Débat sur la gouvernance mondiale de l'internet
Mme la présidente. - L'ordre du jour appelle un débat sur les conclusions du rapport de la mission commune d'information sur le nouveau rôle et la nouvelle stratégie pour l'Union européenne dans la gouvernance mondiale de l'internet.
Mme Catherine Morin-Desailly, pour le groupe UDI-UC . - L'internet a vu le jour dans les années 60 aux États-Unis. Si son succès est devenu planétaire, c'est en revanche grâce au web né en Europe. Celui que nous consommons en 2014 est pourtant très américain. Trop longtemps, notre vieux continent n'a pas pris la mesure des enjeux et de la puissance transformatrice de cette technologie. Heureusement, les révélations d'Edward Snowden ont fait de l'internet un sujet politique.
Je me réjouis que mon groupe politique, l'UDI-UC, ait exercé son droit de tirage pour y consacrer une mission commune d'information. J'ai eu l'honneur d'en être le rapporteur, M. Gorce d'en être le président -je lui rends hommage. Le temps est venu de partager nos conclusions.
De la notion ambigüe de gouvernance de l'internet -gestion technique mais aussi régulation-, je retiendrai la définition du Sommet mondial sur la société de l'information de 2005 : « L'élaboration et l'application par les États, le secteur privé et la société civile, dans le cadre de leur rôle respectif, de principes, normes, règles, procédures de prise de décision et programmes communs propres à modeler l'évolution et l'utilisation de l'internet ».
Quelles instances ? Comment doivent-elles fonctionner ? Comment concilier la liberté d'une part, la protection des données personnelles, la lutte contre la cybercriminalité et contre les menaces pour la diversité culturelle d'autre part ? Comment prévenir la fragmentation de l'internet en espaces nationaux, voire régionaux ? Comment éviter que sa gouvernance ne devienne le terrain d'un nouvel affrontement ? De fait, l'affaire Snowden a fait tomber le mythe originel. Internet facilite la surveillance massive et fait apparaître de nouvelles vulnérabilités. L'effet de réseau est à l'origine d'une hypercentralisation au profit de quelques grands groupes et l'Europe apparaît plus que jamais comme une « colonie du monde numérique ».
La gouvernance de l'internet présente le même caractère distribué que le réseau. Une pléthore d'enceintes (Icann, IETF, IAB, W3C...) participent à la régulation. Ce système informel a fait la preuve de son efficacité ; comme le résument certains : « Nous refusons les rois, les présidents et les votes. Nous croyons au consensus approximatif et au code qui marche ». Pour des raisons historiques, la gouvernance est de facto américaine : dix des treize serveurs racines sont aux États-Unis ; surtout, l'Icann (Internet corporation for assigned names and numbers) est une société de droit californien, sous supervision du département du commerce américain. En proie aux conflits d'intérêts, elle fonctionne de manière trop opaque. Or la gestion des noms de domaine a d'importantes conséquences économiques et politiques. Le cas du « .vin » et du « .wine » en est une illustration.
La contestation de l'hégémonie américaine a conduit à la création de l'internet governance forum. Il se réunit chaque année mais son bilan est médiocre. Et, en décembre 2012, à la réunion de Dubaï, l'opposition s'est cristallisée entre les tenants d'une reprise en main étatique de la gouvernance de l'internet et ceux qui plaidaient pour une gouvernance multi-acteurs. La parole européenne reste peu audible : portée par la seule Commission européenne, elle n'est pas assumée par le Conseil. Et pour les États-Unis, tous ceux qui interrogent le statu quo sont des ennemis de la liberté.
Mais depuis les révélations de Snowden, la position américaine ne tient plus. Les États-Unis ont perdu leur magistère moral sur l'internet, au risque d'accélérer sa fragmentation. C'est en octobre 2013 que la mondialisation de la supervision du fichier racine a été mise à l'ordre du jour et en mars 2014 que l'administration américaine a annoncé son intention d'abandonner sa tutelle sur le système. La conférence NETmundial de Sao Paulo a finalement consacré certains principes et valeurs fondamentaux ; elle condamne la surveillance en ligne, sans renoncer pour autant à l'unicité et l'ouverture de l'internet. Mais le rôle des États doit encore être précisé : la réforme de la gouvernance de l'internet reste à mener.
Notre mission commune d'information appelle l'Europe à jouer un rôle de médiateur dans cette nouvelle gouvernance. Nous plaidons pour la transformation du Forum pour la gouvernance de l'internet en Conseil mondial de l'internet, la refondation de l'Icann en une société de droit international. Notre proposition de résolution européenne rassemble ces conclusions. Pour que l'Europe soit crédible, il faut qu'elle reprenne en main son destin numérique, y compris en matière fiscale et culturelle.
À l'ère du cloud et du big data, nous sommes rentrés des États-Unis avec la conviction que l'Europe doit conforter son modèle de protection des données personnelles -ce peut d'ailleurs être un avantage comparatif.
M. Jean Bizet. - Très bien.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Distinguons cette question de celle des négociations sur le traité de libre-échange. L'Europe doit promouvoir les clusters européens, un cloud européen sécurisé et ouvert, les noms des domaines en « .fr » et en « .eu », faciliter l'émergence de champions européens, mobiliser davantage les citoyens dès l'école, améliorer l'encadrement légal : cette ambition donnera à l'Europe la possibilité de défendre sa vision par une diplomatie exigeante, appuyée sur une doctrine claire. Le président Juncker en semble convaincu. Internet invite à repenser la souveraineté sous une forme dynamique, autour d'une communauté de valeurs. À cet égard, madame la ministre, je regrette le silence de la France lors de l'affaire Snowden, à la différence de l'Allemagne.
Le moment est stratégique : tout se joue maintenant alors que l'Icann se prépare à devenir indépendante. J'espère que le Gouvernement s'appuiera sur les travaux que le Sénat a engagés depuis deux ans. (Applaudissements au centre et à droite)
M. André Gattolin . - Je salue l'impressionnant travail accompli par notre mission commune d'information, en particulier par Mme Morin-Desailly et M. Gorce qui, sur ce sujet, sont loin d'en être à leur coup d'essai. Chantier passionnant que cette étude qui se conclut par un rapport de 400 pages, riche de 62 propositions -400 pages d'annexes.
Parmi les moments forts de nos travaux, l'audition du philosophe Michel Serres qui s'est efforcé de replacer l'internet dans l'histoire des échanges humains. La question posée par internet dépasse son aspect technique ; nous sommes au coeur d'une transformation venue par la connaissance qui bouleverse l'ensemble des connaissances. Autre exemple, notre rencontre avec le député écologiste allemand Hans Christian Schmidt à Berlin, l'une des rares personnes qui se soient entretenues avec Snowden depuis le scandale. « Devons-nous éteindre nos portables ? » À cette question naïve, il a répondu par la négative : c'est inutile, l'ambassade des États-Unis est à moins de 500 mètres du Bundestag et de la Chancellerie ; les services secrets américains n'ont pas besoin de cela pour écouter nos discussions... Édifiant !
M. Jean Bizet. - Inquiétant !
M. André Gattolin. - Sous prétexte d'autogouvernance, ce sont les Américains qui dominent. Devant le risque d'une balkanisation de l'internet, ils commencent cependant à mettre de l'eau dans leur vin -hélas, ce n'est qu'une goutte dans l'océan... Quand personne ne veut non plus d'un internet à la chinoise, l'Europe ne peut plus être une colonie du monde numérique. Sa passivité durant toutes ces années est coupable, elle doit désormais développer une politique commune du numérique, faire évoluer ses règles de concurrence pour favoriser l'émergence de grands acteurs européens. Elle doit faire vivre le meilleur de ses valeurs dans la régulation et s'en donner les moyens. (Applaudissements)
M. Michel Billout . - Je salue à mon tour l'excellent travail de la mission d'information. En quelques décennies, internet s'est imposé dans nos vies et a profondément transformé la société ; cela continuera à un rythme effréné. La gouvernance de l'internet est aux mains des grands acteurs privés, surtout américains. Il est temps d'envisager cette question comme un véritable sujet politique pour les citoyens et leurs représentants. La gestion des noms de domaine, par exemple, devrait être aux mains d'un organisme international public. Actuellement, les États ont seulement une voix consultative.
Autorégulation rime trop souvent avec optimisation fiscale, menaces sur les libertés individuelles ou nos modèles culturels. Il a fallu attendre novembre 2013 pour que l'ONU adopte une résolution sur le respect de la vie privée à l'ère du numérique. C'était après l'affaire Snowden. L'Europe a avancé mais doit aller plus loin. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme de 2014 constitue un progrès indéniable pour la protection des données personnelles. Autre principe à consacrer, celui de l'égal accès au réseau. Au-delà se posent des questions fiscales et économiques.
Les géants de l'internet, au moyen de montages financiers complexes et de leur localisation, échappent à l'essentiel de leur impôt.
L'harmonisation fiscale est une nécessité, comme la réforme de la TVA sur les services électroniques et de télécommunication -pourquoi ménager un régime transitoire entre 2015 et 2019 ?- et l'alignement des taux de TVA des biens et services culturels numériques et physiques. Il importe aussi, comme le propose le rapport, de faciliter l'accès au financement des entreprises européennes et le développement de clusters dans le secteur numérique, mais les aides publiques devront être accordées sous conditions et pas sans contreparties.
Si nous ne voulons pas que les conclusions de ce rapport,que le groupe CRC partage pour la plupart, restent lettre morte, nous devons refuser l'accord de libre-échange entre l'Europe et les États-Unis, qui est dans l'intérêt des grands groupes au détriment de la souveraineté des États. (Applaudissements à gauche)
M. Jean-Claude Requier . - Internet a ouvert de nouveaux horizons, planétaires, avec son réseau en toile d'araignée et ses enjeux économiques et politiques. Pas moins de 40 % de la population mondiale est connectée, le commerce électronique a généré un chiffre d'affaires de 1 221 milliards de dollars en 2013.
Alors que l'internet est né comme un espace libre, il est trusté, disons-le, par l'Icann, et donc par les États-Unis, ce qui menace nos intérêts. Il faut le dire, l'Europe s'est laissée distancer. L'extension en « .wine », le Sénat l'a bien vu, représente un danger pour notre filière vitivinicole. La bataille est loin d'être gagnée, même si l'Italie, qui préside l'Union, a fait de cette question un sujet d'importance.
Autre effet de cette domination et de l'absence de régulation, la question fiscale : les grands groupes de l'internet, Google et consorts, se jouent de l'absence d'harmonisation de nos règles. On peut se réjouir que le G 20 ait pris la mesure des enjeux. Enfin, le big brother d'Orwell n'est plus de la science-fiction ; le témoignage de M. Gattolin tout à l'heure faisait froid dans le dos.
Il est temps que l'Europe reprenne son destin numérique en main. Elle a un atout : ses valeurs démocratiques. Elle doit développer une stratégie industrielle, juridique, politique pour rééquilibrer la gouvernance d'internet, plutôt que d'édicter des normes sur le lait cru et la puissance des aspirateurs.
La mission d'information fait 62 propositions, pour l'essentiel pertinentes. L'Europe doit être capable d'anticiper les évolutions technologiques si elle ne veut pas devenir, au mauvais sens du terme, le vieux continent.
M. Olivier Cadic . - Au sommet de la pyramide est placé Big brother. Big brother est infaillible et tout-puissant. 1984, de George Orwell, est devenu réalité quand a éclaté l'affaire Snowden. C'est à la lumière de cet événement qu'il faut replacer l'initiative de Mme Morin-Desailly de créer une mission commune d'information.
Pour l'instant, nous devons le constater, nous sommes les grands perdants. Quand je dis « nous », je pense à tous les pays européens. De fait, nous sommes partis dans cette bataille en ordre dispersé. Seule une approche européenne nous apportera la taille critique pour discuter avec les géants américains du web. Ce discours européen de la part du groupe centriste n'étonnera pas : plus qu'une secrétaire d'État au numérique, nous avons besoin qu'un responsable européen mène la discussion avec les États-Unis.
La National Security Agency (NSA) est le cerveau -le parti intérieur de 1984. Pour espionner, elle s'appuie sur les données collectées par les « mains de l'État » -encore Orwell- que sont Google et autres géants, contraints par une législation interne très efficace.
Internet conduit à une modification radicale du paysage économique : 80 % de l'économie française est irriguée par le numérique, 300 milliards d'e-mails sont échangés chaque jour dans le monde. Face à cela, l'Europe doit miser sur son unité, comme le disait Mme Morin-Desailly dès 2013, pour peser dans la gouvernance de l'internet. Celle-ci doit reposer sur un traité international, une sorte de Magna carta seule à même de garantir que cet espace reste libre et neutre. Le concepteur du web l'affirme aujourd'hui.
Autre sujet d'importance, la protection des données personnelles que l'essor des objets connectés, demain, rend encore plus indispensable. Votre montre connectée pourrait donner des informations sur votre santé à un organisme de crédit qui modulerait ses prestations en conséquence.
Enfin, si les services de renseignements doivent continuer d'effectuer leur office pour lutter contre le terrorisme et la criminalité, il faut un cadre européen pour encadrer leur action, car la France seule ne peut rien. En cette période de doute, l'UC-UDI réaffirme sa conviction européenne...
Le défi numérique est l'occasion de présenter la construction européenne comme un facteur de progrès et de protection. (Applaudissements au centre et sur plusieurs bancs à droite)
M. Philippe Marini . - Les technologies numériques font exploser beaucoup de choses... Elles remettent en cause habitudes et concepts, ainsi que les bases de la fiscalité des États. Il est vital de reprendre l'initiative.
À mon sens, les nations ne sont pas hors du jeu : c'est dans leur cadre, en effet, que s'expriment les opinions publiques. Si le G 20 progresse sur ce sujet, c'est parce que les opinions s'en sont emparés, notamment en Grande-Bretagne : souvenez-vous des manifestations devant les Starbuck fiscalement avantagés par rapport aux pubs du coin de la rue.
En matière de droit de la concurrence, la Commission a été hésitante : il faut que la jurisprudence s'exprime. Les consultations menées par M. Almunia ont montré une aspiration à l'égalité et les propositions de la Commission européenne ont été largement repoussées par les professionnels. Alors que l'Union européenne s'est fondée sur le droit de la concurrence, la position dominante des multinationales américaines a posé un singulier problème à la machine communautaire. Il faudra saisir la Cour de justice.
S'agissant de la protection des contenus, les États avancent en ordre dispersé. La « loi Google » allemande, censée imposer aux moteurs de recherche de verser leur dû aux éditeurs de presse afin qu'ils rémunèrent les auteurs des articles, est difficile à appliquer, mais une plainte a été déposée par la société de gestion collective WG Media contre Google.
L'Espagne aussi a été novatrice, avec son mécanisme de compensation de la captation des revenus publicitaires perçus par les moteurs de recherche grâce aux fils de presse, avec, là aussi, l'intervention d'un organisme de gestion collective des droits, sous l'égide d'une agence administrative. Nos deux voisins ont donc imaginé un droit commun. Et qu'a fait la France ?
M. Bruno Sido. - Rien !
M. Philippe Marini. - Non, mais elle a préféré négocier avec Google et un accord a été conclu à l'Élysée, en présence du président de la République, entre l'entreprise et l'association de la presse d'information politique et générale : une aumône de 60 millions sur trois ans...
M. Jean Bizet. - Tout de même !
M. Philippe Marini. - ...alors que le problème est structurel ; en 2013 16 millions auraient été versés, 17 le seraient cette année. Il serait temps de penser à la phase suivante, c'est-à-dire à un droit commun !
Bien que l'opinion publique européenne n'existe pas encore, la responsabilité de l'Europe est éminente. Au-delà, c'est tout de même à l'échelle globale que doivent être réglées les questions fiscales.
Ma proposition de loi sur la rémunération des auteurs d'images fixes et photographiques, auxquelles il faut aussi s'intéresser...
M. Bruno Sido. - Oui !
M. Philippe Marini. - ...sera-t-elle bientôt inscrite à l'ordre du jour ? Elle est en droite ligne du présent rapport d'information. La Hadopi a réfléchi à la rémunération proportionnelle du partage des oeuvres en ligne et fait des propositions bienvenues. Le sujet est essentiel. Le Sénat doit être précurseur en la matière. Le monde d'aujourd'hui est le monde d'internet, tâchons de le maîtriser un peu. (Applaudissements)
M. Bruno Sido. - Très bien !
Mme Joëlle Garriaud-Maylam . - Fruit d'une innovation militaire -preuve de l'importance de la recherche dans le secteur de la défense-, l'internet reste une promesse d'échanges et de progrès. C'est une révolution spatio-temporelle car l'internet s'affranchit des distances. Une révolution économique et sociale est en marche, comme en témoigne la récente entrée à la bourse de New-York de la firme chinoise Alibaba, où elle a levé 25 milliards de dollars, avec ses 300 millions d'utilisateurs.
La France doit contribuer à l'amélioration de la gouvernance de l'internet pour stabiliser celle-ci et pérenniser les effets sociaux et économiques du web. Un new deal est nécessaire pour un internet sûr, où les droits seront garantis. D'où notre appel à un traité international. Si nécessaire, les données personnelles pourraient être transmises aux autorités d'un autre pays, mais dans un cadre strict.
Transparence, sécurité juridique, harmonisation du droit : voilà comment nous éviterons le ralentissement des progrès permis par l'internet. Les règles du jeu internet doivent être loyales et efficaces, concilier liberté civile et sécurité publique. Il importe que le projet de règlement européen aboutisse rapidement.
Ne nous y trompons pas : le renforcement de la gouvernance de l'internet, c'est aussi la lutte contre les monopoles de grands groupes qui érigent des barrières à l'entrée sur le marché d'acteurs européens, comme l'ont montré les travaux de Jean Tirole sur les marchés biface. Le récent rapport du Conseil d'État sur le numérique et les droits fondamentaux insiste lui aussi sur la loyauté des plateformes : le régulateur rejoint le prix Nobel !
Le commissaire Almunia a dû constater l'échec des discussions avec Google. Posons la question de la régulation d'un acteur qui s'apparente à une infrastructure essentielle.
L'Europe, colonie du monde numérique ? Sans aucun doute, alors qu'un géant de la Silicon Valley prétend maîtriser toute l'information du monde.
Vous avez rencontré longuement, avec le Premier ministre, les dirigeants de Google, madame la ministre. Ne cédez pas à leurs sirènes ! L'économie de marché n'est pas la soumission aux monopoles, l'innovation sans règles n'est que la dérégulation.
Quel peut être le rôle des législateurs ? La Constitution d'une mission commune d'information fut une première pierre. L'édifice demeure à construire. Mme Morin-Desailly a accompli un remarquable travail à partir duquel il nous faut avancer.
Inspirons-nous de la commission Agenda numérique du Bundestag, constituée à la demande de tous les groupes, qui s'intéresse au numérique dans tous les aspects de la vie économique, politique et sociale. Cette commission, non législative et transversale, ne concurrence pas mais aiguillonne les autres commissions. C'est aussi un signal fort adressé à l'opinion qui s'inquiète de la diffusion des données personnelles.
À l'Assemblée nationale vient d'être créée une commission ad hoc ; le Sénat, lui aussi, doit se mobiliser : pourquoi pas une délégation, un comité ou un groupe de travail pour mobiliser les experts, à l'instar de l'Opecst ?
Dans la Silicon Valley, on investit aujourd'hui dans le « corps connecté » et on a créé une structure, à l'initiative du gourou de la transhumanité, qui réunit biologistes, ingénieurs, informaticiens : c'est l'avènement de la Mobile Heath, avec l'impression des médicaments en 3D... On sait que certains pacemakers disposent déjà d'une adresse IP intégrée. Quid du stockage de ces données biologiques, y compris génomiques ? Anticipons ces évolutions au lieu d'en être submergées. (Applaudissements sur la plupart des bancs)
M. Gaëtan Gorce . - Six mois durant, la mission commune d'information a essayé de clarifier les enjeux d'une question qui était restée un peu trop en retrait du débat public jusqu'à l'affaire Snowden. C'est à nous de tracer une ligne d'action.
Dans les années 1970, nous étions largement maîtres des choses. Le nivernais Louis Pouzin nous l'a rappelé. Si les États-Unis ont repris la main, c'est grâce à une véritable stratégie. Comment faire pour que l'internet puisse redevenir un système sur lequel chacun a un droit de regard ?
Le marché européen est indispensable aux géants américains. Un règlement européen aurait donc une influence mondiale et serait utile dans les négociations transatlantiques, dites des Safe Harbor Privacy Principles, sur le transfert de données personnelles. La confiance qui reposait sur la réciprocité et fondait l'accord de 2000 a été, à l'évidence, trahie.
Sans aller jusqu'à suspendre l'accord, veillons à ce que les règles soient respectées et des voies de recours ouvertes.
La négociation sur le traité commercial transatlantique est distincte mais la question numérique doit aussi y être soulevée. Je suis inquiet car nos négociateurs montrent encore leurs faiblesses : à la différence des États-Unis, les entreprises européennes ne sont pas associées aux discussions. (M. André Gattolin renchérit)
Une coopération renforcée est nécessaire entre Européens : dommage que les propositions allemandes, émises parfois rapidement en raison de l'émotion née outre-Rhin au lendemain de la révélation que la chancelière avait été écoutée, aient été écartés. (M. Jean Bizet le déplore aussi)
J'ai eu grand plaisir à animer cette mission. Bon nombre d'entreprises, y compris américaines, nous soutiennent car leurs intérêts ne sont pas ceux de Google. Une délégation ad hoc serait utile pour une vision transversale.
Dans nos débats sur le projet de loi sur la lutte antiterroriste, nous avons pu encore vérifier que le web était en théorie un espace de liberté, conformément à ce que pensaient ses promoteurs, mais qu'en pratique, ceux qui ont pris la main sur internet cherchent à exploiter nos données, avec parfois une grande avidité.
N'ayons donc pas d'états d'âme : une reprise en main politique est nécessaire. Il ne s'agit pas d'ériger des lignes Maginot mais il est légitime que la société, dans son ensemble, fixe un cadre. (Applaudissements)
M. Jean Bizet. - Très bien !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, chargée du numérique . - Avant tout, je m'associe, au nom du Gouvernement, à l'hommage rendu par M. Gattolin au soldat tué hier à Ottawa et à sa famille. Nous nous entretiendrons des suites de cette affaire au Canada où le président de la République se rendra prochainement.
Un grand merci, madame Morin-Desailly, pour votre rapport. Le Gouvernement partage très largement vos préoccupations. À Berlin, il y a quelques jours, j'ai rencontré les membres de la nouvelle commission numérique du Bundestag et j'ai cité vos travaux, qui nous sont très utiles, comme je ne manque pas de le faire avec mes interlocuteurs du secteur privé.
Oui, nous avons pêché par naïveté à l'égard des grands acteurs de l'internet, et probablement de l'administration américaine. Lors du G 8 de 2011, nous avons déroulé le tapis rouge aux géants de l'internet... Le temps est venu de la reconquête, au niveau européen.
L'Europe s'est trop concentrée sur les barrières commerciales entre les États membres et le droit de la concurrence, sans stratégie industrielle en faveur des acteurs européens. Nos valeurs ont été insuffisamment portées. Internet est un outil de soft power. Américains, Chinois et Japonais savent bien mieux défendre leurs valeurs et intérêts.
Alors, que fait le Gouvernement ? Nous avons rompu avec la vision classique focalisée sur les infrastructures. Aujourd'hui, la France mène le combat contre l'évasion fiscale et le fera encore lors du prochain G 20 en Australie. L'issue de nos contentieux avec Google et Amazon sera observée de près car le rapport de force avec les géants de l'internet va peut-être s'inverser. Oui, madame Garriaud-Maylam, je les ai rencontrés et le Wall Street Journal a rapporté mes propos sur leurs pratiques fiscales qualifiées d'outraging.
La protection des données est une des priorités de la lettre de mission du président de la Commission européenne. Oui, il est urgent de réviser l'accord Safe harbor. J'espère que l'Europe n'hésitera pas à imposer ses règles : une dénonciation de l'accord n'est pas exclue. (M. André Gattolin approuve) Les négociateurs français du traité de libre-échange sont aussi très attentifs à la question numérique.
Sur l'abus de position dominante de Google, il semble que la prise de position commune des ministres de l'économie français et allemand ait fait fléchir le commissaire Almunia. Je rencontrerai prochainement la nouvelle commissaire en charge du dossier, après avoir eu un échange avec les responsables privés allemands, dont le groupe Springer. La France demande que la régulation des plateformes numériques soit inscrite à l'ordre du jour du Conseil européen, dès le 17 novembre à la réunion du conseil télécom de Bruxelles, et lie ce sujet à la négociation sur le marché unique des télécommunications. Il faut faire reconnaître la neutralité du net en droit européen.
La France considère aussi qu'il faut inclure les grandes plateformes numériques parmi les infrastructures vitales, au même titre que les centrales électriques et les réseaux d'eau, de communication... La possibilité doit en être offerte aux États : les discussions devraient bientôt aboutir. Nous veillons aussi à la compétitivité de nos entreprises numériques. La french tech, la prochaine métropole labellisée, nous servira de têtes de réseau pour que nos écosystèmes numériques soient attractifs.
Il s'agit de faire en sorte que nos start up se développent, embauchent et deviennent, pardonnez-moi ce terme anglais, des scalers avant de partir sur le marché américain.
Nous encourageons l'État, les collectivités locales et le réseau public à ouvrir leurs achats aux entreprises innovantes. Ce potentiel est sous-utilisé et explique notre retard par rapport aux Américains.
Sur la gouvernance de l'internet par l'ICANN, sujet complexe mais pas si ésotérique qu'il y paraît, les choses vont très vite. L'Europe ne défend pas un modèle intergouvernemental mais un système ouvert, alors que 80 % des entreprises de la Business Constituency icann sont américaines et issues du secteur de l'internet. Onze des trente membres du groupe sur la transition sont américains. J'ai porté la question de la délégation des noms de domaine. Je me suis rendue à Rio pour le sommet Net Mundial, où la France fut un peu isolée, au départ, sur la nécessité d'un modèle attractif et ouvert aux pays en développement en particulier.
Petit à petit, nous sommes davantage écoutés. L'Italie, qui préside l'Europe, en a fait une priorité de son mandat. À Milan, il y a quelques semaines, nous sommes parvenus à une déclaration commune européenne, au point que le gouvernement américain et l'ICANN s'en inquiètent. J'ai compris l'opacité du système de délégations des noms de domaines à Londres, il y a quelques mois, où, au milieu de la nuit, en pleine négociations, il m'est apparu que le Rough Consensus est en fait un droit de veto.
M. René Vandierendonck. - Eh oui !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. - Il ne faut pas que l'Europe, l'Afrique, l'Asie, les grands pays émergents se laissent enfermer dans un débat limité à la réforme de l'Icann par l'Icann. C'est pourquoi la France demande qu'un sommet soit organisé par l'ONU pour les dix ans du sommet mondial de la société de l'information, fin 2015.
S'agissant de « .vin », les fédérations viticoles françaises, rejointes par plus de 2 000 viticulteurs américains, négocient avec la société délégataire aux États-Unis une liste de délégations géographiques qui devra être respectée par tous les acteurs.
Madame Morin-Desailly, je ne partage pas votre déploration de notre supposée absence de diplomatie numérique de la France. Au contraire ! Exercer une diplomatie d'influence en la matière est une priorité du gouvernement français. Nos diplomates sont désormais très présents sur les réseaux sociaux. Nous avons lancé un projet qui intègre en open source une gestion électronique des documents. La France a rejoint une structure qui promeut la transparence internationale des open data, enceinte où nous défendons les valeurs françaises. Nous jouons complètement le jeu de la diplomatie d'influence.
Je souhaite que les principes élaborés à Net Mundial soient un jour inscrits dans un traité international. La France pousse pour qu'ils soient intégrés dans un document européen défendant les principes de liberté d'expression, d'opinion et d'information, d'accessibilité, de transparence, d'ouverture, d'équité.
Oui, le débat est philosophique et éthique. Aux États-Unis, des intérêts étroitement économiques se prévalent d'ailleurs des visions libertariennes et transhumanistes. La France doit porter ses valeurs dans ce débat, ce que je me plais à résumer en ces termes : nous sommes une Digital Republic et nos principes de liberté, d'égalité et de fraternité doivent être réitérés sous forme numérique. Je le redirai lors des journées du Wall Street Journal où je suis invitée à m'exprimer sur l'impérialisme américain en matière d'internet.
L'enjeu de l'école, de la formation est fondamental. Nos enfants sont des natifs d'internet, dont nous ne sommes que des migrants ; ils doivent être autonomes et libres demain. Le président de la République porte cette ambition. Nous travaillons à l'élaboration d'un grand plan numérique pour l'école française, pour préparer nos enfants à la révolution numérique. (Applaudissements)
Le débat est clos.