Recherche en milieu polaire (Question orale avec débat)
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion de la question orale avec débat de M. Christian Gaudin à Mme la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche sur la recherche en milieu polaire, contribution de la science au développement durable.
M. Christian Gaudin, auteur de la question. - Je remercie M. le Président du Sénat et le président du groupe UC-UDF d'avoir accepté que l'on débatte de la recherche en milieu polaire alors que la France, en cette quatrième année polaire internationale, révise ses politiques à l'aune du développement durable. Alors que le Président de la République a lancé une réflexion sur la réforme des institutions, je veux souligner combien la formule de la question orale avec débat, propre au Sénat, participe de la mission de contrôle à laquelle le Président Poncelet est si attachée. L'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, l'OPECST, s'inscrit dans cette démarche de contrôle en s'inspirant des meilleures pratiques internationales. Ainsi, le rapporteur recourt à la contribution d'experts étrangers, organise des auditions publiques contradictoires et mesure l'audience de ses rapports dans les publications de référence et auprès du Gouvernement.
Madame la ministre, huit mois après la publication du rapport sur la place de la France dans les enjeux de la recherche en milieu polaire, je souhaite vous interroger sur les suites que vous comptez donner à ce travail.
La recherche fondamentale, et plus particulièrement celle menée dans les milieux polaires, a fortement contribué à la réflexion sur le développement durable. Les découvertes réalisées aux pôles ont permis la prise de conscience d'aujourd'hui. Parmi elles, on peut citer la découverte de l'affaiblissement de la couche d'ozone en Antarctique en 1987, la mise en évidence du réchauffement climatique à partir des forages glaciaires au Groenland et en Antarctique, l'impact d'une hausse de la température sur la biodiversité -une hausse de 0,3°C entraîne, par exemple, une diminution de 10 % de certaines populations de manchots !
Un exemple moins connu illustrera la contribution au développement durable de la recherche fondamentale en milieu polaire.
Maupertuis préférait une heure de conversation avec un indigène de la Terra australis incognita plutôt qu'avec le plus grand savant d'Europe. Eh bien, je vous propose d'en rencontrer un : le pétoncle austral (sourires), cousin de la coquille Saint-Jacques, mieux connue de nos assiettes. (Sourires) J'ai obtenu le prêt de deux coquilles de pétoncle : j'en ai fait parvenir une au ministre, l'autre au président de séance.
M. le président. - Je l'ai en main.
M. Christian Gaudin. - La coquille du pétoncle, comme les arbres sur terre, est susceptible de servir de thermomètre. L'espacement entre chaque strie sur sa coquille permet de connaître la vitesse de la croissance une année donnée, croissance liée à la température. Par ailleurs, l'analyse chimique de la coquille permet de reconstituer la température. En effet, pour se former, le calcaire, dont est constitué la coquille, a besoin d'oxygène, lequel est présent sous deux formes dans la nature, l'oxygène 16 et l'oxygène 18, qui se retrouvent en densité différente selon la température.
En recherchant leur quantité dans la coquille, on fait de celle-ci un thermomètre isotopique. Ce sont là les mêmes techniques que celles que l'on emploie pour restituer le climat du passé via les forages glaciaires ou l'étude des sédiments océaniques.
La coquille de pétoncle austral, qui existe depuis trente millions d'années, n'a pas épuisé toutes ses richesses. Elle permet de mesurer la salinité de l'eau, de rechercher la présence de métaux, d'étudier la circulation océanique. Des recherches peuvent être menées sur des coquilles fossiles pour reconstituer les événements climatiques du passé, avec une précision au demi-degré. Le lien entre pôle nord et pôle sud détermine pour beaucoup l'évolution des climats. L'augmentation de l'insolation dans l'hémisphère nord déclenche le passage d'une période glaciaire à une période interglaciaire, phénomène qui se transmet, via la circulation océanique, à l'Antarctique. La formation des eaux froides profondes est le moteur de cette circulation. Or, c'est dans ces eaux que vit le pétoncle. Vous voyez que le champ d'investigation est immense. Mais pour calibrer la technique, il faut savoir comment l'animal grandit, se nourrit... et donc l'examiner in situ, dans l'un des lieux les plus froids et les plus hostiles de la planète. Qui nous dit qu'une telle recherche n'aboutira pas à de nouvelles découvertes, à l'image des avancées en matière de cancer et de maladies nosocomiales obtenues grâce à la recherche sur l'estomac du manchot ?
La recherche sur la biodiversité est une entreprise majeure, hélas insuffisamment connue. Elle est intimement liée à la recherche sur le climat et aux sciences de l'univers. L'exemple que je viens de vous donner illustre l'excellence des équipes de recherche françaises, qui méritent d'être mieux soutenues. La recherche de haut niveau a un coût, que n'ignorent pas nos concurrents. Nos équipes doivent pouvoir s'équiper et recruter selon les standards internationaux.
Comment le gouvernement prévoit-il d'articuler la recherche fondamentale avec la stratégie nationale de développement durable ? L'ambition pour le développement durable ne doit-elle pas être ambition pour la recherche ? L'expertise, à force de se vouloir indépendante, pourrait bien en venir à ignorer la reconnaissance acquise par les travaux scientifiques. Chacun connaît la parabole de l'insensé qui bâtit sa maison sur le sable quand l'homme sage la bâtit sur le roc. Ne bâtissons pas une stratégie de développement durable sur le sable de la peur de l'avenir et des progrès scientifiques. Bâtissons-là sur le roc d'une recherche de haut niveau.
Comment le gouvernement compte-t-il mettre à niveau notre présence dans les régions polaires ?
La plupart de nos partenaires ont haussé la recherche en milieu polaire au rang politique. Le polaire s'inscrit pour eux sur le même plan symbolique que l'espace ou le nucléaire civil. Un haut niveau scientifique est pour eux le symbole d'une nation développée, tenant son rang international et les succès en cette matière sont prisés pour le prestige qu'ils confèrent. Ce n'est pas autrement que l'on doit considérer l'installation d'une base américaine permanente au pôle sud depuis 1957, la récente revendication sous-marine du pôle nord par la Russie ou l'investissement de plus en plus important consenti par la Chine qui veut s'installer sur le dôme A, sommet de l'Antarctique et lieu dont on extraira sans doute la glace la plus ancienne, vieille peut-être de un million deux cent mille ans. Ce n'est pas un hasard non plus, si le nom de Vostok, mot dont je n'apprendrai pas le sens à la russophone que vous êtes, madame la ministre, est à la fois celui d'un des navires de Fabian von Bellingshausen, qui découvrit le continent Antarctique en 1820, et celui du programme spatial qui permit à Youri Gagarine d'être le premier homme dans l'espace.
Je regrette que la France n'ait pas encore pris conscience de ce qui se jouait aux hautes latitudes. Nous sommes le grand pays présent aux pôles qui dispose des moyens logistiques les plus faibles : pas de moyens aériens ; pas de navire brise-glaces ; une base Dumont-d'Urville qui a besoin d'une urgente rénovation ; un Institut polaire dont le budget est phagocyté par le financement du Marion-Dufresne, excellent navire scientifique au demeurant... Quand nos partenaires allemands nous proposent de partager un nouveau brise-glaces européen, l'Aurora Boréalis, pour marquer la présence de l'Europe en Arctique et contribuer à la construction de l'Europe scientifique, nous devons passer notre tour, faute de moyens budgétaires... Ce projet est pourtant conforme tant à nos ambitions qu'à nos intérêts. Quels moyens supplémentaires entendez-vous engager, madame la ministre, pour permettre à la France de jouer toute sa place dans ces régions ?
Qu'en est-il de notre volonté de construire une « Europe polaire », comme nous avons construit l'Europe spatiale ? En ce domaine, notre pays a déjà fait beaucoup. Au nord, nous avons, pour créer une réelle synergie, fusionné notre station de recherche du Svalbard avec la station allemande. Mais cette initiative reste en manque de reconnaissance politique. Vous marqueriez fortement les esprits, madame la ministre, en inaugurant conjointement avec votre collègue allemande cette station commune. Le deuxième pilier de la dynamique européenne est au sud, avec la station franco-italienne Concordia. Seuls quatre pays, qui seront bientôt rejoints par la Chine, appartiennent au club très fermé des pays ayant une station permanente au coeur du continent Antarctique : les États-Unis, la Russie, l'Italie et la France.
Notre ambition ne doit-elle pas être aujourd'hui de conduire des coopérations croisées, au nord comme au sud, avec nos deux partenaires européens ? L'Europe polaire, comme l'Europe spatiale, sera d'abord intergouvernementale. Elle a besoin de votre impulsion. Alors que le projet européen reste synonyme pour bon nombre de nos concitoyens, de réglementation sur le fromage au lait cru ou de TVA dans la restauration, n'est-ce pas une formidable opportunité ?
La prochaine présidence de l'Union européenne devrait nous être l'occasion de prendre des initiatives et de lancer de nouveaux chantiers en matière de recherche aux pôles. Nos partenaires y sont prêts, les circonstances le demandent, les citoyens y adhéreront : n'attendons plus !
Cette ambition exige de se poser la question de notre organisation administrative dans les régions polaires. Comment expliquer, alors que nous retrouvons, au nord comme au sud, les mêmes partenaires et les mêmes concurrents, l'absence d'un pilotage unique ? Confier ce rôle à l'Institut polaire serait une option, créer un ambassadeur en mission aux régions polaires en serait une autre, qui permettrait d'unifier notre présence dans les instances concernées.
Au sud, où réside l'essentiel de nos moyens, les fonctionnaires des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) et l'Institut Paul-Émile Victor (IPEV) cohabitent parfois avec difficulté. Ces divergences ont pu être préjudiciables à notre action. S'il ne serait pas pertinent, tant en termes scientifiques, politiques que du point de vue des coopérations internationales, de revenir à la subordination de l'IPEV aux TAAF, il serait souhaitable de favoriser une meilleure collaboration en rapprochant les objectifs tout en distinguant plus clairement les missions et les responsabilités.
Des progrès peuvent être accomplis dans la coordination de l'action scientifique. Organisme de petite dimension et de création encore récente, l'IPEV n'a pas forcément atteint son équilibre. Ma conviction est que le recentrer et le renforcer est la plus solution la mieux adaptée.
Mon rapport met en lumière le risque que fait peser le financement et la gestion du Marion-Dufresne sur l'objet même de l'IPEV. Si elle devait représenter durablement plus de la moitié de son budget, l'IPEV se transformerait progressivement en simple gestionnaire de ce seul navire océanographique. Les dotations du ministère, bien que croissantes, ne parviennent pas à empêcher le phagocytage. Il convient de réagir dès aujourd'hui pour replacer ce navire dans le contexte plus général de la gestion des très grands équipements scientifiques, tout en prenant en compte son rôle particulier dans la desserte de souveraineté des terres australes françaises.
Ce recentrement des missions de l'Institut ne va pas sans renforcement. Le modèle de l'agence de moyens semble à cet égard pertinent, l'IPEV ne disposant pas de ses propres laboratoires mais ayant pour mission de mettre à la disposition de la communauté scientifique nationale les moyens de poursuivre des recherches dans les régions polaires. Car il n'y a pas à proprement parler de science polaire mais des recherches conduites en milieu polaire. Les laboratoires présents aux hautes latitudes sont tous engagés dans une démarche thématique plus large. L'astronomie en est le meilleur exemple. La station Concordia est sans doute parmi les endroits du monde les plus adaptés à l'observation spatiale, vraisemblablement supérieure, sous certains aspects, aux grands télescopes du Chili et au moins complémentaire. Des recherches du plus haut niveau ont lieu en Antarctique sur les neutrinos stellaires et l'origine de l'univers, à travers l'étude du fond cosmologique. Nous avons une formidable carte à jouer, mais nous en sommes encore insuffisamment conscients ! Si l'Institut polaire est susceptible de fournir l'accès aux pôles, il n'est pas doté de tous les moyens nécessaires pour coordonner pleinement la recherche menée dans ces régions. Or, il est loin d'être un simple pourvoyeur de moyens, puisqu'il effectue la sélection des programmes scientifiques.
Mais il ne se voit pas reconnaître pleinement la mission de définir et de coordonner une politique de recherche aux pôles, ce qui a une conséquence directe sur la liaison entre les laboratoires de métropole et le terrain. Aux hautes latitudes l'Institut polaire fournit les moyens nécessaires, mais en métropole les laboratoires ne bénéficient pas toujours d'une programmation cohérente pour leurs budgets, personnels ou équipements.
En matière de formation à la recherche et de recrutement, l'Institut polaire n'intervient pas en principe ; pourtant c'est lui qui a la possibilité d'envoyer un jeune scientifique en hivernage ou en mission estivale et qui finance certains programmes auxquels participent des doctorants. Son équivalent américain a, lui, les moyens financiers de recruter en post-doctorat de brillants jeunes docteurs français que l'on retrouve d'ailleurs, par vidéoconférence interposée, à la station Pôle sud ! Les difficultés de coordination ont un impact direct sur notre crédibilité internationale et sur le niveau des recherches que nous sommes susceptibles de mener à bien.
Nous devons prendre conscience des enjeux politiques et scientifiques des recherches menées en milieu polaire. Elles ont apporté et apporteront à l'avenir une contribution décisive à notre connaissance des changements climatiques et des risques que représente un appauvrissement de la biodiversité pour nos sociétés. Ces recherches ont changé et changeront notre manière de vivre et de voir le monde. Quelle place le gouvernement leur fera-t-il dans sa stratégie nationale de développement durable ? Comment comptez-vous prendre en considération les aspects stratégiques et politiques de ce qui se joue aux hautes latitudes ? Comment comptez-vous permettre à notre pays de se donner les moyens de l'excellence scientifique ? Quelles réformes entreprendrez-vous pour assurer un pilotage et une coordination efficace de notre présence dans ces régions ?
Le grand navigateur anglais James Cook, qui fut le premier à franchir le cercle polaire austral et à réaliser une circumnavigation de l'Antarctique, n'avait cependant pas pu atteindre le continent. Il aurait déclaré à son retour : « Si quelqu'un a le courage et la volonté d'apporter une réponse à cette question en allant encore plus loin que moi, je ne lui envierai pas la gloire d'une telle découverte, mais je me permettrai néanmoins d'affirmer que le monde n'en tirera aucun profit ».C'est la beauté de la démarche scientifique et de l'aventure humaine que d'avoir montré son erreur.
Il y a tout juste deux ans, le 25 novembre 2007, je rejoignais le grand continent blanc, celui des extrêmes, pour cinq semaines. J'ai vu de mes yeux ce que je viens d'évoquer et je garde au plus profond de moi le regard de ces treize premiers hivernants de la base Concordia qui y avaient passé neuf mois, coupés du monde. Ces pionniers nous ouvrent un avenir scientifique de premier ordre. (Applaudissements à droite).
M. le président. - Merci de ce témoignage passionnant.
M. Raymond Couderc. - Dans l'enceinte du Sénat, le 1er mars dernier, a été solennellement prononcée l'ouverture de la quatrième année polaire internationale. Ces années internationales, qui permettent d'engager des actions scientifiques déterminantes, sont nées du constat que l'observation du milieu polaire ne peut se faire efficacement que par le biais d'une coordination internationale. En 1882, la première était consacrée à l'étude du climat et de la géophysique aux pôles. En 1932, la deuxième permettait d'accomplir des progrès dans les domaines de la météorologie et du magnétisme. La troisième édition, en 1958, appelée « année géophysique internationale » impliqua 61 pays et fut l'une des plus grandes expériences de coopération scientifique internationale. Elle rencontra un tel succès qu'elle déboucha sur la signature du traité de l'Atlantique, en 1959, traité qui réserve le continent antarctique à la science et aux seules activités pacifiques, dans l'intérêt de l'humanité toute entière. La recherche en milieu polaire a donc bénéficié de la dynamique impulsée par les trois dernières années polaires internationales.
Mais celle qui vient de s'ouvrir est certainement différente car, dorénavant, les travaux polaires ont un enjeu majeur : comprendre l'actuel réchauffement climatique pour y trouver des solutions. Les années à venir seront déterminantes et les régions polaires sont les seules au monde à pouvoir nous raconter de manière précise l'histoire climatique de notre planète. Les minuscules bulles d'air enfermées dans les glaces nous racontent quand, comment et pourquoi l'environnement de la terre a fluctué au fil des siècles et des millénaires. Elles sont les témoins des changements majeurs du climat et de la biodiversité et on peut remonter à près de 850 000 ans grâce aux informations contenues dans la glace de l'Antarctique. Nous avons donc la chance de disposer sous les blanches étendues des pôles d'un patrimoine scientifique exceptionnel. Les forages en Antarctique ont démontré le lien extrêmement fort entre la température et deux gaz à effet de serre : le dioxyde de carbone et le méthane. Ils ont montré que les concentrations actuelles sont survenues plus brutalement et sont plus fortes que celles des phases de réchauffement précédentes, ce qui prouve l'impact de l'action de l'homme. La recherche climatique dans les régions polaires doit être soutenue car elle conduira à de nouvelles découvertes.
Les pôles sont également les témoins privilégiés du présent. Les températures moyennes arctiques ont crû près de deux fois plus vite que la moyenne mondiale au cours des cent dernières années et, en trente ans, la superficie de la calotte glaciaire arctique a diminué d'un tiers. Le pôle nord subit donc déjà sévèrement les conséquences du réchauffement dans sa biodiversité et dans l'organisation de ses sociétés humaines. La glace se faisant moins épaisse, la pêche et la chasse sur la banquise du Groenland ne se pratiquent plus aussi longuement qu'auparavant : deux mois à peine, contre six il y a encore une dizaine d'années. Les modes de vie des populations sont affectés. Les changements climatiques, en rendant plus accessibles les ressources des sous-sols, risquent de favoriser une course internationale aux richesses énergétiques et minérales dans leurs régions, détruisant leurs modes de vie et leurs cultures. Aussi était-il important que la quatrième année polaire internationale inscrive pour la première fois dans ses objectifs de recherche les menaces pesant sur les populations autochtones. Plusieurs espèces d'animaux ou de mammifères marins font l'objet d'un suivi pour étudier leurs réactions aux variations de leur environnement. Les programmes abordent aussi la question de l'impact de la pollution sur l'écosystème fragile des pôles.
Nous devons absolument soutenir ces recherches, notre implication passée nous y oblige. La France a en effet une très belle et très longue tradition de recherche dans les régions polaires, depuis le 18ème siècle. Grâce à ses expéditions scientifiques et à ses explorateurs -Dumont d'Urville, Charcot ou, plus récemment, Paul-Émile Victor-, la France peut se prévaloir d'une présence privilégiée dans les pôles, notamment en Antarctique. Nous y disposons de plusieurs bases scientifiques menant une activité d'observatoire mondialement reconnue, dans les sciences de la vie comme dans les sciences de l'univers. Nous devons nous montrer fiers de cet héritage et fidèles à cette tradition d'exploration. Car si la présence française dans les terres polaires est l'héritage d'une histoire, elle donne également à notre pays la responsabilité de préserver ces écosystèmes uniques. L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques a pris sa place dans la préparation de l'année polaire en demandant à notre collègue Christian Gaudin de rendre un rapport sur les enjeux de la recherche aux hautes latitudes. Je me fonde sur les propositions de cet excellent rapport pour exprimer, Madame le ministre, notre souhait de voir renforcée la position de la France dans ses activités de recherche polaire.
Il faut développer notre présence en Arctique tout en maintenant une forte position au sud car certains thèmes doivent être traités dans les deux pôles et, surtout, les principaux enjeux politiques et économiques liés au changement climatique se situent en Arctique. Au sud, il faut renforcer notre soutien financier aux équipes de recherche qui doivent rester au plus haut niveau international alors que la concurrence se fait plus forte. Ce soutien doit notamment prendre en compte les besoins logistiques de nos équipes, dont les bases sont mal équipées. La rénovation de Dumont-d'Urville devient urgente, et il est globalement nécessaire d'accroître les moyens financiers de notre opérateur polaire, l'institut Paul-Émile Victor, lequel pourrait se voir confier la mission de définir les grands axes de recherche.
Je souhaite, Madame le ministre, connaître votre avis sur le développement d'une coopération européenne, et notamment sur la constitution d'un triangle France-Italie-Allemagne pour les questions polaires. Au coeur de l'Antarctique, la station Concordia bénéficie de conditions d'observation de l'espace uniques au monde, qui en font potentiellement l'un des meilleurs sites astronomiques sur terre. Il faut donc lui permettre de démontrer ses capacités dans un premier temps, avant de devenir un projet de plus grande ampleur. Le rapport de Christian Gaudin souligne la nécessité de réfléchir à sa complémentarité avec Dumont-d'Urville, située sur la côte. Quelle stratégie est envisagée sur ce point ?
Il est nécessaire de communiquer davantage sur la recherche en milieu polaire. Une meilleure compréhension des phénomènes et de leurs causes doit mener à une réelle prise de conscience du rôle de la recherche, bien sûr, mais aussi et surtout des changements de comportement et de société nécessaires pour relever le défi d'aujourd'hui. Il faut encourager nos jeunes à entreprendre des études scientifiques. La recherche polaire, qui permet de découvrir un monde fascinant et extrême, est idéale pour susciter des vocations. Je salue la communauté des chercheurs et explorateurs qui, étudiant avec passion les régions polaires, unissent leurs voix pour nous alerter depuis des années sur les risques que nous courons. Sachons les écouter et pensons aux générations futures en leur donnant les moyens de poursuivre leurs recherches. (Applaudissements à droite).
M. Gérard Le Cam. - La question de notre collègue Christian Gaudin, bien qu'il s'agisse de recherche en milieu polaire, est d'une brûlante actualité (Sourires). La semaine dernière, en Espagne, les membres du Groupement intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat (GIEC) ont une nouvelle fois alerté les dirigeants de tous les Etats du monde sur les conséquences « soudaines et irréversibles » du réchauffement climatique.
La recherche en milieu polaire est un apport essentiel à la connaissance de la biodiversité et de l'évolution du climat. Elle permet de le reconstituer par modélisation, sur plus d'un million d'années, afin de montrer l'impact de l'homme sur son environnement et de comprendre les grandes tendances actuelles. L'intitulé d'un chapitre de l'excellent rapport de notre collègue, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPESCT), en résumait la problématique : Comprendre les climats anciens pour comprendre le futur du climat.
Insister sur l'importance de la recherche en milieu polaire, c'est aussi s'interroger sur les liens entre le développement durable et la recherche fondamentale. A cet égard, le Grenelle de l'environnement a rappelé que le diagnostic fait sur la dégradation de notre environnement et les décisions permettant d'y remédier ne sauraient exister sans connaissances scientifiques. Mais le rapport de M. Gaudin estime aussi que cette recherche n'a pas été prioritaire depuis une vingtaine d'années, tous gouvernements confondus.
Les grandes nations comme les États-Unis, la Russie, la Chine, l'Allemagne, le Royaume-Uni ou l'Italie sont présentes sur les deux pôles. C'est un impératif pour tout pays qui souhaite améliorer ses capacités scientifiques. La France, en revanche, n'est pas à la hauteur des enjeux stratégiques de ces régions. Ses moyens financiers ne lui permettent pas d'assumer toutes ses responsabilités, d'assurer le parfait fonctionnement de ses bases, ni de préserver l'excellence de ses personnels. L'absence de politique globale explique les difficultés de coordination entre les ministères, ainsi qu'une ligne directrice floue en matière de coopération internationale, notamment européenne.
Votre budget n'accorde pas à la recherche le soutien significatif qu'elle mérite, Madame la ministre. A l'heure où Albert Fert, notre récent prix Nobel de physique, s'inquiète du nouveau mode de financement de la recherche que vous mettez en place, nous souhaitons des réponses concrètes sur les moyens que vous allez consacrer à la recherche en milieu polaire. (MM. Christian Gaudin et Cointat applaudissent)
Mme Valérie Pécresse, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Je souhaite d'abord remercier le Sénat d'avoir inscrit à l'ordre du jour réservé cette question orale avec débat et je rends hommage au travail de M. Gaudin qui a publié, au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, un rapport remarqué sur l'Année polaire internationale.
Avant d'aborder le fond du débat, je souhaite répondre à M. Le Cam sur le budget consacré à la recherche cette année. Si vous étiez venu à l'invitation que j'ai adressée à tous les sénateurs, vous auriez entendu mardi dernier au ministère le discours de M. Fert qui n'était pas exactement celui que vous décriviez il y a un instant. Il reconnaît en effet les mérites d'une recherche sur projets et la légitimité d'une politique stratégique dans le cadre des grands organismes. Il a également dit son souhait de voir muscler la recherche partenariale et de voir les entreprises privées investir davantage dans la recherche. Or ce sont précisément les quatre piliers de notre politique en la matière : des universités puissantes et autonomes, des organismes de recherche d'excellence correctement évalués, une recherche sur projet dynamique et une recherche privée encouragée grâce au crédit d'impôt recherche. Le budget consacré à la recherche augmentera de 934 millions en 2008, soit bien plus que prévu par le Pacte pour la recherche de 2006. Le Président de la République et le Premier ministre ont en effet décidé de faire de la recherche et de l'université des priorités afin que la connaissance soit le moteur d'une croissance durable.
J'en viens à l'Année polaire internationale (API) : c'est un sujet passionnant et stratégique, car en rassemblant la communauté scientifique internationale autour de programmes ambitieux, coordonnés au niveau mondial, l'API fait avancer les connaissances sur les régions polaires où se trouvent une partie des réponses aux questions que la planète se pose sur l'évolution de son environnement.
Pour cette quatrième année polaire internationale, un premier bilan très positif peut être dressé. L'Agence nationale de la recherche aura soutenu vingt projets API pour un montant de 8,8 millions auxquels il faut ajouter les projets directement financés par l'Institut polaire Paul-Emile Victor (IPEV), ou par l'Institut national des sciences de l'univers (INSU). Avec les contributions du CNES, le soutien aux activités scientifiques des équipes françaises à l'occasion de l'API se monte à 15,5 millions. La France figure donc parmi les contributeurs les plus importants pour les activités scientifiques en milieu polaire.
Toutes les disciplines scientifiques sont concernées, des sciences humaines et sociales aux sciences biologiques et aux sciences de l'univers, comme l'astronomie. L'Année polaire internationale, c'est aussi l'opportunité de développer un dialogue direct entre les scientifiques et le public autour de problématiques qui concernent le futur de nos sociétés et d'intéresser les jeunes aux études scientifiques. Un effort particulier est fait par l'ANR qui abonde jusqu'à 5 % les projets labellisés API afin de financer des projets de vulgarisations scientifiques. Ces actions de communications ont été confiées à l'IPEV.
Ce succès n'est finalement pas étonnant car il s'inscrit dans la longue tradition de la recherche polaire française et il traduit aussi le renouveau des générations de chercheurs basé sur l'excellence, les équipes françaises se plaçant dans plus d'un quart des projets labellisés par le comité de l'Année polaire internationale. Cette excellence française prend parfois la forme incongrue d'une coquille de pétoncle, comme l'a rappelé M. Gaudin, et comme j'ai pu personnellement le vérifier le 26 octobre, en visitant les laboratoires de l'Ifremer et de l'Institut européen de la mer situés à Brest. C'est dans ces laboratoires que des équipes françaises et internationales de chercheurs viennent étudier la composition de la coquille de pétoncle afin d'en déduire les évolutions passées du climat. La coquille Saint-Jacques et sa cousine australe présentent, en plus de leur qualité gustative, une grande valeur scientifique. Mais pour tirer des enseignements de ces recherches, nous devons relever deux défis. Le premier est celui de l'organisation de la recherche afin de permettre les découvertes futures et l'avancement de la connaissance. Il convient de privilégier quatre piliers : des universités puissantes et autonomes, des organismes menant une politique scientifique d'excellence, une recherche sur des projets dynamiques, enfin, une recherche privée plus active. Ces quatre piliers, qui bénéficieront de l'expertise de l'Agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, sont complémentaires. Le pétoncle austral est un excellent exemple de la bonne coordination qui doit exister entre opérateurs de recherche et agences de moyens, comme l'INSU et l'IPEV, pour faire émerger des thématiques interdisciplinaires alliant des modèles biologiques à des sujets beaucoup plus généraux tels que la modification du climat.
Le second défi que nous devons relever est celui du lien qui unit science et société, qui permet la transmission des savoirs scientifiques aux citoyens mais surtout qui aide à la décision des pouvoirs publics et des acteurs économiques. Le cas du GIEC est exemplaire car il a su imposer sa légitimité. Les différents scénarios d'évolution du climat élaborés par le GIEC éclairent aujourd'hui l'ensemble des décisions publiques ou privées, nationales et internationales, de prévention des effets des changements climatiques. Ses travaux permettent de réaffirmer l'excellence de la recherche française en milieu polaire. Est-il besoin de rappeler la part prépondérante prise par les scientifiques, les techniciens et les logisticiens français dans les travaux du forage glaciaire profond Epica qui a permis de recueillir les échantillons de glace nous révélant 800 000 ans d'histoire climatique ? Je me réjouis du prix Nobel de la paix obtenu par le GIEC car il récompense la contribution des chercheurs français au sein du groupe d'experts et notamment celle de Jean Jouzel, glaciologue et spécialiste du réchauffement climatique, médaille d'or du CNRS en 2002. Cette qualité est aussi démontrée par les standards scientifiques internationaux des publications, qui placent notre pays au cinquième rang mondial sur l'Antarctique et au premier rang mondial sur le Subantarctique, devant les États-Unis. C'est assez rare pour le faire remarquer.
Mais le changement climatique n'est pas le seul grand thème sociétal actuel. La biodiversité, l'écotoxicologie sont aussi au coeur des préoccupations des citoyens comme en témoigne le Grenelle de l'environnement. C'est pourquoi la recherche conduite dans ces zones polaires fragiles ne doit pas être opportuniste mais confrontée à celle menée dans le reste du monde. Je me félicite d'ailleurs que vous ayez utilisée la notion de « recherche en milieu polaire » et non de « recherche polaire ».
L'excellence de la recherche française en milieu polaire c'est aussi une agence de moyens, rompue à la logistique de ces milieux extrêmes : l'Institut polaire Paul-Emile Victor qui développe des programmes de recherche de premier plan appuyés sur une technologie et une logistique polaire unique. Conscient de la qualité de cet institut et de la priorité des recherches en milieu polaire, le ministère a décidé d'augmenter de 5 % son budget, augmentation qui s'ajoute à celle accordée pour l'Année polaire internationale et qui démontre l'intérêt de l'État pour la recherche en milieu polaire. Seule la mise en commun de moyens nationaux permet d'organiser des campagnes de grande envergure dans des milieux extrêmes et de dresser un véritable état des lieux dans des domaines en évolution rapide.
En ce qui concerne le navire Marion-Dufresne, je tiens à féliciter les équipes de l'IPEV qui l'utilisent plus de 200 jours par an. Doté d'équipements scientifiques uniques au monde, ce fleuron de la flotte européenne devrait figurer sur une ligne budgétaire dédiée aux très grands investissements de recherche afin d'assurer son fonctionnement avec plus de sérénité. En outre, un comité stratégique de la flotte océanographique devrait être créé dès l'année prochaine et l'avenir du Marion-Dufresne II sera l'un de ses premiers sujets de réflexion.
La recherche en milieu polaire est par essence internationale car les territoires sont internationaux et les milieux extrêmes. Il ne peut donc y avoir de recherche isolée en milieu polaire au risque de se transformer en aventure hasardeuse. Vous savez ce qu'il en est, monsieur Gaudin, vous qui êtes le seul sénateur à vous être rendu en antarctique...
M. Christian Gaudin. - Le seul parlementaire !
Mme Valérie Pécresse, ministre. - Cette recherche de pointe doit avoir une organisation solide dans un cadre européen. La France, par le biais de l'IPEV, avec le soutien de ses partenaires allemand et italien, a pris l'initiative de la constitution d'un Europolar qui regroupe dix-neuf pays, y compris la Russie, et vingt-cinq institutions. Bénéficiant du soutien de l'Europe, ce projet jette les bases de ce qui pourrait devenir une entité polaire européenne.
Après avoir effectué un inventaire des forces européennes, le consortium présidé par Gérard Jugie, le directeur de l'Institut Paul-Emile Victor, définira les objectifs de cette institution dans laquelle la France aura toute sa place. Elle en constitue déjà un élément prépondérant avec une base arctique commune avec l'Allemagne, et une base antarctique avec l'Italie. J'irai au printemps prochain inaugurer la station franco-allemande avec mon homologue allemand, Annette Schavan. La station antarctique franco-italienne est régulièrement citée en exemple par les parties contractantes au traité sur l'Antarctique, pour ses bonnes pratiques de partage des installations et en raison des exigences purement scientifiques à la base du projet Concordia. Nos partenaires allemands ont demandé à s'y inscrire, ce dont nous discutons avec les Italiens. Lors de la présidence française de l'Union européenne au second semestre 2008, j'aurai l'occasion de renforcer le dynamisme européen dans le domaine de la recherche.
L'exploration scientifique polaire relève d'enjeux stratégiques cruciaux pour notre pays. Le premier est celui de la souveraineté maritime, qui fait l'objet du programme d'extension de notre zone économique exclusive, appelé Extraplac, c'est-à-dire extension raisonnée du plateau continental. La France, présente sur tous les océans du globe, est en mesure de revendiquer des surfaces importantes, de plus d'un million de kilomètres carrés, devant la commission des limites du plateau continental (CLPC) des Nations unies, avant le 13 mai 2009. En vertu de notre souveraineté terrestre, il nous faudra exploiter de manière raisonnée ces territoires fragiles, sur lesquels nous devrons faire respecter les lois de la République et les traités internationaux.
Le deuxième enjeu est celui de la biodiversité. Pour ce qui est des écosystèmes, la France est la seule grande puissance économique et scientifique à disposer d'une implantation originale allant de l'Équateur aux hautes latitudes, passant du subantarctique à l'Antarctique côtier et, plus récemment, au sein du continent avec nos collègues italiens. Tous nos territoires, et en particulier les Terres australes et Antarctiques Françaises, peuvent accroître notre capacité à répondre aux interrogations de la société sur le climat ou encore la biodiversité. J'appelle d'ailleurs de tous mes voeux la mise en oeuvre des recommandations du comité consultatif du mécanisme international d'expertise scientifique sur la biodiversité et la création d'un groupe intergouvernemental d'experts sur la biodiversité, à l'image du GIEC.
Je voudrais pour conclure remercier le sénateur Christian Gaudin, et plus généralement les membres de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, pour le travail remarquable accompli depuis des années. Je citerai les rapports récents sur les biotechnologies ou les nanotechnologies, qui doivent nourrir le débat public actuel trop souvent alimenté, voire pollué, par des peurs irraisonnées. La mission de cet office est essentielle au bon fonctionnement de nos institutions comme de notre système de recherche. (Applaudissements à droite et au centre.)
La séance est suspendue à 18 h 5.
présidence de M. Guy Fischer,vice-président
La séance reprend à 21 h 30.