Devoir de vigilance des sociétés mères (Nouvelle lecture)
Mme la présidente. - L'ordre du jour appelle la nouvelle lecture de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.
Discussion générale
M. Christian Eckert, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances, chargé du budget et des comptes publics . - Cette proposition de loi poursuit des objectifs humanistes partagés par le Gouvernement. La mondialisation est une réalité ; elle doit être non combattue mais encadrée, notamment pour éviter l'exploitation sans retenue des personnes et de l'environnement. Ce texte résulte d'une large concertation avec la société civile pour mettre en place un devoir de vigilance des entreprises sur les activités de leurs filiales et de leurs sous-traitants à l'étranger. Ce n'est pas une idée nouvelle. Cette loi s'inscrit dans le droit fil de la loi du 7 juillet 2014, sur la politique de développement et de la loi du 9 décembre 2016, dite Sapin 2. Ce n'est qu'un début, nous continuons ce travail : la directive européenne du 22 octobre 2014 sur la responsabilité sociale et environnementale sera bientôt transposée.
Cette proposition de loi relève des mêmes principes qui guident notre action. Or vous allez, semble-t-il, refuser de débattre sur ce texte déjà mal accueilli en première lecture. Je m'en étonne.
En effet, cette proposition de loi élargit le champ de la loi Sapin 2 aux atteintes graves aux droits et libertés fondamentaux, à la sécurité des personnes, à l'environnement.
De plus, l'Assemblée nationale a précisé le texte en deuxième lecture pour améliorer sa sécurité juridique. Les entreprises seront guidées dans la mise en oeuvre de leurs obligations. Les conditions d'engagement de leur responsabilité civile ont été précisées. Elles devront être mises en demeure avant toute saisine du juge. Enfin, le nouvel article 4 détaille l'application du dispositif dans le temps.
Poursuivons ce travail de précision rédactionnelle ! Il y a là de quoi être fier. Nos entreprises ne devraient-elles être vertueuses qu'à l'intérieur de nos frontières ? Je suis accoutumé à vos barouds d'honneur - en témoigne votre obstruction sur le projet de loi de finances. (M. Alain Gournac proteste)
Les préoccupations du respect des droits des travailleurs et de l'environnement devraient nous rassembler. Les ONG, les organisations syndicales et patronales ont oeuvré de concert.
Il ne sera aucunement porté atteinte à la compétitivité de nos entreprises. Le travail parlementaire aurait pu, aurait dû, se poursuivre. Nous avions quelques réserves sur la proportionnalité des sanctions, mais le travail parlementaire avait pu y remédier.
Les entreprises coupables de mauvais comportements ne doivent pas rester impunies. Nous devons combattre des négligences d'une autre époque ; nos concitoyens l'exigent. Nous serons fiers de doter la France d'une législation de référence dans ce domaine. (Applaudissements sur les bancs des groupes socialiste et républicain et écologiste)
M. Christophe-André Frassa, rapporteur de la commission des lois . - Nous avions en deuxième lecture fait un pas en proposant la transposition de certaines dispositions de la directive européenne. La CMP a échoué ; l'Assemblée nationale a récrit son texte sans en remettre en cause son caractère punitif.
Le Sénat avait considéré que le niveau pertinent était celui de l'Union européenne. Nos réserves demeurent entières. Certes, l'Assemblée nationale a précisé le contour des obligations du plan de vigilance. Mais les incertitudes demeurent et portent atteinte au principe de légalité des délits et des peines.
Je déplore en outre le manque de cohérence entre ce plan et les dispositions de la loi Sapin 2.
Je note des imprécisions à l'article premier.
Certaines imprécisions subsistent à l'article premier. Les sous-traitants et fournisseurs des sociétés contrôlées par la société mère sont-ils également visés ? Il y a alors risque d'incompétence négative du législateur ou d'atteinte au principe de clarté, d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi. Qui pourrait mettre en demeure une société de respecter son obligation de vigilance avant une saisine du juge ?
Dans la nouvelle rédaction, le plan « a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société ». Lesquelles ? Est-ce une obligation ou une simple faculté laissée à l'appréciation de la société ? Je m'interroge au demeurant sur la normativité de cette disposition.
Les autres difficultés constitutionnelles soulignées dès la première lecture persistent, concernant le régime de l'amende civile et le régime de responsabilité.
La rédaction précise certes désormais que le montant de l'amende civile est fixé par le juge « en proportion de la gravité du manquement et en considération des circonstances et de la personnalité de son auteur », mais son montant manifestement disproportionné porte atteinte aux principes constitutionnels de proportionnalité et de nécessité des peines.
La rédaction de nouvelle lecture dispose que le manquement aux obligations concernant le plan de vigilance « engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice que l'exécution de ces obligations aurait permis d'éviter ». Une telle formulation, de portée incertaine et ambiguë, aggrave le risque constitutionnel en dénaturant le lien de causalité entre faute et dommage et instaure un régime de responsabilité pour la faute d'autrui.
Enfin, la mise en demeure adressée par une association et l'engagement de l'action en responsabilité pour le compte de tiers semblent heurter le principe traditionnel selon lequel nul ne plaide par procureur, sur lequel le Conseil constitutionnel se montre très rigoureux.
Enfin, l'entrée en vigueur différée, introduite par le Sénat en deuxième lecture, a été approuvée par l'Assemblée nationale mais la rédaction est curieuse : que signifie une application à compter d'un rapport ? Est-ce à compter de la publication de ce rapport ?
Ainsi, outre les objections de nature économique et pratique, de sérieux problèmes constitutionnels demeurent. L'ambition généreuse des auteurs ne saurait conduire le législateur à méconnaître les exigences du droit. Si les entreprises françaises doivent veiller aux conséquences sociales et environnementales de leur activité, les obligations qui leur sont imposées doivent être raisonnables et proportionnées ; elles ne sauraient se substituer à des législations étrangères défaillantes. Cette loi n'améliorerait pas la situation sociale et environnementale des pays en développement mais ne manquerait pas de perturber le tissu économique français.
Puisque les députés ont voulu conserver leur approche punitive, il est vain de persister dans notre approche de conciliation en tentant d'améliorer et de clarifier le texte. Je propose donc l'adoption d'une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)
Mme Éliane Assassi . - Je me fais le porte-voix d'Évelyne Didier. En 2011, plus de 2 400 travailleurs se sont évanouis d'épuisement dans des usines de confection au Cambodge. Pour donner un aspect usé à leurs pantalons, des entreprises utilisent la technique du sablage, nocive pour les ouvriers : des centaines de travailleurs turcs sont décédés de la silicose, maladie respiratoire incurable, des milliers sont potentiellement touchés.
Ces exemples, cités par le Collectif éthique sur l'étiquette, sans parler du drame du Rana Plaza, justifient pleinement que nous légiférions.
Avec cette proposition de loi, la France pourrait être l'un des premiers pays à protéger les atteintes à la santé et à l'environnement. Hélas, après deux lectures qui l'ont vidée de sa substance et l'échec de la CMP, la commission des lois opte pour une motion d'irrecevabilité.
La multiplication des crises environnementales et sociales impliquant des sous-traitants impose de nouvelles régulations. Trop souvent, les multinationales, non contentes de se soustraire à l'impôt, refusent d'assumer la responsabilité civile et pénale de leurs activités et se cachent derrière des filiales opaques.
Nous regrettons l'entêtement du rapporteur. Comment considérer que faire valoir les droits humains et environnementaux nuirait à la compétitivité de nos entreprises ? Comment considérer que le business justifie tout ? Au contraire, la transparence est un atout dans la compétition économique. Le capitalisme sans règle, c'est la jungle. Il importe d'encourager les entreprises qui ont fait le choix du mieux-disant social et environnemental et de rétablir les conditions d'une concurrence plus juste. Loin de faire fuir les investisseurs, cela les rassurera !
Ce texte contribue aussi à la lutte contre les paradis fiscaux et la fraude fiscale.
Le choix de la motion d'irrecevabilité nous prive d'un débat utile. Nous nous en remettons donc aux députés pour porter nos amendements et faire preuve d'audace et de modernité. (Applaudissements à gauche)
M. Alain Bertrand . - Ce texte fera sans doute long feu puisque le rapporteur a déposé une motion d'irrecevabilité. Il est vrai qu'à l'issue des deux lectures, les positions apparaissent difficilement conciliables entre ceux qui veulent affirmer la responsabilité sociale et comptable des entreprises et ceux qui y voient une entrave, punitive et antiéconomique, à la liberté des entreprises.
La mise en place d'un reporting extra-financier sur les activités des sous-traitants à l'étranger vise à prévenir des accidents comme celui du Rana Plaza, en avril 2013. Il impose un plan de vigilance, assorti de sanctions en cas de manquement : une amende civile pouvant atteindre 30 millions d'euros.
Le texte est ambitieux - plus que la directive européenne de 2014. Je m'interroge toutefois sur son effectivité et sa portée.
M. Didier Guillaume. - Oh !
M. Alain Bertrand. - Pour les nombreuses entreprises qui ont déjà mis en place en interne une politique de responsabilité sociale et environnementale, le plan de vigilance ne fera que standardiser les procédures. Pour les autres, la nouveauté sera plus ou moins bien accueillie, en fonction des ressources qu'elles pourront y consacrer...
En France, la jurisprudence Erika permet déjà d'engager la responsabilité d'une entreprise via l'activité de ses filiales pour des faits commis en dehors du territoire français. Elle s'applique en théorie à des catastrophes comme celle du Rana Plaza.
Le talon d'Achille de ce texte est la territorialité du droit applicable : avec ce texte, une entreprise pourrait être condamnée pour des pratiques dans un pays hors Union européenne... La mondialisation, on le voit, a bouleversé notre conception du territoire. Face à cette complexité, la proposition de loi paraît somme toute modeste. Je souscris à son intention originelle, mais suis conscient de ses limites. Le risque d'un contentieux excessif, le risque pour la compétitivité des entreprises françaises peut s'entendre - mais l'argument de l'inconstitutionnalité est à manier avec prudence.
Majoritairement, le groupe RDSE s'abstiendra et votera contre la motion d'irrecevabilité. (Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE)
Mme Anne-Catherine Loisier . - Je regrette que les députés soient restés figés sur leur texte, refusant un débat constructif. En seconde lecture, le Sénat avait pourtant adopté une approche conciliante : nous avions ainsi élargi le champ de la proposition de loi initiale aux entreprises de plus de 500 salariés et prévu le recours à un organisme vérificateur indépendant et le recours devant le tribunal de grande instance. Certes, nous étions restés hostiles à l'amende civile et au régime spécifique de responsabilité. Or la nouvelle rédaction de l'Assemblée nationale aggrave le risque constitutionnel en créant un régime de responsabilité pour le fait d'autrui, qui dénature le lien de causalité entre la faute et le dommage. Le montant de l'amende, jusqu'à 30 millions d'euros, méconnait manifestement le principe de proportionnalité.
Le contenu du plan, quant à lui, se heurte aux principes constitutionnels de clarté, d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.
Dommage que nous ayons laissé passer l'occasion de transposer la directive d'octobre 2014, qui aurait démontré l'intérêt de l'Union européenne. Il aurait fallu une démarche incitative, reposant sur la transparence, afin d'adapter la directive aux entreprises françaises, que nous voulons à la fois exemplaires et performantes. Malheureusement, notre vision responsable et pragmatique n'a pas trouvé d'écho chez des députés arcboutés sur leur position.
Le groupe UDI-UC adhère à l'obligation de vigilance mais s'oppose au contenu du texte et votera, dans sa majorité, la motion d'irrecevabilité. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)
Mme Corinne Bouchoux . - Bonjour à tous et bonjour aussi aux internautes. Le groupe écologiste ne votera pas la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité car nous souhaitons faire la preuve de l'utilité du Sénat, des améliorations qu'apporte la navette entre les deux chambres. Ne nous dérobons pas face au travail parlementaire.
Ce texte poserait des problèmes juridiques, ferait courir un risque constitutionnel ? Cela ne serait pas la première fois... et il serait toujours possible de saisir le Conseil constitutionnel.
Je suis étonnée de la franchise avec laquelle de nombreux collègues accusent ce texte de nuire à la compétitivité de nos entreprises. Les multinationales savent profiter des législations moins protectrices d'autres États, déjouer les règles fiscales et manier l'opacité. Nous ne saurions nous dérober, même si le débat est inconfortable : l'être humain n'est pas un simple capital productif que l'on laisserait mourir en ne respectant pas les normes sanitaires ou environnementales élémentaires.
Le ministre a évoqué un texte équilibré et raisonnable ; nous l'aurions aimé plus ambitieux, mais mieux vaut un texte modeste qu'un renoncement pur et simple, quand il s'agit de vies humaines... Je regrette que le Sénat ne montre pas sur ce texte, comme il l'a fait sur le précédent, qu'il sait travailler de manière constructive. (Applaudissements sur les bancs des groupes écologiste et communiste républicain et citoyen)
M. Didier Marie . - (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain) Deux ans pour aboutir à ce texte, deux ans de bataille. Je salue l'initiative de Dominique Potier et l'action des ONG et syndicats qui ont plaidé sans relâche pour ce devoir de vigilance.
Monsieur le rapporteur, vous êtes constant. En première lecture, vous aviez renoncé à une motion préjudicielle, pour mieux supprimer tous les articles l'un après l'autre. La seconde lecture avait laissé entrevoir une lueur d'espoir... mais las, vous revenez aujourd'hui à votre stratégie d'entrave. À croire qu'il y a de puissants intérêts à protéger...
M. Christophe-André Frassa, rapporteur - Ah là là...
M. Didier Marie. - Ce texte s'appuie sur des principes internationaux vieux de soixante-dix ans : ceux qui fondent l'OCDE, l'OIT ; le pacte mondial des Nations Unies incite les entreprises à promouvoir les droits de l'homme. Le Conseil des droits de l'homme de l'ONU a déjà souligné que la responsabilité des entreprises s'étendait à l'action de leurs sous-traitants et fournisseurs.
Cette proposition de loi s'inscrit dans le prolongement de la loi sur les nouvelles régulations économiques de 2001, de la loi Grenelle II et, plus récemment, des lois Biodiversité et Sapin 2.
Ce texte serait inutile, stigmatisant pour les entreprises, contraire à la compétitivité ? Faux ! Il impose une obligation de moyens, pas de résultats, il n'y a pas d'inversion de la charge de la preuve. L'élaboration d'un plan de vigilance suffira à décharger les entreprises de leur responsabilité. De plus, dans la compétition mondiale, les entreprises savent qu'une bonne image est un avantage concurrentiel. Ne décourageons pas les bons élèves ! Milton Friedman considérait que cette responsabilité se limitait à faire des profits : cette vision est dépassée, et la bonne réputation est un argument dans la compétitivité.
Ce texte ne serait pas sûr juridiquement ? Il a été amélioré au cours de la navette, grâce à un dialogue constructif entre la société civile, le Parlement et le Gouvernement - que je remercie.
Le champ d'application a été précisé ; le renvoi au décret s'impose pour prendre en compte l'émergence de nouveaux risques, par exemple pour les entreprises présentes dans des zones de guerre.
Les modalités d'élaboration du plan seraient contraires au principe de clarté et d'intelligibilité de la loi ? La démarche RSE implique tous les acteurs, dont les partenaires sociaux. Le principe de proportionnalité des peines ? Le montant de l'amende civile est modulé : 10 millions en l'absence de plan et de 30 millions au maximum en cas de non prise en compte d'un risque conduisant à une catastrophe.
Un régime de responsabilité pour le fait d'autrui ? Mais l'entreprise ne pourra être condamnée qu'après mise en demeure et refus de mettre en oeuvre des mesures précises.
Distorsion de concurrence enfin ? Toutes les avancées sociales et sociétales ont été faites par la volonté politique, par la loi qui affranchit. La France a toujours été en pointe : abolition de l'esclavage, du travail des enfants, comptabilité plus transparente des entreprises, reporting non financier... Chaque fois le patronat et les conservateurs ont dénoncé une atteinte à la compétitivité ! Chaque fois, les droits humains et les conditions de travail en sont sortis renforcés. Les droits des ouvriers n'entravent pas la compétitivité des entreprises ! Comment accepter le travail des enfants, l'exploitation des êtres humains ?
Cessons de donner une prime aux mauvaises pratiques. La RSE est un atout dans la mondialisation. L'éthique n'est pas un supplément d'âme mais la raison d'être de l'activité économique.
Ce texte n'est pas politique ou idéologique, mais humaniste ; il rappelle que la France est la patrie des droits de l'homme. Il aurait dû nous rassembler, vous l'entravez. Nous ne voterons pas la motion. (Applaudissements sur les bancs des groupes socialiste et républicain et écologiste ; M. Alain Bertrand applaudit aussi)
Mme Élisabeth Lamure . - Il est malaisé d'analyser les initiatives qui ont l'apparence de la supériorité morale, lorsque l'émotion s'en mêle. Ce texte n'aurait pas empêché le drame du Rana Plaza. La réponse ne peut être franco-française, elle doit être internationale. C'est le cas des principes directeurs de l'OCDE, relayés par les Points de contact nationaux (PCN) ; dès décembre 2013, le PCN français proposait de faire évoluer les pratiques des entreprises françaises sur la base d'un dialogue et d'un consensus.
Pourquoi la France ne transpose-t-elle pas la directive-cadre européenne du 22 octobre 2014, qui privilégie l'incitation et prévoit que les entreprises qui ne respecteraient pas leurs obligations s'en expliquent publiquement, selon le principe « appliquer ou expliquer » ?
Ne pénalisons pas nos entreprises avec des contraintes qui ne s'appliquent nulle part ailleurs en Europe. D'ailleurs, les entreprises françaises sont en pointe en matière de RSE : une étude de mars 2015 révèle qu'elles sont même leaders mondiales : 47 % des entreprises françaises ont un système de management de la RSE performant et exemplaire, contre 40 % à l'échelle de l'OCDE, et 15 % dans les BRICS. Attention aux désavantages compétitifs qui risque de se traduire par des suppressions d'emploi !
Ce texte s'appliquerait à 243 entreprises - qui représentent quatre millions de salariés, 33 % de la valeur ajoutée produite en France et 50 % de notre chiffre d'affaires à l'export. Ses conséquences seraient très importantes. Les entreprises, pour satisfaire à leurs obligations, seraient obligées de demander des garanties et des plans de vigilance en cascade à tous leurs sous-traitants. Autant de procédures lourdes, alors qu'au contraire il faudrait alléger le fardeau administratif. La situation de nos entreprises et de l'emploi est-elle si bonne dans notre pays, pour qu'on leur impose encore des contraintes ?
Le groupe Les Républicains ne votera pas ce texte, qui procède d'une vision idéologique de l'entreprise. Cessons de mettre des boulets aux pieds les entreprises, laissons-les travailler en toute responsabilité : ce sont elles qui créent la richesse et l'emploi ! (Applaudissements à droite et au centre)
La discussion générale est close.
Rappel au Règlement
M. Didier Guillaume . - Au Sénat, un gentlemen's agreement prévoit que l'on ne dépose pas de motion sur une proposition de loi défendue par un groupe politique, pour ne pas entraver le droit d'initiative parlementaire. Hier, le groupe socialiste a ainsi retiré sa motion pour ne pas bloquer la discussion de la proposition de loi de MM. Buffet et Retailleau. Certes, cette pratique ne figure pas dans le Règlement du Sénat, mais l'ignorer, c'est faire peu de cas de la minorité et de l'opposition ! J'en prends acte, mais je demande que le président du Sénat précise les orientations en la matière. (Applaudissements sur les bancs des groupes socialiste et républicain, écologiste ; M. Alain Bertrand applaudit aussi)
Mme la présidente. - Acte est donné de ce rappel au Règlement. Il en sera fait part au président du Sénat.
Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission des lois . - En Conférence des présidents, il a été précisé que le gentlemen's agreement que vous évoquez ne concerne que les propositions de loi d'initiative sénatoriale, en première lecture.
M. Didier Guillaume. - Non, il s'applique aux espaces réservés aux groupes politiques !
Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission des lois. - Je regrette, votre rappel au Règlement n'est pas fondé.
Exception d'irrecevabilité
Mme la présidente. - Motion n°1, présentée par M. Frassa, au nom de la commission.
En application de l'article 44, alinéa 2, du Règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre (n°159, 2016-2017).
M. Christophe-André Frassa, rapporteur . - La motion a été défendue.
M. Didier Marie . - Issu de l'Assemblée nationale et inscrit dans l'espace réservé à notre groupe, ce texte aurait dû être discuté dans le respect des traditions de notre Haute Assemblée.
Si vous persistez à juger ce texte inconstitutionnel, rien ne vous empêche, après le vote de l'Assemblée nationale, de saisir le Conseil constitutionnel ! Pour nous, toutes les garanties ont été apportées, je les ai rappelées. Ces précisions ont été discutées avec le Gouvernement.
Cette motion est un paravent de procédure pour masquer une posture idéologique que nous dénonçons. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)
M. Christian Eckert, secrétaire d'État. - Le Gouvernement est défavorable à cette motion. Quel signe enverrait-on aux ONG, aux entreprises, en France et dans le monde ? J'aurais souhaité que la Haute assemblée examine, voire améliore le texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain et du groupe RDSE)
Mme Jacky Deromedi. - Dès la première lecture, le groupe Les Républicains a émis des doutes sur la constitutionnalité du texte. Nos débats les ont confortés.
Le texte méconnaît d'abord le principe d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi. Le renvoi à un décret pour définir les obligations des entreprises crée un cas d'incompétence négative du législateur, que le Conseil constitutionnel censure régulièrement. L'amende civile, lorsqu'elle a le caractère d'une punition, doit respecter le principe de légalité valable en matière pénale.
Seules les entreprises qui ont leur siège en France seront visées et non leurs concurrents : le principe constitutionnel d'égalité n'est pas respecté.
Enfin, le texte pose un problème de garantie des droits : même en l'absence d'implication directe ou de fraude, les entreprises ne pourront dégager leur responsabilité en cas d'accident. Pour ces raisons, le groupe Les Républicains votera cette motion.
M. Jean-Pierre Sueur. - Le groupe socialiste votera bien sûr contre cette motion.
Les arguments de Mme la vice-présidente de la commission des lois ne nous ont pas convaincus : nous sommes dans un espace réservé, et peu importe que cette proposition de loi vienne de l'Assemblée nationale ou du Sénat. Si le dépôt de motions de procédure est admis dans le temps réservé aux groupes, toute discussion d'une initiative parlementaire d'un groupe minoritaire ou d'opposition sera impossible ! C'est inacceptable, au nom des relations démocratiques, justes et respectueuses qui prévalent au Sénat.
Ce texte est essentiel : il concerne la responsabilité des entreprises vis-à-vis d'êtres humains qui vivent dans la misère ; on ne pourra jamais oublier le drame du Rana Plaza.
Lorsque Victor Schoelcher a défendu ici même l'abrogation de l'esclavage, on lui a aussi répondu que cela pénaliserait les entreprises françaises ! Il faut en passer par là pour défendre le progrès social. À la France de montrer la voie, d'ouvrir le chemin. Notre position est éthique, c'est pour cela que nous sommes très attachés à ce texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)
Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission des lois. - Permettez-moi de vous renvoyer au compte rendu intégral de la Conférence des présidents qui traite de la question : je l'ai sous les yeux, je le relis et vous confirme que nous sommes bien dans le cas, expressément visé par celui-ci, où, « pour tous les autres textes inscrits dans les espaces réservés, commissions et sénateurs peuvent exercer la plénitude de leurs droits d'amendement, déposer des motions (...) tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité, ou la question préalable (...) à chaque stade de la procédure, qui peuvent être discutées après la discussion générale (...) Les commissions et les sénateurs s'abstiennent de déposer des motions de renvoi en commission ou des motions préjudicielles qui auraient pour effet de suspendre la navette... ».
Vous y étiez, monsieur Guillaume, et je vous redis que les motions sont bien recevables dans le cas présent.
M. Didier Guillaume. - Empêcher ainsi l'opposition de débattre, cela s'appelle du sectarisme !
Mme la présidente. - Arrêtons là pour l'instant. Nous y reviendrons.
M. Alain Bertrand. - Le très grand groupe du RDSE (Sourires) est très attentif au maintien des espaces réservés, mais aussi au maintien, et je le dis avec ma propre prononciation de l'anglais, des gentlemen ou gentlewomen agreement...(Rires) Nous sommes historiquement un des premiers pays industriels au monde avec l'Angleterre. Nous aurions très bien pu débattre de ce texte ; les membres du RDSE y sont en tout cas favorables.
Mme Corinne Bouchoux. - Sans entrer dans le fond de la discussion ni de la procédure, songez que nous ne sommes pas entre nous : des centaines, voire des milliers d'internautes, suivent nos débats en direct sur le site du Sénat.
Évidemment, c'est un texte politique. Bien sûr, il y a des postures, de part et d'autre... mais nous avons été élus pour débattre et voter des textes. Je pense ici à mes élèves du collège où j'étais avant de vous rejoindre, à ceux du lycée Auguste et Jean Renoir d'Angers que je vais retrouver à la rentrée de septembre, avec lesquels on passe du temps à expliquer la procédure législative, le rôle du Parlement, à quoi sert le Sénat... Je vous le dis calmement, sans donner de leçons : dans le climat actuel, de défiance à l'égard de la politique, on ne peut se permettre de marteler : « circulez, il n'y a rien à voir » et d'interrompre ainsi nos débats. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)
À la demande de la commission, la motion est mise aux voix par scrutin public.
Mme la présidente. - Voici le résultat du scrutin n°93 :
Nombre de votants | 342 |
Nombre de suffrages exprimés | 341 |
Pour l'adoption | 186 |
Contre | 155 |
Le Sénat a adopté.
Mme la présidente. - En conséquence, la proposition de loi n'est pas adoptée.
La séance est suspendue à 17 h 40.
présidence de Mme Françoise Cartron, vice-présidente
La séance reprend à 18 h 30.