Une crise en quête de fin - Quand l'histoire bégaie
M. le président. - L'ordre du jour appelle le débat sur les conclusions du rapport d'information « Une crise en quête de fin - Quand l'histoire bégaie », à la demande de la délégation sénatoriale à la prospective.
M. Roger Karoutchi, président de la délégation sénatoriale à la prospective . - Je ne fais que passer à la tribune, c'est M. Collombat qui vous présentera son excellent rapport au nom de la délégation à la prospective sur la crise financière de 2007 et ses conséquences. Si ce rapport a fait tant de bruit médiatique mais aussi politique, c'est qu'il est iconoclaste... Je souhaite que la délégation à la prospective en fasse d'autres aussi explosifs ou, tout du moins, qui suscitent le débat - entre autres, sur le pacte intergénérationnel. Le Sénat n'est pas seulement l'assemblée des sages, elle est aussi la chambre de l'avenir et de la réflexion. À ce titre, elle doit interpeller, imaginer, innover.
Ce rapport, qui a des aspects révolutionnaires, a interpellé parce qu'il prépare les esprits à une réforme, à une réflexion sur les institutions financières. Merci à M. Collombat à qui je laisse la parole. (Applaudissements)
M. Pierre-Yves Collombat, au nom de la délégation sénatoriale à la prospective . - Huit minutes pour présenter un rapport de plus de 270 pages, c'est une plaisanterie...
M. Jean-Pierre Sueur. - Le commenter en deux minutes aussi !
M. Pierre-Yves Collombat. - Il s'agissait d'évaluer le risque de réédition d'une crise systémique de l'ampleur de celle de 2007-2008. Son coût a été évalué en 2009 à 55 800 milliards de dollars par l'Insee, soit 103 % du PIB mondial, et à 16 634 milliards de dollars par le FMI rien que pour les interventions publiques du G20.
Le moteur des crises, c'est l'abondance de liquidités, qui stimule bulles spéculatives et prolifération de créances douteuses. Lorsque ces bulles pètent, les circuits financiers coagulent. Et quand domine un oligopole de banques géantes à vocation mondiale, interconnectées à la vitesse de la lumière, c'est le fonctionnement du système tout entier et l'économie avec qui sont bloqués. Pourquoi tant de liquidités ? Parce que, dans des économies financiarisées comme la nôtre, le crédit et l'endettement deviennent le carburant du système.
Dix ans après, et après treize G20, rien n'a changé. L'endettement public et privé a même augmenté : 90 % du PIB en moyenne dans la zone euro pour l'endettement public, 170 % pour l'endettement privé. Entre 2010 et 2016, le bilan de la BCE est passé de 2 600 milliards d'euros à 4 560 milliards d'euros. Aux États-Unis, l'endettement public atteint 100 % du PIB ; l'endettement privé, 105 %. L'endettement public additionné à l'endettement privé en Chine : 250 % du PIB ! D'où la formation de bulles spéculatives sur les obligations, les actions des entreprises américaines et l'immobilier dans les grandes villes.
L'oligopole bancaire, 70 % du PIB mondial en 2012, est toujours « trop gros pour faire faillite ». La France y tient son rang : le bilan de BNP Paribas tangente le PIB national. En Europe, les graves difficultés de HSBC, du Crédit Suisse et, surtout, de la Deutsche Bank inquiètent. Quant aux banques européennes plus modestes, le total des créances douteuses plombant leurs bilans se situerait entre 1 000 et 1 200 milliards d'euros, dont 300 milliards d'euros pour l'Italie.
Quant à la régulation, elle reste ni faite ni à faire. Je vous rappelle la charge violente de Christian Noyer, alors gouverneur de la Banque de France, contre la séparation bancaire prônée par le commissaire européen Michel Barnier.
Dans un sublime effort, la France a imposé la filialisation de 1 à 2 % des activités bancaires. Le renforcement des fonds propres des banques s'est réduit au tour de passe-passe de Bâle III : on a préféré le ratio CET1 au ratio de levier, soit le ratio capitaux propres/actifs, qui était sans doute trop voyant. En 2016, le ratio de levier de BNP-Paribas était de 4,4 %, contre 11,5 % pour le ratio CET1. Certes, c'était mieux que le ratio de levier de 2,6 % de 2008 mais très loin des 10 % recommandés par Alan Greenspan - pas vraiment un ennemi de la finance.
Bref, tous les ingrédients de la crise, parfois sous une forme nouvelle, sont encore réunis. Certes, les hérauts du château claironnent périodiquement la sortie de crise. En 2007, tous les clignotants aussi étaient prétendument au vert ; ils l'étaient tellement qu'aucun expert n'a vu venir la crise. À ce jour, le monde de la finance retient son souffle en surveillant la remontée des taux. Ce qui adviendra, on le sait d'autant moins que, selon la formule d'Henri Sterdyniak, nous connaissons « une instabilité stable qui n'a aucune rationalité. Elle est insoutenable et, paradoxalement, le système tient bon. »
Le système financier peut-être, moins ceux qui pâtissent de ses dégâts et de l'attentisme politique général. Les élections se sont transformées en émeutes électorales : forte poussée de l'extrême-droite partout en Europe, séparatisme nord-italien et catalan, Brexit, élection de Donald Trump et explosion de l'absentéisme - en France, au second tour des législatives, l'abstention a atteint 62,3 %. Comment ne pas voir dans cette dissidence civique un désaveu du système tel qu'il fonctionne ? Or l'histoire l'a montré, aucune démocratie ne survit à la perte de sa légitimité - dans leur patois, les financiers appellent cela le « risque politique ». Mais qui a bien pu dire que gouverner, c'était prévoir ? (Applaudissements)
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances . - Les crises financières systémiques restent un sujet de vigilance. Votre travail a été très apprécié, Monsieur Collombat, même si nous ne partageons pas toujours vos conclusions.
La solidité du système bancaire est une question essentielle qui a toute notre attention. Depuis la crise, nous avons oeuvré, avec nos partenaires, pour renforcer la solvabilité des banques : les exigences de Bâle ont doublé les niveaux de fonds propres minimum requis depuis 2011. Les six plus grandes banques françaises ont désormais un ratio de solvabilité agrégé de 13,2 % fin 2016, contre 5,8 % en 2008. Ce mouvement d'accroissement de la résilience (M. Pierre-Yves Collombat s'esclaffe.), que l'on retrouve dans les systèmes bancaires européens et mondiaux, se double d'un renforcement de la qualité des fonds propres. Au niveau européen, la supervision bancaire a été renforcée avec l'union bancaire et les banques ont dû passer des tests de résistance. Enfin, l'Europe s'est dotée d'un outil très ambitieux de résolution des crises bancaires, dont la philosophie est de garantir que les pertes seront portées par les actionnaires, voire les créanciers.
M. Collombat interroge la capacité de la zone euro à résister aux crises. L'euro, projet économique et politique inédit, a doté l'Europe d'une monnaie stable et crédible, utilisée quotidiennement par près de 340 millions de personnes dans 19 États membres. C'est la deuxième devise la plus importante dans le monde. La crise de la zone euro a toutefois mis en évidence des lacunes, qui ont été pour partie comblées. La zone euro a été consolidée avec la création de mécanismes de gestion des crises des dettes souveraines et bancaires. Pour avancer, la France défend une plus forte intégration financière par l'achèvement de l'union Bancaire et la mise en place d'une véritable union des marchés de capitaux ; l'amélioration de nos instruments de gestion de crise, en renforçant le mécanisme européen de stabilité ; une plus forte intégration économique et, à plus long terme, la création d'une capacité budgétaire propre à la zone euro pour faire face aux chocs économiques.
Nous sommes aussi très sensibles à la question des inégalités, le ministère des finances a d'ailleurs organisé les « Rendez-Vous de Bercy » autour de ce sujet. Depuis trente ans, les inégalités ont fortement augmenté dans les pays anglo-saxons, beaucoup moins en France, qui reste au-dessus de la moyenne des pays de l'OCDE. La lutte contre les inégalités et la pauvreté n'en demeure pas moins un objectif politique fort. La loi de finances pour 2018 comporte des mesures fortes : suppression de la taxe d'habitation pour 80 % des ménages, réduction des cotisations sociales pour l'ensemble des salariés du privé et des indépendants, revalorisation de la prime d'activité ; revalorisation exceptionnelle du RSA, de l'AAH et du minimum vieillesse. Je vous invite, sur ces sujets, à vous référer au « livret du pouvoir d'achat » et au « rapport économique, social et financier ».
M. Yannick Vaugrenard. - Quel est le rapport ?
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Le niveau de vie des ménages situés dans les trois premiers déciles augmentera significativement plus que la moyenne à horizon 2022. À l'inverse, le niveau de vie des deux derniers déciles augmentera moins que la moyenne.
Mme Sophie Taillé-Polian. - C'est l'inverse, selon l'OCDE !
M. Olivier Cadic . - Dix ans après, la crise n'en finirait pas de finir, selon M. Collombat. Une drôle d'impression se dégage de ce rapport.
La crise de 2008 était financière avant d'être économique, elle résulte de l'éclatement d'une bulle spéculatrice. Cela se reproduira, nous nous habituerons. (On s'indigne sur les bancs du groupe SOCR.)
M. Yannick Vaugrenard. - Extraordinaire !
M. Olivier Cadic. - Paradoxalement, selon M. Collombat, nous ne devrions pas craindre un nouveau krach financier mais plutôt un embrasement social et politique qui serait le contrecoup de la crise de 2008. Ce « saut quantique » ne peut se comprendre qu'en exhumant le soubassement idéologique du raisonnement : la finance est la superstructure, les rapports de force économiques sont l'infrastructure. Voilà bien une analyse marxiste ! (On se gausse sur le banc de la délégation, les bancs du groupe CRCE et les bancs du groupe SOCR.) La finance en soi n'est ni un bien ni un mal mais un outil pour financer l'économie. Depuis dix ans, les Français se sont détournés de la bourse ce qui réduit les possibilités de financement des entreprises. Que compte faire le Gouvernement pour développer l'actionnariat populaire ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UC)
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Le Gouvernement est attaché à ce que les entreprises françaises soient bien financées. Leur taux d'obtention de crédits est bon ; en revanche, il y a des améliorations à faire pour renforcer les fonds propres des entreprises, en particulier des TPE et des PME. C'est l'objet du plan pour la croissance et la transformation des entreprises, le Pacte, préparé par Bercy pour améliorer le financement des entreprises, en particulier, en capital. Nous proposons une meilleure orientation de l'assurance-vie vers les placements longs, un développement de l'épargne-retraite, des mesures pour faciliter l'actionnariat salarié et la reprise d'entreprise par les salariés.
M. Jean-Pierre Sueur . - Ce débat est ubuesque : huit minutes de temps de parole pour le rapporteur et le ministre, deux minutes par orateur pour évoquer la crise mondiale et les remèdes qu'il faut y apporter ! Quel sens cela a-t-il ? Monsieur le Président, j'espère que vous userez de votre influence pour transmettre ce message.
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le rapport de M. Collombat qui n'est nullement un crypto-marxiste primaire, son travail de réflexion est approfondi. Des propositions sont avancées : séparation des banques de dépôt et d'affaires, limitation stricte du ratio d'endettement des banques et de l'ensemble des acteurs financiers, assèchement des créances douteuses. Le Gouvernement compte-t-il les suivre ? (Rires et applaudissements)
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Certains pays ont retenu la séparation des banques de dépôt et d'affaires. Ce n'est pas le choix fait par la France...
M. François Bonhomme. - Ce n'est pas ce que dit François Hollande !
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - La France a choisi la séparation des activités. Un plan d'action européen a été lancé pour traquer les créances douteuses, qui concernent moins la France que ses voisins. Les régimes dits de Bâle ont été renforcés à quatre reprises : le cadre est à présent solide.
M. Alain Fouché . - Les travaux de notre brillant collègue Collombat, qu'on les partage ou non, visent juste : obliger les responsables à anticiper l'avenir. Personne n'avait vu venir la crise. Dix ans plus tard, la probabilité qu'elle se reproduise n'a pas diminué, bien au contraire. En revanche, faut-il s'affranchir de la zone euro ? Ce serait fuir plutôt que réformer. Agir suppose plus d'Europe, et non moins d'Europe. Quelles mesures le Gouvernement entend-il porter au niveau européen et, pourquoi pas, au niveau mondial, pour anticiper une nouvelle crise ?
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - La France a joué un rôle majeur dans la régulation du système financier aux niveaux européen et international, au sein de l'Union européenne et du G20 : renforcement des exigences en fonds propres des banques et des assurances, durcissement des règles sur les produits dérivés et sur la titrisation, encadrement du shadow banking. Nous restons vigilants afin que ces règles ne soient pas détricotées. Nous continuons, en outre, à promouvoir l'Union bancaire dans la zone euro.
M. Alain Fouché. - Certes, mais les directives européennes sont surtransposées par les technocrates de l'administration française, aux dépens de notre économie.
M. Charles Revet. - Comme toujours !
M. Stéphane Ravier . - Je remercie M. Collombat de son excellent rapport. Il regarde en face la réalité et écrit ce que ma famille politique dit depuis des années... En ayant raison trop tôt, nous nous sommes attiré des qualificatifs aussi rocambolesques qu'infâmants des mondialistes qui tirent les ficelles. Populistes ? Je revendique ce terme, s'il faut l'opposer à ceux qui nient la démocratie. Nous avons remporté 13 % des voix aux élections législatives pour n'obtenir que 1,21 % de sièges à l'Assemblée. Les extrémistes ne sont pas ceux que l'on croit. Les succès du Brexit, de Trump, des partis de droite nationale en Europe le montrent, il y a un rejet de votre modèle financier.
L'action du président Macron révèle que la classe dirigeante, européiste et mondialiste, reste arc-boutée sur un jusqu'au-boutisme sourd aux aspirations des peuples à choisir leur destin. Nos compatriotes veulent plus de France. Charbonnier doit demeurer maître chez soi et rien n'est plus dangereux, disait Philippe Séguin, qu'une nation trop longtemps frustrée.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Je ne répondrai pas à une question que vous n'avez pas posée... Vous considérez que l'élection de Donald Trump et le Brexit témoignent d'un rejet du monde financier. Pour le Gouvernement, la finance est un outil qui doit être au service de notre économie, de notre pays et de tous les citoyens. À nous d'assurer la réglementation la plus solide, la plus juste et la plus protectrice. (M. Olivier Cadic applaudit.)
M. Jean-Claude Requier . - La théorie des cycles peut faire croire que l'Histoire bégaie, en effet. La croissance en Europe atteindrait 2,3 % en 2018, et les indicateurs économiques mondiaux passent au vert. Pour autant, la vigilance s'impose sur la possible formation de bulles spéculatives et l'utilisation abusive de certains outils financiers.
Depuis 2008, les banques centrales ont mis en oeuvre des politiques exceptionnelles qui se sont traduites par des taux d'intérêt exceptionnellement bas et une liquidité surabondante. Or, selon le Nobel Jean Tirole, une bulle peut émerger quand le taux d'intérêt est inférieur à celui de la croissance. De plus, quand il y a trop de liquidités, les financiers sont en quête d'actifs rentables. Le FMI s'en est inquiété à l'automne, à propos de bitcoins. Les LBO, dont les entreprises françaises sont friandes, sont un autre sujet d'inquiétude. Quel est votre sentiment sur ces LBO, Madame la Ministre ?
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - La reprise est là, c'est une bonne nouvelle. L'accélération du cycle financier s'accompagne de risques qu'il faut surveiller, dont l'endettement des entreprises et de réévaluation au niveau mondial des primes de risque.
Le risque de nouvelle bulle spéculative n'est pas le plus prégnant pour l'heure - mais surveillons toutefois l'immobilier dans certains pays.
Le Haut Conseil de stabilité financière, qui a des pouvoirs macro-prudentiels, a dit sa vigilance à la fin de l'an dernier sur l'endettement dynamique des entreprises et pris des mesures pour limiter l'exposition des banques en France.
M. François Bonhomme . - Dix ans après la crise financière mondiale qui s'est transformée en une crise économique planétaire, toutes les leçons ont-elles été tirées ? On peut en douter, le risque semble s'être déplacé sur de nouveaux terrains.
Les grandes banques américaines, touchées de plein fouet par la crise, ont mené les premières de lourdes restructurations qui leur ont permis de renforcer leur domination mondiale. Elles occupent une place plus importante encore qu'en 2007. Si elles sont un peu moins rentables, elles le sont nettement plus que les banques européennes.
L'Europe compte encore beaucoup de banques convalescentes aux bilans fragilisés par des créances douteuses, en particulier en Italie.
Pouvez-vous nous assurer, Madame la Ministre, que les actifs toxiques ont été éradiqués et que leur gestion est sous contrôle ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Les situations - bilan, taille, modèle d'affaires... - sont variées au sein de la zone euro, mais les règles sont communes, de même que la feuille de route destinée à apurer les créances douteuses qui peuvent encore exister ici ou là. Le travail de nettoyage se poursuit, et la France y prend toute sa part.
M. François Bonhomme. - Les subprimes automobiles et les retards de remboursement de prêts étudiants, ou encore les titrisations synthétiques, explosent à nouveau aux États-Unis. En Chine, les banques recourent à des montages de titrisations complexes pour se délester d'actifs toxiques. Tout cela doit nous inciter à plus de prudence, le risque n'est pas derrière nous. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains ; M. Pierre-Yves Collombat applaudit également.)
M. Didier Rambaud . - Je salue le travail minutieux de la délégation et du rapporteur, bien que je ne partage pas toutes ses conclusions. Je voudrais revenir sur l'investissement public dans un cadre réglementaire contraint. Un cadre qui est, non imposé, mais négocié ; je pense au pacte de stabilité et de croissance, au Six-pack, au Two-pack, au traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance. Les effets sur la croissance de long terme de l'investissement public ne sont plus à démontrer. Comment le concilier avec les contraintes européennes ? Comment, nous, parlementaires, pouvons-nous assurer que cet investissement public est bien fléché et que son bénéfice socio-économique est indiscutable ?
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - C'est toute la question, il faut concilier l'assainissement des finances publiques et un bon niveau d'investissement public favorisant la relance de la croissance.
Il est prévu un plan de relance de 57 milliards d'euros à l'horizon 2022. L'accent sera mis sur l'amélioration de la qualité de la dépense publique, l'évaluation de celle-ci et conduira à sanctuariser les dépenses qui contribuent au développement économique durable de notre pays.
M. Éric Bocquet . - Louis XVI écrivait le matin du 14 juillet 1789, dans son journal : « Rien ». Alain Minc, six mois avant la crise, en 2007, déclarait : « Je pense que la crise est derrière nous et que le système économique a bien tenu ». Quand seulement 1,6 % des transactions dans le monde ont un lien avec l'économie réelle, avons-nous vraiment tiré toutes les leçons de la crise de 2008 ?
Mme Couppey-Soubeyran, universitaire, a relevé que si l'économie avait souffert de la crise, cela n'a pas été le cas du secteur bancaire : de 625 000 à 800 000 milliards de dollars - soit dix fois le PIB du monde - : voilà la progression des produits dérivés entre 2007 et 2014... Et que dire de celle des crédits à haute fréquence ?
La loi de séparation bancaire de 2013 ? Frédéric Oudéa lui-même a reconnu, devant des députés médusés, qu'elle ne concernerait que 1 % de son activité. La théorie du ruissellement est-elle soutenable quand il y a abondance de liquidités ? La vigilance ne suffira pas, il faudra des actes forts.
M. le président. - Quelle est votre réponse, Madame la Ministre ?
M. Bruno Sido. - « Rien » !
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Il y a dans le secteur financier de la créativité, comme dans tous les secteurs financiers. Nous évoquons à l'échelle internationale la titrisation, les bitcoins, la finance chinoise. Ce n'est pas parce que nous ne crions pas au loup que ces sujets ne nous occupent et ne nous préoccupent pas. Nous travaillons à la réglementation la plus équilibrée possible.
M. Pierre Médevielle . - Merci à M. Pierre-Yves Collombat pour son rapport. La crise est-elle terminée ? Pas du tout, dit-il. Je serai plus nuancé : la situation s'est améliorée en France et la croissance a repris depuis 2014 pour se stabiliser autour de 1 %. Plus fondamentalement, la finance n'a guère changé. La loi bancaire de François Hollande, dont l'ennemi était pourtant la finance, concernerait 0,75 % seulement des revenus des grandes banques. Une nouvelle crise est inéluctable, tous les experts le disent.
Les solutions sont connues : séparer les activités spéculatives et de financement de l'économie, interdire les activités trop spéculatives. Ces mesures n'ont rien de révolutionnaire, les États-Unis les ont prises avec le Dodd-Frank Act de 2010. Qu'entendez-vous faire, Madame la Ministre ?
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Certes, les États-Unis ont jadis séparé le régime des banques de dépôt de celui des activités d'investissement. Aujourd'hui, ce sont les activités pour compte propre des banques qui sont isolées dans leur bilan. La loi bancaire française de 2013 adopte une approche analogue, en cantonnant les activités spéculatives dans des filiales dédiées.
M. Franck Montaugé . - La crise de 2008 a révélé l'incapacité de la pensée économique à anticiper les crises et à recommander les politiques préventives et curatives nécessaires.
Paul Romer, économiste en chef de la Banque mondiale ou Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI, plaident pour un renouveau de la pensée économique, et notamment de la macroéconomie.
En 2009, le rapport de la commission « Stiglitz-Sen-Fitoussi » sur la mesure des performances économiques et du progrès social indiquait les limites des outils de mesures classiques du bien-être, fondés sur le PIB. La France se penche sur de nouveaux indicateurs, mais le rapport sur le sujet pour 2017, qui devait paraître en octobre, n'est toujours pas disponible. Le Gouvernement le publiera-t-il ? S'engage-t-il en faveur d'un cadastre financier mondial, proposé par Gabriel Zucman, professeur français à Berkeley, afin de suivre l'intégralité des mouvements et de localiser tous les dépôts ? Enfin, le Gouvernement ira-t-il plus loin que la loi du 27 juillet 2013 ?
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Nous travaillons sur les nouveaux indicateurs. Je ne peux pas vous répondre sur le rapport de 2017. La Banque des règlements internationaux (BRI) suit avec attention l'ensemble des flux financiers mondiaux et je peux vous assurer qu'ils sont bien suivis.
M. Jean-Marc Gabouty . - L'endettement représente 230 % du PIB mondial. Il concerne les États, les opérateurs publics, mais aussi le secteur privé et les grandes entreprises.
De leur côté, les PME connaissent toujours des difficultés d'accès au crédit, que ce soit pour financer leur fonctionnement ou leur développement. Cela empêche notre économie de développer sa compétitivité et sa montée en puissance, via les start-up et les ETI.
Quels infléchissements à l'échelle européenne envisager pour desserrer l'étau des règles prudentielles ?
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - J'entends votre préoccupation sur le niveau de la dette. Mais on ne peut pas se passer de dette. C'est une façon de mettre du carburant dans l'économie, même si la question de sa soutenabilité se pose dans certains cas.
La France souhaite réduire son endettement public, vous le savez.
L'accès à l'endettement est plutôt bon pour les PME. C'est plutôt leur accès aux marchés boursiers qu'il faut améliorer. C'est pourquoi nous oeuvrons à réorienter l'épargne des ménages vers le financement des entreprises.
M. Jean-Marc Gabouty. - Le système de crédits aux PME est perverti : il ne fonctionne que grâce aux garanties et contre-garanties, les banques ne sont que des trésoreries.
M. Serge Babary . - J'adhère à l'alerte de M. Collombat, dont je salue le travail, sur le risque d'explosion du système.
La crise a commencé le 9 août 2007 lorsque BNP Paribas a gelé les retraits de ses clients dans trois fonds d'investissement, dont les actifs n'étaient plus échangeables sur les marchés. La crise des subprimes était donc prévisible et a été prédite dès 2005 par certains experts américains, qui ont même spéculé sur l'effondrement des marchés financiers. Elle a été rendue possible par l'irresponsabilité de certaines banques et agences de notation, mais aussi par une prise de conscience tardive.
La France s'endette à bas coût. Mais inévitablement, les taux vont remonter.
Selon Standard & Poor's, la dette pourrait atteindre plus de 166 % du PIB, contre 97 % aujourd'hui si les taux remontent. Que compte faire le Gouvernement pour prévenir ce risque, signalé par le gouverneur de la Banque de France dès juillet dernier ?
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Les banques centrales sont massivement intervenues pour faciliter le financement de l'économie et limiter l'impact des crises notamment sur les populations. Elles ont pratiqué l'assouplissement quantitatif qui a permis de faire baisser les taux longs. Les banques centrales devront trouver le bon équilibre pour soutenir l'économie. Elles seront attentives aux risques et aux excès porteurs de crises financières futures. Elles travaillent en lien avec les autorités de régulation. Le Gouvernement a déjà anticipé dans le projet de loi de finances une augmentation graduelle de taux d'intérêt, notez-le.
M. Didier Rambaud . - Selon les économistes, relayés par la presse, la réglementation et la supervision du secteur bancaire n'épousent pas totalement les contours des canaux de financement de l'économie. Ainsi, le shadow banking échappe à la réglementation et se développe. Or il a eu un rôle très important dans la crise. Il continue à faire courir des risques à la stabilité financière. La directive européenne de 2010 ne porte pas sur l'ensemble des hedge funds. Le danger du secteur bancaire étant bien réel, comment y répondre ? Comment limiter les risques que fait peser le shadow banking ?
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Depuis la crise, le système bancaire parallèle joue en effet un rôle croissant dans le financement de l'économie réelle. Il apporte de nouveaux outils de financement aux entreprises. Nous oeuvrons à l'échelle internationale. Le G20 et le conseil de stabilité financière s'en sont saisis. Nous participons aux travaux et formulons des suggestions. Nous travaillons à une titrisation simple, transparente et standardisée (STS) qui devrait protéger les investisseurs et prévenir les risques systémiques.
M. Pascal Savoldelli . - Je suis totalement d'accord avec M. Sueur sur les modalités du débat.
Ce rapport alerte sur la titrisation de l'économie. Malgré la politique monétaire bienveillante de la BCE, la France se trouve dans une situation paradoxale. Les taux d'intérêt sont historiquement bas et l'endettement privé des ménages et des entreprises augmente, jusqu'à atteindre désormais 130 % du PIB, soit 6 % de hausse annuelle, avec une évolution marquée des crédits liés à la consommation et à l'habitat : cette situation, si elle a porté une partie de l'activité économique en 2017, me préoccupe car elle est évidemment lourde de risques systémiques. Comment faire face ? Quelles solutions politiques ?
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Il faut que la finance soit un facteur de croissance et de prospérité...
M. Pierre-Yves Collombat. - Incantation !
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Ne diabolisons pas ! Nous avons pris des mesures contre le surendettement et la situation s'est améliorée ces dernières années. Nous restons vigilants.
M. Jean-Marie Janssens . - (Applaudissements sur les bancs du groupe UC) Je salue à mon tour le travail remarquable de Pierre-Yves Collombat. Après la crise exceptionnelle de 2008, voilà un nouvel outil porteur de risques : le bitcoin et les crypto-monnaies qui n'existent que sur le réseau informatique, sans intermédiaire. Cette nouvelle monnaie qui changera peut-être l'histoire doit être prise en compte. S'agit-il d'une bulle spéculative ou d'une nouvelle révolution ? (M. Roger Karoutchi, président de la délégation, en doute.)
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - En effet, la valorisation des crypto-actifs est spectaculaire. Leur essor est dû à la technologie de la blockchain. Aujourd'hui, la capitalisation totale de ses actifs est de 700 milliards de dollars contre 20 milliards de dollars début 2017.
Des enjeux de régulation se posent, ainsi que des questions sur la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. La volatilité de ces monnaies étant très forte, les non-professionnels doivent s'en méfier. Nous travaillons en lien avec l'Allemagne et l'Italie. Nous avons commandé un rapport à M. Landau pour travailler sur ces sujets en G20.
M. Yannick Vaugrenard . - La question n'est plus de savoir si un nouveau krach aura lieu mais plutôt quand. Seulement 10 % des échanges financiers ont un rapport avec l'économie réelle. C'est dire la déconnexion ! La technologie financière a pris le pouvoir depuis trop longtemps.
M. Charles Revet. - C'est une certitude !
M. Yannick Vaugrenard. - Il faut s'emparer de ces sujets à l'échelon mondial. Nous ne pouvons pas nous satisfaire, comme le disait le général de Gaulle, d'un « système suivant lequel chacun cuit sa petite soupe, à petit feu, dans son petit coin ». (Applaudissements sur les bancs du groupe SOCR ; M. Roger Karoutchi, président de la délégation, apprécie.)
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Je ne peux certes pas prétendre qu'il n'y aura plus de crise mais nous avons développé des outils pour l'éviter et accroître notre résistance et notre résilience aux crises. La concertation est internationale. Le G20 a mis en place le financial stability board dès 2009. C'est le comité de Bâle qui définit les règles prudentielles. Les paquets bancaires européens traduisent les outils de régulation dans le droit. La conscience que les décisions doivent se prendre à l'échelle internationale est là.
M. Michel Raison . - (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains) Je tiens à remercier à mon tour Pierre-Yves Collombat. La remise en cause du crédit immobilier à la française, à taux fixes, avec étude sérieuse du dossier et garanties plutôt qu'hypothèque, est grave. Si ce système avait existé aux États-Unis, la crise des subprimes ne serait pas survenue.
L'accord de Bâle doit être transcrit dans le droit. Or ses règles ont en partie menée l'économie mondiale à l'impasse. Qu'en faire ? Ayez du courage à l'international et pas seulement en France. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - La spécificité française consiste en effet en ceci que les banques gardent les risques de taux. L'enjeu est de savoir comment la transposition en droit français des règles de Bâle tiendra compte de cette spécificité. Nous sommes conscients des enjeux et serons vigilants.
Mme Sophie Taillé-Polian . - Merci à Pierre-Yves Collombat pour son rapport qui décrit précisément le fonctionnement du système financier international. Je voudrais revenir sur le financement ou plutôt le non-financement de l'économie réelle par les banques. À quoi servent réellement les marchés financiers ?
L'écart avec l'économie réelle s'accroît tandis que les pratiques risquées se multiplient. Les échanges sur les marchés financiers sont cent fois supérieurs aux besoins de l'économie réelle. Et, en même temps, vous supprimez une grande partie de l'ISF, encourageant cette finance casino alors que cet argent pourrait être beaucoup plus utile à l'investissement public !
Comment garantir que cet argent, qu'il aurait fallu flécher vers l'investissement public, n'alimente pas la spéculation ?
Quel sera le rôle du Pacte du Gouvernement à cet égard ? Ce que vous avez dit n'est guère convaincant à ce sujet. (Applaudissements sur les bancs du groupe SOCR, ainsi que sur ceux du groupe CRCE)
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Le Gouvernement veut mobiliser l'épargne en faveur des PME et de l'économie réelle. Des mesures ont été prises en loi de finances à cette fin. D'autres le seront bientôt avec le Pacte.
Une évaluation de ces mesures sera menée à mi-quinquennat.
Mme Nicole Duranton . - L'Histoire peut-elle bégayer indéfiniment ? Je ne le crois pas. Le politique devrait-il jouer le rôle d'orthophoniste ? Je le crois profondément.
En 2007-2008, notre monde a connu la pire crise financière de son histoire depuis celle de 1929. Je crois au libéralisme, à un marché libre, prospère à la croissance. Mais le politique n'a pas pour rôle de limiter la casse après les crises. Au contraire, il doit agir pour mettre la finance au service de l'économie réelle. Seuls 5 % de l'activité des banques financent les entreprises !
Le système semble se liguer contre l'intérêt des citoyens. Résultat : les populismes prospèrent et les citoyens ont l'impression que la classe politique est impuissante et résignée.
Que compte faire le Gouvernement ?
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Au niveau européen, le Gouvernement mène une action politique pour renforcer l'intégration de la zone euro, qui passe par des mesures précises et structurées. Le contexte s'y prête : la croissance forte facilite les réformes. Des discussions sont engagées avec l'Allemagne. Ce n'est que si les deux pays sont d'accord que nous avancerons.
Dès 2018, nous voulons aussi des avancées concrètes sur l'Union bancaire, l'Union des marchés de capitaux, la convergence fiscale...
Le président de la République a fixé un cap lors de son discours de la Sorbonne. Le sommet européen de mars sera crucial.
M. Marc Laménie . - (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains) Le 5 janvier, Madame la Ministre, vous visitiez avec le ministre de l'économie la Fonte ardennaise, entreprise des Ardennes et avez rencontré les patrons et les salariés.
Les chefs d'entreprise se heurtent à de nombreux obstacles. Comment retrouver la confiance pour que les banques aident les PME ? Les chefs d'entreprise ont des difficultés à recruter. En matière de formation professionnelle et d'apprentissage, la tâche est immense. (Applaudissements sur les bancs du groupe les Républicains)
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Le Gouvernement a pris des mesures en faveur des PME. La formation professionnelle, l'apprentissage, la réforme des lycées professionnels seront au programme de réforme de cette année. Beaucoup de métiers sont en tension, ce qui limite l'effet de la croissance sur l'emploi. Il y a aussi la fracture numérique. Ce matin, en Conseil des ministres, nous avons fait des annonces pour faciliter la couverture numérique.
M. Marc Laménie. - L'enjeu est de taille. Notre pays compte de nombreux chefs d'entreprise motivés. Les attentes sont fortes. Il faut faciliter la formation et encourager les partenariats financiers avec les banques.
M. Guillaume Chevrollier . - En 1637 a eu lieu le premier krach boursier, celui des tulipes aux Pays-Bas : un bulbe a valu jusque quinze fois le salaire annuel d'un artisan ! Depuis les bulles se sont multipliées.
Le Wall Street Journal, voit dans le bitcoin la bulle de demain. Son cours a augmenté de 1 000 % en un an, avant de rechuter. Sa volatilité, sa dématérialisation, et son opacité en font un actif dangereux, susceptible de financer des activités criminelles. Cette spéculation est révélatrice des difficultés de notre économie. La régulation ne pourra être que mondiale. M. Lemaire a commandé à Jean- Pierre Landau, ancien sous-gouverneur de la Banque de France, un rapport sur le sujet. Quelles sont les pistes envisagées pour les banques ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. - Les crypto-monnaies ne menacent pas le système financier dans son ensemble car les encours sont faibles. Le problème est l'opacité. La France veut soumettre les opérations aux règles applicables à la lutte contre le terrorisme et le blanchiment.
Nous avons commandé un rapport à M. Landau en vue du G20.
La technologie qui sous-tend les crypto-monnaies est prometteuse. La France a un tissu d'entreprises compétentes en la matière. Il faut donc, au-delà de toute posture de principe, trouver le bon équilibre dans ce domaine comme dans d'autres.
Le débat est clos.
La séance, suspendue à 16 h 20, reprend à 16 h 30.