Leconte de Lisle fut un fonctionnaire et, comme on dit aujourd’hui, un budgétivore. Certes, ses appointements ne compromirent jamais l’équilibre de nos finances : il n’émargeait pas grassement, mais tout de même il émargeait. L’Etat lui servit longtemps quelques milliers de francs, en échange de services déterminés par la Questure du Sénat. Il était chargé de veiller à la bibliothèque sénatoriale et de faciliter les lectures de nos pères conscrits. Or, Leconte de Lisle comprenait à sa façon ses devoirs officiels. Les rayons de sa gloire ne s’accordèrent jamais avec les rayons de sa bibliothèque.
On ne se souvient pas d’avoir vu au Luxembourg M. Leconte de Lisle consulter le catalogue ou toucher à un bouquin. Il était tout le temps dans les étoiles et malheur à qui s’avisait de le faire descendre de si haut. Son monocle foudroyait l’importun et, comme le sourcil de Jupiter, ses cheveux secoués faisaient trembler à la ronde. L’homme qui passa sa vie à tutoyer Zeus et ses collègues de l’Olympe ne permit jamais qu’on l’abordât pour lui demander un renseignement.
On raconte qu’un sénateur nouvellement débarqué de sa lointaine province paya d’un affront une maladroite indiscrétion. Il avait osé demandé au bibliothécaire du Sénat une indication sur quelque livre. Oh ! le geste qui l’accueillit fut souverainement beau. Leconte de Lisle se colla dans l’orbite son œil de verre, lentement toisa des pieds à la tête et de la tête aux pieds l’audacieux intrus, fixa un moment sur lui sa prunelle indignée ; puis, levant le bras, sans mot dire mais avec une allure d’empereur, il montra du doigt au fond de la salle un employé galonné, qui accourut. Et le poète, peu à peu reprit sa sérénité un instant troublée.
Extrait d’un article paru dans Le Figaro du 10 juillet 1898
Dossier d'archives : Leconte de Lisle - juin 2000