Mardi 1er avril 2025

- Présidence de M. Simon Uzenat, président -

La réunion est ouverte à 16 heures.

Mise en oeuvre des obligations issues de la loi Égalim pour la restauration collective publique - Audition de M. Loïc Agnès, chef du service du pilotage de la performance sanitaire et de l'international, Mme Sophie Palin, sous-directrice de l'accompagnement des transitions alimentaires et agroécologiques, et M. Erwan de Gavelle, chef du bureau de la politique de l'alimentation, de la direction générale de l'alimentation du ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire

M. Simon Uzenat, président. - Les travaux de notre commission d'enquête continuent aujourd'hui avec une série d'auditions consacrées à la question du développement des achats durables.

À partir du Grenelle de l'environnement, et sous l'influence du droit communautaire, le législateur a fait de la commande publique un outil au service de la transition écologique et sociale. C'est en ce sens qu'a été votée la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi Égalim, qui a eu de très fortes répercussions sur les acheteurs publics, et notamment sur les collectivités territoriales. Elle a en effet fixé des objectifs ambitieux pour la restauration collective publique, à compter du 1er janvier 2022, à savoir au moins 50 % de produits durables et de qualité sous signes officiels d'identification de la qualité et de l'origine (Siqo), dont au moins 20 % de produits biologiques.

Nous en sommes encore loin, puisqu'en 2023, sur 2,8 milliards d'euros d'achats alimentaires déclarés, la proportion globale de produits durables et de qualité était de seulement 25,3 %, dont 12,1 % de produits issus de l'agriculture biologique.

Pour faire un point sur la mise en oeuvre de cette loi et le suivi qui en est assuré par l'État, nous recevons la direction générale de l'alimentation (DGAL) du ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, représentée par M. Loïc Agnès, chef du service du pilotage de la performance sanitaire et de l'international, Mme Sophie Palin, sous-directrice de l'accompagnement des transitions alimentaires et agroécologiques, et M. Erwan de Gavelle, chef du bureau de la politique de l'alimentation.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans selon les circonstances.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Loïc Agnès, Mme Sophie Palin et M. Erwan de Gavelle prêtent successivement serment.

La fixation d'objectifs volontaristes par la loi Égalim, dont le bien-fondé n'est pas contestable, est révélatrice des défaillances françaises en matière d'usage de la donnée pour l'élaboration et le suivi des politiques publiques. Disposait-on d'une idée précise, au moment de son adoption, de l'origine des produits servis en restauration collective, le fameux « t zéro » ? Ces lacunes, malgré le délai accordé aux personnes publiques pour se conformer à ces nouvelles obligations, expliquent peut-être le retard que nous constatons.

Cette loi a fait reposer sur les collectivités territoriales, gestionnaires de la majorité des structures de restauration collective publique, la charge la plus lourde d'adaptation à ce nouveau modèle. Vous pourrez nous indiquer de quel accompagnement de l'État elles ont pu bénéficier pour s'y conformer. D'ailleurs, pourquoi le même effort ne semble-t-il justement pas avoir été consenti au niveau de la restauration gérée par l'État ?

Par ailleurs, un point d'intérêt particulier pour notre commission d'enquête concerne la façon dont la commande publique a accompagné la mise en oeuvre de la loi. Vous pourrez nous expliquer comment elle a contribué à modifier les filières d'approvisionnement de la restauration collective et si son cadre juridique était adapté à ce nouveau paradigme.

Enfin, comment vous assurez-vous de l'exhaustivité du suivi de la loi ? Constatez-vous des disparités entre l'État, les collectivités territoriales et le secteur hospitalier ? Avez-vous identifié des dynamiques encourageantes ?

M. Loïc Agnès, chef du service du pilotage de la performance sanitaire et de l'international. - Nous commencerons par un propos liminaire à deux voix, avec Mme Sophie Palin, sous-directrice de l'accompagnement des transitions alimentaires et agroécologiques, dont les équipes travaillent quotidiennement à l'atteinte des objectifs fixés par la loi Égalim.

Je présenterai tout d'abord les missions de la DGAL, en particulier celles qui sont relatives à la politique de l'alimentation, ainsi que notre cadre de travail général, puis les objectifs fixés par la loi Égalim. Mme Palin présentera ensuite l'accompagnement des acteurs, notre stratégie reposant essentiellement sur des dispositifs d'accompagnement, et non sur un système de contrôles assortis de sanctions.

Le travail de la DGAL s'articule autour de plusieurs missions principales. Elle constitue l'administration centrale chargée des questions sanitaires au sein du ministère de l'agriculture, dont le périmètre correspond au programme 206 » Sécurité et qualité sanitaires de l'alimentation » du projet de loi de finances.

La première mission, qui mobilise le plus grand nombre d'agents - environ 5 000 équivalents temps plein (ETP) -, consiste à garantir la sécurité sanitaire des aliments produits et consommés en France, ce que l'on appelle communément l'hygiène alimentaire. Cela comprend les contrôles sanitaires réalisés aux frontières par les agents de la DGAL, en lien avec les services douaniers.

La deuxième mission est d'assurer la santé et la protection des animaux, qu'ils soient de rente ou de compagnie. Il s'agit notamment de la lutte contre les maladies animales, comme l'influenza aviaire hautement pathogène (IAHP), ainsi que de la protection sanitaire des végétaux et des cultures contre les nuisibles. La DGAL est également compétente en matière de réglementation sur les produits phytopharmaceutiques, bien que leur autorisation relève de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses).

Les deux dernières missions relèvent davantage de l'accompagnement : la DGAL soutient la transition vers des systèmes agricoles plus durables, notamment au travers du plan Écophyto et du fonds Phyto dédié à la planification écologique ; elle porte également la politique de l'alimentation.

C'est bien le ministère de l'agriculture qui, en vertu de ses décrets d'attribution, élabore et met en oeuvre cette politique. Depuis la loi du 24 mars 2025 d'orientation pour la souveraineté alimentaire et le renouvellement des générations en agriculture, l'article L. 1 du code rural et de la pêche maritime a été modifié pour affirmer la volonté de « reconquérir la souveraineté alimentaire de la France ». Désormais, l'objectif assigné à la politique de l'alimentation est de permettre « l'accès de l'ensemble de la population à une alimentation suffisante, saine, sûre, diversifiée et nutritive, tout au long de l'année, et de concourir à la lutte contre la précarité alimentaire ».

Notre cadre de travail repose sur le programme national pour l'alimentation (PNA), qui sera bientôt révisé. Il s'articule actuellement autour de trois axes : la justice sociale, la lutte contre le gaspillage alimentaire et l'éducation à l'alimentation, ce dernier point restant un enjeu essentiel. Deux leviers transversaux sont mis en avant : les projets alimentaires territoriaux (PAT) et la restauration collective, qui est une mission historique du ministère.

Enfin, la politique de l'alimentation est, par nature, interministérielle. Elle englobe des enjeux de santé publique, de protection de l'environnement, d'adaptation aux transitions agricoles rendues indispensables par le changement climatique, ainsi que de souveraineté alimentaire et de structuration des filières agricoles.

Je souhaite également mentionner la stratégie nationale pour l'alimentation, la nutrition et le climat (Snanc), qui sera prochainement soumise à la consultation. Cette stratégie constituera le cadre directeur irriguant l'ensemble des plans et programmes d'action menés en matière de politique alimentaire.

La loi Égalim, promulguée en 2018 à la suite des États généraux de l'alimentation (EGA), est intervenue dans un contexte de crise entre producteurs et distributeurs. Elle visait à garantir à tous un accès à une alimentation saine, durable et de qualité ; ces trois dimensions sont indissociables.

Vous avez évoqué le « t zéro » : les premiers chiffres collectés datent de 2019 ; nous vous les ferons parvenir. En nous replongeant dans les archives pour préparer cette audition, nous avons constaté que, dès le Grenelle de l'environnement, le chiffre de 20 % de produits issus de l'agriculture biologique était évoqué. Ce chiffre était dans l'air, mais il ne constituait pas encore une norme.

Vous avez rappelé les objectifs de la loi. Je précise simplement que la cible était, au 1er janvier 2022, la restauration collective publique et, depuis 2024, la restauration collective privée. Les données pour 2024 sont en cours de collecte et seront en théorie télédéclarées par les gestionnaires d'ici au 31 mars 2025. Nous avons accordé cette année un court délai supplémentaire. Cela dit, nous pourrons vous donner les chiffres dont nous disposons depuis 2019 ; ils montrent que nous sommes encore au milieu du gué tant pour les produits durables que pour les produits biologiques. Ces valeurs sont calculées à partir des achats hors taxe des gestionnaires sur une année civile. Ainsi, sur 1 000 euros hors taxe d'achats, 500 euros doivent concerner des produits durables, et 200 euros des produits biologiques.

La loi prévoit également une liste de critères et mentionne les produits issus de l'agriculture biologique, les produits sous appellation d'origine protégée (AOP) et les produits sous indication géographique protégée (IGP). Ces critères ont été enrichis par la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi Climat et résilience.

J'en viens aux critères d'achat dans les marchés publics, qui relèvent de la responsabilité des acheteurs. Premier critère : la prise en compte du coût des externalités environnementales, qui repose sur des méthodes que ni la loi Égalim ni le code de la commande publique ne précisent, laissant ainsi aux acheteurs la responsabilité du choix des méthodes proposées par les fournisseurs. Deuxième critère : les achats directs et les performances environnementales, qui sont évalués selon une notation spécifique.

Nous touchons du doigt le point de vigilance relatif aux produits locaux. Le cadre juridique de la commande publique ne permet pas d'imposer l'achat de produits locaux au sens strict. En revanche, grâce au critère des achats directs et des performances environnementales, une stratégie d'achat peut être développée pour favoriser l'alimentation à la fois durable et locale. La commande publique est donc un levier central pour atteindre les objectifs fixés par la loi Égalim. Le Gouvernement et les collectivités territoriales ont un rôle à jouer pour soutenir les filières locales et renforcer notre souveraineté alimentaire.

La loi Égalim comporte d'autres dispositions essentielles : diversification des sources de protéines, mise en place d'un menu végétarien hebdomadaire et obligation pour l'État de proposer une option végétarienne quotidienne dans certains cas. Elle prévoit également des mesures de lutte contre le gaspillage alimentaire, de transparence pour l'information du consommateur et de substitution à l'utilisation du plastique.

Ces obligations constituent également des leviers économiques : la lutte contre le gaspillage alimentaire permet de réaliser des économies substantielles, ce qui facilite, pour dire les choses de façon schématique, l'achat de produits biologiques. Dans un contexte marqué par la crise sanitaire et l'inflation, l'atteinte des objectifs de la loi Égalim a représenté un certain coût pour la restauration collective. Pour autant, la plateforme ma-cantine.agriculture.gouv.fr, qui sert d'outil de télédéclaration et de suivi, enregistre de plus en plus de télédéclarants. Dans ce contexte, le fait que les niveaux atteints ne décroissent pas constitue une bonne nouvelle. Actuellement, seuls 15 % des télédéclarants ont atteint l'objectif de 50 % de produits durables, dont 20 % de produits biologiques. Ces chiffres, fondés sur les données de 2023 collectées en 2024, seront complétés par ceux de 2024, en cours de recueil.

Enfin, la loi n'a pas instauré de mécanisme de sanction en cas de non-respect des objectifs, mais les directions départementales de la protection des populations (DDPP) ne sont pas inactives : les agents de la DGAL chargés de la sécurité sanitaire sensibilisent les gestionnaires lors des contrôles d'hygiène. Par ailleurs, certains préfets mènent spontanément, mais avec notre soutien, des actions de communication, notamment par la diffusion de brochures d'information.

La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) veille, quant à elle, à la loyauté de l'information du consommateur. Un établissement déclarant proposer 20 % de produits biologiques sans respecter cette proportion, lorsque les produits ne sont que prétendument biologiques, encourt des sanctions au titre de la loyauté de l'information.

Mme Sophie Palin, sous-directrice de l'accompagnement des transitions alimentaires et agroécologiques. - Je vais compléter les propos de Loïc Agnès sur les aspects liés à l'accompagnement des services de restauration collective pour l'atteinte des objectifs fixés par la loi Égalim, complétée par la loi Climat et résilience. Ces textes imposent des objectifs ambitieux et nombreux aux services de restauration collective.

Pour les accompagner, plusieurs actions ont été mises en place. Tout d'abord, le Conseil national de la restauration collective (CNRC) a été créé en 2019. Il réunit l'ensemble des parties prenantes de la restauration collective : les grossistes, les transformateurs, les professionnels de l'amont agricole, les interprofessions, ainsi que les représentants des collectivités territoriales et les différentes directions ministérielles concernées et leurs établissements. L'objectif est d'échanger sur ces obligations et de travailler, dans le cadre de groupes de travail ad hoc, sur des outils d'accompagnement pour les gestionnaires de la restauration collective.

Ces groupes de travail ont produit des guides d'achat, qui sont disponibles en en ligne, notamment sur des stratégies d'achat pour les marchés publics, et des recommandations sur les repas végétariens, des livres de recettes et des guides de formation pour les cuisiniers. Actuellement, des travaux portant, d'une part, sur un clausier dans l'objectif de fournir des clauses types aux acheteurs de la restauration collective et, d'autre part, sur les achats durables de poissons sont en cours.

Par ailleurs, une plateforme numérique a été mise en ligne : ma-cantine.agriculture.gouv.fr. Elle permet, d'une part, de collecter et suivre les données relatives à l'atteinte des objectifs Égalim - je vous invite à la consulter et à suivre les résultats des structures de restauration collective que vous fréquentez - et, d'autre part, de proposer des outils pour accompagner les acteurs de la restauration collective. On y retrouve notamment les guides du CNRC, des ressources pour la lutte contre le gaspillage alimentaire et des références pour la formation des personnels. L'objectif est d'assurer une montée en puissance de la télédéclaration des cantines, qui est essentielle pour obtenir une photographie représentative de la situation.

En 2022, 19 500 cantines étaient inscrites sur cette plateforme, sur un total estimé de 80 000 en France. Après la télédéclaration de 2024, ce chiffre est monté à 38 000, et nous approchons aujourd'hui des 54 000 cantines inscrites. Cependant, au-delà de l'inscription, l'enjeu est d'augmenter le nombre de cantines procédant à la télédéclaration annuelle. L'année dernière, 17 000 sites avaient télédéclaré leurs données, représentant environ 21 % de la cible. Afin de faciliter cette démarche, des solutions ont été mises en place, comme l'intégration de fichiers Excel ou la connexion à des logiciels dédiés.

Concernant l'accompagnement financier, nous avons travaillé avec la délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté (DIPLP). Depuis 2019, le dispositif « cantine à un euro » permet aux petites communes rurales de bénéficier d'un soutien financier pour la tarification sociale des cantines scolaires du premier degré. Depuis le 1er janvier 2024, l'État ajoute 1 euro supplémentaire si les communes s'engagent à atteindre les obligations de la loi en matière de restauration collective.

Par ailleurs, le programme européen « Lait et fruits à l'école », doté d'une enveloppe annuelle de plus de 30 millions d'euros pour la France et géré par FranceAgriMer, aide financièrement à l'achat de produits sous Siqo, notamment les produits biologiques, pour le lait, les produits laitiers, les fruits et les légumes distribués aux élèves de la maternelle à la terminale. En 2023-2024, 14 millions d'euros ont été consommés, contre moins de 4 millions par an avant la crise sanitaire, ce qui démontre une montée en puissance du dispositif.

, Les projets alimentaires territoriaux (PAT) constituent quant à eux également des outils locaux favorisant une alimentation durable et de qualité. Soutenus dans le cadre de la planification écologique, les PAT sont recensés sur le portail france-pat.fr, développé avec l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), l'association Terres en villes et Chambres d'agriculture France. À ce jour, 455 PAT sont identifiés.

J'en viens à la restauration collective publique. Le dispositif services publics écoresponsables (SPE) s'inscrit dans le cadre du plan de transformation écologique de l'État, coordonné par le Commissariat général au développement durable (CGDD). La mesure n° 10 de ce plan concerne spécifiquement la restauration collective. Pour accompagner les services concernés, des correspondants SPE ont été identifiés, des webinaires et formations ont été organisés et un cahier des charges a été élaboré pour la formation des personnels.

Enfin, en matière d'accompagnement de la commande publique, nous travaillons en lien étroit avec la direction des achats de l'État (DAE). Celle-ci copréside un groupe de travail du CNRC, dont les travaux sont consacrés aux clauses types et aux cahiers des charges de marchés publics. Certaines propositions d'évolution des marchés publics ont été formulées, notamment sur les seuils, pour lesquelles nous avons saisi notre direction des affaires juridiques ; nous continuerons d'avancer avec la DAE sur ces sujets.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le quota fixé par la loi Égalim pour la restauration collective, à savoir au moins 50 % de produits alimentaires durables, dont au moins 20 % de produits biologiques, semble difficile à atteindre pour tous les acteurs de la restauration. Cet objectif est-il trop ambitieux ou les efforts consentis n'ont-ils pas été suffisants ?

Par ailleurs, aucune sanction n'est prévue en cas de non-respect de ce quota. Une évolution législative plus contraignante est-elle nécessaire ? Dans la négative, que devrait-on faire pour inciter les acteurs à atteindre l'objectif fixé par la loi ?

Enfin, dans quelle mesure la loi Égalim a-t-elle favorisé l'accès des entreprises locales, et notamment des plus petites d'entre elles, à la commande publique ?

M. Loïc Agnès. - Certaines collectivités sont exemplaires et leurs services de restauration collective proposent 100 % de produits biologiques. On pourrait s'attendre à une certaine lourdeur du côté des ministères, compte tenu des contraintes budgétaires qui pèsent sur eux. Néanmoins, le ministère de l'agriculture parvient à proposer presque 30 % de produits biologiques, tandis que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) en propose plus de 30 % et le ministère des armées environ 20 %.

Les collectivités en pointe en matière d'alimentation ne sont pas les seules à respecter ces quotas. Le bio est sans doute l'un des critères les plus simples à respecter, puisque la certification bio est connue et bien maîtrisée, y compris pour les produits bruts et les produits transformés bio, qui doivent intégrer au moins 95 % d'ingrédients issus de l'agriculture biologique.

En matière de label rouge, les choses sont plus compliquées, car il faut respecter un cahier des charges particulier.

Mme Sophie Palin. - Les objectifs fixés par la loi Égalim sont, de fait, très ambitieux, sans quoi ils seraient déjà atteints. Pour autant, ils ne sont pas excessifs. Comme l'a rappelé Loïc Agnès, beaucoup de collectivités parviennent bel et bien à respecter les quotas. Notre objectif est de fournir un maximum d'outils pour que l'ensemble des services de restauration collective puissent se conformer à la loi Égalim.

On constate des écarts entre les différents services de restauration collective. Le rapport qui a été remis au Parlement sur ce sujet en fait état. Il apparaît que certains secteurs sont plus avancés, en particulier celui de la restauration scolaire, tandis que d'autres sont en deçà des objectifs, comme le secteur sanitaire et le secteur médico-social.

Compte tenu du retard pris par ces derniers, nous avons mis en place un groupe de travail spécifique, en lien avec la direction générale de l'offre de soins (DGOS). Une première réunion s'est tenue il y a quelques semaines.

À ma connaissance, il n'est pas prévu d'instaurer des sanctions en cas de non-respect des objectifs de la loi Égalim. Pour autant, les bénéficiaires des services de restauration, via la plateforme ma-cantine.agriculture.gouv.fr, ont un rôle important à jouer. Ils peuvent notamment consulter les résultats des services de restauration et échanger avec leurs responsables. Cette plateforme constitue un outil intéressant sur le plan de la méthode, bien qu'elle ne permette pas d'exercer de contrôle proprement dit.

Comment la restauration collective peut-elle profiter aux entreprises locales ? La loi n'évoque pas les produits locaux en tant que tels, ce qui serait contraire à la réglementation européenne. En ce domaine, nous souhaitons avancer avec la DAE, en parallèle des initiatives qui ont été prises sur le terrain. Les PAT sont aussi un moyen de mobiliser le secteur alimentaire et agricole local.

M. Erwan de Gavelle, chef du bureau de la politique de l'alimentation. - Il est important de rappeler quelques éléments de contexte. Entre 2018 et 2025, la restauration collective a connu une situation assez difficile, en particulier pendant la crise sanitaire, avec la fermeture des établissements scolaires. Cela a créé un choc de trésorerie important pour la restauration collective, ce qui n'a pas facilité l'atteinte des objectifs. S'y est ajoutée ensuite l'inflation très élevée qui a touché les produits alimentaires.

Il est possible de regarder le verre à moitié plein, car, malgré ces difficultés, les efforts pour atteindre les objectifs de la loi Égalim n'ont pas faibli. En effet, certaines collectivités sont parvenues à respecter le quota de produits biologiques, à budget constant et sans augmentation du coût matière pour chaque repas, soit 2,20 euros environ. Pour ce faire, elles ont utilisé trois leviers : la lutte contre le gaspillage alimentaire, la diversification des sources de protéines et un travail sur leur stratégie d'achat pour atteindre les objectifs à coût constant. La mise en place d'un projet durable de restauration collective, associant tous les acteurs des établissements concernés, doit accompagner ce changement des pratiques.

Vous posez la question des moyens permettant de favoriser l'accès des petites et moyennes entreprises (PME) locales à la restauration collective. Pour l'heure, nous ne disposons pas de chiffres, mais nous outillons les gestionnaires de la restauration collective. À cet égard, les guides d'achat que nous mettons à dispositions des acheteurs publics permettent d'améliorer leurs compétences en matière de stratégie d'achat.

Le sourcing est également une étape indispensable pour connaître le marché et la qualité des produits sur le territoire voisin. Quant à l'allotissement, qui consiste à définir les lots par catégorie de produits, il permet de rendre les marchés accessibles en fonction des caractéristiques indiquées aux différents acteurs du territoire.

Enfin, dans le cadre des PAT, des actions sont entreprises de manière très fréquente pour faire monter en compétence non seulement les acheteurs publics dans leur stratégie d'achat, mais aussi les producteurs agricoles, qui doivent être capables de répondre aux appels d'offres.

Les marchés publics se caractérisent par un formalisme particulier. Des formations sont donc conduites pour encourager les producteurs à se regrouper pour mieux répondre aux appels d'offres.

Mme Karine Daniel. - Les nouvelles réglementations et directives ont évidemment un caractère vertueux. Pour autant, avez-vous mesuré leur effet inflationniste, indépendamment de l'inflation globale qui touche les produits alimentaires ?

L'inflation est compensée soit par les collectivités, soit par les familles. Comment les coûts induits sont-ils concrètement absorbés ? Quelle politique menez-vous en ce sens ?

M. Serge Mérillou. - J'attire votre attention sur l'inadéquation entre les règles de la commande publique et la volonté de renforcer l'approvisionnement local. Mon département, la Dordogne, a beaucoup investi pour l'alimentation dans les collèges, via un programme visant à proposer 100 % de produits biologiques, locaux et faits maison.

Un tel programme nécessite une agilité dans les achats. Par exemple, il faut pouvoir s'approvisionner en fraises à la fin du mois de juin et au début de juillet. En effet, les coups de chaleur conduisent à une production considérable qui ne trouve pas preneur sur les circuits traditionnels. Dans ce domaine, nous nous trouvons démunis, car les règles de la commande publique ne sont pas adaptées à de telles circonstances.

À l'heure actuelle, la moitié des collèges du département proposent 100 % de produits biologiques, locaux et faits maison. C'est la preuve que le programme précité fonctionne. Il faut former les cuisiniers non pas à ouvrir des boîtes, mais à cuisiner. Cela encourage la production locale, d'où l'intérêt des PAT.

L'objectif de proposer 100 % de produits biologiques, locaux et faits maison sera atteint d'ici à la fin de l'actuelle mandature du conseil départemental. Nous travaillons même à l'étendre aux services de restauration des maisons de retraite. Nous parvenons à obtenir des coûts qui ne sont pas plus élevés que ceux du secteur de l'alimentation traditionnelle, mais nous sommes en difficulté par rapport au cadre de la commande publique.

Comment coller à la production locale et être des acteurs du développement d'exploitations qui vont directement fournir les établissements locaux en produits biologiques tout en respectant la réglementation ?

M. Alain Duffourg. - Dans les territoires ruraux, en particulier dans mon département, le Gers, les cantines scolaires des collèges proposent des produits biologiques et locaux. Or, dans les établissements de santé ou médico-sociaux, notamment les établissements d'hébergement de personnes âgées dépendantes (Ehpad) et les hôpitaux, on s'aperçoit que ces types de produits ne sont pas commandés. Est-ce, selon vous, un problème de prix ?

M. Michel Canévet. - Je m'interroge aussi sur l'approvisionnement des opérateurs publics en produits biologiques, qu'il s'agisse des cantines scolaires ou des services de restauration du secteur médico-social, où l'on observe une appétence pour les produits locaux. En Bretagne, l'ensemble des collectivités, notamment les départements et la région, orientent fortement leur politique alimentaire sur cet aspect-là.

Les règles de la commande publique sont contraignantes. Certains fournisseurs sont en mesure de répondre à des appels d'offres comportant des lots assez importants, mais les petits producteurs ont toujours des difficultés. Nous devrions peut-être réfléchir à exempter les producteurs locaux du respect des seuils fixés par la loi. Cela permettrait de répondre aux besoins locaux et, en même temps, de soutenir l'économie et la production locales.

M. Loïc Agnès. - Il faut distinguer ce qui relève de la commande publique et de ses principes et ce qui relève de la loi Égalim. Votre proposition d'exemption, monsieur le sénateur Canévet, recoupe la question des sanctions : comme on ne sanctionne pas le non-respect des objectifs de la loi Égalim, on ne s'inscrit pas dans une logique d'exemption.

Il ressort de nos statistiques que la restauration collective dans le secteur médico-social est un peu en dessous des autres, pour une question de prix. Force est de constater que ce secteur recourt de plus en plus à la télédéclaration, ce qui permettra de disposer d'une meilleure photo d'ensemble.

Il est difficile pour l'État de sanctionner les obligations prévues par la loi Égalim, car elles sont difficiles à mettre en oeuvre et ont un coût. Voilà pourquoi nous nous inscrivons encore dans une logique de mobilisation, comme l'a rappelé Mme Palin. Au mois d'avril 2024, la conférence des solutions de la restauration collective, animée par les ministres Fesneau et Pannier-Runacher, avait permis de remobiliser tous les acteurs.

À l'évidence, nous souhaitons que le nombre de télédéclarations augmente. Pour l'instant, nous misons tout sur la déclaration volontaire, sans sanction.

La situation dans le secteur médico-social fait l'objet d'un groupe de travail mis en place au premier trimestre 2025, dans le cadre du CNRC.

Le fait de ne proposer que des produits locaux va à l'encontre des principes de la commande publique, à savoir la liberté d'accès à la commande publique, l'égalité de traitement, les principes de non-discrimination et la liberté de circulation des personnes, des capitaux et des services dans l'Union européenne. La directrice des affaires juridiques de Bercy, que vous recevrez bientôt, évoquera sans doute ce sujet.

Pour autant, nous ne pensons qu'il y ait lieu d'opposer les produits durables de qualité et les produits locaux, bien au contraire. À cet égard, je me félicite que vous fassiez beaucoup pour assurer l'approvisionnement en produits durables, de qualité et locaux des structures de restauration collective dans vos départements.

Je conçois que les stratégies d'achat puissent être difficiles à comprendre. C'est la raison pour laquelle nous développons des guides d'achat. L'un d'entre eux peut d'ailleurs être consulté librement et gratuitement sur la plateforme ma-cantine.agriculture.gouv.fr. En outre, des travaux sont actuellement conduits avec la DAE.

Nous nous efforçons de rendre les choses les plus limpides possible, mais il s'agit de notre seule voie d'action, aux côtés du sourcing des fournisseurs et de l'intégration de certaines clauses au sein des marchés publics.

Mme Sophie Palin. - La difficulté à acheter des produits locaux tout en respectant les règles de la commande publique est un sujet qui revient souvent. Certains acteurs nous ont proposé soit de relever les seuils, soit d'exonérer une partie des achats de certaines dispositions. Nous travaillons avec la DAE et les juristes pour faire avancer les choses en ce domaine.

Dans le cadre de sa vision pour l'agriculture et l'alimentation, la Commission européenne a annoncé une initiative législative visant à renforcer le rôle des marchés publics pour récompenser les efforts déployés à l'échelon européen par les agriculteurs, l'industrie alimentaire et les services en matière de qualité et de durabilité. Il s'agit également d'offrir aux PME la possibilité de participer à de telles activités. La Commission européenne semble ainsi ouvrir la porte aux incitations à s'approvisionner en produits locaux.

M. Erwan de Gavelle. - Dans un rapport de 2022 que nous avons transmis à votre commission d'enquête, le Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) a évalué le surcoût induit par l'atteinte des objectifs de la loi Égalim pour chaque repas à 20 centimes d'euro en moyenne, sur la base d'un coût matière d'environ 2,20 euros.Les chiffres diffèrent en fonction des secteurs, mais on note un surcoût compris entre 14 centimes et 42 centimes.

Le CGAAER avait par ailleurs estimé le surcoût lié à l'inflation à 20 centimes supplémentaires.

Notez que la lutte contre le gaspillage alimentaire et la diversification des sources de protéines permettent de réaliser des économies assez importantes, de l'ordre de 20 centimes à 30 centimes par repas, ce qui permet de compenser ces hausses.

Mme Karine Daniel. - Certes, mais ces économies auraient pu être réalisées sans augmentation des prix.

M. Simon Uzenat, président. - Je tiens à bien distinguer de l'État les collectivités locales, qui sont particulièrement exemplaires et plus ou moins avance en matière de restauration collective. Connaissez-vous le montant précis du coût matière pour chaque repas dans les services de restauration collective de l'État ?

On parle beaucoup des bénéficiaires des services de restauration, mais les agriculteurs sont aussi des acteurs clés de la chaîne de valeur. Nous entendons les soutenir très fortement.

Beaucoup de collectivités locales, malgré les contraintes budgétaires majeures qui pèsent sur elles, ont décidé de sanctuariser la politique publique de restauration collective. L'application de la loi Égalim est une question de moyens, de toute évidence, mais le recours à des produits biologiques et de qualité, dont la Dordogne est l'exemple emblématique, n'augmente pas forcément le prix des repas.

Au sein de la région Bretagne, je suis chargé du suivi des PAT et des politiques en faveur d'une meilleure alimentation. Les lycées bretons sont particulièrement exemplaires sur l'approvisionnement en produits faits maison et la lutte contre le gaspillage. Nous parvenons à proposer des proportions extrêmement élevées de produits sous Siqo ou biologiques, pour un coût matière inchangé.

Par ailleurs, je souhaiterais vous interroger sur la révision en cours des directives européennes relatives aux marchés publics. La DGAL fait-elle passer des messages aux représentants de la France qui interviennent dans ces négociations ?

Mme Palin a évoqué, à raison, l'achat durable de poissons et de produits de la mer. En Bretagne, nous avons travaillé avec les professionnels du secteur à la mise en place du label Breizhmer. J'ai eu l'occasion d'interroger la ministre de l'agriculture sur l'appréciation de l'équivalence de ce label dans le cadre de la loi Égalim. Elle a confirmé que le décret pris en 2019 ne serait pas révisé, mais cette équivalence pourrait, selon nous, s'apprécier au travers d'une approche multilabels. Pourriez-vous nous en dire davantage, de façon à sécuriser les acheteurs publics et valoriser l'achat de produits de la mer sous le label Breizhmer ?

Votre « t zéro » est postérieur à l'adoption de la loi Égalim. Or, par principe, le « t zéro » doit nous permettre de connaître la situation de départ, avant même de graver un objectif dans le marbre de la loi. Malheureusement, il n'y a pas que le sujet de l'achat de denrées alimentaires qui illustre les défaillances dans ce domaine.

Au-delà de la plateforme ma-cantine.agriculture.gouv.fr, disposez-vous d'une connaissance précise du pilotage réalisé en temps réel sur le périmètre de l'État ? Les chiffres que vous donnez sur le fonctionnement de cette plateforme sont intéressants. Vous notez le nombre croissant de cantines et de services de restauration collective inscrits, mais vous relevez, en même temps, un décalage très net entre le nombre d'inscriptions et de télédéclarants, soit respectivement 38 000 et 17 000 sur l'année 2024.

On peut légitimement avoir quelques doutes sur le caractère représentatif de ces échantillons. D'après les éléments dont nous disposons, ce sont les collectivités qui tirent le système, même si ce peut être exceptionnellement l'État. Pouvez-vous nous exposer plus spécifiquement la performance des services de restauration collective de l'État dans l'application de la loi Égalim ?

Nous entendrons par ailleurs dans les prochaines semaines les représentants du secteur hospitalier, mais la situation de la restauration collective universitaire mériterait d'être examinée également. Nous aurions besoin de chiffres précis pour éviter d'amalgamer des données qui témoignent de dynamiques politiques extrêmement variables.

M. Loïc Agnès. - La plateforme ma-cantine.agriculture.gouv.fr est le seul outil dont nous disposions. Depuis le début de l'année 2025, dans le cadre du plan SPE, qui ne comprend pas les hôpitaux, nous obligeons les services de restauration collective de l'État, universités incluses, à utiliser cette plateforme à des fins de télédéclaration. Nous pourrons vous transmettre les chiffres dont nous disposons par périmètre ministériel. Vous verrez que les situations sont assez disparates en fonction des ministères.

Vous dites que les collectivités « tirent le système ». Nous ne confirmons ni n'infirmons cette déclaration ; les choses ne sont pas si évidentes de notre point de vue.

Nous ne possédons pas de « t zéro » : je vous ai donc communiqué le « t un ». Reste que les EGA ont constitué une phase de dialogue importante, notamment avec les parlementaires. Ainsi, s'il y avait eu une grande divergence de vues sur les objectifs de la loi Égalim, nous en aurions parlé à l'époque.

J'en viens au label Breizhmer. La qualité du label n'est pas en cause. Le problème est qu'il est restreint au seul périmètre de la Bretagne. Une ouverture à l'échelon européen permettrait de résoudre cette difficulté.

S'agissant de la révision des directives, il n'y a pour l'heure ni texte ni négociations sur le sujet, mais les parties prenantes, en particulier l'Association nationale des directeurs de la restauration collective (Agores) et le réseau Terres en ville, ont formulé plusieurs idées que nous avons soumises à notre service juridique. Elles nous aideront à construire la position de la France sur cette question.

Concernant le coût matière, nous disposons des chiffres du rapport rédigé par le CGAAER. Nous connaissons ainsi le coût moyen pour les restaurants administratifs, les armées et les prisons, soit environ 2 euros par repas, comme dans les collèges et les lycées. Toutefois, le coût dans les écoles maternelles est moindre, les portions étant plus petites.

Mme Sophie Palin. - Nous disposons de données non pas par collectivité, mais par secteur. Dans le secteur de l'éducation, qui relève des collectivités, le nombre de télédéclarations est important. Notez toutefois que, l'an dernier, 26 % des cantines scolaires ont réalisé leur télédéclaration. Cette part atteignait 37 % dans le secteur de l'administration, 36 % dans le secteur de la santé et 9 % dans le secteur médico-social.

M. Erwan de Gavelle. - Le secteur de la restauration collective est éclaté, compte tenu de la multiplicité des modes de gestion et d'organisation et des donneurs d'ordres. On compte entre 80 000 et 85 000 entités dans notre pays. Dans ces conditions, il est très difficile de collecter des données.

Jusqu'à présent, les enquêtes qui ont été conduites sur la restauration collective reposaient sur des échantillons assez faibles, de l'ordre de quelques milliers d'entités. Cette année, nous devrions parvenir à collecter les données de plus de 30 000 cantines. Ainsi, de façon inédite, nous parviendrons à prendre un cliché plus représentatif de la réalité.

Les déclarations faites par les services de restauration collective de l'État passent par la même plateforme que les déclarations demandées aux mêmes services dans les collectivités.

Pour autant, l'organisation est tout à fait particulière. Pour chaque pôle ministériel et chaque préfecture, des responsables du SPE sont chargés de chapeauter la collecte de données et de mettre en place une transition dans les établissements placés sous leur responsabilité. Nous disposons ainsi de relais au sein des pôles ministériels et des préfectures pour dresser un état des lieux de tous les établissements concernés et s'assurer que ces derniers sont bien inscrits, télédéclarent et mettent en place des actions pour atteindre les objectifs.

L'inscription et la télédéclaration constituent la première étape de la conduite du changement. En effet, chaque établissement peut ainsi savoir quels moyens sont nécessaires pour atteindre les objectifs fixés par la loi Égalim et activer les leviers qui conviennent.

M. Simon Uzenat, président. - Ces réponses ne me satisfont qu'à moitié. J'entends bien la complexité que tout cela représente pour l'État, mais, malgré tout, il existe une chaîne de commandement parfaitement claire. Nous regrettons de ne pas pouvoir disposer, sept ans après l'adoption de la loi Égalim, d'une vision complète et consolidée, sans même parler d'un suivi en temps réel.

En Bretagne, nous avons mis en place un observatoire et un système de remontée des données, avant la création de la plateforme ma-cantine.agriculture.gouv.fr. D'ailleurs, nous avons dû travailler sur l'interopérabilité des systèmes.

La complexité du dispositif explique que nous ne disposions que de 26 % de télédéclarations, même de la part de collectivités de taille assez importante. Aujourd'hui, des agents sont prioritairement mobilisés sur les stratégies d'achat pour travailler avec les producteurs de proximité. Dans ce domaine, la façon de faire de l'État pose question.

Vous avez évoqué la circonscription géographique du label Breizhmer. On ne peut pas reprocher à un territoire maritime de vouloir valoriser ses productions, d'autant que ce label est conforme aux attendus et aux critères d'autres labels, auxquels il n'est pourtant pas équivalent, comme l'appellation d'origine contrôlée (AOC), l'IGP ou le commerce équitable. Nous savons que les produits de la mer consommés par les Français dans les lieux de restauration collective sont principalement du saumon et des crevettes, qui ne sont pas des productions locales. La robustesse du label Breizhmer devrait donc permettre de valoriser la pêche locale et les produits de saison.

De mon point de vue, l'État ne se donne pas les moyens d'être enfin au rendez-vous des obligations qui s'imposent à lui. Je comprends mieux pourquoi la ministre de l'agriculture, lors de l'examen du projet de loi d'orientation agricole, n'avait pas répondu à mes interpellations.

On met les collectivités locales en avant, d'autant que les bénéficiaires de la restauration collective, dans les collèges et les lycées, demandent légitimement des comptes, mais l'État devrait être tout autant exemplaire. Les producteurs nous demandent de jouer le jeu pour que la loi Égalim soit enfin respectée. Or nous sommes loin du compte.

M. Loïc Agnès. - Nous avons bien identifié la question de la complexité de la télédéclaration. Des démarches de simplification ont été entreprises. Nous en discutons d'ailleurs avec la ministre de l'agriculture dans le cadre du projet de loi sur la simplification de la vie économique, actuellement en débat.

La loi Égalim prévoit plusieurs critères : les labels, les Siqo et autres mentions valorisantes, mais aussi un critère d'achat relatif à la préservation de l'environnement et à l'approvisionnement direct. C'est à ce dernier titre que les produits portant le label Breizhmer peuvent être intégrés dans les objectifs Égalim. Il convient toutefois de déterminer si c'est bien le label en tant que tel qui est reconnu ou si c'est l'approvisionnement qui est pris en compte.

M. Erwan de Gavelle. - La liste des critères Égalim est fixée par le législateur à l'article L. 230-5-1 du code rural et de la pêche maritime et non par le pouvoir réglementaire. Ainsi, un décret ne pourrait pas y intégrer le label Breizhmer. En revanche, il est possible, comme pour d'autres labels locaux, d'utiliser l'un des critères d'achat autorisés par la loi, notamment celui qui est relatif aux performances environnementales et aux achats directs. Nos guides explicatifs précisent très bien ces aspects. Il appartient aux acheteurs d'intégrer dans les cahiers des charges de leurs marchés des caractéristiques relatives aux performances environnementales. En 2024, nous avons mené un tel travail sur les poissons et produits de la mer afin d'identifier des caractéristiques environnementales pertinentes pour ces secteurs. Ces éléments peuvent être intégrés dans les cahiers des charges par les acheteurs publics, qui pourront ainsi exiger certaines caractéristiques précises pour les produits de la mer qu'ils achètent.

Le second critère, cumulatif, porte sur les achats directs. En fonction du nombre d'intermédiaires impliqués, une notation est attribuée aux produits, ceux qui obtiennent la meilleure note étant privilégiés. Si les critères retenus correspondent à ceux du label Breizhmer, alors les produits concernés pourront être comptabilisés dans l'objectif de 50 % de produits sous Siqo prévu par la loi.

Le CNRC a travaillé sur ces questions tout au long de l'année 2024, et nos guides seront prochainement mis à jour en conséquence.

Enfin, les chiffres précis concernant l'État figurent non pas directement dans les rapports Égalim, bien qu'un encadré y soit consacré, mais dans le rapport Services publics écoresponsables, qui présente de manière détaillée les avancées de l'État sur l'atteinte des objectifs fixés par la loi Égalim, notamment la mesure n° 10.

M. Simon Uzenat, président. - Ces chiffres sont appréhendés par secteur. Or, même si les thématiques abordées sont diverses, nous devrions disposer de données consolidées, l'État étant une entité à part entière.

Je n'ai pas dit que les critères relevaient du pouvoir réglementaire. Toutefois, le décret en question établit bien une liste de labels sur la base des critères votés par le législateur. Or nous estimons que le label Breizhmer, comme d'autres peut-être, remplit un certain nombre de ces critères. Dès lors, il conviendrait d'apprécier son équivalence avec les labels déjà retenus par le décret et de le reconnaître en conséquence.

Nous souhaitons obtenir une clarification sur ce point afin que les acheteurs publics, au-delà de la seule région Bretagne, puissent y recourir. La ministre a ouvert la porte vers cette reconnaissance d'équivalence entre labels, mais, faute d'avoir encore reçu une confirmation définitive, nous continuerons de travailler sur le sujet.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 20.

- Présidence de M. Simon Uzenat, président -

La réunion est ouverte à 17 h 20.

Audition de M. Brice Huet, commissaire général au développement durable au Ministère de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche et Mme Julie Hanot, sous-directrice des entreprises au commissariat général au développement durable

M. Simon Uzenat, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons notre étude de l'achat durable en élargissant notre champ au pilotage de la politique impulsée par l'État en la matière. Alors que nous venons d'examiner la question de l'approvisionnement de la restauration collective publique, je vous propose de nous pencher maintenant sur le cadre plus général mis en place pour soutenir la transition écologique, sans oublier son volet social, grâce à la commande publique, qui repose sur des objectifs ambitieux.

Comme avec la loi Égalim, le législateur y a contribué, notamment avec la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « Climat et résilience », qui impose à tous les acheteurs publics, à compter du 22 août 2026, de prévoir un critère environnemental pour le jugement des offres à un marché public.

Un plan national pour des achats durables (PNAD), qui couvre la période 2022-2025, constitue la feuille de route, juridiquement non contraignante, de cette politique publique, tant pour l'État que les collectivités locales. Son approche repose avant tout sur l'accompagnement des acteurs et leur sensibilisation aux enjeux du développement durable, alors qu'ils évoluent parfois en ordre dispersé sur ce sujet.

Nous recevons donc M. Brice Huet, Commissaire général au développement durable, dont les services assurent le suivi du PNAD et la promotion du développement durable dans les achats publics.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Brice Huet prête serment.

La commande publique n'est plus seulement un outil destiné à satisfaire les besoins des personnes publiques en travaux, fournitures ou services, mais est désormais une politique publique à part entière, un levier qui vient en appui d'objectifs sociaux et environnementaux. Cette évidence est-elle, selon vous, encore contestée par des acteurs de l'écosystème de l'achat public ? J'entends par là aussi bien les acheteurs en tant que tels que les opérateurs économiques.

Cette promotion des achats durables doit nécessairement s'accompagner d'un suivi très fin de sa mise en oeuvre, au risque de se limiter à un propos incantatoire. Nous l'avons évoqué avec la loi Égalim. Vous pourrez nous expliquer comment vous assurez le suivi de ce PNAD et si vous avez dû faire évoluer l'appareil statistique de l'État pour le faire.

De plus, alors que l'échéance d'août 2026 approche, vous pourrez nous indiquer si, selon vous, tous les acheteurs publics seront en mesure de répondre aux nouvelles obligations en matière environnementale et sociale ou si la mobilisation pour y parvenir vous parait, à ce jour, insuffisante.

Enfin, de nombreux acheteurs n'ont pas attendu de recevoir des instructions et conseils de l'État pour orienter leur commande publique vers davantage de soutenabilité. Quels sont les liens que vous entretenez avec eux, en particulier les collectivités territoriales, et quelle promotion faites-vous de leurs bonnes pratiques ? Votre démarche est-elle uniquement prescriptrice ou bien soutenez-vous leurs initiatives ?

M. Brice Huet, Commissaire général au développement durable au Ministère de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche. -Vous avez parfaitement dressé, Monsieur le président, le cadre dans lequel intervient le commissariat général du développement durable (CGDD). La commande publique constitue un levier extrêmement important, représentant plus de 10 % du PIB à l'échelle française. Lorsque l'on parvient à flécher ces 10 %, notamment sur la transition écologique ou des questions sociales, on obtient un effet sur l'ensemble des activités des entreprises, y compris lorsqu'elles ne répondent pas aux marchés publics.

La commande publique représente donc un signal fort envoyé aux fournisseurs. C'est pourquoi son cadre normatif n'a jamais cessé d'évoluer. C'est aussi la raison pour laquelle le CGDD est positionné sur le suivi de cette politique publique. Un volet de son activité concerne le pilotage du verdissement de l'économie, de l'achat et de la consommation durables, qui concernent autant l'acheteur public que les consommateurs. Il est intéressant de relever que des outils communs aux deux sphères existent.

S'agissant de l'évolution législative en la matière, la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte a défini principalement le cadre normatif lié à la commande publique. En ont découlé des obligations sectorielles, relatives notamment aux véhicules à faibles ou très faibles émissions, aux achats alimentaires durables et de produits issus de l'économie circulaire. En outre, la loi « Climat et résilience » d'août 2021, impose qu'à la mi-année 2026 tous les marchés publics comprennent des clauses environnementales, ainsi que des clauses sociales à partir de certains seuils.

Au titre du cadre normatif, la loi du 23 octobre 2023 relative à l'industrie verte élargit le champ des acheteurs soumis à l'obligation d'élaborer un schéma de promotion des achats socialement et écologiquement responsables (Spaser). C'est un outil intéressant. En effet, au-delà de la qualité et du nombre de clauses insérées dans les marchés, tout acheteur public, que ce soit l'État ou une collectivité, doit être connecté à son territoire. Il doit en connaître les potentialités pour calibrer au mieux les clauses de ses marchés et éviter que celles-ci ne soient tellement déconnectées de la réalité que les entreprises locales ne puissent répondre correctement. Cette mission est complètement dans notre ADN.

Enfin, j'en arrêterai là avec le cadre normatif, le CGDD assure le pilotage de la mise en oeuvre de l'article 58 de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, (AGEC) qui impose aux acheteurs publics l'acquisition d'un certain nombre de biens issus de l'économie circulaire. Il s'agit de biens de deuxième vie, reconditionnés, ou encore des biens neufs qui comportent de la matière recyclée. Un bilan de l'application de cet article 58 a été publié, constatant que de nombreux acheteurs se sont emparés des objectifs. L'effet de levier est réel, en dépit de quelques limites.

La publication d'un nouveau décret en 2024 a permis de faire évoluer l'application de cet article 58 de la loi AGEC, pour mieux adapter les objectifs au potentiel de l'offre, prendre en compte des mécaniques spécifiques de dons entre différentes entités de la sphère publique ainsi que pour insérer de nouvelles catégories de produits qui existent dans les filières à responsabilité élargie du producteur (REP).

Au-delà de ce cadre, nous sommes animés par la volonté de mobiliser l'ensemble des acteurs. Je fais référence au PNAD que vous avez évoqué, qui en est à sa troisième version. Il va s'achever en 2025. À cet égard, nous vous avons transmis un tableau récapitulant l'avancement des différentes actions prévues dans le plan. Un certain nombre d'entre elles correspondent à des moyens mis en oeuvre afin de mieux informer les acheteurs publics, à la fois des ressources à leur disposition pour intégrer certaines clauses dans leur marché ainsi que des objectifs auxquels ils vont être prochainement confrontés.

En termes de données, l'Observatoire économique de la commande publique (OECP), qui recense les différentes pratiques mises en oeuvre dans le cadre de la passation des marchés, observe une augmentation de 20 points du nombre de marchés publics qui comportent une clause environnementale entre 2020 et 2023. On passe donc de 20 % à 40 %. C'est un motif de satisfaction. Toutefois, ce chiffre étant inférieur à 50 %, force est de constater que l'objectif fixé à horizon 2026 est relativement ambitieux. Un nombre important de marchés en volume ne prennent toujours pas en compte cette clause environnementale, alors que l'échéance se rapproche.

Plusieurs outils, numériques ou physiques, ont été mis en place dans le cadre du PNAD afin d'accompagner les acheteurs. Le premier d'entre eux est le guichet vert. Une douzaine de guichets ont été créés sur la quasi-totalité du territoire métropolitain. L'importance de cet accueil physique informatif nous conduit à souhaiter en intensifier le maillage. Leur nombre nous semble, en effet, insuffisant pour faire face à l'ensemble des besoins des collectivités, notamment celles qui sont dans les zones les plus rurales. Ces guichets verts ont répondu à 2 000 sollicitations. Les taux de satisfaction sont bons.

M. Simon Uzenat, président. - Une petite précision, quel est ce taux ?

M. Brice Huet. - Mme Julie Hanot, sous-directrice des entreprises au CGDD, va vous répondre.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous invite à prêter serment, de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Julie Hanot prête serment.

Mme Julie Hanot, sous-directrice des entreprises au commissariat général au développement durable. - Je vous propose de partager le détail de ces enquêtes de satisfaction menées par les guichets verts eux-mêmes sur la base d'un questionnaire qui avait été travaillé conjointement. Ce dernier comprend différentes questions sur la satisfaction des usagers.

M. Brice Huet. - Concernant les outils numériques, le portail des achats durables a été lancé en novembre 2024 à l'occasion du Salon des Maires. Il a vocation à être le site de référence des achats durables pour tous les acteurs de la chaine. On y trouve toutes les ressources en termes d'accompagnement, formation, événements, sourcing, pour la mise en oeuvre des clauses environnementales. En trois mois, ce site a enregistré 20 000 visites. Ce n'est bien entendu qu'un début. Compte tenu du nombre important estimé d'acheteurs publics en France, on espère une hausse significative du nombre de visites.

Le réseau RAPIDD (Réseau des administrations publiques intégrant le développement durable), créé en 2017, constitue un réseau entre acheteurs qui n'est accessible qu'aux acheteurs et aux services de l'État. Cette plateforme d'échange permet à tous les acteurs de la communauté, d'échanger, d'être conseillés et d'obtenir des réponses de l'État aux questions posées. Elle contribue à la valorisation des pratiques de certaines collectivités qui n'ont pas attendu la mise en place d'une réglementation pour traiter ces sujets.

Je souhaiterais également citer deux autres plateformes en ligne de qualité, mises en place par des réseaux régionaux de la commande publique. La première est la « clause verte ». Le CGDD assure une relecture de son contenu pour solidifier ce qui est proposé. Cette plateforme met également à disposition des acheteurs en libre accès, depuis 2021, un clausier environnemental. Le nombre de clauses ainsi disponibles s'établit à 246, fin 2024. En outre, les clauses qu'utilise la direction des achats de l'État (DAE) seront prochainement intégrées dans cette plateforme, afin qu'elles puissent être reprises par les collectivités territoriales.

La seconde plateforme, « la Réf. » est un réseau régional de la commande publique qui permet de connaître ses obligations juridiques en matière d'achat public durable. Elle enregistre environ 8 000 consultations par an.

Cela peut paraitre modeste mais le maillage de l'ensemble de ces outils, la montée en compétence des communautés d'acheteurs ainsi que l'activité sur ces plateformes en ligne, a accompagné le doublement du nombre de marchés qui comprennent une clause environnementale.

Le PNAD comprend également un volet de formations. On a élaboré une formation en ligne, portant sur les achats durables, en diffusion libre sur la plateforme Openclassrooms. 2 000 personnes l'ont suivie. On a également proposé un programme d'accompagnement gratuit visant à mobiliser les élus, décideurs, entreprises et usagers, concernant l'élaboration d'une stratégie correspondant au Spaser. 800 acteurs y ont participé. En 2023, on a également mis en ligne un module de e-learning gratuit sur le même sujet. Dans le prolongement de l'ensemble des efforts déployés pour traiter l'ensemble des dimensions de la question, on a lancé, en janvier 2025, la Fresque des achats publics durables tenant compte de la variété des profils des acheteurs. 35 personnes ont été formées à l'animation de cette fresque et vont la déployer.

Quelques mots sur les défis. Le premier est d'ordre quantitatif, puisqu'il s'agit de passer de 40 % à 100 % des marchés comprenant des clauses environnementales dans une période très brève.

Le second défi est de se fixer un objectif également qualitatif, qui sera toutefois difficilement évaluable aujourd'hui, en raison de la diversité et du nombre de marchés publics. L'OECP peut nous y aider, notamment en matière d'impact des clauses et des critères qui seront proposés. On ne saurait ignorer que d'avoir coché la case réglementaire ne conduit pas systématiquement à constater un véritable impact en matière de transition écologique ou sociale.

Par ailleurs, nous devons effectuer un travail parallèle, que j'évoquais précédemment, en direction des consommateurs concernant l'affichage environnemental, mission qui s'interface avec l'achat public. La loi « Climat et résilience » prévoit la mise à disposition d'outils de définition et d'analyse du cycle de vie pour aider les acheteurs à mieux acheter. Ces derniers sont extrêmement complexes à calculer pour l'intégralité des produits et services offerts à la consommation.

Nous travaillons donc sur l'affichage environnemental. La ministre de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, Agnès Pannier-Runacher, a lancé une consultation publique au mois de novembre 2024, concernant l'affichage environnemental sur la filière du vêtement. Une notification a été adressée à la Commission européenne, avec une réponse attendue dans quelques semaines. Cet affichage environnemental concernant l'achat de produits textiles - qu'on aimerait étendre à d'autres catégories de produits - permet aux consommateurs de connaître l'impact de leur achat sur l'environnement. Il constitue un réel outil d'information qui pourrait être utilisé demain par des acheteurs publics pour mesurer l'impact environnemental de leurs achats, , au côté d'autres labels de référence.

Je terminerai mon propos par les travaux menés dans le cadre européen. La procédure de révision des directives qui encadrent la commande publique vienne de débuter. Nous n'en assurons pas le pilotage mais nous attacherons à faire en sorte que les questions de transition écologique seront bien prises en compte.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ma première question porte sur l'impact de l'intégration des considérations sociales et environnementales pour l'accès des PME et TPE aux marchés publics. Est-ce un frein ou un levier ? Ces considérations sont-elles susceptibles d'avoir un impact sur le taux de fournisseurs européens ou français retenus pour l'exécution de ces marchés ? Dans la continuité des questions précédentes, des obligations similaires à celles prévues par la loi « Climat et Résilience », sont-elles imposées aux acheteurs publics par nos voisins européens ? Et si oui, à titre de comparaison, sont-elles plus facilement appliquées chez eux que chez nous ?

M. Brice Huet. - Concernant la première partie de la question, les taux semblent satisfaisants sur les TPE et PME. S'agissant des entreprises de l'économie sociale, nous n'avons pas les chiffres. Nous devrons les rechercher et les examiner précisément.

Quant à la deuxième partie de votre question portant sur les obligations en vigueur dans d'autres pays européens, la France a été largement en avance pendant des années sur le sujet. Je n'ai pas en tête d'éléments de comparaison.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - A-t-on surtransposé ?

Mme Julie Hanot. - Ce type de dispositions n'existait pas. S'agit-il d'une surtransposition lorsqu'on se saisit d'un sujet non réglementé ? C'est une question. Nous ne disposons pas d'études à notre niveau sur la sélectivité nationale par rapport à celle européenne. En revanche, un certain nombre d'entreprises, depuis plusieurs années, nous font part de normes existantes, notamment outre-Atlantique, sur la commande publique et sont en demande de dispositions.

Bien entendu, toute fixation d'objectifs requiert d'identifier les effets attendus. C'était par ailleurs l'enjeu du bilan de l'article 58 de la loi AGEC. Une offre se structure-t-elle ? On ainsi pu observer que les produits couverts par l'article 58 de la loi AGEC avaient permis à certaines entreprises de se constituer, de trouver un marché, de gagner en visibilité ainsi qu'aux différents acteurs économiques d'échanger. En effet, le déploiement d'une solution peut faire intervenir toute une chaîne d'acteurs : un installateur, un fabriquant de produits etc.

La demande s'accompagne donc d'une vigilance sur les niveaux de seuils à fixer. Nous pourrons partager avec vous le bilan de la consultation au moment de la révision du décret d'application de la loi AGEC.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ces dispositions sociales et environnementales avantagent-elles les entreprises françaises par rapport aux entreprises étrangères ? Elles fixent des contraintes. Nous avantagent-elles par rapport à la concurrence, qu'elle soit européenne ou étrangère ?

M. Brice Huet. - On ne dispose pas de données, aujourd'hui, sur la création d'avantages ou non pour les entreprises françaises, européennes ou étrangères. En revanche, on est convaincu que l'adoption de telles réglementations donne un temps d'avance à nos entreprises et leur permet de se préparer aux exigences européennes qui seront appliquées de façon plus large demain ou après-demain, en fonction de la durée de la pause réglementaire et normative annoncée au niveau des institutions européennes.

Gardons à l'esprit que la transition écologique appliquée à ce type de sujet est synonyme de résilience et de préparation à demain. L'affichage environnemental illustre mon propos. La France est en avance par rapport aux travaux menés au niveau européen. Notre façon de calculer tient déjà compte des questions de la fast fashion, du microplastique, et de la biodiversité. Élaborer un score intégrant la fast fashion, c'est non seulement s'intéresser à nos entreprises, mais leur envoyer des messages les alertant notamment sur certaines pratiques ou sur les sources des produits initiaux.

On les prépare donc en forgeant notre résilience et notre compétitivité de demain. Je ne vois pas en quoi cela pourrait les désavantager aujourd'hui, dans le cadre d'une compétition européenne où d'autres arriveraient en sachant répondre aux clauses de nos marchés alors que nos entreprises ne le pourraient pas.

M. Michel Canévet. - On a le sentiment que la commande publique génère aujourd'hui des dépenses extrêmement importantes dans notre pays. Si on compare les prix des réalisations commandées dans le cadre d'un marché public avec celles commandées par des acheteurs privés, les différences sont extrêmement importantes.

Ma première question est la suivante : l'introduction de clauses relatives au développement durable, que l'on comprend et que l'on partage totalement, n'aurait-elle pas un effet contre-productif dans un contexte où l'état des finances publiques nous recommande de réaliser des économies assez importantes ?

Vous évoquiez à l'instant la question de la fast fashion. Ces comportements de consommation posent problème et nous obligent à légiférer, mission complexe car il est difficile d'encadrer de manière optimale ces comportements. On observe combien la filière textile, en particulier, est très perturbée par ce développement de la fast fashion.

Ma seconde question est la suivante : ne pensez-vous pas que globalement les comportements de consommation ne prennent pas en compte les préoccupations de développement durable, attirés par le moins coûteux, le jetable, ce qui pose notamment des problèmes de recyclage.

Mme Karine Daniel. - Vous avez évoqué les objectifs quantitatifs en indiquant que 40 % des marchés comprenaient des clauses environnementales. Vous recommandez d'en augmenter le nombre. Disposez-vous de chiffre sur la structure et périmètre de ces 40 % ? Quels sont les secteurs concernés ? Il me semble qu'il existe deux leviers de progrès, en s'adressant à la fois aux collectivités qui sont déjà engagées à faire progresser les différents volets de la transition écologique et aux autres acheteurs publics afin de les inciter à adopter cette démarche.

M. Brice Huet. - Force est de constater, en effet, une déconnexion entre la prise de conscience écologique, souvent annoncée dans les médias, et les comportements individuels. Je ne peux qu'abonder dans votre sens. C'est pourquoi, notre objectif est de permettre à chacun de se doter de quelques points de repère sur les achats qu'ils réalisent. L'idée est de se créer avec l'affichage environnemental, une nouvelle monnaie virtuelle.

À titre de comparaison, certains d'entre nous ont peut-être réalisé leur bilan carbone et savent se positionner par rapport à la moyenne des Français. Est-on 8, 9, 10, 11, 12 t CO2 eq par personne ? Certains Français ont ces chiffres à l'esprit. Ils pourraient en avoir un autre quand ils achètent un produit. Dans l'idéal, outre le prix, chacun connaîtrait également son nombre de points d'impact, que ce soit pour l'achat d'un t-shirt, d'un canapé ou de tout autre objet. Cette notation pour les vêtements qui est toujours en cours d'élaboration, ne repose pas sur une échelle de A à F mais est formulée en points. En effet, ce n'est pas parce qu'on achète 10 fois du A que notre comportement est écoresponsable. L'idée est de montrer que la multiplication des achats, par exemple 10 fois 200 points d'impact, a un impact négatif équivalent à celui d'effectuer un achat néfaste pour l'environnement. Un long chemin reste à parcourir pour transmettre les connaissances et déclencher la conscientisation chez chacun des consommateurs. Nous y travaillons.

Vous m'avez interrogé sur le renchérissement des prix dans le cadre de la commande publique. D'une manière générale, les marchés sont attribués au mieux-disant et non au moins-disant. Cela traduit le fait que l'offre la moins chère n'est pas forcément l'offre la meilleure. Il en va de même en matière environnementale. Je n'ai malheureusement pas de statistiques à vous fournir sur l'impact financier des critères environnementaux. En revanche, je sais que la commande publique représente un levier majeur pour se préparer à demain. Plaider pour la transition écologique, la protection de la biodiversité et de nos masses d'eau revient à non seulement protéger l'environnement mais in fine l'espèce humaine, en permettant au monde de demeurer habitable.

Qu'un un levier aussi puissant occasionne un petit surcoût, c'est possible. Je ne suis pas en mesure de le dire aujourd'hui. En revanche, on est conscient que l'objectif est gigantesque. Il convient de ne pas le perdre de vue, en dépit de l'ensemble des difficultés et contraintes budgétaires que l'on connaît aujourd'hui. La rareté de l'argent public exige qu'il soit dépensé au mieux. Selon nous, le dépenser sur des questions environnementales et sociales, c'est bien l'utiliser.

Concernant les objectifs en termes quantitatifs, je ne dispose pas aujourd'hui des chiffres par catégorie de produits, mais on pourra vous les transmettre. Ces données relèvent de la compétence de l'OECP. Nous conviendrons avec eux de vous fournir des éléments.

Mme Karine Daniel. - Par catégories de produits et par secteurs d'objectifs, sachant que vous devez certainement avoir des questions sur des critères multi-objectifs.

M. Simon Uzenat, président. - Vous avez évoqué la DAE. Comment se manifestent concrètement les interactions entre le CGDD et cette direction ? Quel rôle jouez-vous ? Quel est l'impact de votre commissariat en termes de prescriptions et d'orientation ?

Vous avez insisté à raison sur la dimension qualitative des clauses environnementales. Or, je pose ces questions préalablement à l'audition de la Cour des comptes dont le rapport de décembre 2024 observe que le compte n'y est pas en la matière, tant sur la dimension qualitative que celle quantitative.

Vous êtes revenu sur l'évolution de 20 % à 40 % du nombre de contrats intégrant des considérations environnementales. Avez-vous l'équivalence de ce chiffre en valeur financière ? En effet, le passage de l'un à l'autre peut parfois révéler des écarts assez significatifs, à la hausse comme à la baisse. Il est possible que les 40 % de contrats en question ne correspondent en réalité qu'à 10 % ou 15 % de la valeur de l'ensemble des marchés. Par ailleurs, avez-vous intégré dans ce périmètre les concessions et les délégations de service public, dont l'effet de levier peut être assez considérable ?

Vous avez évoqué l'analyse du cycle de vie. De nombreux acheteurs ont partagé leurs souhaits de disposer de calculateurs et outils élaborés par l'État, qu'ils attendent encore. Convenant de la complexité du sujet, ce projet progresse-t-il néanmoins ? Le CGDD y contribue-t-il ?

Dans la continuité de la question posée par notre collègue Michel Canévet, les coûts, le temps et les procédures font l'objet d'une certaine attention mais personne n'évoque le retour sur investissement de ces normes et critères que nous mettons en oeuvre pour soutenir nos entreprises dans le respect des règles de la commande publique. Vous le sous-entendez dans vos réponses, évidemment, mais on aurait besoin de l'objectiver. Le CGDD mène-t-il des travaux et des réflexions sur le sujet ?

Cette question me conduit à la dimension européenne de la commande publique. Vous avez déclaré que vous n'étiez pas à la manoeuvre s'agissant du suivi, pour la France, de la révision des directives. De quelle manière êtes-vous associé aux discussions qui viennent de débuter ? Avez-vous des premières informations sur les orientations que la France pourrait porter ?

M. Brice Huet. - Les relations avec la DAE sont extrêmement fluides. On collabore en particulier avec elle dans le cadre du pilotage du PNAD, sachant que les achats de l'État vont probablement réussir à se conformer aux objectifs de la loi « Climat et résilience » en matière d'intégration de clauses environnementales. Nos efforts se joignent à ceux de la DAE également dans le domaine des services publics éco-responsables, autre chantier que l'on pilote. On agit en proximité immédiate avec M. François Adam, directeur des achats de l'État, et ses équipes.

Concernant l'impact et le pouvoir de prescription et d'orientation du CGDD, si on travaille main dans la main avec la DAE, il en est forcément différemment avec les collectivités, en l'absence de rôle prescriptif. On endosse un rôle de mobilisation avec l'ensemble des réseaux, en utilisant la totalité des moyens que je vous ai décrits ainsi que de nouveaux outils car on poursuit la recherche de nouvelles pistes pour aller plus loin dans le volume de marchés qui est concerné.

Permettez-moi de revenir sur l'aspect statistique en matière de marchés comportant une clause environnementale. Je vous prie de m'excuser pour les avoir formulées en termes de nombre et non de volume. On pourra vous communiquer le nombre de marchés comportant une clause environnementale. Il est vrai que cela peut avoir un impact différent, mais le taux de 40 % s'applique bien sur la valeur générale des marchés, et non sur leur nombre.

Vous m'avez interrogé sur les concessions et les délégations de service public, je laisse le soin à ma collègue Julie Hanot de vous répondre.

Mme Julie Hanot. - On travaille avec la direction des affaires juridiques du ministère de l'Économie et des Finances ainsi qu'avec l'OECP. Le périmètre pris en compte est celui des marchés notifiés dans le cadre de l'OECP.

M. Brice Huet. - Concernant l'analyse du cycle de vie, les calculateurs représentent un chantier dans lequel le CGDD est fortement investi. Je l'ai évoqué précédemment dans le cadre de l'affichage environnemental. Le calculateur au coeur de ce dispositif s'appelle Ecobalyse. On travaille également sur d'autres sujets pour d'autres catégories de produits mais dont l'état d'avancement se situe très en amont de la phase de conception. Quoi qu'il en soit, ces calculateurs constituent une brique essentielle du choix des consommateurs tant au regard d'un type de produits qu'entre différentes catégories de produits. Il est pertinent pour le consommateur comme pour la collectivité de comparer de façon multi-catégorielle ce qu'ils achètent. La ministre, Mme Agnès Pannier-Runacher, est très mobilisée sur ces sujets.

Bien entendu, concevoir un calculateur suppose de travailler en amont avec la filière concernée et des professionnels pour s'assurer que les paramètres choisis soient réalistes et ne faussent pas de façon complètement artificielle la réalité. Un produit bien noté doit avoir peu d'impact environnemental, c'est-à-dire avoir été produit dans de bonnes conditions, notamment à une distance raisonnable.

La question sur le retour sur investissement rejoint celle sur la disponibilité budgétaire du moment. Il est assez difficile de calculer un tel retour, en raison du manque de données. On sait calculer à grande maille de façon macroéconomique les services écosystémiques. En revanche on n'est pas en mesure de chiffrer la non-destruction de certaines ressources, donnée qui devrait être intégrée dans ce calcul. Prenons l'exemple de la disparition des abeilles, elle entraine une perte du montant de la valeur de la pollinisation. Lorsque l'on réalise un achat « plus propre », il conviendrait d'intégrer dans le calcul du retour sur investissement la valeur de ce qui n'a pas été perdu, détruit ou trop capté, calcul difficilement réalisable aujourd'hui.

Quant aux discussions de révision des directives dans le cadre européen, elles sont pilotées par la DAE. Nous serons impliqués mais je n'en connais pas les modalités.

M. Simon Uzenat, président. -La dimension sociale n'a pas été évoquée. Êtes-vous êtes impliqués sur ce volet ? Le PNAD prévoit deux indicateurs clés, les 100 % de marchés avec une considération environnementale et les 30 % avec une considération sociale. Êtes-vous sollicité sur ce volet d'une manière ou d'une autre ?

M. Brice Huet. - Cette dimension est effectivement inscrite dans le PNAD. Elle est plus ancienne que celle environnementale si bien que ses objectifs ont été pratiquement atteints. C'est pourquoi nos efforts se concentrent désormais sur les questions environnementales. Le volet social fait, cependant, toujours l'objet d'un suivi par notre commissariat.

M. Simon Uzenat, président. - Pourrez-vous nous communiquer les chiffres ? De mémoire, l'objectif était de 30 % en 2025.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 10.

- Présidence de M. Simon Uzenat, président -

La réunion est ouverte à 18 h 10.

Rapport de la Cour des comptes sur la prise en compte des enjeux du développement durable dans les achats de l'État (décembre 2024) - Audition de M. Guillaume Boudy, Président de section à la 1ère chambre de la Cour des comptes

M. Simon Uzenat, président. - Pour achever notre journée d'auditions consacrées à l'achat durable, je vous propose de nous pencher sur les premières évaluations nationales qui en ont été faites. Cette nouvelle orientation de la commande publique, définie dès le début des années 2010, a été mise en oeuvre sur une période suffisamment longue pour pouvoir faire l'objet d'études menées par des organismes de référence et visant à en mesure les effets concrets.

Ainsi la Cour des comptes a-t-elle publié, en décembre 2024, un rapport sur la prise en compte du développement durable dans les achats de l'État au cours de la période 2016-2023. Cette évaluation s'est plus particulièrement focalisée sur trois sujets : l'inclusion de clauses et critères sociaux et environnementaux dans les marchés de l'État, l'incidence des clauses d'insertion et l'éventuelle diminution des émissions de gaz à effet de serre liée à la prise en compte de considérations environnementales.

Nous recevons, pour nous faire part des conclusions de ce rapport, M. Guillaume Boudy, conseiller maître et président de section à la 1ère chambre de la Cour des comptes.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans en fonction des circonstances, et 75 000 euros d'amende. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

M. Guillaume Boudy, conseiller maître, président de section à la 1ère chambre de la Cour des comptes. - Je suis accompagné de MM. Guilhem Blondy et Thomas Basset, magistrats à la Cour des comptes, qui pourraient être amenés à intervenir.

M. Simon Uzenat, président. - Messieurs, veuillez également prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Boudy, Blondy et Basset prêtent serment.

Au cours de vos investigations, vous avez examiné dans le détail la façon dont, au sein de l'État, la fonction achat se mobilise autour des objectifs de la transition écologique. Vous pourrez nous indiquer si vous avez réellement perçu une dynamique en la matière ou si les annonces et plans élaborés, comme le plan national pour des achats durables (Pnad), ne sont pas suivis d'effets.

Au cours de nos auditions, plusieurs acteurs ont opposé ces nouvelles exigences et les principes fondamentaux du droit de la commande publique, qui limitent les marges d'appréciation des acheteurs. Une conciliation est-elle, selon vous, impossible ou ces frictions ne sont-elles que temporaires et seront surmontées par le biais d'une meilleure appropriation de la matière par les acheteurs publics ?

De fait, la question de la stabilité du cadre juridique de la commande publique se pose, dans la mesure où des modifications lui sont régulièrement apportées au niveau national et à l'heure où doit débuter la révision des directives européennes à Bruxelles. Ce cadre vous semble-t-il faire obstacle à l'atteinte des objectifs ambitieux que la France s'est fixés ou cette question ne relève-t-elle pas du champ du droit, mais plutôt de celui des pratiques des acheteurs ?

Nous sommes particulièrement intéressés par les faiblesses et insuffisances que vous avez pu identifier, et ce alors que l'État ne s'est toujours pas doté d'un schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables (Spaser).

Enfin, le suivi d'une politique d'achat durable implique l'existence d'indicateurs spécifiques et l'utilisation d'un appareil statistique permettant de mesurer avec précision l'exécution des clauses sociales et environnementales. Quel regard portez-vous à cet égard sur le pilotage des achats de l'État par la donnée ?

Je vous laisse la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes. Le rapporteur et nos collègues vous interrogeront ensuite.

M. Guillaume Boudy. - Merci de nous permettre de mettre en valeur les travaux de la Cour des comptes sur ce sujet, qui a fait l'objet d'une évaluation de politique publique. C'est un dispositif particulier - et récent, d'ailleurs, à la Cour -, qui nous permet de répondre à des questions relatives aux effets des politiques publiques. La procédure qui lui est applicable induit une spécificité, à savoir le concours d'experts interagissant avec les magistrats instructeurs.

Nous avons donc retenu, dans le cadre de ce rapport, trois sujets principaux : les questions de gouvernance, afin de vérifier dans quelle mesure la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « Climat et résilience », et le Pnad ont abouti à l'insertion de clauses et critères sociaux et environnementaux dans les marchés de l'État ; les aspects sociaux, avec l'examen des effets des considérations sociales figurant dans les marchés de l'État sur l'insertion dans l'emploi et sur d'autres objectifs sociaux ; le volet environnemental, enfin, avec la question de la mesure de l'incidence de ces dispositifs sur les émissions de gaz à effet de serre.

En revanche, bien que cela constitue l'un des centres d'intérêt de votre commission d'enquête, nous n'avons pas étudié les conséquences du recours à ces dispositifs sur le coût des achats, c'est-à-dire son effet inflationniste. En effet, le fait que les périodes concernées aient été marquées par d'autres effets inflationnistes et, surtout, des raisons méthodologiques nous ont conduits à écarter cette analyse, dans la mesure où il eût été nécessaire de disposer de contrefactuels, et donc de marchés identiques, portant sur les mêmes objets, les uns intégrant des considérations sociales et environnementales et les autres n'en comprenant pas. Il s'agirait d'un exercice d'autant plus difficile à réaliser que la mise en oeuvre des dispositifs en question est trop récente pour nous permettre de disposer des séries statistiques qui nous seraient nécessaires.

Par ailleurs, les évaluations de politiques publiques s'appuient sur les données statistiques ou financières dont nous disposons. Or, cette enquête a révélé les difficultés rencontrées par l'État dans la mesure de l'incidence réelle de ses marchés, pas tant en termes financiers, puisque Chorus permet de procéder à des remontées d'informations, mais davantage en matière d'insertion de ces critères et clauses sociales et environnementales dans les marchés.

Note enquête a également révélé une autre défaillance : si le niveau d'information sur les prévisions réalisées dans la phase de préparation et d'attribution des marchés est assez satisfaisant, le suivi de l'exécution est plus relâché.

Nous nous sommes concentrés sur les achats de l'État, hors ministère des armées - les modalités et objets d'achat de ce dernier sont très particuliers -, en nous focalisant spécifiquement sur les marchés interministériels. Nous avons tout particulièrement travaillé avec des services centraux compétents en matière d'achat, notamment avec la direction des achats de l'État (DAE) et la direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy, avec trois focus ministériels sur le ministère de l'économie et des finances, le ministère de la transition écologique ainsi qu'un certain nombre de ses opérateurs, comme l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) et Météo France, et le ministère de l'intérieur et des outre-mer . Nous avons également travaillé avec des acteurs de l'insertion par le travail tels que la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), Alliance Villes Emploi et un certain nombre d'autres organismes encadrant les facilitateurs de l'insertion.

Je vous propose que Guilhem Blondy, qui était le contre-rapporteur de cette enquête, vous expose le cadre juridique applicable, dont la logique, qui était initialement plutôt incitative, devient de plus en plus prescriptive, avec la directive de 2004, sa réactualisation en 2014, la loi dite « Climat et résilience » et le Pnad, qui constitue un outil certes ancien, mais réactualisé dans sa dernière version pour la période 2022-2025. Thomas Basset vous présentera ensuite les effets environnementaux et sociaux de la politique d'achat de l'État.

M. Guilhem Blondy, conseiller maître à la Cour des comptes. - Notre enquête a porté sur l'État, mais les dispositifs étudiés couvrent le champ de l'ensemble des acheteurs publics. L'ambition d'introduire de nouveaux critères dans la commande publique ne va pas de soi, dans la mesure où le critère essentiel de la commande publique est la performance économique, ce qui peut susciter des frictions.

Historiquement, l'approche retenue était plutôt incitative, au travers, notamment, des Pnad. Assez récemment, nous avons assisté à un basculement vers une approche beaucoup plus prescriptive. Le dernier Pnad s'inscrit dans une logique d'accompagnement de la loi dite « Climat et résilience », dans le cadre de laquelle le législateur a préféré appliquer une obligation transversale à l'ensemble des acheteurs publics pour tous leurs marchés plutôt que de se concentrer sur certains secteurs à enjeux. Cette obligation est double, notamment en matière environnementale, puisqu'il sera désormais nécessaire d'inclure au moins un critère environnemental et de prendre en compte des considérations environnementales dans les conditions d'exécution du marché, au sens strict ou à travers ses clauses. Cette double exigence s'appliquera à compter d'août 2026.

Au total, alors que le nombre de marchés incluant des clauses et critères environnementaux était assez limité, le législateur a exprimé une grande ambition, renforcée par plusieurs textes sectoriels tels que la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Égalim) et la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (Agec). Dès lors, le Pnad est devenu un instrument destiné à accompagner la mise en oeuvre de ces nouvelles exigences.

Toutefois, pour accompagner, il faut aussi suivre. Le suivi de la commande publique est assuré, pour l'ensemble des acheteurs publics, par l'Observatoire de la commande publique (OECP), placé auprès de la DAJ des ministères économiques et financiers. Celui-ci est alimenté par un certain nombre de données dont le dépôt constitue théoriquement une obligation. Toutefois, le non-respect de cette obligation n'étant pas sanctionné, la qualité des données transmises est variable, plutôt satisfaisante pour l'État, dans la mesure où Chorus transmet automatiquement ces données à l'OECP, et moins bonne pour les collectivités territoriales, les hôpitaux et les opérateurs de l'État, qui n'utilisent pas Chorus.

Nous disposons également d'une autre source de données : la plateforme des achats de l'État (Place), gérée par la DAE. Des différences de périmètre existent entre l'OECP et Place, sans induire pour autant d'incohérences entre les données disponibles.

Au-delà de leur manque d'exhaustivité, ces deux systèmes pâtissent d'une autre faiblesse, en matière de suivi de l'exécution des marchés. En effet, si les données de passation, notamment financière, remontent de manière satisfaisante, les remontées relatives à l'exécution sont assez limitées, en particulier en ce qui concerne les données physiques, le suivi centralisé des quantités commandées étant insuffisant, ce qui suscite des difficultés lorsqu'il s'agit d'apprécier l'effectivité des clauses et critères environnementaux et sociaux.

M. Thomas Basset, conseiller référendaire en service extraordinaire à la Cour des comptes. - Nous avons constaté une progression assez nette du nombre de considérations sociales et environnementales dans les marchés de l'État, avec une accélération importante en 2023. En la matière, l'État est en avance par rapport aux autres acheteurs publics, ce qui est vraisemblablement lié à la concentration de l'achat, avec une grande direction conduisant une politique d'achat et un grand nombre d'achats réalisés aux niveaux ministériel et interministériel. Néanmoins, nous ne savons que dénombrer ces clauses et critères, mais pas vraiment en mesurer l'effet.

Au cours de l'instruction, nous avons constaté que la pondération des critères environnementaux était souvent assez faible et que ceux-ci n'étaient pas discriminants. Nous avons ainsi identifié peu de cas dans lesquels une inversion des notes attribuées sur ces critères aurait entraîné l'attribution du marché à une autre entreprise. Ils ne permettent donc pas de faire la différence.

Par ailleurs, un certain nombre de clauses se bornent à reprendre des obligations légales : le marché concerné est alors conforme à la législation et respecte les obligations sociales et environnementales qu'elle fixe, sans aller plus loin.

Enfin, le suivi de la passation est bien documenté, les acheteurs disposant généralement d'une formation juridique, mais celui de l'exécution est plus lâche. Je tiens toutefois à souligner que les données de passation intègrent un biais à la hausse, dans la mesure où, dans les marchés qui ne sont pas conclus à prix ferme mais comportent des maxima, comme les marchés à bons de commande, le maximum fixé par l'acheteur, qui est retenu par l'OECP, est souvent éloigné de la réalité de l'exécution.

M. Guillaume Boudy. - Je précise que la pondération moyenne des critères environnementaux est de 7 %, ce qui reste très marginal.

L'un des principaux freins au recours à ces critères réside dans la forte aversion au risque juridique et pénal des responsables de marchés, qui privilégient des critères plus facilement mesurables, et notamment des critères techniques et financiers. De fait, il y a peu de chances d'être rattrapé par la patrouille en choisissant le moins-disant, tandis que le risque de contestation est plus élevé lorsque sont retenus des critères plus difficiles à apprécier.

D'où l'enjeu attaché à l'information au sujet du cadre juridique applicable et des obligations en matière sociale et environnementale, dont le poids et la valeur sont les mêmes que ceux des obligations économiques, et à la formation des acheteurs, qui restent d'abord des juristes et des économistes.

M. Thomas Basset. - La Cour a formulé quatre recommandations sur la gouvernance. La première visait à renforcer la cohérence de la formation des acheteurs et l'information sur la loi dite « Climat et résilience » et sur les obligations imposées aux acheteurs.

La Cour recommandait également à l'administration de s'organiser de manière à pouvoir suivre les effets de ses marchés, notamment en incluant cette question dans le Spaser. Il ne s'agit pas de chercher à tout mesurer, mais de suivre l'exécution d'un échantillon incluant quelques marchés ou catégories de marchés à forte incidence. La Cour a ainsi rappelé que qui trop embrasse mal étreint, ce qui renvoie à vos questions relatives au pilotage par la donnée : je ne pense pas qu'il soit nécessaire de chercher à obtenir un instrument statistique parfait.

M. Guilhem Blondy. - Nous avons certes identifié les insuffisances de l'appareil statistique en la matière, mais le coût de production de l'information est très important. Il ne s'agit pas nécessairement de bâtir une sorte de cathédrale statistique pour tout savoir sur l'exécution des marchés, mais plutôt de mener une approche centrée sur les marchés et prestations à enjeux. En matière de suivi de l'exécution, il conviendrait donc peut-être de sortir, en matière de suivi de l'exécution des marchés, de la logique de reporting obligatoire et exhaustif, qui est en réalité incomplet.

M. Guillaume Boudy. - Pour améliorer l'information des acheteurs, qui sont quelque peu perdus par la multiplication des textes de référence, lesquels sont souvent complétés par des notes techniques de Bercy, plusieurs moyens sont envisageables.

Des réseaux tels que le réseau social professionnel des achats de l'État (Respaé) et la communauté d'achat durable Rapidd se sont développés ces dernières années. Il s'agit de plateformes d'échange d'informations et de bonnes pratiques.

Par ailleurs, en 2020, le centre de déploiement de l'éco-transition dans les entreprises et les territoires (CD2E) a lancé « La clause verte », un catalogue de clauses à intégrer dans les marchés publics, dans la mesure où les acheteurs publics ne sont pas tous outillés de la même manière : si l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) et la DAE disposent d'équipes d'acheteurs n'ayant rien à envier à de grands groupes privés, les services déconcentrés, au niveau départemental ou régional, ne comptent souvent qu'un acheteur chargé de gérer l'ensemble des procédures et la complexité de la réglementation applicable.

M. Thomas Basset. - S'agissant des aspects sociaux, en raison de sa structure d'achat, l'État est un utilisateur assez minoritaire des critères sociaux. En effet, les collectivités territoriales sont les plus grands investisseurs publics en France. C'est donc plutôt de leur côté que ces dispositifs ont été utilisés.

Nous avons fait face à des difficultés d'accès à la donnée, les données relatives au nombre d'heures d'insertion réalisées dans le cadre des marchés publics de l'État n'étant disponible que sur le périmètre de l'Île-de-France.

Nous avons tout de même constaté que l'État disposait de marges de manoeuvre et qu'il pourrait être utile qu'il diversifie les considérations sociales qu'il retient en promouvant d'autres thématiques que les heures d'insertion, notamment l'emploi des personnes en situation de handicap, l'égalité entre les femmes et les hommes, le commerce équitable ou le devoir de vigilance envers les sous-traitants.

La Cour a formulé deux recommandations à ce sujet. En premier lieu, bien que nous comptabilisions le nombre d'heures d'insertion effectuées dans le cadre des marchés publics, nous ne savons pas si l'insertion professionnelle des personnes concernées est durable, ce qui impliquerait de mettre en oeuvre des techniques d'enquête quelque peu complexes, avec le suivi de cohortes. Il nous semblerait utile que l'administration mène un tel travail.

D'autre part, nous recommandons de mobiliser davantage le réseau de facilitateurs « La clause sociale », qui est particulièrement actif, notamment du côté des collectivités territoriales, pour promouvoir ces dispositifs auprès des acheteurs de l'État, en ce qui concerne en particulier le secteur protégé et le secteur du handicap.

Concernant les considérations environnementales, qui sont les plus récentes, la Cour constate d'abord que l'État aurait dû publier un bilan de ses émissions de gaz à effet de serre dès la fin de 2012. Or, il ne l'avait pas fait au moment de l'instruction. Le Commissariat général au développement durable (CGDD) menait alors des travaux démontrant que les achats de l'État constituaient un levier intéressant de réduction de ses émissions. Les acheteurs de l'État en sont conscients. Il leur manque néanmoins une méthodologie juridiquement robuste et pouvant être déclinée.

Dans le secteur de l'immobilier, qui représente l'un de ceux sur lesquels l'État concentre ses efforts en matière de réduction des gaz à effet de serre, celui-ci s'est engagé dans une démarche certes perfectible, mais ayant le mérite d'exister, au travers de trois plans successifs portés par la direction de l'immobilier de l'État : le plan France Relance, qui visait à diminuer la consommation d'énergie, et les plans Résilience 1 et 2, qui incluaient une véritable réflexion sur l'efficacité de la tonne d'équivalent CO2 évitée. Les montants en jeu restent assez modestes - nous parlons de 200 millions d'euros et de 93 000 tonnes d'équivalent CO2 par an -, mais la démarche engagée est robuste.

Notre rapport formulait deux préconisations sur cette question. Nous recommandions d'abord à l'État de se mettre en conformité avec les obligations prévues par la loi en publiant un bilan de ses émissions de gaz à effet de serre, qui permettrait de suivre dans le temps l'effet de ses achats en la matière. En outre, nous l'invitions à publier des guides méthodologiques permettant aux acheteurs de s'emparer de cette question et de prendre en compte les émissions de gaz à effet de serre dans l'appréciation des offres. Des méthodologies de comparaison robustes sont en effet nécessaires pour sécuriser l'attribution des marchés.

M. Guillaume Boudy. - Pour conclure sur ce dernier point, il manque une démarche de suivi des émissions de gaz à effet de serre, bien qu'un certain nombre d'administrations - à peu près 200 - en mènent une à leur échelle. Les données que nous vous avons utilisées étaient issues d'un travail interne au CGDD qui n'a pas été publié officiellement. Nous avons besoin d'un bilan récapitulant les efforts consentis par l'État à ce sujet.

D'ailleurs, dans le cadre du travail actuellement mené par la Cour sur le verdissement du parc automobile de Bercy, nous faisons face à la même difficulté à mesurer l'effet des actions entreprises.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Merci pour ces explications. Je me rends compte que l'État n'est pas exemplaire et ne s'applique pas à lui-même ce qu'il demande aux entreprises s'agissant du bilan carbone.

Comment les différents ministères ont-ils réagi à votre évaluation ? Avons-nous atteint un plafond réglementaire en matière de commande publique durable ou d'autres modifications du cadre juridique sont-elles nécessaires pour atteindre les objectifs fixés ? Comment lutter contre l'écoblanchiment au travers des procédures de la commande publique ?

M. Guillaume Boudy. - Il manque effectivement un bilan carbone initial. Il nous a été répondu que les services de l'État ne disposaient pas encore de tous les éléments permettant d'assurer un suivi car le processus était en cours d'accélération. Nous attendons donc le bilan d'émissions de gaz à effet de serre (Beges) de l'État. Bien que nous puissions suivre les émissions d'un certain nombre de ministères, l'information disponible reste insuffisante.

S'agissant des réactions des ministères, notre procédure est contradictoire. Nous avons donc pris en compte dans le rapport les remarques formulées par l'ensemble des administrations. Je crois que les ministères concernés s'accordent sur le constat dressé par la Cour et sur le bien-fondé de ses recommandations, celles-ci ayant également été soumises au contradictoire. Cette prise de conscience est visible au travers des différents textes mis en oeuvre au cours des dernières années, qu'il s'agisse de la loi dite « Climat et résilience », du Pnad renouvelé, dont l'actualisation est en cours, ou de la circulaire de la Première ministre du 21 novembre 2023, qui fixe des objectifs extrêmement ambitieux sur l'ensemble du spectre, et notamment en matière de verdissement des politiques de l'État.

Concernant un éventuel plafond réglementaire, le délai accordé aux administrations pour appliquer les dispositions de la loi dite « Climat et résilience » est particulièrement court. La Cour a exprimé des doutes quant à la capacité de l'État à respecter les obligations prévues dans les délais fixés, même si le Pnad fixe des objectifs encore plus ambitieux, dont l'intégration de considérations environnementales dans 100 % des marchés et de clauses sociales dans 30 % d'entre eux.

Nous avons salué la forte accélération constatée entre 2022 et 2023, mais nous nous demandons si celle-ci n'est pas cosmétique, dans la mesure où il suffit d'insérer un critère à très faible pondération pour satisfaire l'obligation prévue par la loi, sans produire d'effet réel en termes de verdissement ou d'insertion. Du reste, les acheteurs publics se contentent souvent de prévoir le respect de normes existantes telles que les normes de l'Agence française de normalisation (Afnor) ou les labels éco-durables lorsqu'ils insèrent des clauses dans les marchés.

Sans doute faudrait-il d'ailleurs se concentrer sur ces clauses, c'est-à-dire sur les spécifications des marchés, plutôt que sur les critères, dont l'augmentation de la pondération sera toujours freinée par la crainte du risque juridique et de contestation. Je pense notamment aux réflexions en cours au sujet de l'origine des produits et de la distance entre le fournisseur et l'acheteur, mais aussi au sujet de considérations sociales relatives aux conditions d'emploi des personnes fabriquant les produits ou fournissant les services achetés.

Il s'agirait également de s'intéresser davantage aux conditions d'exécution des marchés. De telles conditions sont assez fréquemment prévues, notamment dans le cadre des marchés passés par les collectivités territoriales, avec l'obligation, par exemple, de réaliser les livraisons avec un véhicule électrique. Il n'est pas aisé d'en mesurer les effets sur les émissions de gaz à effet de serre, mais leur respect est facilement vérifiable : on demande généralement la preuve que les flottes sont bien électrifiées ou que les emballages sont bien certifiés par le programme de reconnaissance des certifications forestières (PEFC).

Ces éléments sont plus facilement vérifiables que les critères. Sans doute est-il nécessaire que le recours à ces derniers se développe tout de même. Il faudra, pour ce faire, améliorer la formation des acheteurs, d'une part, et s'assurer que les acheteurs ne soient pas mis en difficulté sur le plan contentieux sur la base de critères plus difficiles à mesurer.

M. Guilhem Blondy. - Il s'agit d'un univers de juristes assez légalistes. Nous constatons donc une véritable mobilisation des ministères pour appliquer la loi, d'autant que les risques juridiques n'ont pas encore été entièrement clarifiés. Le rapport a été bien accueilli par les ministères car il mettait en lumière certaines de leurs difficultés, notamment en matière de formation et d'instabilité juridique, tout en reconnaissant les efforts consentis pour respecter les obligations légales.

Il y a effectivement une demande assez claire de stabilisation et de consolidation du cadre juridique actuel. Bien que nous ayons noté une progression assez rapide au niveau de l'État, les collectivités territoriales et les hôpitaux disposent de services achat plus modestes et peuvent être mis en difficulté par les nouvelles obligations.

La question de l'écoblanchiment est assez difficile car inhérente au choix stratégique d'une obligation à portée générale. En effet, l'appréciation du respect d'un critère ou d'une clause environnementale peut s'avérer assez complexe et n'est, en tout cas, pas évidente, par exemple lorsqu'il s'agit d'un marché de services. Certains acheteurs se bornent donc à respecter la loi sans faire trop d'efforts. Il n'est pas nécessaire de modifier la législation, mais de concentrer les moyens sur les domaines à enjeux et d'insérer des clauses environnementales pertinentes dans les marchés concernés.

Nous avons donc accordé un intérêt particulier à la démarche qui s'esquisse dans le secteur de l'immobilier, lequel présente des enjeux importants en matière d'émissions de gaz à effet de serre, bien que celle-ci n'ait encore été appliquée qu'à un nombre limité de marchés dans le cadre du plan de relance.

Les acheteurs vont se conformer aux obligations légales parce que leur non-respect entraînerait des sanctions, mais il est nécessaire d'adopter une approche plus ciblée pour se concentrer sur les secteurs à forts enjeux sur le plan social et environnemental, en recourant à des études de cohortes pour vérifier si l'insertion dans l'emploi est durable et en mesurant véritablement les effets des dispositifs utilisés sur les émissions de gaz à effet de serre.

Je rappelle une fois de plus que l'appareil méthodologique dont nous disposons présente encore des faiblesses, mises en lumière par l'épisode inflationniste que nous avons traversé. Nous nous sommes par exemple aperçus que les facteurs d'émission pouvaient être monétaires, faute d'autre outil de mesure. Or, dans ce cas, quand le budget augmente sous l'effet de l'inflation, les émissions augmentent également, ce qui ne correspond pas à une réalité matérielle, mais découle d'un biais méthodologique. Nous devons donc encore approfondir le travail méthodologique pour nous assurer que les ambitions exprimées par la loi se traduisent par des effets concrets.

M. Thomas Basset. - Le milieu des acheteurs publics est particulièrement légaliste. Nous n'atteindrons peut-être pas totalement les objectifs fixés, mais nous n'en serons pas très éloignés. Le véritable enjeu réside dans le suivi des effets des dispositifs. En l'espèce, la loi dite « Climat et résilience » sensibilise les acheteurs publics, mais il est nécessaire d'aller au-delà, en visant également les prescripteurs, c'est-à-dire ceux qui bénéficient des marchés passés, et pas uniquement ceux qui les passent.

Par ailleurs, personne ne nous a fait part de la nécessité d'une évolution massive du code de la commande publique. Il nous a été indiqué que les acheteurs publics exprimaient des craintes, mais aucun risque majeur ne nous a été signalé et aucun texte de loi ne nous a été désigné comme étant particulièrement problématique. Je crois donc que le cadre juridique est relativement mûr et qu'il est désormais nécessaire que chacun parvienne à s'en emparer. Finalement, il s'agit de la question du dernier kilomètre : comment un acheteur public devant écrire un marché doit-il procéder concrètement ? C'est la raison pour laquelle nous avons recommandé d'élaborer des outils méthodologiques permettant de sécuriser les procédures.

M. Guillaume Boudy. - Les outils manquent donc, au-delà de la seule information des acheteurs et des prescripteurs. Tant que les acheteurs et les prescripteurs ne disposeront pas des éléments nécessaires à la mesure de l'empreinte carbone de leurs achats, nous serons dans le brouillard. Le CGDD travaille à l'élaboration d'un outil devant permettre aux administrations de mieux mesurer leur empreinte carbone - qui n'est pas nécessairement celle de leurs achats, d'ailleurs.

En tout état de cause, si l'empreinte carbone de certains achats pouvait être mesurée de manière plus objective et si ceux-ci étaient suffisamment pondérés, les acheteurs publics seraient en mesure de favoriser des offres plus proches d'eux - un enjeu que nous ne perdons pas de vue, bien qu'il ne s'agisse pas du sujet de notre rapport. Les acheteurs publics locaux et nationaux aimeraient pouvoir acheter plus de produits locaux, nationaux ou européens, mais font face à des contraintes financières et à la difficulté à justifier des choix préférentiels.

Nous nous sommes donc permis d'insister sur l'incidence sociale des marchés réservés. Il s'agit d'un outil juridiquement solide mais peu utilisé, ce qui est dommage, car il existe de gros potentiels dans le secteur de l'économie sociale et solidaire (ESS), alors que les établissements et services d'aide par le travail (Esat), les écoles de la deuxième chance, les établissements pour l'insertion dans l'emploi (Epide) et les autres organismes accompagnant l'insertion manquent souvent de commandes. Sans doute cela aurait-il un effet inflationniste, mais il faut également prendre en compte des considérations telles que les cotisations sociales dues par ces organismes.

Mme Karine Daniel. - Vous avez indiqué que le risque le plus important portait sur les critères les moins mesurables de manière quantitative. Avez-vous une idée de ce que représentent les contentieux ou les recours en la matière ? Quel champ est concerné au premier chef ?

M. Guilhem Blondy. - Nous ne disposons pas de statistiques sur les recours. La statistique la plus importante est la pondération moyenne des critères environnementaux, qui s'élève à 7 % à l'Ugap, qui est un acheteur qui nous semble représentatif. Bien que nous n'ayons pas de chiffres à vous fournir, nous avons l'intuition qu'il n'y pas de contentieux car les acheteurs n'utilisent pas ces critères de manière discriminante par crainte d'être contestés s'ils y recouraient plus largement.

M. Guillaume Boudy. - Votre question souligne la nécessité d'augmenter la pondération de ces critères, sous réserve que ceux-ci soient mesurables de manière objective. En pratique, leur pondération s'établit entre 5 % et 10 % - il est rare qu'elle soit fixée à un niveau supérieur à 10 %. Or, il s'agit d'un signal assez puissant envoyé au marché par les acheteurs et les prescripteurs. Sans doute est-il donc nécessaire d'aller plus loin, sous réserve de pouvoir mieux mesurer ces critères.

Mme Karine Daniel. - Quels leviers nous suggéreriez-vous d'actionner pour minimiser le risque pesant sur les acheteurs en la matière ?

M. Guilhem Blondy. - L'élaboration de guides méthodologiques serait utile car les acheteurs ne savent pas comment évaluer les émissions de gaz à effet de serre des différentes offres quand ils intègrent un critère de cette nature dans leurs marchés. Ils seraient donc beaucoup plus à l'aise s'ils pouvaient s'appuyer sur une méthodologie validée au niveau ministériel ou interministériel.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Tout dépend également de ce que l'on entend par « social » et par « environnemental ». Comment évaluer l'effet des offres sur ces deux dimensions ? Il n'existe pas de balance pour cela...

M. Guillaume Boudy. - En matière environnementale, l'évaluation est assez complexe, faute d'outils adaptés. Il est nécessaire de disposer de normes incontestables pour évaluer l'empreinte carbone des produits et services achetés, dans le cadre d'un référentiel partagé, en quelque sorte.

La chose est plus simple en matière d'insertion sociale, puisque les marchés sont généralement évalués sur la base du nombre d'heures d'insertion effectuées. L'offre proposant le plus grand nombre d'heures d'insertion obtient ainsi la meilleure note. En revanche, il est difficile de savoir si l'insertion est durable.

Il ne faut toutefois pas demander à la commande publique de tout faire. Des organismes dédiés au suivi des parcours professionnels et au soutien à l'insertion existent. Il n'appartient donc pas aux acheteurs publics d'assurer ce suivi : ce serait très sympathique, mais ça n'est pas leur métier - et c'est absolument irréaliste.

Au total, la réalisation d'heures d'insertion dans le cadre des marchés publics et le recours à des marchés réservés constituent des leviers assez efficaces, mais je ne pense pas que le suivi de l'insertion des travailleurs relève de la commande publique.

M. Simon Uzenat, président. - Vous raisonnez en pourcentage du total des marchés de l'État. Avez-vous pu obtenir des éléments sur les volumes financiers ? De fait, nous observons parfois des décalages assez nets entre ces deux approches.

Je travaille sur le sujet des heures d'insertion dans le cadre de mon mandat régional et l'intérêt de cet indicateur me semble effectivement assez limité. La région Bretagne a pris un engagement de publication. Or, ces données ne disent quasiment rien du temps effectivement consacré aux missions en question, de leur richesse et du parcours qui se dessine pour les bénéficiaires. Du reste, il n'est pas tenu compte dans ce cadre des heures de formation qu'il est nécessaire d'intégrer à ces parcours pour augmenter l'employabilité des bénéficiaires.

Votre rapport indique que l'élaboration de guides méthodologiques relatifs, en particulier, à l'analyse du cycle de vie, est en cours. Disposez-vous d'informations relatives au calendrier prévu, qui pourraient nous éclairer sur le niveau de maturité des différents acteurs concernés ?

Par ailleurs, vous annoncez dans le rapport que le Spaser de l'État devait être terminé à la fin de 2024. Disposez-vous de plus amples informations sur ce point ?

Enfin, avez-vous calculé la pondération moyenne du critère prix dans les marchés de l'État ? Cette information pourrait nous éclairer sur les causes de l'incidence limitée des clauses et critères sociaux et environnementaux.

M. Thomas Basset. - Nous ne connaissons pas le volume financier global des marchés de l'État. Comme je vous l'ai indiqué, les acheteurs fournissent souvent des maxima qui ne disent pas grand-chose. J'ai tenté de faire une extraction et obtenu un montant supérieur au PIB... Il faudrait donc identifier chaque consommation dans Chorus et la rattacher à chaque marché. Un tel travail est théoriquement faisable, mais serait extrêmement chronophage.

Les dernières informations dont nous disposions sur le Spaser ont été mentionnées dans le rapport. Sa publication était annoncée pour la fin de l'année dernière et, en effet, n'a toujours pas eu lieu, à notre connaissance. Je sais que vous avez reçu le directeur des achats de l'État, qui a dû vous en dire davantage sur ce point.

Je vérifierai si nous avons mentionné la pondération moyenne du critère prix dans les marchés de l'État dans le rapport, auquel cas nous vous transmettrons ultérieurement cette information. Je pense que nous en disposons, en tout cas sur des échantillons représentatifs tirés de manière aléatoire parmi les marchés passés par l'Ugap et la DAE.

Enfin, concernant les guides méthodologiques, je pense que vos informations sont plus fraîches que les nôtres. Ces guides étaient en cours d'élaboration par le CGDD quand l'instruction s'est achevée, en octobre dernier.

M. Simon Uzenat, président. - Dans quel cadre l'État s'est-il engagé devant vous à publier son Spaser en décembre 2024 ? S'agissait-il d'un échange informel ou écrit ?

M. Thomas Basset. - Il s'agissait d'une réponse écrite.

M. Guillaume Boudy. - Notre procédure est principalement écrite et, en tout cas, contradictoire. Ces éléments ont dû nous être communiqués au cours de l'été 2024, le rapport ayant été publié en décembre 2024 et l'enquête, qui a duré près de 9 mois, ayant commencé à la mi-2023. Nos données sont donc un peu moins fraîches que celles que vous avez pu collecter au cours de vos auditions.

M. Simon Uzenat, président. - Nous nous permettrons très probablement de solliciter la transmission des informations qui vous ont été communiqués à ce moment-là. Merci pour le travail que vous avez réalisé et pour nos échanges.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 10.

Mercredi 2 avril 2025

- Présidence de M. Simon Uzenat, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Audition de Mme Clémence Olsina, directrice des affaires juridiques des ministères économiques et financiers

M. Simon Uzenat, président. - Depuis quatre semaines qu'elle a engagé ses travaux, notre commission d'enquête a entendu des acteurs qui incarnent toute la diversité du champ de la commande publique : collectivités territoriales évidemment, représentants de l'État acheteur, juristes, journalistes, économistes, acheteurs publics, administrations impliquées dans la promotion des achats durables. Forts de l'ensemble de ces témoignages, nous avons progressé dans notre appréhension des enjeux actuels de la matière.

Il est maintenant temps de les confronter au point de vue de l'État prescripteur des normes de la commande publique, incarné par la direction des affaires juridiques (DAJ) des ministères économiques et financiers. Gardienne de l'orthodoxie dans ce domaine, elle a pour missions d'élaborer sa réglementation et d'établir sa doctrine, à travers de précieuses fiches techniques de conseil aux acheteurs sur lesquelles s'appuient tous les praticiens de l'achat public.

La DAJ assure aussi le recensement économique de la commande publique, à travers son observatoire économique de la commande publique (OECP), dont les données, malgré leurs limites, constituent la référence en matière de mesure de la commande publique en France.

Nous avons donc le plaisir de recevoir Mme Clémence Olsina, directrice des affaires juridiques des ministères économiques et financiers.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Clémence Olsina prête serment.

Le droit français de la commande publique a subi de profondes mutations au cours des dix dernières années, au premier rang desquelles je citerai son unification au sein du code de la commande publique et la montée en puissance des considérations environnementales et sociales, qu'incarne la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « Climat et résilience ». Comment les pouvoirs adjudicateurs ont-ils réagi à ces bouleversements ? Vous pourrez nous expliquer si, de votre point de vue, ils seront tous prêts pour l'échéance d'août 2026 prévue par cette loi.

La réglementation en vigueur, qui est la transposition de directives européennes de 2014, fait l'objet de critiques récurrentes : manque de souplesse, complexité, mauvaise prise en compte des enjeux économiques tels que le soutien à l'économie locale et, en matière agricole, aux producteurs locaux, aux TPE et PME ou à l'innovation face aux mastodontes internationaux. Ces critiques sont-elles fondées ou, moyennant une certaine technicité, le cadre actuel permet-il de répondre à toutes ces préoccupations ?

Il n'en reste pas moins que cette réglementation va être amenée à évoluer dans un avenir proche, la Commission européenne ayant engagé un processus de révision des directives. Vous pourrez nous indiquer le rôle que vous jouez dans l'élaboration de la position de la France sur ce dossier et ses premières orientations.

Enfin, alors que le pilotage par la donnée de la commande publique est désormais la clé de son efficience, il ressort de nos auditions que l'appareil statistique de l'État comporte des lacunes, malgré le développement de l'open data ces dernières années. Comptez-vous prendre des mesures pour améliorer son exhaustivité ?

Mme Clémence Olsina, directrice des affaires juridiques des ministères économiques et financiers. -Je vous propose de revenir rapidement sur le rôle de la DAJ en matière de commande publique avant d'évoquer la façon dont les grands principes qui guident l'élaboration du droit de la commande publique ont évolué au cours de cette dernière décennie et tracer quelques perspectives en réponse à vos questions.

La DAJ est compétente, depuis sa création dans sa forme actuelle en 1998, en matière d'analyse et d'élaboration du droit de la commande publique sous l'égide du ministre chargé de l'économie. La DAJ, et plus précisément sa sous-direction du droit de la commande publique, qui compte aujourd'hui un peu moins d'une quarantaine d'agents, exerce à ce titre une triple mission.

Premièrement, une mission d'élaboration normative : elle propose ou expertise les propositions d'évolution des normes en matière de commande publique, à tous les niveaux, étant souligné qu'elle n'a pas, loin de là, le monopole de l'initiative normative. Elle a à ce titre proposé récemment des décrets de simplification, qui ont été adoptés à la fin de l'année 2024. L'actualité législative est quant à elle brûlante, avec le volet commande publique du projet de loi de simplification de la vie économique. Au niveau européen, elle élabore, sous l'égide de la coopération interministérielle basée à Matignon, les positions françaises défendues devant les instances européennes. Dans ce domaine, la révision des directives relatives à la commande publique est annoncée par la Commission européenne pour l'année prochaine.

Deuxièmement, une mission de conseil aux acheteurs, qu'elle exerce non seulement auprès des directions du ministère mais également de l'ensemble des administrations de l'État et de ses établissements publics, ce qui représente un millier de consultations par an Cette mission se double d'un rôle de diffusion de la doctrine d'application du droit de la commande publique et de bonnes pratiques, qui prend plusieurs formes : la mise en ligne, sur son site internet, de fiches techniques, de points d'actualité, de réponses à des questions fréquemment posées, de documents-types d'aide à la rédaction des décisions ainsi que d'une vingtaine de guides et recommandations pratiques, à destination de l'ensemble des acheteurs et autorités concédantes mais également des opérateurs économiques. Dans des formes plus innovantes, elle a récemment organisé des webinaires de formation des acteurs de l'achat durable, aux niveaux national et local, ou encore un module de formation en ligne dédié aux start-ups, développé en lien avec la French Tech. La direction élabore également les cahiers des clauses administratives générales et techniques, en lien avec les secteurs économiques concernés.

Cette mission de conseil s'appuie aussi sur sa collaboration avec la cellule d'information juridique en matière d'achat public (Cijap), chargée de la réponse aux questionnements des collectivités territoriales en matière de commande publique, localisée au sein de la direction régionale des finances publiques à Lyon. L'exercice de cette mission de conseil est assis sur des liens étroits et permanents avec les acteurs de la commande publique, qu'il s'agisse des représentants des acheteurs nationaux, locaux, des autorités concédantes et opérateurs économiques, et avec le monde de la recherche, notamment dans le cadre de l'OECP dont la DAJ assure le pilotage.

Troisièmement, une mission de suivi économique, statistique et technique de l'achat public. La direction est responsable du recensement des données essentielles de la commande publique ainsi que du pilotage de certains chantiers numériques ou de dématérialisation, étant précisé que le pilotage de la plateforme des achats de l'État (Place) est assuré par la Direction des achats de l'État (DAE). C'est à ce titre que la DAJ porte aujourd'hui, en lien avec la Direction interministérielle du numérique (Dinum), un chantier de simplification des candidatures en ligne.

En somme, la DAJ joue un rôle de référent interministériel dans le domaine de la commande publique, avec quelques partenaires plus quotidiens : la DAE et la Mission d'appui au financement des infrastructures (FinInfra) de la Direction générale du Trésor.

J'en viens au coeur de vos interrogations sur le fond et tâcherai d'esquisser quelques éléments de bilan des évolutions normatives qu'a connues le droit de la commande publique depuis une dizaine d'années et de tracer quelques perspectives.

Le droit de la commande publique est très largement « européanisé ». Il est le fruit du dernier « paquet » commande publique constitué de trois directives publiées en 2014 : une directive générale, dite « secteur normaux », une directive consacrée aux secteurs dits spéciaux de l'eau, énergie, transports et services postaux et, pour la première fois, une directive relative aux concessions. Ce cadre européen est globalement stable depuis dix ans et a unifié le droit de la commande publique autour des notions de marché public, d'une part, et de concession, d'autre part.

Ce droit, a donc bénéficié d'une simplification de son cadre juridique et d'un effort de renforcement de sa lisibilité. Ces directives ont été transposées en droit interne par deux ordonnances de 2015 et 2016 - qui rassemblaient les dispositions anciennement éparpillées dans deux codes, trois ordonnances et une loi -, une rationalisation tout aussi importante ayant eu lieu au niveau réglementaire, l'ensemble étant codifié dans le code de la commande publique, entré en vigueur le 1er avril 2019.

Le premier point majeur du bilan d'application du cadre juridique de la commande publique tient donc à l'élaboration de ce cadre juridique, unifié, harmonisé, et de ce fait plus lisible. Le code de la commande publique constitue désormais la « boite à outils » juridique complète des acheteurs, depuis la préparation du marché jusqu'à son exécution.

Ce droit a accompagné un fort dynamisme des achats publics et fait la preuve de son adaptabilité, en particulier face aux crises. On peut ainsi parler d'un droit « garant » - de grands principes que je rappellerai - mais non uniquement d'un droit « carcan ».

Ce cadre juridique n'a pas constitué un obstacle au dynamisme de l'achat public, passant en France de près de 84 milliards d'euros en 2016 à plus de 170 milliards d'euros en 2023 pour les seuls marchés publics.

Ce cadre juridique s'est adapté - parfois au prix d'évolutions législatives mais sans toucher au cadre européen - à plusieurs crises, notamment à la crise sanitaire qui a donné lieu à certaines évolutions, relatives par exemple aux règles d'exécution financière des marchés publics et au cadre des circonstances exceptionnelles. Ces adaptations ont permis de répondre de façon efficace, sur un plan normatif, aux circonstances urgentes faisant suite au passage du cyclone Chido à Mayotte. Le cadre européen a permis de faire face à ces situations inédites.

Ce droit a indéniablement vu les principes qui le guident et ses objectifs s'enrichir et, de ce fait, se complexifier même s'il convient, d'un point de vue historique, de nuancer cet effet de nouveauté La commande publique a de très longue date - on pourrait remonter au XIXème siècle - traduit les priorités de politique publique de l'époque.

Le droit de la commande publique demeure, d'une part, un garant essentiel de la bonne utilisation des deniers publics et de la performance de la gestion et de l'action publiques, grâce au jeu des principes constitutionnels de liberté d'accès à la commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence. Dans cette mesure, ce droit est déjà le résultat d'un équilibre fin entre la liberté contractuelle et la sécurité juridique des acheteurs.

D'autre part, la commande publique représente un levier d'action économique majeur. Avec un poids économique de plus de 170 milliards d'euros en 2023 selon l'OECP, sans compter les concessions, la commande publique - 2 000 milliards d'euros à l'échelle de l'UE, soit 14 % du PIB - est de plus en plus appelée à jouer un rôle de levier stratégique au service des politiques publiques.

Ces objectifs stratégiques, qui s'additionnent aux grands principes constitutionnels que j'ai rappelés, sont schématiquement de trois ordres D'abord, un objectif de promotion de la commande publique durable et responsable, qui est déjà venu enrichir le droit applicable que ce soit au niveau national, avec l'article 35 de la loi dite « Climat et résilience », qui prévoit l'introduction à compter d'août 2026, dans tous les marchés publics, de considérations environnementales, ou au niveau européen dans certains textes sectoriels adoptés à la fin de la dernière mandature dans le cadre du Pacte vert pour l'Europe. Ensuite, un objectif plus récent et appelé à monter en puissance dans les années à venir, de renforcement de la résilience, de la sécurité et de la souveraineté économique, déjà présent dans l'arsenal propre aux marchés de défense ou de sécurité, désormais pris en compte dans certains textes européens récents - comme le Net-Zero Industry Act - et qui est une préoccupation croissante et sans doute centrale dans les débats à venir autour de la révision des directives européennes. Enfin, un objectif de simplification, en particulier pour accompagner l'accès des petites et moyennes entreprises (PME) - un rapport de la Cour des comptes européennes a noté qu'il n'avait pas progressé en 10 ans - et des acteurs économiques innovants à l'achat public.

La prise en compte de ces objectifs passe en partie, mais en partie seulement, par des adaptations normatives qui sont en cours ou devant nous.

Au plan interne, le Gouvernement conduit des travaux de simplification qui trouvent une traduction dans les décrets récents de simplification, qui visaient notamment à simplifier l'accès des PME à la commande publique, ainsi que dans le projet de loi de simplification de la vie économique, qui va dans le même sens et prévoit d'assouplir certaines règles en matière de marchés innovants. Ces ajustements ne bouleversent pas les principes du droit de la commande publique, lesquels renvoient à des dispositions constitutionnelles ou européennes.

Au plan européen, la prise en compte de ces enjeux appelle un chantier normatif de plus grande ampleur - ce qui ne veut pas dire que tout doive être réécrit - en vue de compléter le cadre en vigueur pour traduire ces différents objectifs. La Commission européenne a annoncé ce chantier et les autorités françaises y sont favorables et avaient plaidé en ce sens. Ce chantier est lancé, avec actuellement une consultation au niveau européen. La DAJ relaie et amplifie ce travail au plan interne. Elle a ainsi déjà mené plus d'une dizaine de groupes de travail associant acteurs économiques, administrations, représentants des acheteurs et monde universitaire à cette réflexion. Des textes devraient être présentés cette année, s'agissant de certains secteurs stratégiques, et en 2026 pour ce qui concerne les directives elles-mêmes.

Le droit de la commande publique est à la croisée d'objectifs de politique économique multiples, qui doivent être conciliés. Il apparaît peu réaliste d'espérer opérer une simplification en neutralisant la prise en compte de tel ou tel de ces objectifs, qui sont le reflet du poids de la commande publique dans l'économie et du rôle d'orientation par la demande qu'elle doit jouer à ce titre. Il appartient à toutes les parties prenantes de l'édiction des normes nouvelles dans ce domaine, dont nous sommes, de viser principalement à ce que ces objectifs ne se neutralisent pas et en particulier qu'ils contribuent à son indispensable simplification.

Pour autant, il faut laisser la norme à sa place, celle d'un outil, parmi d'autres, des politiques d'achat. Toutes les réponses aux objectifs de performance et de simplification ne peuvent pas et ne doivent pas être normatives.

La sobriété et la stabilité normatives sont dans bien des cas des vecteurs efficaces de simplification. L'accompagnement des parties prenantes, leur professionnalisation et la modernisation des outils, notamment numériques, fournissant le socle d'un pilotage plus fin par les données de la commande publique, sont des enjeux au moins aussi prioritaires pour donner corps à une véritable simplification. Ce sont également des objectifs que s'assigne la DAJ au travers des chantiers qu'elle pilote.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le cadre juridique de la commande publique ne cesse de se complexifier, quelles initiatives comptez-vous prendre pour le simplifier, ou à tout le moins pour assurer sa stabilité ?

La France va-t-elle bien défendre à Bruxelles, dans le cadre du processus de révision des directives sur la commande publique, la généralisation d'un principe de préférence européenne ? Pourquoi ne pas s'inspirer du Small Business Act américain, qui réserve aux PME une part de la commande publique ? Va-t-on avoir la réciproque ?

Comment mieux prendre en compte les enjeux de souveraineté numérique dans le cadre de la commande publique, vis-à-vis notamment des législations extraterritoriales américaines ?

J'aimerais avoir votre sentiment sur deux exemples. D'abord, l'hébergement de la plateforme des données de santé chez Microsoft : n'était-il pas possible de confier le marché à une entreprise française ou européenne ? Ensuite, l'hébergement des données de l'enseignement supérieur, notamment de l'École Polytechnique, chez Microsoft également, sachant qu'on y fait de la recherche qui peut conduire à des brevets d'excellence : est-ce que la souveraineté numérique est bien prise en considération ?

Mme Clémence Olsina. - La simplification et l'enjeu de sobriété normative sont intégrés depuis plusieurs années par la DAJ. Ils se sont traduits par l'oeuvre de codification qui a produit le code de la commande publique de 2019, aussi bien que par le plan de simplification du Gouvernement, avec par exemple les deux décrets de décembre dernier qui simplifient le cadre de la commande publique et en facilitent l'accès aux PME - en assouplissant les conditions dans lesquelles peuvent se constituer des groupements de candidatures ou être modifiés en cours de procédure, en uniformisant, pour tous les acheteurs soumis au code de la commande publique, les règles relatives au déclenchement du délai de paiement du solde des marchés de travaux, en supprimant la date limite de fin de remboursement des avances, en abaissant le montant maximum de la retenue de garantie applicable aux grandes collectivités et aux grands établissements publics de l'État.

Il y a eu, encore, la prolongation du rehaussement du seuil de publicité et de mise en concurrence applicable aux marchés de travaux jusqu'à 100 000 euros, disposition qui avait été prise en 2020 en réponse à la crise sanitaire, prolongée en 2022 à la suite de la flambée des prix des matières premières et qui sera vraisemblablement pérennisée dans le cadre de la loi - ce rehaussement facilite l'accès des PME à la commande publique.

D'autres dispositions sont en cours de discussion dans le cadre du projet de loi de simplification de la vie économique, par exemple le rehaussement du seuil de publicité et de mise en concurrence pour les marchés innovants, qui tient directement compte du rapport Draghi, et de la possibilité de réserver certains lots d'un marché aux jeunes entreprises innovantes (JEI).

S'agissant de l'enjeu de la souveraineté, je commencerai par rappeler le droit actuel : il est guidé par un principe d'égalité d'accès à la commande publique et de non-discrimination, ce qui interdit en principe la prise en compte de considérations liées à la nationalité de l'entreprise bénéficiaire du marché. Il y a quelques tempéraments puisque les directives permettent notamment d'exclure une candidature provenant d'une entreprise établie dans un État tiers qui n'est pas couvert par l'accord sur les marchés publics de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ou par une convention internationale prévoyant l'ouverture des marchés publics de l'État en question. C'est un premier levier qui permet d'exclure des candidatures provenant d'États tiers. Ensuite, la directive sur les secteurs dits spéciaux permet également d'exclure des candidatures en considération de la part de productions réalisées dans des États tiers non soumis, là encore, à des accords ou des conventions internationales. On peut également citer le règlement Net-zero Industry Act qui tient compte pour la première fois du degré de dépendance de l'Europe à des pays tiers pour les filières considérées : lorsque la majorité de la production provient d'États tiers, alors les acheteurs concernés auront l'obligation d'introduire des clauses prévoyant l'origine européenne majoritaire des produits commandés - cela concerne par exemple les filières dites d'industrie propre, comme la production de batteries, de pompes à chaleur, de panneaux photovoltaïques. C'est nouveau sur le plan conceptuel pour le droit européen, puisqu'on peut désormais tenir compte du degré de dépendance sur ces secteurs dits spéciaux, c'est un outil de souveraineté européenne pour des filières industrielles stratégiques.

Parmi les perspectives, il est intéressant de lire les deux communications que la Commission européenne a publiées en début d'année, relatives à la boussole de compétitivité et aux industries vertes : elles emploient expressément le terme de préférence européenne. La Commission européenne annonce que les initiatives européennes en matière d'industrie verte stratégique et en matière de commande publique, devront intégrer cette. Il nous appartiendra de donner un contenu juridique plus précis à cette notion, c'est l'un des enjeux de la révision et de la négociation qui s'annonce. Il faudra préciser ce qu'est la préférence européenne, notamment la façon dont on demandera aux acheteurs de s'assurer de l'origine européenne des produits qu'ils acquièrent. C'est une bascule qui devrait s'accentuer, sous réserve de la négociation à venir. Les autorités françaises y sont favorables, et ce de façon transversale, pas seulement pour quelques secteurs stratégiques mais pour le cadre général de la commande publique applicable au niveau européen.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous ne m'apportez pas de réponse sur l'hébergement des données de santé et de l'enseignement supérieur que vous venons de confier à Microsoft. Est-ce qu'il y a eu une mise en concurrence ? Pourquoi ne pas recourir à des clouds français, qui présentent toutes les garanties ? Le président Trump déclare une guerre économique à l'Europe, pourquoi parle-t-on de souveraineté industrielle et numérique européenne, si nous continuons à confier nos données aux entreprises américaines ? On vient de passer à Microsoft une commande d'un montant de 74 millions d'euros, j'avoue ne pas comprendre, et être inquiet...

Mme Clémence Olsina. -  Je vous réponds à la place qui est la mienne. La DAJ n'est pas prescriptrice des achats de l'État, c'est le rôle de la DAE. Nous lui apportons un conseil juridique et nous nous inspirons de ses expériences pour élaborer les évolutions du droit de la commande publique que nous proposons. Je ne peux pas vous répondre sur la passation des marchés que vous évoquez, mais le droit actuel permet d'introduire dans les marchés des considérations qui ont trait à des enjeux de sécurité, en particulier à la sécurité des données - dès lors que cela ne discrimine pas des entreprises issues d'États membres de l'UE.

M. Victorin Lurel. - Quelle est la différence entre secteurs spéciaux et stratégiques - et qui en décide ? Le Gouvernement, par décret ? Je me souviens que Dominique de Villepin avait décidé que Danone était une entreprise stratégique. Ou bien est-ce l'Europe ?

Peut-on vraiment parler de souveraineté numérique s'il n'est pas possible d'interdire que des données sensibles soient hébergées à l'étranger ?

Le principe de préférence européenne est-il déjà dans les textes européens ? Un acheteur peut-il aujourd'hui en faire usage, la faire figurer dans le règlement d'une consultation et la retenir comme critère d'attribution d'un marché ?

M. Daniel Salmon. - Quels critères peut-on mettre en place, pour éviter qu'une dépendance vis-à-vis d'un éditeur ne s'instaure, sur la maintenance des produits que nous achetons ? Je pense par exemple aux logiciels - est-ce qu'il y a des critères qu'on puisse utiliser pour orienter la commande publique ?

Les marchés publics, ensuite, font l'objet de publicité dans la presse, c'est une source de revenus pour la presse et j'ai entendu dire qu'il n'y aurait bientôt plus d'obligation : qu'en est-il ?

Mme Clémence Olsina- Les secteurs spéciaux et stratégiques sont deux notions différentes. Le droit européen applicable résulte des directives de 2014 que j'ai citées, l'une qui est applicable aux secteurs dits classiques, et l'autre qui vise les secteurs dits spéciaux, qui sont l'eau, l'énergie, les transports et les services postaux et font l'objet de règles propres en matière de commande publique.

Les secteurs stratégiques, eux, sont en cours de définition à l'échelle européenne, après l'annonce faite par la Commission européenne d'une initiative législative qui devrait arriver d'ici la fin de l'année, en réponse au contexte géopolitique, afin de mieux les protéger. Elle inclura un volet relatif au droit de la commande publique, qui pourrait comporter pour la première fois cette notion de préférence européenne.

Dans le droit actuel, on ne peut pas inclure de préférence européenne dans la commande publique, sous les réserves que j'ai évoquées, liés à la présence d'accord sur la commande publique, et du degré de dépendance à l'égard de pays tiers.

J'ai oublié de mentionner des textes importants en matière de défense commerciale qui ont été adoptés en 2023 par l'Union européenne à l'initiative de la Commission, qui renforcent les outils européens face à des pratiques déloyales de pays tiers, notamment en termes de fermeture d'accès à leurs marchés publics ou en matière de subventions. Ces outils existent, contrairement à la notion de préférence européenne, qui est absente du droit en vigueur. La Commission l'annonce et la France y est favorable, en particulier dans le contexte économique actuel.

En matière de sécurité des données, il est déjà possible de retenir des critères permettant de s'assurer de la sécurité des solutions d'hébergement. Des dispositions plus adaptées seront sans doute négociées dans le cadre de la révision des directives, pour tenir mieux compte des enjeux de cybersécurité, par exemple.

Votre question sur la publicité des marchés publics dans la presse quotidienne régionale (PQR) se rapporte à l'article 4 du projet de loi de simplification de la vie économique - qui prévoit, à l'initiative du Gouvernement, d'étendre le recours au profil d'acheteur de l'État Place. Cet article ne remet nullement en cause l'obligation de publicité des marchés publics, ni dans son champ, ni dans ses supports. Ce que le Gouvernement a proposé, et que le Sénat a souhaité étendre à l'occasion de l'examen de ce texte, c'est le recours à Place en l'ouvrant à tous les établissements publics de l'État et aux organismes sociaux, ce qui représente à peu près 17 % des marchés, tout le reste restant un secteur concurrentiel pur, occupé par les profils d'acheteur qui sont développés par des éditeurs de logiciels privés et donc notamment par la presse quotidienne régionale. L'évolution introduite au Sénat propose d'étendre Place aux collectivités territoriales qui en feraient la demande C'est une initiative parlementaire qui reste en débat dans le texte.

M. Simon Uzenat, président. - Comment votre activité s'articule-t-elle, au quotidien, avec celle de la DAE ? Quels sont vos moyens d'intervention, quelles limites posez-vous à la DAE, quels sont vos outils pour les faire respecter ?

La Cour des comptes que nous avons auditionnée, nous a dit que les considérations environnementales étaient finalement assez marginalement prises en compte, et la Cour des comptes européennes estime que la concurrence réelle diminue sur les marchés publics. Comment prenez-vous ces éléments en ligne de compte - et avez-vous l'ambition d'apporter une réponse, à la place qui est la vôtre ?

Vous avez insisté, à raison, sur la sobriété normative, tout ne se résout pas par un cadre législatif et réglementaire contraignant ; cependant, quand il y a de la souplesse, il y a aussi de l'inertie. L'État, par exemple, aurait dû, depuis un certain temps déjà, adopter son schéma de promotion des achats socialement, écologiquement responsables (Spaser). Votre direction n'est pas prescriptrice des achats, c'est la DAE, mais votre rôle consiste tout de même à garantir que l'État respecte les règles qu'il fixe pour tous, notamment pour les collectivités territoriales. Ce n'est pas le cas ici, il n'y a pas de sanction ni de contrôle. La Cour des comptes nous a dit que des engagements avaient été pris pour que l'État adopte son Spaser à la fin 2024 : cela ne s'est pas produit, pourquoi ? Quel est le circuit de décision, quelle place y occupe la DAJ ?

Nous pouvons nous retrouver, ensuite, sur la modernisation des outils numériques. Vous avez parlé des données essentielles, qu'en est-il des données étendues et quelle signification donnez-vous précisément à la modernisation des outils numériques ? Il y a plusieurs enjeux, en particulier celui de l'interopérabilité des systèmes aussi bien du côté de l'État qu'entre l'État et les collectivités. Certaines d'entre elles peuvent être à la pointe sur le sujet, comme la région Bretagne. Dans ce cas, l'État est arrivé en retard, et ne s'est pas préoccupé de l'interopérabilité.

Enfin, je pense aux outre-mer et à Mayotte en particulier, où l'on a vu des défaillances mais chacun se renvoie la balle. Or, ne serait-ce que sur le sujet aussi essentiel que l'eau, au-delà des effets d'annonce, on voit que les besoins ne sont pas satisfaits. La compétence relève certes du ministère de l'intérieur, mais la DAJ est référente interministérielle sur la commande publique : que pouvez-vous faire, à votre place, pour que l'État soit davantage au rendez-vous dans les situations d'urgence ?

Mme Clémence Olsina. - Vos questions me conduisent à clarifier notre rôle et notre articulation avec les acheteurs de l'État, les ministères, dont la DAE assure le pilotage et la coordination. La DAJ a un rôle de conseil, de partenaire et d'observateur - et ces rôles nourrissent nos propositions de normes nouvelles. Un rôle de conseil : tous les marchés conclus par les ministères ne transitent pas par la DAJ, heureusement, nous sommes experts du cadre juridique existant et nous sommes là pour le clarifier ou apporter de la sécurité juridique, mais nous n'exerçons pas de contrôle préalable de légalité. Nous sommes des interlocuteurs permanents de la DAE, nous sommes saisis chaque fois qu'une difficulté juridique apparait, par exemple lorsqu'il faut faire usage des concepts d'urgence ou de circonstances exceptionnelles, pour faire face à des besoins inédits. On nous demande aussi de faire le point sur des évolutions normatives, comme les considérations environnementales. C'est un point sur lequel nous avons beaucoup échangé avec la DAE, qui en a fait un de ses objectifs, avec des résultats importants puisque les marchés de l'État intègrent déjà à 55 % des considérations environnementales, avant même l'entrée en vigueur de cette obligation...

M. Simon Uzenat, président. - La Cour des comptes indique 7 %, c'est dans son rapport de décembre 2024...

Mme Clémence Olsina. - Nous avons, ensuite, un rôle de partenaire sur certains chantiers, en particulier numériques, dès lors qu'ils concernent Place et plus largement les opérateurs de la commande publique et des éditeurs de profils d'acheteur. La DAJ est partenaire dès lors qu'on excède le seul champ de l'État et qu'apparaissent des enjeux d'interopérabilité avec les autres acheteurs. Enfin, nous avons un rôle d'observateur et nous intégrons tous les « irritants » pour proposer des évolutions normatives au plan interne ou européen.

La DAE est pilote sur le Spaser. Nous avons lu le projet, vérifié sa conformité au cadre juridique applicable et, à ma connaissance, il est en cours de finalisation, a été soumis à la concertation interministérielle, pour une adoption devant intervenir très prochainement.

Sur l'aspect environnemental, vous vous référiez au rapport de la Cour des comptes ?

M. Simon Uzenat, président. - La Cour nous a dit aussi que si la prise en compte des considérations environnementales augmentait - on serait passé de 20 à 40 % des marchés en valeur - l'effet resterait très marginal, car les critères retenus ne conduiraient pas à changer d'attributaire. Il n'y aurait pas d'effet de transformation. Êtes-vous en mesure d'en tenir compte, non pas dans les achats eux-mêmes, puisque vous n'êtes pas en position d'acheteur, mais dans les conseils que vous donnez ? Même chose pour le Spaser, l'État enjoint aux acheteurs publics d'en faire un, mais il sera lui-même parmi les tout derniers à respecter le calendrier. C'est incroyable ! La DAJ a-t-elle eu à le rappeler au pouvoir exécutif ? Avez-vous un moyen de faire que l'État soit au rendez-vous ?

Mme Clémence Olsina. - Il est encore tôt pour considérer que l'intégration des considérations environnementales dans les marchés publics est uniquement cosmétique, car les règles nouvelles ne sont pas encore d'application pleine et entière. Elles le seront en août 2026 et d'ici là, nous parlons des considérations environnementales qui ont été intégrées à titre volontaire par les acheteurs, notamment l'État.

Je n'ai pas connaissance du rapport de la Cour des comptes que vous citez, je l'examinerai assurément ; en attendant, je m'interroge sur le raisonnement qui consisterait à dire que le critère environnemental n'aurait pas d'effet dès lors que l'attributaire ne changerait pas : il faut regarder ce que fait l'attributaire.

Troisième point, l'importance qu'il y a d'enrichir les données. L'OECP mesure déjà la présence des considérations et clauses environnementales dans les marchés publics, qui a doublé en trois ans puisqu'on est passé d'environ 16 % à un peu moins de 30 %. Cette évolution est significative. Qui plus est, les nouvelles données essentielles de la commande publique, telles qu'elles sont prévues par les arrêtés de fin 2022, que nous sommes en train d'intégrer, comporteront une granularité plus fine s'agissant de ces considérations environnementales ce qui éclairera bien mieux les politiques publiques en la matière.

La DAJ a été consultée sur le Spaser de l'État et sommes en contact très étroit avec la DAE sur le sujet. Ce schéma est une priorité pour elle, c'est ce que je vois depuis que j'ai pris mes fonctions, mais je ne peux guère vous répondre sur les initiatives que mon prédécesseur avait prise, éventuellement, pour accélérer le processus. Je ne peux pas non plus vous répondre sur les raisons du retard, n'étant pas pilote, je ne peux que vous dire que le Spaser est en cours de finalisation.

À Mayotte, la DAJ est intervenue surtout dans l'élaboration du projet de loi d'urgence, nous y avons proposé plusieurs dérogations en matière de publicité et de concurrence pour les marchés publics - en particulier l'absence d'obligation pour les marchés de moins de 100 000 euros quel qu'en soit le domaine, et pas seulement pour les marchés de travaux. Nous avons aussi proposé un assouplissement de ces règles pour les marchés de moins de 2 millions d'euros, ainsi qu'une dispense à l'obligation d'allotissement. Nous n'avons pas été, en revanche, sollicités par le ministère de l'intérieur, mais par d'autres ministères qui souhaitaient sécuriser le recours, au regard de l'urgence, à des marchés de gré à gré.

M. Victorin Lurel. - Vous dites que l'essentiel du marché de la publicité pour la PQR est préservé, est-ce à dire que seule la DAE ne serait plus soumise à l'obligation actuelle ?

Mme Clémence Olsina. - Il faut distinguer deux sujets. D'abord, celui des obligations de publicité : elles s'appliquent de la même manière à tous les acheteurs, avec des règles différentes en fonction de la nature des marchés et des seuils, et elles ne changent pas. Ensuite, ce qui évolue, c'est le support numérique par lequel vont transiter les procédures de passation des marchés, ce qu'on appelle les profils d'acheteur. Aujourd'hui, l'État porte un profil d'acheteur dématérialisé qui est la plateforme Place, opérée par la DAE et l'Agence pour l'informatique financière de l'État (AIFE), qui est son maître d'oeuvre. Ce que propose le Gouvernement, c'est d'étendre en partie le champ du recours obligatoire à ce profil d'acheteur de l'État à l'ensemble de ses établissements publics et aux organismes sociaux.

M. Victorin Lurel. - Le Spaser est une obligation depuis 2014, son seuil est établi à 50 millions d'euros d'achats, est-ce qu'il est appelé à évoluer ? Quelle en est l'opposabilité, la valeur juridique, en particulier pour les collectivités ?

Comment, ensuite, a évolué le droit des concessions ?

Enfin, quelles mesures pourrait-on intégrer à un Small Business Act à la française ? Lorsque j'étais ministre, nous avions fait adopter des mesures permettant de prendre en compte quelques critères supplémentaires dans le règlement de consultation de marchés, liés aux circuits courts alimentaires, au caractère peu émetteur de CO2 de l'offre. Nous avions aussi examiné récemment un texte qui rendait possible, en outre-mer, au-delà d'un seuil de 500 000 euros, de réserver un tiers du marché à des PME. Il y avait eu une expérimentation, qui n'avait pas été reconduite, et j'ai fait adopter un amendement pour la relancer dans le projet de loi de simplification de la vie économique. Nous l'avions appelé la stratégie du bon achat. Est-ce qu'on peut envisager de favoriser les acteurs économiques de proximité, notamment pour la fourniture en produits alimentaires des hôpitaux, les maisons de retraite, les cantines scolaires ?

Et quelles difficultés opérationnelles pourrait-on lever pour mieux faire face aux situations d'urgence et aux circonstances exceptionnelles, comme on l'a vu à Mayotte mais aussi à Saint-Martin il y a quelques années après le cyclone Irma, afin de mieux mobiliser les crédits publics et les engager dans des délais raisonnables ?

Mme Clémence Olsina. - Le Spaser était obligatoire pour les collectivités territoriales et n'a été rendu obligatoire pour l'État qu'à partir de 2023. Cependant, cette obligation légale n'est pas sanctionnée, effectivement. C'est un document de portée programmatique.

Comment favoriser l'accès des PME à la commande publique, comme le fait le Small Business Act américain ? Notre droit offre déjà des outils, avec le principe d'allotissement, lequel rend les marchés publics plus accessible aux PME, avec la possibilité de réserver aux PME jusqu'à 20 % des marchés globaux - ce seuil vient de passer de 10 % à 20 % : lorsque le titulaire n'est pas une PME ou un artisan, il doit s'engager à confier à des PME ou à des artisans une part d'au moins 20 % du montant prévisionnel du marché à des PME. Il y a, également, les règles relatives à l'exécution financière des marchés, qui jouent un rôle très important dans l'encouragement des PME à accéder à la commande publique - avec l'obligation pour les acheteurs à passer des marchés à prix révisables, ou encore l'adaptation des seuils définis pour les avances et les retenues de garantie lorsque le titulaire du contrat est une PME. Il en va de même pour les seuils de publicité et de mise en concurrence : Nous étions à 15 000 euros en 2016, et sommes passés d'abord à 25 000 euros puis 40 000 euros, et même à 100 000 euros pour les marchés de travaux. C'est encore une façon de faciliter l'accès des PME aux marchés publics. Enfin, des dispositions sont en cours de discussion dans le cadre du projet de loi de simplification de la vie économique, pour l'expérimentation outre-mer d'une réservation de 30 % des parts d'exécution de marché aux PME locales - la commission spéciale de l'Assemblée nationale l'a adoptée la semaine dernière.

Tous ces éléments concourent à ce que des PME participent à la commande publique. Je me permets cependant d'attirer votre attention sur le fait qu'il faut respecter un certain équilibre, beaucoup des personnes auditionnées devant votre commission vous l'ont dit. À trop imposer de règles dans ce domaine, on peut créer de la contrainte pour les acheteurs et il faut tenir compte de ce que tout marché ou toute prestation ne trouve pas toujours de PME apte à répondre au besoin.

M. Victorin Lurel. - Le principe d'allotissement est utile, mais il m'est arrivé, lorsque je dirigeais un exécutif local, de ne pas allotir parce que le marché était complexe. On me l'a alors reproché : jusqu'où ce principe est-il obligatoire ?

Mme Clémence Olsina. - Il y a des dérogations, par exemple via un marché global, ce qui justifie la réservation d'une part minimale pour les PME, qui est de 20 %.

M. Victorin Lurel. - Quelle a été l'évolution du droit de la concession ?

Mme Clémence Olsina. - Il n'a guère connu d'évolution conceptuelle importante depuis l'adoption de la directive de 2014, qui lui est propre. Je saisis l'occasion pour signaler qu'un enjeu important pour nous est d'intégrer le champ des concessions à l'activité d'analyse et de traitement des données essentielles effectuée par l'OECP. Nous pourrons ainsi mieux éclairer l'évolution des pratiques d'achat, qui ne justifient pas forcément des évolutions normatives. La révision des directives européennes concernera bien celle relative aux concessions.

M. Simon Uzenat, président. - En Bretagne, nous avons mis en ligne un Observatoire des données de l'achat public au printemps 2022, nous étions les premiers à avoir fait un tel travail. Nous y intégrons progressivement les données relatives aux concessions et aux délégations de service public. Aussi, l'expérience me pousse à inviter l'État, quand il travaille sur les données, sur leur qualification et leur récolte, à y associer les collectivités le plus tôt possible et à tenir compte du temps d'avance qu'elles peuvent avoir sur certains sujets. Trop souvent, l'État intervient après les collectivités et fixe tardivement des règles ou impose des contraintes qui rendent inopérants des outils pertinents qu'elles ont développés et mettent en libre-service. C'est le cas en particulier dans domaine des marchés publics, où les collectivités jouent un rôle important et où la co-construction, plutôt qu'une dynamique descendante, devrait être naturelle. N'y voyez, naturellement, aucun reproche personnel.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 25.

La réunion est ouverte à 18 h 25.

Audition de MM. Pierre-Henri Morand et François Maréchal, économistes spécialistes de la commande publique (en visioconférence)

M. Simon Uzenat, président. - Mes chers collègues, pour clore cette semaine d'auditions, nous approfondissons un champ que nous avons abordé le 19 mars dernier, avec M. Stéphane Saussier et Mme Anne Perrot, celui de l'analyse économique de la commande publique. Nous avions alors constaté que, selon la théorie économique, l'efficience de la commande publique repose sur un cadre contractuel le plus libre possible. Cette approche contraste quelque peu avec notre vision, partagée par une large majorité d'élus locaux, qui considère la commande publique comme une politique publique à part entière, intégrant des objectifs environnementaux et sociaux. Néanmoins, cette analyse économique reste pertinente, offrant un regard contradictoire et passionné sur le sujet. Elle rappelle également que la commande publique n'est pas un domaine réservé aux juristes, mais doit être appréhendée comme un phénomène économique à part entière.

Aujourd'hui, nous accueillons Monsieur Pierre-Henri Morand, économiste et chargé de mission à l'Agence française anticorruption, et Monsieur François Maréchal, professeur d'économie à l'Université de Franche-Comté, pour poursuivre ce dialogue. Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte-rendu public. Je rappelle également que tout faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit une amende de 75 000 euros et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans selon les circonstances. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Pierre-Henri Morand et François Maréchal prêtent serment.

Lors de leur audition, Monsieur Saussier et Madame Perrot ont adopté une approche générale, en nous présentant la façon dont l'analyse économique perçoit la commande publique. Nous souhaitons approfondir aujourd'hui certains aspects, notamment recueillir votre point de vue sur les évolutions récentes liées à la prise en compte de la transition écologique et au rôle de soutien à l'économie locale de la commande publique. Je sais que ce sujet vous est familier, car vous avez co-écrit un article en septembre 2022 intitulé « Achats publics responsables et achat local, enseignements des données ouvertes françaises ». Cela rejoint une autre préoccupation de notre commission d'enquête, à savoir le pilotage par la donnée de la commande publique, désormais impératif au vu des nombreuses missions qui lui sont imparties. Nous sommes particulièrement intéressés par votre évaluation de l'appareil statistique de l'État, piloté par l'observatoire économique de la commande publique (OECP). Estimez-vous qu'il est à la hauteur des enjeux actuels ? De manière plus générale, votre regard extérieur sur les pratiques des acheteurs publics et les mutations récentes du droit de la commande publique nous sera très précieux.

Je vous propose à chacun un propos liminaire d'une dizaine de minutes maximum, après quoi le rapporteur et les membres de notre commission d'enquête vous poseront leurs questions.

M. François Maréchal, économiste. -J'ai suivi avec attention une grande partie des débats que vous avez menés avec les différents acteurs de la commande publique. Je m'efforcerai d'éviter les redondances avec mes collègues économistes et de vous apporter, dans un premier temps, quelques analyses peut-être inédites, notamment sur la méthode de notation des offres et leurs implications.

M. Pierre-Henri Morand, économiste. - Mon propos préliminaire s'articulera autour de trois points principaux.

Premièrement, je souhaite objectiver, grâce aux données disponibles, la performance environnementale et l'évolution de l'achat vert, ainsi que ses implications, notamment en ce qui concerne l'accès des PME à la commande publique. Je proposerai également une réflexion sur les liens entre achat vert et achat local, un sujet qui a été abordé à plusieurs reprises devant votre commission d'enquête. Nous verrons que ces deux aspects ne sont pas totalement étanches, ce qui nous permettra d'aborder la question du localisme et d'examiner comment les données permettent d'objectiver le caractère local ou non de l'achat public. Deuxièmement, nous nous intéresserons à la qualité des données et au pilotage par la donnée, revenant ainsi sur la question des statistiques disponibles pour les analyses, que vous avez évoquée en introduction.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je souhaite souligner un élément frappant : lors de l'audition de mes collègues Saussier et Perrot, il est apparu que l'estimation du montant de la commande publique en termes de points de PIB variait considérablement, avec des chiffres allant de 8 % à 16 %. Cette marge d'erreur est considérable, représentant environ un quinzième de la richesse nationale. Il est rare de rencontrer un domaine de politique publique où l'imprécision est si importante dans l'évaluation de son poids économique. Cette situation soulève évidemment des questions sur la qualité et la fiabilité des données disponibles.

Nous reviendrons d'abord sur la posture des économistes par rapport à l'analyse de la commande publique, qui comprend deux approches fondamentales. La première, dite normative, soutient qu'il ne faut pas utiliser de clauses environnementales dans la commande publique, arguant qu'une politique de premier rang doit reposer sur d'autres instruments, telle qu'une taxe carbone bien calibrée, qui seraient plus efficaces. La seconde approche, plus pragmatique, reconnaît que nous n'évoluons pas dans un monde idéal et que l'utilisation de la commande publique en soutien à d'autres politiques publiques est une réalité mondiale. En effet, l'évolution de la commande publique vers l'intégration de critères environnementaux, sociaux, ou favorisant l'innovation et les PME, est un phénomène global. L'Organisation mondiale du commerce (OMC) elle-même reconnaît depuis 2004 la possibilité d'inclure des critères environnementaux pour sélectionner des entreprises dans un marché public. Face à cette réalité, notre questionnement doit porter sur l'efficacité de cette approche : pouvons-nous en mesurer les coûts et les bénéfices ?

L'évaluation des politiques publiques en matière de commande publique se heurte à un manque de données empiriques solides. Les études académiques, bien que nombreuses, restent lacunaires et ne permettent pas de trancher définitivement les débats soulevés par votre commission. En particulier, il n'existe pas de consensus ni d'études rigoureuses permettant de chiffrer précisément le bénéfice environnemental lié au surcoût engendré par la recherche de performance environnementale dans la commande publique. Néanmoins, nous pouvons examiner certaines questions spécifiques. Par exemple, l'incorporation de clauses environnementales affecte-t-elle négativement la participation des PME à la commande publique ? Est-ce un instrument pertinent ? Une étude récente, publiée dans la revue Small Business Economics par Adrien Deschamps, doctorant en économie que j'encadre, apporte des éléments de réponse. Contrairement aux intuitions, l'étude ne montre pas d'effet négatif clair de l'incorporation de critères environnementaux sur la participation des PME aux marchés publics. Dans certains secteurs spécifiques, on observe même un effet positif. Bien que ces résultats nécessitent d'être confirmés par d'autres études, ils suggèrent que l'impact sur les PME n'est pas nécessairement défavorable.

Concernant l'impact territorial de l'achat vert, il est important de distinguer l'utilisation légitime de critères environnementaux et leur instrumentalisation à des fins de localisme. Les données montrent que la distance moyenne entre acheteurs et fournisseurs est déjà relativement faible : selon celles du Tender electronic daily (TED), qui est le supplément électronique du Journal officiel de l'Union européenne (JOUE), elle est de 242 kilomètres en moyenne pour tous types de marchés, avec plus de 50 % des marchés attribués à moins de 65 kilomètres et 25 % des marchés attribués à moins de 13 kilomètres. Selon les données essentielles de la commande publique (DECP), qui intègrent des marchés de plus faibles montants, la distance moyenne est de 165 kilomètres, avec 50 % des marchés attribués à moins de 49 kilomètres. L'incorporation de clauses environnementales tend à réduire davantage ces distances. Par exemple, pour les marchés de fournitures, la distance moyenne passe de 315 à 251 kilomètres avec des clauses environnementales, et pour les services, de 195 à 139 kilomètres. Il est crucial de souligner que cette corrélation entre critères environnementaux et proximité ne doit pas être interprétée comme une justification pour instrumentaliser les clauses environnementales à des fins de localisme. L'objectif premier doit rester la performance environnementale, la proximité accrue n'étant qu'une conséquence potentielle.

M. Simon Uzenat, président. - J'entends parfaitement votre point de vue et je trouve vos chiffres très intéressants. Cependant, en tant que conseiller régional de Bretagne particulièrement attentif aux achats de la collectivité, je souhaite apporter un éclairage concret sur notre expérience. Prenons l'exemple du granit breton, qui fait face à une concurrence internationale, d'abord asiatique, puis ibérique. L'inclusion de clauses ou conditions environnementales dans nos marchés n'est pas une instrumentalisation. Inscrire dans les marchés publics l'obligation d'un remplacement rapide est un levier permettant une proximité entre le lieu de production et d'utilisation, et donc donner priorité, je l'assume, au granit breton, qui a obtenu une indication géographique. Cette approche va donc au-delà de la simple valorisation de la production locale, puisqu'elle permet de limiter l'empreinte carbone en réduisant les distances de transport. Je pense que de nombreux acheteurs partagent cette vision, cherchant à aligner leur politique d'achat avec leurs objectifs politiques plus larges, dans une approche positive, comme vous l'avez évoqué.

M. Pierre-Henri Morand. - Je souscris entièrement à vos propos. Il est vrai que des études de cas spécifiques, comme celle que vous mentionnez, peuvent illustrer ce phénomène. Mon intention n'est pas de remettre en question l'utilisation de critères environnementaux par les acheteurs publics ou les collectivités pour favoriser les productions locales. Je souhaite simplement souligner que d'un point de vue économique, la recherche systématique du localisme n'est pas nécessairement la meilleure stratégie.

Permettez-moi d'apporter quelques chiffres supplémentaires. La région Bretagne est effectivement à l'avant-garde en termes de données sur sa commande publique. Actuellement, 50 % des marchés de fournitures, 62 % des marchés de travaux et 27 % des marchés de services se réalisent dans la même région que celle de l'acheteur. Au niveau départemental, ces chiffres sont respectivement de 32 %, 17 % et 49 %, et au niveau de l'établissement public de coopération intercommunale (EPCI), de 18 %, 9 % et 25 %.

Ces données montrent déjà une forte tendance naturelle à la structuration locale de la commande publique. Cependant, une étude géographique plus approfondie que j'ai menée avec deux collègues géographes révèle que ces marchés permettent également de connecter l'ensemble du territoire national. En analysant les interactions entre les 13 régions métropolitaines françaises, nous obtenons un graphe quasi complet. En moyenne, chaque région est connectée à 97 % des autres régions par des transactions de marché public. À l'échelle départementale, bien que le graphe soit moins complet, nous observons toujours l'importance des échanges interrégionaux et interdépartementaux. Il est crucial de garder à l'esprit que le protectionnisme local, parfois promu, peut avoir des effets pervers. Chaque territoire est à la fois local pour lui-même et extérieur pour tous les autres. Si chaque collectivité favorisait exclusivement ses entreprises locales, cela priverait les entreprises de nombreuses opportunités en dehors de leur territoire d'origine. De plus, les territoires ne sont pas équilibrés en termes de marchés obtenus et passés. Par exemple, la région Bretagne a un ratio de 0,8, ce qui signifie qu'elle obtient moins de marchés qu'elle n'en passe. D'autres régions, comme l'Île-de-France, ont un ratio supérieur à 1. Ces échanges interrégionaux structurent l'économie nationale et permettent à certaines régions de bénéficier de marchés extérieurs.

En conclusion, il faut considérer l'impact global d'une politique de localisme extrême. Si chaque département se concentrait uniquement sur son tissu industriel local, cela créerait 95 petits marchés inaccessibles aux autres acteurs économiques, ce qui pourrait être préjudiciable à l'échelle nationale.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie pour ces précisions. Il est important de souligner que les données dont vous parlez sont basées sur les sièges administratifs enregistrés des entreprises, qui peuvent parfois différer des lieux de production réels. Cette précision n'enlève rien à l'intérêt de votre travail, mais il s'agit d'une limite dont nous sommes conscients, tant du côté des collectivités que de l'État. Ce sont bien les sièges sociaux et leurs lieux d'implantation qui font foi dans ces analyses.

M. Pierre-Henri Morand. - Pour être tout à fait précis, les données se basent sur le numéro SIRET de la filiale ayant remporté le marché. L'acheteur est également localisé par son numéro SIRET. Cependant, ces informations ne reflètent pas nécessairement la réalité des flux de sous-traitance ou d'approvisionnement. Prenons l'exemple des achats de masques durant la crise sanitaire. Sur 29 marchés d'achats de masques identifiés en 2021, tous les attributaires étaient des entreprises françaises, avec une répartition géographique variée. Toutefois, ces données ne nous renseignent pas sur l'origine réelle des masques. Nous savons que la production était en grande partie localisée en Chine, et que de nombreux attributaires français étaient en fait des négociants s'approvisionnant à l'étranger. Il est donc essentiel d'interpréter ces chiffres avec prudence. Ils nous informent sur la localisation de l'entreprise attributaire et de l'administration passant le marché, mais pas nécessairement sur le lieu de production effectif. Cette limite s'applique également aux distances kilométriques mentionnées. Par exemple, pour l'achat de denrées alimentaires par un conseil régional, la distance est calculée entre le siège du conseil régional et l'entreprise attributaire, et non entre le lieu de consommation finale (comme un lycée) et le lieu de production.

Je vais aborder la question des lacunes dans les données disponibles. Les chiffres que j'ai présentés concernent uniquement les proportions de marchés attribués, sans mentionner les montants. Cette absence d'information sur les montants est problématique et s'explique par deux raisons principales. Premièrement, les données sur la valeur des marchés, que ce soit dans les DECP, le BOAMP ou le TED, sont inexploitables à des fins statistiques. La notice technique du TED stipule d'ailleurs explicitement qu'aucune statistique ne doit être réalisée sur les montants. Deuxièmement, les données du BOAMP, bien que riches en informations, présentent des lacunes importantes. Actuellement, 25 % des avis d'attribution ne mentionnent pas le numéro SIRET de l'entreprise sélectionnée, et 6 % ne renseignent même pas celui de l'acheteur. Cette situation rend difficile l'identification précise des parties impliquées dans les marchés publics. Il est révélateur que la Cour des comptes, dans son récent rapport sur la prise en compte des enjeux de développement durable dans les achats de l'État, ait dû recourir à des données enrichies par un travail de recherche doctoral plutôt qu'aux données officielles du BOAMP ou des DECP. Bien que cela constitue une bonne pratique de science ouverte, cela souligne également les insuffisances des informations disponibles.

Malgré les évolutions des DECP, leur contenu reste lacunaire. Le croisement des données du BOAMP et des DECP révèle des incohérences, notamment dues à un manque de remontée d'informations de certains profils d'acheteur. De plus, l'obligation de publier les DECP n'étant pas assortie de sanctions, son respect n'est pas systématique. Les formats de données ne sont pas non plus optimisés pour une analyse statistique pertinente. Par exemple, la définition du montant d'un marché n'est pas clairement établie, particulièrement pour les accords-cadres. Les informations sur l'exécution réelle des marchés et la répartition entre les entreprises attributaires ne sont pas disponibles. La multiplicité des plateformes et l'absence de centralisation complète des données de la commande publique contribuent à cette situation. Malgré l'arrêté de 2024 sur les nouvelles DECP, qui devrait inclure des informations sur les critères et clauses environnementales, les extractions récentes montrent des écarts significatifs avec les données du BOAMP : cinq fois moins ! En conclusion, si nous considérons l'achat public comme une politique publique à part entière, le pilotage par la donnée devient un enjeu essentiel.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie, Monsieur Morand, pour ces explications passionnantes et très éclairantes. Monsieur Maréchal, je vous cède la parole.

M. François Maréchal. - Nous nous dirigeons vers une augmentation du nombre de critères dans les marchés publics, notamment environnementaux et sociaux. La question fondamentale que je me pose est de savoir si la procédure actuelle, même sans l'ajout de nouveaux critères, est véritablement efficace en tant que mécanisme de mise en concurrence. Je ne suis pas sûr qu'elle le soit totalement.

Prenons un exemple simple d'un marché en procédure formalisée où l'acheteur public est tenu d'annoncer à la fois les critères et leur pondération. Dans notre exemple, nous avons deux critères : la qualité, pondérée à 30 %, et le prix, pondéré à 70 %. Trois entreprises soumissionnent. L'entreprise A excelle en qualité mais propose un prix plus élevé, tandis que l'entreprise C est moins performante sur les deux critères. Le véritable dilemme se situe entre les entreprises A et B. L'acheteur public serait-il prêt à payer 17 000 euros de plus pour une augmentation de 3,5 points en qualité ? C'est impossible à savoir, car l'acheteur public ne le dit pas et l'annonce préalable des critères et de leur pondération ne révèle pas ses véritables préférences. Les entreprises soumissionnaires ne connaissent donc pas réellement les règles du jeu. En pratique, une règle de score est utilisée : 30 % de la note en qualité plus 70 % de la note en prix. La note de qualité est généralement attribuée de manière discrétionnaire par l'acheteur public. Pour le prix, des méthodes de notation relatives sont utilisées, ce qui signifie que la note attribuée à une entreprise dépend non seulement de sa propre offre, mais aussi de celles de ses concurrents, qu'elles soient les plus ou les moins compétitives. Il est crucial de souligner que l'acheteur public n'est pas tenu de divulguer sa méthode de notation avant l'appel d'offres, bien que sa liberté de choix en la matière soit encadrée par la jurisprudence.

J'ai préparé une comparaison entre deux méthodes de notation couramment utilisées, la première recommandée par la Direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy, et une seconde, également répandue. Cette dernière prend en compte à la fois l'offre minimale et maximale reçues. En analysant ces deux méthodes, on constate qu'elles peuvent conduire à des résultats divergents, désignant des vainqueurs différents pour un même ensemble d'offres. Cette disparité est problématique, alors que la méthode de notation est l'expression des préférences de l'acheteur public. La différence fondamentale entre ces méthodes réside dans leur linéarité par rapport à l'offre. La méthode recommandée par la DAJ présente une courbe convexe, non linéaire, ce qui implique que l'impact d'une modification du prix sur la note varie selon le niveau de l'offre. Concrètement, une même modification aura un effet plus important sur la note pour une offre déjà basse que pour une offre élevée. Cette non-linéarité soulève la question de sa pertinence pour refléter les véritables préférences de l'acheteur public. Je ne suis pas sûr que celui-ci en ait conscience lorsqu'il choisit sa méthode de notation.

Un autre point critique concerne la dépendance de la note d'une entreprise aux offres de ses concurrents, y compris la moins compétitive. Cette situation peut entraîner des changements de vainqueur en fonction des offres les moins pertinentes, violant ainsi le principe d'indépendance des alternatives non pertinentes. Elle pourrait potentiellement favoriser des ententes entre soumissionnaires.

J'ai également analysé une troisième méthode, caractérisée par une pente plus prononcée. Cette configuration accorde un poids relatif plus important au critère prix. Cela démontre que l'annonce des pondérations sans précision sur la méthode de notation peut être trompeuse, puisque le choix de la méthode peut significativement altérer l'importance réelle des critères.

La jurisprudence n'impose pas l'attribution de la note maximale à la meilleure offre sur chaque critère. Cependant, cette pratique peut dénaturer les pondérations initialement annoncées, créant un décalage entre les intentions affichées et la réalité de l'évaluation.

En conclusion, j'estime que l'annonce des pondérations sans précision sur la méthode de notation manque de pertinence. Les pondérations devraient être comprises comme des indicateurs de substituabilité entre critères. Par exemple, un ratio de 70-30 signifierait qu'une baisse de 10 points de la note en qualité pourrait être compensée par une augmentation de 4,9 points en prix. Toutefois, l'impact réel dépend de la méthode de notation choisie. Les méthodes relatives actuelles, où seules les pondérations sont annoncées, ne fournissent que peu d'informations sur les préférences réelles de l'acheteur. Cette opacité constitue, de mon point de vue, une entrave à la concurrence.

M. Simon Uzenat, président. - Je trouve ce sujet passionnant, d'autant plus que mon expérience en tant que président de commission d'appel d'offres m'a régulièrement confronté à des entreprises qui contestaient nos méthodes de notation.

Je souhaite aborder une question cruciale concernant la méthode de notation absolue. Actuellement, de nombreuses collectivités limitent volontairement le critère prix à 50 % maximum, voire moins. Cette approche ne risque-t-elle pas d'entraîner une explosion des coûts ? En effet, en réduisant l'importance du critère prix au profit de considérations environnementales, sociales et territoriales, certes vertueuses, ne risque-t-on pas d'inciter les entreprises à proposer des prix plus élevés, en misant sur la qualité ? Je soutiens pleinement la nécessité de repenser le modèle, mais je m'interroge sur les risques. Dans un contexte de tensions budgétaires, même les collectivités les plus vertueuses sont contraintes à des arbitrages. J'ai personnellement été confronté à une situation où, face à des propositions formidables dans le cadre d'un marché global de performance, nous avons dû opter pour une approche plus low tech, moins ambitieuse en termes d'esthétique et de fonctionnalités, afin de concilier nos objectifs sociaux et environnementaux avec une enveloppe budgétaire raisonnable.

M. François Maréchal. - Pour répondre à votre préoccupation, je me demande pourquoi l'acheteur ne pourrait pas exprimer clairement ses propres préférences. Dans l'exemple d'un marché de construction, pourquoi l'acheteur ne pourrait-il pas stipuler qu'il est prêt à payer 200 000 euros supplémentaires pour gagner trois mois sur le délai de livraison ? Cette transparence permettrait aux entreprises de comprendre précisément les enjeux et de formuler des offres véritablement concurrentielles.

M. Simon Uzenat, président. - Votre proposition soulève un point intéressant. Actuellement, les collectivités évitent de communiquer les montants maximums prévus, craignant que les entreprises ne s'alignent systématiquement sur ces plafonds. L'objectif est de préserver une marge de manoeuvre et de bénéficier du jeu de la concurrence pour potentiellement réaliser des économies, même modestes, par rapport au scénario le plus pessimiste envisagé. Nous avons observé, notamment pendant la crise ukrainienne et la période d'inflation, que certains opérateurs économiques ont considérablement augmenté leurs prix, justifiant ces hausses par le contexte inflationniste. Cette situation a parfois conduit à des doublements d'enveloppe et nous a contraints à déclarer des marchés infructueux. Si nous adoptions la transparence que vous évoquez, les collectivités ne seraient-elles pas amenées à réduire drastiquement leurs marges de manoeuvre pour garantir leur maîtrise budgétaire ?

M. François Maréchal. - Je ne suis pas convaincu que la transparence entraînerait nécessairement une augmentation des offres anormalement basses. Ces offres résultent généralement soit d'une erreur de l'entreprise, soit d'une stratégie visant une renégociation ultérieure. Je pense au contraire que la concurrence serait plus efficace si les entreprises connaissaient précisément les critères d'évaluation. Actuellement, avec des méthodes de notation opaques ou dépendant de facteurs externes, les entreprises peuvent être tentées de proposer des offres inadaptées.

M. Simon Uzenat, président. - Ma préoccupation porte moins sur la méthode de notation que sur la pondération du critère prix. Aujourd'hui, ce critère représente souvent moins de 50 % dans l'évaluation des offres. Cette tendance pourrait encourager des entreprises à proposer des solutions techniquement excellentes mais à des coûts nettement supérieurs. Selon la méthode de notation, une collectivité pourrait se retrouver à classer en première position une offre exceptionnelle en termes de qualité, mais dont le coût dépasserait largement le budget envisagé. Si nous communiquons en détail sur les enveloppes disponibles, ne risquons-nous pas d'inciter systématiquement les entreprises à viser le plafond budgétaire ? Cette situation soulève des inquiétudes quant à la maîtrise budgétaire des collectivités. Nous avons déjà constaté que les prix demandés aux collectivités sont souvent supérieurs à ceux pratiqués pour des acheteurs privés dans des situations comparables.

M. François Maréchal. - Je comprends votre préoccupation. Si c'est effectivement la réalité du terrain que vous observez, je ne peux que prendre en compte cette information.

M. Dany Wattebled, rapporteur. -Comment expliquez-vous le surcoût fréquemment observé dans le secteur public par rapport au secteur privé ? Quelles améliorations pourrions-nous envisager à cet égard ?

M. François Maréchal. - Cette question est effectivement centrale dans notre réflexion. Je crois que vous avez déjà auditionné l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) à ce sujet. Selon moi, le surcoût pourrait s'expliquer principalement par un manque de flexibilité et par l'existence de contrats à long terme avec des fournisseurs qui ne sont pas régulièrement remis en concurrence. Ces contrats gagneraient probablement à être renégociés plus fréquemment.

M. Pierre-Henri Morand. - La question des accords-cadres, notamment pour les centrales d'achat, soulève des enjeux importants. Ces structures passent des accords-cadres conséquents, conformément à l'objectif de mutualisation des achats. Les montants engagés sont considérables, ce qui implique que les entreprises candidates doivent être en mesure de répondre à une part significative de ces marchés. Le code de la commande publique comporte une disposition, qui n'a pas fait l'objet de contentieux devant le Conseil d'État, permettant d'agréger des accords-cadres à condition de ne pas entraver la concurrence. Je m'interroge sur la capacité des accords-cadres de 20 millions d'euros à attirer autant de concurrents potentiels que des montants plus modestes. Nous sommes face à un arbitrage complexe. D'un côté, nous reconnaissons l'intérêt de la rationalisation et des centrales d'achats pour réduire les coûts de fonctionnement des petites collectivités locales dépourvues de services achats dédiés. De l'autre, cette approche conduit à envisager des achats de grande envergure, pour lesquels le niveau de concurrence est potentiellement plus faible qu'une série de contrats de moindre importance. Il convient de réfléchir aux dynamiques concurrentielles en jeu pour ces accords-cadres de montants élevés. J'ai pu constater, à travers l'analyse de certaines données, que pour des accords-cadres particulièrement conséquents, le nombre d'entreprises soumissionnaires était de facto extrêmement limité.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'effet ciseau n'est pas systématique. Paradoxalement, les marchés de grande ampleur suscitent parfois moins de réponses et s'avèrent plus onéreux. À l'inverse, en favorisant la multiplicité des offres, il est parfois possible d'obtenir un meilleur prix.

M. Pierre-Henri Morand. - Un marché d'envergure excessive n'attirera qu'un nombre restreint d'offreurs, réduisant ainsi le niveau de concurrence. Cette situation entraîne mécaniquement une augmentation du prix à l'issue du processus de mise en concurrence.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Concernant l'impact économique des récentes modifications du droit de la commande publique, notamment l'accent mis sur les achats durables et la transition écologique, pouvez-vous nous dire si cela a favorisé la concurrence ou au contraire l'a restreinte ?

M. Pierre-Henri Morand. - L'analyse des données relatives à l'accès des PME aux marchés publics, c'est-à-dire le niveau de concurrence pour les petites entreprises, en lien avec l'incorporation de clauses ou de critères environnementaux, révèle des résultats surprenants. Contrairement à l'intuition initiale qui suggérait une réduction de leur participation due à la complexité, à la lourdeur des processus et à la spécificité technique, nous n'observons pas de diminution de la participation des PME à la commande publique dans le cadre d'achats responsables. Dans certains secteurs très spécifiques, nous constatons même un effet stimulant marqué, avec un niveau de concurrence plus élevé.

Cependant, ce constat s'inscrit dans un contexte complexe. Un rapport de la Cour des comptes européenne met en évidence une baisse générale du niveau de concurrence à l'échelle européenne. Ce phénomène n'est pas exclusivement européen : le niveau de concurrence sur les marchés publics américains est extrêmement faible, avec environ 1,7 enchérisseur par marché. Cette baisse globale soulève des questions auxquelles les économistes n'ont pas encore apporté d'explications totalement satisfaisantes. Bien que l'on observe simultanément une augmentation des critères sociaux et environnementaux, il serait hâtif d'établir un lien de causalité. Les premières études menées ne démontrent pas de corrélation, du moins en ce qui concerne les PME. Néanmoins, il est crucial de comprendre pourquoi le pourcentage de marchés ne recevant qu'une seule offre a augmenté dans tous les pays européens.

La qualité des données disponibles soulève également des interrogations. Je ne suis pas entièrement convaincu que nous observerions exactement les mêmes tendances avec des données plus fiables. À titre d'exemple, lorsque j'ai analysé le rapport de la Cour des comptes européenne, j'ai constaté que la médiane du nombre d'enchérisseurs avait beaucoup moins évolué que la moyenne. Nous assistons également à la disparition de marchés extrêmement compétitifs qui comptaient parfois 50, 60, voire 70 entreprises en lice. La raréfaction de ces cas extrêmes a contribué à faire baisser la moyenne. Or, la moyenne n'est jamais un indicateur statistique fiable. En se concentrant sur la médiane, qui a moins fluctué, le diagnostic apparaît moins alarmant que ce que suggèrent les publications et les rapports, notamment celui de la Cour des comptes européenne qui, à mon sens, accorde une importance excessive à la moyenne. Cela ne signifie pas pour autant qu'il n'y a pas matière à réflexion sur ce sujet.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous vous remercions vivement pour le temps que vous nous avez accordé et pour votre disponibilité.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 30.