SÉANCE

du jeudi 4 juin 2020

89e séance de la session ordinaire 2019-2020

présidence de M. Jean-Marc Gabouty, vice-président

Secrétaires : Mme Jacky Deromedi, M. Joël Guerriau.

La séance est ouverte à 9 heures.

Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.

Statut des travailleurs des plateformes numériques

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques, à la demande du groupe CRCE.

Discussion générale

M. Pascal Savoldelli, auteur de la proposition de loi .  - (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE) J'ai à coeur de vous parler de cette proposition de loi cosignée par l'ensemble du groupe CRCE, fruit de deux ans de travail sur le terrain, de rencontres, d'échanges. Elle renforce le statut des travailleurs des plateformes numériques, ces tâcherons du clic soumis au management algorithmique. Ils ont été en première ligne lors de la crise du Covid, ne cessant pas d'exercer leurs missions en plein confinement.

L'enjeu est d'actualité. Je remercie la commission des affaires économiques pour son rapport sur le sujet, réalisé par Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat.

Nous avons élaboré cette proposition de loi de manière collective avec les acteurs de terrain - le Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP), Coursiers bordelais, ou encore le collectif Pédale et tais-toi que nous avons parrainé et qui s'est réuni régulièrement depuis 2017.

Ce travail singulier et concerté correspond à des volontés exprimées par les travailleurs des plateformes numériques eux-mêmes. Nous avons organisé à Bordeaux par exemple une rencontre avec des coursiers très engagés, qui nous ont parlé de leurs difficultés, à s'organiser notamment. Ils ont mentionné des initiatives alternatives, locales, éthiques, telles Coopcycle.

À Nantes, des commerçants et restaurateurs nous ont rapporté combien les coursiers étaient fatigués et exploités, sous l'emprise économique de ces plateformes.

La stratégie est de casser le marché pour le conquérir, puis aboutir à un monopole grâce aux pratiques de dumping social.

Cette proposition de loi réintègre les plateformes dans le droit du travail en inscrivant leurs travailleurs dans la septième partie du code du travail, en les dotant d'un contrat de travail protecteur, assimilé au salariat mais ménageant une autonomie d'organisation du travail. Leur accès à la protection sociale implique que les plateformes acquittent des cotisations sociales ; nous demandons également plus de transparence sur les algorithmes ; enfin, nous réclamons que le salaire horaire ne puisse pas être inférieur au Smic.

Nous ne parlons pas des plateformes d'intermédiation, qui se bornent à une mise en relation entre fournisseur et client, mais bien des plateformes de travail, qui font appel à des travailleurs dits indépendants mais qui leur sont subordonnés, et précarisés.

Je citerai Xavier Bertrand (On s'en étonne à droite.) qui a évoqué les « nouveaux canuts des plateformes numériques ». Fabien Roussel quant à lui (On se rassure sur les mêmes travées.) parle de « ces jeunes pour qui ce capitalisme fait mine de se réinventer en leur imposant un statut de tâcheron comme il y a deux siècles ».

Ces travailleurs sont dépendants des plateformes. Dans un arrêt du 4 mars 2020, la Cour de cassation a reconnu qu'il n'y avait aucun doute sur leur statut de travailleur indépendant fictif, qui recouvre un salariat déguisé.

Nous voulons éviter que les travailleurs des plateformes numériques aient seulement le choix entre renoncer à se défendre, ou se lancer dans des procédures très longues pour obtenir la requalification de leur contrat. Nous refusons également de créer un troisième statut comme le proposait la majorité à l'Assemblée nationale, solution censurée par le Conseil constitutionnel.

Le directeur de cabinet de la ministre Muriel Pénicaud, Antoine Foucher, dit lui-même qu'« il faut inventer un nouvel encadrement ». Chiche ! Cette proposition de loi y pourvoit.

Les plateformes doivent, comme les entreprises traditionnelles, respecter les règles du jeu. Il n'y a pas à choisir entre salariat et travail indépendant ; et la position « ni salariat, ni travail indépendant » n'est pas respectueuse.

Cette proposition de loi pose un jalon important car le numérique affectera des pans entiers de l'économie. Nous voulons que chaque personne puisse s'épanouir. Le progrès numérique doit servir les êtres humains et non les asservir. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE)

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure de la commission des affaires sociales .  - Cette proposition de loi crée un statut protecteur pour les travailleurs des plateformes numériques, oubliés de la protection sociale et du droit du travail. Ils se voient nier la qualification de salarié au motif que les plateformes ne sont que des donneurs d'ordre servant d'intermédiaires vers la clientèle. Or les plateformes ne sont pas seulement des intermédiaires ; elles organisent la production. Ces travailleurs doivent être intégrés dans le droit du travail.

Le salarié est placé dans une situation de subordination vis-à-vis de son employeur dont il dépend pour ses moyens de subsistance. C'est pourquoi le droit du travail le protège par un socle de garanties sur les rémunérations, le temps de travail et le droit au repos. La commission des affaires sociales, je le regrette, n'a pas adopté notre proposition de loi, mais a reconnu la nécessité d'améliorer la protection de ces travailleurs.

Le préambule de la Constitution de 1946 garantit aux salariés des droits sociaux et la défense des intérêts collectifs. Les salariés bénéficient aussi d'un système de protection sociale contre les accidents du travail et les maladies professionnelles. Depuis 2016, ils ont droit à une couverture santé complémentaire. Ils sont affiliés de droit à l'assurance chômage. Ces protections sont principalement financées par les employeurs.

Mais la tentation de transformer les relations de travail en prestations de service rendues par des travailleurs indépendants est aussi ancienne que le droit du travail !

La jurisprudence confirme que la réalité de la relation entre le travailleur et l'entreprise est d'ordre public et ne dépend pas de la nature du contrat signé entre les deux. Le juge se fonde sur un faisceau d'indices pour requalifier des contrats de prestations de service en contrats de travail.

Les plateformes interviennent dans un nombre croissant de secteurs. Certaines font par exemple du placement de travailleurs temporaires, mais elles contournent les règles de l'intérim. Dans le secteur de la mobilité, les tarifs ne sont pas fixés par le travailleur mais par des algorithmes dont il n'a pas les paramètres. Il n'est pas juridiquement subordonné à son client, la plateforme, mais s'il n'en respecte pas les règles, il se voit victime d'une déconnexion, c'est-à-dire, soyons clairs, d'un licenciement arbitraire. C'est le salariat, avec les inconvénients mais sans les avantages.

Dans cette classe précaire, on compte entre 100 000 et 200 000 travailleurs des plateformes numériques mais leur nombre croît à mesure que s'ubérise la société.

Les livreurs à vélo ont des revenus dérisoires. En outre, ils sont nombreux à ne bénéficier ni d'assurance contre les accidents du travail ni de complémentaire santé. Ce qui prime, c'est la recherche de flexibilité et l'externalisation des tâches non rentables.

Le faux salariat pourrait ainsi s'étendre à de nombreux secteurs, notamment bancaire. On assiste toutefois à des mobilisations comme celle des livreurs Deliveroo en juillet 2019. Le CLAP, créé il y a plusieurs années, a obtenu une reconnaissance des plateformes. Mais les tentatives d'organisation syndicale se heurtent à l'absence dans la loi de règles de dialogue social les concernant. Les instances de concertation mises en place par les plateformes ne doivent pas faire illusion : toutes ne sont pas des coopératives, fonctionnant sur le partage équitable des résultats et une gouvernance partagée.

Le législateur a réagi timidement. La loi Travail du 8 août 2016 garantit des cotisations d'assurance volontaire contre les risques du travail par les entreprises, des cotisations finançant la formation professionnelle ainsi que la reconnaissance des acquis de l'expérience. Elle comprend même un embryon de droit syndical et de droit de grève.

La loi d'orientation des mobilités (LOM) du 24 décembre 2019 donne en outre aux plateformes la possibilité d'élaborer des chartes sur l'exercice de leur responsabilité sociale. Ces avancées, hélas, restent tributaires du bon vouloir des entreprises. La loi consacre le recours aux travailleurs indépendants pour des tâches qui pourraient être accomplies par des salariés.

L'article premier de la proposition concerne les plateformes qui ne font pas de la mise à disposition mais organisent les modalités de réalisation du service, dans le secteur du transport par exemple. Il prévoit une intégration des travailleurs des plateformes numériques dans le code du travail avec un contrat définissant les modalités de gestion du planning et la rémunération.

L'article 2 donne à ces travailleurs une protection sociale en les affiliant au régime de sécurité sociale.

L'article 4 élargit la possibilité d'assurance des travailleurs contre les accidents du travail et les maladies professionnelles à la charge de la plateforme. Elle leur laisse le choix d'adhérer au contrat collectif proposé par la plateforme.

À titre personnel, je vous invite à adopter cette proposition de loi même si la commission des affaires sociales l'a rejetée. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE)

Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail .  - Je remercie le groupe CRCE pour cette proposition de loi, fruit d'un travail très important et de l'engagement que nous lui connaissons.

Nous partageons tous le constat. L'essor des plateformes est l'une des évolutions les plus conséquentes du marché du travail de ces dix dernières années.

La protection sociale et économique des travailleurs des plateformes numériques doit être renforcée. Mais nous divergeons sur les voies et moyens. Nous faisons face à une grande variété de structures et une grande multiplicité des acteurs, aux aspirations très diverses, comme l'a montré le rapport d'information rédigé par Catherine Fournier, Michel Forissier et Frédérique Puissat.

Dans tous les pays, on a cherché un équilibre entre garanties sociales et intérêt économique des travailleurs indépendants. Tel est le sens des décisions de la Cour de cassation.

La proposition de loi vise à assimiler les travailleurs indépendants des plateformes numériques à des salariés : ils ne le souhaitent pas tous ! Ils sont attachés à leur liberté. Mais il faut trouver un modèle économique qui allie soutenabilité financière du statut, innovation sociale, responsabilité et absence de trappe à précarité ou de dumping social.

Depuis quelques années, la loi a évolué. C'est notamment le cas de la LOM qui a créé un socle d'obligations, dont le droit à la déconnexion et la transparence du prix des courses.

M. Olivier Jacquin.  - Dispositions censurées !

Mme Muriel Pénicaud, ministre.  - Il est clair qu'une meilleure représentation des travailleurs est nécessaire. Le dialogue social doit être équilibré et durable. C'est l'objet de l'article 48 de la LOM. Une mission a été confiée à Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, sur ce point.

Nous sommes conscients que le cadre législatif actuel ne répond pas pleinement à l'ensemble des enjeux.

Cette proposition de loi est étayée, mais je ne peux être favorable à sa conclusion, qui est d'assimiler ces travailleurs des plateformes numériques à des salariés. M. Frouin émettra des propositions dans plusieurs mois. Il s'appuiera sur nos débats et il vous consultera.

Nous voulons mieux protéger les travailleurs des plateformes numériques mais pas remettre en cause la souplesse du travail indépendant.

Cette problématique dépasse le cadre national et il faut la porter au niveau européen : sous l'impulsion de la France, la Commission européenne a inscrit une initiative sur les travailleurs des plateformes numériques dans son programme de travail « Repair and prepare for the next generation ». Elle mènera des consultations avec les partenaires sociaux durant le deuxième semestre.

L'adoption d'un nouveau cadre européen garantissant des conditions de travail décentes aux travailleurs des plateformes numériques est également en préparation.

Le Gouvernement vous invite donc à rejeter cette proposition de loi.

M. Jérôme Bignon .  - En renforçant les droits des travailleurs des plateformes numériques, ce texte vise à combler un vide juridique réel. De nouvelles formes de travail se sont développées ces dernières années, liées aux nouvelles technologies. Les plateformes numériques mettant en relation usagers et prestataires en temps réel, servent d'intermédiaires avec les clients, ouvrent le champ de l'économie collaborative à l'échelle mondiale.

Ces quelques 200 000 travailleurs qui ne représentent qu'1 % des actifs, oeuvrent dans un nombre croissant de secteurs, du transport à la banque. Les jeunes sont particulièrement concernés. Les problèmes se posent dès lors que ces travailleurs sont économiquement dépendants, lorsqu'au-delà de leur rôle d'interface, les plateformes numériques organisent le travail et perçoivent des revenus importants.

Pour autant, les travailleurs ne sont pas sans statut, bénéficiant du régime de protection sociale propre aux indépendants. Je partage la position de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) qui préfère la création d'un statut ad hoc. La protection sociale est loin d'être aussi complète pour les indépendants que pour les salariés - ancien avocat, je peux en témoigner. Je ne crois pas pertinent d'ajouter un nouveau niveau de complexité administrative.

En revanche, les garanties doivent être étendues en matière de couverture complémentaire de santé. Il faut aussi organiser un dialogue entre plateformes et travailleurs indépendants autour des algorithmes, en particulier lorsqu'ils ont des conséquences sur le niveau des rémunérations.

La convergence des droits entre salariés professionnels et travailleurs des plateformes numériques reste une question ouverte.

Le développement des plateformes numériques sera exponentiel selon un article du New York Times, selon lequel, dans l'avenir, nous ne dirons plus où nous travaillons, mais sur quoi nous travaillons.

Prenons le temps de mener une réflexion collective sur les frontières entre professionnels et non professionnels, entre salariés et travailleurs indépendants.

Mme Catherine Fournier .  - Les centres urbains voient émerger de nouvelles catégories de travailleurs pour les services en ville, transport et livraison en particulier, à des prix très compétitifs.

Dans quelles conditions sont rémunérés et dirigés ces travailleurs indépendants, économiquement dépendants ? Nous avons produit un rapport sur le sujet avec Frédérique Puissat et Michel Forissier.

La frontière entre salariat et travail indépendant connaît une acuité nouvelle. Qualifier de salariés des travailleurs qui ne sont pas soumis au pouvoir de direction de la plateforme pose des problèmes juridiques. Nous touchons là au modèle d'une société décloisonnée réclamée par les jeunes. Pour y faire face, nous devons universaliser un modèle de droits sociaux.

On peut distinguer les plateformes de services organisés comme Uber ou Deliveroo ; les plateformes de placement qui mettent à disposition des travailleurs des entreprises pour des missions ponctuelles, en fixant le prix sans organiser les modalités ; des plateformes de mise en relation qui ne fixent pas les prix, comme Malt ; et pour finir, les plateformes de microtravail comme Amazon Mechanical Turk.

Ce nouveau modèle d'entreprise contrôle ses échanges grâce à l'algorithme, bras armé qui génère une croissance d'activité avec un minimum de moyens humains. Nous ne pouvons agir sur ces entreprises, mais nous pouvons renforcer les droits sociaux des travailleurs des plateformes numériques.

Ce nouveau type de travail touche moins de 1 % de la population active et les coursiers constituent une part infime de ces 1 %. Pour l'instant, le législateur a laissé l'initiative au juge. Il lui appartient désormais de créer un cadre juridique plus protecteur.

La proposition de loi du CRCE est trop restrictive, dans son titre même. Certes, l'hypothèse sur les plateformes de services évite de prendre en compte la diversité des plateformes numériques.

Cette proposition de loi représente une alerte et ouvre un débat essentiel. Dans notre rapport, nous avons élargi la problématique à la protection des travailleurs indépendants sans pour autant requalifier la relation. Parmi nos préconisations, l'interdiction de discrimination à l'embauche, une caisse de congés, un contrat collectif complémentaire santé, une assurance contre le risque d'accident du travail, une formation obligatoire pour les moins qualifiés ou encore un régime d'autorisation préalable d'exercer dans certains cas. Nous souhaitons encadrer les conditions de rupture et renforcer le dialogue social.

Je salue l'initiative du groupe CRCE. Nous avons des éléments de convergence mais aussi des divergences avec ce texte, tout comme avec la proposition de loi socialiste. Le groupe UC ne le votera pas.

Madame la ministre, vous avez annoncé le 5 mars dernier une mission sur ce sujet. Je souhaite que nos travaux nourrissent la réflexion.

M. Michel Forissier .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) La commission des affaires sociales n'a pas adopté cette proposition de loi mais a souhaité poursuivre en séance ce débat qui est à la fois social et économique.

La protection de ces travailleurs doit accompagner les mutations socioéconomiques pour éviter le piège de la précarité.

La diversité des situations des travailleurs indépendants des plateformes numériques implique que le législateur ne se contente pas d'une simple requalification en contrat de travail.

Les statistiques manquent, mais on parle de 100 000 à 200 000 travailleurs concernés ; pour certains, comme les étudiants à vélo, c'est un revenu d'appoint ; d'autres sont des travailleurs permanents, par exemple les VTC ; d'autres encore, des free-lance qui tarifent des prestations qualifiées très profitables. D'après l'Insee, 4 % des travailleurs indépendants sont économiquement dépendants d'un intermédiaire qui n'est pas forcément une plateforme. Les plateformes elles-mêmes sont hétérogènes, des petites plateformes spécialisées aux multinationales.

Un statut à mi-chemin entre celui de régime indépendant et le salariat n'est pas souhaitable et ne répondrait pas aux aspirations de tous ces travailleurs. Les travailleurs indépendants ont en commun le déficit de protection sociale. Ceux des plateformes numériques bénéficient de la même couverture sociale que les ressortissants du régime général mais ne relèvent pas du droit du travail et ne bénéficient pas du salaire minimum, des congés payés ou de l'encadrement de la rupture du contrat de travail. Ils cotisent moins pour la retraite et sont souvent désarmés face aux accidents et à la rupture de la relation de travail. La crise sanitaire rend plus que jamais visible le besoin de protection.

Nous ne voterons pas ce texte, tout en remerciant nos collègues d'avoir posé le problème, même si les solutions proposées ne sont pas adaptées. Je vous renvoie à notre rapport d'information qui formule des solutions sans modifier la nature du contrat de travail ni rogner notre modèle social.

Attention enfin au risque constitutionnel qu'il y a à déléguer à la négociation des pouvoirs qui relèvent du législateur, même si nous restons très attachés au dialogue social.

Mme Monique Lubin .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR) La question du statut des travailleurs des plateformes numériques est symptomatique d'une capitulation à tous les niveaux. Le modèle social et économique qui se déploie est très « ancien monde » : il obéit à des logiques d'asservissement par la misère et l'exploitation. Le sort fait aux travailleurs des plateformes numériques manifeste un glissement qui menace de virer en dégringolade. Nous renouons avec le tâcheronnage et les systèmes destructeurs anciens, que les luttes sociales avaient permis de dépasser, refleurissent.

Avec Nathalie Grelet-Certenay et Olivier Jacquin, nous avions déposé une proposition de loi rappelant les vertus indépassées du salariat, réhabilitant le contrat de travail et soutenant le recours aux coopératives d'activité et d'emploi dans le cadre de l'économie sociale et solidaire.

Le recours à l'existant est une solution alternative valide. Le présent texte propose un statut de travailleur en pointillé, une sorte de page blanche où les travailleurs et plateformes demeurent dans une confrontation déséquilibrée. Le renvoi au dialogue social ne suffit pas en tant que tel ; il lui faut un cadre protecteur, d'autant que les travailleurs des plateformes connaissent un très fort turnover.

Ce texte affaiblit la puissance encadrante de la loi. Il ne va pas suffisamment à la reconquête des droits perdus par les travailleurs. Rappelons que la Cour de Cassation a requalifié en contrat de travail la relation entre Uber et un chauffeur en mars dernier, arrêt historique !

Alors que des pays ont le courage de réintégrer ces travailleurs au salariat traditionnel, cette proposition de loi reste au milieu du gué. Le droit du travail n'a pas à se soumettre aux logiques économiques, il doit au contraire les façonner. Ces plateformes ne sont pas viables économiquement ; elles ont bâti leur modèle sur leur capacité à contourner le droit du travail.

Nous devons repenser la place de la valeur travail dans notre société. Le travail doit permettre l'émancipation de tous - nous en sommes loin ! Nous devons proposer une réelle évolution pour les travailleurs des plateformes numériques. Ils ne peuvent plus attendre. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR)

Mme Guylène Pantel .  - Je remercie le groupe CRCE pour ce texte qui interroge les conséquences des nouveaux modèles économiques.

Ubérisation est devenu synonyme de précarisation. Les technologies avancent plus vite que la loi, qui peine à trouver la bonne formule.

Les plateformes sont partout. Celles qui font débat sont celles qui mettent en relation des travailleurs et leurs clients, organisent la rencontre de l'offre et de la demande, dans les secteurs du transport, de la livraison de repas ou des services à la personne notamment.

Elles restent soumises au droit comme le montrent les récentes décisions de la Cour de Cassation. Celle du 4 mars 2020 a même qualifié de « fictif » le statut d'indépendant du plaignant, avec pour conséquence le lancement d'une mission d'information par le Gouvernement sur le sujet.

De par leur statut d'auto-entrepreneur, les travailleurs des plateformes numériques ne bénéficient pas de protection digne en cas d'accident du travail. Les assurances proposées par les plateformes sont insuffisantes, voire inopérantes, n'assurant par exemple pas le torse ou les viscères des livreurs à vélo !

Nous devons parfaire la protection de ces travailleurs. Il faut sans doute combler le vide juridique entre le statut de salarié et celui d'indépendant. En créant un statut pour ces travailleurs, ce texte poursuit un objectif louable. Cependant, ils constituent un public disparate ; certains privilégient la flexibilité qu'offre la qualité d'indépendant quand d'autres, plus précaires, souhaiteraient davantage de protections. Un statut unique ne fait pas consensus.

Un filet de sécurité commun aux plus précaires et aux indépendants est nécessaire. Je salue le rapport de Catherine Fournier, Michel Forissier et Frédérique Puissat sur le droit applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants. Sans aller jusqu'à la création d'un statut, il émet des recommandations pour améliorer la protection de ces travailleurs et leurs relations avec les plateformes.

Il faut agir vite car le futur s'écrit déjà. Que deviendront ces chauffeurs, ces livreurs, quand la voiture autonome sera une réalité ? Quelles garanties de formation, de reclassement ? Comment les accompagner pour les sortir de ces trappes à précarité ?

Cette proposition de loi pose les bonnes questions mais n'apporte pas les bonnes réponses. Les sénateurs du groupe RDSE s'abstiendront. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE)

M. Martin Lévrier .  - La crise sanitaire n'a fait que renforcer la nécessité de se pencher à nouveau sur ces travailleurs indépendants, économiquement dépendants.

Les quatorze propositions de Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat, qui ont rendu leur rapport le 20 mai dernier, prennent en compte la diversité des situations. Globalement, ils préconisent d'étendre aux travailleurs des plateformes numériques le bénéfice des garanties du code du travail, comme la LOM a commencé à le faire.

Ces travailleurs, qui sont entre 100 000 et 200 000, représentent 0,8 % de la population active : se distinguent les travailleurs occasionnels qui complètent ainsi leurs revenus, ceux dont les plateformes représentent l'activité exclusive - selon l'Insee, 4 % des indépendants sont en réalité économiquement dépendants - et les free-lance, hautement qualifiés, qui recherchent avant tout la flexibilité.

La responsabilité sociale des plateformes a été établie par la loi, ainsi que des droits sociaux et collectifs, comme la faculté de constituer une organisation syndicale. Ce n'est qu'un début. La régulation des relations est renforcée, mais nous devons concilier l'indépendance des travailleurs, le modèle économique des plateformes et la protection des droits sociaux.

Ce texte propose un statut intermédiaire, à mi-chemin entre le salariat et le régime indépendant, qui n'est pas souhaitable. Pour autant, elle pose de bonnes questions sur les algorithmes, qui devraient être rendus le moins opaques possibles.

C'est pourquoi le Premier ministre a confié à Jean-Yves Frouin une mission devant préparer l'ordonnance prévue à l'article 48 de la LOM sur ce sujet. Son périmètre sera élargi aux algorithmes notamment dans l'objectif inchangé de renforcer les droits de ces 200 000 travailleurs.

Il est indispensable d'attendre les résultats de cette mission. Le groupe LaREM votera contre ce texte.

M. Fabien Gay .  - Merci à Pascal Savoldelli pour sa pugnacité dans ce combat aux côtés des travailleuses et travailleurs des plateformes numériques, à la rapporteure Cathy Apourceau-Poly et à nos collègues Fournier, Forissier et Puissat, pour la qualité de leur travail.

Ce modèle s'étend à tous les secteurs, souvent au détriment des plus précaires mais aussi des entreprises vertueuses.

Avec Pascal Savoldelli, nous avons été bousculés par nos rencontres avec certains jeunes séduits au départ par la liberté vantée par les plateformes car dégoûtés par l'expérience du salariat et d'un management avilissant.

Mais où est la liberté, quand on travaille sept jours sur sept, dix heures par jour, pour moins que le Smic horaire ? Les grandes plateformes ne proposent d'autre horizon que celle d'exploiter. Le maître de forges a été remplacé par l'IPhone pour ces nouveaux forçats du travail. Assurément, si Victor Hugo devait réécrire Les Misérables, Cosette livrerait des repas à vélo, les Thénardier seraient l'une de ces grandes plateformes multinationales ; qui tiendrait le rôle de Javert, madame la ministre ? (Sourires)

D'après une étude du Collectif des livreurs autonomes de Paris, 70 % des livreuses et livreurs sont favorables à nos propositions : le droit social, ni plus ni moins, avec des adaptations pour mobiliser les droits dans un contexte qui a évolué tout en assurant une réelle autonomie.

Cette proposition de loi ne crée pas de troisième statut, elle répond à une situation où des plateformes de travail exercent un pouvoir de contrôle et de sanction sur les travailleurs, tout en refusant que leur responsabilité, notamment sanitaire, soit engagée. Aux travailleurs de payer masques et gel ! Or les plateformes organisent et encadrent l'activité : les prescriptions des contremaîtres ont simplement été remplacées par les algorithmes, traduction informatique des directives patronales.

Les véritables indépendants qui recourent à de véritables plateformes de mise en relation ne nous posent aucun problème, au contraire. Qu'un ébéniste ou un sculpteur élargisse sa clientèle grâce à une plateforme, très bien ! En revanche, nous voulons lutter contre les faux indépendants, dont l'activité est totalement encadrée et maîtrisée par une plateforme.

Ce texte a vocation à permettre l'application effective du droit social et sa mobilisation par les travailleurs, mais aussi à lutter contre la dégradation du salariat en garantissant une réelle écoute, une véritable émancipation collective. Nous voulons une application effective du droit du travail, et lutter contre la dégradation du salariat. Nous ne voulons pas que les plateformes fassent de la concurrence déloyale aux entreprises vertueuses. Ne laissons pas ces plateformes galvauder, paupériser l'entrepreneuriat.

Des entrepreneurs ont témoigné d'une hausse de leur activité mais aussi d'une dépendance aux plateformes ; certains ont préféré passer par des organismes respectueux.

La livraison est un service mais surtout un vrai travail, elle se fait à la sueur du travailleur. Comme l'a dit un restaurateur, il faut payer le prix de la flemme.

En attendant l'avènement d'une société égalitaire où chaque individu pourra s'épanouir dans son travail, nous proposons de poser une première pierre à l'édifice en accordant un statut et des droits à celles et ceux qui n'ont rien.

Je vous demande de voter cette proposition de loi d'intérêt général. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE)

Mme Frédérique Puissat .  - Cette proposition de loi fait suite à divers travaux sur les plateformes, comme un chapitre de la loi de 2016, la LOM de 2019, la proposition de loi de Mme Lubin et le travail que nous avons conduit avec mes collègues Forissier et Fournier.

Nous attendons avec impatience les conclusions de Jean-Yves Frouin - et nous nous tenons à sa disposition.

Cette proposition de loi est une initiative intéressante ; elle nous rassemble dans l'intérêt sinon dans le vote, et même si elle ne concerne que quelques centaines de milliers de travailleurs, nous devons en tenir compte.

L'article premier introduit un nouveau livre dans le code du travail consacré aux travailleurs des plateformes et leur propose un changement de statut. Or la Fédération nationale des autoentrepreneurs (FNAE) a indiqué que seuls 20 % des travailleurs indépendants voulaient ce changement. En outre, cet article renvoie à la négociation collective pour les contrats d'horaires et de rémunération, ce qui serait contraire à l'article 34 de la Constitution.

L'article 2 établit un droit à l'assurance chômage - sans apporter aucune clarté. (Mme Éliane Assassi s'exclame.)

Le débat sur les algorithmes à l'article 3 est important : une mathématicienne américaine de renom parle d'eux comme d'une bombe à retardement. Sur ce sujet, la proposition de loi est bienvenue, mais elle serait difficile à mettre en oeuvre. Divulguer un algorithme pourrait aussi relever du secret des affaires ; sommes-nous seulement sûrs qu'il y ait assez d'experts pour les expliquer ?

C'est une proposition de loi d'appel, comme l'a dit notre rapporteure. Nous voulons sortir du principe de requalification et de la question du statut, au profit d'une universalisation des droits sociaux. Nous ne pouvons y répondre, mais il faut continuer à lutter contre la précarité sans limiter la reprise de l'activité économique. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)

M. Olivier Jacquin .  - Merci à nos collègues pour ce débat d'importance.

En janvier, dans une proposition de loi d'appel, nous proposions d'instaurer le statut de la Coopérative d'activité et d'emploi (CAE), inventé en 2014 pour contrer les excès de l'auto-entreprenariat et pour offrir de l'autonomie aux salariés. La Fondation Jean-Jaurès a travaillé sur ce point. Pour la CAE, on reste dans le code du travail existant. Nos collègues de la majorité sénatoriale ont été convaincus, puisque le recours aux CAE fait partie des recommandations de leur récent rapport sur le sujet.

Il faudrait appliquer le devoir de vigilance introduit par la loi de 2017 de M. Dominique Potier. Nous avons restreint ce droit aux plateformes numériques, même si on pourrait l'élargir à tout secteur de l'économie où les donneurs d'ordre peuvent se déresponsabiliser en ayant recours au sous statut d'autoentrepreneur.

Lundi, le quotidien Libération a rapporté une situation incroyable : un migrant travaillait depuis deux mois sans être payé, croyant travailler pour Frichti, alors qu'il travaillait pour un sous-traitant que Frichti affirme ne pas connaître !

Il faut lutter contre le cyber-précariat et la dictature de l'algorithme. Merci aux collègues du CRCE de participer à la lutte contre le cancer qu'est l'ubérisation du travail.

Le confinement a mis en évidence la détresse des travailleurs surexploités. Les indépendants ont droit à une protection comme les salariés. L'arrêt du 4 mars de la Cour de cassation a d'ailleurs jugé que le statut d'indépendant était fictif.

Par deux fois le Conseil constitutionnel a censuré les tentatives gouvernementales de créer un tiers statut, qui protège plus les plateformes que les travailleurs. Et vous souhaitez poursuivre dans cette voie, madame la ministre. Luttons contre la politique du fait accompli et ce cheval de Troie dans le droit social.

Nous ne voulons pas de charte. Non au bricolage gouvernemental. Non à l'ubérisation du travail !

Le fondateur de la CAE québécoise Eva disait : « l'économie collaborative qui existe doit être socialisée et solidarisée ». (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR)

M. Cyril Pellevat .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Le numérique a des effets importants sur le monde du travail, d'où des problèmes de protection des droits des travailleurs au sein de ces nouveaux modèles.

Derrière le terme d'ubérisation se cache une forme nouvelle de travail qui ne représente que 1 % des emplois. Ces travailleurs évoluent dans un cadre légal inapproprié : le code du travail ne reconnait en effet que les salariés et les travailleurs indépendants.

Les travailleurs des plateformes numériques sont exposés à la précarité, mais ne sont pas en mesure de renégocier leurs conditions de travail. Cette prétendue exploitation digne du siècle dernier est-elle néanmoins vraie partout et toujours ?

La révolution numérique ne doit pas être étouffée. Si les grandes plateformes internationales ont les ressources pour absorber de nouvelles règles, ce n'est pas le cas des jeunes entreprises innovantes françaises, souvent plus vertueuses.

En outre, les plateformes numériques sont une porte d'entrée sur le marché du travail pour les travailleurs peu qualifiés. Des restrictions auraient des conséquences négatives sur les emplois créés. Je ne suis donc pas favorable à cette proposition de loi.

Il est nécessaire de protéger les travailleurs des plateformes numériques contre des ruptures de contrat abusives et leur apporter plus de protection sociale, par exemple en créant une assurance contre la cessation d'activité comme celles auxquelles souscrivent les autres indépendants. La règlementation doit être plus souple et s'adapter à la réalité et à la diversité des plateformes.

La création d'instances de dialogue social serait une meilleure solution. Je voterai contre cette proposition de loi, bien que, comme mes collègues, je souhaite améliorer les conditions des personnes qui travaillent dans les plateformes du numérique.

La discussion générale est close.

Discussion des articles

ARTICLE PREMIER

M. Olivier Jacquin .  - Madame la ministre, je vous ai écrit il y a quelque temps sur la question des livreurs - qui n'ont pas de licence de transport et sont limités aux deux-roues non motorisés. Quels sont les contrôles pour ceux qui sont motorisés ? Je n'ai pas eu de réponse.

Selon Laetitia Dablanc, près de 37 % de livreurs sont en deux-roues motorisés sans autorisation. Que faites-vous en matière de contrôle ? Certes, des étudiants occupent de tels postes pour avoir un petit complément de revenu, mais il s'agit surtout de travailleurs précaires et maintenant irréguliers. Selon cette chercheuse, 37 % des livreurs partagent des comptes : il s'agit de sous-traitants de sous-traitants...

Vous croyez enfin que ces travailleurs ne veulent pas être salariés ? Interrogez ceux qui ont été victimes de la crise du Covid !

M. Pascal Savoldelli .  - Il ne s'agirait que de 200 000 personnes, soit 0,8 % de la population active ? Qui oserait ramener les 216 000 médecins de notre pays à un pourcentage - 1 % en l'occurrence ? Personne ! Notre société est déjà assez violente.

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure.  - Il a raison !

M. Pascal Savoldelli.  - Plutôt que de nous jeter les chiffres à la figure, allez voir les travailleurs des plateformes ! Ne croyez pas les sondages réalisés par les plateformes.

Les travailleurs des plateformes numériques ne pouvaient pas accéder aux aides aux autoentrepreneurs pendant la crise du Covid-19 faute de pouvoir justifier de leur baisse d'activité. Éjectables en un clic en temps normal, ils sont privés d'aides en temps de crise. Et pourtant, ils ont des loyers à payer.

Faites attention à ce qui se profile avec ces plateformes numériques.

Mme Catherine Fournier .  - Quand on parle de 200 000 travailleurs en disant que c'est peu de personnes, cela ne signifie nullement que nous les dénigrons ou que nous ne nous occupons pas d'eux. Nous ne disons pas qu'il ne faut pas régler le problème. Au contraire ! Dans notre rapport avec Frédérique Puissat et Michel Forissier, nous nous sommes attachés aux conditions de travail des travailleurs des plateformes numériques.

M. le président.  - Amendement n°1, présenté par M. Savoldelli et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

Alinéa 24, première phrase

Compléter cette phrase par les mots :

et ne peut être inférieure au taux horaire du salaire minimum interprofessionnel de croissance

M. Fabien Gay.  - Nous clarifions notre terme de « salaire décent » en précisant que la rémunération des travailleurs des plateformes ne peut être inférieure à celle du Smic.

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure.  - Avis défavorable de la commission des affaires sociales. À titre personnel évidemment, je considère que cet amendement apporte une précision fondamentale. L'article premier renvoie à la négociation collective sans référence à un socle législatif, d'où cette nécessaire précision.

À titre personnel, je vous invite donc à voter cet amendement.

Mme Muriel Pénicaud, ministre.  - Cet amendement étant de cohérence, la réponse est également de cohérence : avis défavorable. La mission Frouin travaille sur la représentation des travailleurs des plateformes numériques. Ils pourront notamment discuter du tarif des courses. La référence au Smic n'est pertinente que pour les salariés.

Enfin, les critères du Fonds de soutien aux indépendants ont été modifiés pour qu'ils s'adaptent aux micro-entrepreneurs.

M. Pascal Savoldelli.  - Quand vous désignez quelqu'un pour piloter une mission, la moindre des choses est qu'il consulte les parlementaires qui travaillent sur le sujet depuis des mois, des années. Madame la ministre, dites à M. Frouin de nous solliciter. En outre, a-t-il auditionné les collectifs des travailleurs des plateformes numériques et les organisations syndicales ? Je ne le crois pas.

Un travailleur de plateforme numérique qui a travaillé trois mois et 35 heures doit pouvoir voter et bénéficier d'une représentation syndicale.

Mme Muriel Pénicaud, ministre.  - Je vous ai moi-même proposé d'être associés à la mission Frouin. Vos travaux ont bien cerné et documenté les enjeux, même si nous ne sommes pas tous d'accord sur les réponses à apporter. Les auditions de la mission ont été retardées à cause du confinement. Elle se conclura donc en octobre et non en juin.

L'amendement n°1 est adopté.

Mme Éliane Assassi.  - Bravo !

M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales.  - L'ensemble des débats a été particulièrement intéressant. Je trouve que votre recherche épidémiologique, votre analyse des symptômes et votre diagnostic sont bons. En revanche, j'en suis moins sûr pour le traitement. (Sourires)

Mme Éliane Assassi.  - Comme pour le Covid ! (On s'amuse.)

M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales.  - Je demande à chacun d'avoir un vote cohérent.

L'article premier, modifié, n'est pas adopté.

L'article 2 n'est pas adopté.

ARTICLE 3

M. Pascal Savoldelli .  - Mme Puissat a évoqué la confidentialité des algorithmes dans l'entreprise. Il va falloir statuer très vite car il s'agit d'un processus aliénant et opaque.

Le secret s'impose bien sûr quand il s'agit de labéliser ou de breveter pour protéger l'innovation mais les algorithmes relèvent d'une autre logique. Les algorithmes dont nous parlons ici fonctionnent comme une suite d'opérations et d'instructions simples pour organiser le travail et fixer la rémunération, avec des éléments de flexibilité.

Tout le monde sait que quand il y a match de football ou bien s'il pleut, la demande est plus élevée et donc le prix aussi. Toute civilisation a été construite sur des algorithmes. Les travailleurs doivent pouvoir y avoir accès pour négocier.

Mon grand-père d'origine italienne travaillait à la tâche. Il avait une relation en face à face avec son commissionnaire. Il pouvait discuter de la valeur de son travail. Ce n'est pas le cas des travailleurs des plateformes numériques.

L'article 3 n'est pas adopté.

ARTICLE ADDITIONNEL

M. le président.  - Amendement n°2 rectifié, présenté par M. Jacquin.

Après l'article 3

Insérer un article additionnel ainsi rédigé :

I.  -  Après le chapitre III du sous-titre II du titre III du livre III du code civil, il est inséré un chapitre ainsi rédigé :

« Chapitre ...

« Devoir de vigilance

« Art. 1253. -  Toute plateforme de mise en relation par voie électronique, au sens de l'article 242 bis du code général des impôts, ayant recours à des travailleurs indépendants pour l'exécution d'une opération, quelle qu'en soit la nature, est tenue d'une obligation de vigilance consistant à identifier les risques, à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement, consécutifs à l'exécution de cette opération, et à garantir une rémunération décente et juste au regard du temps pendant lequel le travailleur est à la disposition de la plateforme.

« Le donneur d'ordre ou le maître d'ouvrage qui, à titre de professionnel, contracte avec une plateforme ayant recours à des travailleurs indépendants dans les conditions posées à l'alinéa précédent, veille à ce que la plateforme respecte les obligations mentionnées à l'alinéa précédent. S'il est informé par écrit, par le travailleur, par un agent de contrôle mentionné à l'article L. 8271-1-2 du code du travail ou par une organisation syndicale, du fait que la plateforme ne respecte pas les obligations visées à l'alinéa premier, le donneur d'ordre ou le maître d'ouvrage lui enjoint aussitôt, par écrit, de faire cesser sans délai cette situation. À défaut de régularisation de la situation signalée ou de rupture sans délai du contrat conclu avec la plateforme, le maître d'ouvrage ou le donneur d'ordre est solidairement responsable du dommage mentionné à l'article 1254 du présent code.

« La plateforme publie chaque année sur son site internet un rapport précisant les modalités selon lesquelles est assuré, directement et le cas échéant par l'intermédiaire des algorithmes mis en oeuvre, le respect des obligations mentionnées au premier alinéa, selon les modalités précisées par décret en Conseil d'État.

« Les mesures mises en oeuvre au titre des alinéas précédents sont proportionnées aux moyens dont dispose l'entreprise mentionnée au premier alinéa, ou, le cas échéant, l'unité économique et sociale ou le groupe auquel elle appartient.

« Art. 1254. -  Le manquement aux obligations définies à l'article 1253 oblige la plateforme à réparer le dommage que l'exécution de ces obligations aurait permis d'éviter.

« La juridiction peut ordonner la publication, la diffusion ou l'affichage de sa décision ou d'un extrait de celle-ci, selon les modalités qu'elle précise. Les frais sont supportés par la personne condamnée.

« La juridiction peut ordonner l'exécution de sa décision sous astreinte. 

« L'action est introduite devant la juridiction compétente par toute personne justifiant d'un intérêt à agir à cette fin. »

II.  -  Le troisième alinéa du I de l'article L. 225-102-4 du code de commerce est complété par une phrase ainsi rédigée : « Sans préjudice des articles 1253 et 1254 du code civil, le plan détaille les mesures relatives aux opérations effectuées par les travailleurs indépendants. »

M. Olivier Jacquin.  - Cet amendement responsabilise les plateformes numériques en renforçant le devoir de vigilance. Ce dispositif aurait vocation à être élargi à tous les secteurs de l'économie car les chaînes de sous-traitance ont parfois abouti à des désastres.

Les plateformes de travail ne sont pas de simples interfaces de mise en relation. Le devoir de vigilance n'est pas une incantation mais est juridiquement opposable. La condition est que le donneur d'ordre doit être informé par écrit si sa chaîne de sous-traitance n'est pas vertueuse.

Je salue le fait que le rapport Fournier-Forissier-Puissat ait rappelé ces situations inacceptables.

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteure.  - Cet amendement modifie le code civil pour imposer aux plateformes un devoir de vigilance afin de mieux protéger leurs travailleurs.

Mais, à mon sens, cet amendement maintient les travailleurs des plateformes numériques dans un statut d'indépendant, ce qu'à titre personnel je ne puis accepter. La commission des affaires sociales a émis un avis défavorable pour d'autres raisons. (On s'amuse.)

Mme Muriel Pénicaud, ministre.  - Avis défavorable. Je comprends l'esprit de cet amendement qui s'inspire de la loi du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.

Nous oeuvrons en faveur du devoir de vigilance à l'échelle européenne. En l'espèce, vous ne proposez aucun seuil, les contraintes que vous créez ne seraient pas vérifiables et ces dispositions seraient difficilement applicables.

Intégrons vos réflexions à celles de M. Frouin.

Les plateformes peuvent-elles être des tremplins ? Beaucoup de jeunes sont intéressés par ces plateformes parce qu'ils ont une aspiration professionnelle alors qu'il y a trop de discriminations à l'embauche pour leur permettre de se réaliser. Il s'agit donc souvent de la meilleure et première voie d'accès à l'emploi.

Nous voulons une émancipation par le travail. Les travailleurs des plateformes numériques doivent pouvoir évoluer. C'est pourquoi dans la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel et la LOM nous avons prévu que les plateformes numériques participent à la formation professionnelle.

Nous avons mené des opérations de lutte contre le travail illégal. Nous y sommes attentifs aussi dans ce secteur.

M. Pascal Savoldelli.  - Olivier Jacquin a posé la question des relations entre les sociétés mères et leurs filiales. Les avis sont divergents sur ce sujet et le texte que nous présentons en ressort dénaturé : une plateforme n'est pas une société mère, et un travailleur de plateforme numérique n'est pas un sous-traitant.

Mieux vaut retirer cet amendement. Nous resterons attentifs à la sécurité des travailleurs. Amazon et Renault viennent d'être condamnés pour manquement aux obligations de sécurité grâce au statut de protection des salariés que nous avons réussi à obtenir, pas grâce au devoir de vigilance.

M. Olivier Jacquin.  - Je ne maîtrise pas tous les arcanes juridiques de l'article 45 et je considère comme un miracle que mon amendement - que je retire - soit parvenu jusque-là ! (Sourires) Cela ressemble à de la loterie. Je poursuivrai cependant une réflexion sur la responsabilité des donneurs d'ordre.

Madame la ministre, le professeur de droit Stéphane Vernac, qui a travaillé sur le devoir de vigilance, m'avait prévenu que la réponse du Gouvernement serait : « c'est compliqué », comme vous dites. Pourtant, nous ne renoncerons pas à faire avancer cette idée.

La mission Frouin est un élément constructif. Je vous propose, madame la ministre, qu'elle auditionne le migrant qui travaillait pour Frichti - j'en ai parlé tout à l'heure. Je me souviens avoir accompagné un jeune qui croyait aux plateformes collaboratives il y a quelques années que vous m'aviez fait le plaisir de recevoir et d'entendre.

Carrefour vient d'annoncer un partenariat avec Uber Eats, la SNCF, avec un système de réservation de VTC, sans parler du Sénat avec LeCab. J'interrogerai d'ailleurs les questeurs à ce sujet.

M. le président. - Donc, vous retirez votre amendement... (Sourires)

L'amendement n°2 rectifié est retiré.

L'article 4 n'est pas adopté.

La proposition de loi n'est pas adoptée.