Recours des parlementaires pour excès de pouvoir
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi tendant à reconnaître aux membres de l'Assemblée nationale et du Sénat un intérêt à agir en matière de recours pour excès de pouvoir, présentée par M. Jean-Claude Requier et plusieurs de ses collègues.
Discussion générale
M. Jean-Claude Requier, auteur de la proposition de loi . - (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe UC) Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer, comme disait Guillaume d'Orange. Le 23 novembre 2010, Yvon Collin déposait, au nom du RDSE, une proposition de loi tendant à reconnaître la présomption d'intérêt à agir des parlementaires en matière de recours pour excès de pouvoir, dans trois cas : contre une mesure réglementaire relevant du domaine de la loi ; contre une mesure réglementaire contraire à une loi ; contre le refus du Premier ministre de prendre dans un délai raisonnable une mesure réglementaire d'application d'une loi.
Malheureusement, nous n'avions pu convaincre l'hémicycle.
Certes, depuis, le Sénat a progressé - la richesse de notre débat annuel sur l'application des lois le montre. Mais le constat d'Yvon Collin demeure : trop souvent, la mise en oeuvre de la loi est paralysée, voire annihilée, par les retards d'édiction des actes réglementaires, qu'ils soient involontaires ou délibérés.
Lors de son discours du 1er octobre 2020, le président Larcher invitait à réfléchir à une procédure permettant au Parlement de saisir le juge administratif lorsqu'un décret d'application manque à l'appel.
D'où ce nouveau texte, qui affine nos travaux antérieurs mais est plus contenu juridiquement, sans pour autant perdre de sa force politique.
Il crée un recours sui generis permettant au Parlement d'assurer sa mission constitutionnelle, en application de l'article 24 de la Constitution, de contrôle de l'action du Gouvernement.
Il pourra être engagé dans trois cas : contre l'absence de mesure d'application de la loi prise dans un délai raisonnable ; contre une ordonnance qui violerait le champ de l'habilitation ; contre un acte réglementaire autorisant la ratification ou l'approbation d'un traité lorsque cette autorisation aurait dû relever de la compétence du législateur.
La jurisprudence du Conseil d'État ne permet pas à ce jour à un parlementaire d'exercer un recours juridictionnel ès qualités.
Or qui plus que les parlementaires est intéressé par le respect du domaine de la loi ? Étrangement, jamais la justice administrative n'a évolué dans ce sens, alors que les lois sont soumises au respect de nos principes fondamentaux et expriment la volonté générale.
Depuis Rousseau, Locke et Montesquieu, c'est au Parlement d'écrire la loi et au Gouvernement de l'exécuter. La Constitution de 1791 précise d'ailleurs que « le pouvoir exécutif est chargé de faire promulguer et exécuter les actes du corps législatif ». C'est sa mission originelle, qui a été dénaturée. À force de rationalisation du parlementarisme, on en arrive à confondre programme gouvernemental et volonté générale...
Le Parlement doit reprendre ses prérogatives constitutionnelles. Débattre une fois par an de l'application des lois ne suffit pas à garantir un véritable droit de suivi.
Introduire un droit de recours ouvert aux parlementaires n'a rien d'atypique, au contraire : cela rappelle au pouvoir exécutif sa fonction.
Reste la question du titulaire du recours. Notre proposition initiale était maximaliste.
M. Jean-Pierre Sueur. - Et excellente !
M. Jean-Claude Requier. - Elle ouvrait ce droit à tous les parlementaires. La commission des lois a restreint cette possibilité aux présidents des commissions permanentes.
M. Jean-Pierre Sueur. - Hélas !
M. Jean-Claude Requier. - Je comprends qu'il faille éviter l'engorgement de nos juridictions, et donc limiter le droit de recours. Reste à trouver la mesure. Ne faudrait-il pas étendre ce droit aux présidents de groupe ?
Mme Nathalie Goulet. - Oui !
M. Jean-Claude Requier. - Je vous invite à adopter ce texte, en espérant que la navette aboutira. (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe UC ; M. Jean-Pierre Sueur applaudit également.)
Mme Maryse Carrère, rapporteure de la commission des lois . - (Applaudissements sur les travées du RDSE) Combien d'entre nous se sont désespérés d'attendre la publication de décrets nécessaires à l'entrée en vigueur d'un amendement ?
Si, en vertu de l'article 24 de la Constitution, le Parlement contrôle l'action du Gouvernement, aucun texte ne permet d'obtenir la publication de textes d'application manquants, aucune règle ne fixe le délai maximum dont dispose le Gouvernement pour prendre ces décrets.
Le Sénat publie un bilan annuel sur l'application des lois depuis 1972 et organise des débats dédiés en séance publique.
Reconnaissons que le taux d'application est globalement satisfaisant, grâce au Secrétariat général du Gouvernement : le Gouvernement n'utilise pas son véto implicite et s'efforce de respecter le délai indicatif de six mois qu'il s'est fixé par circulaire.
Toutefois, les parlementaires sont désarmés pour réclamer la publication des décrets manquants. C'est d'autant plus frustrant que le Conseil d'État considère, depuis l'arrêt « Dame veuve Renard » de 1964, que l'absence de publication de mesures d'application dans un délai raisonnable engage la responsabilité de l'État et que le justiciable dispose d'un intérêt à agir. Il a jugé illégal le refus du Premier ministre de prendre un décret d'application nécessaire à l'entrée en vigueur d'une loi - mais refuse de reconnaître au parlementaire un intérêt à agir. Cette jurisprudence a été confirmée par le Conseil d'État en 2011, à l'occasion d'une saisine par notre collègue Jean Louis Masson.
La présente proposition de loi reprend la rédaction proposée par Jean-René Lecerf, rapporteur de la proposition de loi du RDSE de 2011.
L'article unique modifie l'ordonnance du 17 novembre 1958 pour créer une présomption irréfragable d'intérêt à agir au bénéfice des parlementaires pour introduire un recours en excès de pouvoir.
La commission des lois a vérifié la constitutionnalité du dispositif. La séparation des pouvoirs est respectée ; la loi ordinaire peut prévoir des mécanismes de contrôle de l'action du Gouvernement.
La proposition de loi se contente en outre d'aménager un recours existant, déjà largement ouvert par le juge.
Des présomptions légales d'intérêt à agir en faveur de membres du Gouvernement existent déjà.
Le recours pour excès de pouvoir est, en lui-même, un instrument de régulation des relations entre pouvoirs exécutif et législatif puisqu'il fait respecter la hiérarchie des normes.
Enfin, la loi du 8 février 1995 a donné au juge administratif un droit d'injonction à l'encontre le pouvoir réglementaire, sans que sa constitutionnalité ait été remise en cause.
La commission des lois a limité le champ de l'intérêt à agir aux présidents des assemblées et des commissions permanentes. C'est cohérent avec le Règlement du Sénat qui confie aux commissions permanentes le suivi de l'application de lois.
Elle a ouvert le champ du recours au refus de prendre des arrêtés ministériels et élargi le champ des moyens pouvant motiver la saisine contre une ordonnance.
Le texte s'en trouve enrichi et fera bouger les choses. Adoptons-le largement. (Applaudissements sur les travées du RDSE ; Mme Nathalie Goulet, M. Jean-Pierre Sueur et Mme Éliane Assassi applaudissent également.)
M. Marc Fesneau, ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement et de la participation citoyenne . - La proposition de loi du président Requier est l'occasion de débattre de la bonne application des lois. Le Sénat effectue un travail minutieux et utile avec son bilan annuel, qui concerne désormais aussi les ordonnances. J'en suis témoin : cela accélère la publication.
Cette proposition de loi s'inscrit dans la continuité des débats de 2011, avec Yvon Collin et Patrick Ollier, qui avaient été de qualité, et conduit au rejet du texte.
Le Gouvernement salue la volonté du Sénat de s'assurer de la bonne application des lois et du respect de notre Constitution, mais met en garde contre la judiciarisation des rapports entre les pouvoirs qu'une application systématique entraînerait.
Les rapports entre Parlement et Gouvernement sont définis au titre V de la Constitution, qui prévoit la saisine du Conseil constitutionnel. L'intervention du juge administratif, jusqu'alors absent des rapports entre Gouvernement et Parlement, vient modifier cet équilibre des pouvoirs - ce que soulignent les professeurs Thierry Rambaud et Agnès Roblot-Troizier : si le requérant se prévaut de sa qualité de parlementaire, ce n'est pas l'autorité administrative qui est sanctionnée mais le pouvoir exécutif. La juridiction apparaît dès lors comme exerçant une fonction politique.
Au demeurant, il est étonnant que le Parlement se dote d'une telle prérogative au travers d'une loi ordinaire.
Le Conseil constitutionnel censure régulièrement des dispositions législatives injonctives.
La proposition de loi complexifierait un processus qui gagnerait, au contraire, à s'appuyer sur le dialogue.
Je salue la limitation de son champ en commission, mais crains tout de même une judiciarisation systématique de l'application de la loi et une multiplication des recours contentieux.
Je rappelle que le taux d'application des lois est de 88 %, malgré le contexte difficile des dix-huit derniers mois. Le temps juridictionnel ne doit pas se substituer au temps politique.
Au-delà, la proposition de loi vise à mieux contrôler le respect des habilitations à légiférer par ordonnance. Je comprends l'intention, mais pas la méthode proposée. Le Parlement peut déjà ratifier et, le cas échéant, modifier tout ou partie d'une ordonnance. La dernière révision du Règlement du Sénat améliore le suivi des ordonnances et conduira à des débats réguliers. L'intervention du juge administratif fait concurrence au dialogue et aux outils dont les sénateurs disposent déjà. Enfin, un requérant ayant intérêt à agir peut déjà saisir le juge.
S'agissant des conventions internationales, l'équilibre institutionnel selon lequel le Gouvernement décide seul de l'opportunité de soumettre un traité au Parlement est remis en cause.
Nous partageons vos intentions mais les mécanismes proposés nous semblent contraires à l'esprit de nos institutions. Je me réjouis malgré tout du dialogue constructif avec la Haute Assemblée, dans le souhait commun de voir les lois votées pleinement appliquées. (Applaudissements sur les travées du RDPI)
Mme Agnès Canayer . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Pourquoi ouvrir aux parlementaires une voie d'accès spécifique au juge? L'intervention du juge administratif est parfois nécessaire pour susciter la mise en oeuvre de certaines mesures votées dans la loi.
Le contrôle du Parlement sur le Gouvernement est essentiellement politique, en accord avec le principe de séparation des pouvoirs, mais dans un régime semi-présidentiel marqué par le fait majoritaire, cela ne suffit pas toujours.
La publication des décrets d'applications constitue un goulot d'étranglement dans la mise en oeuvre des lois votées. C'est un problème démocratique.
La justice administrative reste circonspecte face aux recours formulés par un parlementaire ès qualités : le Conseil d'État l'a écarté du prétoire en 2011.
On répondra que le Parlement peut saisir le juge constitutionnel.
Il ne s'agit aujourd'hui que de prévoir un nouvel accès, limité, à un type de recours déjà existant - point sur lequel avaient achoppé les précédentes propositions de loi.
Le présent texte est plus robuste et a été amélioré par la commission des lois. La proposition de loi initiale risquait de remettre en cause l'indivisibilité de la représentation nationale : limiter l'intérêt à agir aux présidents des assemblées et des commissions est sage et n'empêche pas l'opposition d'agir puisqu'elle préside la commission des finances.
La commission des lois a élargi le spectre des actes pouvant faire l'objet de recours et proposé que les recours contre les ordonnances ne soient pas limités à un moyen unique fondé sur la méconnaissance du périmètre d'habilitation.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur l'article 38 a accru l'incertitude pour le législateur.
M. Jean-Pierre Sueur. - Absolument !
Mme Agnès Canayer. - Ce texte renforce ainsi utilement le rôle du Parlement. Le groupe Les Républicains le votera dans la rédaction de la commission des lois. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et RDSE ; M. Jean-Pierre Sueur applaudit également.)
Mme Mélanie Vogel . - Les difficultés et lenteurs du Gouvernement dans l'application des textes sont connues, et le Parlement se trouve démuni pour le rappeler à l'ordre dans le cadre de sa fonction de contrôle de l'action du Gouvernement.
Aussi le GEST a-t-il accueilli cette proposition de loi avec un grand intérêt.
Une circulaire de 2008 fixe un délai maximum de six mois pour la prise des textes réglementaires d'application, mais elle n'a pas de valeur contraignante. La secrétaire générale du Gouvernement confirme que dans la majorité des cas, ce délai est respecté, mais l'incapacité du Parlement à agir en cas de manquement reste problématique.
Parfois, le juge administratif a pu reconnaître un intérêt à agir à des parlementaires, mais à titre personnel et sans lien avec cette qualité.
Faire bénéficier l'ensemble des parlementaires de la présomption d'intérêt irréfragable à agir n'est pas viable, pour des raisons pratiques mais aussi philosophiques, car cela individualise à l'excès la représentation nationale.
Toutefois, toutes les sensibilités politiques, qui ne sont pas représentées par les seuls présidents des commissions permanentes, doivent bénéficier de la présomption d'intérêt à agir. Nous avons déposé un amendement en ce sens, dont l'adoption conditionnera notre vote. (Applaudissements sur les travées du GEST ; M. Jean-Pierre Sueur applaudit également.)
Mme Éliane Assassi . - La semaine dernière, nous dénoncions la méthode du Gouvernement qui consiste à faire passer des mesures d'ampleur par ordonnances. Ce texte nous invite, lui aussi, à dénoncer ces empiétements.
Si l'article 24 de notre Constitution confie au Parlement le contrôle de l'action du Gouvernement, la Ve République ne lui donne pas les moyens d'assumer son rôle. Il est fréquent que le Gouvernement ne respecte pas l'intention du législateur ; face à cela, le fait majoritaire rend le seul instrument contraignant disponible, la motion de censure, quasi inapplicable.
Ainsi, en 2020, le taux d'application des lois a baissé de 72 à 62 %, et la proportion est encore plus faible pour les propositions de loi. Le Gouvernement use à foison de la procédure accélérée et des ordonnances non ratifiées, et le délai d'application des lois augmente.
Le pouvoir d'injonction ne peut être mis en oeuvre que si l'intérêt à agir est reconnu, or le juge administratif ne le reconnaît pas au parlementaire en tant que tel, d'où des jugements incongrus où il a été considéré que le parlementaire pouvait agir au titre de consommateur de produits pétroliers, d'actionnaire d'une société d'autoroutes ou de téléspectateur...
Écoutons le professeur Olivier Renaudie, qui juge dépassée la réserve du Conseil d'État sur le sujet. Ce texte ne fait qu'aménager une voie de recours existante.
La commission des lois a amélioré le texte sous certains aspects, mais nous regrettons la restriction de l'intérêt à agir aux présidents des assemblées et des commissions permanentes, à l'exclusion des groupes minoritaires. (Mme Nathalie Goulet approuve.)
Le groupe CRCE défend un changement de régime constitutionnel bien plus global. Si notre amendement élargissant la présomption irréfragable d'intérêt à agir aux présidents de groupe est adopté, nous voterons cette proposition de loi. Dans le cas contraire, nous nous abstiendrons. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE ; MM. Jean-Pierre Sueur et Jean-Claude Requier applaudissent également.)
Mme Nathalie Goulet . - Quelle bonne idée, président Requier, que de nous présenter ce texte, mais quel dommage qu'il soit examiné un jeudi après-midi devant des rangs clairsemés...
Votre texte donne de nouveaux pouvoirs au Parlement à un moment où celui-ci se sent démuni, découragé face aux ordonnances et aux procédures accélérées. Monsieur le ministre, vous avez soutenu qu'une procédure accélérée prenait six à huit mois, mais c'est une lecture unique ! Nous manquons de temps, noyés que nous sommes dans une diarrhée législative qui aboutit à des catastrophes : voyez la suppression du renouvellement des juges consulaires, causée par l'accumulation des textes...
Qu'est-ce que le contrôle sans moyens d'action ni sanctions ? Le recours pour excès de pouvoir sera une arme efficace. Les Pandora Papers nous rappellent qu'en matière de finances, le Parlement arrive à la fumée des cierges : les conventions fiscales internationales sont passées, que nous le voulions ou non. Je songe notamment à la convention avec Panama.
Voici quelques exemples des retards pris : la loi relative à la régulation des naissances, votée en 1967 et appliquée en 1970, la loi ALUR - deux ans de délai, la loi Littoral, votée en 1986, appliquée dix-huit ans plus tard ! Heureusement, les délais s'améliorent, si l'on fait exception de la loi ELAN.
Autre exemple : le répertoire national commun de la protection sociale, qui devait nous aider à gérer 137 organismes de sécurité sociale contre 292 risques. Il a été créé par la LFSS pour 2007. Malgré des relances, un nouvel amendement adopté dans la LFSS pour 2015, ce répertoire ne fonctionne toujours pas. La Cour des comptes nous a récemment assuré qu'il serait « bientôt » mis en place. Et, en août 2021, un rapport conjoint des inspections générales des affaires sociales et des services annonce une réflexion sur l'organisation d'un tel répertoire... Les amendements, le texte voté, les questions écrites, les questions orales n'y ont rien changé.
C'est pourquoi je suis extrêmement favorable à la proposition de loi. J'ai déposé un amendement pour étendre la possibilité d'agir aux présidents de groupes. Pourquoi les groupes minoritaires seraient-ils écartés ?
Dans le cadre du PLF et du PLFSS, les rapporteurs ont trois minutes pour s'exprimer. À force de travailler dans ces conditions décourageantes, nous perdons la foi dans notre capacité à faire valoir nos arguments.
Le groupe UC votera résolument cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, RDSE, du GEST et sur plusieurs travées des groupes SER et Les Républicains)
M. Stéphane Artano . - Cette proposition de loi répond au souhait exprimé par le président de notre assemblée que les parlementaires se voient reconnaître une présomption d'intérêt à agir en recours pour excès de pouvoir. Elle s'inscrit dans la continuité du texte déposé par notre ancien collègue Yvon Collin le 23 décembre 2010.
La notion d'intérêt à agir permet d'exclure les demandeurs dont la situation n'a aucun lien avec l'excès de pouvoir qu'ils dénoncent. Qu'en est-il, dans ce cadre, des parlementaires ? Le Conseil d'État est resté très longtemps évasif, avant d'estimer récemment que la seule qualité de parlementaire ne suffisait pas.
À ce jour, les parlementaires ne disposent d'aucun mécanisme institutionnel pour exiger une application des lois dans un délai raisonnable. Il faut un outil de contrôle de pleine application, au-delà de la seule information.
Nous voulons garantir le respect de l'intention du législateur. À qui réserver le droit d'agir ? La commission l'a confié aux présidents des assemblées et des commissions permanentes, mais on pourrait envisager un élargissement aux présidents de groupes. Le RDSE votera ce texte. (Applaudissements sur les travées du RDSE et sur quelques travées du groupe CRCE)
M. Jean-Pierre Sueur . - C'est une heureuse initiative que celle du président Requier. Les parlementaires doivent pouvoir saisir le Conseil d'État pour excès de pouvoir.
Le ministre accueille la proposition avec des arguments mitigés, sans atteindre les sommets de sa collègue qui, la semaine dernière, s'est montrée glaciale vis-à-vis de notre initiative contre vl'ordonnance réformant profondément la haute fonction publique.
Il faut que les choses changent. J'espère que le 4 novembre, le Gouvernement sera moins glacial avec notre proposition de loi soumettant les ordonnances à une ratification expresse par le Parlement.
Moi qui suis un socialiste réformateur, j'estime que tous les pas dans le bon sens sont appréciables. Cette proposition de loi en est un.
En 2004, je suis allé devant le Conseil d'État au nom de soixante sénateurs, estimant que l'ordonnance sur les partenariats public-privé n'était pas conforme à l'intention du législateur.
Le Conseil d'État a botté en touche de façon très élégante : puisqu'un amendement adopté par le Parlement citait un alinéa de cette ordonnance, il l'a considérée comme implicitement ratifiée - alors même que ni le Gouvernement, ni le Parlement ne s'en étaient aperçus !
M. Didier Migaud, ancien membre éminent de l'Assemblée nationale, a vu son intérêt à agir devant le Conseil d'État reconnu, en tant que consommateur de produits pétroliers. M. François Bayrou a, lui, été entendu comme actionnaire de société d'autoroute. Enfin, notre ancienne collègue Nicole Borvo s'est vu reconnaître la qualité de téléspectatrice ! Vous le voyez bien, tout cela est quelque peu pitoyable. Les parlementaires doivent voir leur intérêt à agir reconnu ès qualités.
Monsieur Requier, le premier mouvement est souvent le bon ! Votre proposition de loi était parfaite, mais, pris de scrupule, vous avez ensuite limité en commission la présomption d'intérêt à agir aux présidents des assemblées et des commissions permanentes. Votez notre amendement ouvrant la saisine du Conseil d'État à tous les parlementaires, ou au moins aux présidents de groupes. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, RDSE, CRCE, ainsi que sur quelques travées du groupe Les Républicains)
M. Bernard Buis . - Cette proposition de loi, au-delà de sa dimension technique, relève d'un débat vivant, ouvert en 2011 dans cette assemblée, et nourri depuis par une jurisprudence évolutive.
La jurisprudence du Conseil d'État sur l'intérêt à agir a évolué. Jusqu'en 2014, il louvoyait entre contournement et évitement. Depuis, il rejette l'intérêt à agir des parlementaires en tant que tels. Les lignes de la séparation des pouvoirs ont bougé, et la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ou le rôle de conseil du Conseil d'État auprès des parlementaires ont créé un droit administratif des assemblées parlementaires.
Plus que la typologie des personnes, c'est le type d'actes concernés par la présomption irréfragable de l'intérêt à agir qui doit être examiné. L'approche matérielle retenue me semble répondre à la crainte légitime du ministre d'une dénaturation du recours pour excès de pouvoir, utilisé comme un moyen de poursuivre le combat politique.
En revanche, le groupe RDPI a quelques réserves sur la reconnaissance de l'intérêt à agir contre une ordonnance prise au titre de l'article 38 de la Constitution, dès lors qu'un des moyens soulevés porte sur le non-respect du champ de l'habilitation, et non lorsqu'il s'agit de l'unique moyen soulevé. Nous proposerons un amendement de rétablissement du texte initial.
Toutefois, le groupe RDPI votera cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du RDSE ; M. Jean-Pierre Sueur et Mme Éliane Assassi applaudissent également)
M. Joël Guerriau . - Une fois la loi adoptée, le législateur doit encore contrôler l'action du Gouvernement. L'article 24 de la Constitution introduit par la révision de 2008 fait du contrôle de l'application des lois une des missions primordiales du Parlement.
Il serait inadmissible que les lois restent lettre morte ; sinon, à quoi bon les voter ? Veiller à leur mise en oeuvre, c'est garantir la crédibilité du Parlement et l'efficacité de notre démocratie.
Cette proposition de loi renforce le contrôle du Gouvernement par le Parlement, en ouvrant un droit de recours contre le refus de prendre des décrets d'application, contre une ordonnance qui outrepasse son champ d'habilitation, ou contre un décret ratifiant un accord international alors que la loi devrait le faire.
Elle est pertinente et opportune ; elle ne crée pas de nouvelle catégorie de recours mais adapte les voies de recours existantes.
La commission des lois a limité le champ des parlementaires pouvant exercer des recours aux présidents des deux chambres et à ceux des commissions permanentes, puisque celles-ci assurent le suivi de l'application des lois. Elle a aussi précisé l'objet du recours, étendu au refus de prendre tout arrêté ministériel.
Je remercie le RDSE d'avoir ainsi renforcé le rôle du Parlement. Le groupe INDEP votera ce texte avec enthousiasme. (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe UC ; MM. Marc Laménie et Jean-Pierre Sueur applaudissent également.)
M. Édouard Courtial . - Le 20 octobre 2020, le président Larcher défendait la mise en place d'une procédure de saisine du juge administratif en cas de refus de prendre un décret d'application.
Ce texte décline cette volonté, et je remercie la rapporteure d'en avoir renforcé l'effectivité en en circonscrivant le champ. Cette proposition de loi, telle que la commission l'a votée, crée ainsi une présomption irréfragable d'intérêt à agir pour les présidents des assemblées et des commissions permanentes.
Alors que le texte initial ne concernait que le refus du Premier ministre de prendre des mesures réglementaires d'application, l'élargissement aux arrêtés ministériels est bienvenu. Le texte crée aussi un recours contre tout élargissement indu du champ d'une ordonnance.
L'évolution du contrôle institutionnel a modifié notre regard sur ces questions. Cette proposition de loi renforce le pouvoir de contrôle du Parlement dans l'application des lois, alors que l'impossibilité de le mettre en oeuvre créait un droit de veto implicite sur les textes votés.
La possibilité d'une inconstitutionnalité liée à l'absence de respect de la séparation des pouvoirs semble écartée : le texte ne fait qu'aménager un recours existant, qui est un instrument de régulation des relations entre l'exécutif et le législatif.
Cette proposition de loi contribuera aussi à la lutte contre l'inflation normative galopante.
Si les récents bilans d'application sont globalement satisfaisants, certains textes réglementaires manquent à l'appel, et beaucoup de parlementaires attendent toujours de voir mis en oeuvre un amendement qu'ils ont fait adopter...
Ce texte répond aux craintes de dépossession du Parlement de ses prérogatives. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du RDSE)
La discussion générale est close.
Discussion de l'article unique
M. Pierre Ouzoulias . - Cette proposition de loi importante réaffirme les pouvoirs du Parlement, notamment sa mission de contrôle du Gouvernement qui découle de l'article 24 de la Constitution.
Il est difficile pour un sénateur de l'exercer. À plusieurs reprises, j'ai demandé communication de pièces administratives à un ministère et à des universités. Devant leur refus, j'ai saisi la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA). Un refus de communication lui a semblé injustifié, mais elle a estimé que ma recherche relevait plutôt des relations institutionnelles entre le Parlement et le Gouvernement, et qu'elle n'était donc pas compétente. Officieusement, on m'a dit qu'il aurait été fait droit à cette demande si elle avait émané de ma femme... (Sourires)
Autrement dit, un parlementaire, dans l'exercice de ses missions institutionnelles, a moins de pouvoir que n'importe quel citoyen !
Cette proposition de loi est un pied dans la porte, mais il faudra aller plus loin.
M. le président. - Amendement n°4, présenté par M. Sueur et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
Alinéa 2
Remplacer les mots :
présidents des assemblées parlementaires et les présidents de leurs commissions permanentes ont chacun
par les mots :
membres de l'Assemblée nationale et du Sénat ont
M. Jean-Pierre Sueur. - Revenons à l'esprit initial de la proposition de loi et étendons la présomption d'intérêt à agir à tous les parlementaires, comme le défendait Alain Richard devant la commission des lois. (M. Bernard Buis approuve.) Dès lors que tous les Français peuvent saisir la justice administrative, il n'y a pas d'inconvénient à ce que les parlementaires le fassent.
Nous défendons ardemment l'esprit et la lettre de la proposition de loi.
M. le président. - Amendement n°3, présenté par Mme Assassi et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
Alinéa 2
Après le mot :
parlementaires
insérer les mots :
, les présidents de groupe politique de ces assemblées
Mme Éliane Assassi. - Nous souhaitons que les présidents des groupes politiques bénéficient de la présomption d'intérêt à agir, pour ne pas léser les groupes d'opposition et minoritaires. Adopter cet amendement serait un geste fort.
Dans ce même esprit, le Sénat avait adopté en 2008 un amendement du groupe CRCE élargissant à tous les groupes parlementaires la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel.
M. le président. - Amendement n°5, présenté par M. Sueur et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
Alinéa 2
Remplacer les mots :
et les présidents de leurs commissions permanentes
par les mots :
, les présidents de leurs commissions permanentes et les présidents des groupes politiques
M. Jean-Pierre Sueur. - Cet amendement de repli étend la présomption d'intérêt à agir aux présidents des groupes politiques.
Il nous a été opposé que le président de la commission des finances est issu de l'opposition, mais cette pratique n'est inscrite dans aucun texte. De plus, il y a d'autres groupes minoritaires dans nos assemblées que celui auquel appartient ledit président.
M. le président. - Amendement n°2, présenté par Mme N. Goulet.
Alinéa 2
Après le mot :
permanentes
insérer les mots :
et les présidents des groupes politiques
Mme Nathalie Goulet. - C'est un amendement similaire, qui procède du respect républicain. La majorité et l'opposition, ça va, ça vient...
M. le président. - Amendement identique n°6, présenté par M. Benarroche, Mme M. Vogel, M. Dantec, Mme de Marco, MM. Dossus, Fernique, Gontard, Labbé et Parigi, Mme Poncet Monge, M. Salmon et Mme Taillé-Polian.
Mme Mélanie Vogel. - Il n'est pas neutre de limiter le droit au recours pour excès de pouvoir aux présidents des assemblées et des commissions permanentes. Il serait plus sage de l'ouvrir à tous les groupes.
Mme Maryse Carrère, rapporteure. - Notre choix de restreindre le périmètre s'explique par la volonté de privilégier un droit d'agir institutionnel. Il est également cohérent avec le Règlement du Sénat, qui confie le contrôle de l'application des lois aux commissions permanentes.
Vos amendements déplaceraient le recours pour excès de pouvoir du terrain juridique vers le terrain politique. Le recours ne doit pas être un faire-valoir au service d'un parlementaire.
Il est cependant important que le débat ait lieu en séance, puisqu'il concerne toute notre assemblée.
L'adoption de ces amendements ne modifierait pas, à mes yeux, le sens de la proposition de loi.
M. Marc Fesneau, ministre délégué. - Avis défavorable à l'amendement n°4 qui revient au texte initial.
Sagesse sur les amendements nos3 et 5 et sur les amendements identiques nos2 et 6 : il faut garantir une expression pluraliste, comme l'ont dit Mmes Vogel, Assassi et Goulet.
M. Jean-Pierre Sueur. - Madame la rapporteure, avec un excès de pudeur qui vous honore, vous avez évoqué un risque politique. Oui, les présidents de groupe font de la politique, mais les présidents de commission aussi, et même les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat ! Votre argument est inopérant.
Voudriez-vous priver M. Requier, auteur de ce texte, dont vous êtes signataire, de la possibilité de faire un recours ? (Sourires)
Je salue la sagesse préconisée par le ministre : après les déclarations glaciales, nous progressons.
Mme Nathalie Goulet. - Très souvent, le retard à l'allumage des mesures d'application est dû à des problèmes politiques : dix-huit ans pour la loi Littoral, c'est qu'il y avait des intérêts à ménager...
Ce serait l'honneur du Sénat que d'associer les présidents de groupe à ce droit de recours. Voyez les procédures de levée d'immunité parlementaire : elles se règlent politiquement, les arbitrages rendus ne sont pas toujours ceux que l'on attend.
M. Jean-Claude Requier. - Il est vrai que notre proposition de loi visait initialement l'ensemble des parlementaires, mais j'ai craint des excès analogues à ceux que l'on peut constater dans la production d'amendements...
Je ne suis cependant pas hostile à l'élargissement aux présidents de groupe. C'est déjà un filtre suffisant, et je conviens que le président de la commission des finances ne représente pas tous les groupes d'opposition. (Mme Éliane Assassi approuve.)
Mme Maryse Carrère, rapporteure. - Pour la bonne application de la loi, il n'y a pas de clivage politique qui tienne. Je suis sûre, monsieur Sueur, qu'en tant que président de la commission des lois, vous n'auriez jamais refusé un tel recours à M. Requier.
Ouvrir ce droit à tous les parlementaires, soit un millier de requérants potentiels, risque de faire de cette possibilité de recours en excès de pouvoir une tribune politique, ce qui porterait atteinte à la crédibilité du Parlement.
L'amendement n°4 n'est pas adopté.
L'amendement n°3 est adopté.
L'amendement n°5 et les amendements identiques nos2 et 6 n'ont plus d'objet.
L'article unique, modifié, est adopté.
INTITULÉ DE LA PROPOSITION DE LOI
M. le président. - Amendement n°1, présenté par MM. Requier, Artano, Bilhac, Cabanel et Corbisez, Mme N. Delattre, MM. Fialaire, Gold et Guérini, Mme Guillotin, M. Guiol, Mme Pantel et M. Roux.
Rédiger ainsi cet intitulé :
Proposition de loi visant à renforcer le contrôle par le Parlement de l'application des lois
M. Jean-Claude Requier. - Au regard des amendements adoptés, il est désormais plus juste d'intituler ainsi cette proposition de loi : « Proposition de loi visant à renforcer le contrôle par le Parlement de l'application des lois ».
Mme Maryse Carrère, rapporteure. - Avis favorable.
M. Marc Fesneau, ministre délégué. - Sagesse.
L'amendement n°1 est adopté et la proposition de loi est ainsi intitulée.
La proposition de loi, modifiée, est adoptée.
(Applaudissements)
La séance est suspendue quelques instants.