Cérémonie le 26 février 2002 lors du déplacement d'une délégation du Bureau du Sénat à Jersey et Guernesey
Allocution de M. Christian Poncelet, Président du Sénat, lors de la remise de la plaque commémorative du sénateur Victor Hugo (Hauteville House)
Monsieur le Lieutenant-Gouverneur,
Monsieur le Baillif,
Madame la Représentante de Monsieur le Maire de Paris,
Mes chers collègues, chers amis,
C’est avec une émotion toute particulière que je me trouve aujourd’hui à la tête d’une délégation du Bureau du Sénat, composée de représentants de tous les groupes politiques, dans cette maison de Hauteville House qui fait désormais partie de la littérature française mais aussi de notre histoire et de notre patrimoine.
Victor Hugo l’a habitée quatorze ans. Il ne l’a pas construite mais il l’a façonnée, transformée, imprégnée au point que son fils Charles pouvait écrire qu’elle était en soi un " autographe ".
Elle est d’ailleurs, avec ses extravagances et ses fulgurances, à l’image du génie de Victor Hugo, dont elle a provoqué des manifestations inattendues. Écrivain, certes, et sous toutes les formes possibles : théâtre, poésie, roman, lettres. Dessinateur, dont l’œuvre immense reste encore à découvrir. Penseur, philosophe et visionnaire, c’est une dimension supplémentaire que peu d’écrivains ont eu à ce point. Homme politique et parlementaire qui a su traduire concrètement son engagement, fort bien.
Nous le découvrons ici, grâce à vous mesdames, architecte, décorateur, menuisier... attentif au moindre détail. Cela montre s’il était besoin l’universalité de son génie : il n’y avait pas pour lui de grandes choses et des petites.
Une chose est grande dès lors qu’elle est portée par une âme. Cette âme peut être trouvée dans toutes les circonstances de la vie, tous les métiers, tous les âges. Tel est le message politique fondamental de Victor Hugo, ce pourquoi il a opté très vite et définitivement pour la République en 1848. C’est l’illustration concrète de la fraternité, le mot qui s’accorde le mieux avec l’auteur des Misérables. C’est pour "faire comprendre l’égalité et la fraternité" qu’il donna ainsi à dîner ici même tous les mardis à "quinze petits enfants pauvres choisis parmi les plus indigents de l’île ".
Cette maison aussi a construit Victor Hugo. Elle a servi de cadre à la rédaction de nombre de ses plus belles œuvres et des plus marquantes, : La légende des siècles, Les Misérables, L’homme qui rit, William Shakespeare, Les chansons des rues et des bois…Il a mis aussi dans celles-ci ,et souvent, des témoignages et des images de son séjour à Guernesey au point de consacrer un roman entier les " Travailleurs de la mer " à cette île " d’hospitalité et de liberté ", à ses hommes et à ses femmes.
Ses femmes… Déjà accompagnées de sa femme et de sa maîtresse fidèle, il a trouvé ici des servantes et des compagnes qui ajoutent à sa légende de démesure et de vitalité, confirmant ainsi peut-être une réputation que tous les français ne méritent sans doute pas… " Je resterai jusqu’à la mort ", écrivait Victor Hugo le 23 décembre 1860 à Guernesey, " le protestant de la liberté d’aimer. La liberté est le même droit que la liberté de penser, l’une répond au cœur, l’autre à l’esprit ; ce sont les deux faces de la liberté de conscience ; elles sont au plus profond sanctuaire de l’âme humaine. "
Je crois surtout que cette île à travers ses paysages, a accentué chez Victor Hugo le sens de la grandeur et de l’infini : " J’aime les petits pays entourés de grands spectacles " disait-il… " Il y a ici tant de mer et tant de ciel que c’est à peine si l’on a besoin d’un peu de terre ". C’est ce ciel et cette mer qui lui tinrent lieu de vrais compagnons tout au long de ces journées passées dans son belvédère " cette serre sur le toit " où il aimait écrire debout, face à la mer .
C’est sans doute cette paix du silence et de la solitude qui l’ont aussi transformé. Lui qui sut rompre radicalement et tenir, seul, face à ce qu’il considérait comme un déni de justice politique et à une imposture a construit en fait dans l’exil et dans cette maison sa capacité de rassemblement ultérieur. C’est ici qu’il a constaté en lui-même " ce magnifique mélange de l’indignation qui s’accroît et de l’apaisement qui augmente "..
" Combattre avec l’espoir de pouvoir pardonner, c’est là le grand effort et le grand rêve de l’exil ".
Le Palais du Luxembourg qui abrite le Sénat à Paris a eu l’avantage d’accueillir Victor Hugo dans son hémicycle par deux fois, avant et après l’exil : entre 1845 et 1848, comme Pair de France nommé par la Monarchie de Juillet ; de 1876 à sa mort en 1885 comme sénateur de la République élu de la Seine. Il siégeait à droite avant 1848 dans une assemblée qui n’était pas particulièrement progressiste. C’est à l’extrême gauche qu’est fixée la plaque qui commémore sa présence aujourd’hui. Ce déplacement dans l’espace de l’hémicycle résume son parcours politique.
Beaucoup ont vu dans cette évolution un revirement coupable. Je crois qu’ils méconnaissent les motivations de l’homme.
Certes Victor Hugo a changé au cours de sa carrière. Jeune bourgeois chanceux, c’est en écrivain talentueux qu’il entre à l’Académie française puis à la chambre des Pairs pour suivre Chateaubriand, son modèle. " Etre Chateaubriand ou rien ".
La révolution de 1848 sert pour lui de révélateur et le projette dans une toute autre " carrière ".
Il trouve dans la République sociale de la deuxième République la chance qu’il attendait de réaliser l’unité sociale de la France.
Le coup d’État de Napoléon l’amène ensuite à choisir la voie la plus difficile pour défendre la liberté. Projeté " hors de toutes les séries " comme le sera plus tard un autre grand français qui choisit l’exil en Angleterre, il acquiert une valeur de référence pour les républicains. Il mûrit par ses interventions une doctrine politique et sociale bâtie sur l’engagement personnel contre l’injustice et qui n’a pas besoin de partis.
Il reste ainsi un intellectuel, au meilleur sens du terme, mais qui ne sera prisonnier d’aucune chapelle ni d’aucune mode.
Aucun domaine d’action humaine ne lui est étranger : abolition de la peine de mort, réforme sociale, éducation pour tous laïque et obligatoire, droit des enfants, égalité des sexes, indépendance des peuples, Etats-Unis d’Europe… Ce qui le caractérise, autant que la diversité de ses combats, c’est son opiniâtreté à les mener. Dès lors qu’il se saisit d’une cause, plus de limites, plus de frontières. Il combat la peine de mort en France mais aussi aux Etats-Unis, et ici même, au risque de choquer ses bienfaiteurs. Le Sénat est le théâtre de ses combats pour l’amnistie des Communards. Trois fois il dépose une proposition de loi en ce sens jusqu’à la loi du 11 Juillet 1880, aboutissement de ses efforts, dix ans après les évènements.
Cette ténacité, cette continuité, cette liberté ce sont celles dont s’inspire le Sénat. Sa stabilité, son mode d’élection, la durée de son mandat lui donnent le recul et la liberté de jugement indispensables au combat politique.
C’est ce qui fait le caractère indispensable de la seconde Chambre dans une République démocratique, sa vertu d’équilibre, de contrepoids et de tempérance.
Victor Hugo l’avait bien perçu, avant même de devenir sénateur : c’est dès 1848 qu’il s’élève contre le principe de la chambre unique adoptée par l’assemblée Constituante : " la France gouvernée par une assemblée unique, c’est à dire l’océan gouverné par l’ouragan ". Nous avons pensé que cette citation, métaphore maritime prémonitoire de l’homme océan, serait à sa place dans cette maison marine. C’est la raison pour laquelle elle est inscrite sur cette plaque symbolique que je vous remets madame, vous qui représentez la Ville de Paris légataire ici de Victor Hugo, sénateur de la Seine.
Vous y retrouverez l’hémicycle, dans lequel siégeait il y a peu notre collègue Bertrand Delanoë, le maire de Paris dont nous avons conservé un souvenir fidèle et avec qui je demeure en contact amical.
Il était normal que le Sénat de la République française que Victor Hugo a illustré et dans lequel il est présent -un salon porte son nom- vienne ici rappeler, en ce jour anniversaire, la dimension politique et parlementaire de son action.
" On voit à l’horizon la France comme un nuage et l’avenir comme un rêve " écrivait Victor Hugo pour qui la vie était un exil.
Nous voulons aujourd’hui rappeler par ce geste le lien entre ce lieu et la France.
Au moment où, en France comme au Royaume-Uni , l’action politique n’est plus aussi considérée qu’au temps de Victor Hugo, nous voulons surtout, sénatrices et sénateurs de la République, collègues parlementaires de Victor Hugo, dire solennellement que nous n’imaginons toujours pas un monde où " l’action ne serait pas la sœur du rêve ".