- Mardi 18 mars 2025
- Mercredi 19 mars 2025
- Audition de Mme Adrienne Brotons, ancienne directrice de cabinet du ministre de l'industrie
- Audition de Mme Muriel Lienau, responsable de la zone EMENA (Europe, Middle East and North Africa) de Nestlé Waters de 2020 à 2023, présidente de Nestlé France de 2023 à 2025, actuelle présidente-directrice générale de Nestlé Waters (sera publié ultérieurement)
- Jeudi 20 mars 2025
- Audition de Mme Isabelle Epaillard, ancienne directrice adjointe de cabinet du ministre de la santé (François Braun) et ancienne directrice de cabinet de la ministre déléguée chargée de l'organisation territoriale et des professions de santé (Agnès Firmin-Le Bodo) (sera publié ultérieurement)
- Convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) - Audition de MM. Vincent Filhol, ancien magistrat, avocat et Nicolas Jeanne, professeur de droit pénal à l'université de Tours
Mardi 18 mars 2025
- Présidence de M. Laurent Burgoa, président -
La réunion est ouverte à 17 h 30.
Audition de Mme Sophie Dubois, directrice générale de Nestlé Waters France d'avril 2018 à janvier 2025, présidente de Nestlé France
M. Laurent Burgoa, président. - Mes chers collègues, permettez-moi, pour commencer, de remercier Mmes Anne Ventalon et Marie-Lise Housseau, qui ont eu l'amabilité de me suppléer la semaine dernière à la présidence de la commission d'enquête. Je remercie également tous ceux qui ont pu me témoigner des marques de sympathie en ce moment particulier.
Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Sophie Dubois, qui a été directrice générale de Nestlé Waters France d'avril 2018 à janvier 2025. Depuis le 1er janvier 2025, Sophie Dubois est la nouvelle présidente de Nestlé en France, succédant à Muriel Liénau.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite, madame, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sophie Dubois prête serment.
M. Laurent Burgoa, président. - Je vous rappelle également qu'il n'y a pas de droit au silence devant une commission d'enquête, qui est non pas un tribunal - elle est dépourvue de finalité répressive -, mais une instance destinée à faire la lumière sur des processus ou des services, à recueillir des informations et à contrôler l'action du Gouvernement, grâce aux pouvoirs d'investigation spécifiques qui lui sont reconnus. Il en résulte que, selon la loi, « la personne qui (...) refuse de déposer ou de prêter serment devant une commission d'enquête est passible de deux ans d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende ».
Si vous estimez que votre réponse est de nature à aller à l'encontre du secret professionnel ou des affaires, donc que vous ne souhaitez pas la communiquer publiquement, il vous est loisible de demander à procéder à sa transmission en marge de l'audition publique ou par écrit à notre commission.
Enfin, j'ai accepté, à votre demande, la présence d'un conseil juridique à vos côtés, comme j'ai pu le faire pour d'autres personnes qui l'ont souhaité. Je rappelle que celui-ci ne pourra intervenir devant la commission.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat.
Je rappelle que le Sénat a constitué, le 20 novembre dernier, une commission d'enquête sur « les pratiques des industriels de l'eau en bouteille ».
En effet, au début de l'année 2024, plusieurs médias ont révélé les pratiques illégales de certaines entreprises du secteur des eaux embouteillées, en particulier le recours à des traitements interdits sur des eaux minérales naturelles et de source. Notre commission d'enquête du Sénat vise à faire la lumière sur ce dossier, sous réserve des éventuelles procédures judiciaires en cours. Pourquoi et comment des traitements interdits ont-ils été utilisés dans certaines entreprises, et comment ont-ils pu ne pas être détectés par les services de contrôle pendant des années ?
Aujourd'hui présidente de Nestlé en France, vous avez dirigé de 2018 à 2025 les activités de Nestlé Waters en France.
Les directeurs des sites Nestlé des Vosges et du Gard ont reconnu que des traitements interdits existaient au moins depuis 2021, et Nestlé Waters, par la voix de Muriel Liénau, a avoué l'usage de ces traitements interdits au cabinet de Madame Pannier-Runacher, alors ministre déléguée chargée de l'industrie, le 31 août 2021. À cet égard, votre déposition est cruciale dans cette affaire.
À quoi servaient ces traitements ? Comment, pourquoi et par qui ont-ils été mis en place ? Qu'attendiez-vous de la réunion du 31 août 2021 au cabinet de Mme Pannier-Runacher ? Comment y avez-vous contribué, et que s'est-il passé ensuite ? Quelles ont été vos interactions avec les ministères et les services de l'État concernés, notamment les agences régionales de santé (ARS) Occitanie et Grand Est ou les préfectures du Gard et des Vosges ? Quelles leçons tirez-vous de cette crise, qui entame la confiance des consommateurs dans un secteur auquel nous tenons tous ?
Voilà quelques-uns des thèmes sur lesquels notre rapporteur souhaite vous interroger. Nous vous proposons de dérouler cette audition en trois temps : une présentation liminaire de vos réflexions, en vingt minutes environ, les questions de notre rapporteur, puis celles des autres membres de la commission.
Mme Sophie Dubois, directrice générale de Nestlé Waters France d'avril 2018 à janvier 2025, présidente de Nestlé France. - Je vous remercie de m'avoir invitée pour m'exprimer devant cette commission d'enquête. Je ne peux que souhaiter qu'elle puisse contribuer à une meilleure compréhension des enjeux auxquels sont confrontés l'ensemble des minéraliers.
Depuis le 1er janvier 2025, j'occupe la fonction de présidente de Nestlé France.
En tant que présidente de Nestlé Waters France marketing et distribution entre avril 2018 et décembre 2024, j'avais notamment la responsabilité du développement des marques et de leur commercialisation, c'est-à-dire des ventes, du marketing, de la finance et de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) en France. Je tiens à préciser que la gestion des usines et des ressources en eau ne relevait pas directement de mon périmètre opérationnel. Néanmoins, mes équipes étaient évidemment en lien régulier avec les usines, afin de garantir la bonne coordination de nos activités.
À titre liminaire, je souhaite vous apporter les éléments de contexte qui me semblent essentiels pour mieux comprendre notre activité et l'environnement dans lequel elle s'inscrit.
Il me semble nécessaire de rappeler que l'eau minérale naturelle occupe une place importante historiquement et économiquement en France. Les consommateurs français ont un attachement très fort à certaines marques d'eau minérale naturelle, dont ils apprécient les qualités gustatives et minérales uniques. Être minéralier représente donc une responsabilité majeure : celle de mettre à la disposition d'un large public des eaux uniques issues de territoires protégés dont proviennent leurs compositions minérales et leurs propriétés gustatives.
Il existe près de quatre-vingt-dix marques d'eau minérale en France. Chaque source est unique, ses caractéristiques étant étroitement liées à son territoire d'origine. L'eau traverse différentes couches géologiques sur de longues périodes, ce qui lui permet d'atteindre sa richesse minérale. Sa qualité dépend donc de la qualité des sols et de l'environnement où elle s'infiltre. L'âge de nos eaux varie de quelques années pour Hépar à plusieurs millénaires pour Vittel Bonne source. Les caractéristiques de chacune de nos eaux leur confèrent des bénéfices spécifiques : Hépar, riche en magnésium, aide à réduire la fatigue et favorise le transit ; Contrex, avec sa teneur unique en calcium et en magnésium, contribue à la santé osseuse ; Vittel est une eau pour une consommation quotidienne, qui recharge en minéraux, mais qui est aussi très appréciée des sportifs ; Perrier séduit par son effervescence unique et son caractère rafraîchissant, qui en fait un leader incontournable du marché français des eaux gazeuses. Perrier est aussi une marque ancrée dans le territoire, au point que nous avons désormais un musée dédié à la marque, lequel accueille des centaines de visiteurs par an.
Notre métier est d'embouteiller l'eau à la source, en assurant les mesures et les contrôles nécessaires pour garantir la qualité et la sécurité alimentaire du produit aux consommateurs.
Comme tous les minéraliers, nous devons aujourd'hui répondre à de nouveaux enjeux pour continuer à construire l'avenir, dans un contexte qui a beaucoup changé. Nos conditions d'exploitation sont rendues plus difficiles par l'intensification des activités humaines et par le changement climatique, avec des périodes de fortes pluies ou de sécheresse qui sont de plus en plus fréquentes et de plus en plus intenses, et qui peuvent perturber le cycle de l'eau. Nous devons également projeter nos marques vers l'avenir et répondre aux nouvelles attentes de nos consommateurs et de nos clients, notamment en matière de développement durable et de produits sains. Enfin, nous devons moderniser nos sites en intégrant les nouvelles technologies.
Concrètement, comment intégrons-nous ces enjeux sur le terrain tout en continuant à assurer la sécurité alimentaire en toutes circonstances ? Tout d'abord, l'ensemble de nos processus de production ont été revus, avec notamment un enjeu de mise en conformité. L'entreprise a également fortement investi dans l'outil industriel pour le moderniser et ouvrir de nouvelles perspectives, et nous continuons à nous mobiliser pour assurer la gestion durable et responsable de la ressource en eau.
Depuis 2021, pour mettre ces procédés en conformité tout en continuant à assurer la sécurité alimentaire en toutes circonstances, l'entreprise a réalisé une transformation majeure des opérations de ses deux sites en France, dans le Gard et dans les Vosges. Comme nous l'avons expliqué depuis plus d'un an, Nestlé Waters France a, sous le contrôle des autorités et après avoir reçu la confirmation de la conformité du niveau de microfiltration utilisé, retiré les mesures de protection non conformes à la réglementation applicable aux eaux minérales naturelles en France, les dispositifs ultraviolets et les filtres à charbon, suspendu certains forages plus sensibles aux aléas climatiques dans les Vosges, réalloué certains forages à la production de boissons Maison Perrier sur le site de Vergèze et renforcé les mesures de contrôle et de gestion intégrée de la qualité. Nos directeurs d'usine ont eu l'occasion de vous expliquer dans le détail cette mise en conformité, puisqu'il s'agissait là de l'une de leurs feuilles de route.
L'entreprise a reconnu que ses pratiques passées n'étaient pas conformes au cadre réglementaire applicable en France, elle a exprimé ses regrets et mis en place un plan de transformation qui a permis de mettre fin à ces pratiques, qui ne pouvaient pas perdurer.
Beaucoup de choses ont été écrites sur le sujet, qui ont pu engendrer une grande confusion. Je tiens donc à être très claire : les eaux embouteillées par Nestlé Waters France, à savoir Perrier, Vittel, Contrex et Hépar, n'ont jamais présenté le moindre risque sanitaire. De nombreuses personnes auditionnées par votre commission l'ont d'ailleurs confirmé, dont l'actuel directeur général de la santé et son prédécesseur, le préfet du Gard et le directeur général de l'ARS Occitanie. En dehors de votre commission, le ministre délégué chargé de la santé et de la prévention a indiqué, dans l'hémicycle, qu'aucun risque à la santé publique n'était à déplorer, ce qu'a également fait le tribunal judiciaire d'Épinal, dans le cadre de la convention judiciaire d'intérêt public conclue en septembre dernier.
Comme je l'ai mentionné, un volet majeur de notre plan de transformation a été la mise en oeuvre d'un renforcement des mesures de contrôle et de gestion intégrée de la qualité sur nos deux sites. Aujourd'hui, près de 1 500 analyses sont réalisées chaque jour entre les sites des Vosges et de Vergèze pour garantir la qualité de l'eau et assurer la sécurité alimentaire de nos produits en toutes circonstances.
J'y insiste : « en toutes circonstances » ! Les aléas climatiques sont notre nouvelle réalité. Nous ne maîtrisons pas la météo, mais nous maîtrisons la qualité de nos eaux et assurons qu'elles sont toujours sûres, quoi qu'il arrive. D'ailleurs, les résultats de nos tests quotidiens sont à la disposition des autorités sur une plateforme collaborative de l'État nommée Resana, et les autorités font leurs propres tests régulièrement, tant à la source que sur le produit fini, et vérifient en permanence la conformité aux normes de sécurité alimentaire et de qualité.
Outre la sécurité, je tiens à ajouter que la composition minérale de nos eaux naturelles, qui rend nos eaux uniques, a toujours été préservée - c'est celle qui figure sur nos étiquettes. Pourtant, là aussi, notre offre a été régulièrement comparée à l'eau du robinet, alors même que nous n'ajoutions rien à notre eau et que l'eau du robinet, au contraire, fait souvent l'objet de traitements chimiques.
De manière plus générale, et je le regrette, certains médias ont déroulé un feuilleton anxiogène. Dans ce contexte, nous avons eu du mal à faire entendre notre point de vue, alors qu'aujourd'hui toutes les opérations de Nestlé Waters sont conformes au cadre réglementaire applicable en France et que toutes nos procédures de qualité sont adaptées pour nous permettre de faire face aux aléas climatiques en toutes circonstances.
Pour permettre la pérennité de nos activités et de nos marques, nous devons agir de manière proactive pour protéger les ressources, en adoptant des pratiques durables pour faire face au changement climatique, mais également à l'urbanisation, aux activités industrielles et aux pratiques agricoles qui peuvent se développer autour de nos sites. C'est la condition pour que nos marques puissent continuer à exister et pour répondre aux attentes des consommateurs. Cette préservation de la ressource est au coeur de notre métier de minéralier.
Chez Nestlé Waters, la préservation des ressources repose sur deux piliers fondamentaux : une connaissance approfondie du territoire, fondée sur des études scientifiques que Nestlé Waters réalise dans le Gard et dans les Vosges depuis plus de trente ans ; des investissements permanents. Depuis le début des années 90, Nestlé Waters a investi plus de 100 millions d'euros dans la préservation des ressources dans les Vosges et dans le Gard, nous permettant de mener des actions concrètes, en collaboration avec les acteurs locaux, visant à protéger les sols et à préserver ou même à restaurer la biodiversité. Ces investissements sont autant d'engagements envers les territoires au sein desquels Nestlé Waters s'est implanté en France. La protection de la ressource ne peut s'accomplir que de manière collective, en étroite collaboration avec l'ensemble des acteurs locaux.
Permettez-moi d'illustrer brièvement mon propos par quelques exemples concrets. À Vergèze, dans le Gard, Nestlé Waters aide les viticulteurs à réduire l'usage des pesticides et à se développer en bio. L'entreprise collabore également avec Vinci pour maîtriser les eaux de ruissellement de l'autoroute.
Dans les Vosges, le programme Agrivair, fondé à l'origine avec l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), est un modèle unique de coopération. Depuis plus de trente ans, Nestlé Waters travaille avec les agriculteurs, les entreprises, les collectivités et les habitants pour concilier activités humaines et protection des sources. Fort d'une équipe de treize personnes, Agrivair promeut une agriculture durable, avec une politique « zéro pesticide » autour des sources de Vittel, Contrex et Hépar. Dans ce cadre, des terres agricoles sont mises gratuitement à disposition des agriculteurs, en contrepartie du respect d'un cahier des charges favorisant les pratiques respectueuses de l'environnement. Le programme repose sur un partenariat avec quarante exploitations agricoles engagées dans cette démarche. En parallèle, Agrivair travaille avec l'Office national des forêts (ONF) pour gérer durablement plus de 300 hectares de forêts. Agrivair a d'ailleurs été reconnu entreprise engagée pour la nature par l'ONF en 2023.
Au-delà de ses sources, Nestlé Waters travaille aussi à des programmes de régénération du cycle de l'eau dans les régions dans lesquelles nous sommes présents. Nous menons, par exemple, autour de Vittel, la renaturation d'un cours d'eau, le Petit Vair, qui traverse différentes zones clés de la ville - espaces naturels, zones d'habitation, station thermale ou encore hippodrome. À Vergèze, un plan ambitieux de restauration écologique est également en cours, comprenant reforestation et restauration des zones humides, comme la renaturation de la rivière Rhôny. L'objectif de ces programmes est de restaurer le régime naturel des cours d'eau pour limiter l'érosion et protéger l'habitat aquatique. Les berges sont revégétalisées pour renforcer les écosystèmes et la biodiversité. En un mot, ces projets redonnent vie au cycle local de l'eau.
La protection de la ressource et de l'environnement ne peut être gérée seule. Elle nécessite une collaboration avec l'ensemble des acteurs du territoire. D'ailleurs, à cette fin, j'ai été amenée, dans le cadre de mes fonctions, à échanger régulièrement avec les élus locaux des communes sur lesquelles nous sommes implantés, ainsi qu'avec les préfets, notamment sur les enjeux économiques de nos sites et de leur territoire, comme l'ont expliqué ici devant vous les maires de Contrexéville, Vittel et Vergèze, le 30 janvier dernier.
Enfin, tout notre effort de ces dernières années, dans le cadre du plan de transformation et au-delà, s'inscrit dans une vision d'avenir pour nos marques, qui anticipe les attentes des consommateurs et adapte notre offre aux évolutions du marché.
De fait, en parallèle de l'eau minérale naturelle, le segment des boissons connaît un fort potentiel de croissance. La demande pour les eaux gazeuses aromatisées en France a augmenté de 10 % en moyenne chaque année depuis dix ans. Les consommateurs sont toujours davantage à la recherche de plaisirs sains, tels que les eaux aromatisées ou les cocktails sans alcool.
Nous avons intégré cette tendance au travers du lancement de la gamme Maison Perrier, une gamme de boissons qui regroupe des eaux gazeuses aromatisées, des boissons à base de jus de fruits, des cocktails sans alcool et des boissons énergétiques. Cette nouvelle gamme, plus innovante et plus créative, renforce notre positionnement sur ce segment dynamique, pour répondre aux nouvelles attentes des consommateurs. Elle nous permet de proposer une offre commerciale complète aux côtés de notre marque historique.
Nous innovons aussi pour permettre à nos marques des Vosges de bénéficier du dynamisme du segment des eaux aromatisées. Nous avons, par exemple, lancé Vittel+, qui est leader du segment des eaux fonctionnelles, Vittel aromatisée, une gamme de boissons rafraîchissantes avec des ingrédients 100 % d'origine naturelle, ou encore, cette année, Vittel fruitée, une nouvelle gamme à base de jus de fruits.
Les nouvelles générations de consommateurs expriment également une attente croissante pour des produits à moindre impact environnemental : ils souhaitent des produits avec moins d'emballage, innovants et durables. Aujourd'hui, tous nos emballages sont recyclables et nous augmentons, année après année, la proportion de matières recyclées dans nos emballages. Nous utilisons, en moyenne, 65 % de matières recyclées dans les canettes et 50 % dans les bouteilles en polytéréphtalate d'éthylène (PET), et jusqu'à 100 % pour la gamme Vittel, hors bouchon et étiquette. Nos bouteilles en verre sont consignées et réutilisées pour 90 % d'entre elles. Nous réduisons également le poids de nos emballages et avons mis en place le bouchon solidaire. Dans les Vosges, nous avons également créé une ligne dédiée à la production d'un bidon Vittel 6 litres, réduisant de 20 % la quantité de plastique utilisée par rapport à une offre de six fois 1 litre. Notre bidon Vittel 6 litres est également fabriqué à 100 % à partir de matières recyclées.
Toutes ces actions nous permettent de répondre aux attentes fortes de nos clients et de nos consommateurs et de réduire nos émissions de carbone. Ces évolutions illustrent notre capacité à innover et à anticiper les attentes des consommateurs. Elles s'inscrivent dans une démarche globale qui vise à conjuguer performance économique et responsabilité environnementale.
En conclusion, Nestlé Waters a fait l'objet d'une couverture médiatique intense, mettant en cause l'intégrité de ses équipes au travers d'approximations et même, parfois, de contre-vérités, alors même que ce sont ces équipes qui ont fait tout le travail pour assurer la mise en conformité et en ont assumé les conséquences sur l'activité et la réputation. Ce qui est dit et commenté dans les médias a trait à des pratiques passées. Ce traitement médiatique a été éprouvant pour nous tous, que ce soit dans le Gard, dans les Vosges, au siège ou dans les forces de vente.
Pourtant, les équipes sont restées totalement mobilisées, et je les en remercie ici encore. Leur engagement ne faiblit pas, car, au-delà de leur travail, elles tirent une fierté sincère de ces marques emblématiques qui font partie de l'histoire et du quotidien des Français. Cet attachement dépasse d'ailleurs l'entreprise. Il est partagé par les habitants du Gard et des Vosges, pour qui ces eaux sont un patrimoine autant qu'un savoir-faire.
Enfin, je souhaite, à l'instar de mes collègues qui se sont exprimés ici, rappeler qu'une procédure pénale est en cours concernant des faits sur lesquels votre commission d'enquête mène également des travaux. Dans ce contexte, et avec tout le respect que je dois à votre commission, si certaines de vos questions portent sur des éléments relevant de cette procédure, je ne serai pas en mesure d'y répondre.
Je vous remercie de votre attention et me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.
M. Laurent Burgoa, président. - Je vous remercie, madame la directrice, pour vos propos.
Notre commission d'enquête est la plus impartiale possible. Nous ne sommes pas un tribunal, nous laissons l'information judiciaire se faire, mais dans notre rôle de contrôle des événements et de l'activité de l'exécutif, nous disposons de prérogatives.
Plus que tout autre, l'exemple de la commission d'enquête sur l'affaire Benalla, dont le président était notre ancien collègue Philippe Bas, devenu membre éminent du Conseil constitutionnel, montre bien que nous respectons les fonctions exécutive et judiciaire, et que celles-ci ont également du respect pour la fonction législative. C'est tout le sens de notre Constitution !
Je vous fais confiance, madame la directrice, pour répondre aux questions que Monsieur le rapporteur va vous poser. Je lui laisse immédiatement la parole.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je vous remercie, Madame Dubois, pour ces premiers éléments, qui suscitent cependant une réaction de ma part. Vous avez eu des mots assez durs pour la presse et les médias. Je rappelle que c'est grâce aux enquêtes journalistiques que le consommateur a pu être informé de l'existence d'une fraude de l'ordre, selon le service national des enquêtes (SNE), de 3 milliards d'euros. Par conséquent, je salue le travail qui a pu être fait par les différents journalistes.
Nous avons prévu d'entendre en audition les représentants d'Agrivair. Nous avons donc aussi la volonté de comprendre ce que vous mettez en place en matière de préservation de la ressource.
J'en reviens là où le président a commencé, à savoir à la manière dont les choses se sont passées, dont ces traitements ont été mis en place, quand et à quelle fin. Je ne crois pas que vous ayez apporté de réponses sur ces points. À notre connaissance, ces traitements ont été utilisés sur tous les sites français de Nestlé Waters. Par conséquent, il y a une dimension systémique. À quel niveau la décision a-t-elle été prise ?
Nous aimerions disposer de ces informations pour comprendre l'ampleur de ce qui a pu se passer chez Nestlé, même si nous entendons qu'un travail a été effectué depuis.
Mme Sophie Dubois. - L'entreprise a reconnu avoir utilisé, par le passé, des traitements non conformes. C'est une situation héritée du passé. Je ne sais pas de quand elle date.
Nous l'avons reconnu publiquement. Dans une démarche proactive, nous sommes allés voir les autorités pour leur exposer la situation. L'entreprise a exprimé ses regrets et a mis en place le plan de transformation qui a mis fin à ces pratiques, qui, en effet, ne pouvaient pas perdurer.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous parlez de pratiques du passé. Vous êtes arrivée chez Nestlé en tant que directrice générale en avril 2018, me semble-t-il. Voulez-vous dire que ces pratiques étaient antérieures à votre arrivée chez Nestlé ?
Mme Sophie Dubois. - Je ne sais pas à quand remontaient ces pratiques. Ce que je peux vous dire, c'est que je n'étais pas au courant de celles-ci quand je suis arrivée à la présidence de Nestlé Waters marketing et distribution en avril 2018.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Mais avaient-elles déjà cours ?
Mme Sophie Dubois. - Nous avons reconnu publiquement que l'on avait utilisé ces traitements non conformes. Je vous dis simplement que c'est une situation héritée du passé, que je ne sais pas de quand elle date et que je n'étais pas au courant à mon arrivée chez Nestlé Waters en 2018.
M. Laurent Burgoa, président. - Je voudrais juste une précision, madame. Vous avez été en fonction d'avril 2018 à janvier 2025 - arrêtez-moi si je me trompe.
Mme Sophie Dubois. - C'est bien cela.
M. Laurent Burgoa, président. - Lorsque Nestlé a rencontré le cabinet de la ministre Pannier-Runacher, le 31 août 2021, vous étiez donc bien en fonction en tant que directrice générale de Nestlé Waters France.
Vous reconnaissez les traitements illégaux et vous faites part du plan de modernisation que Nestlé a mis en place, ce qui est tout à votre honneur. Mais à quel moment avez-vous eu connaissance de ces traitements illégaux ? Ma question est simple ; pouvez-vous y répondre, madame ?
Mme Sophie Dubois. - J'ai été informée de ces traitements illégaux non conformes à l'été 2021.
M. Laurent Burgoa, président. - En gros, au moment de votre rendez-vous avec le cabinet de la ministre ?
Mme Sophie Dubois. - Précisément lorsqu'il a été décidé de mettre en place un plan de transformation pour mettre fin à ces pratiques passées.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous êtes directrice du groupe, vous apprenez qu'il y a eu des pratiques illégales et vous ne cherchez pas à savoir depuis quand elles ont cours. Autrement dit, vous ne diligentez pas d'enquête en interne pour identifier les raisons qui ont conduit à recourir à ces pratiques ? C'est pour le moins étonnant.
Mme Sophie Dubois. - Je rappelle que je n'étais pas chargée de la gestion des usines et de la gestion des ressources en eau. Mon périmètre de responsabilités se limitait au développement des marques et à la commercialisation. J'étais présidente de l'entité juridique Nestlé Waters marketing et distribution. Quand j'ai été mise au courant du dossier, en 2021, j'ai bien évidemment compris qu'il y avait un problème lié à la règlementation appliquée en France pour les eaux minérales naturelles. Toutefois, j'ai également compris qu'il n'y avait pas d'enjeu de sécurité alimentaire et que la composition minérale et le goût unique de nos eaux avaient toujours été préservés, ce qui signifie que l'expérience consommateur n'a pas souffert de ces traitements.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Les représentants du groupe qui ont été entendus par le cabinet de la ministre déléguée, chargée de l'industrie, en août 2021, ont indiqué avoir découvert l'existence de ces traitements illégaux en décembre 2020. Or vous nous dites n'avoir été prévenue qu'en août 2021, alors que vous êtes directrice du groupe ? Pouvez-vous nous confirmer cela ?
Mme Sophie Dubois. - La seule chose que je sais, c'est qu'il s'agit d'une situation héritée du passé.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Ce n'est pas ma question.
Mme Sophie Dubois. - Je vous confirme que j'ai été mise au courant de la situation à l'été 2021, au mois de juillet ou au début du mois d'août, je ne me rappelle pas précisément la date. Je n'étais pas présente aux réunions pendant lesquelles les représentants du groupe se sont entretenus avec les autorités nationales. Encore une fois, j'étais chargée des stratégies marketing et commerciale et pas de l'activité industrielle. Il n'y avait donc pas de raison que je sois informée de ces éléments avant la mise en place du plan de transformation, qui allait avoir des conséquences sur l'activité commerciale.
M. Laurent Burgoa, président. - La temporalité est un élément important dans ce dossier. Quand nous avons entendu en audition, il y a quelques semaines, l'ancien directeur du site de Vergèze, il nous a dit avoir eu connaissance de ces faits en mars 2021. Comment se fait-il que vous n'ayez pas eu l'information avant l'été 2021 ? Le délai est quasiment d'un trimestre. Or les moyens technologiques permettent une communication rapide de nos jours.
Mme Sophie Dubois. -Les directeurs d'usine ne me rapportaient pas.
M. Laurent Burgoa, président. - Vous confirmez donc n'avoir eu l'information qu'à l'été 2021.
Mme Sophie Dubois. - Absolument. Les directeurs d'usine rapportaient à la direction des opérations techniques, c'est-à-dire à une direction qui est séparée de la mienne.
M. Laurent Burgoa, président. - Dans mon propos introductif, j'ai précisé que vous aviez été directrice générale de Nestlé Waters France d'avril 2018 à janvier 2025. En tant que directrice générale, vous ne vous occupiez que du marketing ?
Mme Sophie Dubois. - J'étais chargée des stratégies marketing et commerciale plus particulièrement.
M. Laurent Burgoa, président. - Qui donc chez Nestlé Waters France s'occupait du sujet des traitements non conformes ?
Mme Sophie Dubois. - Je ne peux pas vous le dire, mais il y avait une direction technique chargée des opérations à la tête de laquelle se trouvait M. Ronan Le Fanic.
M. Laurent Burgoa, président. - Il s'agit donc plutôt de la direction technique opérationnelle.
Mme Sophie Dubois. - Oui. D'ailleurs, dans mon poste précédent chez Purina, je n'étais pas non plus responsable des usines qui rapportaient de la même manière à une direction technique séparée. Ce type d'organisation est assez courant dans des groupes comme le nôtre.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Cela fait un an et demi que le scandale a eu lieu et vous saviez que vous deviez venir déposer devant notre commission d'enquête. Pourtant, vous n'avez jamais organisé de discussion en interne pour savoir à partir de quel moment les traitements illégaux avaient été mis en place et pour quelles raisons ? En tant que directrice générale, vous n'avez pas été informée et vous ne pouvez donc pas nous donner d'éléments supplémentaires ?
Mme Sophie Dubois. - Sur ce sujet je n'ai aucune information sur les dates ou sur les personnes. Je me suis concentrée sur le plan de transformation dès lors qu'il a eu des conséquences dans le champ de mes activités, c'est-à-dire lorsqu'il a fallu revoir les plans marketing et commerciaux liés à des capacités d'approvisionnement plus limitées, notamment pendant les travaux sur le site de Vergèze, lorsqu'il a fallu refondre la marque Hépar, lancer la marque Maison Perrier et informer nos clients de l'évolution de nos activités. Il n'était pas dans mes attributions de faire une recherche de responsabilités sur ces faits qui relevaient du passé.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous nous confirmez donc que vous n'avez assisté à aucune réunion dans laquelle vous auriez été briefée sur ce qui s'était passé et informée d'éléments qui vous permettraient de répondre aux questions que nous vous posons dans le cadre de cette commission ?
Mme Sophie Dubois. - La seule communication qui m'a été faite concernait l'existence de ces traitements non conformes, au moment du lancement du plan de transformation visant à assurer la mise en conformité de l'ensemble de nos opérations.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - À votre connaissance, dans votre groupe, du côté opérationnel, y a-t-il eu des sanctions internes qui ont été prononcées à l'encontre de ceux qui avaient mis en place ces traitements ou qui les avaient perpétués ?
Mme Sophie Dubois. - Pas à ma connaissance. En tout cas, je l'ignore.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Pour en revenir à la réunion du 31 août, vous nous avez dit ne pas y avoir assisté. Avez-vous été associée d'une manière ou d'une autre à la préparation de la réunion ?
Mme Sophie Dubois. - Absolument pas.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Mes questions portent surtout sur l'aspect opérationnel, notamment sur la fermeture des forages et les raisons qui l'ont justifiée, mais je crains que vous ne me répondiez à chaque fois que vous n'étiez pas au courant et qu'il faudrait s'adresser à la direction des affaires opérationnelles.
Mme Sophie Dubois. - Je suis prête à répondre à vos questions dans la mesure de mes connaissances. Toutefois, en effet, les questions techniques et scientifiques n'étaient pas dans mon périmètre de responsabilités. Mes connaissances en matière technique et industrielle sont donc limitées.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - La microfiltration était-elle dans votre périmètre ?
Mme Sophie Dubois. - Les questions industrielles n'étaient pas dans mon périmètre.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Dans ces conditions, je n'ai plus de questions.
M. Laurent Burgoa, président. - Après la réunion d'août 2021, avez-vous eu un retour sur ce qui s'était dit ?
M. Laurent Burgoa, président. - Ni en amont ni en aval ?
Mme Sophie Dubois. - Je n'ai été impliquée que lorsqu'il a fallu mettre en place le plan de transformation, à partir du moment où il a eu des conséquences sur les plans marketing et commerciaux.
M. Laurent Burgoa, président. - Si j'ai bien compris, dans votre groupe, le travail est organisé en silo. Chaque chaîne est séparée et chacun travaille dans son domaine.
Mme Antoinette Guhl. - Dans l'organigramme de Nestlé Waters, la direction des opérations dépend-elle de la direction générale ou ces deux entités sont-elles séparées ? Je n'ai jamais vu cela dans aucune entreprise.
Mme Sophie Dubois. - Je comprends que notre organisation puisse paraître compliquée. J'étais chargée de l'entité Nestlé Waters France marketing et distribution. Les usines sont des entités séparées, réparties entre Nestlé Waters Supply Est pour le site des Vosges et Nestlé Waters Supply Sud pour le site de Vergèze. Je n'avais aucune responsabilité opérationnelle.
Mme Antoinette Guhl. - Quand vous avez été informée du problème, en 2021, vous avez dû comprendre que l'appellation d'eau minérale naturelle ne convenait pas aux marques que vous commercialisiez, puisque la règlementation n'était pas respectée. Vous étiez responsable du marketing de sorte que le champ de vos responsabilités couvrait le produit, la communication, l'étiquetage, etc. Comment avez-vous géré le fait de ne plus pouvoir utiliser l'appellation d'eau minérale naturelle dans l'étiquetage des produits commercialisés par Nestlé Waters sous les marques Vittel, Hépar, Contrex et Perrier ?
Mme Sophie Dubois. - Je tiens à redire que la sécurité alimentaire de nos eaux a toujours été garantie.
Mme Antoinette Guhl. - Il s'agit de marketing, pas de sécurité alimentaire.
Mme Sophie Dubois. - Le goût unique de nos eaux, ainsi que leur composition minérale, ont toujours été préservés, de sorte que l'expérience consommateur n'a en rien été altérée. Les comparaisons avec l'eau du robinet n'ont pas lieu d'être dans la mesure où nos eaux sont d'origine souterraine, ancrées dans des territoires qui leur confèrent des caractéristiques uniques, ce qui n'est pas le cas de l'eau du robinet. En effet, les origines de cette eau peuvent être diverses, elle est traitée chimiquement et n'est pas forcément issue de nappes souterraines.
Mme Antoinette Guhl. - Confirmez-vous que vous ne pouviez pas, en tant que directrice marketing, continuer à utiliser l'appellation d'eau minérale naturelle pour les produits de votre groupe, car ceux-ci n'en avaient pas les caractéristiques ? Même si elles étaient puisées dans les sous-sols et gardaient une forme de minéralité, les eaux de Nestlé Waters n'avaient pas la pureté originelle nécessaire, puisqu'elles subissaient un certain nombre de filtres non autorisés pour les eaux minérales naturelles.
Mme Sophie Dubois. - Je ne peux que répéter ce que je viens de dire sans faire davantage de commentaires, car ces questions font l'objet d'un traitement judiciaire.
M. Laurent Burgoa, président. - Je crois qu'il faudrait que vous soyez plus explicite. Une procédure judiciaire est en cours, qui pourra durer des années ou bien être très courte. Dans l'intérêt général de votre groupe, et celui du Sénat, vous pourriez être plus prolixe.
M. Daniel Gremillet. - Vous avez fait état du montant des investissements qui ont été réalisés depuis 1990. Est-ce que ce montant englobe Agrivair et les achats fonciers qui ont été opérés sur le site de Vittel-Contrex ?
Mme Sophie Dubois. - Le montant de 100 millions d'euros que j'ai cité englobe Agrivair. Pour le reste, je complèterai ma réponse par écrit car certains points sont à vérifier.
M. Olivier Jacquin. - Cette audition est édifiante et votre stratégie de communication ne manque pas de m'étonner ! Vous vous revendiquez directrice marketing et lorsque votre système marketing est menacé par une fraude, vous ne semblez guère émue et votre seule réponse est de rappeler que la santé du consommateur n'est pas affectée. Je suis très étonné face à cette absence de responsabilité. Je ne suis pas certain que cela serve le groupe que vous tentez de défendre.
Mme Sophie Dubois. - Je n'ai pas répondu uniquement sur la partie qui touche à la sécurité alimentaire. Encore une fois, je ne peux pas me prononcer sur une qualification juridique. J'ai voulu insister sur le fait que la composition minérale de nos eaux et leur goût unique ont toujours été préservés. Nous n'avons rien ajouté à notre eau. De ce point de vue, l'expérience utilisateur n'a pas été altérée. Il m'est difficile d'aller au-delà dans mes commentaires.
Mme Audrey Linkenheld. - J'ai fait des études de marketing et j'ai bien en tête certaines notions comme le mix marketing ou les « 4P », pour produit, place, prix et promotion. Comme ma collègue Guhl, je suis assez surprise : vous nous dites que l'expérience consommateur n'a pas été altérée, mais la promesse client d'une eau minérale naturelle a-t-elle été respectée, dès lors que l'eau minérale a subi des traitements et n'est donc plus naturelle ? Or le respect de la promesse client doit être une priorité.
J'ai fréquenté le monde de l'entreprise et je comprends bien l'organisation de votre groupe, telle que vous nous l'avez exposée : il est tout à fait possible d'exercer comme directrice marketing et distribution une fonction de nature horizontale tout en ayant comme collègues des directeurs opérationnels qui gèrent des sites dans le cadre d'une organisation de nature plus verticale. Ce type d'organisation, comme vous l'avez dit, est assez fréquent dans les entreprises.
Toutefois, au sein de cette organisation, telle que vous l'avez décrite, il semble qu'il n'y ait pas de transversalité ni aucun arbitrage à prendre. Que se passerait-il en cas de désaccord entre la directrice marketing et distribution et son collègue, directeur des sites ? Ne revient-il pas à la directrice générale d'arbitrer ? Autrement dit, comment se font les discussions entre le vertical et l'horizontal ?
En outre, j'ai du mal à comprendre que, dès lors que vous avez eu connaissance de la fraude, dont je rappelle qu'elle a abouti à la mise en place d'un plan de transformation, vous vous soyez contentée d'une seule information pour construire votre politique marketing et distribution sans jamais chercher à la préciser, notamment auprès de ceux qui dirigent les sites.
Pourriez-vous donc nous préciser de nouveau l'organigramme et nous dire comment vous gérez la transversalité de votre organisation et qui prend les décisions en cas de désaccord ?
Mme Sophie Dubois. - La direction technique rapportait à la directrice générale Nestlé Waters Europe et je lui rapportais aussi.
M. Laurent Burgoa, président. - Pourriez-vous nous donner son nom ?
Mme Sophie Dubois. - Il s'agit de Madame Muriel Liénau.
M. Laurent Burgoa, président. - Nous l'entendrons en audition demain.
Mme Sophie Dubois. - Par ailleurs, je ne suis pas restée sans rien faire. Mon équipe s'est mobilisée sur la mise en conformité de l'ensemble des opérations. Encore une fois, la situation est un héritage du passé.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Mais vous nous avez dit que vous n'interveniez jamais sur les opérations.
Mme Sophie Dubois. - Je suis intervenue sur la partie du plan de transformation qui me concernait, soit l'adaptation des plans marketing et commerciaux à des capacités d'approvisionnement plus limitées, le lancement de la gamme Maison Perrier, la refonte de la gamme Hépar ou bien encore l'information des clients et des consommateurs. Tout cela entrait dans mon périmètre de responsabilités.
Cela fait bientôt quatre ans que l'entreprise a ouvertement reconnu les traitements non conformes et s'est mobilisée pour mettre fin à ces pratiques en lançant un plan de transformation avec courage et détermination.
Mme Audrey Linkenheld. - Vous n'avez pas répondu sur la promesse client.
Mme Sophie Dubois. - Encore une fois, l'eau du robinet peut provenir de différents endroits. Elle peut avoir un goût différent d'un lieu à l'autre et elle peut être traitée chimiquement. Les eaux minérales naturelles proviennent d'une source souterraine protégée et sont ancrées dans un territoire qui leur confère un goût et une composition minérale uniques. Ce sont ces bénéfices-là que recherchent les consommateurs et c'est la raison pour laquelle je peux dire que les traitements non conformes n'ont en rien altéré l'expérience consommateur.
Mme Antoinette Guhl. - Vous avez créé la marque Maison Perrier. L'avez-vous créée parce que l'eau utilisée dans ce cadre ne pouvait pas être vendue comme une eau minérale Perrier ?
Mme Sophie Dubois. - Le lancement de la gamme Maison Perrier relève d'une approche stratégique visant à répondre aux nouvelles attentes des consommateurs sur un segment des boissons en plein développement. Le projet de lancement de Maison Perrier était antérieur au plan de transformation et a été accéléré durant la mise en place de celui-ci. Les puits qui ont été alloués à la production de Maison Perrier étaient ceux sur lesquels il était plus difficile de maintenir la stabilité des caractéristiques essentielles de l'eau minérale, du fait de leur ancienneté.
Mme Antoinette Guhl. - Confirmez-vous qu'il existe bien deux qualités d'eau aujourd'hui, ce qui signifie que Maison Perrier utilise une eau qui ne peut pas être vendue comme une eau minérale naturelle, car elle a besoin d'être traitée ?
Mme Sophie Dubois. - Maison Perrier n'est pas vendue comme une eau minérale naturelle. C'est une nouvelle gamme de boissons destinée à répondre aux nouvelles attentes des consommateurs. Elle respecte parfaitement les règles applicables aux boissons, qui relèvent d'une règlementation distincte. Il s'agit d'une offre complémentaire de notre gamme historique d'eaux minérales naturelles qui répond à des besoins complètement différents. Pour l'eau minérale naturelle, les bénéfices sont liés à la santé, grâce à la teneur en minéraux. Pour la gamme Maison Perrier, les bénéfices sont liés au plaisir et à la variété.
Mme Antoinette Guhl. - La préfecture a déclassé deux puits dont l'eau ne peut donc plus être commercialisée sous l'appellation Perrier eau minérale naturelle. Or ce sont ces deux puits qu'utilise la marque Maison Perrier. Quand bien même cela ne relèverait pas d'une volonté marketing ou stratégique de la marque, dans la mesure où la création de Maison Perrier fait partie du plan de transformation, on peut considérer qu'elle est une réponse au déclassement de ces deux puits. Pouvez-vous nous le confirmer ?
Mme Sophie Dubois. - L'entreprise a décidé d'allouer ces deux puits, plus sensibles aux aléas climatiques, à la production de la nouvelle gamme de boissons Maison Perrier, qui nous permet d'innover et de répondre aux nouvelles attentes des consommateurs.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je tiens à dire que la manière dont vous êtes entrée dans cette audition m'a semblé parfaitement déloyale. Vous nous avez fait vingt minutes de réclame, ou de publicité, pour Nestlé. Puis vous avez répondu à nos questions à la manière d'un robot, tout en nous disant que vous n'aviez jamais discuté en interne, ce qui ne peut que susciter des interrogations sur la manière dont votre groupe fonctionne. L'une de nos collègues a préféré quitter l'audition tellement la situation est déplorable, et je la comprends. Nestlé n'a pas joué le jeu, dans cette audition. Tous les communiqués de presse indiquent que vous vous apprêtez à quitter la direction de Nestlé Waters France, or vous nous dites que vous ne savez pas ce qui se passe dans les usines du groupe. Une telle attitude face à la représentation nationale n'est pas acceptable. Cette audition n'aura servi à rien.
Mme Sophie Dubois. - J'ai essayé de répondre du mieux possible à vos questions, en fonction de mes connaissances et sous serment. J'ai essayé de vous expliquer l'organisation de notre groupe, dont je reconnais qu'elle est compliquée. Je ne peux que déplorer la manière dont vous interprétez mes réponses. Encore une fois, j'ai été mise au courant du sujet au moment du plan de transformation. J'ai participé à ce plan. Il s'agissait de décisions courageuses de la part de l'entreprise. Les équipes en place ont fait tout le travail et souffrent, aujourd'hui, des commentaires que l'on peut lire dans les médias, notamment sur la sécurité alimentaire de nos eaux. Je reconnais toutefois à votre commission d'enquête le mérite d'avoir levé le doute sur l'absence de risque sanitaire. J'ai fait partie de ces équipes qui, avec courage et détermination, ont résolu la situation. Pour le passé, je ne peux pas me prononcer et la justice est saisie.
M. Laurent Burgoa, président. - On peut être surpris, compte tenu des fonctions de directrice générale que vous avez exercées, que vous n'ayez pas eu connaissance des faits avant août 2021. Cela ne peut qu'attirer notre attention. Encore une fois, je ne suis pas un spécialiste du marketing, mais en tant que parlementaire et président de cette commission d'enquête, je suis surpris, compte tenu de l'importance de vos responsabilités, que vous n'ayez pas été informée plus tôt. Nous recommanderons à Nestlé de mieux faire circuler l'information au sein du groupe. Je suis un peu surpris, pour ne pas dire déçu.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 40.
Mercredi 19 mars 2025
- Présidence de M. Laurent Burgoa, président -
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Audition de Mme Adrienne Brotons, ancienne directrice de cabinet du ministre de l'industrie
M. Laurent Burgoa, président. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui Madame Adrienne Brotons, qui fut directrice du cabinet du ministre délégué chargé de l'industrie et de l'énergie, Roland Lescure, de juillet 2022 à septembre 2024.
Madame Brotons, avant de vous céder la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, notamment de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Adrienne Brotons prête serment.
La commission d'enquête sur les pratiques des industriels de l'eau en bouteille a été instituée par le Sénat le 20 novembre dernier, après que plusieurs médias ont révélé, au début de l'année 2024, les pratiques illégales commises par certaines entreprises du secteur, en particulier le recours à des traitements interdits sur les eaux minérales naturelles et de source. Nous souhaitons faire la lumière sur ce dossier, sous réserve des éventuelles procédures judiciaires en cours.
La présente audition a pour objectif de nous éclairer sur la façon dont différents ministères ont géré les développements de l'affaire Nestlé Waters, entre juillet 2022 et septembre 2024.
Les documents qui nous ont été transmis en amont de cette audition montrent, Madame Brotons, l'importance de votre rôle dans cette affaire, ainsi que celui de votre conseillère, Madame Mathilde Bouchardon. En outre, ils révèlent la forte propension du cabinet du ministre de l'industrie à appuyer les demandes du groupe Nestlé, sans tenir compte ni du risque sanitaire potentiel ni d'une opération de tromperie massive à l'égard des consommateurs.
Pourquoi le cabinet du ministre s'est-il positionné ainsi ? Quelles instructions avez-vous reçues du ministre et quelles sont celles que vous avez adressées à Madame Bouchardon ? Quelle a été la nature de vos échanges avec le groupe Nestlé, ou avec d'autres groupes ? Quelles leçons tirez-vous de cette crise, qui entame la confiance des consommateurs et traduit la bienveillance relative des autorités à l'égard de cet industriel ?
Mme Adrienne Brotons, ancienne directrice de cabinet du ministre de l'industrie. - Je vous remercie, monsieur le président, monsieur le rapporteur, de me donner l'occasion de m'exprimer devant votre commission d'enquête. Je vais m'efforcer de vous restituer le plus fidèlement possible la chronologie des faits et, surtout, la façon dont nous avons construit notre réflexion sur ce sujet au sein du cabinet du ministre de l'industrie.
Cette réflexion a évolué au fil du temps, pour prendre en compte les nouvelles informations qui nous ont été communiquées dans le cadre d'un dialogue constant avec nos collègues du ministère de la santé et de Matignon.
Pour commencer, le 28 juillet 2022, je suis nommée directrice de cabinet du ministre délégué chargé de l'industrie et de l'énergie. Je prends donc mes fonctions en plein été, dans des bureaux vides et avec une équipe qui reste à constituer.
Le 2 août 2022, je reçois une demande de rendez-vous de la part de la présidente de Nestlé Waters, Madame Muriel Liénau. Nous recevons régulièrement des demandes de rendez-vous de la part d'industriels au sein du cabinet du ministre. Les rencontres qui en découlent nous permettent de mieux connaître les problématiques des industriels implantés sur le territoire français et de les informer des priorités du Gouvernement dans leur domaine.
Nous répartissons ces rendez-vous entre les conseillers, la direction du cabinet et le ministre. Quand la demande émane d'un président ou d'un directeur général, le rendez-vous a lieu avec moi ou avec le ministre lui-même.
Le courriel que je reçois de Muriel Liénau mentionne un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) qui serait en cours de finalisation. Pour préparer ce rendez-vous, nous demandons à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) de nous transmettre un certain nombre d'informations. Nous découvrons, à cette occasion, que la DGCCRF et les cabinets du ministère de l'économie ne disposent pas du rapport en question. Je demande donc au directeur de cabinet adjoint du ministre de la santé, Guillaume du Chaffaut, s'il peut me le communiquer, ce qu'il fait le 6 septembre 2022.
À la suite de différents échanges avec les services, j'apprends qu'une enquête administrative a été diligentée par une lettre en date du 19 novembre 2021. Elle devait être conduite par l'Igas, avec l'appui des agences régionales de santé (ARS) concernées et de la DGCCRF.
En lisant le rapport de l'Igas et la note de l'ARS Grand Est qui l'accompagnait, j'apprends plusieurs choses.
Tout d'abord, la note de l'ARS précise « qu'aucun risque sanitaire lié à la qualité de l'eau n'est identifié à ce stade et que la mise en place des traitements renforce même la sécurité sanitaire ».
Ensuite, concernant la fraude, la note de communication du rapport évoque le délit de tromperie des consommateurs et le dépôt d'une plainte en application de l'article 40 du code de procédure pénale.
Enfin, concernant la filtration inférieure à 0,8 micron, le rapport regrette l'existence d'un flou juridique, dans la mesure où ni la réglementation européenne ni l'arrêté du 14 mars 2007 n'indiquent de seuil de microfiltration autorisée, ce qui ouvre une marge d'interprétation.
Le 9 septembre 2022, nous recevons la présidente de Nestlé Waters. Lors de ce rendez-vous, nous décidons de l'écouter et de dire le moins de choses possible, pour nous donner le temps de construire avec le ministère de la santé une position commune. Dans mes souvenirs, l'équipe de Nestlé Waters nous expose la situation suivante : elle reconnaît l'existence de traitements illégaux aux rayons ultraviolets (UV) et au charbon actif, mais considère qu'il n'y a pas de risque sanitaire. Elle affirme même être en train de retirer ces traitements illégaux, en les remplaçant par des filtres inférieurs à 0,8 micron. Du reste, l'équipe précise que ces filtres seraient autorisés en Espagne et au Royaume-Uni et ne désinfecteraient pas l'eau.
À la suite de ce rendez-vous, nous alertons le cabinet de la ministre Madame Agnès Firmin Le Bodo et décidons de vérifier chacun des points évoqués par l'industriel. Nous cherchons d'abord à obtenir confirmation qu'il n'y a pas de risque sanitaire pour la population. Il ressort de plusieurs échanges avec l'Igas et le cabinet de la ministre Firmin Le Bodo qu'un tel risque n'existait pas.
Bien que l'industriel prétende être en train de mettre fin aux traitements illégaux, la fraude passée semble avérée. Nous cherchons donc à vérifier que le dépôt de plainte a été lancé et que la fraude constatée sera bien sanctionnée pénalement. Nous échangeons en ce sens avec nos services et les différents cabinets du ministère de la santé, jusqu'à obtenir confirmation, le 19 octobre, que le procureur a bien été saisi.
Par la suite, nous saisissons la DGCCRF, afin d'évaluer la véracité des cas de filtrations au Royaume-Uni et en Espagne évoqués par Nestlé Waters.
Enfin, nous nous faisons communiquer les textes et constatons, comme l'Igas, que la réglementation sur la filtration n'est pas claire. Si une directive européenne de 2009 interdit tout traitement de désinfection, l'arrêté du 14 mars 2007 définit une liste positive de traitements autorisés, mais ne précise pas le seuil de coupure acceptable pour la microfiltration.
En 2001, l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), soit l'ancêtre de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), autorise un industriel à recourir à une filtration à 0,8 micron, dans la mesure où elle vise un but technologique, s'accompagne d'un suivi de la qualité des eaux et ne modifie pas les caractéristiques microbiologiques de l'eau.
Une fois ces premières vérifications faites, et après un échange avec le cabinet de la ministre Firmin Le Bodo, nous transmettons une note commune à Matignon, le 28 septembre 2022. Celle-ci a été signée par le conseiller santé du cabinet de Madame Firmin Le Bodo et, du côté du cabinet du ministre de l'industrie, par la conseillère agroalimentaire.
Il n'est pas si courant d'adresser ce genre de note commune à destination de Matignon ; le plus souvent, le cabinet du Premier ministre prend ses décisions après avoir entendu des positions divergentes. Or, sur le sujet de la filtration, nous avons travaillé de concert et sommes parvenus à une proposition commune.
Dans cette note commune, nous rappelons plusieurs choses : tout d'abord, les manquements constatés par les inspecteurs sont constitutifs d'une fraude ; ensuite, aucun risque sanitaire lié à la qualité de l'eau n'est identifié ; enfin, la mise en place des traitements renforce la sécurité sanitaire.
En outre, nous partageons nos doutes sur la qualité de l'eau à l'émergence de la source en raison de ces traitements. Les filtres peuvent être autorisés par arrêté préfectoral, si l'exploitant démontre qu'il ne constitue pas un processus de désinfection. Notez que l'Espagne admet une filtration à 0,4 micron.
Sur la base de ces constats, les deux cabinets, dans la même note, proposent d'autoriser une filtration à 0,2 micron, si Nestlé apporte la preuve qu'elle n'entraîne aucun changement microbiologique de l'eau. Nous restons donc bien dans le champ de ce qui est autorisé par la réglementation européenne.
Nous proposons également de vérifier la qualité de l'eau à l'émergence de la source de la marque Hépar et d'encourager l'ARS à déposer plainte en vertu de l'article 40 du code de procédure pénale. Je rappelle que, à ce stade, nous ignorions toujours si la plainte avait été déposée et la justice, saisie.
À la suite de cette note, nous recevons, le 13 octobre 2022, une réponse de la part du cabinet du Premier ministre. Celui-ci nous ordonne de demander à Nestlé de cesser l'utilisation des traitements par charbon actif et rayonnement UV, de transmettre toutes les données permettant d'objectiver la qualité des sources et l'impact d'une microfiltration à 0,2 micron et, enfin, de prévenir les ARS et les préfets concernés.
Trois informations nouvelles vont modifier notre analyse de la situation et conduire à une nouvelle discussion interministérielle. Tout d'abord, le 30 novembre 2022, nous sommes informés par le cabinet de la ministre Firmin Le Bodo que le forage principal d'Hépar n'est pas pur à la source sur le plan microbiologique. Ainsi, il apparaît que l'eau issue de ce forage ne pourra pas être commercialisée sous le nom d'« eau minérale naturelle ».
Par conséquent, la demande de Nestlé de continuer à commercialiser cette eau avec une filtration à 0,2 micron, le temps de mettre en place son plan de modernisation, ne nous semble pas acceptable. Dès lors, nous recommandons à Matignon de suspendre l'autorisation d'exploitation pour ce site.
Le deuxième élément nouveau est la réception des avis de l'Anses, demandés pour appuyer les ARS dans leur analyse des effets de la filtration. Le premier avis, en date du 16 décembre 2022, rappelle l'état du droit, ainsi que les termes de l'avis qui avait été rendu sur la filtration à 0,8 micron. En outre, il cite des études scientifiques indiquant qu'une partie de la flore bactérienne naturellement présente dans les eaux souterraines peut ne pas être retenue par des filtres à 0,2 micron. Cela nous interroge et nous fait penser qu'il n'y a peut-être pas de désinfection automatique de l'eau à 0,2 micron.
Un mois plus tard, le 13 janvier 2023, l'Anses nous envoie un avis modifié précisant que, dans le cas d'Hépar, la filtration à 0,2 micron a un effet similaire à celui d'une désinfection. Je le précise, l'Anses effectue ce constat uniquement pour l'eau Hépar.
Nous comprenons de ces avis que l'impact sur le microbiome de l'eau doit être étudié au cas par cas, puisque l'Anses ne donne pas une réponse de portée générale sur l'impact d'une filtration inférieure à 0,8 micron. Ce point constitue, à mon sens, un aspect important du dossier.
Nous avons cherché à établir une règle nationale générale en nous appuyant sur l'expertise de l'Anses. Nous nous sommes rendu compte, à la suite de ses avis, que l'analyse de la désinfection ne pouvait être faite que localement, au cas par cas, par les ARS et, le cas échéant, avec l'appui de l'Anses.
Enfin, le troisième élément nouveau nous est communiqué par l'Igas, le 9 février 2023. Nous découvrons alors qu'un grand nombre d'arrêtés en France autorise une filtration inférieure à 0,8 micron et que certains arrêtés autorisent même explicitement la filtration à 0,2 micron.
Le 16 février 2023, une nouvelle réunion est organisée à Matignon pour échanger sur le dossier. Sur la base de ces derniers éléments, nous aboutissons à une position commune avec le cabinet de la ministre Firmin Le Bodo. Nous préconisons ainsi de retirer la qualification d'« eau minérale naturelle » au forage principal d'Hépar et d'autoriser, à titre temporaire, dans l'attente d'une clarification de la directive, une microfiltration inférieure à 0,8 micron, dans un but uniquement technologique. Le compte rendu de cette réunion est rédigé par le cabinet de la ministre Firmin Le Bodo.
Par la suite, Matignon envoie un projet de décision par courriel et demande aux cabinets concernés de faire part de leurs observations. Le cabinet du ministre de la santé propose quelques amendements, qui ont été approuvés par le cabinet du ministre de l'industrie. Ce texte deviendra donc le bleu, publié le 24 février 2023.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je vous remercie pour la précision de vos propos. J'essaierai, comme vous, de suivre le déroulé chronologique des faits.
Avez-vous pris connaissance du dossier lors de votre rencontre avec la présidente de Nestlé Waters, ou bien avez-vous été briefée par votre prédécesseur, d'une manière ou d'une autre, avant même d'être sollicitée par l'industriel ?
Mme Adrienne Brotons. - Je n'avais pas connaissance de ce dossier avant la demande de rendez-vous. C'est la sollicitation de Nestlé Waters et, surtout, la mention du rapport de l'Igas qui ont appelé notre attention. Voilà pourquoi nous avons préparé cette rencontre en amont, bien plus que nous le faisions pour d'autres rendez-vous.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous prétendez que l'industriel vous a informé de l'existence de traitements illégaux. Lors de ces échanges, avez-vous demandé à Nestlé Waters la date à laquelle ces traitements illégaux avaient été mis en place ? L'industriel a-t-il répondu à vos interrogations ? Avez-vous échangé sur le contenu, l'ampleur et l'intensité de la fraude qui venait de vous être révélée ?
Mme Adrienne Brotons. - Je n'ai pas retrouvé de compte rendu écrit de ces échanges, mais je me souviens que nous avions demandé à l'industriel de nous indiquer le moment à partir duquel les filtrations illégales avaient été installées. Or il ne le savait pas lui-même. Cela semble suggérer qu'il s'est contenté de récupérer ces sites et que les filtres étaient déjà posés. Par conséquent, cela pose la question du contrôle de ces installations.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Quelles informations avez-vous reçues à ce moment-là ?
Mme Adrienne Brotons. - Nestlé Waters m'a fait savoir qu'il procédait à un traitement par rayonnement UV et filtrage à charbon actif et que l'eau ne présentait aucun risque pour la population. En outre, il m'a indiqué vouloir remplacer ces installations illégales pour les remplacer par des filtres à 0,2 micron, notamment parce que l'Espagne et le Royaume-Uni tolèrent des filtrations inférieures à 0,8 micron.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Dans le cas d'un retrait des installations illégales, l'industriel évoque-t-il un risque de pollution ? Explique-t-il les conséquences d'une telle décision ?
Mme Adrienne Brotons. - Non, il semble dire que la filtration à 0,2 micron lui permet de commercialiser des eaux minérales naturelles, tout en préservant la santé des consommateurs.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Avez-vous eu des échanges avec le ministère de l'environnement et les services de l'État compétents en matière de consommation ?
Mme Adrienne Brotons. - Nous n'avons pas eu d'échanges avec le ministère de l'environnement sur ce sujet. Néanmoins, nous avons dialogué avec les services ministériels chargés de la consommation pour récupérer un certain nombre d'informations et préparer le rendez-vous avec Nestlé Waters. Je ne me souviens plus si nous avons eu un nouvel échange juste après. Par ailleurs, j'ai évoqué ce dossier lors de réunions hebdomadaires avec des directeurs de cabinet de Bercy.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Dans la note conjointe que vous avez rédigée avec le cabinet de la ministre Firmin Le Bodo, vous proposez d'autoriser une filtration à 0,2 micron, à condition que Nestlé apporte la preuve que cela ne modifie pas le microbisme de l'eau.
Avez-vous pris connaissance d'éléments vous permettant de considérer que l'industriel apportait bel et bien cette preuve ?
Voici ce qu'indiquait Mme Virginie Cayré, directrice générale de l'ARS Grand Est, dans une note du 17 novembre 2022 : « Les UV seront enlevés ou ont été pour partie seulement déjà enlevés, mais Nestlé les remplace systématiquement par des filtres à 0,2 micron, là encore, au motif de la sécurité sanitaire. Cette démarche de substitution interroge sur la qualité de la ressource elle-même et des installations de prélèvement, notamment sur la nécessité de désinfecter l'eau. Nous n'avons aujourd'hui aucune connaissance de la réelle qualité des eaux des ressources dans la mesure où les eaux étaient prétraitées lors de l'inspection. Cette position n'est pas acceptable. » Au demeurant, Madame Cayré précise que la filtration à 0,2 micron permettait, en soi, de désinfecter l'eau. En outre, je vous renvoie aux avis circonstanciés de l'Anses sur l'eau Hépar.
J'ai le sentiment que cette question est restée irrésolue jusqu'à la tenue de la concertation interministérielle dématérialisée (CID). Les éléments dont vous disposiez semblent révéler une modification du microbisme de l'eau, mais peut-être avez-vous reçu des informations qui vous ont permis d'écarter cette hypothèse ?
Mme Adrienne Brotons. - La note commune que nous avons transmise à Matignon, le 28 septembre 2022, ne fait que rappeler l'état du droit. A priori, aucun élément juridique n'indique que, à 0,2 micron, l'eau est désinfectée. C'est bien à l'industriel d'apporter la preuve que le procédé mis en oeuvre ne modifie pas le microbisme de l'eau. Voilà pourquoi nous avons demandé à Nestlé Waters de transmettre un certain nombre d'éléments, à la suite du courriel que nous avons reçu de Matignon.
Ces éléments ont été communiqués à l'ARS. Or l'ARS Grand Est nous fait savoir, à la fin de l'année 2022, qu'elle n'est pas en mesure de les analyser. La ministre Firmin Le Bodo a donc saisi l'Anses afin d'établir si la filtration à 0,2 micron modifiait le microbisme de l'eau. Le cabinet du ministre Lescure, quant à lui, n'a pas été associé à cette démarche.
M. Laurent Burgoa, président. - L'État demande systématiquement aux industriels de prouver qu'ils commercialisent une eau de qualité. Pourquoi ne serait-ce pas à lui d'apporter cette preuve ?
Mme Adrienne Brotons. - Je vais répondre à votre question, monsieur le président, mais je souhaite d'abord compléter mes propos précédents. Dans sa note du 8 novembre 2022, l'ARS Grand Est précise que le dossier Nestlé Waters implique une technicité qui va au-delà de ses compétences. Dès lors, elle est contrainte de faire appel à l'Anses pour rechercher des paramètres qui se situent au-delà de son contrôle habituel, ainsi qu'à la direction générale de la santé (DGS) sur les questions réglementaires du seuil de coupure de filtre.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous avez eu le bon réflexe en demandant à Nestlé Waters, conformément au sens de la réglementation, de prouver que la filtration n'avait pas d'impact sur le microbisme de l'eau. Or il apparaît que l'ARS Grand Est et l'Anses doutent du procédé mis en oeuvre par l'industriel et que celui-ci n'a jamais apporté la moindre preuve sur l'absence de modification de la qualité de l'eau. D'ailleurs, le préfet du Gard l'a mis en demeure de communiquer cette information, ce qui n'a toujours pas été fait à l'heure actuelle.
Encore une fois, il semble qu'aucun élément ne vous permette de dire que la filtration à 0,2 micron ne modifie pas le microbisme de l'eau.
Mme Adrienne Brotons. - N'étant pas experte du domaine de l'eau, je n'ai pas compétence pour dire si, oui ou non, une filtration à 0,2 micron modifie le microbisme de l'eau. Je ne suis pas en mesure de dire si les éléments que Nestlé Waters a communiqués aux ARS étaient complets, ni s'ils permettaient de prouver qu'il y avait, ou pas, désinfection de l'eau.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je vois une contradiction par rapport à ce que vous aviez énoncé le 9 septembre : vous indiquiez alors que, pour que la demande soit entendue, une démonstration devait être apportée. Vous nous expliquez maintenant que cela n'était pas, en définitive, votre affaire et que vous avez proposé une solution en réunion interministérielle sans avoir de réponse à la question essentielle dans cette affaire : l'eau était-elle filtrée dans un but de désinfection, ou non ? Autrement dit, l'entreprise vendait-elle encore de l'eau minérale naturelle ?
Mme Adrienne Brotons. - Si je puis me permettre, monsieur le rapporteur, de nombreux points sont évoqués et il y a quelques confusions.
Dans la note commune du 28 septembre, nous indiquons qu'il faut laisser à Nestlé Waters la possibilité d'apporter la preuve, si tel est le cas, que l'eau n'est pas désinfectée avec une filtration à 0,2 micron. Nous ne faisons que dire l'état du droit.
Pour cela, nous nous appuyons sur un avis de 2001 d'une des agences dont l'Anses est issue : l'Afssa. À cette époque, l'agence avait rendu un avis sur un cas particulier : un industriel l'avait saisie pour qu'elle confirme qu'une filtration à 0,8 micron n'entraînait pas de désinfection, et la mise en place de la filtration avait été autorisée. Nous décidons d'appliquer le même raisonnement.
Matignon nous donne alors son accord pour demander aux experts de récupérer les éléments de Nestlé Waters, de les analyser et d'en tirer des conclusions. Les ARS, qui, je le rappelle, sont sous la tutelle du ministère de la santé, nous semblent être les bons experts à solliciter. Mais celles-ci nous écrivent en demandant un appui technique de l'Anses.
Nous saisissons de nouveau l'agence, qui, je le redis, et c'est bien là toute la difficulté du dossier, ne rend pas un avis général sur la filtration à 0,2 micron. Ce que dit l'Anses dans son avis complémentaire, c'est que la filtration à 0,2 micron dans le cas de la source Hépar est une désinfection. Cette information n'a pas énormément de conséquences puisque nous savons, à ce moment-là, que la source en question n'est pas pure à l'origine et, en conséquence, que cette eau ne peut plus être une eau minérale naturelle.
Pour aller un peu plus loin, monsieur le rapporteur, je pense que votre question en cache une autre : pourquoi ne pas avoir choisi, dans le doute, d'interdire la filtration à 0,2 micron ? L'industriel aurait été en droit de nous reprocher d'avoir appliqué une règle non conforme à la directive européenne et de ne pas lui avoir laissé la possibilité de démontrer qu'il ne désinfectait pas l'eau.
Il nous revient d'appliquer le droit, pas de le tordre ! Il était donc logique que l'on permette à l'industriel d'apporter des preuves.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Tout ce que vous venez de dire ne me pose qu'un seul problème. Je l'ai énoncé précédemment et vous n'avez pas répondu à ma question, qui, il me semble, appelle soit un « oui », soit un « non ». À votre connaissance, l'industriel a-t-il apporté la preuve que la filtration à 0,2 micron ne constituait pas une désinfection de l'eau ?
Mme Adrienne Brotons. - Je ne peux pas vous répondre car, face aux éléments apportés par l'industriel, les experts n'ont pas apporté de réponse.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - L'État doit bien in fine se mettre en situation de répondre à la question... Si je suis votre raisonnement, la responsabilité de la situation incomberait à l'Anses. D'après vous, vous avez défendu une position dans le cadre d'un arbitrage en CID sans avoir le dernier mot sur le sujet, parce que les experts ne vous avaient pas aiguillée. Les représentants de l'Anses nous ont dit, en audition, avoir clairement indiqué que leur avis rendu au début des années 2000 était toujours valable et que la position du directeur général de la santé était nette.
Nous avons tout de même le sentiment que vous accordez une permission - je rappelle que la microfiltration est une possibilité dérogatoire ouverte par la directive - sans savoir si la démarche est conforme à la réglementation. Vous autorisez sans savoir.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Pardonnez-moi, mais il est bien question - je reprends les conclusions de la CID - d'accompagner Nestlé dans son plan de transformation pour pouvoir accepter des seuils de coupure sous 0,8 micron.
Mme Adrienne Brotons. - Ces conclusions reprennent l'état du droit : dans le respect des textes communautaires, on autorise à descendre au-dessous du seuil de 0,8 micron, avec la limite que l'industriel doit apporter la preuve qu'il n'y a pas désinfection de l'eau.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Preuve qui n'a pas été apportée !
Mme Adrienne Brotons. - Encore une fois, les éléments sont analysés par les experts de l'ARS. Ceux-ci ne nous ont pas dit que la preuve avait été apportée ; ils ne nous ont pas non plus dit que l'inverse était vrai et qu'il y avait désinfection de l'eau. À ma connaissance, au moment où je travaille sur le dossier, les autorités sanitaires ont estimé qu'il y avait désinfection dans un seul cas : celui d'Hépar.
Si je puis me permettre, monsieur le rapporteur, je souhaiterais rappeler la teneur de votre audition des représentants de l'Anses. Vous demandez : « Est-ce qu'une microfiltration à 0,2 micron est, pour vous, assimilable à une désinfection ? ». Monsieur Schuler répond : « [...] En dessous de 0,4 micron, nous ne sommes plus dans une situation où l'on peut affirmer qu'il n'y a pas d'impact sur le microbisme de l'eau. » Vous relancez : « Donc cela signifie que vous considérez qu'il y a une modification du microbisme de l'eau, au point que cette eau ne peut plus être considérée comme de l'eau minérale naturelle ? » M. Schuler répond : « C'est difficile de répondre par oui ou par non [...] »
Dès lors que les experts, dont je ne fais pas partie, nous indiquent qu'il n'est pas possible d'apporter une réponse générale sur la filtration à 0,2 micron, qu'on ne peut le faire que sur des cas particuliers, comme le cas d'Hépar, nous les suivons. Nous avons une réponse claire sur Hépar ; notre décision l'est tout autant. Pour les autres sources, je n'ai reçu aucun élément m'indiquant que la filtration à 0,2 micron constituait une désinfection.
M. Laurent Burgoa, président. - Vous avez évoqué l'aspect juridique. N'aurait-il pas fallu saisir la Commission européenne à ce moment-là et demander l'avis de l'Agence sanitaire européenne ? Si cela n'a pas été fait, pourquoi ?
Mme Adrienne Brotons. - C'est en effet ce qui figure dans les préconisations du bleu issu de la consultation interministérielle du début de l'année 2023 et c'est la conclusion à laquelle nous aboutissons, après avoir peut-être perdu un peu de temps dans des allers-retours entre le local et le national. Nous comprenons que la difficulté de mise en oeuvre de la norme par nos experts nécessite que l'on en rediscute à l'échelon européen. Il est donc précisé, dans le bleu, que le secrétariat général des affaires européennes (SGAE) doit lancer une discussion avec les autres États membres en ce sens.
M. Laurent Burgoa, président. - Cela a-t-il été fait ?
Mme Adrienne Brotons. - Comme vous le savez, le SGAE est rattaché aux services du Premier ministre. Je ne sais donc pas répondre à votre question.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - La Commission européenne a clairement indiqué - mais postérieurement à notre affaire - que la filtration à 0,2 micron constituait bien une désinfection. L'interroger pendant l'année d'instruction aurait peut-être permis d'avoir une réponse.
Par ailleurs, Madame Mathilde Bouchardon nous a rapporté que, ayant sollicité la DGCCRF, celle-ci lui fait part, le 10 janvier 2023, d'un échange au niveau de l'Union européenne sur ce point et conclut que l'on se situe dans ce cadre très au-dessus de 0,4 micron, donc, a fortiori, au-dessus de 0,2 micron. Deux jours plus tard, le 12 janvier, répondant à une nouvelle question de Madame Bouchardon, elle indique n'avoir retrouvé aucun compte rendu dans lequel la Commission aurait formellement autorisé la microfiltration à 0,4 micron.
Autre point important, les grands concurrents français de Nestlé, comme Danone, nous déclarent n'avoir aucun problème avec la réglementation : ils filtrent à 0,8 micron, conformément aux avis de l'Afssa ou de l'Anses.
Il nous semble que, quand vous cherchez à obtenir des réponses, on vous dit plutôt non du côté européen, tout comme du côté de l'Anses et des ARS. Et vous finissez par dire plutôt oui. Quelque chose m'échappe dans la construction du raisonnement. Quel élément vous a déterminés, vous et vos collègues, à accompagner le plan de transformation, faisant, au passage, prendre un risque industriel au ministère de l'industrie ?
Mme Adrienne Brotons. - Lors de notre rencontre, les représentants du groupe Nestlé Waters nous indiquent que des filtrations inférieures à 0,8 micron sont pratiquées au Royaume-Uni et en Espagne. Nous cherchons à le vérifier, mais le benchmark ne nous permet pas de confirmer leurs dires. Nous ne trouvons que des comptes rendus de réunion dans lesquels les deux États interrogent la Commission européenne sur des filtrations inférieures à certains niveaux. Nous n'avons pas la réponse de la Commission européenne.
Cela signifie, non pas qu'il n'y a pas de tels procédés dans ces États membres, mais que nous n'avons pas la preuve que les affirmations de Nestlé Waters sont vraies. D'ailleurs, nous n'avons pas non plus retrouvé le niveau de 0,4 micron mentionné dans le rapport de l'Igas.
Sur le fait que Nestlé serait le seul industriel à ne pas respecter les niveaux ou à demander une filtration à 0,2 micron, je vous rappelle que le rapport de l'Igas fait état de 30 % de non-conformité sur les arrêtés préfectoraux en France. Je doute que Nestlé représente 30 % des sources dans notre pays...
Vous revenez une nouvelle fois sur le fait que nous recevons des réponses plutôt négatives de la part de la DGCCRF, de l'Anses et de l'ARS. Je ne veux pas me répéter, mais j'y insiste : la DGCCRF dit avoir retrouvé un compte rendu dans lequel le Royaume-Uni et l'Espagne posent des questions sur des niveaux de filtration, mais ne se prononce pas sur la filtration à 0,2 micron ; l'ARS indique avoir besoin d'un appui de l'Anses ; celle-ci ne répond que sur le cas particulier d'Hépar.
Au moment de la prise de décision, je n'ai donc pas d'élément me permettant de dire que, dans tous les cas, la filtration à 0,2 micron est une désinfection.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Êtes-vous néanmoins d'accord pour dire que c'est à l'industriel de vous le prouver ? En aucun cas, l'absence de preuve ne peut vous amener à prendre la décision que vous prenez. Parce que l'industriel ne vous a pas apporté de preuve, vous devez agir en protecteur du droit des consommateurs et en garant du respect de la réglementation. Il me semble qu'à ce moment précis rien ne peut vous conduire à aller vers un accompagnement du plan de transformation.
Vous indiquez que l'ARS se bornait à dire qu'elle avait besoin d'appui technique. Sa directrice, Madame Cayré, indique pourtant que, « si la filtration à 0,2 micron n'enlève pas tous les micro-organismes, la flore microbienne est indéniablement fortement diminuée ; il s'agirait donc bien d'une désinfection, ce qui n'est pas autorisé ». C'est assez clair !
Mme Adrienne Brotons. - Cette phrase, vous le noterez, est au conditionnel et la note à laquelle vous faites référence se termine par une demande d'appui technique de l'Anses. Encore une fois, nous n'avons pas de preuve que la filtration à 0,2 micron est une désinfection. C'est pourquoi la CID et le bleu qui en est tiré se cantonnent à indiquer que l'industriel doit apporter la preuve et les autorités locales prendre une décision sur chacune des sources, sur la base de ces éléments et avec, s'il le faut, l'appui de l'Anses.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Nous avons un désaccord persistant sur le sujet. Passons donc à des questions complémentaires : lors de la CID, le cabinet d'Agnès Firmin Le Bodo prend de manière assez étonnante une position orthogonale à celle du directeur général de la santé. Les notes de Monsieur Salomon vous étaient-elles parvenues ? Avez-vous compris le raisonnement ayant conduit le cabinet à prendre une position proche de celle du ministère de l'industrie et contraire à celle de son administration ?
Mme Adrienne Brotons. - Nous n'avons pas eu connaissance des notes du directeur général de la santé. Nos interlocuteurs appartenaient au cabinet de la ministre, avec qui nous avons eu des échanges tout au long de la gestion du dossier et avec qui nous avons réussi à dégager des positions communes - ce qui n'est pas si courant, comme je l'indiquais dans mon propos liminaire.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Avez-vous eu des discussions avec les représentants de l'Élysée ? Endossez-vous complètement la décision prise en CID ou est-elle vue avec votre ministre ?
Mme Adrienne Brotons. - Nous avons eu des échanges avec Victor Blonde, mais plutôt dans le cadre de ses fonctions à Matignon. Je n'ai pas souvenir d'avoir eu le moindre échange avec Alexis Kohler sur le sujet.
En ce qui concerne votre deuxième question, si je me souviens bien de la chronologie des faits, nous faisons une première note au ministre avant même de rencontrer Nestlé Waters, à la suite de l'enquête lancée par la DGCCRF sur les eaux minérales. Dans ce cadre, nous mentionnons les deux minéraliers - Nestlé et Alma - sur lesquels pèse un soupçon de fraude. Nous instruisons ensuite le dossier et, au moment de la finalisation du raisonnement, nous faisons plusieurs points avec le ministre. Je n'ai pas mon agenda, mais je pense que c'était au début du mois de décembre, après que nous avons appris que la source Hépar n'était pas pure. Jusqu'à la CID, nous partageons les éléments à plusieurs reprises avec le ministre et construisons avec lui la position que nous allons porter.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Il était donc d'accord avec la position arrêtée ?
Mme Adrienne Brotons. - Oui, nous l'avons construite ensemble.
M. Laurent Burgoa, président. - Nous avons beaucoup parlé du ministère de la santé, de la direction générale de la santé et des ARS - à titre personnel, je partage l'idée que le risque sanitaire n'était pas avéré. Mais il y a aussi vos services. Pourquoi aucun signalement au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, venant soit de votre ministère, soit des services déconcentrés, n'a-t-il été fait à propos du site de Vergèze, dans le Gard ?
Mme Adrienne Brotons. - Quand nous prenons connaissance du sujet, il est fait mention, dans les éléments d'information à notre disposition, d'un signalement à venir au titre de l'article 40. Nous allons vérifier que c'est bien le cas, alors même que ce signalement doit être fait par l'ARS Grand Est. Nous relançons plusieurs fois nos administrations et le ministère de la santé avant d'obtenir confirmation.
À partir de là, pour nous, ce signalement couvre l'ensemble des faits révélés par Nestlé Waters. L'Igas avait été saisie sur le fondement d'une autodénonciation de l'industriel, un rapport avait été élaboré, et il est impossible d'avoir connaissance du contenu d'un signalement au titre de l'article 40 quand on ne l'a pas rédigé soi-même. Quand bien même ce signalement n'aurait pas couvert l'ensemble des faits frauduleux révélés, le procureur de la République n'est pas restreint dans son champ d'enquête. On pouvait donc penser qu'il allait étendre son analyse au-delà des faits concernant les Vosges.
M. Laurent Burgoa, président. - Sans indiscrétion, quelle formation avez-vous ?
Mme Adrienne Brotons. - Je suis énarque.
M. Laurent Burgoa, président. - Comme vous le savez, chaque parquet, hormis ceux qui sont spécialisés, est autonome. Le parquet des Vosges ne peut pas intervenir dans le Gard.
Mme Adrienne Brotons. - Sauf erreur de ma part, le cadre de l'article 40 s'applique à tout agent public. Un procureur d'un département ayant connaissance d'une fraude dans un autre département ne doit-il pas en informer l'autre procureur ? C'est une interrogation, et c'est sincèrement ce que nous avons pensé.
M. Laurent Burgoa, président. - On voit bien, depuis le début de nos auditions, que les services de l'État travaillent beaucoup en silos. On ne va tout de même pas demander à nos parquetiers de se mettre en réseau pour s'informer ! Il aurait donc fallu quelqu'un pour saisir le parquetier de Nîmes et, s'il pouvait à la rigueur s'autosaisir, encore fallait-il qu'il dispose des éléments pour cela. D'où notre interrogation.
M. Khalifé. - Merci madame pour vos explications et la clarté de vos propos. Alors que le rapporteur évoque un travail en silos, vous avez parlé de cohésion des acteurs dans votre exposé liminaire. Je m'interroge sur l'aspect temporel : quand vous avez pris vos fonctions, vous n'avez pas eu l'historique. Au travers de mon métier, j'ai servi l'État pendant quarante ans : ne vous a-t-il pas manqué quelqu'un qui aurait pu suivre spécifiquement ce dossier au sein du cabinet, afin d'en connaître l'historique, de consulter les techniciens, etc. Le directeur de cabinet a mille sujets à gérer au quotidien : ne regrettez-vous pas de ne pas avoir fait appel à une ressource supplémentaire pour suivre spécifiquement ce dossier ?
On parle de fraude, puisqu'on a enfreint la loi. En quoi l'industriel en question avait-il intérêt à frauder ? Bien sûr, nous lui poserons la question. A-t-il négligé les installations qu'il a trouvées ? Vous nous avez dit que les dirigeants de Nestlé n'étaient pas au courant, mais je m'étonne que l'on se satisfasse de cette réponse, car ils ont bien dû s'apercevoir qu'ils n'achetaient pas le bon consommable. Comment expliquez-vous que Nestlé ait conservé ces anciennes pratiques ?
Mme Adrienne Brotons. - Au cabinet, nous avons toujours essayé de casser les silos, notamment en nous interrogeant sur des questions qui ne relevaient pas forcément de notre compétence, afin de vérifier qu'elles étaient bien gérées par les experts concernés.
C'est ainsi que nous nous sommes interrogés sur la sécurité sanitaire, pensant relever une contradiction entre ce que disaient, d'une part, l'ARS Grand Est, et, d'autre part, l'Igas. Cela n'était pas de notre compétence - nous aurions pu laisser le ministère de la santé évaluer le risque sanitaire -, mais nous avons contacté le cabinet de Madame Firmin Le Bodo et l'Igas pour leur faire part de nos doutes et avons provoqué une réunion entre l'Igas et les deux cabinets ministériels. Cela nous a permis de mieux comprendre le rapport de l'Igas et d'arriver à la conclusion qu'il n'y avait pas de risque sanitaire.
Votre question est certainement plus large et concerne probablement l'articulation entre la DGS et la DGCCRF, ou celle entre les ARS et l'Anses, sur lesquelles je ne suis pas forcément compétente pour répondre. À notre niveau, nous avons toujours essayé de nous assurer que les questions étaient traitées par les experts concernés, sans angle mort - même si cela était hors de notre champ de compétence.
Bien sûr, j'aurais aimé mettre quelqu'un sur ce dossier, mais la composition des cabinets ministériels est encadrée par un arrêté du Premier ministre. Le cabinet du ministre de l'industrie était composé de treize personnes et est passé à quinze quand nous avons récupéré l'énergie. Il ne s'agit pas que de conseillers « au fond », puisque cela comprend aussi le chef de cabinet, le chef de cabinet adjoint et la cellule communication. J'aurais aimé avoir un conseiller par dossier, mais malheureusement je ne disposais pas de la ressource disponible. C'était un dossier parmi les mille gérés par la conseillère chargée de l'agroalimentaire, de la santé, des biens de consommation et du made in France.
Pourquoi Nestlé Waters a-t-il voulu frauder ? Je ne peux pas répondre à la place de l'industriel : posez-lui la question. Mais je m'étonne comme vous qu'il n'ait pas eu connaissance de la présence de ces filtrations illégales installées avant l'acquisition des infrastructures.
M. Khalifé Khalifé. - Je suis très satisfait de la réponse.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Une instruction du ministre de la santé est en cours de rédaction pour autoriser un seuil de coupure de 0,40 ou 0,45. Avec le recul, regrettez-vous d'avoir pris cette décision au niveau de la CID, sans avoir la réponse à cette question fondamentale pour le consommateur : le microbisme de l'eau était-il, oui ou non, modifié ?
Mme Adrienne Brotons. - Permettez-moi de préciser que je n'ai pas pris de décision.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Effectivement, c'est le ministère de l'industrie qui a pris cette position.
Mme Adrienne Brotons. - La décision, avec laquelle nous sommes très à l'aise, a été prise par Matignon ; sur un tel un sujet aux implications juridiques, je tiens à utiliser les bons mots.
Je regrette profondément que nous n'ayons jamais eu de réponse claire à une question claire, posée par le directeur général de la santé à l'Anses : au-dessous de 0,2 micron, l'eau est-elle désinfectée ? Mais je n'attaque personne : je comprends pourquoi l'Anses nous dit qu'elle ne peut pas répondre, faute de règle générale. Dans son premier avis, communiqué en décembre, l'Anses cite même des études scientifiques qui laissent penser qu'il n'y a pas de désinfection au-dessous de 0,2 micron. L'analyse doit donc être faite au niveau local, ce qui n'est pas facile.
On constate un écart entre le texte juridique et la capacité des experts à le mettre en oeuvre, ce qui pose la question de la définition de la norme. Faut-il conserver telle quelle une norme, même claire, que les experts ne réussissent pas à mettre en oeuvre ou faut-il la faire évoluer ? Nous sommes arrivés collectivement, avec nos collègues du ministère de la santé et de Matignon, à cette conclusion : la règle européenne méritait d'être clarifiée pour être mise en oeuvre. Nous avons perdu du temps dans des allers-retours entre le niveau local et le niveau national, car nous n'arrivions pas à avoir de réponse à cette question.
M. Laurent Burgoa, président. - Compte tenu de votre expérience, quelle serait votre préconisation en matière de norme ?
Mme Adrienne Brotons. - Une telle préconisation doit être faite par des experts et prendre en compte l'évolution de nos sols. Le niveau de pollution de nos sols, en France et en Europe, pose la question des mécanismes de filtration de nos eaux profondes que nous autorisons, ou pas. Faut-il encore commercialiser ces eaux, notamment parce que nous allons manquer d'eau ? Les mécanismes de filtration qui n'étaient pas autorisés il y a quelques années doivent-ils l'être aujourd'hui ? Comment garantir que ces systèmes sont contrôlés par des experts ? Je ne peux pas répondre techniquement à cette question, qui me dépasse.
M. Laurent Burgoa, président. - Merci pour cette audition, éclairante et constructive, et qui améliore notre culture générale sur un sujet que nous découvrons au fil de l'eau et qui est plus ou moins pétillant selon les jours. (Sourires.)
La réunion est close à 14 h 40.
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de Mme Muriel Lienau, responsable de la zone EMENA (Europe, Middle East and North Africa) de Nestlé Waters de 2020 à 2023, présidente de Nestlé France de 2023 à 2025, actuelle présidente-directrice générale de Nestlé Waters (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu relatif à ce point de l'ordre du jour sera publié ultérieurement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 15.
Jeudi 20 mars 2025
- Présidence de M. Laurent Burgoa, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de Mme Isabelle Epaillard, ancienne directrice adjointe de cabinet du ministre de la santé (François Braun) et ancienne directrice de cabinet de la ministre déléguée chargée de l'organisation territoriale et des professions de santé (Agnès Firmin-Le Bodo) (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu relatif à ce point de l'ordre du jour sera publié ultérieurement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 00.
La réunion est ouverte à 14 h 05.
Convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) - Audition de MM. Vincent Filhol, ancien magistrat, avocat et Nicolas Jeanne, professeur de droit pénal à l'université de Tours
M. Laurent Burgoa, président. - Nous poursuivons nos travaux en abordant aujourd'hui le nouvel outil qu'est la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP).
Pour en débattre, nous accueillons :
• M. Vincent Filhol, magistrat actuellement en disponibilité et exerçant auprès d'un cabinet d'avocats, enseignant en droit pénal des affaires, anciennement vice-procureur au Parquet national financier (PNF), rédacteur au bureau du droit économique et financier de la direction des affaires criminelles et des grâces, puis détaché en tant que chargé de mission auprès du directeur des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères. ;
• M. Nicolas Jeanne, agrégé de droit privé et de sciences criminelles, professeur de droit pénal et de procédure pénale à l'université de Tours, auparavant maître de conférences à l'Université de Cergy. Vos travaux de recherche approfondissent spécifiquement le rôle du ministère public dans la chaîne pénale, et les pouvoirs qui lui sont dévolus, au titre desquels figure la possibilité de conclure des transactions pénales.
Je suis tenu de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
MM. Nicolas Jeanne et Vincent Filhol prêtent serment.
Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts.
Aucun lien d'intérêt n'est déclaré.
Cette audition a pour objectif de faire la lumière sur l'outil juridique qu'est la CJIP, créée par la loi du 9 décembre 2016, dite Loi Sapin 2. Cette procédure permet au procureur de la République de conclure une convention judiciaire d'intérêt public avec une personne morale mise en cause pour des faits d'atteinte à la probité. Cette mesure alternative aux poursuites est applicable aux entreprises, associations, collectivités territoriales mises en cause pour des faits de corruption, trafic d'influence, fraude fiscale, blanchiment de fraude fiscale et toute infraction connexe.
Elle a pour effet d'éteindre l'action publique si la personne morale mise en cause exécute les obligations auxquelles elle s'est engagée dans la convention.
Son champ a été étendu aux questions environnementales par la loi du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée.
Une telle convention judiciaire d'intérêt public a été conclue le 2 septembre 2024 entre le procureur d'Épinal et Nestlé Waters. Des infractions ont en effet été relevées dans les Vosges, constitutives de tromperie des consommateurs, mais aussi en matière de prélèvements illégaux dans les aquifères d'eau minérale.
Cette CJIP a été validée par ordonnance du président du tribunal judiciaire d'Épinal le 10 septembre 2024. Pour autant, elle a été vivement critiquée par plusieurs associations environnementales, qui ont notamment relevé la disproportion entre les profits tirés par Nestlé de ces infractions, évalués par le service national d'enquête de la DGCCRF, selon la presse, à 3 milliards d'euros, et le montant de l'amende et des réparations infligées à Nestlé, de seulement 3 millions d'euros.
Nous souhaitons donc mieux comprendre les atouts et limites de ces instruments juridiques. Ainsi, pourquoi conclure une CJIP ? Qui en a généralement l'initiative ? Peut-on la contester, et comment ? Comment s'assurer de la proportionnalité entre l'infraction et les obligations mises à la charge de la personne morale incriminée ? Avez-vous un regard sur le cas particulier de cette CJIP ?
M. Vincent Filhol, ancien magistrat, avocat. - Je suis magistrat judiciaire en disponibilité depuis juillet 2023, et j'exerce désormais en qualité d'avocat. Avant de rejoindre le barreau, j'ai également eu l'opportunité de travailler au Quai d'Orsay, après mon passage au PNF.
Je suis tenu au secret professionnel s'agissant des procédures pénales que j'ai pu connaître. J'ai suivi l'évolution des CJIP, y compris en matière environnementale. Je vous ai transmis plusieurs documents, dont une circulaire de politique pénale.
Au cours de cette audition, je pourrai citer certains éléments en lien avec la CJIP environnementale, en collaboration avec le professeur Jeanne. À cette fin, notre cabinet a établi un tableau de synthèse recensant ces procédures. Ce document pourra vous être communiqué afin d'apporter une vision globale de ces conventions publiques, dont la mise en perspective pourrait vous être utile.
J'aborderai d'abord la CJIP financière, avant de laisser mon collègue évoquer la CJIP environnementale. Ces deux dispositifs partagent de nombreux points communs, mais aussi des spécificités.
La CJIP a été instaurée en 2016. J'ai suivi sa mise en place depuis le PNF. Son émergence était déjà débattue avant la loi Sapin 2, qui a marqué une avancée majeure en matière de lutte contre la corruption, notamment après la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et du PNF en 2013-2014.
Bien que relativement récente, cette loi reste déterminante. Avec huit années d'existence pour la CJIP financière et quatre pour la CJIP environnementale, nous disposons désormais d'un certain recul. À titre de comparaison, la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) existe depuis 2004 et fait aujourd'hui partie intégrante du paysage judiciaire. Il aurait été difficile, à son origine, d'anticiper son expansion et son rôle central dans le traitement des affaires pénales.
Depuis son introduction en droit français en 2016, la CJIP a suscité des critiques rappelant celles qui avaient été formulées à l'encontre de la CRPC. Inspirée du droit américain, elle a été conçue, paradoxalement, pour limiter certaines formes d'extraterritorialité exercées par les États-Unis. Michel Sapin rappelle souvent que les autorités américaines reprochaient à la France de ne pas agir en matière de poursuites économiques et financières, affirmant : « you don't do the job, we do the job. » La mise en place de la CJIP visait ainsi à instaurer un mécanisme similaire à celui des accords négociés pratiqués outre-Atlantique.
Depuis son instauration, le PNF emploie cet outil pour répondre aux enjeux d'extraterritorialité et offrir aux entreprises françaises une alternative en matière de transactions financières.
Lorsque j'ai rejoint le Quai d'Orsay en 2019-2020, les discussions portaient sur l'élargissement du droit pénal aux atteintes environnementales. Il s'agissait d'enrichir l'arsenal juridique à disposition des magistrats français et internationaux, notamment en recourant à des mécanismes alternatifs au procès pénal. Une étude de l'OCDE publiée en 2020 sur la résolution des affaires de corruption transnationale par des accords hors procès soulignait d'ailleurs que la majorité de ces affaires étaient conclues par ce type d'accord. C'est dans cette perspective que la CJIP financière a été créée en 2016.
L'objectif était double : renforcer l'efficacité de la justice pénale et préserver l'attractivité du territoire français. Contrairement à la CRPC, qui entraîne, sauf exception, une inscription au casier judiciaire, la CJIP permet aux entreprises de mieux maîtriser leur risque pénal en évitant un procès. Elle implique des sanctions financières ainsi que des mesures de conformité, participant ainsi à l'émergence d'un cadre de compliance propre à la France. Par ailleurs, elle garantit aux entreprises le maintien de leur accès aux marchés publics, dans la mesure où elles ne plaident pas coupables, à la différence de la CRPC.
L'article 41-1-2 du Code de procédure pénale, qui précède le nouvel article relatif à la CJIP environnementale, précise que l'entreprise reconnaît l'existence de faits sans pour autant formuler une déclaration de culpabilité. Ce dispositif offre au parquet une réponse rapide et efficace, notamment en exploitant les enquêtes internes menées par les entreprises, qui constituent un apport essentiel en matière financière.
L'entreprise pourra ainsi mieux maîtriser son risque juridique tout en poursuivant son activité, sous réserve de s'acquitter d'une amende et, le cas échéant, de mettre en place un programme de conformité placé sous le contrôle de l'Agence française anticorruption (AFA), créée par la loi Sapin 2.
Contrairement à la CJIP financière, la CJIP environnementale n'a pas été accompagnée de la création d'une autorité équivalente dans le domaine environnemental.
L'article 41-1-2 du code de procédure pénale semble avoir trouvé un équilibre satisfaisant, comme en témoigne son maintien depuis la loi Sapin 2, sans remise en cause majeure. Depuis 2018, le champ d'application de la CJIP a été élargi à la fraude fiscale. Outre cet ancrage législatif, plusieurs circulaires de politique pénale en précisent l'usage, notamment celle d'application de la loi Sapin 2 de 2018 et la circulaire dite « Belloubet » de juin 2020. Celle-ci a renforcé le rôle du PNF dans la lutte contre la corruption internationale. Il existe en outre un ensemble de règles informelles relevant de la « soft law », visant à guider les magistrats dans l'application de la CJIP.
Dès 2019, avant même la version actualisée de 2023, le parquet a publié des lignes directrices précisant les conditions de mise en oeuvre de la CJIP, afin d'offrir aux entreprises et aux avocats une meilleure visibilité sur l'action publique en la matière. Ces lignes directrices de 2023, particulièrement détaillées, s'inscrivent dans une logique pédagogique et s'inspirent des pratiques du droit anglo-saxon, notamment des recommandations du Département de la Justice américain. Elles visent à clarifier les critères d'application de la CJIP. Cette approche pédagogique pourrait nourrir la réflexion sur d'éventuelles améliorations à apporter à la CJIP environnementale.
Une fois le principe de la CJIP admis, le PNF en précise les modalités de conclusion : identification des facteurs aggravants ou atténuants, application des coefficients multiplicateurs, détermination du montant de l'amende en fonction du plafond de 30 % du chiffre d'affaires et prise en compte des avantages tirés des infractions.
Je ne m'exprime pas ici uniquement en tant qu'ancien magistrat, mais également en tant que juriste et avocat, citoyen concerné par ces questions. Une interrogation essentielle réside dans le cadre précis dans lequel le PNF propose une CJIP. Cette réflexion va même au-delà, puisque le PNF encourage l'autorévélation des infractions.
Par ailleurs, une fois la CJIP signée, l'entreprise demeure soumise à un contrôle strict, notamment par le biais d'un suivi - ou monitoring - des engagements qu'elle a pris. Celui-ci constitue un enjeu fondamental, dans la mesure où le non-respect des obligations convenues peut entraîner la reprise des poursuites par le Parquet, la prescription étant suspendue pendant toute la durée d'exécution des engagements.
Il convient également de rappeler que la CJIP ne s'applique qu'aux personnes morales. Cette exclusion des personnes physiques suscite régulièrement des débats, d'autant que le PNF et les circulaires de politique pénale rappellent que les dirigeants ou collaborateurs impliqués restent pénalement responsables. Leur mise en cause repose notamment sur les résultats des enquêtes internes. Le Parquet conserve toute latitude pour engager des poursuites à leur encontre. Ainsi, la conclusion d'une CJIP par une entreprise ne signifie nullement que les personnes physiques concernées échapperont à toute procédure judiciaire.
Enfin, les lignes directrices du PNF ont progressivement influencé d'autres parquets. Ils ont adopté une terminologie similaire, notamment en intégrant les notions de facteurs aggravants et atténuants dans leurs propres CJIP. Cette harmonisation contribue à une meilleure lisibilité des décisions et permet aux citoyens et praticiens de comprendre les critères ayant conduit à la fixation du montant de l'amende ou à l'imposition d'un programme de conformité.
Cette dimension pédagogique, qui caractérise les CJIP financières, mérite d'être soulignée dans le cadre de vos travaux sur la CJIP environnementale.
M. Nicolas Jeanne, professeur de droit pénal à l'université de Tours. - Mon intervention, en complément de celle de Monsieur Filhol, portera sur la problématique de la convention judiciaire d'intérêt public appliquée au domaine environnemental, la CJIPE. Dans ce cadre, je me dois de mettre en évidence un paradoxe. D'une part, les circulaires émanant de la Direction des affaires criminelles et des grâces, ainsi que la pratique des parquets, témoignent d'une attraction croissante pour cet outil. D'autre part, ce mécanisme conduit à un important mouvement de distraction du contentieux environnemental, écartant ainsi, dans une certaine mesure, la compétence des juridictions pénales.
Pour comprendre cette forme d'attraction, gardons à l'esprit que le contentieux pénal environnemental représente moins de 1 % de l'activité des juridictions pénales. De surcroît, le taux de réponse pénale aux infractions environnementales (47 %) est significativement inférieur à celui observé pour les délits de droit commun (64 %). Par ailleurs, lorsqu'une réponse pénale est apportée, elle consiste, dans 75 % des cas, en une mesure alternative aux poursuites. Le législateur a ainsi estimé que les outils dont disposaient les procureurs de la République n'étaient pas pleinement adaptés à la répression de la délinquance environnementale.
Celle-ci est souvent perçue comme particulièrement technique, en raison de la complexité des normes applicables. De plus, les dispositifs existants sont apparus insuffisants au regard d'un impératif essentiel en matière environnementale : la remise en état des sites dégradés et la réparation du préjudice écologique.
En effet, les mesures à la disposition du procureur en droit pénal classique se sont révélées inadaptées pour répondre efficacement à ces enjeux. Je peux ici citer les mesures dites d'« aide à la décision » prévues par l'article 41-1 du Code de procédure pénale, notamment le classement sous condition. Celui-ci, auparavant synonyme d'un simple rappel à la loi, prend désormais la forme d'un avertissement pénal probatoire. Il permet au procureur de proposer à l'auteur des faits un classement sans suite à condition que ce dernier régularise sa situation.
À côté de ces mécanismes, une véritable alternative aux poursuites a été introduite : la composition pénale, étendue aux personnes morales par la loi du 23 mars 2019. Destinée aux infractions délictuelles passibles de moins de cinq ans d'emprisonnement, elle permet au procureur de la République de proposer une amende d'un montant équivalent à celui encouru pour l'infraction concernée. Pour les personnes morales, le montant de l'amende dans le cadre de la composition pénale équivaut au quintuple de celui encouru pour une personne physique.
Il convient de noter que l'exécution de cette mesure entraîne l'extinction de l'action publique. Toutefois, la composition pénale présente un inconvénient du point de vue du procureur de la République, puisqu'elle doit être validée par un juge du siège. De plus, elle est inscrite au casier judiciaire.
S'agissant du droit commun de la procédure pénale, le procureur dispose également de la CRPC, un dispositif désormais applicable à l'ensemble des délits, à quelques exceptions près. Elle permet de proposer une peine pouvant aller jusqu'à trois ans d'emprisonnement. Comme pour la composition pénale, elle doit être homologuée par un juge du siège et produit les effets d'une condamnation pénale.
En matière environnementale, le Code de l'environnement consacre une transaction pénale, qui s'applique uniquement aux contraventions et aux délits punis de moins de deux ans d'emprisonnement. Contrairement aux autres mesures évoquées, ce n'est pas le procureur qui fixe le montant de l'amende, mais l'autorité administrative. Le procureur intervient uniquement pour homologuer la mesure. L'amende ainsi proposée ne peut excéder un tiers du montant maximal encouru pour l'infraction concernée. Par ailleurs, le procureur peut assortir cette transaction d'une obligation de remise en état du site concerné. Si l'ensemble des engagements pris dans le cadre de la transaction sont respectés, l'action publique est éteinte et aucune mention n'apparaît au casier judiciaire.
Toutefois, ces dispositifs ont été jugés insuffisants par le législateur, qui s'est inspiré de la CJIP financière pour renforcer la réponse pénale aux infractions environnementales. Cette évolution résulte des recommandations formulées dans le rapport de l'Inspection générale des services judiciaires intitulé « Une justice pour l'environnement ». La loi du 24 décembre 2020 a ainsi introduit la CJIP environnementale dans notre droit.
Cette convention environnementale présente plusieurs spécificités par rapport à son équivalent en matière financière. Elle est exclusivement applicable aux infractions délictuelles prévues par le Code de l'environnement, avec une possible extension aux infractions connexes. Toutefois, cette connexité ne s'applique pas aux crimes ni aux délits contre les personnes, régis par le Livre II du Code pénal.
Les mesures pouvant être proposées dans le cadre d'une CJIP environnementale sont, en grande partie, similaires à celles de la CJIP financière. Cependant, elle présente quelques particularités : en plus de l'amende d'intérêt public et de la confiscation des biens saisis, le procureur peut proposer la régularisation de la situation au regard de la loi ou des règlements dans le cadre d'un programme de mise en conformité. Surtout, la CJIPE impose à l'entreprise une obligation de réparation du préjudice écologique résultant des infractions commises, dans un délai maximal de trois ans.
Enfin, l'ordonnance de validation de la CJIP environnementale doit être publiée sur les sites des ministères de la Justice, de l'Économie et de l'Environnement.
D'après les travaux préparatoires, l'introduction de la CJIP environnementale présente plusieurs avantages :
• une accélération du traitement des infractions environnementales, favorisant ainsi la réparation rapide du préjudice ;
• un contrôle renforcé des entreprises à travers des programmes de mise en conformité ;
• la possibilité d'infliger des amendes dissuasives ;
• une responsabilisation accrue des entreprises.
Surtout, l'un des principaux attraits de cette mesure réside dans la nature même de la sanction qu'elle implique. En effet, l'ordonnance de validation de la CJIP environnementale ne constitue ni une déclaration de culpabilité ni un jugement de condamnation. Elle permet ainsi de sanctionner et de réparer l'atteinte environnementale sans pour autant affliger la personne morale ou l'exposer aux conséquences d'une condamnation pénale classique. Celle-ci pourrait en effet nuire à l'entreprise elle-même, mais également à ses salariés, en compromettant sa viabilité économique.
Toutefois, cette approche a suscité de nombreuses critiques. Certains y voient une forme de « droit à polluer », tandis que d'autres dénoncent une possibilité d'« acheter son irresponsabilité pénale ». D'autres encore pointent le risque d'une externalisation du contentieux environnemental à des compliance officers ou une rupture d'égalité entre les citoyens devant la loi pénale.
En somme, la CJIP ne rendrait pas véritablement la justice, mais offrirait plutôt un service aux entreprises, en leur permettant de maintenir leur activité, et à l'État, qui y trouve un intérêt financier. À titre d'exemple, la CJIP financière a rapporté environ 5,5 milliards d'euros aux finances publiques depuis son introduction.
L'intérêt pour la CJIP environnementale s'explique également par la possibilité d'imposer des sanctions financières significatives. Contrairement aux amendes prévues par le Code de l'environnement, le montant de l'amende dans le cadre d'une CJIP environnementale peut atteindre jusqu'à 30 % du chiffre d'affaires annuel moyen de l'entreprise concernée.
Depuis son entrée en vigueur en 2021, la CJIP environnementale a suscité certaines interrogations pratiques. Contrairement à la CJIP financière, son cadre juridique repose uniquement sur deux circulaires fournissant quelques orientations aux procureurs, sans réelle ligne directrice établie par une instance dédiée. L'absence d'un parquet spécialisé dans la répression des infractions environnementales pourrait expliquer ce manque d'encadrement structuré.
Pour l'heure, 34 CJIPE ont été publiées sur le site du ministère de la Justice, et 35 ont été validées : 1 en 2021, 2 en 2022, 10 en 2023 et 12 en 2024. En 2025, aucune CJIP environnementale n'a encore été validée à ce jour.
Par ailleurs, bien que le montant des amendes prononcées dans le cadre de ces conventions reste encore relativement modeste, une tendance à la hausse se dessine. Les sanctions financières varient de quelques centaines d'euros à un maximum de 2 millions d'euros, cette dernière ayant été infligée à Nestlé Waters.
La majorité des CJIP environnementales validées trouvent leur origine dans des signalements effectués par des riverains, des agents municipaux, des associations locales, ou encore dans le cadre de missions de contrôle et d'inspection. Cependant, toutes ces procédures ont reposé sur des enquêtes approfondies. À ce jour, aucune CJIP environnementale n'a été initiée à la suite d'une révélation spontanée de la part des personnes morales concernées.
Contrairement à la CJIP financière, qui relève principalement du PNF, les CJIP environnementales sont majoritairement mises en oeuvre par les parquets locaux en province. Toutefois, cette décentralisation s'accompagne d'une certaine concentration au sein de quelques juridictions. Par exemple, les parquets du Puy-en-Velay et de Besançon, après avoir expérimenté ce dispositif, y ont eu recours à plusieurs reprises.
Les opérateurs économiques mis en cause sont, pour la plupart, des entreprises de taille moyenne ou petite. Parmi les exceptions figurent TUI Cruises, Veolia, Nestlé et SNCF Réseau. En dehors de ces cas, le recours à la CJIP environnementale concerne principalement des acteurs de moindre taille. Contrairement à la CJIP financière, on n'observe pas encore d'internationalisation de ce mécanisme en matière environnementale, comme cela avait été le cas avec les affaires impliquant Société Générale ou Airbus.
S'agissant du contenu des CJIP validées, on constate que la connexité entre infractions reste marginale, à l'exception notable de la CJIP conclue avec Nestlé Waters. Dans deux tiers des cas, aucune obligation de réparation en nature du préjudice environnemental n'a été imposée. Aucune mesure de mise en conformité interne, notamment en matière de gouvernance au sein des entreprises concernées, n'a été proposée jusqu'à présent.
M. Laurent Burgoa, président. - Merci d'avoir respecté votre temps de parole. Je laisse la parole à notre rapporteur.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Merci pour ce premier cadrage. Mes questions porteront plus sur le cas de Nestlé Waters. Quelles sont vos hypothèses sur les éléments ayant conduit le procureur à recourir à une telle procédure au regard des infractions qui étaient susceptibles d'être caractérisées ? Sont-elles particulièrement difficiles à prouver ?
Monsieur Jeanne, vous indiquiez que l'affaire Nestlé Waters constituait une exception en matière de connexité des infractions. Celle-ci pose-t-elle un problème juridique ? Soulève-t-elle des interrogations quant à l'opportunité de ce recours ?
M. Nicolas Jeanne. - L'analyse des circulaires de la Direction des affaires criminelles et des grâces du 11 mai 2021 et du 9 octobre 2023 permet d'observer une évolution dans l'approche adoptée. En effet, la première indiquait que la CJIP devait être privilégiée pour des infractions environnementales graves. En revanche, en 2023, ce seuil a été abaissé, admettant ainsi le recours à la CJIP pour des infractions de moindre gravité. Cette évolution semble refléter la volonté de la Chancellerie d'élargir le champ d'application de cette procédure.
Par ailleurs, les alternatives aux poursuites disponibles ne semblaient pas offrir une réponse suffisamment ferme dans ce dossier.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Pouvez-vous préciser votre propos ?
M. Nicolas Jeanne. - Parmi les options dont disposait le procureur, la transaction pénale prévue par le Code de l'environnement ne permet de prononcer qu'une amende équivalente au tiers du montant encouru. En comparaison, le caractère comminatoire de la CJIP assure non seulement le paiement d'une amende, mais également la mise en conformité et la remise en état des sites concernés.
Par ailleurs, la connexité des infractions me semble poser un problème dans l'application des CJIP. Si elle peut être discutée dans le cas de Nestlé, elle doit être replacée dans un contexte plus large, notamment au regard de la pratique observée dans d'autres affaires.
Lorsqu'une personne morale accepte de recourir à une CJIP, elle ne cherche pas seulement à régulariser une infraction isolée, mais plutôt à obtenir un règlement global d'une situation infractionnelle. Ainsi, lorsqu'un ensemble de faits est soumis à l'appréciation des procureurs, ceux-ci ont tendance à proposer à l'entreprise une sorte de quitus général pour l'ensemble des infractions commises sur une période donnée, indépendamment de leur qualification juridique précise.
Cependant, l'usage de cette notion de connexité dépasse le seul cadre de l'affaire Nestlé. On l'a également retrouvée dans d'autres CJIP de grande ampleur, comme la CJIP LVMH. Cette pratique a suscité des débats et des contestations au sein de la doctrine pénaliste, certains y voyant une manière d'étendre excessivement le champ d'application de la CJIP.
Enfin, on note que dans certaines affaires, la connexité a pu être invoquée pour élargir le périmètre de la CJIP.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je comprends que certaines infractions n'étaient pas censées entrer dans le périmètre de la CJIP, mais que le procureur, par ses choix et son action, les intègre tout de même à la procédure.
M. Nicolas Jeanne. - Exactement. En principe, la CJIP environnementale concerne les infractions relevant du droit de l'environnement. Toutefois, il est possible d'y intégrer d'autres infractions relevant d'autres législations ou codes, à condition qu'elles présentent un lien de connexité. Cela permet de traiter globalement une situation infractionnelle, un point clé en termes d'acceptabilité pour la personne morale concernée.
Le problème réside dans la définition même de la connexité. L'article 203 du Code de procédure pénale en identifie quatre cas, mais la jurisprudence a admis que d'autres formes pouvaient émerger avec la pratique. En d'autres termes, la connexité se voit conférer une certaine souplesse, mais aussi un potentiel flou juridique.
Dans ce cadre, faudrait-il envisager une éventuelle réforme législative ? L'intégration de certaines infractions à une CJIP peut créer une suspicion quant à l'usage de cette procédure. Peut-être devrions-nous limiter cette extension et privilégier le principe d'indivisibilité plutôt que celui de connexité. L'indivisibilité est un mécanisme plus strict, qui impose que les infractions soient intrinsèquement liées, l'une ne pouvant exister sans l'autre.
Dans l'affaire Nestlé, on peut légitimement se demander si la connexité invoquée est réellement justifiée.
M. Vincent Filhol. - La notion de connexité est largement utilisée, notamment en matière financière. Dans mes anciennes fonctions au PNF, j'ai eu à y recourir à plusieurs reprises. Elle est encadrée par la loi et la jurisprudence.
Dans les CJIP financières, la connexité a permis au PNF d'élargir certaines affaires à d'autres faits connexes. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, le champ d'application de la CJIP financière est relativement restreint. À l'origine, elle concernait uniquement des infractions telles que le blanchiment de fraude fiscale, la corruption et le trafic d'influence. Par la suite, elle a été étendue à la fraude fiscale.
Prenons un exemple concret : le PNF ne peut pas, en principe, conclure une CJIP autonome pour du recel de favoritisme. En revanche, il lui est déjà arrivé d'associer une telle infraction à des faits de corruption, en s'appuyant non pas sur la connexité, mais sur une autre logique juridique.
Il est intéressant de noter que le droit de l'environnement est encore plus morcelé que le droit financier. Les infractions environnementales sont disséminées dans plusieurs codes juridiques. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles, en 2020, le législateur a choisi d'appliquer à la CJIP environnementale un principe similaire à celui de la CJIP financière. Il l'a fait avec encore plus de pragmatisme, car contrairement aux infractions financières qui figurent principalement dans le Code pénal, les infractions environnementales dépassent largement le cadre du Code de l'environnement. Il était donc nécessaire de permettre la prise en compte de la connexité.
Ce point est d'ailleurs contrôlé par le juge. Dans la CJIP Nestlé Waters, par exemple, la notion de connexité est explicitement mentionnée dans l'accord conclu entre le procureur et la personne morale. L'ordonnance de validation du juge rappelle également les liens étroits entre les infractions prévues par le Code de l'environnement et celles relevant de la tromperie. Cette approche, certes critiquable, repose sur la justification de la bonne administration de la justice.
Je me dois de souligner que ces décisions s'inscrivent dans une politique pénale plus large. En 2023, le périmètre des infractions pouvant donner lieu à une CJIP a été élargi, avec une injonction forte d'y recourir davantage. Ce changement s'observe notamment dans la terminologie employée entre 2021 et 2023 dans les circulaires du Garde des Sceaux. Là où l'on parlait en 2021 de privilégier la CJIP pour les infractions graves, la circulaire de 2023 adopte une approche plus souple, encourageant son utilisation même pour des infractions moins graves.
Enfin, le procureur détaille les raisons du recours à cette procédure. Au paragraphe 4, page 11, on trouve des précisions sur le mode de calcul de l'amende. L'enjeu dépasse largement ce seul élément. En effet, les faits retenus incluent des manquements qui, pour certains, sont prescrits. On a pris en compte les dernières années, mais une partie des infractions ne peut plus être poursuivie en raison de la prescription.
Par ailleurs, les irrégularités avaient déjà cessé dès 2020, grâce à des mesures de conformité mises en place par l'entreprise en lien avec les autorités administratives. La CJIP souligne aussi la coopération de la société avec les autorités. Le procureur considère ainsi que l'entreprise a pleinement collaboré avec les instances judiciaires et administratives.
Autre point notable : il est précisé qu'aucun risque sanitaire pour la population n'a été identifié en lien avec ces faits. Le lien de causalité entre les manquements au Code de l'environnement et une atteinte effective à l'environnement n'est pas établi avec certitude. Malgré cette incertitude sur les conséquences environnementales, et en l'absence d'impact sur la santé publique, la CJIP a été retenue comme une réponse appropriée.
L'ordonnance de validation du juge reprend ces éléments, en insistant sur l'absence de réitération des faits et sur la coopération volontaire de l'entreprise. Ces critères sont prévus par les circulaires de 2021 et 2023 et sont très proches de ceux appliqués aux CJIP en matière financière.
En ce qui concerne la justification du recours à la CJIP dans ce dossier, les motifs sont explicités dans la convention elle-même et s'alignent sur les principes définis dans ces circulaires.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Dans cette affaire, on constate la présence d'infractions au droit de la consommation. La fraude a été estimée à environ 3 milliards d'euros par le Service national des enquêtes, rattaché à la DGCCRF. Pourtant, l'amende infligée à la société dans le cadre de la CJIP s'élève à seulement 2 millions d'euros.
J'aimerais recueillir votre avis sur l'échelle des sanctions appliquées dans cette affaire. Vous semble-t-elle conforme aux pratiques habituelles ?
Par ailleurs, le droit de la consommation se prête particulièrement aux recours. Dans quelle mesure la CJIP protège-t-elle totalement la société contre d'éventuelles actions intentées par une association de consommateurs ou des consommateurs individuels sur ces faits ?
M. Nicolas Jeanne. - Lorsqu'on compare la CJIP environnementale à la CJIP financière, on est d'abord frappé par la faiblesse relative des montants : 2 millions d'euros contre plusieurs milliards pour la CJIP Airbus, par exemple. Cependant, il convient de noter que la CJIP Nestlé Waters est celle qui a donné lieu à l'amende d'intérêt public la plus élevée dans le domaine environnemental.
À mes yeux, le mode de calcul mérite de faire l'objet d'une discussion. Contrairement aux CJIP financières, les parquets spécialisés en matière environnementale ne disposent pas de lignes directrices aussi précises que celles du PNF. Ce dernier applique un modèle rigoureux, intégrant des facteurs majorants et minorants, dans une équation qui assure une certaine lisibilité. En matière environnementale, même si des circulaires existent pour orienter les décisions, l'approche reste plus floue.
En lisant la CJIP, on peut être surpris par l'absence de référence à l'autre mode de calcul possible, en cas de jugement. L'amende encourue aurait pu être déterminée soit par le quintuple de l'amende prévue par le texte (soit 1,5 million d'euros dans ce cas), soit par 10 % du chiffre d'affaires annuel. Or, le procureur d'Épinal ne mentionne pas cette seconde option. Ce manque de clarté peut donner l'impression d'une atténuation des sanctions, alors qu'il s'agit sans doute simplement d'un défaut de cadrage précis dans la méthodologie actuelle.
Enfin, je rappelle que la CJIP n'éteint l'action publique qu'à condition que les obligations imposées soient effectivement exécutées. À ce stade, celles-ci ne l'ont pas encore été, ce qui signifie qu'en théorie, des poursuites devant la juridiction correctionnelle restent possibles. Par ailleurs, même si cela s'avérait difficile devant le juge pénal, les consommateurs conservent la possibilité d'engager une action devant le juge civil pour obtenir réparation du préjudice. La loi Hamon prévoit également un mécanisme d'action de groupe, qui pourrait être mobilisé dans ce cadre.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je comprends que ce mécanisme peut être mobilisé tant que la CJIP n'est pas totalement exécutée.
M. Nicolas Jeanne. - Il faut distinguer les intérêts au pénal et les intérêts au civil. Sur le plan pénal, l'extinction de l'action publique ne peut intervenir que si les obligations prévues par la CJIP ont été entièrement exécutées.
Sur le plan civil, en revanche, la CJIP n'empêche en aucun cas une victime de saisir le juge pour réclamer une indemnisation.
M. Vincent Filhol. - L'article 41-1-3 encadrant la CJIPE renvoie aux dispositions générales de l'article 41-1-2, qui régit la CJIP financière. Ce texte précise que l'exécution des obligations prévues par la convention entraîne l'extinction de l'action publique. Toutefois, il rappelle également que cela ne fait pas obstacle au droit des victimes - à l'exception de l'État - de poursuivre la réparation de leur préjudice devant la juridiction civile.
Si cette procédure peut être contestée ou critiquée, il est important de souligner qu'elle n'empêche pas les victimes, qu'il s'agisse de consommateurs individuels ou d'associations, d'engager d'autres actions en réparation. D'ailleurs, dans l'affaire Nestlé Waters, une association n'a pas accepté de faire valoir son préjudice dans le cadre de la CJIP et a préféré agir sur d'autres fondements juridiques. À l'inverse, d'autres associations ont participé à la procédure tout en exprimant des réserves sur ses modalités.
Concernant la question du montant de l'amende, le texte prévoit une fixation proportionnée, en tenant compte des avantages tirés des manquements constatés. Or, la notion même de proportionnalité reste subjective, chacun pouvant l'interpréter différemment.
En matière financière, des lignes directrices précises permettent d'encadrer ce calcul avec des critères clairs, ce qui n'est pas encore le cas pour les CJIP environnementales. Cette absence de cadre normatif peut donner une impression de flou. Par ailleurs, bien que le texte mentionne un plafond de 30 % du chiffre d'affaires pour l'amende, il n'indique ni le chiffre d'affaires exact de la société concernée ni les détails du calcul effectué.
Dans cette affaire, l'amende de 2 millions d'euros, bien que plus élevée que celles des autres CJIP environnementales, peut paraître modeste au regard du poids économique du groupe concerné. Cette perception renforce la nécessité d'une meilleure pédagogie autour du dispositif.
Au-delà de ce dossier particulier, une réflexion plus large s'impose sur la manière d'améliorer la transparence des CJIP environnementales. L'expérience des CJIP financières montre que leur acceptation a progressé grâce à une meilleure explicitation des critères et à la mise en place de lignes directrices claires par le PNF. Un dispositif similaire pourrait être envisagé pour les CJIP environnementales, afin de renforcer leur lisibilité et leur légitimité.
Enfin, pour inscrire durablement ce mécanisme dans la politique pénale environnementale, il pourrait être pertinent d'inciter les parquets à détailler plus systématiquement le mode de calcul des amendes, à l'image du PNF. Être transparent, c'est aussi permettre la critique et le contrôle, conditions essentielles pour assurer la crédibilité et l'acceptabilité de ces mesures.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je m'interroge sur le processus décisionnel dans le cadre d'une CJIP, et plus précisément sur la manière dont les différentes parties interagissent avec le parquet. Comment cette négociation se déroule-t-elle concrètement ? Des échanges formels sont-ils menés avec les associations, la société concernée et d'autres acteurs impliqués ?
M. Vincent Filhol. - Le processus de négociation d'une CJIP environnementale s'apparente largement à celui d'une CJIP financière. À cet égard, les lignes directrices de 2023 apportent des précisions détaillées quant aux modalités d'interaction entre une entreprise et le parquet.
Dans ce cadre, la notion de « foi du palais » joue un rôle essentiel. Cette pratique permet aux avocats d'échanger avec les magistrats en dehors de la procédure formelle, favorisant ainsi un dialogue constructif. Si cette phase informelle n'est pas consignée dans le dossier, elle constitue néanmoins un élément central du processus, en particulier pour les CJIP. Celles-ci ne surgissent pas ex nihilo ; mais résultent d'une négociation préalable entre la personne morale et le parquet.
L'initiation d'une telle négociation peut prendre diverses formes. Dans certains cas, l'entreprise prend elle-même l'initiative de contacter les autorités et d'engager un dialogue, souvent en vue d'une mise en conformité et dans une démarche de coopération. Plus rarement, elle peut procéder à une auto-divulgation des faits avant même l'ouverture d'une enquête judiciaire - une pratique encouragée par le PNF, dans une logique de gestion du risque. Une telle démarche peut en effet permettre d'obtenir plus aisément une CJIP assortie de conditions plus favorables.
Toutefois, l'entreprise découvre dans la majeure partie des cas l'existence d'une enquête en raison d'une réquisition, d'une perquisition, d'une audition ou encore d'un article de presse. Elle peut alors décider d'engager des discussions avec le procureur. Le moment où la négociation devient officielle et où les éléments communiqués peuvent être versés au dossier suscite des débats entre le PNF et les avocats, car il implique un arbitrage entre transparence et protection des droits de la défense.
Le succès du PNF dans l'appropriation de la CJIP illustre la pertinence de ce dispositif. En sept ans, une vingtaine de CJIP financières ont été conclues. Malgré leur nombre limité, elles portaient sur des affaires significatives. Cette réussite tient à la relation de confiance établie entre les entreprises, leurs conseils et le parquet. De fait, la négociation d'une CJIP implique de nombreuses réunions et un dialogue approfondi, souvent dans un cadre moins solennel que celui d'une audience. Ce mode de discussion constitue une évolution notable de la culture judiciaire française, marquant une transition vers une justice négociée qui, en matière financière, s'est révélée particulièrement efficace.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Monsieur Jeanne, vous avez mentionné la notion d'indivisibilité comme un premier levier pour lutter contre la connexité artificielle. Auriez-vous d'autres recommandations à formuler ?
La CJIP a joué un rôle majeur dans l'affaire Nestlé Waters, suscitant de nombreux débats. À ce titre, avez-vous des suggestions à nous apporter ?
M. Nicolas Jeanne. - Je recommanderais de substituer à la notion de connexité celle d'indivisibilité. L'élargissement du champ des infractions pouvant être traitées dans le cadre d'une CJIP devrait reposer sur un concept impliquant l'interdépendance des infractions commises, c'est-à-dire que l'une n'aurait pu être réalisée sans l'autre. Ce critère ne me semble pas pleinement satisfait par la connexité.
Un autre point méritant une amélioration concerne l'absence de mesures de mise en conformité interne imposées aux entreprises dans le cadre d'une CJIPE. Aucun dispositif de ce type n'a été prévu. Cette lacune semble résulter d'une difficulté liée au renvoi textuel : l'article 41-1-3 du Code de procédure pénale, qui encadre la CJIP environnementale, renvoie à l'article 41-1-2 relatif à la CJIP financière. Ce dernier prévoit une peine complémentaire de mise en conformité, qui permet au procureur d'imposer certaines obligations à l'entreprise. Or, aucun renvoi n'est prévu dans le cadre de la CJIP environnementale. Il serait donc opportun d'étendre l'article 41-1-3 afin d'y inclure les mesures prévues par l'article 132-39 du Code pénal.
Par ailleurs, l'intérêt majeur d'une CJIP pour les entreprises relève dans le fait qu'elle leur évite l'exclusion des marchés publics. Or, dans le cadre des CJIP environnementales, une condamnation pour une infraction environnementale ne constitue pas un motif d'exclusion des marchés publics. Introduire une telle disposition constituerait un levier supplémentaire vis-à-vis des entreprises, en agissant directement sur leurs sources de revenus.
Enfin, il est essentiel de renforcer la motivation des décisions. La CJIP ne pourra être pleinement acceptée par l'opinion publique tant qu'elle ne bénéficiera pas d'une justification plus approfondie. Trop souvent, les magistrats validant ces conventions se contentent de reprendre les termes de la proposition initiale, sans réelle motivation substantielle. Une amélioration en ce sens me semble indispensable.
M. Vincent Filhol. - Le rapport du procureur général de 2022 formulait déjà de nombreuses recommandations en matière de CJIP environnementale, cette mesure étant considérée, deux ans après son entrée en vigueur, comme un dispositif efficace.
Le procureur général et les membres du groupe de travail proposaient notamment un renforcement de la formation des magistrats. Le droit de l'environnement est un domaine complexe, fragmenté, parfois mal rédigé, empruntant également au droit public et recelant une grande technicité.
Au-delà de cet enjeu de formation, il conviendrait d'améliorer la lisibilité des CJIP, éventuellement par voie de circulaire, afin d'harmoniser les pratiques. Contrairement au PNF, dont la compétence est bien établie, aucun parquet n'a aujourd'hui une autorité comparable en matière environnementale. Une évolution en ce sens pourrait être envisagée, à travers une extension de compétences ou la création d'un parquet national de l'environnement. En attendant, il serait pertinent d'adopter des lignes directrices sous forme de circulaires pour encourager les procureurs à clarifier les méthodes de calcul de l'intérêt public et à les expliciter au sein des CJIP. Il en va de même pour l'évaluation du préjudice écologique. L'idée d'une nomenclature, à l'image de celle utilisée pour le préjudice corporel, mérite d'être approfondie afin de garantir une certaine objectivité.
Un autre axe d'amélioration réside dans le suivi des programmes de conformité. Le rapport préconisait d'ailleurs la création d'une agence dédiée. Bien que la tendance actuelle ne soit pas à la multiplication des autorités indépendantes, il semble néanmoins pertinent de réfléchir à l'acteur qui pourrait piloter une véritable politique de conformité environnementale.
M. Laurent Burgoa, président. - L'office français de la biodiversité pourrait adopter ce rôle.
M. Vincent Filhol. - Bien que cet organisme joue un rôle clé, il ne peut être comparé à une autorité de régulation d'envergure, ce qui soulève la question d'un éventuel ajustement de son périmètre d'intervention.
Il conviendrait d'examiner d'éventuelles extensions de compétences du PNF et des instances européennes, en raison des liens existants avec la criminalité financière. Par ailleurs, la pratique de la CJIP, en particulier par le PNF, mérite d'être approfondie. Enfin, le droit des victimes demeure une question centrale. Il s'agirait de réfléchir aux moyens d'améliorer et de renforcer leurs droits, notamment en informant plus efficacement les associations sur le dispositif et en les impliquant davantage dans la CJIP, ce qui pourrait être précisé par voie de circulaire.
M. Laurent Burgoa, président. - Merci beaucoup pour cette audition, qui voit émerger quelques propositions d'évolutions législatives. N'hésitez pas à compléter vos propos par écrit. Ces compléments seront bienvenus.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 20.