Extrait des registres du Sénat-Conservateur. - Séance du dimanche 3 avril 1814, présidée par M. le sénateur comte Barthélemy.
A midi les membres du sénat se réunissent en vertu de l'ajournement porté au procès-verbal de la séance d'hier.
Le sénat entend la lecture et approuve la rédaction de ce procès-verbal.
Il approuve pareillement la rédaction du procès-verbal relatif au transport et à la réception du Sénat chez S. M. l'Empereur de Russie.
A l'occasion de ce dernier procès-verbal, et de l'assurance donnée au Sénat par l'Empereur Alexandre de délivrer tous les Français prisonniers de guerre dans ses Etats, le Sénat, profondément touché de cet acte magnanime, qui doit rendre tant d'infortunés à leurs familles ; arrête que le Gouvernement provisoire sera invité à prendre toutes les mesures nécessaires pour accélérer leur retour.
L'assemblée arrête également de consacrer dans ses registres le souvenir d'une si grande magnanimité.
Un membre demande que le procès-verbal dont il s'agit soit imprimé et distribué au nombre de six exemplaires, à chacun des sénateurs
Cette proposition est adoptée.
L'assemblée, sur la proposition d'un autre membre, prend l'arrêté suivant
Le Sénat rappelle dans son sein tous les sénateurs absents, excepté ceux dont la présence sera jugée utile dans les départements
Le présent arrêté sera transmis au gouvernement provisoire pour l'exécution
M. le Président communique à l'assemblée plusieurs lettres qu'il a reçues de divers membres du Sénat. Quatre de ces lettres, écrites sous la date courante du 3 avril, contiennent l'adhésion des sénateurs d'Aboville, François de Neuf-château, Lenoir-Laroche et Shée, aux mesures prises par le Sénat dans ses précédentes séances. Les sénateurs Lejeas, Legrand, Fallet-Barol s'expriment par trois autres lettres sous la même date de ne pouvoir, attendu leur état de maladie, assister aux séances du Sénat.
Le Sénat ordonne qu'il sera fait mention de ces lettres au procès-verbal
L'ordre du jour appelle la rédaction définitive du décret rendu dans la séance d'hier.
M. le sénateur comte Lambrechts, chargé de cette rédaction, en présente le projet.
Il est, après deux lectures successives, renvoyé à l'examen d'une commission spéciale, formée des sénateurs Barbé-Marbois, de Fontanes, Garat et Lanjuinais.
Les commissaires se retirent pour cet examen dans la salle du Conseil. La séance est suspendue jusqu'à leur retour
Reprise de la séance
Sénateur comte Barthélemy
Le projet de décret
A quatre heures la séance est reprise. M. le sénateur comte Lambrechts donne lecture du projet revu et adopté par la commission spéciale.
Ce projet, mis aux voix par M. le président, est adopté par le Sénat dans les termes suivants :
Le Sénat-Conservateur,
Considérant que dans une monarchie constitutionnelle, le monarque n'existe qu'en vertu de la constitution et du pacte social ;
Que Napoléon Bonaparte, pendant quelque temps d'un Gouvernement ferme et prudent, avait donné à la Nation des sujets de compter pour l'avenir sur des actes de sagesse et de justice ; mais qu'ensuite il a déchiré le pacte qui l'unissait au peuple français, notamment en levant des impôts, en établissant des taxes autrement qu'en vertu de la loi, contre la teneur expresse du serment qu'il avait prêté à son avènement au trône, conformément à l'art. 53 de l'acte des constitutions du 28 floréal an 12 ;
Qu'il a commis cet attentat aux droits du peuple lors même qu'il venait d'ajourner, sans nécessité, le Corps-Législatif, et de faire supprimer comme criminel un rapport de ce corps, auquel il contestait son titre et sa part à la représentation nationale ;
Qu'il a entrepris une suite de guerres en violation de l'article 50 de l'acte des constitutions du 22 frimaire an 8, qui veut que la déclaration de guerre soit proposée, discutée, décrétée et promulguée comme des lois ;
Qu'il a inconstitutionnellement rendu plusieurs décrets portant peine de mort, nommément les deux décrets du 5 mars dernier, tendant à faire considérer comme nationale une guerre qui n'avait lieu que dans l'intérêt de son ambition démesurée ;
Qu'il a violé les lois constitutionnelles par ses décrets sur les prisons d'Etat ;
Qu'il a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs et détruit l'indépendance des corps judiciaires ;
Considérant que la liberté de la presse établie et consacrée comme l'un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police, et qu'en même temps il s'est toujours servi de la presse pour remplir la France et l'Europe de fait controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme et d'outrages contre les gouvernements étrangers ;
Que des actes et rapports entendus par le Sénat ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite ;
Considérant qu'au lieu de régner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français, aux termes de son serment, Napoléon a mis le comble aux malheurs de la patrie, par son refus de traiter à des conditions que l'intérêt national obligeait d'accepter et qui ne compromettaient pas l'honneur français ;
Par l'abus qu'il a fait de tous les moyens qu'on lui a confiés en hommes et en argent ;
Par l'abandon des blessés sans pansements, sans secours, sans subsistances ;
Par différentes mesures dont les suites étaient la ruine des villes, la dépopulation des campagnes, la famine et les maladies contagieuses.
Considérant que par toutes ces causes, le gouvernement impérial établi par le sénatus-consulte du 28 floréal an 12, a cessé d'exister, et que le voeu manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses dont le premier résultat soit le rétablissement de la paix générale, et qui soit aussi l'époque d'une réconciliation solennelle entre tous les Etats de la grande famille européenne ;
Le sénat déclare et décrète ce qui suit :
Art. Ier. Napoléon Bonaparte est déchu du trône et le droit d'hérédité établi dans sa famille est aboli.
2. Le peuple français et l'armée sont déliés du serment de fidélité envers Napoléon Bonaparte.
3. Le présent décret sera transmis par un message au Gouvernement provisoire de la France, envoyé de suite à tous les départements et aux armées, et proclamé incessamment dans tous les quartiers de la capitale.
Aucun autre objet ne se trouvant à l'ordre du jour, M. le président lève la séance.
Les président et secrétaires
BARTHÉLÉMY
Comte de VALENCE, PASTORET.