Jardin du poète et de l'ambulance
"Lieu charmant, solitaire asile
Ouvert pourtant soir et matin
L'Écolier son livre à la main
Le Rêveur avec sa paresse
L'Amoureux avec sa maîtresse
Entraient là, comme en Paradis."
C'est ainsi qu'Alfred de Musset décrivait le jardin du Luxembourg dans une de ses Poésies nouvelles parue en 1840. Mais l'heure n'est plus aux rêveries romantiques sous les frondaisons. La Prusse et la France sont en guerre depuis le 18 juillet 1870.
Aux cris enthousiastes de "Vive la guerre ! A Berlin !" succèdent les mauvaises nouvelles : les revers militaires, l'invasion de la France. L'armée reflue et les blessés arrivent à Paris. L'ambulance installée dans le Palais ne suffit plus à les accueillir : une quinzaine de bâtiments sont édifiés à la hâte dans le jardin le long de l'actuelle allée de l'Observatoire.
Les moutons du Luxembourg
De probable à la mi-août, le blocus de Paris devient certain début septembre : la préfecture de la Seine invite alors toutes les personnes non indispensables à la défense de la capitale à partir en province ; les gares sont prises d'assaut. En sens inverse, on voit arriver les habitants de la banlieue et de la campagne environnante avec leur récolte et leur bétail. Certains jours on compte jusqu'à vingt mille charrettes et voitures passant les portes de la capitale.
Il faut bien sûr loger les nouveaux arrivants et stocker l'approvisionnement : les vivres sont entreposés un peu partout dans Paris (les sous-sols des pavillons Baltard, les bâtiments désaffectés des ministères...) et le bétail dans les jardins publics. Trois mille boeufs sont au Jardin des Plantes et "au Luxembourg, des milliers de moutons, serrés et remuants, ont, dans leur étroit grillage, quelque chose du grouillement des asticots dans une boîte" (Edmond de Goncourt). Le jardin ferme ses portes et l'on construit des baraques pour abriter ces nouveaux occupants.
Le 18 septembre 1870, le dernier train pour Le Mans quitte la gare Montparnasse et le 19 les ponts de Billancourt, Sèvres et Saint-Cloud sont détruits. Le siège de Paris commence.
Une occupation qui laisse des traces
Peu à peu les moutons du jardin sont évacués et les promeneurs peuvent à nouveau franchir les grilles. Mais cette occupation a laissé des traces. Le 20 octobre 1870, le gouverneur militaire du Palais, le général de Montfort signale que "des animaux morts, des dépouilles et des matières animales ont été enfouis sans avoir été recouverts d'une couche de terre suffisante" et insiste sur le danger que cela représente pour la santé publique.
A cela s'ajoute l'énorme quantité de fumier qui occupe près du quart du jardin. Laissé à titre de compensation pour les jeunes arbres dévorés par les moutons, il va faire l'objet de plaintes des promeneurs et des voisins auprès du ministre des travaux publics. Plaintes auxquelles répond l'architecte du Palais, Constant Dufeux. Le fumier a été mis en tas afin de permettre sa fermentation "sans exhalaisons nuisibles pour le voisinage. C'est ainsi que les choses se font à la campagne sans que les populations s'en plaignent et sans empêcher la population des villes de rechercher dans la saison chaude les avantages de la vie en plein air. Mais à Paris, les mêmes personnes, qui courent après la vie et le bon air des champs et qui habitent maintenant le voisinage du Luxembourg, sont venues se plaindre en hiver et pendant les gelées de ce qu'elles recherchent dans la saison plus ou moins brûlante du printemps, de l'été et de l'automne."
Finalement le fumier sera vendu sur ordre du préfet et par les soins de l'administration des domaines en juillet 1871.
Les poissons du Luxembourg
Les Parisiens font peu à peu connaissance avec les restrictions, puis les privations et enfin la famine. Toutes les ressources alimentaires sont exploitées. Le 28 novembre 1870, Edmond de Goncourt "traverse le Luxembourg. Près du grand bassin se voit une voiture chargée de tonneaux, et à la margelle de pierre, un rassemblement de gens en manches de chemise, et d'enfants penchés sur l'eau... Des hommes agenouillés tirent une immense seine, dont les lièges frôlent les cygnes... On pêche dans le bassin pour nourrir Paris, et bientôt apparaît, au fond du filet, à la surface de l'eau clapotante, des carpes et de monstrueux cyprins, qu'on porte dans les tonneaux de la voiture."
Quelques mois plus tard, c'est le directeur de l'ambulance du Palais qui demande l'autorisation de pêcher les poissons qui restent pour enrayer le scorbut dont souffrent ses malades.
Les obus
Du 5 au 19 janvier 1871 Paris est bombardé ; soixante-six obus tombent sur le Palais et le jardin qui est à nouveau fermé pour raison de sécurité. Le dimanche, les Parisiens viennent en curieux se promener dans les quartiers bombardés. Les enfants ramassent les éclats d'obus et les revendent comme presse-papiers. Sur les soixante-six obus tombés sur le Luxembourg, sept sont "enlevés par le public" selon le rapport de l'architecte du Palais.
Le 28 janvier 1871, l'armistice est signé ; le siège de Paris est terminé.