Mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques (Procédure accélérée)
Mme le président. - L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatif aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières.
Discussion générale
M. Julien Denormandie, ministre de l'agriculture et de l'alimentation . - Nous partageons tous l'engagement en faveur de l'agro-écologie, c'est-à-dire d'une agriculture moins dépendante des pesticides. Mais nous sommes face à une impasse exceptionnelle pour la filière betterave, filière d'excellence qui pèse près de 46 000 emplois.
Avec ce projet de loi, il ne s'agit pas d'opposer écologie et économie. C'est une question de souveraineté : accepte-t-on que la filière betterave sucrière française disparaisse ? Cette filière est en effet en danger à cause du puceron vert qui se développe quand les hivers sont doux ce qui fut le cas en 2020. Or il n'existe pas d'alternatives d'échelle, qu'elle soit économique, agronomique ou chimique.
Que ferions-nous si nous étions betteraviers ? Je rappelle que nombre d'entre eux sont désormais en polyculture et ne consacrent pas plus de 20 % de leurs surfaces aux betteraves. Face à tant d'incertitudes, planterions-nous encore de la betterave ou d'autres types de culture comme les céréales ? La réponse est aisée à trouver. Or toute la filière est dépendante en aval des sucreries qui ont parfois des bilans économiques faibles.
Si nous ne trouvons pas de solutions pour accompagner cette filière, ce sont les sucreries qui fermeront ! Une fois que ces usines auront fermé, bon courage pour relancer cette filière d'excellence ! (Exclamations à gauche)
Il s'agit d'une question de souveraineté : cette transition agro-écologique se fera-t-elle hors de France ? Voulons-nous du sucre européen ? Onze pays sur quatorze en Europe permettent, par dérogation, l'utilisation des néonicotinoïdes.
Ce projet de loi n'est en aucun cas un texte de renoncement. Depuis la loi de 2016, 92 % des usages de néonicotinoïdes ont trouvé des alternatives, mais pas dans la filière betteravière.
Ce qu'il y a de plus difficile, en politique, c'est d'affronter le temps. Or le temps de la nature n'est pas celui de l'économie ni celui des réseaux sociaux. La recherche agronomique prend du temps. Une vie d'agriculteur représente cinquante années de travail.
Ce texte propose d'utiliser la dérogation prévue à l'article 53 du Règlement européen - nous pouvons utiliser ces produits dès lors « qu'une telle mesure s'impose en raison d'un danger qui ne peut être maîtrisé par d'autres moyens raisonnables ». Or il n'existe pas aujourd'hui d'alternative crédible ni d'alternative d'échelle.
En matière agronomique, le développement des auxiliaires comme les coccinelles est très compliqué, exigeant une cinétique particulière en fonction de l'arrivée des pucerons. Il faut aussi des haies, auxquelles j'ai consacré 50 millions d'euros dans le plan de relance. Les faire pousser prend plus de six mois. (On approuve à droite.)
Les alternatives dites chimiques existent, mais elles ne fonctionnent pas. Il faut avoir vu le désarroi dans les yeux qui les ont essayées plusieurs fois et en font l'amer constat. (Murmures sur les travées du GEST ; M. François Bonhomme s'exclame.) J'invite chacun à faire le bilan écologique, avec le référentiel de ce qui se passe véritablement dans les champs.
Enfin, il n'y a pas de solution économique car l'Union européenne interdit la compensation à 100 %...
M. François Bonhomme. - Eh oui !
M. Julien Denormandie, ministre. - Le betteravier sera toujours incité à planter autre chose que de la betterave, dès lors qu'il devra assumer lui-même 35 % des pertes. L'année suivante, il plantera des céréales, l'année d'après les sucreries fermeront, puis toute la filière suivra...
M. Bruno Sido. - En effet !
M. Julien Denormandie, ministre. - Si une alternative existait, je ne serais pas là devant vous. C'est d'ailleurs le sens du Règlement européen s'agissant des dérogations.
Ce texte s'inscrit dans un plan plus global. Je prévois 7 millions d'euros pour renforcer la recherche sur les alternatives aux néonicotinoïdes. Un conseil de surveillance, avec les parlementaires, sera mis en place afin d'assurer un suivi transparent du dispositif. Ces dérogations seront limitées à la seule betterave sucrière.
En effet, elle n'entre pas en floraison avant la récolte, ce qui limite son impact sur les pollinisateurs - qui n'est pas nul. En outre, la filière betteravière dépend des sucreries. Si ces dernières ferment, l'ensemble de la filière tombera en un ou deux ans. Je veux faire cette transition agro-écologique avec la filière betteravière française.
Nous proposerons aussi un plan pollinisateur d'ici à la fin de l'année : les abeilles doivent pouvoir se nourrir sur nos territoires entre le printemps et le début de l'été, où elles éprouvent beaucoup de difficultés. Il nous faut des solutions agronomiques concrètes.
D'autres secteurs sont en difficulté - je pense à la noisette, nous les accompagnerons par d'autres moyens, j'en prends ici l'engagement.
Ma conviction est qu'au titre du principe d'égalité, cher au Conseil constitutionnel, nous pouvons justifier la spécificité de la filière de la betterave sucrière, en raison de son moindre impact environnemental et de sa dépendance industrielle.
Je tiens à saluer les travaux du Sénat, et notamment de sa commission des affaires économiques. Vous avez adopté trois amendements qui viennent utilement compléter ce texte en élargissant le Conseil de surveillance, en encadrant le délai qui lui est imparti pour rendre son avis et en avançant l'entrée en vigueur du texte au 15 décembre 2020.
Ce texte est difficile, mais il vient conforter la souveraineté de notre agriculture française. Il est trop facile de dire : « il n'y a qu'à... » Si demain les sucreries ferment, si la betterave sucrière disparaît de nos champs, c'est toute une filière d'excellence, ayant forgé nombre de nos territoires, qui serait rayée de la carte.
L'agronomie demande un temps long, différent de celui du politique. Nous devons l'affronter avec courage. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, sur la plupart des travées des groupes UC et Les Républicains, ainsi que sur quelques travées du groupe INDEP)
Mme Sophie Primas, rapporteur de la commission des affaires économiques . - (Quelques applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Après un long épisode difficile puis une restructuration industrielle douloureuse, la filière betteravière est confrontée à l'une des plus graves crises de production depuis des décennies. Une épidémie de jaunisse touche 45 % des exploitations en raison des pucerons ayant traversé la France du Sud au Nord avant l'arrivée des auxiliaires.
La baisse des rendements est de l'ordre de 15 % à 20 %, allant jusqu'à 50 % dans certains territoires. La filière est aujourd'hui dans l'impasse. Les programmes de recherche visant à remplacer les néonicotinoïdes interdits en 2018 sont prometteurs mais n'ont pas encore abouti, bien qu'aucune piste ne soit écartée. L'alternative viendra probablement d'une combinaison des solutions estiment les scientifiques. Mais, en attendant, pour la récolte 2021, les producteurs sont pris de court : seule une dérogation autorisant l'enrobage des semences par des néonicotinoïdes est envisageable. Du reste, douze pays européens ont déjà pris cette décision.
Les pertes de rendement sont évaluées à l'équivalent de 1 000 euros par hectare. La betterave sucrière est une économie de proximité, en raison des difficultés de transport. À défaut de serres, à défaut de faire tourner les usines plus de cent jours (contre cinquante attendus cette année), les risques sont importants pour une filière qui compte 45 000 emplois. Et nous devrions alors importer du sucre et du gel hydroalcoolique produits à l'étranger ? Je préfère avoir du sucre produit dans nos campagnes que d'en importer, même de voisins intra- européens !
D'autant que la production sucrière française a considérablement changé du point de vue environnemental : 30 % à 70 % de fertilisants, fongicides et insecticides en moins, moins 40 % d'émission de gaz à effet de serre en 25 ans, grâce à l'utilisation du gaz à la place du charbon.
La distance y est plus faible entre le champ et l'usine, de 32 kilomètres contre 50 kilomètres en Allemagne. Enfin, la pulpe sert à l'alimentation du bétail - 40 % dans les Hauts-de-France. C'est mieux que le soja OGM importé du Brésil !
Pourquoi sacrifier ces acquis environnementaux réels, au prix d'importations accrues ? Attention à ne pas méconnaître cet écosystème agroindustriel global plus vertueux qu'ailleurs !
Le débat ne doit pas être caricaturé : il n'oppose pas l'intérêt économique des dérogations à court terme et l'intérêt écologique de l'interdiction à long terme, mais deux visions politiques de l'écologie : une écologie de la défiance, favorisant la déprise agricole française clairement observée et une décroissance assumée, d'une part ; une écologie de la confiance, consciente de l'urgence et exigeante, mais appuyée sur la réalité et sur les progrès de la recherche, d'autre part.
Nous soutenons donc ce texte. Monsieur le ministre, vous avez eu le courage de vous lancer dans ce combat.
Nous émettons toutefois trois réserves. D'abord, sur l'horizon de la recherche. Elle demande du temps, quelles que soient les attentes de la société, que je comprends, et qu'elle soit fondamentale ou appliquée, confrontée à la temporalité des saisons. Ces recherches avanceront d'ici 2023, mais auront-elles abouti ?
L'article 2 pose une fragilité constitutionnelle, au regard du principe d'égalité devant la loi, en limitant la dérogation à la betterave sucrière. Nous nous rangeons à votre appréciation. L'important est que nous arrivions à bon port pour sauver la filière.
Enfin, ce texte constitue une « rustine législative » pour la betterave, mais de nombreux autres secteurs se trouvent dans l'impasse.
Se pose également la question de l'indemnisation des planteurs et des industriels, ce qui nécessitera une hausse des aides de minimis.
Tirons la leçon de la crise de la betterave et évitons de prendre des décisions en l'absence d'alternatives. Si un produit est interdit en France, pourquoi autoriser sa consommation par les citoyens dans des produits importés ? C'est tout le sens de l'article 44 de la loi EGalim voté par le Sénat dont le respect n'est pas encore assuré. La souveraineté alimentaire commence par-là !
La recherche est un autre défi central : la course à la fin des pesticides s'accélère, tout le monde le souhaite, mais nous ne gagnerons pas le combat écologique en sacrifiant notre agriculture. De nombreuses petites filières risquent de mourir à petit feu. La noisette, la noix, la moutarde, celle de Dijon en particulier, l'orge, la carotte de Créances, (Murmures divers) font partie du patrimoine culinaire français, mais aussi floristique et paysager !
La seule solution relève de la recherche ; hélas, vous réduisez encore les crédits du compte d'affectation spéciale « Développement agricole et rural » (Casdar).
Nous voterons ce texte pragmatique, d'efficacité et d'urgence. (Bravos et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; on applaudit aussi sur les travées des groupes UC et RDPI)
M. Bruno Belin, rapporteur pour avis de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable . - La commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, saisie au fond en 2016, pour avis cette année, n'a pas varié sur la toxicité des néonicotinoïdes. Il n'est pas question de remettre en cause l'interdiction des néonicotinoïdes, programmée selon un calendrier précis, et ce texte encadre leur utilisation : c'est une bonne chose pour la cause apicole.
Nous avons aussi entendu la cause agricole, filière fragile comme nous l'ont rappelé plusieurs de nos collègues, MM. Cuypers et Duplomb notamment.
La recherche est indispensable. Vous annoncez 7 millions d'euros supplémentaires pour la betterave sucrière ; c'est une bonne chose même s'il aurait fallu anticiper davantage.
Il faudrait qu'une partie de la taxe sur les pesticides vienne aider les producteurs les plus vertueux.
Nous nous interrogeons sur l'appréciation que portera le Conseil constitutionnel sur l'angle très fermé du projet de loi.
Le texte ne revient pas sur la toxicité des néonicotinoïdes qui est un fait scientifiquement acquis, mais prend en compte les réalités agricoles. Oui, les agriculteurs sont les premiers à prendre soin de la terre. Il n'y a pas d'aménagement du territoire sans ruralité, donc sans agriculture.
J'insiste sur la recherche : nous sommes le pays d'Emmanuelle Charpentier et de Camille Guérin ! Elle doit être au centre du plan de relance, au service du développement durable, de l'agriculture et de la France. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et RDPI)
Exception d'irrecevabilité
Mme le président. - Motion n°1, présentée par Mme Assassi et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
En application de l'article 44, alinéa 2, du Règlement, le Sénat déclare irrecevable le projet de loi relatif aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières (n° 61, 2020-2021).
Mme Éliane Assassi . - Il y a quinze ans, le Parlement votait à l'unanimité la Charte de l'environnement qui a intégré le bloc de constitutionnalité lors de la révision du 1er mars 2005. Or ce texte n'est conforme ni à sa lettre ni à son esprit.
Pas moins de 1 200 études démontrent que les néonicotinoïdes empoisonnent durablement nos sols et tout ce qui y pousse, avec ou sans fleur, sont présents dans les eaux de ruissellement et peuvent polluer les nappes phréatiques. Ils sont jugés 7 287 fois plus toxiques que l'ancien DDT. Depuis leur introduction dans les années quatre-vingt-dix, la production de miel français a été divisée par trois, en raison de la quasi-disparition des abeilles, dont témoigne la perte de 300 000 ruches par an. Nous importons 70 % du miel consommé. Ces trente dernières années, 80 % des insectes volants ont disparu en Europe. Il y a aussi des signaux d'alarme sur la santé humaine. Les insectes pollinisateurs sont pourtant essentiels à 85 % des plantes cultivées. Il y a même des signaux d'alarme pour la santé humaine, selon l'Autorité européenne de sécurisation des aliments.
La pollinisation par les abeilles joue un rôle primordial dans le rendement du colza. Au regard de ces éléments scientifiques, comment ne pas voir l'opposition entre ce texte et la Charte de l'environnement ?
Son premier considérant proclame que « l'avenir et l'existence même de l'humanité sont indissociables de son milieu naturel » ; or les pesticides et les néonicotinoïdes en particulier mettent clairement celui-ci en danger. Avec les dérèglements climatiques, nous sommes face à un cocktail explosif pour l'avenir même du vivant !
Selon son deuxième considérant, la « diversité biologique, l'épanouissement de la personne et le progrès des sociétés humaines sont affectés par certains modes de consommation ou de production et par l'exploitation excessive des ressources naturelles ». Donc la performance économique doit se conjuguer avec les performances sociales et environnementales.
Ces considérants sont reconnus à valeur constitutionnelle depuis une décision de 2014.
Le projet de loi s'oppose à l'article 2 de la Charte, selon lequel « toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement », en plaçant de fait les agriculteurs en position de menacer la biodiversité. Pourtant, d'autres choix sont possibles. De fait, les cultures biologiques ont été moins touchées...
MM. François Bonhomme et René-Paul Savary. - C'est faux !
Mme Éliane Assassi. - Aidons plutôt les agriculteurs à modifier leurs pratiques, en sortant du modèle de la monoculture intensive. (M. Bruno Sido s'exclame.)
Les intérêts de long terme de l'agriculture convergent avec ceux de la préservation de l'environnement : il s'agit de sortir du libéralisme qui exploite les hommes et gaspille les ressources pour le profit de quelques-uns !
M. Vincent Segouin. - Cela n'a rien à voir !
Mme Éliane Assassi. - Placer ce débat sous l'unique prisme de la souveraineté, comme vous le faites monsieur le ministre, c'est méconnaître la Charte de l'environnement.
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 31 janvier 2020, a consacré la préservation de l'environnement comme enjeu supérieur à la liberté d'entreprendre.
Le principe de précaution, inscrit à l'article 5 de la Charte de l'environnement, impose de ne pas revenir sur l'interdiction générale et absolue des néonicotinoïdes posée lors de l'examen de la loi portant reconquête de la biodiversité en 2016. Le risque grave et irréversible est largement caractérisé. Le Conseil d'État a jugé en 2013 qu'un tel risque est « une hypothèse suffisamment plausible en l'état des connaissances scientifiques pour justifier l'application du principe de précaution ». C'est un euphémisme !
Par ailleurs, le texte bafoue l'article 7 de la Charte d'après lequel « toute personne a le droit d'accéder aux informations relatives à son environnement ».
Même si ce principe n'a pas à proprement parler de valeur constitutionnelle, la loi Biodiversité du 8 août 2016 a consacré le principe de non-régression du droit de l'environnement. Les États coopèrent, non pour diminuer, mais pour renforcer la protection de l'environnement, selon la déclaration de Stockholm de 1972.
Le congrès mondial de l'Union internationale pour la conservation de la nature, a rappelé, le 15 septembre 2012, la nécessité de ne pas régresser par rapport aux acquis de Rio, mais aussi plus largement en matière de protection de l'environnement. Or permettre au pouvoir réglementaire de revenir sur une interdiction législative, est une régression environnementale.
En ouvrant la brèche pour le secteur betteravier, ce projet de loi crée également le risque d'un contentieux sans fin pour l'ensemble des autres cultures au nom du principe d'égalité, reconnu lui aussi constitutionnellement.
Ne laissons pas les lobbies tenir la main du législateur ! (Protestations à droite)
M. Laurent Duplomb. - Et le lobby écologiste ? (Protestations sur les travées du GEST)
Mme Éliane Assassi. - Pour toutes ces raisons, le groupe CRCE votera contre ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE et GEST)
Mme Kristina Pluchet . - Malgré ma modeste expérience sénatoriale, cette motion ne me surprend pas, à la différence du grief invoqué. (Protestations sur les travées du groupe CRCE ; on soutient l'oratrice sur les travées du groupe Les Républicains.)
De fait, le texte ne comporte que deux articles, laissant des possibilités d'amendements très réduites, et peu de questions à trancher. La volonté de nos collègues d'approfondir le débat est donc compréhensible. Cela permet de l'interroger juridiquement et de prendre un peu de hauteur dans le débat très passionnel sur les néonicotinoïdes...
M. Laurent Duplomb. - Exactement !
Mme Kristina Pluchet. - Ce projet de loi serait « manifestement inconstitutionnel » au regard de plusieurs articles de la Charte de l'environnement.
Or, selon l'article 6, qui concerne le rôle des parlementaires, dispose : « les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. À cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l'environnement, le développement économique et le progrès social. »
Les politiques écologiques ne se construisent donc pas dans un « vide » économique et social. Chaque mesure doit être examinée par rapport à l'activité humaine, à la production économique et aux enjeux sociaux, qu'elle concerne ; chaque disposition légale ou réglementaire doit être jugée à l'aune d'un bilan coûts-avantages.
Bien sûr, les néonicotinoïdes sont dangereux. L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) l'a montré dès 2012. Désormais, seuls deux produits sont autorisés en Europe et, depuis 2016, 92 % des usages ont disparu.
L'Anses a lancé une étude sur les alternatives : dans six cas, aucune n'existe et, dans 22 % des cas, il n'existe que des solutions chimiques. Je le regrette évidemment, mais l'usage de ces produits phytopharmaceutiques est indispensable. Les agriculteurs n'utilisent pas par plaisir ou par commodité des produits dangereux (Approbations sur plusieurs travées du groupe Les Républicains), et dont le coût est prohibitif.
La filière betteravière est en danger, en raison de l'absence d'un traitement adapté.
Ayons une pensée un peu plus analogique : il n'y a pas ici de solution parfaite, entre danger pour l'environnement et disparition d'une filière industrielle. L'interdiction reviendra à organiser nous-mêmes le dumping social dont nous serons victimes.
Nous risquons également une perte de souveraineté alors que la crise de la covid nous a montrés le caractère vital de l'autonomie alimentaire. De plus, l'accroissement de nos importations aura aussi un coût écologique en augmentant des flux de marchandises. Pire, nous consommerons alors des produits ne répondant pas aux standards français et européens. (« Très Bien ! » à droite) Interdire totalement les néonicotinoïdes reviendrait à nier l'article 6 de la Charte. Le groupe Les Républicains ne votera pas cette motion. (Applaudissements sur les travées du groupe les républicains, ainsi que sur plusieurs travées des groupes UC et INDEP)
Mme Sophie Primas, rapporteur. - La commission a émis un avis défavorable à cette motion. Madame la présidente Assassi, vous avez cité les articles 2, 3, 5, et 7 de la Charte de l'environnement, mais pas l'article 6 sur le rôle des politiques publiques qui doivent promouvoir un développement durable, reposant également sur l'économie et le social, ce que fait ce projet de loi.
Le législateur doit concilier ces trois pôles, pour sauver les 45 000 emplois de la filière betteravière, implantés dans des territoires en difficulté, et limiter nos importations : au-delà du sucre, il s'agit de la production d'alimentation pour les élevages en circuits courts, de gel hydroalcoolique. Il apporte des garanties aux dérogations introduites par le projet et, dès lors, répond aux exigences de la Charte de l'environnement. (« Très Bien ! » et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
M. Julien Denormandie, ministre. - Ce texte n'est en aucun cas celui des lobbies, comme l'a prétendu Mme la présidente Assassi, qui a dû rejoindre M. le Premier ministre. Si être à la main des lobbies, c'est préserver une filière souveraine française forte de 45 000 emplois, si c'est trouver une solution pour que cette transition agro-écologique se fasse en France, nous sommes en désaccord.
Malheureusement, la filière bio est elle aussi touchée par la jaunisse de la betterave. (On conteste, sur les travées du groupe CRCE, que sa présidente ait soutenu le contraire dans son intervention.) Tel saint Thomas, je m'en suis assuré et l'ai fait vérifier par les services de l'État, en plus des services habituels, pour en avoir la certitude !
De plus, il s'agit bien d'une question de souveraineté. Personne, ici, n'est pour les néonicotinoïdes ! (Protestations sur les travées du groupe CRCE)
Comment passer le gué ? Sans alternative, la filière ne fera pas sa transition agro-écologique. L'autre terme de l'alternative, c'est l'importation.
Mme Assassi, a cité la Charte de l'environnement. Le principe de non-régression est consacré par l'article 110-1 du code de l'environnement. Il ne s'impose pas au législateur mais au pouvoir réglementaire en vertu de la décision du Conseil constitutionnel du 4 août 2016.
Enfin le projet de loi maintient bien l'interdiction des néonicotinoïdes ; la dérogation introduite est très restrictive. Avis défavorable.
M. Daniel Salmon. - (Applaudissements sur les travées du GEST) Au-delà des arguments environnementaux, ce texte se heurte à un problème juridique. Même notre commission des affaires économiques s'est inquiétée des lacunes constitutionnelles de ce dispositif réservé à la seule betterave sucrière - en contradiction avec le principe d'égalité devant la loi.
Cette dérogation est un cheval de Troie, car d'autres filières sont en embuscade : le maïs, le blé, la noisette - comme le montre un amendement.
On nous demande de revenir sur la loi du 8 août 2016 qui justement donnait une valeur législative au principe de non-régression. Ce texte méconnaît en outre l'article 3 de la Charte de l'environnement.
Comme l'a dit le ministre de la transition écologique à l'époque, ici nous faisons le contraire ! Pas moins de 1 221 études scientifiques reconnaissent la toxicité aiguë des néonicotinoïdes. Les semences traitées avec ces substances détruisent les écosystèmes.
Le GEST votera cette motion. (Applaudissements sur les travées du GEST)
M. Franck Menonville. - Le groupe INDEP ne votera pas cette motion. La dérogation est limitée dans le temps et très encadrée, au bénéfice d'une filière engagée dans le développement durable. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, UC et les Républicains
M. Sebastien Pla. - Ce sujet est passionnant et passionné. Le groupe socialiste, écologiste et républicain votera cette motion pour des raisons juridiques, économiques, écologiques et politiques.
D'abord, ce projet de loi est mort-né puisqu'il ne survivra pas à la censure du Conseil constitutionnel. Soit l'article 2 sera censuré et c'est une impasse, soit il ouvrira une brèche à toutes les filières.
Depuis 2016, la filière n'a pas recherché d'alternatives. Les députés avaient pourtant proposé un plan B - comme betterave - avec des solutions : développement du bio, compensation des pertes de production et instauration d'un fonds de développement conséquent. Or ce texte ne règle rien sur le fond, avec seulement 7 millions d'euros pour la recherche !
De plus, il renvoie la « betterave chaude » aux calendes grecques en ne proposant aucune solution alternative. Ce projet contente les industriels, mais désespère les apiculteurs et fait fi de la biodiversité.
Enfin le texte reflète les injonctions contradictoires de votre Gouvernement. En 2016, la ministre de la Transition énergétique, Barbara Pompili, se réjouissait de l'interdiction des néonicotinoïdes. Vous revenez dessus, avec ce texte qui envoie un signal désastreux, décrédibilisant la parole publique.
Pour que la France reste audible et crédible, repoussons cette dérogation et votons cette motion ! (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST)
M. Frédéric Marchand. - L'inconstitutionnalité reste à démontrer. Le groupe RDPI, qui n'est pas unanime sur le sujet, veut examiner tout le texte et rien que le texte, et rejettera donc la motion.
M. Fabien Gay. - Évitons les caricatures ! Nous avons besoin d'un débat politique fondé sur l'échange d'arguments. Je ne crois pas à une écologie punitive opposée au principe de réalité ; mais pas plus à une opposition entre ceux qui veulent détruire la planète et ceux qui veulent la sauver.
Monsieur le ministre, Mme Assassi n'a pas dit que la filière bio n'avait pas été touchée. Elle a dit que « les cultures bio ont été moins touchées ». (On le conteste sur certaines travées du groupe les Républicains.) M. Cuypers, qui connaît le sujet, dit que c'est faux. Nous en débattrons tout à l'heure, mais sans caricature. Ce n'est en effet pas ce qu'attendent les agriculteurs.
La motion n°1 n'est pas adoptée.
Question préalable
Mme le président. - Motion n°6, présentée par M. Gontard et les membres du groupe Écologiste - Solidarité et Territoires.
En application de l'article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi relatif aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, (n° 61, 2020-2021).
M. Guillaume Gontard . - Si le groupe Écologiste, viscéralement attaché au débat démocratique, dépose cette motion, c'est que l'heure est grave. Depuis l'autorisation des néonicotinoïdes dans les années 1990, notre pays a perdu 85 % des insectes de ses campagnes, et les populations d'invertébrés se sont effondrées - comme les vers de terre dont se nourrissent de nombreux mammifères et oiseaux.
La biodiversité, c'est nous, nous et tout ce qui vit sur terre, disait Hubert Reeves. Or l'activité humaine provoque la sixième extinction de masse. Les néonicotinoïdes sont l'un des poisons les plus pernicieux, les plus dangereux : ils multiplient par six la mortalité des colonies d'abeilles et déciment les populations de pollinisateurs. (M. Laurent Duplomb s'exclame.)
Or 1 222 études ont démontré leur dangerosité ; combien vous en faut-il de plus ? Mais vous savez tout cela, puisque Barbara Pompili, alors secrétaire d'état à la Biodiversité, affirmait en 2016 : « nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas ».
Imagine-t-on revenir sur l'interdiction du plomb ou de l'amiante pour le bénéfice de quelques industriels ? (M. Bruno Sido s'exclame.)
Monsieur le Ministre, vous savez, et vous allez permettre l'utilisation d'un poison. Il a fallu vingt ans de combat, sept lectures parlementaires pour obtenir l'interdiction de ces pesticides. Et dans l'urgence, face à une mauvaise récolte, vous rouvrez la boîte de Pandore...
Cette dérogation scélérate fera jurisprudence : au nom du principe d'égalité devant la loi, le juge constitutionnel pourra élargir la brèche et les lobbies s'y engouffrer. La France avait été leader dans l'interdiction, son renoncement est une victoire pour le lobby agro-chimique. Ce projet de loi est un cheval de Troie de Bayer-Monsanto. Quand nos sols seront aussi morts que des déserts de sables, quand plus rien ne poussera sans engrais chimique, alors la survie de l'humanité dépendra du pompier pyromane Bayer-Monsanto qui aura atteint son objectif. (Exclamations à droite et au centre)
Face à la catastrophe qui s'annonce, je regrette l'absence de la ministre de la Transition écologique, dont l'action avait été décisive en 2016. Le candidat Macron promettait l'interdiction progressive des pesticides ; le président Macron y a renoncé. Sacré décalage avec les attentes des Français, avec le courage de paysans comme Paul François qui gagnait hier son procès contre Monsanto. Un tiers des députés En Marche n'a d'ailleurs pas voté votre texte.
Je n'égrène pas les arguments d'autorité depuis un Aventin d'écologiste outragé qui méconnaîtrait les difficultés d'agriculteurs enfermés dans un modèle agro-industriel à l'agonie. Si nous refusons le débat, c'est que le véhicule législatif est inadapté, que ce texte est incompatible avec la Charte de l'environnement et avec l'objectif à valeur constitutionnelle de protection de l'environnement.
Au lieu de déroger aux règles européennes, vous auriez mieux fait de vous battre pour une PAC ambitieuse qui protège nos agriculteurs de la volatilité des cours, et d'engager la transition agro-écologique.
Nous refusons ce débat car nous l'avons déjà tranché. Aucune étude scientifique ne vient infirmer la dangerosité des néonicotinoïdes. Il ne faut toucher à la loi que d'une main tremblante, disait Montesquieu - pas dans la précipitation.
Nous refusons ce débat car ce texte va à l'encontre du principe de non-régression du droit de l'environnement consacré par l'article L.110-1 du code de l'environnement.
Nous refusons ce débat car les études de l'Anses sont en cours d'élaboration, la fameuse impasse technique n'est nullement constatée. (M. le ministre le conteste.) Plutôt qu'une dérogation, il aurait fallu prévoir un fonds pérenne pour les calamités agricoles.
Nous refusons ce débat, fausse réponse aux problèmes structurels de la filière qui souffre avant tout de la fin des quotas et de la pression du libre-échange. C'est la surproduction qui a fait s'effondrer les cours ! (Mme Sophie Primas, rapporteur, s'exclame.)
Nous refusons ce débat tant que la France n'aura pas fermé la porte au Mercosur. Enfermer la filière sucre dans un schéma à l'agonie ne rend service à personne. La France est tellement en retard qu'elle ne répond pas à la demande de sucre bio et doit en importer du Brésil ! Un comble, alors que la betterave cultivée en bio résisterait nettement mieux à la jaunisse !
M. Julien Denormandie, ministre. - C'est faux !
M. Guillaume Gontard. - Où est votre plan pour une filière française bio pour la betterave et le sucre ? Vous avez supprimé les aides au maintien à l'agriculture biologique.
M. Julien Denormandie, ministre. - C'est faux !
M. Guillaume Gontard. - Où est votre plan pour sortir de ce modèle agricole qui asservit les femmes et les hommes ?
M. François Bonhomme. - Carrément...
M. Guillaume Gontard. - Nous refusons ce débat qui répond à l'intérêt à court terme de la filière sucre au détriment de toutes les autres, et en particulier de l'intérêt des paysans. Nous refusons cette fuite en avant criminelle, et vous invitons à en faire autant. (Applaudissements à gauche)
M. Daniel Gremillet . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Examiner deux motions consécutives n'est pas l'exercice le plus réjouissant ; mais c'est une occasion de clarification.
Selon l'argumentaire de la motion, le Parlement s'est déjà saisi de la question, qu'aucun élément scientifique nouveau n'est intervenu depuis, que le Mercosur est responsable de l'effondrement de la filière, enfin qu'il faut respecter le principe de non-régression.
Certes, il y a eu plusieurs textes sur le sujet. Mais si l'on suit ce raisonnement, le principe de non-régression de la loi sur la biodiversité souffre de la même fragilité. Il y aurait donc des lois ordinaires supérieures à d'autres ? Pourquoi alors continuer à enseigner la hiérarchie des normes ?
Si cette loi n'est pas adaptée ou si elle ne peut être appliquée, alors elle ne sert à rien. (MM. Laurent Duplomb, Pierre Cuypers et René-Paul Savary approuvent.) Par exemple, la loi Transition énergétique prévoit un objectif de 50 % de nucléaire dans notre mix énergétique, qui n'est pas applicable : lorsque la loi n'est pas ou plus adaptée, il est de notre devoir de la changer.
Sur quels fondements ? Depuis le rapport final de l'Anses de mai 2018, il n'y a pas eu de virage à 180 degrés de la littérature scientifique. Tout est dans ce rapport. L'Anses a étudié 130 usages avec 154 cas d'étude. La justification de ce texte réside dans le bilan risques-bénéfices des alternatives aux néonicotinoïdes. La plupart des solutions alternatives se fondent sur d'autres substances actives. Dans 39 % des cas, l'alternative se fonde sur un produit chimique unique - d'où des problèmes de résistance.
Nous avons souvent dénoncé la lenteur des autorisations de mises sur le marché de méthodes potentiellement efficaces. Nous n'avons pas pu mesurer la pression des ravageurs en l'absence de néonicotinoïdes. Faute d'anticipation, les éléments scientifiques légitiment donc une telle initiative législative.
S'agissant du Mercosur, sur lequel je me suis déjà exprimé, je regrette que l'on mélange les deux problématiques : cela n'est pas rigoureux.
Quant à l'argument du droit communautaire, l'article 53 du Règlement européen est sans ambiguïté : la dérogation est possible à certaines conditions, notamment lorsqu'il n'existe pas d'alternative crédible pour lutter contre un danger.
Nous sommes au Parlement. Je ne vais pas parler des agriculteurs ou des industriels mais des consommateurs et des citoyens. Ne leur mentons pas : les produits qu'ils achèteront, venus de l'étranger, seront pires sur le plan environnemental si nous votons ce texte ! (Applaudissements à droite et au centre) Je veux que nous puissions les regarder dans les yeux.
Notre groupe rejettera cette motion, vous l'aurez compris. Le sucre a une place fondamentale dans la vie. (Applaudissements à droite et au centre)
M. Laurent Duplomb. - Très bien !
Mme Sophie Primas, rapporteur. - J'ai été frappée par l'intervention du président Gontard qui a égrené beaucoup de contrevérités. Ces allégations non étayées sont caractéristiques d'une stratégie de la peur. Je suis prête à débattre de la réalité. À la décroissance, la commission des affaires étrangères oppose une économie de la croissance, du progrès, de la recherche partagée par les citoyens.
Il n'y aurait pas d'élément nouveau, dites-vous ? Allez donc dans les champs voir l'infestation massive et précoce de pucerons, qui a fait des ravages sans précédent. Allez dans les usines rencontrer les ouvriers qui s'inquiètent pour leur avenir !
Si les sucreries ferment en masse, nous pénaliserons toute une filière qui a fait des efforts considérables pour réduire ses émissions et ses intrants, pour privilégier les circuits courts, etc... Des appellations d'origine protégée comme le Brie de Meaux ou de Melun ont besoin de pulpes betteravières !
Avis défavorable à cette motion. J'espère que nous aurons un débat sur des faits et non des allégations mensongères. (Applaudissements à droite et au centre)
M. Julien Denormandie, ministre. - Je salue la qualité de la réponse de M. Gremillet.
Monsieur Gontard, j'ai trouvé vos propos scandaleux. Vous avez été la caricature de l'écologie de l'incantation, du « Y'a qu'à faut qu'on ». (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP et RDPI)
Nous sommes dans l'impasse, l'alternative n'existe pas ! Dites plutôt aux enfants de la République que dans deux ans, ils consommeront du sucre importé de pays qui eux, autorisent la dérogation ! (Applaudissements à droite et au centre, protestations à gauche)
M. Bernard Jomier. - Démagogie !
M. Julien Denormandie, ministre. - Vous assénez des contrevérités, mais aucun argument. Il est désespérant d'entendre qu'il suffirait de mettre en place un fonds d'urgence, alors que vous savez parfaitement que l'Europe nous interdit d'indemniser les agriculteurs à 100 % ! (Exclamations à gauche)
Vous pratiquez une écologie de la diffamation. Vous qualifiez ce texte de criminel, accusez un ministre de la République d'être à la solde des lobbies ? Jamais je ne l'accepterais ! (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP et RDPI)
Les agriculteurs ont le courage de l'écologie, d'affronter le réel, les bottes dans la glaise. Ils étaient écologistes avant vous !
Stop à l'écologie de l'incantation, oui à l'écologie du réel. (Vifs applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP et RDPI)
Mme Angèle Préville. - Ce projet de loi propose déjà une dérogation à l'interdiction votée il y a quatre ans. C'est un mauvais signal. Il revient sur le principe de non-régression en matière environnementale, belle avancée inscrite dans le code de l'environnement en 2016.
Ce signal politique est d'autant plus désastreux que l'effondrement de la biodiversité est aggravé par l'usage des néonicotinoïdes. Nous faisons face à un problème écologique mais aussi de santé publique. Les néonicotinoïdes ne restent pas sur les semences mais se répandent dans tout l'écosystème. Pire, leurs résidus sont parfois même plus toxiques que la substance active.
Leur dangerosité sur la santé humaine - avec un lien entre exposition répétée et développement de maladies neurologiques et de cancers - a été prouvée : c'est pourquoi ils ont été interdits.
Le groupe socialiste, écologiste et républicain votera cette question préalable. (Applaudissements à gauche)
M. François Bonhomme. - Les propos outranciers que j'ai entendus, empreints d'idéologie, témoignent d'une lecture partielle et partiale.
M. Gontard n'a jamais évoqué l'impasse technique actuelle. (M. Laurent Duplomb renchérit.) Vous agitez des périls fantasmés mais ne semblez pas voir les milliers d'hectares ravagés par la jaunisse de la betterave. Ce n'est pas qu'une « mauvaise année » !
Qu'allez-vous dire aux salariés, quand 45 000 emplois directs et indirects sont menacés ? Que dites-vous du risque d'importation ? Il ne s'agit pas seulement du sucre bio en provenance du Brésil dont on connaît les conditions de production ! Votre posture idéologique pollue le débat. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP)
Mme Cécile Cukierman. - Quand il y a une impasse, mieux vaut faire demi-tour. Mais le rôle du politique est d'éviter l'impasse !
Quand on ne fait rien, à la date fatidique, rien ne change. Quand on n'investit pas dans la recherche pour trouver des alternatives, rien ne change. Quand on n'accompagne pas les agriculteurs et les industriels pour faire évoluer leurs pratiques et repenser la chaîne de production, rien ne change. Et on se retrouve le mardi soir à devoir changer la loi...
Personne ici ne remet en cause la toxicité des néonicotinoïdes. Personne ici ne nie le rôle des pucerons. Lors de la fermeture de la sucrerie de Bourdon en 2019, conséquence du libéralisme européen et de la dérégulation, nous avons entendu la souffrance des salariés. J'aimerais que vous montriez autant d'énergie à lutter contre le libéralisme à outrance, tout aussi destructeur que les néonicotinoïdes.
Le groupe CRCE votera la motion, car les enjeux sont autant sociaux qu'environnementaux. (Applaudissements à gauche)
M. Alain Richard. - Je souhaite revenir sur le processus législatif. En 2016, j'ai voté l'article qui prévoyait la suppression totale et définitive des néonicotinoïdes. Nous pouvions à l'époque nous douter que cet article serait inapplicable pour la totalité des cultures...
Nous parlons aujourd'hui de 1,5 % de la surface agricole cultivée. Donc sur 98,5 %, l'objectif est atteint. Je regrette d'avoir voté en 2016 cette déclaration absolutiste. (M. François Bonhomme approuve.) Je préfère donc voter aujourd'hui cette dérogation, autorisée par le Règlement européen et plus limitée que chez nombre de nos voisins, plutôt que se boucher les yeux. Cela vaut pour d'autres sujets environnementaux. (Applaudissements à droite et au centre)
M. Henri Cabanel. - Par tradition, le groupe RDSE ne vote pas les motions, car il est favorable au débat. Nous nous exprimerons donc lors du débat, que nous espérons argumenté et respectueux.
M. Joël Labbé. - (« Ah ! » sur les travées du groupe Les Républicains) M. le ministre disait souhaiter des échanges sereins sur ce sujet délicat, mais s'est d'emblée emporté contre notre président de groupe. Nous parlons d'une urgence sociétale gravissime. Il y a un lien direct entre l'usage des néonicotinoïdes et l'effondrement de la biodiversité. Il n'y a pas d'alternatives simples : il faut faire évoluer notre modèle, mettre l'accent sur la production bio, faire de la France un leader en la matière. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains) On n'arrive pas à couvrir les besoins en sucre bio alors qu'il y a surproduction ! (M. Laurent Duplomb s'exclame.)
Il faut voir dans le contexte global. Nous défendons nos convictions car on ne peut pas continuer ainsi. (Applaudissements à gauche)
La motion n°6 n'est pas adoptée.
Discussion générale (Suite)
M. Fabien Gay . - Les néonicotinoïdes sont dangereux pour les humains, meurtriers pour les abeilles et pour la biodiversité. Ils détériorent notre écosystème et notre climat. Nul ne peut le nier. Nous avons, en 2016, fait un choix éclairé par la science, qui a démontré que les néonicotinoïdes sont 5 à 10 000 fois plus toxiques que le DDT, interdit depuis 1971. Revenir sur leur interdiction serait un échec et une régression d'un conquis environnemental.
Hélas, en quatre ans, nous n'avons trouvé aucune alternative viable. Votre réponse, c'est une dérogation temporaire. Mais que ferons-nous dans trois ans ? Une nouvelle dérogation ?
En outre, le risque constitutionnel est réel comme l'a montré Éliane Assassi. D'autres filières pourraient demander à bénéficier d'une telle dérogation.
La transition écologique ne peut se construire sans ni contre les agriculteurs. Depuis 1991, ils n'ont pas eu d'autre choix que d'utiliser les néonicotinoïdes. Pire, on les y a même encouragés, en prônant un modèle productiviste.
Mme Cécile Cukierman. - Exactement.
M. Fabien Gay. - Il faut désormais changer de paradigme. Qui va diriger cette transition écologique ? Les grands industriels privés ou l'État, garant de l'intérêt général, en donnant les moyens à la recherche ?
Lorsqu'il s'agit de contourner les règles environnementales, certains déploient des trésors d'ingéniosité.
M. Laurent Duplomb. - Pour les appliquer, aussi !
M. Fabien Gay. - Mais pour trouver des solutions, ils ne sont pas là.
Que faire face aux pucerons, direz-vous ? Nous sommes pour l'indemnisation des pertes dans les zones impactées, la création d'un fonds mutuel solidaire de gestion des risques et l'instauration d'un prix plancher d'achat pour les producteurs.
Les ONG, les syndicats agricoles proposent des alternatives : ne pas semer dans une terre trop froide, s'appuyer sur des insectes comme les coccinelles, ce que les néonicotinoïdes rendent impossible.
Un changement de paradigme s'impose, car le système du vivant est global. Cessons de penser l'agriculture par parcelle : le vivant fonctionne en interdépendance.
Ce qui ronge la filière, ce n'est pas la jaunisse, c'est surtout la libéralisation avec la fin des quotas sucriers en 2017 et l'ouverture à la concurrence, les spéculateurs et le libre-échange !
Avec ce texte, le Gouvernement essaie de sortir de l'impasse du néolibéralisme. Ce sera sans nous ! (Applaudissements à gauche)
M. Pierre Louault . - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Joël Labbé demandait à dépassionner le débat. Difficile, tant on est pris par l'urgence. (M. Laurent Duplomb approuve.)
Pour certains, il faut se débarrasser d'une agriculture qui utilise des produits phytosanitaires, mais il faut être réalistes. Il y a cent ans, il y avait 700 millions d'habitants sur terre avec des famines récurrentes qui éliminaient une partie de la population. Nous sommes désormais 7 milliards, dont un milliard ne mangent pas à leur faim, et prétend que les choses iraient mieux si l'on revenait aux méthodes d'autrefois ?
M. Jean-Claude Tissot. - Personne ne dit cela !
M. Pierre Louault. - En supprimant les néonicotinoïdes en catastrophe, en allant plus loin que la règlementation européenne, alors que l'agriculture française est déjà la plus vertueuse (M. Pierre Cuypers renchérit.), on voudrait tuer l'agriculture française et importer du sucre bio brésilien cultivé sur les cendres de la forêt amazonienne. Si j'étais écolo, j'aurais honte ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
Nous n'avons pas trouvé d'alternatives aux néonicotinoïdes. Je connais des agriculteurs écologistes qui cherchent, bien seuls, des solutions. Il est facile de les critiquer, ils ne représentent que 2 % de la population ! Plutôt que de les taxer de productivisme, rappelons qu'ils travaillent sept jours sur sept pour nourrir le pays et au-delà ! (MM. Pierre Cuypers et Laurent Duplomb approuvent ; protestations sur les travées du GEST)
Mobilisons plutôt notre énergie à trouver des produits de substitution et de nouvelles méthodes de production. Nous ne mentons pas aux Français : ce n'est pas avec des méthodes ancestrales que nous réussirons à nourrir la planète. L'agriculture bio ne fonctionne qu'avec les résidus de l'agriculture conventionnelle ! (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP)
M. Jean-Claude Tissot . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Ce texte va créer un précédent pour d'autres filières. La réponse choisie évite au Gouvernement de se poser trop de questions et de se pencher sur les causes profondes de la crise. Une telle dérogation règlera-t-elle les difficultés de la filière betteravière française ? Non, car elles sont systémiques.
La suppression des quotas sucriers et du prix minimum garanti en 2017 ont entraîné un effondrement des prix. Dès 2019, des usines fermaient. La filière doit avant tout être accompagnée vers une plus grande résilience.
Est-ce que la dérogation résoudra le problème de la campagne 2020 ? Non, puisque les produits placés sur la graine n'auront d'effet que pour la récolte suivante. N'y a-t-il vraiment pas d'alternative ? La filière a présenté le 2 octobre un plan pour une transition vers une culture de la betterave sans néonicotinoïdes. II n'y a donc pas d'« impasse technique », mais un simple retard. (M. le ministre le conteste.)
Faut-il dès lors un recul de notre législation environnementale ? Non, mille fois non. Nous avons déjà pris trop de retard. Un million d'espèces animales et végétales sont menacées d'extinction. Le rôle des insectes pollinisateurs est fondamental dans la biodiversité. Or, selon les apiculteurs, les néonicotinoïdes anéantissent 300 000 ruches par an, d'où leur surnom de « tueurs d'abeilles ».
Les plants de betterave ne produisent pas de fleurs mellifères, certes - le sapin non plus, et il y a bien du miel de sapin ! Et les abeilles fabriquent du miel de miellat à partir des excréments de pucerons... Les populations d'abeilles sont trop fragilisées pour que l'on joue à la roulette avec elles ! Sans compter que d'autres filières réclameront une dérogation identique.
Existe-t-il un autre chemin pour aider la filière ? Oui, via un soutien financier de court terme et, à plus long terme, en nous appuyant sur les pistes dégagées par le plan socialiste « B comme betterave ».
Le groupe socialiste, écologiste et républicain vous invite donc à voter contre ce texte. (Applaudissements à gauche)
M. Franck Menonville . - Ce texte est une réponse d'urgence pour sauver la filière betteravière. L'usage de néonicotinoïdes sera strictement encadré et limité à la betterave - et je rappelle que l'on ne fait pas de miel avec la betterave, ou alors c'est une contrefaçon...
M. Vincent Segouin. - Très bien !
M. Franck Menonville. - La France est le premier producteur européen de sucre, la filière compte 46 000 emplois. Avec la jaunisse, les pertes de rendement sont colossales - entre 40 % et 70% - jusqu'à 1 500 euros par hectare.
Le droit européen autorise une dérogation ; douze pays européens l'ont d'ailleurs adoptée, dont l'Allemagne et la Pologne. À défaut, nous devrions importer des produits répondant à des normes environnementales moins strictes !
L'interdiction des néonicotinoïdes a été votée en 2016 puis appliquée en 2018, sans étude d'impact, alors que nulle alternative crédible n'existait. Comme disait Talleyrand « Quand il est urgent, c'est déjà trop tard ». Une étude d'impact nous aurait permis de constater que cette interdiction n'était pas réalisable dans un tel laps de temps.
Je souhaite que les futures études d'impact soient systématiques et qu'elles intègrent des analyses des conséquences économiques et sociales, pour éviter des impasses. Il en va de l'avenir d'une filière et de notre crédibilité.
La dérogation, très encadrée, s'appliquera jusqu'en 2023. D'ici là, il nous faudra développer la recherche pour trouver une alternative respectueuse des pollinisateurs et de la biodiversité. La recherche génétique offre les pistes les plus prometteuses. « L'écologie sans solution est une écologie d'impasse », dites-vous, monsieur le ministre. Je salue votre courage politique sur ce texte. (Protestations à gauche)
L'agriculture est le garant de notre autonomie et de notre souveraineté alimentaires. Faisons en sorte que ce texte rentre rapidement en vigueur. Le groupe INDEP votera majoritairement en faveur de ce texte, tout en demandant une évaluation annuelle de ses avancées. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP et sur quelques travées du groupe Les Républicains)
M. Joël Labbé . - Je ne suis pas à l'aise dans ce débat compliqué. (M. André Reichardt approuve.)
Personne n'a le monopole du respect des agriculteurs ! Je tiens à affirmer notre respect total pour le monde paysan, broyé depuis longtemps par un système. (Applaudissements sur les travées du GEST et du groupe SER).
L'interdiction des néonicotinoïdes, réclamée depuis vingt ans par les apiculteurs, était l'une des rares avancées de la transition agro-écologique de l'agriculture. Au contraire, ce texte répand un poison dans l'environnement et envoie un signal désastreux quant à la réelle volonté politique d'une transition agro-écologique. Les solutions sont pourtant nombreuses : réduction de la taille des parcelles, jachères, rotations longues, plantation de haies - alors qu'en France, 10 000 kilomètres de linéaires de haies disparaissent chaque année. Les agriculteurs engagés dans des systèmes alternatifs et les scientifiques l'affirment : des possibilités agronomiques existent, et la recherche de solutions alternatives aux néonicotinoïdes doit être renforcée, notamment par des moyens importants. Nous devons créer un modèle agro-écologiste rémunérateur, avec des mesures éco-conditionnalisées couplant aides publiques et fonds de mutualisation.
Il faut cependant faire face à l'urgence en accompagnant les agriculteurs avec des mécanismes adaptés. La fuite en avant d'un modèle industriel à bout de souffle explique les difficultés de la filière. La crise de la betterave est surtout liée à la dérégulation du marché, depuis la fin des quotas. (M. Daniel Gremillet le nie.) Cette culture est sous perfusion d'intrants et appauvrit l'environnement : parfois, les ravageurs n'ont plus aucun prédateur !
Il faut relocaliser notre alimentation, travailler à l'établissement d'un commerce équitable et au développement d'une filière du sucre bio. Le GEST votera contre ce texte.
« Notre maison brûle mais nous regardons ailleurs ». (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.) C'était il y a près de vingt ans. Alors qu'il y a urgence, ce projet de loi souffle sur les braises. Allons-nous raviver le feu ?
Ceux qui s'opposent au modèle dominant, on l'a vu dans cette discussion, sont traités d'obscurantisme et comparés à des Amish. Alors je reprendrai, avec un peu d'humour, ces mots d'un grand poète chansonnier du siècle dernier : « Parlez-moi d'Amish et j'vous fous mon poing sur la gueule, sauf le respect que je vous dois ». (Applaudissements sur les travées du GEST et du groupe SER)
M. Frédéric Marchand . - Je vous parlerai pour ma part de Pierre Bachelet. « Au Nord, c'était les Corons ; la terre, c'était le charbon... » chantait-il. Mais au Nord, c'est aussi la betterave. Je rends hommage aux agriculteurs, hommes et femmes, passionnés par leur métier et ne comptant pas leurs heures. Comme me le disait vendredi à Haussy, Mme Hélène Levrez et son mari, betteraviers, « L'agriculture est un métier de passionné ! La seule chose qui motive un agriculteur à se lever sans savoir à quelle heure il ira se coucher, c'est l'amour du métier ». (M. Laurent Duplomb approuve.) Nos agriculteurs souffrent de passer pour les ennemis déclarés de l'écologie. Il faut certes tendre vers un idéal, mais ne pas oublier le réel ! (Légères protestations à gauche)
Cessons le manichéisme caricatural qui oppose les défenseurs de la biodiversité aux assassins, promoteurs de ce projet de loi !
Ce texte n'encourage pas le retour aux pesticides, bien au contraire. Depuis la loi de 2016, 92 % des usages des néonicotinoïdes ont été supprimés.
Avec ce texte, sera traitée la question des 8 % restants. Pendant trois ans, cela sera la priorité de notre agriculture et de notre recherche. Les néonicotinoïdes restent interdits. Nous ne signons pas un chèque en blanc, mais il en va de notre souveraineté économique, alimentaire et de l'accélération vers la transition agro-écologique. Ce n'est pas non plus une régression pour le droit de l'environnement.
Ce projet de loi s'inscrit dans le droit européen, la dérogation est encadrée. Il s'agit de ne pas tuer la filière et de conserver les exploitations et les emplois. Ce texte nous vient de nos territoires ruraux.
Nul ne nie les dangers des néonicotinoïdes, mais ils sont une solution d'urgence pour sauver la filière. L'égoïsme écologique du pas plus vert que moi, et tant pis pour les autres, ne résoudra rien !
La sortie des néonicotinoïdes suppose de changer les méthodes culturales, avec des auxiliaires de culture prédateurs ou des bandes enherbées, et de remettre de la complexité dans les parcelles. Je vous y invite s'agissant de ce texte, dans une démarche de dialogue, de respect mutuel, tout en refusant les positions dogmatiques.
« Il faut savoir ce que l'on veut. Quand on le sait, il faut avoir le courage de le dire ; quand on le dit, il faut avoir le courage de le faire », disait Clemenceau. Nous voterons ce texte avec courage et détermination. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI)
M. Henri Cabanel . - En tant qu'agriculteur, je sais la difficulté de vivre de son métier - un métier au coeur des enjeux écologiques.
La réforme de la PAC décidée la semaine dernière peut être jugée insuffisante ou excessive par certains, mais elle nous oriente vers une agriculture plus durable. La France a été précurseur avec l'interdiction du Gaucho en 2004, puis des néonicotinoïdes en 2013 pour le tournesol et le colza. L'Union européenne nous a ensuite emboité le pas.
Les trois fondements de l'agriculture - économie, environnement, santé - doivent toujours être considérés en même temps. Il y a un manque indéniable d'études d'impact dans l'élaboration de la loi. Évitons les postures politiques clivées, privilégions les solutions philosophiques.
Ce texte va-t-il apporter des solutions durables ? La filière betterave s'est engagée dans une course au rendement - ils ont triplé depuis les années cinquante - en raison de la plus faible teneur en sucre de la betterave par rapport à la canne. Jusqu'où ira cette course effrénée ? Notre filière a perdu sa place dans la course à la production. Le Brésil, numéro un du secteur, produit davantage d'éthanol que de sucre, mais pourrait augmenter sa production de sucre en raison de la crise de la covid-19, ce qui fera baisser les prix et mettra en danger la filière européenne. Certaines usines risquent de fermer avant même leur ouverture... Le plan stratégique de la filière, en 2009, a été tardif.
Les restructurations de la filière vers le bio restent faibles. L'Allemagne a préféré l'utilisation des néonicotinoïdes en curatif ciblé plutôt qu'en préventif par enrobage.
Nous n'avons pas su intégrer la gestion des risques à notre approche. Il faut conditionner les aides à la durabilité des pratiques. Les effets nocifs des néonicotinoïdes sur les pollinisateurs ou le lessivage des sols ne sont pas discutés ; saurons-nous assumer les risques liés à leur utilisation ? Ne soyons pas lâches, car nous savons.
Il faut soutenir cette filière en responsabilité, avec les professionnels, pour rester leader en Europe. Il faut interdire l'importation de denrées agricoles ne respectant pas nos normes. Ne soyons pas hypocrites, et allons jusqu'au bout de notre démarche. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE)
M. Laurent Duplomb . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Tous ceux qui me connaissent au Sénat savent que je n'ai pas toujours été tendre avec vos prédécesseurs, monsieur le ministre. Je dois reconnaître qu'avec vous, mes souhaits changent... (Sourires et quelques applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC)
Vous avez eu le courage de corriger une erreur collective sur les néonicotinoïdes. Le paradoxe français veut qu'on ne peut plus soigner les plantes avec des molécules chimiques, alors que les humains en consomment de plus en plus via les médicaments. (Protestations sur les travées du groupe SER)
D'un côté, il y avait l'écologie incantatoire, de l'autre ceux qui misaient tout sur le progrès.
Les agriculteurs n'utilisent pas les produits phytosanitaires par plaisir, ne serait-ce parce qu'ils coûtent de plus en plus cher depuis la loi EGalim... Et ils les utilisent désormais le soir, dans une agriculture raisonnée. La sonnette d'alarme a été tirée mais n'a pas été entendue.
Ayons le courage de reconnaître les dégâts. La filière betterave perdra 70 % de sa production dans certains endroits. Les surfaces plantées risquent de se réduire drastiquement, et l'industrie sucrière diminuera sa production et perdra des parts de marché face à une concurrence mondialisée, alors qu'elle est déjà insuffisamment compétitive par rapport à l'Allemagne.
Attention à ce que le remède ne soit pas pire que le mal avec jusqu'à huit traitements curatifs inefficaces ! La seule solution, c'est une réintroduction temporaire, le temps de trouver des solutions scientifiques alternatives. Mais donnons-nous du temps, trois ans ne suffiront peut-être pas. Ne reproduisons pas la même erreur qu'en 2016. Le temps presse. Les semis de 2021 se décident aujourd'hui. Sinon, les agriculteurs devront se tourner vers d'autres cultures.
Je ne comprends pas que les adeptes bien-pensants du « il est interdit d'interdire » qui veulent des documents, des démonstrations en tout genre ne l'appliquent pas sur ces sujets ! (MM. Vincent Segouin, Pierre Cuypers et Jean-Marc Boyer applaudissent.)
Cette filière contribue à plus d'un milliard d'euros d'excédents dans la balance commerciale. Pour rembourser la dette de 3 000 milliards d'euros sans augmenter les impôts ni avoir recours à l'inflation, nous en aurons besoin.
Je l'écrivais dans mon rapport en 2019 : comment assumer de tuer la production française en faisant entrer les mêmes produits venus de l'étranger ? N'oublions pas qu'un fruit et un légume sur deux consommés en France sont produits à l'étranger, de même pour un quart du porc. Quelle part de la consommation française de sucre viendra du Brésil ou d'Allemagne ?
M. Vincent Segouin. - Bio ou non bio !
M. Laurent Duplomb. - Retrouvons l'objectivité et la modération. Je proposerai dans le projet de loi de finances une augmentation importante du budget de la recherche agricole pour passer d'une écologie punitive à une écologie constructive.
Il y avait 2,5 milliards d'habitants sur terre en 1950 ; 7,8 milliards en mars 2020.
Nous serons 10 milliards d'habitants demain, et il faudra en tenir compte : la production de denrées alimentaires sera cruciale pour l'équilibre du monde.
Posons-nous les bonnes questions : interdire pour interdire, c'est mettre en danger la pomme, la cerise, la noisette, la lentille verte du Puy. (Sourires) Monsieur le ministre, je vous demande d'intervenir avec le même courage pour sauver ces filières menacées. (Protestations sur les travées des groupes SER et GEST) Le groupe Les Républicains vous soutiendra. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
M. Stéphane Demilly . - La filière betterave-sucre et ses 46 000 emplois sont en danger ; il faut réagir. C'est l'objet de ce projet de loi. Il ne s'agit pas de revenir en arrière mais de répondre à l'urgence, avec un encadrement strict.
La jaunisse altère les rendements et le taux de sucre de la betterave. Les alternatives aux néonicotinoïdes ne sont pas à la hauteur voire, selon l'Anses, sont parfois pires pour l'environnement. Il faut continuer à chercher. Pendant ce temps, la filière, dans une impasse technique, appelle à l'aide. Le Gouvernement évalue à 13 % les pertes de rendement moyennes ; mais en certains endroits, c'est 40 %, voire 50 %. Les pertes sont colossales. Les agriculteurs les plus touchés renonceront, demain, à produire.
Ce serait une fin programmée de la souveraineté économique française. Ce serait 46 000 emplois menacés, un plan social massif, avec des conséquences sur les industries agroalimentaires mais aussi pharmaceutiques, chimiques et sur l'éthanol pour lequel je me suis tant battu.
Ce n'est pas un appel à la révolte. Mais avec 445 000 hectares plantés et 38 millions de tonnes produites, la France est le premier producteur de sucre de betterave européen, et le deuxième producteur mondial. Il convient de mettre en oeuvre une dérogation déjà en vigueur dans 12 États membres européens comme l'Allemagne, la Belgique et la Pologne. C'est l'objet de ce projet de loi qui s'appuie sur l'article 53 de la réglementation européenne pour autoriser l'usage de ces produits via l'enrobage des semences - et non par pulvérisation.
Le groupe UC vous propose d'adopter ce texte pour ne pas laisser l'industrie sucrière s'effondrer, soutenir une transition agro-écologique prometteuse et préserver notre souveraineté économique nationale. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains)
Mme Angèle Préville . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Ce projet de loi est une défaite, un retour à la case départ. En quatre ans, la filière n'a mis en place aucune alternative aux néonicotinoïdes. Alors que la France était précurseur, suivie par les autres États membres européens, vous vous dérobez à la première difficulté, vous faites le choix de la facilité et du court terme. Une nouvelle fois, vous choisissez l'économie au préjudice de l'écologie, et détruisez les engagements que nous avions pris en 2016.
Nous savons que les insecticides ont une large part dans la destruction de la biodiversité. Au moment où la Cour des comptes européenne pointe les échecs des actions menées pour enrayer le déclin de la biodiversité, et que la Cour de cassation rejette le pourvoi de Monsanto sur l'herbicide Lasso, ce texte est un contresens fracassant.
Ce projet de loi va à l'encontre de l'évolution de la société. L'eau, l'air, la terre, la nature sont des biens communs qui nous offrent des services gratuits ; en retour, nous leur donnons un produit sept mille fois plus toxique que le DDT, véritable poison enrobant les semences pour partir dans les sols, les lacs et rivières et y rester pour des années. L'herbe deviendra elle-même pesticide, au détriment d'un monde chatoyant et foisonnant. Plus de 37 % des colonies d'abeilles ont disparu en Europe. Ce sont des lanceuses d'alerte ! Sans leur présence, la pollinisation indispensable à l'agriculture est compromise.
Vous revenez sur les acquis de 2016, mais aussi ceux de 2018 dans la loi EGalim. Drôle de temporalité au moment de définir nos engagements dans le cadre de la COP 15 de la biodiversité.
Le groupe SER votera contre ces mesures libérales d'un autre âge. (Applaudissements nourris sur les travées du groupe SER et GEST)
M. Jean-Marc Boyer . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Je salue l'excellente analyse de la rapporteure Sophie Primas (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) sur ce texte essentiel pour sauver une filière en péril, qui ne se bat pas à armes égales avec nos concurrents étrangers.
Merci, monsieur le ministre, d'avoir trouvé cette solution. Faisons confiance à la recherche. On traite les agriculteurs de criminels, de tueurs d'abeilles, alors qu'ils travaillent 24 heures sur 24. Ils seraient, face aux vertueux, bio et écolos, les destructeurs, promoteurs de la malbouffe et polluants. Non : ils cherchent des solutions conciliant économie et écologie. Dans mon département du Puy-de-Dôme, la fermeture de la sucrerie de Bourdon a entraîné la perte de 50 emplois.
Faisons prévaloir l'idéal sur l'idéologie, et à l'esprit de responsabilité des agriculteurs. Les néonicotinoïdes ont leur part de responsabilité mais n'expliquent pas à eux seuls la mise en danger des pollinisateurs, selon un rapport de l'Anses.
Des solutions de substitution, disent nos idéologues, existent déjà. Mais, selon l'Anses, elles ne sont pas meilleures : elles risquent de développer de nouvelles résistances aux insecticides.
Que cherchent les ultra-verts qui nous harcèlent, voire nous menacent sur les réseaux sociaux, et nous accusent de ne pas penser à nos petits-enfants ? Je n'ai pas de leçon de morale à recevoir. (M. Vincent Segouin l'approuve). Je suis fier de défendre l'emploi agricole, la filière sucrière, de faire confiance à notre recherche, de préserver les intérêts de nos paysans français, vertueux, aménageurs du territoire et premiers écologistes de France. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC)
M. Julien Denormandie, ministre . - Monsieur Gay, parmi les solutions alternatives agronomiques figurent les haies et la taille des parcelles.
Les haies, nécessaires aux auxiliaires comme les coccinelles, mettent néanmoins un temps certain à pousser. Je suis un fervent défenseur des haies, c'est pourquoi je consacre 50 millions d'euros au développement des haies dans le plan de relance.
Les parcelles de petite taille - moins de 4 hectares - sont-elles un obstacle aux pucerons, comme le pensent certains agronomes ? Mais ceux-ci ne savent pas si elles doivent être carrées ou longues, donc allez expliquer cela à un agriculteur... L'alternative reste donc faible.
Je remercie M. Louault pour ses propos.
Monsieur Tissot, vous indiquez que le rapport de l'Anses et des personnes de la filière, qui m'a été remis il y a une semaine, affirmerait qu'une alternative est possible. Ce n'est pas le cas. Ces documents, c'est-à-dire le plan de prévention et les engagements de la filière, m'ont été remis à ma demande, et ont été travaillés pendant plusieurs mois. Ne faites-donc pas dire à ce rapport ce qu'il ne contient pas.
Un soutien financier à hauteur de 100 % n'est pas possible selon le droit européen. Mettez-vous à la place de l'agriculteur ! (Protestations à gauche)
Mme Laurence Rossignol. - Vous parlez à l'un des rares agriculteurs de ce groupe !
M. Julien Denormandie, ministre. - J'espère que la loi ne dira jamais à un agriculteur ce qu'il doit planter. Quand il a le choix de ses cultures, entre betteraves et céréales, que choisit-il ? S'il a besoin de cotiser à hauteur de 35 % au fonds de mutualisation pour planter de la betterave et être indemnisé, que croyez-vous qu'il fera ? Nous ne connaissons pas ce fichu virus. Cette année, il se dirige du sud vers le nord, de manière très prononcée. L'an dernier, c'était d'est en ouest. L'agriculture est donc dans la plus grande incertitude. Bien sûr, les agriculteurs ne cultivent pas 100 % de leurs surfaces en betterave.
En 2018, l'Anses a annoncé que l'on mettrait en place des alternatives chimiques : le Movento et le Teppeki. Or au bout de huit passages, cela ne fonctionne toujours pas et avec quel impact sur les bassins versants ! (M. Pierre Cuypers le confirme.).
Monsieur Ménonville, je vous remercie pour vos propos.
Monsieur Labbé, vous avez dit que personne n'a le monopole du respect du monde agricole et je vous en remercie. D'ailleurs, tout le monde doit le respect au monde agricole. (Applaudissements nourris sur les travées des groupes Les Républicains et UC ; M. Frédéric Marchand applaudit également.) C'est ce monde agricole qui nous a nourris pendant le confinement. (Applaudissements nourris sur les travées des groupes Les Républicains, UC et RDSE) Rendons-lui hommage dans cet hémicycle qui représente les territoires ! Nous leur devons ce respect à la hauteur de leurs actions quotidiennes.
Nous avons un autre gros sujet, celui de l'eau, et je souhaite avancer avec vous sur ce sujet.
Monsieur Marchand, je vous remercie pour vos propos.
Monsieur Cabanel, la PAC doit être le reflet du triptyque économie-écologie-santé. La réforme de la PAC, adoptée il y a une semaine - nuit pour nuit... - prévoit que 20 % des paiements directs devront être conditionnés par des mesures environnementales. Au même moment, le Parlement européen a même décidé que ce taux devrait être de 30 %. Quel secteur, dans notre pays, en fait autant pour la transition environnementale ? Même nous dans nos comportements personnels, n'en faisons pas autant. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; M. Jean-Claude Tissot proteste.) Arrêtons ces procès faits aux agriculteurs !
Monsieur le sénateur Duplomb, je vous remercie pour vos propos. (Protestations à gauche)
M. Jean-Claude Tissot. - Il va entrer au cabinet du ministre !
Mme Cécile Cukierman. - Bon courage !
M. Julien Denormandie, ministre. - Il est très important, face à la nature, de faire preuve d'humilité. C'est une question de souveraineté, plus que d'économie ou d'écologie. L'autre avancée de la PAC, ces 20 % à 30 % de mesures environnementales, seront obligatoires dans tous les États membres. C'est cela, le sens de l'Europe ! Converger, notamment sur l'agro-écologie.
En agriculture, nous oublions trop souvent la notion du temps, importante pour réaliser des tests agronomiques in vivo. Si l'hiver a été froid, il n'y aura pas de pucerons, et cela invalide votre test.
C'est faux de dire que rien n'a été fait pendant quatre ans. Nous y avons consacré 700 000 euros. Je vais allouer 7 millions d'euros à la filière pour les trois prochaines années : il est possible d'aller plus vite et de mettre plus de pression dans le tube.
Monsieur Duplomb, cette dérogation je ne la veux que pour la betterave sucrière.
Beaucoup s'interrogent sur la légalité du texte au regard du droit constitutionnel. Le Conseil constitutionnel juge que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de manière différente des situations différentes ni à ce que des différenciations soient réalisées pour des raisons d'intérêt général. Et c'est bien le cas en l'espèce.
Pourquoi ne choisir que la seule betterave sucrière ? Comme elle est récoltée avant floraison, l'impact environnemental des semences enrobées est moindre.
En outre, il s'agit ici de l'ensemble de la filière : sans betterave, les sucreries fermeront. (M. Jean-Claude Tissot proteste.)
Pour les autres filières, je m'engage à chercher d'autres solutions qui ne passeraient pas par une telle dérogation.
Si je savais qu'il existe une alternative, je ne serais pas là devant vous pour vous demander de déroger au titre de l'article 53 du Règlement européen. Merci, monsieur Demilly, de l'avoir rappelé.
Madame la sénatrice Préville, la facilité ne guide pas ma présence ce soir. Il est beaucoup plus facile de dire qu'il y aura une solution. C'est plus courageux d'avoir l'humilité de reconnaître qu'il n'y a pas de solution. (Protestations à gauche)
N'oublions pas l'objectif de ce texte. C'est quoi le bon sens paysan évoqué par M. Boyer ? Que nos enfants mangent encore du sucre français dans plusieurs années. Je veux faire cette transition agro-écologique avec le sucre français. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains)