Discours prononcé au Sénat le 17 septembre 1918
M. CLEMENCEAU, président du Conseil, ministre de la Guerre. - Je demande la parole.
M. LE PRESIDENT. - La parole est à M. le Président du Conseil.
M. LE PRESIDENT DU CONSEIL. - Messieurs, après les présidents des deux Assemblées, le gouvernement de la République réclame, à son tour, l'honneur d'exprimer, dans la mesure où les mots peuvent le faire, l'immense gratitude des peuples dignes de ce nom envers les merveilleux soldats de l'Entente, par qui les peuples de la terre vont se trouver enfin libérés des angoisses dans la suprême tourmente des lames de fond de la barbarie.
Pendant un demi-siècle, pas un jour ne s'est écoulé sans que la France pacifique, en quête de réalisations toujours plus hautes, n'eût à subir quelque indigne blessure d'un ennemi qui ne pardonnait pas à notre défaite passagère d'avoir sauvé du naufrage la conscience du droit, les revendications imprescriptibles de l'indépendance dans la liberté.
Vaincus, mais survivants, d'une vie inaccessible à la puissance des armes, la terreur du Germain, dans le faste bruyant de ses fausses victoires, était du redressement historique qui nous était dû.
Pas un jour sans une menace de guerre. Pas un jour sans quelque savante brutalité de tyrannie. "Le gantelet de fer", "la poudre sèche", "l'épée aiguisée" furent le thème de la paix germanique sous la perpétuelle menace des catastrophes qui devaient établir, parmi les hommes, l'implacable hégémonie. Nous avons vécu ces heures affreusement lentes parmi les pires outrages et les avanies, plus humiliantes encore d'une basse hypocrisie nous proposant l'acceptation du joug volontaire qui, seul, devait nous soustraire au cataclysme universel.
Nous avons tout subi, dans l'attente silencieuse du jour inévitable qui nous était dû.
Et le moment vint où, faute d'avoir pu nous réduire par la terreur, le prétendu maître du monde croyant l'heure venue des suprêmes défaillances, prit la résolution d'en finir avec la tranquille fierté des peuples qui osaient refuser de servir. Ce fut l'énorme méprise du dominateur trop prompt à conclure de l'avilissement traditionnel de son troupeau à l'impuissance des révoltes de noblesse chez les peuples qui avaient, jusque-là, sauvé leur droit à la vie indépendante.
Et sans cause avouable, sans l'apparence d'un prétexte, sans s'arrêter même aux invraisemblances des mensonges, l'agresseur traditionnel des antiques ruées se jeta sur notre territoire pour reprendre le cours des grandes déprédations. Sans une parole vaine, nos soldats partirent pour le sacrifice total que demandait le salut du foyer. Ce qu'ils furent, ce qu'ils sont, ce qu'ils ont fait, l'Histoire le dira. Nous le savons, nous, nous le savions d'avance ; c'est depuis hier, seulement, que l'Allemagne effarée commence à comprendre quels hommes se sont dressés devant elle et à quels coûts du sort sa folie de meurtre et de dévastation l'a condamnée.
Imbécilement, elle avait cru que la victoire amnistierait tout en des hosannas de feu et de sang. Nos campagnes dévastées, nos villes, nos villages effondrés par la mine et par l'incendie, par les pillages méthodiques, les sévices raffinés jusque sur les modestes vergers du paysan français, toutes les violences du passé revivant pour les hideuses joies de la brute avinée, hommes, femmes, enfants emmenés en esclavage, voilà ce que le monde a vu, voilà ce qu'il n'oubliera pas.
Eh bien ! non, il n'y aurait pas eu de victoire pour amnistier tant de crimes, pour faire oublier plus d'horreurs que les peuplades primitives n'en avaient pu accumuler. Et puis la victoire annoncée n'est pas venue et le plus terrible compte de peuple à peuple s'est ouvert. Il sera payé.
Car, après quatre ans d'une gloire ingrate, voici qu'un renversement de fortune inattendue - non pour nous - amène, après le grand reniement germanique de la civilisation universelle, le grand recul des armées du Kaiser devant les peuples de conscience affranchie. Oui, le jour annoncé depuis plus d'un siècle par notre hymne national est vraiment arrivé ; les fils sont en train d'achever l'œuvre immense commencée par les pères. La France n'est plus seule à justifier les armes, suivant la parole de notre grand penseur. C'est tous les peuples frères, dans une communion du droit humain comme il ne s'en vit jamais, qui vont achever la suprême victoire de la plus haute humanité.
Qui donc pourrait rêver d'avoir vécu, même dans le sang et les larmes, une plus belle histoire de l'homme pour une plus belle destinée ?
Civils et soldats, gouvernements et assemblées de l'Entente, tous furent au devoir. Ils y resteront jusqu'au devoir accompli. Tous dignes de la victoire parce qu'ils sauront l'honorer.
Et cependant dans cette enceinte où siègent les anciens de la République, nous nous manquerions à nous-mêmes si nous pouvions oublier que l'hommage suprême de la plus pure gloire va à nos combattants, à ces magnifiques poilus qui verront confirmer par l'Histoire les lettres de noblesse qu'ils se sont eux-mêmes données. Héros au stoïcisme souriant qui, à cette heure même, ne nous demandent rien que le droit d'achever l'œuvre grandiose qui les sacrent pour l'immortalité !
Que veulent-ils ? Que voulons-nous nous-mêmes ? Combattre, combattre, victorieusement encore et toujours jusqu'à l'heure où l'ennemi comprendra qu'il n'y a plus de transaction possible entre le crime et le droit. Nous serions indignes du grand destin qui nous est échu si nous pouvions sacrifier quelque peuple petit ou grand aux appêtits, aux rages de domination implacable qui se cachent encore sous les derniers mensonges de la barbarie.
J'entends dire que la paix ne peut être amenée par une décision militaire. Ce n'est pas ce que disait l'Allemand quand il a déchaîné dans la paix de l'Europe les horreurs de la guerre. Ce n'est pas ce qu'il annonçait hier encore quand ses orateurs, ses chefs se partageaient les peuples comme bétail enchaîné, annonçant chez nous et réalisant en Russie les démembrements qui devaient faire l'impuissance du monde sous la loi du fer.
La décision militaire, l'Allemagne l'a voulue et nous a condamnés à la poursuivre. Nos morts ont donné leur sang en témoignage de l'acceptation du plus grand défi aux lois de l'homme civilisé. Qu'il en soit donc comme l'Allemagne a voulu, comme l'Allemagne a fait. Nous ne chercherons que la paix et nous voulons la faire juste, solide, pour que ceux à venir soient sauvés des abominations du passé. Allez donc, enfants de la patrie, allez achever de libérer les peuples des dernières fureurs de la force immonde ! Allez à la victoire sans tache ! Toute la France, toute l'humanité pensante sont avec vous.
Dossier d'archives : Georges Clemenceau (novembre 1999)