Leconte de Lisle s’était installé dans la grande bibliothèque où se trouve la coupole peinte par Delacroix. Dans l’encoignure formée à gauche par la première grande fenêtre qui donne sur le jardin du Luxembourg. Là, assis à un petit bureau de bois noirci, il n’avait, sur le rayon qui le surmontait, que les études bibliques de Ledrain, le Bhâgavata, le Râmâyana et quelques livres de Louis Ménard. Il arrivait, tous les jours vers une heure, fumait une ou deux cigarettes, rédigeait quelques lettres ou transcrivait des vers, d’une écriture lente et superbe. Il aimait surtout à causer, mais ne souffrait pas qu’un importun le troublât dans ses causeries ou dans sa quiétude.
Un jour, un jurisconsulte, nouvellement élu au Sénat, vint lui demander de lui procurer le Promptuarium de Cujas.
- De qui ? dit Leconte de Lisle en dressant une oreille offensée.
- De Cujas, Monsieur.
- Connais pas ! Ce nom, d’ailleurs, sonne mal. Ne serait-ce pas de lui que Plaute aurait dit : Rogant cujatis sit ?
- Comment, vous êtes bibliothécaire au Sénat et vous ne connaissez pas Cujas, le célèbre commentateur du code théodosien ?
- Je n’ai pas cet honneur. Je connais bien cujus mais pas du tout Cujas.
- Trêve de plaisanteries, Monsieur... Vous devez avoir ici les Paratilia sur le Digeste. Donnez-les moi.
- Vous tenez beaucoup à avoir ça ?
- Oui Monsieur.
- Alors suivez-moi.
Et Leconte de Lisle quitte lentement sa place, sort par la porte du milieu de la Bibliothèque et pénètre dans le sombre couloir qui forme le pourtour de la salle des séances, suivi du sénateur confiant. Arrivé à l’extrémité, il se glisse dans une petite porte secrète dissimulée sous une draperie et disparaît, comme Mordaunt dans " Vingt ans après ", devant les Trois Mousquetaires. Il descend rapidement l’escalier en colimaçon qui menait au rez-de-chaussée, près du bureau de poste, et c’est là que je le rencontre, ravi de sa bonne farce et riant aux éclats...
Il assistait parfois en curieux aux séances parlementaires et disait en sortant : " O Shakespeare ! que de paroles perdues ! " avec le même accent qu’il prenait pour dire, en nous montrant les rayons de la Bibliothèque chargés de livres : " Est-ce que vous avez lu tout ça ? " Puis, il contemplait cet amas et ce ramas de bouquins du haut de son monocle rageur, levait les épaules, allumait un cigare et s’en allait...
Article de Henri Welschinger paru dans le Journal des Débats du 16 août 1910
Dossier d'archives : Leconte de Lisle - juin 2000