SÉANCE
du jeudi 25 mars 2021
76e séance de la session ordinaire 2020-2021
présidence de M. Pierre Laurent, vice-président
Secrétaires : Mme Esther Benbassa, M. Daniel Gremillet.
La séance est ouverte à 14 h 30.
Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.
« Veolia-Suez : quel rôle doit jouer l'État stratège pour protéger notre patrimoine industriel ? »
M. le président. - L'ordre du jour appelle le débat : « Veolia-Suez : quel rôle doit jouer l'État stratège pour protéger notre patrimoine industriel ? » à la demande du groupe socialiste, écologiste et républicain.
M. Patrick Kanner, pour le groupe socialiste, écologiste et républicain . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Ce débat a pour vocation d'éclairer le rôle de l'État dans la définition de notre politique industrielle. L'épidémie agit comme un révélateur des failles de notre société et des fragilités de notre modèle industriel, qui se sont traduites par des pénuries de produits et de matériels.
Avec l'enjeu de la reconquête industrielle, c'est votre conception de la souveraineté nationale qui est interrogée. L'affaire Veolia-Suez est une clé d'entrée pertinente.
Le 30 août, Veolia, numéro un français de la gestion de l'eau et des déchets, annonce vouloir acheter le numéro deux, Suez, en reprenant les parts d'Engie. Cette opération n'avait d'amicale que le nom. Désormais, Veolia assume franchement son caractère hostile.
On pourrait se dire que c'est une opération classique dans l'économie de marché.
Mais nous ne sommes pas prêts à l'accepter. La position de l'État n'est pas claire. La rapidité de l'offensive interroge et le délai demandé de cinq jours pour une offre alternative était insuffisant. Les représentants de l'État au conseil d'administration d'Engie ont voté contre la cession des titres, mais ils ont subi un camouflet. Aujourd'hui, Veolia détient 29,9 % des parts de Suez.
L'action de l'État est bien timide et n'a pas de résultat. L'État n'est pourtant pas un actionnaire comme les autres : il est le représentant de l'intérêt général.
Protection de l'emploi, de l'industrie, offre amicale sont des conditions indispensables, que vous aviez vous-même posées le 19 septembre dernier. Elles ne sont pas réunies à ce jour.
Comment garantir que l'OPA n'aura pas de conséquences délétères pour l'emploi et l'économie ? Comment garantir que l'intérêt des collectivités territoriales clientes ne sera pas menacé ? Que la compétitivité des deux groupes ne sera pas détruite ? Que n'apparaîtront pas des acteurs low cost, moins-disants sur le plan social ?
Nous voulons, monsieur le ministre, vous entendre sur vos choix politiques, car nous observons un laisser faire dommageable.
La politique industrielle doit être réinventée. L'heure n'est pas à débattre entre moins d'État et mieux d'État, elle est à reconstruire un État stratège ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER)
M. Hervé Gillé, pour le groupe socialiste, écologiste et républicain . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) L'OPA se voulait amicale, mais les hostilités ne cessent pas, en pleine pandémie, provoquant des incertitudes financières.
Était-il opportun qu'Engie vende ses parts dans Suez ? L'État était contre la cession, mais la Caisse des dépôts et consignations l'a jugée amicale, rompant avec sa neutralité habituelle. Les 18 euros d'offre d'achat initiale sont désormais le prix de l'action de Suez...
Quels seront les effets collatéraux de l'opération sur le marché français, sur les collectivités, les syndicats, les régies ? La séquence crée en outre un appel d'air pour les concurrents intermédiaires, qui attendent les cessions d'actifs obligatoires.
Difficile de comprendre la stratégie industrielle de Veolia. Notre comité de suivi n'a pas mis en évidence un risque concurrentiel venu des opérateurs chinois, ni en France ni à l'international. Mais la financiarisation de Suez et Veolia s'accentuera. Des fonds activistes et purement spéculatifs risquent de jouer un rôle central.
Engie aurait pu développer les coopérations et travailler sur la numérisation dans une approche de smart cities, mais a préféré vendre sa participation dans Suez - une stratégie sans doute plus politique qu'industrielle.
À l'heure des coopératives territoriales, certains choix de Veolia sont provocants : il a ainsi obtenu la délégation de la gestion des incinérateurs à Bordeaux, suscitant un écart de prix important avec le reste du département.
Comment siffler la fin du match ? Monsieur le ministre, en avez-vous les moyens ? En avez-vous la volonté ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER)
M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la relance . - La position de l'État face à cette opération a été constante : nous souhaitons un cadre amiable. Nous refusons la guerre de tous contre tous, qui ne fera que des perdants.
L'État est actionnaire minoritaire d'Engie. La pérennité de l'emploi, la logique industrielle, la concurrence et l'intérêt patrimonial sont les priorités qui guident l'État.
J'ai toujours dit que le conseil d'administration de Suez devait approuver l'offre. Dès lors que ce n'était pas le cas, j'ai demandé que le représentant de l'État au conseil d'administration d'Engie vote contre. Mais nous n'avons pas été suivis.
Cela pose la question de la participation de l'État au capital d'entreprises privées.
M. Fabien Gay. - Elle ne sert plus à rien, alors !
M. Bruno Le Maire, ministre. - La position de l'État, juge et partie, peut être délicate. Parfois, l'État serait mieux à l'extérieur pour défendre l'intérêt général. Il a sa place dans les services publics et dans quelques entreprises stratégiques : c'est ma conviction constante depuis quatre ans.
Cela ne l'empêche pas de jouer un rôle important : cette crise a montré que nous avons besoin d'un État fort et responsable, qui fixe des orientations, garantit l'attractivité et soutient la recherche et l'innovation.
La première responsabilité de l'État est de rendre le pays attractif auprès des investisseurs étrangers. Depuis 2017, nous nous y sommes employés, baissant l'impôt sur les sociétés et les impôts de production. La France est désormais la Nation la plus attractive d'Europe. C'est un beau résultat !
La deuxième, quand les innovations technologiques s'accélèrent, c'est de soutenir l'investissement et les innovations de rupture. Cela passe par le maintien du crédit d'impôt recherche (CIR), le soutien à la recherche fondamentale, l'identification des nouvelles chaînes de valeur - telles que l'hydrogène, le calcul quantique, les biotechnologies ou les batteries électriques.
La troisième responsabilité est de défendre le modèle social, qui se concrétise dans les services publics. C'est une fierté française, qu'il s'agisse du ferroviaire ou de l'électricité. Les services publics sont un atout et non un poids. C'est pourquoi plus de 4,5 milliards d'euros du plan de relance ont été consacrés à la SNCF et c'est pourquoi nous refuserons tout démantèlement d'EDF. Nous négocions pied à pied avec la Commission européenne un accord qui préserve l'unité de cette grande entreprise.
La quatrième est de protéger nos technologies, nos savoir-faire, notre indépendance. Ne soyons pas naïfs. Certains des investissements étrangers sont des investissements de pillage, de court terme : ils ne sont pas les bienvenus, contrairement aux investissements de développement.
Du reste, à 275 reprises en 2020, nous avons utilisé le décret protégeant les activités stratégiques pour empêcher de tels pillages. L'Union européenne a pris conscience de cette exigence, je m'en réjouis. Voilà ce à quoi je travaille depuis quatre ans !
Mme Florence Blatrix Contat . - Depuis août 2020, les salariés de Suez et Veolia sont inquiets, tout comme les clients et les contractants que sont les collectivités territoriales. Beaucoup de questions sur l'action de l'État demeurent en suspens. Regardons l'avenir. Ces deux groupes sont particulièrement performants en France et dans le monde. Le risque serait grand, pour celui des deux dont les activités seraient circonscrites à la France, marché sur lequel les activités sont arrivées à maturité.
Quelle dynamique interne, si l'on évite la vente à la découpe ? Les déclarations au niveau de l'État sont quelque peu discordantes. Quelle est la stratégie exacte de l'Agence des participations de l'État (APE) ?
Une médiation de la puissance publique s'impose, pour favoriser le développement international de ces deux groupes.
M. Bruno Le Maire, ministre. - Vous avez raison : plutôt que de pleurer sur le lait renversé, il faut se tourner vers l'avenir. Ma conviction est que deux voies sont possibles : soit ces deux entreprises privées persistent dans une logique d'affrontement, qui fera beaucoup de dégâts inutiles, surtout en cette période de crise ; soit elles trouvent un terrain d'entente, ce qui est souhaitable car les acteurs français doivent se rassembler dans le contexte actuel, au lieu de céder à la facilité du conflit.
Oui il est possible de répartir les actifs de part et d'autre. Nous devons définir les périmètres de Suez et Veolia en commun accord. C'est nettement préférable. Et c'est le message que notre débat d'aujourd'hui peut envoyer aux dirigeants.
Mme Florence Blatrix Contat. - De nombreuses fusions - 60 % - se soldent par un échec. Ce serait un gâchis pour ces deux champions et pour tous leurs salariés, qui en font la richesse. Il ne faut pas les abandonner pour une chimère.
Mme Sophie Primas . - Quelques mots, tout de même, sur le lait renversé... Je ne puis pas croire que le sort de Veolia et Suez - deux pépites françaises de surface mondiale - ait été indifférent aux présidents et gouvernements successifs. Dans cette affaire, soit l'État n'a pas été mis au courant, soit il n'a pas su jouer son rôle...
Précipitation, contradictions apparentes : quelle destruction de valeur en quelques semaines ! En amputant Suez de ses activités industrielles, nous supprimons son potentiel d'innovation au détriment de cette entreprise et des collectivités territoriales.
Monsieur le ministre, vous devez jouer un rôle dans les négociations. On ne peut pas convoquer la Convention citoyenne pour le climat, présenter un projet de loi Climat et résilience, et accepter un bazar pareil ! Comment vos services sont-ils mobilisés pour une solution pérenne ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - La responsabilité de l'État actionnaire était à l'égard d'Engie, non de Suez et Veolia, entièrement privés.
Nous avons souhaité clarifier et simplifier la stratégie industrielle d'Engie et recentrer ses activités. La nouvelle directrice générale, Mme Catherine MacGregor, travaille utilement en ce sens.
Pour Veolia et Suez, nous avons fixé un cadre général : c'est le maintien de la concurrence, de l'emploi et des stratégies industrielles. Oui, l'État doit chercher à rapprocher les points de vue. Oui, il l'a fait. Le directeur général du Trésor assure une médiation à ma demande et je l'en remercie. L'État a un rôle d'arbitre. Nous progressons. J'espère que la raison l'emportera, dans l'intérêt industriel, économique, réputationnel et patrimonial des deux entreprises.
M. Dany Wattebled . - J'ai plusieurs fois demandé le retour d'un vrai ministère de l'Industrie chargé de concevoir une stratégie, de défendre notre patrimoine industriel, nos fleurons, notre savoir-faire.
Dans le passé, les gouvernements ont trop souvent laissé faire - souvenons-nous de Technip, d'Arcelor, d'Alstom.
Afin de préserver les emplois et de maintenir les compétences industrielles, le Gouvernement s'emploie à créer de nouvelles chaînes de valeur, c'est à saluer. L'État doit aussi être attentif aux prises de contrôle pour préserver nos actifs stratégiques.
Certaines fusions nous ont montré qu'elles portaient un risque de restructuration, à suivre attentivement. Un rapprochement du type Veolia-Suez met-il par principe en péril notre industrie ?
Le Gouvernement a-t-il dressé une liste de nos industries stratégiques ? Quelle stratégie de sauvegarde et de reconquête de notre industrie ? Quelle articulation avec nos partenaires européens, via des regroupements industriels de type Airbus ? Quelle solidarité européenne, quand les Polonais achètent des avions de chasse américains ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Peu de gouvernements ont autant protégé nos grandes entreprises industrielles que celui-ci...
Souvenez-vous de l'aciérie Ascoval : nous nous sommes battus pendant deux ans pour trouver un repreneur, et nous l'avons sauvée, et avec elle 300 emplois ! Nous avons débloqué 20 millions d'euros pour aider le groupe à surmonter ses difficultés.
De même, nous avons favorisé le rapprochement Alstom-Bombardier. Je n'ai pas hésité à nationaliser les chantiers de l'Atlantique et à renoncer au partenariat avec l'italien Fincantieri.
Je me suis également opposé au rachat de Carrefour, premier employeur privé français, par le canadien Couche-Tard, un projet précipité. Aujourd'hui, Carrefour rachète des actifs au Brésil, preuve que cette opération n'était pas nécessaire.
Bref, nous intervenons à bon escient pour protéger nos actifs stratégiques. Nous investissons aussi pour créer de nouvelles chaînes de valeur européennes, notamment dans les domaines du cloud, des batteries électriques, de l'hydrogène ou du calcul quantique. C'est une conséquence positive de la crise ! (M. Fabien Gay se montre dubitatif.)
Mme Sophie Taillé-Polian . - Quel rôle a joué la Caisse des dépôts et consignations (CDC) ? A-t-elle vocation à être partie prenante d'une opération hostile ? La CDC est le premier actionnaire de Veolia : n'est-ce pas un moyen de faire primer l'intérêt général, au bénéfice du service public, des salariés et des usagers ? L'eau et les déchets sont des services publics essentiels !
M. Bruno Le Maire, ministre. - La CDC détient 6 % de Veolia, mais elle est indépendante, et ne reçoit pas d'instruction du ministre. Elle est placée sous le contrôle du Parlement.
Préserver la concurrence, l'emploi, l'empreinte industrielle : telles sont les conditions pour qu'un rapprochement entre Suez et Veolia soit envisageable, sur la base d'un accord amiable. Personne n'a intérêt à ce conflit ouvert entre deux géants industriels. Nous continuons d'oeuvrer à une pacification et à un rapprochement des deux parties, dans l'intérêt de notre pays.
Mme Sophie Taillé-Polian. - Sur son site internet, la CDC se présente comme « un grand pôle financier public (...) entièrement dédié au service de l'intérêt général, avec un objectif unique : faire grandir la France ». On peut donc supposer qu'il y a quelques liens avec le Gouvernement de la France ! J'ajoute que des parlementaires y siègent.
Vous dites que l'État doit se concentrer sur les services publics, mais qu'est-ce que la fourniture d'électricité ou l'accès à l'eau, sinon un service public ? Il ne faut pas réduire mais au contraire augmenter la place de l'État dans ces entreprises !
M. Julien Bargeton . - La bataille fratricide débutée le 30 août 2020 entre Suez et Veolia s'est transformée en tragédie grecque lorsqu'Engie s'est montrée favorable à l'offre de Veolia, contre l'avis de l'État actionnaire.
Veolia veut créer un nouveau champion mondial, Suez s'alarme pour ses salariés - et des fonds d'investissements s'activent en sous-main : Meridiam autour de Veolia, Ardian et GIP autour de Suez.
Pendant ce temps, les communes qui ont délégué la gestion de leur eau s'inquiètent. On s'achemine vers des enchères boursières. L'État stratège doit conforter son rôle dans un domaine aussi crucial que l'eau.
Il faut trouver une solution viable pour les deux protagonistes et permettre à la France de gagner en visibilité face à la concurrence internationale.
M. Bruno Le Maire, ministre. - Je ne peux me prononcer sur l'offre de l'un ou l'autre de ces acteurs privés, mais je ne ménage pas mes efforts pour concilier les positions.
En France, il y a de la place pour deux grands acteurs industriels dans le secteur de l'eau. Cette solution est préférable à un groupe unique, notamment pour les collectivités territoriales qui ont tout à gagner d'une concurrence.
Il y a des progrès vers un accord qui est la solution souhaitable.
Mme Maryse Carrère . - Le projet de privatisation d'Aéroports de Paris (ADP), prévu par les articles 130 à 136 de la loi Pacte et contesté par un référendum d'initiative populaire ayant recueilli plus d'un million de signatures, a été enterré par la crise de la covid.
Plus récemment, vous vous êtes opposé au rachat de Carrefour par Couche-Tard, le groupe de supérettes canadiennes. L'enjeu n'était pas négligeable, avec plus de 300 000 salariés concernés.
L'affaire Veolia-Suez est différente : la notion d'entreprise stratégique permet à l'État d'intervenir. La loi Pacte a en effet accru le contrôle du ministre de l'Économie sur les autorisations d'investissements étrangers dans certains secteurs d'activité. Quelle est votre définition d'une entreprise ou d'un secteur stratégique ? Nos conceptions françaises en la matière peuvent-elles entrer en conflit avec les régulateurs européens, attachés au respect de la libre concurrence ? Une fusion Veolia-Suez représenterait-elle un risque en la matière ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - S'agissant de Couche-Tard, je prendrais la même décision aujourd'hui. Notre alimentation est tout aussi stratégique que le nucléaire ou les technologies de pointe. Le stratégique, c'est aussi ce qui touche à notre manière de vivre et notre culture, à la qualité de l'alimentation et à la sécurité sanitaire.
Qui peut nous garantir que l'approvisionnement auprès des filières agricoles françaises aurait été préservé ? Les Américains accepteraient-ils le rachat de Walmart par un groupe français sans coup férir ? J'en doute fort.
Nous respectons les procédures définies par le législateur et appliquons le décret sur les investissements étrangers dans les secteurs stratégiques : aux investisseurs potentiels de voir avec l'État français si cet investissement est bienvenu ; nous l'avons fait à 275 reprises. Protéger, ce n'est pas un gros mot ! Carrefour a montré sa capacité de rebond au Brésil, prouvant qu'il savait innover et se réinventer.
Mme Maryse Carrère. - Votre démarche à l'égard de Carrefour n'est pas contestable. L'État devait intervenir pour protéger 300 000 emplois.
M. Fabien Gay . - À quoi joue l'exécutif dans l'affaire Suez-Veolia ? On croirait une mauvaise partie de Monopoly : d'abord la privatisation d'Engie, puis la cession de ses parts de Suez à Veolia qui, grâce à ce cadeau, a pu lancer une OPA hostile. L'enjeu est celui de la gestion de l'or bleu et des déchets.
Comment croire que le projet d'absorption de Suez ait pu surprendre l'État, à la fois puissance publique et actionnaire d'Engie et, via la CDC, de Veolia ?
Après Alstom, Nokia, les Chantiers de l'Atlantique, la volonté de privatiser ADP et de casser EDF, voilà un autre champion français qu'on s'apprête à démanteler.
Vous avez en horreur les monopoles publics mais n'avez rien contre les monopoles privés, qui opèrent pour le seul profit des actionnaires et au mépris de l'intérêt des consommateurs, des salariés et des collectivités territoriales.
Quand la grande braderie va-t-elle cesser ? Quand l'État stratège jouera-t-il son rôle de garant de l'intérêt général ? L'eau, bien commun, devrait être placée en dehors des lois du marché. À quand un grand service public de l'eau ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - La grande braderie coûte cher : nous rachetons des actifs, nous prenons des positions. Les Chantiers de l'Atlantique sont à 85 % sous contrôle public !
M. Fabien Gay. - Vous n'avez pas réussi !
M. Bruno Le Maire, ministre. - Je pourrais citer de nombreux exemples où l'État est intervenu pour protéger l'outil industriel. Lorsqu'on dégage 330 milliards d'euros de prêts garantis par l'État pour soutenir notre économie, c'est encore la meilleure façon d'éviter la braderie.
M. Fabien Gay. - Ha !
M. Bruno Le Maire, ministre. - EDF doit relever le défi de l'électrification des usages. Il nous faut une électricité à coût raisonnable, immédiatement disponible. EDF a un rôle fondamental à jouer.
M. Fabien Gay. - On est d'accord.
M. Bruno Le Maire, ministre. - Elle doit se transformer pour rester rentable et pouvoir investir. Nous nous battons pour maintenir la régulation du prix de l'énergie, vous devriez nous en être reconnaissants !
M. Fabien Gay. - C'est vous qui avez instauré l'Arenh !
M. Bruno Le Maire, ministre. - Nous nous battons pour préserver son unité et pour préserver l'énergie nucléaire (M. Fabien Gay s'amuse) que je considère comme indispensable - peu coûteuse, peu émettrice et capable d'alimenter les futurs usages, comme l'hydrogène ou la voiture électrique. Les négociations avec la Commission européenne se poursuivent. Je recevrai les syndicats d'EDF avec Mme Pompili dans les jours qui viennent pour leur expliquer nos ambitions, écouter leurs propositions et bâtir ensemble le meilleur projet pour EDF.
M. Jean-Pierre Moga . - Il nous faut des champions pour peser dans la compétition mondiale. Mais les autorités européennes de la concurrence ne risquent-elles pas de mettre leur veto au mariage envisagé, comme elles l'ont fait pour Alstom-Siemens en février 2019 ?
Elles pourraient en effet invoquer l'exigence de désinvestissements, qui réduit la pertinence de la fusion, les bienfaits de la concurrence en termes de prix et de qualité de service, ou encore les inquiétudes en termes d'emploi, de valeur et de taille critique.
Les deux acteurs français sont complémentaires sur la scène internationale. Où en êtes-vous des discussions avec la Commission européenne ? Faut-il craindre un veto européen ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Nous sommes, comme vous, attachés au maintien de la concurrence. Les projets de rapprochement peuvent poser des difficultés à cet égard. Je suis en contact régulier avec Mme Vestager. In fine, c'est la Commission européenne qui donnera, ou non, son feu vert à l'opération. Vous pouvez compter sur ma mobilisation sur ce sujet.
Le cadre concurrentiel doit être adapté à la réalité de la situation économique mondiale. Avec mon homologue allemand, nous défendons une approche mondiale et dynamique des marchés, bien plus pertinente que l'approche locale et statique.
Je défends ces deux points auprès de la Commission européenne.
M. Rachid Temal . - Depuis sept mois, le capitalisme à la française se déchire, les salariés et les collectivités territoriales s'interrogent, l'image de nos deux champions se dégrade. Seuls les banquiers et avocats d'affaires se frottent les mains.
Il faut sortir de cette situation.
J'avance une piste : demandons aux salariés de Suez de soumettre un cahier des charges aux actionnaires futurs. Il porterait sur des garanties sociales, la participation des salariés, l'investissement dans les métiers de demain, le partenariat avec les collectivités territoriales et le service aux usagers, ainsi que la création d'une fiducie pour garantir la tenue des engagements. Êtes-vous prêts à soutenir publiquement cette démarche ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Elle est assez proche de la nôtre. Nous proposons nous aussi un cahier des charges, pour faire de ce rapprochement un succès, autour du maintien de la concurrence, de l'emploi et de l'empreinte industrielle.
C'est maintenant à ces deux entreprises de se saisir de ce cadre global et d'en faire un atout !
M. Rachid Temal. - Votre voix n'est plus audible, monsieur le ministre.
Contrairement à vous, je propose que ce soient les salariés de Suez qui rédigent le cahier de charges, et que l'État les accompagne. Il faut avancer, dans l'intérêt des salariés.
M. Alain Cadec . - Gaulliste canal historique, je suis attaché à l'intervention de la puissance publique pour défendre les intérêts de la Nation et ce qu'il reste de notre patrimoine industriel.
Après avoir racheté 29 % de son capital à Engie, Veolia a lancé une OPA hostile sur Suez, avec la bénédiction du Gouvernement. Plutôt que de chercher à constituer un champion mondial, ne serait-il pas plus pertinent de conserver deux champions distincts ? Souvenez-vous des rapprochements entre Alstom et General Electric, ou Alcatel et Nokia...
À cette logique de fusion-absorption, je préfère la saine concurrence qui favorise l'innovation. Comment contester le statut de leaders de LVMH et Kering ou d'EDF et Engie, pourtant concurrents ?
Je crains, comme pour la crise sanitaire, une gestion improvisée et erratique du dossier. Vous pratiquez le « en même temps », mais où est l'État stratège ? Une fois pour toutes, quelle est votre position ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - De gaulliste à gaulliste, la même que la vôtre : préserver la concurrence entre deux champions français, préserver le plus grand nombre d'emplois, créer la compétition nécessaire sur la technologie et les usages.
La stratégie industrielle de l'État est claire : garantir la reconquête industrielle du pays, recréer des emplois industriels, favoriser les rapprochements pertinents, comme entre Alstom et Bombardier ou Essilor et Luxottica.
A contrario, nous nous opposons sans hésitation à des cessions qui nuiraient à nos intérêts stratégiques : c'est ainsi qu'avec Florence Parly, nous avons refusé la cession de Photonis à un groupe américain.
Enfin, nous favorisons l'investissement, la recherche et l'innovation.
M. Jean-Paul Prince . - Le projet d'OPA de Veolia sur Suez risquerait d'avoir des conséquences sur les délégations de service public d'eau et d'assainissement de nombreuses collectivités.
On peut imaginer que les économies d'échelle fassent baisser le coût des prestations, mais je crains que cela ne soit l'inverse, car la fusion mettrait fin à la saine concurrence qui bénéficie actuellement aux collectivités.
Un monopole aurait un pouvoir de marché trop fort pour les collectivités territoriales délégataires, conduisant à une augmentation des prix pour l'usager.
Suez a annoncé avoir rendu ses sociétés d'eau incessibles jusqu'en 2024 via une fondation, mais Veolia a saisi la justice. La bataille juridique, financière, boursière fait rage, et les collectivités territoriales sont dans le brouillard...
Quelle est la position de l'État sur ce dossier sensible ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Nous sommes conscients des enjeux de concurrence, de prix et d'accès à ces services essentiels.
Aussi, nous sommes intervenus dans le cadre d'une médiation et avons saisi la Commission européenne au titre du droit de la concurrence. Je suis en contact régulier avec la commissaire Vestager. In fine, c'est Bruxelles qui donnera le feu vert, ou non, à l'opération.
Mme Viviane Artigalas . - Le projet de fusion Veolia-Suez inquiète les élus locaux qui craignent une hausse des prix.
La préservation des emplois est incertaine, malgré les assurances de Veolia qui promet de continuer à embaucher. On nous présente un projet bien ficelé - le Parlement aurait même un droit de contrôle.
Pourtant, les élus locaux ne sont pas rassurés. Ils craignent de voir leurs marges de manoeuvre réduites face à un monopole qui grèverait leur budget de fonctionnement, dans un contexte budgétaire déjà contraint pour les collectivités territoriales.
Comment l'État stratège compte-t-il intervenir pour répondre concrètement à ces inquiétudes ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Vos questions reviennent toutes sur l'intérêt de la concurrence dans le domaine de l'eau et des déchets et sur l'importance de trouver un accord amiable entre les deux groupes.
Nous sommes tous d'accord et je souhaite que nos propos soient transmis aux PDG des deux groupes, pour les inciter à trouver une solution amiable. Ce conflit n'est pas bon pour l'image de l'industrie française ni celle de la place de Paris.
Mme Viviane Artigalas. - Les élus locaux ont besoin de garanties. L'État doit faire pression sur les deux PDG. Nous avons été échaudés par le passé : l'État doit aussi demander à Veolia de préciser rapidement ses projets en matière d'emploi, territoire par territoire.
M. Gilbert Favreau . - Dans un pays aussi centralisé, le rôle de l'État actionnaire se pose forcément. Après un XXe siècle marqué par l'alternance entre périodes de nationalisations et de privatisations, la participation publique reste importante.
Mais l'État n'a pas toujours été efficace pour protéger le patrimoine économique et industriel de la France. Citons le Crédit lyonnais, les ASF, Gaz de France, France Télécom ou encore Alstom.
Aussi, l'affaire Suez-Veolia doit nous interroger. Vous avez déclaré que cet épisode vous avait « vacciné » contre la participation de l'État au capital entreprises. Pourtant, vous êtes intervenu, efficacement, dans l'affaire Couche-Tard en menaçant d'utiliser un décret sur les investissements étrangers.
L'État ne devrait-il pas concentrer ses participations dans les secteurs les plus stratégiques ? Je pense à Sanofi, aux nouvelles technologies ou au secteur de l'environnement...
M. Bruno Le Maire, ministre. - Avec la crise, l'État a renoué avec un rôle protecteur. Il sera important de définir, devant nos compatriotes, ce que nous attendons de lui : protection de l'ordre public économique, notamment pour les plus fragiles et les salariés ; protection contre les investissements de pillage ; promotion des investissements durables, créateurs d'emplois et de richesses.
L'État doit aussi garantir la pérennité des services publics et des entreprises publiques qui font notre fierté : 20 milliards d'euros y sont consacrés dans le plan de relance. Nous aidons Air France, Renault, ainsi que la SNCF à hauteur de 4,5 milliards d'euros.
Enfin, il doit développer de nouvelles filières industrielles : hydrogène, batteries électriques, micro-processeurs, autant de secteurs d'avenir qui ne seront pas rentables avant plusieurs années. La France et l'Europe auront fait plus en la matière en un an qu'au cours des vingt dernières années !
M. Stéphane Sautarel . - Il est normal que les entreprises aient des stratégies de croissance, mais l'État doit veiller à l'équilibre et à la durabilité de ces opérations.
L'État ne s'est pas opposé au rachat par Veolia des 29 % de capital de Suez que possédait Engie. Est-il donc favorable à la création d'un géant mondial dans ce secteur ?
Pour ma part, je n'en vois pas l'intérêt, dans un domaine qui ne présente pas de rendement croissant. Je crains que l'ambition internationale ne s'exerce au détriment du marché français, et que le prix de l'eau augmente pour nos collectivités et nos concitoyens.
Pourquoi acceptons-nous encore des OPA hostiles - qui échouent le plus souvent - alors qu'elles sont presque absentes aux États-Unis ou dans le Nord de l'Europe ? Ne faudrait-il pas renforcer l'encadrement, avec une juridiction indépendante qui veillerait à l'intérêt social de l'entreprise ?
M. Bruno Le Maire, ministre. - Vous avez raison sur la concurrence. La taille n'est pas toujours gage de succès, cela dépend des secteurs. Dans le domaine de l'eau et des déchets, il me semble pertinent de maintenir la concurrence, qui est dans l'intérêt des collectivités territoriales. Je crois qu'avec un peu de bonne volonté, nous pouvons y arriver.
Dans d'autres secteurs hautement capitalistiques, l'automobile par exemple, la consolidation est nécessaire, pour amortir des coûts très élevés, investir dans le véhicule électrique, renouveler les chaînes de production, financer la recherche sur le véhicule autonome. À cet égard, le rapprochement entre PSA et FCA et la création de Stellantis est une très bonne nouvelle.
Nous sortirions tous grandis d'une opération amicale plutôt qu'hostile.
M. Stéphane Sautarel. - Comment outiller davantage l'État pour ne pas avoir à compter sur la bonne volonté des acteurs ? La loi Pacte, que j'ai soutenue, devait y contribuer. Le chemin vers la société à mission, vers la raison d'être sociale de l'entreprise par-delà sa profitabilité, est encore long. Nous pourrions aller plus loin.
M. Édouard Courtial . - Le rachat de Veolia par Suez est présenté à juste titre comme la bataille de l'eau. Un monopole n'est pas souhaitable dans ce secteur. Veolia cèderait la branche « eau » de Suez au fonds d'investissement Meridiam, dont il n'est pas sûr qu'il sache en assurer la gestion. Il est loin d'avoir le savoir-faire de Suez.
Ce fonds qui gère 8 milliards d'euros d'actifs pourra-t-il absorber, Suez, dont le chiffre d'affaires dépasse 2 milliards d'euros ? Sera-t-il contraint de désinvestir ? Avez-vous obtenu des garanties de Meridiam ? En effet, nous savons ce que nous perdons - deux champions français - mais pas ce que nous gagnons. Il convient d'éviter les mauvaises surprises...
M. Bruno Le Maire, ministre. - Je salue la qualité des travaux de votre commission des affaires économiques et en remercie la présidente Primas.
Je ne peux rentrer dans le détail de la négociation et des propositions faites par les acteurs financiers. Mais notre débat aura permis de rappeler le cadre global : l'opération doit être amicale, préserver la concurrence, ne pas porter atteinte à l'emploi sur nos territoires et conserver les outils industriels des deux groupes. Telles sont les conditions de l'accord, que j'estime possible.
M. Jean-Baptiste Blanc . - Cette guerre intestine entre deux fleurons français qui dure depuis six mois est indécente. Elle ne peut continuer ; les deux entreprises doivent trouver une solution.
L'eau est un bien précieux - la journée mondiale de l'eau, le 22 mars, a été l'occasion de le rappeler. L'accès à l'eau sera l'un des grands enjeux de demain.
Il faut aussi préserver des milliers d'emplois, et veiller aux conséquences qui découleraient d'un quasi-monopole sur le secteur.
Nous n'avons pas été convaincus ni rassurés par l'audition de Meridiam devant la commission des affaires économiques. L'eau et le déchet sont stratégiques, les opérateurs ont une connaissance historique des réseaux dont on ne peut se passer... Il faut que l'État médiateur aide ces deux groupes à trouver un accord. Encore un effort !
M. Bruno Le Maire, ministre. - Nous le ferons, malgré les réticences que nous rencontrons chez certains. Cet accord est nécessaire pour notre industrie, pour les salariés. Il faut rassurer et donner des perspectives.
Je vous remercie d'avoir organisé ce débat qui a permis de dégager une position commune autour de la nécessité d'un accord amiable et de la préservation de la concurrence. Les auditions que vous menez sont utiles. Merci ! (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et SER)
M. Franck Montaugé, pour le groupe socialiste, écologiste et républicain . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Le silence assourdissant du Gouvernement tout au long de l'affaire Veolia-Suez suscite des interrogations. Quel rôle l'État doit-il jouer vis-à-vis des entreprises françaises présentes sur un marché international concurrentiel ? Qu'est-ce qui justifie qu'il entre dans leur capital et à quel niveau ?
Pour vous, l'emploi et ses conséquences territoriales, l'impact environnemental et la compétitivité, les enjeux environnementaux et la soutenabilité, la compétitivité des entreprises dans un monde où les chaînes de valeur sont de plus en plus décomposées, sont les trois enjeux à prendre en compte. Mais, surplombant les trois, la souveraineté nationale doit être notre boussole. À l'exécutif de préciser ce concept, peut-être dans une loi-cadre ou d'orientation soumise au Parlement.
Depuis la sortie d'Engie, je regrette le silence radio du Gouvernement, alors que les enjeux sont stratégiques. L'entrée de fonds de pension avides de rendement à court terme dans le capital de ces entreprises est-elle véritablement un gage de consolidation du capital et une source de stabilité ?
Que signifie « État stratège » ? La souveraineté industrielle est de plus en plus cruciale, dans de nombreux domaines.
Le Parlement a un rôle éminent à jouer en la matière. Au-delà des crises médiatisées ou du vote du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » qui, nous le répétons année après année, est très réducteur et peu clair, les parlementaires doivent engager un dialogue régulier sur ce thème avec le Gouvernement. Nous en sommes loin.
Un autre rapport au temps doit s'instaurer pour privilégier le long terme. Au lieu de se comporter en banquier d'affaires, l'État doit expliciter sa stratégie et donner consistance au concept d'État stratège.
Une véritable planification stratégique est nécessaire, et je ne crois pas me tromper en disant que la Haute Assemblée est prête à y apporter sa contribution. Ce débat l'a prouvé et je remercie tous les groupes qui y ont participé. (Applaudissements sur les travées du groupe SER ; MM. Fabien Gay et Alain Cadec applaudissent également.)
La séance est suspendue quelques instants.