États généraux de la justice
Mme le président. - L'ordre du jour appelle le débat sur les États généraux de la justice, à la demande du groupe Les Républicains.
M. François-Noël Buffet, pour le groupe Les Républicains . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Le rapport des États généraux de la justice a été remis le 8 juillet dernier au Président de la République. Il est le fruit d'un travail approfondi, mené entre octobre 2021 et avril 2022. Ces États généraux ont été initiés par le Président de la République à la suite du cri d'alarme de la Première présidente de la Cour de cassation et du procureur général, M. François Molins. Plus de 7 000 magistrats ont dénoncé leurs conditions de travail et la perte de sens de leur métier dans une tribune. Le malaise est réel et incontestable, comme l'a bien montré l'Agora de la justice organisée au Sénat en septembre 2021. À cette occasion, une enquête commandée par notre commission des lois a révélé que 53 % de nos concitoyens n'avaient plus confiance dans leur justice.
Voilà plusieurs années que le Sénat fait des propositions, au travers notamment de trois rapports de la commission des lois : « Cinq ans pour sauver la justice » en 2017, « La justice prud'homale au milieu du gué » en 2019 et « Le droit des entreprises en difficulté à l'épreuve de la crise » en 2021. Et nos rapports budgétaires successifs alertent sur les difficultés concrètes de la justice.
Ces rapports et celui des États généraux convergent sur certains points, comme la création d'un tribunal des affaires économiques ou l'orientation des affaires devant le conseil des prud'hommes.
Outre l'augmentation des effectifs, il faut une véritable politique pour la justice civile, qui représente 60 % du contentieux judiciaire - 2,2 millions de décisions en 2019, contre 800 000 pour la justice pénale.
Le ministère doit agir de manière systémique au service du justiciable en évaluant en amont la réussite de ses réformes et en sortant des simples dispositions normatives. Les études d'impact doivent mieux prendre en compte la réalité du terrain : les réformes ignorent trop souvent les effets induits sur les justiciables et magistrats.
La politique numérique tarde à produire des effets concrets.
Il ne faudrait modifier les textes que lorsque c'est indispensable, qu'il s'agisse de la loi comme des textes réglementaires. Nous avons pu constater en juridiction l'épuisement des personnels face à la modification incessante des règles.
Il faut maintenant s'attacher à la mise en oeuvre des propositions. De ce point de vue, le rapport des États généraux est plutôt pragmatique et opérationnel. Il donne des clés pour faire fonctionner l'existant plutôt qu'inventer des réformes illusoires.
La mobilisation et le dévouement des magistrats et des greffiers nous obligent. Nous serions collectivement coupables de ne pas leur apporter les moyens de réaliser leur mission.
Il y a des choix politiques à faire. La justice est en crise. La rapidité et l'efficacité d'exécution des peines posent problème. Pour autant, nul besoin de revoir notre législation. Il faut se concentrer sur les moyens mis à disposition des professionnels, qu'ils soient numériques, humains ou systémiques.
La justice, lieu de résolution des conflits, est absolument essentielle au bon fonctionnement de notre société. Contrairement aux idées reçues, la justice est un lieu d'apaisement.
Tous les magistrats et greffiers se posent la question de leur utilité et de leur reconnaissance.
Monsieur le garde des sceaux, la justice est un bien précieux. Nous attendons des réponses sur le calendrier de mise en oeuvre des préconisations des États généraux et sur les mesures que vous comptez engager dans le cadre du projet de loi de programmation pour la justice. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC)
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice . - Nous allons continuer de coconstruire avec vous. Dans le cadre des États généraux de la justice, les réformes indispensables se feront dans un large consensus. Il s'agit d'un exercice démocratique inédit, avec près d'un million de contributions citoyennes.
Le rapport des États généraux de la justice a été remis par le président Jean-Marc Sauvé en juillet dernier. Je conclus actuellement la dernière phase de concertation avec l'ensemble des acteurs judiciaires.
À ce titre, je salue particulièrement le Président Larcher et le président Buffet pour leur engagement en matière de justice (marques d'ironie à droite). Mes remerciements sont sincères ! Je ne compte plus les fois où le Gouvernement et le Sénat ont, avec l'Assemblée nationale, fait progresser la justice. Mais le travail n'est pas fini, tant s'en faut.
Dans les prochaines semaines, je proposerai un plan d'action pour réformer et améliorer le service public de la justice, pour le rendre plus rapide, plus efficace, plus proche de nos concitoyens. Je reprendrai plusieurs propositions sénatoriales, notamment sur le recrutement et le tribunal des affaires économiques.
L'objectif est d'aller vite : c'est pourquoi tout ce qui pourra être fait par voie réglementaire le sera.
Quelques priorités font déjà consensus. Nous poursuivrons l'effort humain et financier, même si l'on ne résout pas trente ans de délaissement en un claquement de doigts. Pour la troisième année consécutive, le budget de la justice sera en hausse de 8 %. Nous pourrons envisager une justice de qualité. Nous embaucherons au moins 1 500 magistrats et autant de greffiers sur le quinquennat : c'est le plus grand plan d'embauche de toute l'histoire judiciaire !
Nous présenterons une loi de programmation de la justice pour 2022-2027. Le Parlement sera étroitement consulté en amont et prendra toute sa place, afin de définir ensemble l'ampleur des réformes à mener.
La loi de programmation inscrira dans le marbre les recrutements massifs de magistrats, greffiers, contractuels et personnels pénitentiaires, mais aussi les propositions qui auront fait consensus.
La circulaire du 20 septembre dernier précise ma volonté d'apporter une réponse pénale ferme et systématique, notamment en matière de lutte contre les violences faites aux femmes et aux mineurs, de délinquance du quotidien, de criminalité organisée, de terrorisme et d'atteintes à l'environnement.
Aucune politique pénale ne prospérera sans simplification de la procédure. Je vous proposerai une feuille de route claire pour que nous menions ensemble ce chantier législatif colossal, qui fait consensus des forces de l'ordre aux magistrats.
Nous poursuivrons notre politique pénitentiaire volontariste, sur son volet immobilier notamment, avec la création de 15 000 places de prison d'ici 2027 pour améliorer les conditions de travail des agents et les conditions de vie des détenus. Le volet réinsertion est indissociable du volet répressif et nous poursuivons la hausse des moyens alloués, ainsi que la mise en oeuvre du contrat du détenu travailleur et les remises de peine conditionnées à l'effort.
En matière civile, nous poursuivrons sans relâche l'effort de résorption des stocks - qui ont déjà diminué de plus de 28 % ! Nous lançons une politique ambitieuse de l'amiable, car une décision coconstruite est mieux acceptée. Il faut simplifier le parcours juridictionnel du justiciable, qui est trop souvent un parcours du combattant.
J'expliciterai davantage mon projet en répondant à vos questions. Je pense à la transformation numérique du ministère ou à la justice économique et commerciale.
Sans polémique, je réponds au sénateur Sueur que mes avocats expriment ce qu'ils pensent nécessaire à ma défense. Mme Guigou, pour laquelle j'ai le plus grand respect, a été chargée d'un travail très important sur la présomption d'innocence que je vous invite à lire. (Applaudissements sur les travées du RDPI)
M. Guy Benarroche . - Les travaux des États généraux de la justice s'inscrivent dans le cadre d'une justice malade. Malgré l'augmentation du budget du ministère, les faits sont têtus et les citoyens ont du mal à appréhender un système judiciaire souvent maltraitant.
Les réformes sont trop nombreuses, souvent inadaptées et rarement assorties des moyens nécessaires, comme en témoignent les nouvelles prérogatives du juge des libertés et de la détention (JLD) ou la création des cours criminelles départementales...
Il faut redonner du sens à la peine pour favoriser la réinsertion et limiter les risques de récidive. Le recentrage du JLD sur ses missions premières pourrait s'accompagner d'une présence renforcée des services pénitentiaires d'insertion et de probation (Spip) dans les juridictions. Que ferez-vous pour soutenir ces acteurs essentiels ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Punir mais réinsérer, punir et réinsérer. Les Spip ont bénéficié de 1 500 recrutements depuis 2018 qui ont permis une diminution de 80 à 71 du nombre de dossiers suivis par agent. Des organigrammes de référence ont précisé les effectifs alloués. Nous avons assuré leur passage en catégorie A et leur revalorisation indemnitaire de 120 euros par mois, pour 1,3 million d'euros en 2021 et 2022. Enfin, leur statut a été réformé afin de faciliter la promotion professionnelle.
Les missions du Spip en milieu ouvert sont essentielles et nous menons une politique volontariste en faveur de l'aménagement des peines et des mesures alternatives à l'incarcération. En 2023, nous y consacrerons 53,4 millions d'euros, en hausse de 34 % par rapport à 2022 ; 28 millions d'euros seront consacrés au placement sous surveillance électronique et 11,3 millions au placement extérieur. La lutte contre la récidive sera dotée de 122,5 millions d'euros.
M. Guy Benarroche. - Ces nouveaux moyens feront-ils converger la rémunération des directeurs de Spip avec celle des directeurs de la pénitentiaire ? Car les directeurs de service sont aujourd'hui à un niveau salarial inférieur à celui de leurs cadres.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous y travaillons avec le ministère de la fonction publique.
M. Guy Benarroche. - Cette réponse n'en est pas une. Les Spip ont besoin de budgets propres pour financer des prises en charge par le milieu associatif. Il faudrait un agent pour 60 personnes suivies or nous en sommes à un pour 71.
M. Thani Mohamed Soilihi . - Perte de sens, crise majeure, les constats portés sur notre justice sont sévères. Le rapport des États généraux souligne que sans moyens, pas de réformes possibles. En cinq ans, le budget de la justice a augmenté de plus de 40 % et les recrutements sont massifs - 700 magistrats, 850 greffiers et plus de 2 000 juristes, c'est historique.
Outre-mer, et particulièrement à Mayotte et en Guyane, la situation s'est encore aggravée, la gestion des moyens humains est totalement désorganisée, les personnels sont épuisés.
On constate aussi un manque criant de réponse pénale, en rapport avec la crise des prisons, ainsi que des difficultés en matière de numérique.
Monsieur le garde des sceaux, vous nous annoncez un plan d'action et une loi de programmation : quels moyens pour les outre-mer ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je suis très préoccupé par la situation à Mayotte et en Guyane. Nous y avons, avec le ministre de l'intérieur, considérablement renforcé les moyens. Reste le problème de l'attractivité. Nous avons créé une brigade de soutien afin d'inciter les magistrats à se rendre sur place et nous voulons faire de Mayotte et de la Guyane des tremplins pour les magistrats.
Nous devons aussi poursuivre les programmes immobiliers dans les outre-mer : une cité judiciaire à Saint-Laurent-du-Maroni ; une autre à Cayenne ; une cité judiciaire, un centre éducatif fermé et un deuxième établissement pénitentiaire à Mayotte.
Monsieur le sénateur, je salue votre engagement, qui nous oblige.
Mme Laurence Harribey . - Le rapport des États généraux préconise la généralisation des psychologues dans tous les services. Avec Marie Mercier, nous avions constaté ce manque. Les Spip évoluent : un assistant social par département, c'est insuffisant ! Il faut plus d'interdisciplinarité. Nous devons définir un nouvel écosystème des acteurs. Que comptez-vous faire ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - L'interdisciplinarité est la boussole des recrutements à venir. Les Spip sont essentiels, nous avons recruté et revalorisé les rémunérations. Nous devons valoriser leur travail et leur dotation budgétaire augmentera de 12 % en 2023 pour s'établir à 122,5 millions d'euros.
La politique de préparation à la réinsertion doit se faire avec les collectivités territoriales et les structures associatives. Nous nous y attachons.
Mme Laurence Harribey. - Je vous interrogeais aussi sur les assistants sociaux, car nous passons d'une culture de l'insertion à une culture de la mesure du risque de récidive. Il faut développer une autre ingénierie de la sanction.
En matière de délinquance des mineurs, l'augmentation du nombre de places dans les prisons n'est pas la solution. Le rapport Sauvé le dit très clairement.
Mme Cécile Cukierman . - Pour simplifier la procédure pénale, le rapport promeut l'utilisation de l'intelligence artificielle. Je ne suis pas contre la technologie, mais cela ne revient-il pas à recourir à un juge robot faisant perdre tout son sens à la justice, qui est de traiter de manière individuelle les affaires ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Un juge robot nous ôterait toute raison d'être ! Je suis très attaché à l'indépendance de la justice, même lorsque certaines décisions nous font tiquer... Je préfère une justice humaine, qui peut se tromper, à une justice automatisée.
L'intelligence artificielle ne pourra favoriser la personnalisation de la peine, cela est certain.
Mme Cécile Cukierman. - Je veux éviter toute répétition inutile dans cet hémicycle... La justice ne peut se passer de l'humain, et parfois de l'émotion.
La justice est un lieu qui apaise, comme le dit le président Buffet : cette justice est indispensable à notre société, contrairement à la justice de la place publique, qui hystérise. (Mme Éliane Assassi applaudit.)
Mme Dominique Vérien . - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Voilà plusieurs années que je vous alerte sur l'informatique, et en particulier sur le logiciel Cassiopée dont les bugs à répétition découragent les personnels. Ainsi, le rapport recommande la refondation de la maîtrise d'ouvrage et la création d'un socle informatique commun au sein du ministère de la justice, éventuellement partagé avec le ministère de l'intérieur.
Quel plan d'action allez-vous mettre en oeuvre ? La loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) prévoit la création d'une agence numérique : une agence commune aux deux ministères est-elle envisageable ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous travaillons activement avec Bercy. Un secrétaire général adjoint de mon ministère est dédié à cette mission. La Cour des comptes a indiqué que nous avions fait beaucoup d'efforts, à poursuivre. Le rapprochement des maîtrises d'oeuvre et d'ouvrage permettra de gagner en efficacité.
Je voudrais que le ministère des vieilles pierres devienne celui de la modernité. La gouvernance numérique devra être plus efficace. La question de la transformation numérique est centrale, nous en reparlerons au cours de la discussion budgétaire.
Mme Dominique Vérien. - L'interface de paiement des amendes, à Bercy, fonctionne très bien ! Cela marche pour prendre nos sous.... Nous voulons pouvoir rendre la justice correctement. Parlez-vous ! (Applaudissements sur les travées du groupe UC)
Mme Esther Benbassa . - Les États généraux ont confirmé l'état déplorable de notre justice. Mille euros de plus pour les magistrats judiciaires, c'est bien, mais ils souffrent surtout du manque de moyens humains.
Soyons exigeants dans la répartition des crédits. Sur les 710 millions d'euros supplémentaires, 41 % reviendraient à l'administration pénitentiaire, en particulier au parc immobilier. Or la construction de prisons n'est pas la seule solution : plus l'on construit, plus l'on remplit.
Quels crédits pour la prévention de la récidive, la réinsertion et les peines de substitution ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - La programmation immobilière de 15 000 nouvelles places est essentielle pour mettre fin à la surpopulation carcérale, même si la prison n'est pas la seule solution.
Le ministère poursuit une politique volontariste en faveur des mesures alternatives à l'incarcération et des aménagements de peine, avec une dotation budgétaire de 53,4 millions d'euros pour 2023, soit une progression de plus 34 % par rapport à 2022 : 28 millions pour le placement sous surveillance électronique, 11,3 millions pour le placement extérieur, 6 millions pour le déploiement du contrôle judiciaire sous placement probatoire et 122,5 millions pour la réinsertion, qui est essentielle.
Mme Esther Benbassa. - S'agissant des lieux de privation de liberté, à quand un état des lieux ? C'est urgent.
Mme Nathalie Delattre . - (Applaudissements sur les travées du RDSE) Le 13 septembre dernier, je déposai une proposition de loi sur le développement du recours à la médiation.
Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre engagement en la matière. Des expérimentations ont montré d'excellents résultats et nos concitoyens y souscrivent pleinement. La médiation est un outil précieux de réappropriation de son procès par le justiciable. En 2021, la loi pour la confiance dans l'institution judiciaire a facilité le recours à la médiation et créé le Conseil national de la médiation.
Allez-vous faire évoluer la loi pour aller plus loin ? Ma proposition de loi reste à votre disposition. (Applaudissements sur les travées du RDSE)
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Oui, oui et oui ! Une décision prise en commun est mieux acceptée et cette procédure économise du temps judiciaire.
Nous avons uniformisé la liste des médiateurs, actualisé les formulaires de candidature et triplé l'aide juridictionnelle des avocats qui participent à la médiation.
Je vous invite à la Chancellerie, madame la sénatrice, pour évoquer plus avant ces sujets. La médiation doit progresser, c'est la justice de demain qui est en jeu. Je vous attends.
Mme Agnès Canayer . - La confiance dans nos institutions est au coeur de notre pacte républicain. La justice y participe pleinement.
Les États généraux nous montrent que le travail est abyssal. Il va falloir prioriser. Comme l'a rappelé le président Buffet, il faut redonner confiance, et donc encourager la justice du quotidien, c'est-à-dire la justice civile.
Il y a trois ans, nous avons remis un rapport sur la justice prud'homale, avec de nombreuses propositions. Le nombre d'affaires a diminué de 55 %, mais les délais restent longs, de l'ordre de seize mois. Allez-vous faire de la justice prud'homale une priorité ? (Mme Nathalie Delattre applaudit.)
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Oui, absolument. C'est une question de temps. Nous souhaitons une justice plus proche, plus rapide et plus efficace. Vos propositions seront intégrées dans les États généraux de la justice. Les arbitrages ne sont pas terminés, et je vous invite à collaborer avec mon ministère.
En matière de méthode, je n'ai pas voulu intervenir, ni dans les États généraux, ni dans les ateliers de travail. Après la remise du rapport Sauvé, j'ai réuni tout le monde pour trouver des solutions consensuelles. Certes, tous les syndicats ne sont pas venus, mais une porte que l'on ne franchit pas n'est pas fermée pour autant... J'espère que nous pourrons collaborer : vous êtes la bienvenue.
Mme Agnès Canayer. - Merci, nous participerons à cette réflexion. Certaines réformes d'ampleur vont devoir être imposées ! La justice prud'homale est au milieu du gué, il faut aller plus loin.
M. Dany Wattebled . - La justice est en crise. Malgré un effort budgétaire sans précédent, les difficultés persistent. Les États généraux ont souligné la place de la justice dans notre État de droit : il est crucial pour notre société qu'elle fonctionne correctement.
Le rapport Sauvé rappelle qu'entre 2009 et 2020, le code pénal a été modifié onze fois par an en moyenne, et le code de procédure pénale dix-sept fois. Cette complexification rallonge les procédures.
Le rapport préconise une refonte du code de procédure pénale, un maintien du juge d'instruction et, surtout, une fusion des cadres de l'enquête de flagrance et de l'enquête préliminaire. Monsieur le garde des sceaux, comptez-vous mener une étude d'impact pour en évaluer l'opportunité ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - La nécessité de simplifier la procédure pénale fait consensus. Celle-ci a été complexifiée au point que les professionnels eux-mêmes ne s'y retrouvent plus. Nous envisageons une unification des délais sans pour autant supprimer la notion de flagrance, qui figure à l'article 26 de la Constitution - ce qui permet d'ailleurs d'arrêter un parlementaire sans l'accord du Bureau en cas de crime flagrant !
Cela dit, beaucoup de choses peuvent être simplifiées, dans le respect des droits de la défense, des libertés individuelles et des libertés publiques.
Ce travail durera environ deux ans. Les parlementaires seront associés, et des études d'impact seront conduites car nous ne pouvons avancer à l'aveugle. C'est un travail colossal, ambitieux, mais indispensable. (Applaudissements sur les travées du RDPI)
M. Dany Wattebled. - Je vous remercie pour votre réponse.
M. Jean-Yves Leconte . - Nous vous savons attaché à l'indépendance du parquet et sommes nombreux à espérer une réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
En effet, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) refuse d'assimiler le ministère public français à une autorité judiciaire au sens de l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Le Sénat avait adopté en juillet 2013 un projet de loi constitutionnelle réformant le CSM et renforçant l'indépendance des magistrats, que l'Assemblée nationale n'a voté qu'en avril 2016. Puis plus rien avant janvier 2018, quand le Président de la République a annoncé confier cette réforme à Nicole Belloubet.
Il y a quinze jours, M. Sauvé a indiqué devant notre commission des lois avoir soumis au Président de la République une proposition de décret pour convoquer le Congrès - puis un décret de démontage du Congrès. Monsieur le garde des sceaux, pouvez-vous nous éclairer sur le calendrier de la réforme visant à renforcer l'indépendance du parquet ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je n'ai pas de réponse calendaire à vous proposer. La réforme du statut du parquet suppose de modifier l'article 65 de la Constitution. Le rapport Sauvé l'a précisé. Mais cette proposition ne fait pas consensus. Je propose de mettre ce sujet à l'ordre du jour de la commission transpartisane.
M. Jean-Yves Leconte. - Nous avons besoin d'avancer sur ce sujet essentiel pour notre État de droit. Le développement des missions des procureurs de la République l'exige. Vu le rôle de la France dans les débats européens sur l'État de droit, nous devons être exemplaires !
M. Philippe Bonnecarrère . - (Applaudissements sur les travées du groupe UC ; M. Philippe Bas applaudit également.) Le rapport sur les États généraux de la justice insiste sur la crise systémique que traverse la justice, mais les réponses préconisées sont sectorielles.
Par quel bout prendre le sujet ? Actions réglementaires, loi de programmation 2022-2027, feuille de route sur la réforme de la procédure pénale, nouvelle politique pénitentiaire, politique ambitieuse de l'amiable... Les priorités sont multiples, mais quand tout est prioritaire, plus rien ne l'est ! Monsieur le ministre, quelle est votre priorité ?
Ne devrait-on pas d'abord tirer les conséquences de l'effort budgétaire important que vous avez obtenu, laisser les recrutements produire leurs effets, stabiliser la structure, avant de passer, dans un deuxième temps, à des réformes plus sectorielles, même si l'on sent que vous bouillez d'impatience ? Quelle temporalité prévoyez-vous ? (Applaudissements sur les travées du groupe UC)
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Il y a beaucoup d'« en même temps ». (Sourires) La question est d'abord budgétaire, car sans moyens rien n'est possible. Nous avons annoncé 10 000 embauches : 1 500 magistrats, 1 500 greffiers, des contractuels.
Pour le civil, pas d'inflation législative : nous passerons par la voie réglementaire, pour favoriser la médiation et pour simplifier.
Il y aura une loi de programmation, une réforme de la procédure pénale, avec vraisemblablement une loi organique. Je veux aller vite, tant pour le réglementaire que pour la loi de programmation, début 2023. Le reste suivra son cours, mais le consensus permettra, je le crois, l'adhésion des parlementaires. Si tous les acteurs sont d'accord, les parlementaires le seront aussi pour améliorer la justice du quotidien. (M. François Patriat applaudit.)
M. Antoine Lefèvre . - Les États généraux de la justice ont été convoqués à point nommé, alors que l'institution semblait condamnée à s'enfoncer dans la détresse. Cette dynamique ne doit pas s'éteindre. L'urgence est au renforcement des moyens humains face à l'augmentation du volume de contentieux. Au-delà de la revalorisation salariale, la priorité financière est de sortir les tribunaux de leur déshérence, et les outils informatiques de l'archaïsme.
Après celle consentie aux conseillers d'insertion et de probation, les directeurs pénitentiaires d'insertion et de probation (DPIP) revendiquent à leur tour une réforme statutaire et indemnitaire. L'attractivité du métier décline : seuls six postes sur les vingt-deux proposés au concours interne ont été pourvus, alors que les demandes de détachement explosent. Que leur répondez-vous ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Le métier de DPIP doit être rendu plus attractif. Ils n'ont en effet pas bénéficié des revalorisations salariales octroyées aux conseillers ; idem pour les directeurs des services de la protection judiciaire de la jeunesse.
En 2022, le ministère s'engage à ce que leurs primes soient revalorisées à hauteur de 700 000 euros, après les 600 000 euros obtenus en 2021. En 2023, je porterai une revalorisation de ces primes à hauteur d'un million d'euros, ainsi qu'une réforme statutaire pour faciliter les promotions et les parcours de carrières, avec des revalorisations indiciaires à hauteur de 1,3 million d'euros. Ces évolutions sont légitimes. Nous avons reçu les représentants des DPIP, nous entendons leurs revendications. Nous reconnaissons le service qu'ils rendent à la justice.
M. Antoine Lefèvre. - Merci de ces précisions. Un service public judiciaire performant est la garantie de la solidité de notre État de droit.
M. Hussein Bourgi . - Le premier sujet récurrent est celui des moyens humains. De nombreux chefs de cour regrettent le faible nombre de postes pourvus malgré les ouvertures, d'autant qu'il y a des magistrats en surnombre dans certaines juridictions. Comment la Chancellerie entend-elle y remédier ?
On a également évoqué les dysfonctionnements du logiciel Cassiopée : cinquante versions depuis son lancement par Michel Mercier, qui ne donnent toujours pas satisfaction ! Nous ne disposons toujours pas de référentiel d'activité pour évaluer les besoins de chaque juridiction et attribuer les moyens équitablement. Où en sont les travaux de la Chancellerie ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous devrions disposer d'un tel référentiel en décembre. J'ai demandé, il y a longtemps déjà, que cet outil soit mis en place. Vous serez informés.
Concernant Cassiopée, des difficultés techniques ont été constatées à Paris comme à Versailles. Des solutions seront apportées au premier semestre 2023.
Les effectifs de magistrats de la cour d'appel de Montpellier ont été renforcés, avec la création de quatre postes - deux juges du siège, deux au parquet - qui demeurent vacants. Nous poursuivons les efforts de recrutement. En 2023, 380 auditeurs de justice sortiront de l'École nationale de la magistrature (ENM), ce qui comblera bien des vacances.
La justice sort de vingt ans d'abandon budgétaire, humain, politique. Nous ne résoudrons pas tout en un claquement de doigts, même si l'effort budgétaire est considérable. (M. François Patriat applaudit.)
M. Hussein Bourgi. - Je reconnais les efforts budgétaires : nous nous en sommes tous félicités. Mais ils ne se traduisent pas toujours rapidement sur le terrain. Au tribunal judiciaire de Béziers, la réduction des délais se heurte aux vacances de poste... Nous vous saurions gré de nous aider.
Mme Nadine Bellurot . - Ce rapport dresse le constat sévère d'une institution qui ne remplit plus sa mission de service public. La tonalité se rapproche du rapport rendu par Philippe Bas en 2017, intitulé « Cinq ans pour sauver la justice ». Cinq ans plus tard, nous en sommes au même point.
L'augmentation continue des ressources allouées à la justice, dont vous vous félicitez, n'a pas permis d'améliorer significativement son fonctionnement ou le service rendu aux justiciables.
La justice risque de rater la révolution numérique, alors qu'elle est concurrencée par de nouveaux acteurs privés qu'il faudrait réguler.
Une première voie de réforme concerne les procédures. Nous en connaissons la nécessité, mais aussi les contraintes, internes comme conventionnelles.
La seconde voie concerne le management de la justice. Quelle organisation pour assurer la bonne exécution des budgets, la gestion des ressources humaines, la maîtrise des frais de justice, la mise à niveau de l'informatique, dont l'inefficacité est flagrante ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous avons embauché 700 magistrats et 800 greffiers. Les 2 500 contractuels ont été qualifiés de rustines, mais il faut 31 mois pour former un magistrat ! Nous en avons envoyé mille au parquet, mille au civil, ils ont permis une réduction des stocks de 28 % en moyenne. La justice va donc plus vite. Et vous dites que ce n'est rien ? (Mme Nadine Bellurot proteste.)
Ces dernières années, la non-consommation a concerné moins de 1 % des crédits ouverts, soit 100 millions d'euros sur 9,6 milliards. Ce pourcentage n'a pas beaucoup évolué : 1,9 % en 2008, 0,4 % en 2015. Je vous concède une hausse de 2,6% en 2020, imputable à la crise sanitaire - qui nous a également empêchés de faire pousser les prisons, ce que le sénateur Bas ne manquera pas de nous reprocher ! (Sourires)
Mme Catherine Belrhiti . - La crise de l'autorité judiciaire et celle du service public de la justice ont une cause commune : les variations démographiques. Élue de Moselle, je suis sensible aux disparités de peuplement. Je l'ai vérifié, l'accroissement de la population urbaine s'accompagne d'une hausse des affaires pénales et civiles.
Dans ces conditions, la déjudiciarisation de contentieux ou une énième réforme de la carte judiciaire n'ont qu'un effet limité. Adapter la justice suppose une meilleure anticipation et une meilleure gestion des ressources humaines et matérielles. Comment comptez-vous répondre à l'évolution démographique ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Les moyens humains des juridictions sont réévalués chaque année en fonction des données d'activité. L'outil informatique dont nous disposerons en décembre permettra à la direction des services judiciaires d'affiner les besoins.
Les évolutions démographiques ont un impact déterminant sur l'activité des juridictions. Nous sommes attentifs au profil socio-économique des populations : en 2022, nous avons ainsi localisé un poste supplémentaire de juge des enfants à Mayotte.
La démographie a aussi une incidence sur la charge de travail des magistrats. Nous suivons les évolutions avec attention pour répondre au mieux aux besoins.
Mme Catherine Belrhiti. - Ce constat figurait déjà dans le rapport de M. Bas de 2017. Espérons qu'il sera enfin suivi !
M. Gilbert Favreau . - Le rapport Sauvé souligne la crise profonde de la justice, résultat de décennies de politiques défaillantes. Le projet de loi de finances 2023 prévoit une augmentation de 8 % du budget de la justice, c'est un effort notable mais insuffisant.
Le rapport se montre sévère avec les acteurs de la justice et appelle à clarifier leur rôle dans la société et à envisager une évolution globale de l'institution, car la justice ne peut seule garantir son indépendance. Il appelle à maintenir les rôles respectifs du Gouvernement et du Parlement et à davantage associer le CSM, tout en clarifiant sa composition afin de renforcer l'indépendance de la justice.
Enfin, il souligne la complexification du droit et des procédures, les délais excessifs, l'incompréhension des justiciables.
Monsieur le garde des sceaux, à quand une grande réforme de la justice en France ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Elle arrive, monsieur le sénateur ! Nous avons pris, comme vous, connaissance du rapport Sauvé et de ses annexes. J'ai reçu depuis les conférences des chefs de juridiction et chefs de cour, le CSM, les forces de sécurité intérieure, des citoyens, qui veulent une justice plus rapide et mieux connue - d'où le passeport ÉducDroit que je mets en place avec Pap Ndiaye - les huissiers, les notaires, les syndicats qui l'ont bien voulu.
Nous en sommes maintenant à l'arbitrage. Consultation n'est pas mollesse ! Vous serez associé au processus, que nous mettrons en oeuvre dans les meilleurs délais car il y a urgence. Il faut embaucher et simplifier, pour plus de fluidité, de proximité et une meilleure protection de nos compatriotes.
Je ne puis vous donner de calendrier précis mais un plan d'action sera prêt à l'automne, et vous sera communiqué.
Mme Christine Bonfanti-Dossat . - J'ai lu avec stupeur les préconisations du rapport Sauvé sur les cours d'appel. Il s'agit d'adapter leur ressort aux populations pour éviter qu'une même cour d'appel ne dépende de deux régions judiciaires distinctes. Mais en quoi cela améliorerait-il leur fonctionnement ? On parle de limites administratives et non de bassins de populations.
L'activité de quinze juridictions serait impactée, huit verraient leur activité réduite de 25 %. L'avenir de nombreuses cours d'appel, comme celle d'Agen, est menacé. Allez-vous retirer leurs prérogatives de gestion aux cours d'appel en dehors des métropoles ? Retirerez-vous celles de la cour d'appel d'Agen au profit de celle de Bordeaux ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Une fois pour toutes, je veux répondre aux inquiétudes sur ce sujet. Récemment, des avocats se sont réunis dans un théâtre pour dénoncer la suppression d'une cour d'appel... qui n'avait jamais été annoncée ! Ils crient avant d'avoir mal. Je le dis donc : il n'y aura aucune suppression de cour d'appel.
Au contraire, j'ai créé des tribunaux, rouvert des tribunaux fermés pour que la proximité résonne dans les territoires. Nos compatriotes qui doivent prendre la route pour rejoindre Agen préfèrent les audiences foraines de Villeneuve-sur-Lot...
Il n'a jamais été question de supprimer des cours d'appel. Je vous remercie d'avoir posé cette question mais je crains que ces fantasmes ne soient récurrents ! (M. François Patriat applaudit.)
Mme Christine Bonfanti-Dossat. - Si la cour d'appel d'Agen devient secondaire, ne sera-t-elle pas condamnée ? Je plaide coupable, peut-être, d'avoir eu raison trop tôt... (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
M. Philippe Bas, pour le groupe Les Républicains . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Monsieur le garde des sceaux, ce débat ne portait pas sur votre bilan mais sur les perspectives ouvertes par les États généraux de la justice. Vous avez répondu avec précision aux questions posées.
Je ne prétends pas clore le débat. Au Gouvernement et au Parlement de trouver une voie d'action commune pour redresser ce grand service public régalien. Je veux bien reconnaître vos efforts mais, pour travailler ensemble, il faut mettre les problèmes sur la table et montrer aussi les difficultés qui résistent encore. La transparence et le réalisme sont les gages d'un dialogue équilibré.
Il est exact que, depuis le Gouvernement Castex et sous votre impulsion, les moyens de la justice ont augmenté tout comme les recrutements de magistrats et de greffiers, même si les vacances restent nombreuses. (M. le garde des sceaux le confirme.)
Mais des difficultés subsistent : l'inflation de 6 % relativise la hausse de 8 % de votre budget. La hausse réelle de pouvoir d'achat n'est ainsi que d'un quart de celle annoncée. La bagarre entre ministères pour les arbitrages budgétaires s'annonce ardue ; vous aurez notre soutien, car le Sénat est engagé de longue date dans le redressement de la justice.
Autre problème, la sous-exécution de vos crédits : sur trois ans, elle représente l'équivalent d'une année de crédits d'investissements ! Cette difficulté préexistait au covid. Idem pour la difficulté à réaliser le programme de prisons.
En 2017, le Président de la République annonçait 15 000 places de prison. Ce sera finalement sur deux mandats. Il est heureux qu'il ait été réélu ! En réalité, seules 2 081 places ont été créées en cinq ans. Peut-être n'était-il pas réaliste, mais il demeure que l'engagement présidentiel n'a pas été tenu. (M. François Bonhomme renchérit.) Or les prisons sont saturées. Les États généraux de la justice ont conclu que pour incarcérer des condamnés, il fallait libérer des détenus. Cela ne va pas ! Le problème ne saurait être escamoté.
Je suis attaché à la stabilité des règles en matière pénale, mais il faut simplifier le code de procédure pénale. La police judiciaire est exsangue, et les règles si compliquées que nos malheureux policiers ont du mal à mettre en état des affaires pour permettre aux magistrats de condamner comme ils le souhaiteraient. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
La séance est suspendue quelques instants.