Débat préalable à la réunion du Conseil de l'Europe des 20 et 21 octobre 2016
Mme la présidente. - L'ordre du jour appelle le débat préalable à la réunion du Conseil européen des 20 et 21 octobre 2016.
Orateurs inscrits
M. Harlem Désir, secrétaire d'État auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international, chargé des affaires européennes . - Brexit, agenda post-Bratislava, réponses à la crise migratoire, politique commerciale, relations avec la Russie, sont au menu, lourd, du Conseil européen de ce vendredi. Ce sera le premier de Theresa May qui précisera le calendrier du Brexit : elle a annoncé, devant son parti, la mise en oeuvre de l'article 50 avant la fin mars, c'est dire sa détermination. Nous avons d'ores et déjà posé des principes, esquissés par le président de la République au lendemain du référendum et repris par les 27.
Lors de pré-négociations avant le déclenchement de l'article 50, nous avons établi un lien sans équivoque entre les quatre libertés de circulation : celles des biens, des capitaux, des services et des personnes.
L'accès du Royaume-Uni au marché intérieur européen sera conditionné à la liberté de circulation des citoyens européens au Royaume-Uni.
L'accès au marché intérieur comme à certaines politiques communes sera lié au respect d'un certain nombre d'obligations et à une contribution financière.
Chacun se prépare à cette négociation où il ne s'agit pas de punir, mais de défendre les intérêts de l'Union européenne, sa cohésion : on ne peut pas avoir les avantages d'être à l'intérieur sans les obligations.
Ce conseil européen débattra aussi de l'avenir de l'Union européenne, au-delà du Brexit, pour examiner la mise en oeuvre de la feuille de route de Bratislava, après les premières avancées de ces dernières semaines sur les réponses de la crise migratoire, et sur le prolongement du plan Juncker.
Malgré la baisse du nombre de migrants arrivant par la Méditerranée orientale, sous le double effet de la fermeture de la route des Balkans et de l'accord avec la Turquie, la Méditerranée centrale reste marquée par une hausse des arrivées en provenance de Lybie, des naufrages dramatiques et un trafic meurtrier d'êtres humains : l'Italie se trouve de ce fait en difficulté. Elle accueille 160 000 migrants, les centres d'accueil grecs sont saturés.
Il faut une réponse solidaire. Le déploiement de corps de garde-frontières et de garde-côtes marque un progrès notable pour la protection des frontières extérieures de l'espace Schengen.
Frontex n'avait pas le mandat pour exercer efficacement ses missions : il nous a fallu moins d'un an mais nous devrons aller plus loin pour réviser le code des frontières Schengen et pour créer un système européen d'autorisation de voyage, ainsi que pour obtenir des informations sur les voyageurs sans visa avant leur arrivée en Europe. Nous souhaitons aboutir, avec le soutien des institutions européennes et en particulier du Parlement européen, d'ici à la fin de l'année.
La lutte contre les passeurs et les trafics a été renforcée, les naufragés sont secourus mais nous devons agir aussi sur les causes : c'est l'objet des pactes migratoires, nous devons les concentrer sur des pays prioritaires en mobilisant l'ensemble des politiques européennes, vers un plan Juncker pour la coopération, mobilisant 3,5 milliards d'euros en Afrique et dans les pays voisins de l'Europe.
Le soutien au développement est un levier essentiel pour lutter contre les migrations.
M. Charles Revet. - C'est une certitude !
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. - L'accord avec la Turquie a permis de diminuer le flux des migrants, mais quelque 60 000 migrants restent bloqués en Grèce, dont 14 500 dans les îles : il faut aider à leur relocalisation en Europe.
La France, qui a accueilli 1 756 Syriens, Irakiens et Erythréens est au premier plan européen. La libéralisation des visas avec la Turquie dépend du respect intégral de 72 critères dont la révision d'une loi sur le terrorisme.
Le Conseil européen débattra de la politique commerciale, levier majeur de l'Union européenne, première puissance commerciale au monde, même après le Brexit. La France est favorable à l'ouverture sur le fondement de la réciprocité et du respect de nos normes sociales, environnementales et culturelles. C'est le sens d'une politique robuste, qui ne joue pas contre nos travailleurs, nos agriculteurs...
M. Roland Courteau. - Très bien !
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. - Par exemple, la reconnaissance de nos indications géographiques dans le traité en négociation avec le Canada, le Ceta, explique que la France le soutienne comme tous les pays européens, sauf la Belgique. Des discussions sont en cours avec la Belgique à ce sujet. Sur le TTIP avec les États-Unis, les conditions de négociation claires ne sont pas réunies, il faut prendre du recul.
Le Conseil européen doit également se saisir des politiques commerciales déloyales, nous y veillerons.
Ce Conseil européen abordera d'autres questions importantes, en particulier notre relation stratégique avec la Russie, au lendemain du sommet au format Normandie qui a lieu en ce moment même à Berlin, dans le contexte dramatique du bombardement d'Alep et après le veto russe à une résolution proposée par la France en faveur d'une trêve. L'Europe doit être ferme et unie, afin que des négociations sur l'avenir de la Syrie soient conduites après une trêve durable.
Les échéances sont nombreuses, nous devons être l'un des moteurs de la relance européenne ! C'est notre responsabilité, mais aussi notre intérêt, car la France a besoin d'une Europe forte dont la voix porte sur la scène internationale. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)
Mme la présidente. - La Conférence des présidents a décidé d'attribuer 8 minutes par groupe et 5 minutes au groupe des sénateurs non inscrits. Les commissions des affaires étrangères et des affaires européennes disposent de 8 minutes. Ensuite, le Gouvernement ou la commission des affaires européennes répondront à une série de questions pendant une heure maximum.
M. Jean-Claude Requier . - La crise migratoire sera, encore une fois, à l'agenda du Conseil européen. Le nouvel outil dont l'Union européenne s'est dotée pour protéger ses frontières extérieures, avec la nouvelle agence, devrait sauver Schengen et donner un autre visage de Frontex. Cela prouve que l'Europe peut trouver les moyens d'agir quand elle doit aller vite. Cependant, il faut clarifier les règles et les outils juridiques en Méditerranée centrale. La convention de Montego Bay date de 1982, le monde a changé depuis...
Quant à la relocalisation de 160 000 migrants, elle a durement éprouvé la solidarité européenne ; où en est-on en France, monsieur le ministre ?
La Turquie est un partenaire incontournable, comment assurer que les financements prévus, soient effectivement débloqués ? Quid, ensuite, de la lutte contre les passeurs ?
La crise migratoire ne sera pas réglée tant que règnera le chaos au Proche-Orient, ce qui exige que nous dialoguions avec les Russes. Au Levant, notre objectif commun est de lutter contre Daech : c'est une raison de ne pas suivre Angela Merkel pour durcir les sanctions contre les Russes, décision contestée chez les chrétiens démocrates même.
Sur les négociations commerciales, nos concitoyens veulent de la transparence et de l'équité. La première a progressé, nous avons accès à des documents en anglais.
Quant à l'équité, le Ceta inquiète les éleveurs, en particulier bovins. Le Tafta, lui, menace les indications géographiques qui doivent constituer une ligne rouge.
M. Roland Courteau. - Très bien !
M. Jean-Claude Requier. - Mais n'oublions pas l'adage : l'union fait la force. Nous avons besoin, cependant de l'Europe pour faire face aux ensembles qui émergent aux quatre coins du monde ! (Applaudissements)
M. Yves Pozzo di Borgo . - L'Europe semble fragilisée, c'est vrai. Tous les pays fondateurs paraissent avoir abandonné leur volonté de se rapprocher davantage ; sans compter le Royaume Uni, qui n'a rejoint la Communauté européenne qu'en 1975, mais s'en détache à présent.
Cependant, il faut garder espoir. Gardons en mémoire ces mots de Robert Schuman : « l'Europe, avant d'être une alliance militaire ou une entité économique, doit être une communauté culturelle dans le sens le plus élevé de ce terme ». Et Valéry Giscard d'Estaing, que nous avons reçu la semaine dernière, avec Enrico Letta et Jean-Louis Bourlanges, dans le cadre du groupe de suivi du Brexit, constitué par nos commissions des affaires étrangères et des affaires européennes, d'ajouter : « On dit que l'Europe est en crise. Qui le dit ? Ce sont ceux qui ont refusé de défendre la monnaie commune et aussi le milieu financier anglo-saxon qui ne supporte pas la concurrence de l'euro ». Pour ce qui nous concerne, nous pouvons être fiers de ce que l'on a construit.
Sur le Brexit, il faut aller plus loin, pour ne pas fragiliser l'édifice européen et montrer qu'il y a moins d'avantages à être en dehors, que dans l'Union européenne. Les États membres ne peuvent se désunir de la négociation avec les Britanniques, la commission a obtenu délégation avant que le Conseil européen ne soit saisi : une fois que celui-ci a la main, il la garde. Est-ce bien la conception française, monsieur le ministre ? Le président de la République a semblé dire que la commission négocierait...
La sortie du Royaume-Uni nous inquiète aussi pour ses conséquences sur l'Irlande, pacifiée par l'appartenance à l'Union européenne. (M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, approuve) Le Gouvernement britannique en place n'a pas été désigné pour négocier le statut de l'Irlande du Nord dans l'Union européenne.
Au Levant, traiter les effets de la crise sans en examiner les causes, nous rappelait Nathalie Goulet, hier, c'est se dédouaner : cela nous donne à réfléchir sur notre rôle à l'extérieur, comme à l'intérieur de nos frontières...
Le Sénat a été précurseur pour la recherche d'une solution en Ukraine. C'est une condition pour lever les sanctions contre la Russie et reprendre des relations normales avec les Russes.
La France a tout son rôle à jouer, cela suppose un engagement fort du président de la République - je me demande à cet égard si l'épisode de la non-inauguration de l'église orthodoxe était bien nécessaire, peut-être nous le direz-vous monsieur le ministre ! (Applaudissements au centre et à droite, ainsi qu'au banc de la commission)
M. André Gattolin . - Je me réjouis de l'inscription à l'ordre du jour du Conseil européen de la révision des instruments de la négociation commerciale - cela concerne en tout premier lieu la Chine, enjeu majeur pour notre pays trop peu débattu.
Le 11 décembre prochain, quinze ans après l'admission de la Chine à l'OMC, des mesures anti-dumping pourraient devenir indispensables car la Chine réclame bruyamment d'obtenir le statut d'économie de marché, alors qu'il s'agit d'un capitalisme d'État. Cette demande pourrait s'expliquer par le ralentissement économique qu'elle connait. Si nous l'acceptons, nous perdrons la possibilité d'appliquer le calcul de mesures anti-dumping dit du « pays analogue » qui est bien plus favorable au pays qui s'estime être lésé que les règles de l'OMC qui ont cours entre pays relevant du statut d'économie de marché. Mais si nous refusons, nous pourrions souffrir de mesures de rétorsion. Le Centre d'études prospectives et d'informations internationales estime que la production industrielle européenne baisserait entre 1,8 et 23 milliards d'euros par rapport à la production totale en 2015. Les secteurs les plus touchés seraient la sidérurgie, les céramiques ou les énergies renouvelables.
Alors que nous savons depuis quinze ans que ce moment viendrait, la position de l'Union européenne ne semble toujours pas arrêtée. Dans une résolution du 12 mai dernier, le Parlement européen s'est opposé à la reconnaissance du statut d'économie de marché. La Commission semblerait chercher à réviser le règlement anti-dumping pour supprimer la liste des économies étatisées, au profit d'un traitement au cas par cas avec possibilité de maintenir des droits élevés quand l'État intervient.
Le Parlement européen a protesté, estimant ne pas avoir été consulté. La position de la Commission ne serait-elle pas un tour de passe-passe ?
Une autre réforme, engagée depuis trois ans, contribuerait à rendre plus robustes nos défenses commerciales : celle du règlement sur les instruments de défense commerciale. Elle est bloquée par un certain nombre de pays réfractaires tandis que la France défend ce dossier, tout comme l'Italie, l'Allemagne, le Parlement européen et quelques autres. Il faut tout faire pour aboutir sans délai.
Le rêve européen d'un monde de paix et de prospérité est en panne. Nous le vendons avec l'idée d'une Europe qui protège, peu à même de convaincre nos concitoyens quand l'Union est incapable de nous protéger de l'agressivité commerciale de la Chine et quand tous les secteurs qui protègent relèvent de l'unanimité.
Je ne suis pas le seul à être déçu par le sommet de Bratislava. Certains considèrent qu'une refondation de l'Europe est impossible dans une année électorale pour la France et l'Allemagne. Mais sans débat, ce sont les anti-européens qui gagneront ! (Applaudissements sur divers bancs)
M. Simon Sutour . - Le Conseil européen de demain et après-demain est d'une importance particulière de par ses thèmes : flux migratoire, Ceta et relations avec la Russie - sur lesquels le Sénat a voté une résolution qui dit sa position. Notre souhait est de continuer à travailler. Le Brexit devrait aussi occuper les 28 chefs d'État et de Gouvernement, puisque nous connaissons désormais le calendrier de retrait.
L'Europe n'agit malheureusement qu'au coup par coup. Il faut aujourd'hui, comme hier, la refonder. Schengen a favorisé l'intégration des économies européennes. Avec le corps européen des garde-côtes et garde-frontières, Frontex a enfin les moyens de sa mission. La bonne volonté des États membres n'avait pas suffi en 2015.
L'Europe ne doit pas être une forteresse repliée sur un mini-Schengen. L'Europe qui protège, c'est celle de l'accueil, celle des droits humains, qui protège par une politique extérieure favorable à la paix à ses frontières.
Au 30 septembre 2016, plus de six cent trente mille nouveaux migrants sont arrivés.
L'accord avec la Turquie apparaît bien fragile. Le pays est dans une situation inquiétante du point de vue des droits fondamentaux.
Le sommet de Bratislava a décidé de la fin de la répartition des relocalisés sur le volontariat ; qu'en est-il ?
Sur le plan des négociations commerciales, de nombreux socialistes, notamment ici, défendent le juste-échange contre le libre-échange à tout crin qui n'a fait qu'accentuer les sentiments anti-européens.
Souhaitons que les choses évoluent favorablement sur le Ceta. Il faut plus de transparence sur les négociations commerciales ; sur cette question, nous pouvons tous donner un satisfecit au Gouvernement, notamment à M. Fekl.
Cet après-midi, les parlementaires britanniques que nous avons rencontrés semblaient en savoir moins que nous. Il semble toutefois que Mme May se montre intransigeante. La longue période de négociations qui s'annonce ne doit pas empêcher l'Europe de progresser vers un avenir meilleur. (Applaudissements sur les bancs des groupes socialiste et républicain, ainsi que sur quelques bancs à droite et au centre)
présidence de Mme Isabelle Debré, vice-présidente
M. Pascal Allizard . - L'Europe est cernée par un arc de crises ; 2015 fut l'année de la crise migratoire, avec un million de migrants entrés et 1 000 morts en Méditerranée.
Bien que l'État islamique soit en recul, le flux de migrants ne se tarit pas. Les solutions sont avant tout politiques. Les passeurs, ces criminels qui font des migrants des marchandises, sont-ils assez poursuivis ?
L'accord avec la Turquie a mis en lumière l'impréparation de Bruxelles face à une crise, qui l'a conduit à recourir à un pays tiers de moins en moins fiable. Que se passera-t-il si elle décide de remettre la pression ? Le Brexit et le référendum hongrois montrent que de nombreux pays n'ont pas la même vision que nous.
Face à la Russie, l'Union européenne a pris ses responsabilités. La situation n'évolue guère, malgré les efforts du Sénat. Lors de l'assemblée parlementaire de l'OSCE, la délégation ukrainienne a prétendu mener des réformes. Qu'en est-il ? À Moscou, Vladimir Poutine renforce sa popularité auprès de sa population par son attitude solitaire et fière. Jusqu'à ce que sa puissance ne s'effondre.
Les dirigeants russes ont-ils toujours la retenue de leurs prédécesseurs quant à l'arme nucléaire ? Les exercices à Kaliningrad ou le passage de bombardiers russes près des côtes françaises sont inquiétants.
Un élargissement trop rapide à l'Est et un partenariat oriental mal géré pourraient avoir été le résultat d'un aveuglement d'une Europe technocratique sur les frustrations post-soviétiques.
En Géorgie, les élections législatives montrent la position constante du pays en faveur de l'Union européenne et de l'OTAN.
Que penser de la rupture par la Pologne du contrat d'armement d'Airbus ? Si la vigilance à l'égard de la Russie doit être ferme, les principales menaces sont le Brexit et le terrorisme. Il faut une coopération renforcée. (Applaudissements à droite)
M. David Rachline . - Face à une pression migratoire toujours plus forte, il est plus que temps que l'Union européenne entende l'aspiration des peuples à reprendre en main leur destin, dont témoignent les élections, comme en France, où le Front national arrive en première position aux élections européennes : partout, le « modèle européen » est repoussé ! Schengen est une chimère sur laquelle il faut revenir. La déstabilisation de certains pays créant le terrorisme, vous y avez participé, droite et gauche confondues. Nous regrettons les nouveaux garde-côtes européens, toujours plus intrusifs, reproduisant les mêmes échecs. Nos forces de sécurité devraient plutôt être autorisées à aller dans les eaux des pays de départ, y arrêter les passeurs. Loin du mirage de l'Eldorado, il faut donner aux migrants une vision réaliste de nos sociétés, en particulier le chômage massif, qui doit nous amener à favoriser les Français - je vous rappelle que 5 millions de Français vivent sous le seuil de la pauvreté - qui ne disposent pas des moyens alloués aux migrants.
Le Ceta, petit frère du Tafta, est la même catastrophe et le Gouvernement le soutient. C'est pourtant la même chose ! (M. François Marc proteste). Pourquoi laisser le secteur agricole en faillite, comme la mer ou la forêt ? Comment imaginer que des tribunaux privés seraient au-dessus des lois.
M. Daniel Raoul. - N'importe quoi !
M. David Rachline. - Vous faites tout cela dans le dos des Français, comme d'habitude.
Votre atlantisme aveugle conduit la France à mener une politique contraire à ses intérêts, contre la Russie, nation avec laquelle elle a des liens depuis des siècles. Il est temps que cessent ces politiques contre le peuple !
M. Michel Billout . - Le groupe CRC a proposé une résolution sur le Ceta, qui pourrait être signé dans huit jours. L'audition de M. Fekl fut une bonne chose, mais il est regrettable que notre proposition de résolution n'ait pas été adoptée, pas plus que son homologue à l'Assemblée nationale, pourtant reprenant les termes d'une lettre signée par cent députés.
Nous ne sommes en rien défavorables par principe aux accords commerciaux internationaux. Notre position est partagée par 62 % des Français, qui veulent cesser les négociations, et par de nombreux manifestants allemands ou belges. Cet accord a été négocié en secret, sans étude d'impact, alors que ses conséquences seraient très graves. Son application provisoire serait effective dès la signature pour les secteurs relevant de la compétence communautaire. La déclaration interprétative n'a aucun caractère contraignant.
Le recours à une commission arbitrale continue à inquiéter. Il faut certes se réjouir de la révision du règlement des contentieux, à laquelle la France a beaucoup contribué. (M. Jean Bizet approuve) Mais le texte ne précise ni l'appel, ni des mesures anti-contournement. Onze spécialistes canadiens, l'association allemande des juges considèrent que ce dispositif altère l'édifice juridique de l'Union européenne : une multinationale pourra poursuivre des États.
Il n'y a pas dans le Ceta de référence au principe de précaution, pas plus que dans la déclaration interprétative.
Le Canada ne reconnaîtrait que certaines indications géographiques, à peine le quart : plusieurs de nos filières agricoles sont menacées, en particulier nos éleveurs. Le Ceta pourrait ouvrir la voie d'une exploitation du gaz de schiste et des sables bitumeux, pense la fondation Nicolas Hulot.
Cet accord n'est donc pas acceptable en l'état, comme le pensent les parlements de la Wallonie et de Bruxelles. L'ultimatum lancé par la commission à un État souverain n'est vraiment pas bienvenu, à une époque où l'Union européenne souffre d'une crise de légitimité.
Le Ceta serait la meilleure garantie contre un accord avec les États-Unis ? Avec une telle opacité, c'est évidemment plus que douteux !
M. Christian Cambon, vice-président de la commission des affaires étrangères . - L'Europe traverse une crise sans précédent. Je ne reviendrai pas sur l'annulation désolante de la visite du président russe... La diplomatie française devrait au contraire se concentrer sur la reprise des négociations. Pour négocier, il faut se parler - c'est la base de la diplomatie.
Nous sommes en désaccord profond lorsque, soutenant Assad, la Russie écrase 300 000 civils sous un déluge de bombes. Mais la solution en Syrie sera politique.
Le format « de Normandie » n'a pas permis une pleine application des accords de Minsk, ni le règlement du conflit ukrainien, d'où la reconduction des sanctions l'été dernier. Il faut certes noter des avancées mais le processus est fragile. Le volet politique et institutionnel n'enregistre aucun progrès. L'Europe doit retrouver les voies du dialogue avec la Russie.
L'Union européenne n'est plus dans la tourmente dans laquelle elle se trouvait face à l'arrivée massive de migrants en 2015. Mais les flux n'ont pas disparu : les filières de passeurs se reconstituent. Sur ce dossier migratoire, il y a une forte attente des opinions après une année 2015 durant laquelle l'Union européenne a donné l'impression d'avoir perdu le contrôle de la situation migratoire.
Le renforcement des frontières extérieures de l'Union européenne est une bonne chose. L'inauguration de la nouvelle agence européenne de garde-frontières, dotée de moyens renforcés et d'une plus grande capacité d'action, est une première avancée. Il faudra aussi passer des accords avec des pays tiers. Où en est-on ?
La politique commerciale est devenue l'un des talons d'Achille de l'Union européenne. La France a demandé l'arrêt des négociations avec les États-Unis ; elle est favorable au Ceta et à son application provisoire. C'est contesté partout en Europe. Or le retour d'un discours protectionniste n'est pas une bonne nouvelle alors qu'un emploi sur sept dépend des exportations.
Le blocage sur le TTIP semble difficilement dépassable. C'est très différent pour le Ceta. L'Union européenne ne doit pas pour autant pécher par excès de naïveté. Ses citoyens veulent une Union qui défende ses intérêts y compris dans les négociations commerciales, comme font l'Inde et la Chine. L'Union européenne accordera-t-elle à la Chine le statut d'économie de marché ? Une riposte juridique doit être envisagée contre les amendes prononcées par la justice américaine au nom de l'extraterritorialité de ses lois. (Applaudissements à droite et au centre)
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes . - D'une ampleur inédite, la crise migratoire a révélé les faiblesses de l'Europe, qui a été prise au dépourvu. La création d'une nouvelle agence remplaçant Frontex est une bonne nouvelle, avec son démarrage le 6 octobre en Bulgarie.
Il y a urgence à agir pour montrer que l'Union européenne reprend la question en main. L'Union européenne est désunie : le groupe de Visegrad exprime des frustrations. Le Conseil européen doit faire prévaloir la solidarité, autant que la subsidiarité. L'Union européenne doit enfin se comporter en puissance. L'Union pour la Méditerranée pourrait être un cadre intéressant.
La transparence des négociations commerciales est indispensable. L'Europe a intérêt à conclure des accords commerciaux, à condition qu'elle défende ses intérêts. L'extraterritorialité des lois américaines est inacceptable ; le Sénat s'est honoré à fournir à M. Fekl une expertise dont il s'est saisi sur cette question.
C'est en se comportant en puissance - comme sur les indications géographiques - que l'Europe se fera respecter. Mais il faudrait des études d'impact sur les différents secteurs.
Je suis préoccupé par le retour à un climat de guerre froide avec la Russie. Si cette dernière a sa part de responsabilité, gardons-nous d'instaurer des relations fondées sur les sanctions. C'est l'intérêt de la France et de l'Union européenne de rétablir des relations de confiance avec ce grand pays avec lequel nous avons des intérêts en commun. La résolution du Sénat pourrait inspirer le Gouvernement. (Applaudissements)
M. Harlem Désir, secrétaire d'État . - les questions sont nombreuses, dans ce très bon débat. La solidarité, oui, est en jeu dans les mécanismes de relocalisations : leur nombre est de 5 553, 1 366 depuis l'Italie, la France a relocalisé 40 % du total depuis la Grèce, 25 % depuis l'Italie. La France a pris sa part. La solidarité n'est pas flexible, car c'est un principe fondateur de l'Union européenne, tous les États membres doivent prendre leur part dans la relocalisation de même que tous les États ont, peu ou prou, bénéficié de la solidarité financière dans leur territoire.
M. Pozzo di Borgo s'interroge sur le rôle des différentes institutions dans les négociations sur le Brexit. La procédure de l'article 50 est claire : une fois la décision de retrait annoncée, le Conseil définira les orientations de négociation sur la base d'une recommandation de la Commission européenne ; celle-ci négociera, le Conseil européen sera représenté dans l'équipe de négociation - Michel Barnier est pressenti pour diriger l'ensemble.
La France, monsieur Gattolin, a demandé avec six autres pays la réforme de nos instruments de défense commerciale, pour faire face à la crise de l'acier liée à la surproduction chinoise. L'enjeu, c'est le mode de calcul des droits antidumping. Le Conseil fixera des orientations, et ses conclusions seront claires : l'Union européenne doit être armée.
Avec la Russie, le dialogue est difficile mais nécessaire ; il se poursuivra ce soir même à Dublin. L'urgence, en Syrie, est l'arrêt des bombardements à Alep ; la France a très fortement regretté le blocage russe aux Nations unies, et cette position sera rappelée par le Conseil européen. Enfin l'Ukraine, la mise en oeuvre de l'accord de Minsk avance trop lentement ; la réunion au format Normandie, ce soir, est la première depuis un an, nous en espérons des avancées.
Le Ceta, loin d'être un cheval de Troie du TTIP, est un modèle de ce que nous pouvons obtenir d?un accord commercial bilatéral. Nous avons obtenu aussi bien la protection des indications géographiques et la réciprocité de l'accès aux marchés publics qu'un mécanisme de règlement des différends qui reste sous le contrôle des autorités publiques. La déclaration interprétative démontre que rien dans l'accord ne peut remettre en cause nos normes sociales, environnementales, donc la COP 21, et que le mécanisme d'arbitrage ne pourra conduire à la condamnation d'un pays dont la législation aurait évolué dans ces domaines.
L'Union a toutes les raisons de vouloir élargir ses échanges commerciaux, et nous voulons nous appuyer sur ces résultats dans les négociations à venir.
Le Parlement est consulté, notamment par le biais du comité stratégique mis en place par Matthias Fekl.
L'Europe doit s'affirmer comme une puissance, pour faire face aux crises auxquelles elle est confrontée et répondre aux préoccupations des citoyens européens.
Débat interactif
Mme Pascale Gruny . - Le 24 juin dernier, le Royaume-Uni a choisi de quitter l'Union européenne. La frontière franco-britannique redevenant une frontière extérieure de l'Union, il est impératif de renégocier les accords du Touquet : pourquoi la France se chargerait-elle d'appliquer la politique migratoire d'un pays tiers ?
Ayons le courage de la vérité : tant que les migrants penseront trouver du travail sans en avoir le droit en Grande-Bretagne, ils se presseront sur nos côtes. C'était déjà le cas à Sangatte.
Votre manque de fermeté crée un appel d'air, alors qu'il faut reconduire les illégaux. Un certain Manuel Valls, alors ministre de l'intérieur, avait affirmé en décembre 2013 vouloir renégocier certains aspects des accords du Touquet. Qu'attendez-vous ?
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. - Les accords du Touquet ont été signés, avec raison, par un précédent Gouvernement, car faute d'accord, les incidents seraient bien plus nombreux dans le tunnel sous la Manche, qui a facilité le franchissement de la frontière. Des migrants s'y engageraient, avant d'être renvoyés... Cependant, ces accords n'ont pas fonctionné convenablement et c'est pourquoi Manuel Valls et Bernard Cazeneuve se sont employés à les renégocier lors du sommet d'Amiens, obtenant un renforcement de la coopération britannique, le financement d'équipements, une plus grande présence policière britannique... À présent, les Britanniques doivent accueillir les mineurs isolés, et les réfugiés doivent être accueillis en France dignement. Nous démantelons la « jungle », en conséquence. Prétendre que l'on combattrait plus efficacement l'immigration illégale en dénonçant les accords du Touquet n'est pas responsable.
Mme Patricia Schillinger . - La jeunesse qui a subi la crise avec violence est gagnée par l'euroscepticisme, voire l'europhobie, alors qu'elle est notre avenir et notre priorité. La France s'est battue pour la garantie Jeunes, qui a bénéficié à 14 millions de jeunes Européens depuis 2013, et dont la Cour des comptes a salué l'application au niveau national : le taux de sortie vers l'emploi est évalué à 50 %, les besoins à 21 milliards d'euros. Or la Commission européenne ne propose que 2 milliards sur la période 2017-2020. À l'approche de la révision du cadre financier pluriannuel, la France donnera-t-elle de la voix ?
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. - Il faut des moyens supplémentaires à ce programme. La France avait obtenu 6 milliards d'euros pour 2014-2015, le président de la République a demandé un prolongement, la Commission européenne a prévu 2 milliards d'euros supplémentaires. En France, le programme est un succès pour le retour à l'emploi. L'enjeu est de taille, alors que le taux de chômage des jeunes avoisine le double de la moyenne nationale dans de nombreux pays. Nous demanderons qu'il reste une priorité.
M. Michel Billout . - La société Eutelsat, organisation intergouvernementale créée en 1977, privatisée en 2001 - avec toutefois un capital public à 59 % -, vient de décider, sous pression du président Erdogan, d'arrêter la diffusion d'une chaîne de télévision kurde qui ne faisait pourtant l'objet d'aucune poursuite judiciaire, au moment même où son gouvernement fermait une vingtaine de télévisions et de radio. Est-ce compatible avec les valeurs européennes, au premier rang desquelles la liberté d'expression et des médias ?
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. - Eutelsat n'est pas une agence européenne, même si son histoire est liée à la construction européenne, ce qui lui impose, je le pense comme vous, de respecter les valeurs européennes. La décision que vous mentionnez est préoccupante. Sauf à se livrer à la propagande terroriste, à l'appel à la haine ou à la violence, une chaîne n'a aucune raison de se voir empêcher de diffuser ; il faut une discussion franche avec les responsables de cette société et les responsables turcs.
M. Henri Tandonnet . - Quel soutien la France et l'Europe comptent-elles apporter à la Jordanie, qui accueille plus de 1,5 million de réfugiés syriens malgré l'interruption de son approvisionnement énergétique et des ressources en eau notoirement insuffisante ?
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. - La Commission européenne a annoncé un « compact », un partenariat spécial avec la Jordanie comportant des aides financières - à la scolarisation des enfants réfugiés notamment - et un volet économique, avec l'ouverture du marché européen aux entreprises jordaniennes implantées dans les camps. Nous veillerons naturellement à ce qu'il ne porte pas atteinte aux intérêts européens.
La Jordanie mérite notre soutien. En proportion de sa population, elle accueille plus de réfugiés que la Turquie, et son économie est plus fragile.
M. Gérard Bailly . - Le 27 octobre, le Ceta doit être signé, le Gouvernement s'en réjouit. Le Premier ministre a salué son « judicieux équilibre » et M. Fekl parle d'un bon accord pour l'agriculture française, les Canadiens ayant reconnu 42 de nos appellations protégées. Je m'inquiète cependant, comme président du groupe d'études sur l'élevage : le contingent de viande bovine à droits de douane nuls consenti aux Canadiens serait augmenté de 50 000 tonnes, en plus de l'ancien contingent de 15 000 tonnes. Au total, 65 000 tonnes sur les 400 000 du segment de la viande d'aloyau, le plus rémunérateur.
Le Brexit aggravera les choses, puisqu'il faudra absorber cet excédent à vingt-huit au lieu de vingt-sept...
Alors que les éleveurs français traversent l'une des plus graves crises de leur histoire, que le marché français est saturé, comment pourront-ils faire face à cette concurrence déloyale, venant d'un pays où les bovins sont élevés avec des OGM et des antibiotiques ? Passez-vous les éleveurs par pertes et profits ? Ou bien pouvez-vous exclure la viande bovine du Ceta ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. - Le Gouvernement sera très attentif à ce que l'élevage français - et européen - ne soit pas affecté par le Ceta. C'est la première fois qu'un accord commercial mentionne autant d'indications géographiques.
Des fédérations s'inquiètent du Brexit, mais il en sera tenu compte, les contingents du Ceta seront adaptés en conséquence. Soyez assuré que l'élevage français n'a rien à craindre du Ceta, qui lui offrira au contraire de nouveaux débouchés.
M. Roland Courteau . - Alors que la France a annoncé vouloir mettre un terme à la négociation sur le Tafta, Angela Merkel a déclaré le 5 octobre vouloir la poursuivre aussi longtemps que possible. Nous avons été choqués, mais guère surpris, car l'industrie allemande est à la manoeuvre... De fait, la Commission européenne continue. Cela va-t-il durer ? Quelle sera la position française au prochain Conseil européen sur ce point ?
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. - Les appréciations sur le Tafta diffèrent selon les États membres. La France a considéré que le compte n'y était pas, les Américains n'ayant guère tenu compte de nos exigences, sur les marchés publics comme sur les indications géographiques ou l'arbitrage. Nous avons donc demandé à reprendre les discussions sur d'autres bases. D'autres États membres souhaitent continuer.
Nous sommes en revanche tombés d'accord pour refuser un « petit accord », conclu en urgence avant la fin de l'année.
En tout état de cause, il ne peut y avoir d'accord sans la France, sans ratification par le Parlement français : vous en serez donc saisi.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes . - Je salue la qualité de nos débats. S'il est vrai que le Ceta est globalement très équilibré, le nouveau contingent de viande bovine pourrait effectivement déstabiliser la filière, d'autant qu'il englobe les morceaux nobles. Il faudra revoir la segmentation du marché. En revanche, des assurances nous ont été données sur le fait que la quote-part britannique sera déduite des 65 000 tonnes. Avec le président Larcher, j'irai voir le président Juncker le 14 novembre pour évoquer la réforme de la PAC. Nous aurions intérêt à jouer la carte de l'aide alimentaire, que concernent 80 % des subventions américaines.
Certains de nos collègues, malheureusement, ne saisissent pas bien l'utilité ni la portée des accords commerciaux. Ceux-ci servent d'exutoires aux gens qui accusent la mondialisation de tous les maux, et donnent l'occasion à certains commentateurs, les Hulot et les Bové, de donner libre cours à leur malhonnêteté intellectuelle. Afin de couper court à ces manipulations, je milite pour une approche ex ante, les parlements étant chargés de fixer à l'avance les lignes rouges. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)
La séance, suspendue à 20 h 55, reprend à 22 h 25.