour les Lumières, au biographe de Condorcet.
Nous perdons une conscience française, l'un de ces hommes pour qui le progrès n'est pas un vain mot, car il en a été un artisan inébranlable ; qui ont parlé au coeur de la France, patrie des droits de l'homme, avec les mots et les valeurs qui nous rassemblent ; qui ont donné à la politique ses lettres de noblesse - car la politique est toujours noble quand elle défend la justice.
Robert Badinter n'hésitait pas à nous mettre face à nos démons, nos bassesses, nos renoncements collectifs. Il était une vigie de la justice. Nous nous souvenons de son exclamation : « Vous m'avez fait honte ! ». À cet avertissement, ce rappel que le pire dans l'histoire est toujours possible, la France ne peut que répondre : « Monsieur Badinter, vous nous avez rendus fiers ! »