Mardi 18 mars 2025

- Présidence de M. Simon Uzenat, président -

La réunion est ouverte à 16 h 00.

Audition de M. François Adam, directeur des achats de l'État au ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

M. Simon Uzenat, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête en nous penchant, après avoir longuement évoqué la question des collectivités territoriales la semaine dernière - nous aurons l'occasion d'y revenir -, sur la situation des achats publics de l'État.

Ses dépenses en la matière ont représenté pas moins de 51 milliards d'euros en 2023, pour les seuls marchés de plus de 90 000 euros hors taxes. L'État passe 20 000 marchés par an : c'est bien moins, en volume, que les collectivités territoriales, mais pour un montant moyen bien plus élevé et des opérations très souvent d'importance.

Nous avons le plaisir d'accueillir le représentant de l'État acheteur, M. François Adam, directeur des achats de l'État. L'audition du représentant de l'État prescripteur de normes en matière de commande publique, en la personne de la directrice des affaires juridiques des ministères économiques et financiers, aura lieu dans quelques semaines.

Je vous informe que cette audition est diffusée en direct sur le site du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite, monsieur le directeur, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François Adam prête serment.

M. Simon Uzenat, président. - La direction des achats de l'État (DAE) a plusieurs rôles : elle est acheteuse - c'est-à-dire qu'elle passe des marchés et, en conséquence, est confrontée au quotidien à la rigueur du droit de la commande publique -, mais elle est aussi pilote de la stratégie interministérielle d'achat de l'État.

Dans ce cadre, vous êtes à la tête d'un réseau d'experts de la commande publique qui irrigue tout l'État et ses établissements publics, et mettez à leur disposition un profil d'acheteur unique, la fameuse plateforme des achats de l'État (Place), dont les conditions d'exploitation ont récemment fait débat.

Nous serions donc très intéressés de vous entendre sur la manière dont vous vous assurez de l'efficacité des achats de l'État et garantissez leur suivi fin, à partir des données d'exécution que vous collectez.

Par ailleurs, la commande publique est désormais reconnue comme un puissant levier d'accélération des transitions écologique et sociale, ainsi que plusieurs modifications législatives l'ont souligné ces dernières années. Comment avez-vous intégré ces prescriptions et attentes à vos pratiques d'achat ?

Votre témoignage nous est précieux pour comparer les pratiques et difficultés rencontrées au niveau de l'État, au regard de celles que les collectivités territoriales peuvent affronter au quotidien en matière de commande publique, et identifier si les besoins de simplification ou d'évolution de la réglementation sont de même nature.

Je vous laisse la parole, avant que notre rapporteur, puis les membres de la commission d'enquête, ne vous interrogent.

M. François Adam, directeur des achats de l'État au ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Merci de votre invitation à intervenir devant cette commission d'enquête. Je vous propose de revenir brièvement sur les missions de la DAE - son positionnement, les principaux objectifs de la politique des achats de l'État, les outils de suivi - et de faire un point précis sur l'achat responsable.

La DAE est une direction d'administration centrale du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Créée sous sa forme actuelle en 2016 - une création plutôt récente dans le paysage administratif -, elle est placée plus particulièrement sous l'autorité de la ministre chargée des comptes publics.

La direction, qui compte une centaine d'agents, exerce plusieurs missions.

Première mission : le pilotage de la politique des achats de l'État. Ce pilotage n'inclut pas les marchés de défense ou de sécurité, qui relèvent pratiquement en totalité du ministère des armées - dont les achats courants sont néanmoins dans notre périmètre. Dans le cadre de cette mission, nous avons également un rôle d'animation - il importe de distinguer ce terme de celui de « pilotage » - des politiques d'achat des établissements publics de l'État. Je précise également que nous n'intervenons pas dans le secteur de la santé, la question majeure de l'optimisation des achats hospitaliers relevant de la direction générale de l'offre de soins (DGOS). Nous ne sommes pas non plus compétents pour mener des actions en direction du secteur public local. Le pilotage implique de fixer des orientations, de définir des stratégies d'achat par segment d'achat, d'établir des indicateurs de performance et de les suivre.

Deuxième mission : l'appui aux services acheteurs de l'État et de ses établissements publics. Cet appui passe notamment par le pilotage du système d'information des achats, dont la plateforme Place est, en effet, l'une des composantes. S'y ajoutent, en amont, l'application dite Appach, ainsi que d'autres composantes plus secondaires. Nous mettons aussi en oeuvre des programmes de formation des acheteurs, l'enjeu des compétences humaines étant très important.

Troisième mission : le rôle opérationnel. Nous réalisons directement certains achats mutualisés de l'État, au profit de tous les ministères et des établissements publics intéressés. C'est le cas, par exemple, pour la fourniture en énergie - avec une dépense de 1 milliard d'euros par an - ou encore pour certaines prestations informatiques, intellectuelles ou de maintenance immobilière. Par ailleurs, nous confions la réalisation de certains achats, sous notre contrôle, à l'Union des groupements d'achats publics (Ugap).

Dans l'exercice de ces trois missions complémentaires, nous nous positionnons d'abord comme une tête de réseau, en lien avec de nombreux interlocuteurs. Nous sommes en contact étroit et permanent avec tous les ministères, en particulier leurs responsables des achats, et avec les préfectures de région, dont chacune dispose d'une plateforme régionale des achats. Nous avons des relations avec les directions des achats des établissements publics de l'État, en nous concentrant sur les 200 plus grands d'entre eux, qui réalisent plus de 10 millions d'euros d'achats par an. Enfin, nous entretenons des liens avec les autres administrations intéressées par l'un ou l'autre des enjeux de la commande publique : je citerai bien entendu, au sein de notre ministère, la direction des affaires juridiques, la direction du budget, la direction générale des entreprises, la direction de l'immobilier de l'État, mais aussi le ministère de la transition écologique, pour le verdissement de la commande publique, ou les ministères sociaux, sur le volet social de l'achat responsable.

En tout cas, nous sommes réellement tournés vers l'interministériel, et nous nous consacrons autant au niveau central qu'au niveau déconcentré.

J'en viens aux trois principaux objectifs de la politique des achats de l'État : la maîtrise de la dépense, l'achat responsable et l'impact économique de la commande publique.

La maîtrise de la dépense constitue évidemment un enjeu permanent, encore plus dans le contexte budgétaire contraint que nous connaissons. Dans ce domaine, la massification de l'achat est un axe important de travail, d'où le développement des achats interministériels et, pour les achats plus spécialisés, celui de l'achat à grande taille à l'échelle ministérielle. Ce sujet revêt néanmoins d'autres aspects, sur lesquels je reviendrai au moment d'évoquer les indicateurs de performance.

L'achat responsable, cela a été évoqué, est un domaine dans lequel le législateur est intervenu à plusieurs reprises au cours de la dernière décennie, fixant des objectifs extrêmement ambitieux - le plus large et structurant figure à l'article 35 de la loi Climat et résilience, qui arrête une échéance au 22 août 2026 pour la généralisation des considérations environnementales et, sous réserve de certaines exceptions, sociales dans les marchés publics. S'y ajoutent des mesures plus sectorielles, par exemple sur l'économie circulaire, le verdissement des mobilités ou les achats de véhicules, la biodiversité, les plastiques à usage unique, entre autres. Je ne cite pas l'ensemble des textes, mais il existe aujourd'hui un corpus très exigeant en matière d'achat responsable. C'est clairement une priorité pour nous.

L'impact économique de la commande publique doit, enfin, être optimisé. Cela se décline en plusieurs axes complémentaires. Un premier sujet, ancien et récurrent, a trait au maintien à un niveau élevé des achats auprès des PME. Il faut également développer l'achat innovant, notamment en direction de l'écosystème des start-ups numériques. Enfin, un programme d'actions en matière d'impact des achats de l'État sur les filières industrielles françaises et européennes est en cours ; c'est un sujet sur lequel nous devons être vigilants. J'y reviendrai car vous nous avez interrogés par écrit sur cette question.

Nous devons atteindre ces trois objectifs, en respectant évidemment les deux fondamentaux de la démarche d'achat : la sécurité juridique - exigence permanente pour toutes nos procédures - et la réponse aux besoins opérationnels des administrations. Je préfère rappeler cette dernière dimension car, en réalité, l'enjeu n'est pas simple, compte tenu de l'évolution de ces besoins dans le temps, de la nécessité de s'y adapter et des circonstances particulières qui peuvent survenir selon les années - jeux Olympiques et Paralympiques, réponses aux urgences en outre-mer, notamment.

Ces deux fondamentaux méritent d'être réaffirmés de manière claire.

La politique des achats de l'État est structurée, depuis une dizaine d'années, autour d'indicateurs de performance, que nous publions et dont nous assurons le suivi, par exemple, dans notre rapport annuel ou dans les documents budgétaires rattachés au programme 218 « Conduite et pilotage des politiques économiques et financières » de la mission « Gestion des finances publiques ». Ces indicateurs de performance sont bien sûr cohérents avec les objectifs que j'ai mentionnés.

S'agissant de la maîtrise de la dépense, nous utilisons le concept de gain achat : pour un achat récurrent, nous comparons systématiquement le prix obtenu dans le cadre du marché le plus récent avec le prix précédent, corrigé de l'inflation, et nous regardons si nous avons obtenu un meilleur prix. Au cours des dernières années, nous arrivons à plus de 700 millions d'euros de gains achat par an sur l'État et les établissements publics. C'est autant de marge budgétaire dégagée.

S'agissant de l'achat responsable, nous nous attachons, dans cette période de préparation de l'entrée en vigueur de la loi Climat et résilience, à mesurer le nombre des marchés intégrant des considérations environnementales ou sociales. Les progrès sont substantiels : ainsi, en 2023, plus de 50 % des marchés de l'État en comprenaient ; en 2024, nous devrions dépasser un taux d'environ 70 % pour les considérations environnementales et d'environ 40 % pour les considérations sociales. Ces chiffres, encore provisoires, démontrent une bonne dynamique sur ce sujet de l'achat responsable - dynamique saluée dans un rapport public de décembre 2024 de la Cour des comptes.

S'agissant de l'impact économique de la commande publique, nous sommes capables de mesurer la part des dépenses d'achat dirigée vers les PME. En 2023, celle-ci représentait 27 % de la dépense totale - il s'agit d'un taux en valeur, et non en nombre de marchés. En 2024, nous devrions atteindre un niveau comparable. D'ailleurs, le fait que cet indicateur, certes élevé, soit relativement stable montre que des efforts peuvent sans doute encore être réalisés. Toutefois, notre situation est un peu différente de celle d'autres acheteurs publics, du fait des volumes que nous traitons sur certains segments. Prenons l'exemple des achats d'énergie : aujourd'hui, il n'y a pas réellement de PME capables de se positionner sur ce type de marchés. Nous sommes également capables de mesurer le pourcentage des dépenses d'achat vers les PME ou ETI innovantes : il atteint 9,6 % en 2023, dont 2,7 % vers les PME. Enfin, nous disposons d'indicateurs relatifs à l'impact sur les filières industrielles françaises ou européennes, mais je vous propose de ne pas développer ce sujet maintenant, du fait de sa complexité.

Cette description des principaux indicateurs que nous suivons de manière régulière n'est pas exhaustive - nous suivons aussi certains indicateurs sectoriels sur le champ de l'achat responsable, comme, par exemple, la part des achats de véhicules hybrides ou électriques dans le parc automobile de l'État. J'entends surtout illustrer le fait que la politique dont nous parlons est structurée autour d'indicateurs de performance explicites, qui se déclinent au niveau ministériel, voire à une échelle plus fine.

Ces indicateurs sont essentiellement produits à partir du système d'information des achats et du système d'information financier de l'État - l'application Chorus - qui a été paramétré pour permettre un suivi fin des dépenses d'achat. Il est ainsi possible de croiser les postes d'achats tels qu'ils sont intégrés dans la comptabilité de l'État et la nomenclature par missions, programmes et actions qui structure le débat budgétaire. Nous pouvons ainsi disposer de données très précises.

Le suivi est plus complexe, il faut le dire, pour les établissements publics, du fait de l'absence de système d'information commun. Nous devons donc demander, à chacun des 200 établissements que j'ai mentionnés, de nous transmettre leurs indicateurs de performance des achats, ce qui est plus lourd à gérer. C'est pourquoi, dans mon introduction, j'ai distingué notre rôle de pilotage dans le domaine relevant de l'État et d'animation sur celui des établissements publics, dont l'autonomie est réelle.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quel est le pourcentage en valeur des achats effectués par l'État auprès des entreprises françaises ? Vous avez évoqué 2,7 % pour les PME : cela me semble peu.

M. François Adam. - Ce pourcentage vaut pour les entreprises innovantes ; pour l'ensemble des PME, il s'élève à 27 %.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Si on ne facilite pas l'accès des start-up à l'achat public - essentiel pour leur développement -, celles-ci seront contraintes de partir à l'étranger.

Quel est le pourcentage de l'ensemble des achats qui leur est destiné ? Pouvez-vous nous indiquer quelle part va respectivement à l'industrie, aux PME et aux start-up ?

Quelles sont les principales rigidités du droit de la commande publique ? Comment favoriser l'achat local ?

Jusqu'à présent assurée par l'entreprise française Atexo, la gestion de Place, la plateforme des achats de l'État, a été confiée l'an dernier au groupe canadien CGI. Pourquoi un tel choix ? Quid de notre souveraineté en matière informatique ? Les données sont-elles cryptées ? Sont-elles stockées dans un cloud américain ? C'est un sujet économique sensible : de quelles assurances disposons-nous ?

M. François Adam. - La question sur l'origine géographique des fournisseurs renvoie à une question plus large : qu'est-ce qu'une entreprise française ? Pour y répondre, nous utilisons trois critères.

Premièrement, le pays d'installation - au sens juridique - du cocontractant de l'administration. Nous disposons systématiquement de cette information grâce au numéro Siret. En 2024, 99 % des entreprises cocontractantes de l'État étaient implantées en France ou dans l'Union européenne.

Ce critère présente toutefois des limites : les grandes entreprises internationales créent des filiales en France pour assurer leur développement dans notre pays. De plus, la nature de l'achat a son importance : ainsi, il convient de distinguer les services et les fournitures. Par exemple, les prestations des entreprises de maintenance immobilière sont naturellement exécutées sur le territoire. La question est plus délicate pour les fournitures : une entreprise française peut distribuer des produits assemblés à l'autre bout du monde.

Deuxièmement, qui contrôle les fournisseurs de l'État ? Le droit de la commande publique ne nous permet pas de répondre à cette question de manière générale. En revanche, nous savons que 70 % des plus gros fournisseurs de l'État sont des entreprises du CAC 40 ou contrôlés en majorité par des intérêts français.

Toutefois, ce deuxième critère a lui aussi ses limites : ce n'est pas parce qu'une entreprise est contrôlée par des capitaux français qu'elle produit en France. En effet, les stratégies des grandes entreprises françaises les ont conduites à adopter une approche internationale - ce dont nous pouvons par ailleurs nous féliciter.

Troisièmement, quel est le lieu effectif de production des fournitures achetées par l'État ? Là encore, le droit de la commande publique ne nous permet pas d'obtenir d'information générale. Mais, en croisant les données et en dialoguant avec les entreprises, nous savons par exemple où sont assemblées les différentes marques de véhicules et où sont produits les micro-ordinateurs achetés par l'État. Depuis deux ans, nous nous intéressons ainsi aux panneaux photovoltaïques et aux pompes à chaleur.

Cette tâche est difficile, car il faut chaque fois mener un travail spécifique, secteur par secteur. Cela dit, nous parvenons à réunir des informations pertinentes. En revanche, il nous est impossible d'établir une statistique générale quant au lieu de production.

Il faut donc combiner plusieurs approches présentant chacune leurs limites. Une entreprise juridiquement française n'est pas toujours contrôlée par des capitaux français et ne produit pas toujours en France. Inversement, il existe aussi des entreprises européennes qui produisent en France. Nous faisons face à de nombreux cas de figure, compte tenu de l'internationalisation des chaînes de valeur.

La plateforme Place est un système d'information du ministère de l'économie et des finances ; la direction des achats de l'État en assure la maîtrise d'ouvrage métier et s'appuie, pour les aspects techniques, sur l'Agence pour l'informatique financière de l'État (AIFE), qui est aussi un service de notre ministère. À l'instar de nombreux projets informatiques, au moins cinq prestataires différents assurent la gestion de cette plateforme. L'un de ces marchés, détenu par une entreprise française, arrive à échéance dans quelques mois ; c'est pourquoi une réflexion sur son renouvellement s'est engagée dès 2024. Il a été décidé de recourir à l'Ugap, c'est-à-dire à un contrat à disposition des acheteurs publics passé après une mise en concurrence par la centrale d'achat.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Cette offre vous était-elle spécifiquement destinée ?

M. François Adam. - Cette offre d'assistance à la dématérialisation peut être utilisée par différents acheteurs publics, dont l'État.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Est-ce donc l'Ugap qui a choisi le futur prestataire ?

M. François Adam. - L'Ugap a passé un marché après mise en concurrence et a choisi un titulaire, en l'occurrence l'entreprise CGI France.

Comme le prévoit le code de la commande publique, ce support peut être mobilisé sans mise en concurrence par les pouvoirs adjudicateurs : c'est une relation normale entre un acheteur public et une centrale d'achat.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'essaie de comprendre. Vous vous êtes donc tournés vers l'Ugap, qui a vous a fourni des recommandations. Y a-t-il eu une vraie mise en concurrence ? Vous avez recours à l'Ugap alors que vous êtes en mesure de passer un marché - sinon vous n'auriez pas 100 personnes à vos côtés.

M. François Adam. - L'Ugap est une centrale d'achat qui intervient pour l'ensemble des acheteurs publics, notamment au profit de l'État. Quand une offre contractuelle de l'Ugap semble répondre à nos besoins, nous n'avons pas de raison de lui faire concurrence en passant un marché sur le même sujet ; nous lui faisons confiance. L'offre a bien sûr été précédée d'une mise en concurrence. Nous aurions pu passer par un marché spécifique, mais le recours à l'Ugap nous a semblé le plus efficace.

CGI France n'est que l'un des prestataires intervenant sur l'application Place. L'entreprise est la filiale française d'un groupe canadien, CGI. CGI France est le onzième fournisseur de l'État. L'entreprise est chargée de préparer plusieurs évolutions de la plateforme et ne gèrera ni l'exploitation ni l'hébergement des données. Ainsi, elle n'aura pas accès aux informations sensibles, notamment les offres déposées par les entreprises, les documents de consultation étant publics. C'est une entreprise française qui est chargée de l'exploitation - sans doute le sujet le plus sensible.

M. Daniel Salmon. - Quelle est la consommation totale d'énergie de l'État ? Quel coût cela représente-t-il ?

Disposez-vous d'indicateurs ou de critères visant à valoriser la production d'énergies renouvelables ?

Un sujet avait fait débat : des vêtements pour l'armée, tels que les treillis, étaient produits en dehors de notre pays. Où en est-on aujourd'hui, alors que les enjeux de souveraineté et de défense reprennent toute leur place ?

Nous avons évoqué les achats de produits français, mais existe-t-il des critères tendant à favoriser les achats de produits fabriqués au sein de l'Union européenne, s'il n'est pas possible d'acheter français ?

M. François Adam. - L'achat de gaz et d'électricité par l'État et par 300 établissements publics représente une puissance totale de 7 térawattheures chaque année. Nos fournisseurs sont les grands énergéticiens français - EDF, Engie, TotalEnergies -, mais aussi une entreprise de taille moyenne adossée à une collectivité territoriale, Gaz de Bordeaux.

Ces achats sont extrêmement spécialisés, car le marché de l'énergie présente de nombreuses contraintes complexes.

Après avoir connu un pic en 2022 et en 2023, les prix de marché baissent actuellement : nous avons pu acheter de l'énergie jusqu'en 2026 à meilleur prix. L'évolution de la situation géopolitique est toutefois susceptible d'avoir des conséquences sur les prix du gaz et de l'électricité.

Les mécanismes d'achat de l'énergie permettent d'obtenir de la part des fournisseurs des garanties d'origine renouvelable d'une partie de l'énergie. C'est valable pour l'électricité, mais pas pour le gaz : la question s'est posée en 2024, mais recourir à des garanties d'origine pour cette énergie aurait entraîné un renchérissement des prix trop important. Toutefois, nous y aurons recours pour les contrats conclus au titre de la période 2028-2031, conformément aux dispositions de la loi Climat et résilience. Nous aurons toutefois à déterminer le calibrage de cette mesure, compte tenu de son impact sur les prix.

Nous avons également développé des stratégies d'achat au profit de plusieurs filières industrielles, dans la lignée des politiques de réindustrialisation et de souveraineté économique menées ces dernières années.

Dans ce domaine, le cadre juridique national et européen, qui repose sur le libre accès des entreprises aux marchés publics, offre peu d'outils. Il n'est pas possible de mobiliser explicitement et de manière générale une préférence européenne ou nationale pour l'attribution des marchés, même si quelques évolutions du droit européen se font jour ces dernières années ; je pense notamment au règlement pour une industrie « zéro net », dit NZIA (Net-Zero Industry Act) de juin 2024. Celui-ci n'est toutefois pas totalement entré en vigueur : nous attendons un acte d'exécution.

Le règlement porte sur un certain nombre de technologies, telles que les installations de production d'énergie renouvelable ou le nucléaire. En ce qui concerne les achats de l'État stricto sensu, il aura surtout un impact sur les installations d'énergie renouvelable. Il nous permettra d'agir plus explicitement : lorsque la Commission européenne aura constaté que les offres extra-européennes représentent plus de 50 % pour une technologie donnée, il sera alors possible d'imposer un pourcentage de 50 % d'offres issues de l'Union européenne.

L'application de ce mécanisme, très important, mais très ciblé, sera complexe, car il reviendra à la Commission européenne d'établir un constat préalable pour chaque marché ; l'État ou les acheteurs publics n'auront pas la main dans ce domaine. Cela dit, il s'agit d'une évolution non négligeable, à l'heure où une réflexion sur l'introduction d'une préférence européenne est désormais engagée. Le Gouvernement a montré son intérêt pour cette notion et la Commission européenne envisage pour la première fois de réfléchir à ce concept dans le pacte pour une industrie propre, présenté le 26 février dernier. Les esprits évoluent, mais les évolutions du droit sont encore peu nombreuses.

Dès 2023, le Gouvernement a souhaité que la DAE essaie de mobiliser des leviers indirects en faveur de plusieurs secteurs. L'acheteur public dispose en effet de réelles marges de manoeuvre lors de la définition des besoins, de la fixation des conditions contractuelles, des critères d'attribution ou des prix : il peut réfléchir en amont aux effets de la procédure et donc ouvrir le plus possible la procédure d'achat aux producteurs français ou européens.

Avec la direction générale des entreprises, nous menons depuis 2023 un programme sur plusieurs segments d'achats présentant un fort enjeu industriel : je pense aux véhicules électriques, aux installations de production d'énergies renouvelables, aux bornes de recharge électriques, mais aussi au textile ou à l'alimentation. Dans ces secteurs, les productions française et européenne font face à une forte concurrence internationale.

Nous procédons à une analyse très précise de l'offre disponible, réfléchissons à l'organisation contractuelle de nos achats et élaborons des stratégies d'achat, qui sont des documents techniques pour déterminer les conditions de lancement des futurs marchés de l'État. Cette démarche a donné de premiers résultats en 2024 pour les achats de véhicules. Pour les autres secteurs, il est encore trop tôt pour se prononcer.

À défaut d'un cadre juridique favorable, nous disposons de certaines marges de manoeuvre pouvant venir en appui de la politique de réindustrialisation. Bien sûr, d'éventuelles évolutions du droit constitueraient un levier d'action beaucoup plus puissant.

M. Simon Uzenat, président. - Comment procédez-vous pour aboutir à une définition fonctionnelle des besoins ? Dans votre présentation, vous évoquez les différentes directions intervenant dans l'acte d'achat. La question se pose aussi pour les collectivités territoriales, à une moindre échelle. Les plus importantes d'entre elles ont souvent identifié la nécessité de recentraliser la fonction achat. Compte tenu des volumes et des spécificités des achats de l'État, cet horizon apparaît quelque peu hypothétique, voire contreproductif. Cela dit, l'État se donne-t-il toujours les moyens d'interroger en permanence la réalité de ses besoins ? Je suis élu régional : je ne jette la pierre à personne, mais si vous prenez seulement en compte la parole de la direction acheteuse, celle-ci, aussi spécialisée soit-elle, trouvera toujours le moyen de justifier son besoin. Or, compte tenu de la fonction stratégique que vous exercez, vous avez les moyens d'interroger l'acte d'achat. Parfois, le bon achat consiste à ne pas acheter, à envisager des mutualisations ou à introduire de l'économie de la fonctionnalité. Quel rôle pouvez-vous jouer pour orienter cette stratégie ?

La professionnalisation de la formation est un axe absolument stratégique. De quels moyens disposez-vous et quelles sont les actions que vous pouvez mettre en oeuvre pour organiser la montée en compétences des différents acheteurs de l'État ? Vous avez indiqué que le système d'information intégré entre l'État et les établissements publics n'existait pas ; malgré tout, y travaillez-vous ? En effet, cela nous semble une condition absolument nécessaire pour garantir l'effectivité du pilotage et du contrôle.

Pouvez-vous nous donner quelques éléments relatifs aux actions menées en faveur des filières industrielles ?

Vous avez évoqué l'allotissement comme l'un des moyens favorisant l'accès des TPE et des PME à la commande publique. Or d'autres outils existent, à l'instar des groupements momentanés d'entreprises. L'État intègre-t-il ces dispositions dans ces marchés ? Informe-t-il suffisamment en amont les opérateurs pour que ces derniers puissent disposer du temps nécessaire pour se préparer ?

Ma dernière question porte sur les outre-mer, qui font face à des besoins spécifiques, voire considérables à Mayotte. Comment la DAE s'est-elle mobilisée ? Avez-vous mis en oeuvre des stratégies d'achat exceptionnelles ? Dans quel délai ? J'ai beaucoup échangé avec les acteurs de terrain, qui ressentent bien plus que de l'insatisfaction. Comment l'État peut-il améliorer davantage son action pour mieux répondre aux besoins de la population ?

M. François Adam. - Nous procédons systématiquement et de manière approfondie à une définition des besoins lors d'une procédure d'achat - c'est le cas aussi lors d'un renouvellement. Souvent, cette phase de réflexion est assez difficile : les marchés gérés par la DAE étant mutualisés, nous faisons face à des ministères exprimant des besoins légèrement différents, compte tenu des particularités de la mission qu'ils exercent. Or il est toujours préférable d'aboutir à une certaine standardisation du besoin et des périmètres suffisamment larges pour obtenir de bons prix.

Nous travaillons actuellement à la définition d'un besoin qui n'avait pas encore été traité de manière générale, mais qui est important dans le cadre de la politique d'achat responsable : l'achat de véhicules d'occasion. Jusqu'à présent, l'État achetait surtout des véhicules neufs. Or la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, dite loi Agec, et ses décrets d'application fixent un pourcentage minimal d'acquisition de véhicules issus du réemploi, et donc des véhicules d'occasion.

Pour le moment, les achats de véhicules d'occasion étaient sporadiques. Nous avons donc entamé une réflexion sur le sujet, en commençant par une phase d'évaluation : ce n'était pas une mince affaire, car les besoins des différents ministères ne sont pas exactement équivalents. En outre, les performances et le coût d'entretien de ces véhicules ne sont pas les mêmes que ceux des véhicules neufs. Après plusieurs mois d'un dialogue approfondi, nous venons seulement d'aboutir à un projet de stratégie d'achat.

Nous avons accompli le même effort de standardisation en matière d'équipement micro-informatique, alors que les marchés de l'État ont été renouvelés récemment dans ce domaine.

J'en viens à la professionnalisation. Nous avons créé plusieurs modules de formation, car la fonction d'achat revêt à la fois une dimension juridique, mais aussi des aspects tenant à la relation avec les fournisseurs, à l'exécution financière des marchés et aux enjeux liés à l'achat responsable. Ces formations, opérées par l'Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE), sont ouvertes à tous les ministères. Développer des formations tenant compte des enjeux environnementaux de l'achat public est l'un des axes de travail important pour les années à venir. Ainsi, nous créons cette année des formations certifiantes à l'achat responsable ; nous souhaiterions que d'ici trois à quatre ans tous les acheteurs de l'État aient pu suivre l'une d'entre elles au moins une fois.

C'est un sujet complexe, car le turnover n'est pas négligeable dans ces métiers ; il faut alors former les nouveaux entrants. En outre, il n'existe ni formation initiale ni corps spécifique pour les fonctions d'achat. Dans ce domaine, la professionnalisation des agents publics se fait non pas au début, mais en cours de carrière. Nous nous efforçons de leur proposer une offre de formation continue, même si c'est parfois complexe à organiser : il faut du temps, des crédits et les formations de quelques demi-journées ou quelques jours ne sont pas l'équivalent d'une formation de plusieurs mois. Quoi qu'il en soit, notre priorité va à la professionnalisation des achats.

Malgré tout, je tiens à souligner les progrès importants constatés au cours de la dernière décennie. Au niveau central, les ministères ont réellement regroupé leurs fonctions achats dans des services ou directions dédiés atteignant une taille critique, ce qui facilite le développement de compétences et la gestion du turnover. Il faut ajouter à cette évolution le rôle des plateformes régionales des achats, placées auprès de chaque préfet de région. La bonne organisation contribue donc, aussi, à la professionnalisation.

En matière de système d'information, un élément important figure dans une disposition législative votée par le Sénat en juin 2024. L'article 4 du projet de loi de simplification de la vie économique prévoit l'utilisation obligatoire de l'application Place par tous les établissements publics de l'État d'ici à 2028. Cette évolution permettra d'avoir un système unique pour la publication des consultations, dont pourront être tirées certaines informations en matière de suivi.

Sur la phase amont - programmation, préparation des projets d'achat et gestion des procédures -, à ce stade il n'est pas prévu d'étendre l'application Appach aux établissements publics. Même si, idéalement, c'est ce qu'il faudrait faire, une telle évolution demanderait des investissements informatiques difficilement finançables à court terme dans le contexte budgétaire actuel. Je ne peux pas vous fournir un chiffre exact pour ces dépenses, mais nous avons fait une étude sur le sujet et nous pourrons vous apporter des réponses par écrit.

S'agissant des filières industrielles, nous pourrons vous donner des éléments pour 2024 pour les achats de véhicules. Je n'ai pas non plus les chiffres précis en tête, mais la quasi-totalité des véhicules achetés par l'État ont été assemblés en Europe. Cela découle, de manière indirecte, de l'application d'un critère environnemental, une circulaire de la Première ministre de novembre 2023 ayant introduit des limites de poids pour les véhicules.

Nous essayons systématiquement de prendre en compte la question de l'accès des PME au moment d'élaborer des stratégies d'achat. Nous regardons si l'organisation du support contractuel est favorable, ou non, à ces entreprises. Par exemple, sur les marchés de maintenance immobilière - qui incluent le nettoyage -, nous considérons en général qu'il faut éviter de passer les marchés au niveau national et nous nous organisons pour pouvoir le faire au niveau régional, sachant que les plateformes régionales des achats les découpent souvent, à leur tour, en plusieurs lots.

Vous m'avez interrogé sur les efforts à faire pour valoriser la possibilité offerte par les groupements momentanés d'entreprises. Je ne suis pas en mesure de vous répondre spécifiquement sur ce point.

La situation des outre-mer est tout à fait particulière. Les besoins des administrations de l'État n'y sont pas tellement différents de ceux que nous constatons en métropole. Mais ce n'est pas le cas du tissu de fournisseurs. Certaines entreprises n'interviennent pas dans ces territoires, et les situations des entreprises locales sont très variables, selon les lieux et les segments. Nous sommes conscients que des progrès peuvent être réalisés dans ce domaine : assez souvent, les administrations de l'État ont du mal à répondre à leurs besoins opérationnels, notamment du fait de difficultés à se faire livrer. Nous avons donc renforcé notre offre d'appui à ces territoires depuis 2024, mais c'est un axe de progrès.

Sur le cas particulier de Mayotte, la question de ce que l'État souhaite mettre à disposition des administrations, des collectivités et des populations pour répondre à la situation relève de la gestion de crise, dont le ministère de l'intérieur est principalement responsable. Nous sommes donc intervenus en appui pour proposer des supports contractuels disponibles de nature à répondre de manière urgente aux besoins identifiés. Nous avons également mobilisé l'Ugap, qui a pu répondre à certaines demandes des ministères.

Dans une situation de cette nature, il ne peut être question de lancer des procédures formalisées, qui prendraient plusieurs mois : il faut donc mobiliser des supports contractuels déjà existants, puis régler la question du transport. Notre action s'est concentrée sur ce point ; nous ne sommes intervenus ni sur l'expression des besoins ni sur la définition de la volumétrie de l'intervention de l'État. Nous ferons un retour d'expérience pour vérifier si, tous ministères confondus, nous disposons des bons supports contractuels pour faire face à des situations d'urgence.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 25.

La réunion est ouverte à 17 h 25.

Audition de M. Jean Deguerry, président du conseil départemental de l'Ain, représentant l'Assemblée des départements de France

M. Simon Uzenat, président. - Mes chers collègues, nous reprenons, avec cette deuxième audition de la journée, les discussions avec les représentants des collectivités territoriales, que nous avons commencées la semaine dernière avec les représentants du bloc communal et des régions. Aujourd'hui, nous nous intéressons à l'échelon départemental, une catégorie de collectivités extrêmement importante au regard des politiques d'investissement et d'achat.

Qu'il s'agisse de leurs compétences en matière de collèges ou de voirie, les départements font face, comme les autres collectivités, à la complexité des règles qui régissent la commande publique. Nous souhaitons donc échanger avec vous sur les problèmes auxquels vous êtes confrontés et savoir si vos besoins se rapprochent de ceux qu'expriment les régions et le bloc communal.

Monsieur Jean Deguerry, nous sommes très heureux de vous accueillir. Vous présidez le conseil départemental de l'Ain et représentez aujourd'hui l'Assemblée des départements de France (ADF).

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête,
M. Jean Deguerry prête serment.

Nous partageons avec le rapporteur la volonté d'aller au-delà des idées reçues sur la commande publique et de ne pas nous borner aux constats, souvent très généralistes, auxquels elle donne lieu. Le Sénat représente les collectivités territoriales. Nous voulons donc nous appuyer sur l'expertise des élus de nos territoires pour formuler des recommandations de simplification ou d'évolution de la réglementation sur des points précis.

C'est pourquoi j'aimerais que vous nous présentiez des exemples emblématiques des difficultés - d'ordre juridique, économique ou administratif - que vous avez rencontrées dans le cadre de votre mandat, ou dont vous avez été informé, à propos d'autres départements, au sein de l'ADF. Ces difficultés peuvent concerner aussi bien la passation que l'exécution.

Après votre propos liminaire, le rapporteur vous posera des questions, puis je laisserai la parole à nos collègues.

M. Jean Deguerry, président du conseil départemental de l'Ain, représentant l'Assemblée des départements de France. - Merci de permettre aux départements de France de s'exprimer sur un sujet dont les enjeux sont très importants, non seulement pour nos départements et pour toutes les collectivités, mais aussi pour l'économie française.

Pour les départements, la commande publique est avant tout un levier de développement économique des territoires, comme chacun l'aura compris. Si vous le permettez, je parlerai en priorité des actions que nous avons mises en place dans mon département de l'Ain, avant d'exposer dans un second temps les ressentis qui s'expriment au sein de l'ADF. Mais je rappellerai tout d'abord que les achats des départements, qui stagnent depuis 2023, accusent un net repli de 10 % au premier semestre 2024, en lien direct avec leurs difficultés financières. Chacun sait que les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) diminuent. Parallèlement, on constate un effet ciseau des dépenses et des recettes et, surtout, le poids croissant des allocations individuelles de solidarité (AIS), qui plombent les budgets des départements, sans parler de l'évolution des prix des matières premières.

Les marchés de travaux des départements, en lien avec leurs compétences, concernent majoritairement le gros oeuvre, c'est-à-dire les travaux de voirie - dans le seul département de l'Ain, on compte 4 500 kilomètres de routes et 1200 ponts à entretenir -, la construction et la réhabilitation des collèges ainsi que l'aménagement d'infrastructures et de réseaux. Sur ce dernier point, je pense bien sûr à la fibre optique, dont l'impact a été très lourd sur les marchés conclus par les départements en 2022 et en 2023.

Je rappelle que le département de l'Ain, qui se trouve à seulement deux heures de TGV de Paris, se situe entre Lyon et Genève. Nous avons pour voisins le canton de Genève en Suisse et, s'agissant des départements français limitrophes, la Savoie, la Haute-Savoie, l'Isère, le Rhône, la Saône-et-Loire et le Jura. L'Ain est l'un des premiers départements industriels de France en termes d'emploi salarié. Nous sommes depuis longtemps soucieux d'agir aux côtés des entreprises, car elles créent des emplois et de la richesse et apportent du dynamisme à nos territoires.

Ainsi, nous avons pensé dès 2016 à améliorer l'accès des entreprises à la commande publique. Avec l'accord et le concours des organisations professionnelles et interprofessionnelles, nous avons créé un outil au service des entreprises aindinoises, baptisé « Pacte PME » et destiné à leur faciliter l'accès à la commande publique.

Ce « pacte PME » a été conçu pour assouplir, simplifier et rattraper. Le premier axe a été de privilégier le recours à la procédure adaptée -chaque fois que cela était possible. La procédure adaptée ne doit pas dépasser certains seuils, qui diffèrent selon qu'il s'agit de travaux ou d'achats de fournitures et de services. La procédure formalisée correspond à des montants plus importants. Chaque fois que cela est juridiquement possible, nous privilégions la procédure adaptée, qui offre des avantages en termes de négociation et de réduction du formalisme procédural.

Afin de faciliter la remise des candidatures par les entreprises, le département a intégré un formulaire simplifié intitulé « Candidature, attestation et capacités » au dossier de candidature que nous envoyons. Celui-ci suffit à répondre à l'ensemble des obligations imposées par la réglementation en vigueur sans que le candidat ait à transmettre les formulaires officiels - DC1 et DC2 - ou d'autres documents. Il présente également l'intérêt de contenir les attestations nécessaires et d'éviter ainsi aux entreprises d'avoir à compléter ultérieurement leur dossier. Cela facilite grandement l'accès des PME à nos marchés.

Ensuite, nous avons mis en place un dispositif que l'on appelle « Dites-le-nous une fois », par lequel, conformément à la réglementation, nous nous engageons à ne pas exiger des candidats la fourniture des documents et renseignements relatifs à leur candidature qui nous ont déjà transmis dans le cadre d'une précédente consultation et qui demeurent valables. On sait très bien que la transmission de ces documents représente un travail important et que les PME ne disposent pas nécessairement des ressources humaines nécessaires. Ces démarches constituent une perte de temps pour ces entreprises et sont susceptibles de les décourager de répondre à des appels d'offres.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pour quelle durée ?

M. Jean Deguerry. - Nous étions partis sur un an, la première fois.

Il peut arriver que nous recevions un dossier dans lequel il manque un formulaire. Nous accordons une seconde chance dans ce cas. Le code de la commande publique permet, sans l'imposer, aux acheteurs publics de demander aux candidats ayant remis un dossier de candidature incomplet de régulariser leur situation en produisant les documents absents. Le département de l'Ain recourt systématiquement à cette possibilité pour éviter de d'écarter un candidat en raison de l'absence d'un seul document, exception faite, bien évidemment, des cas où l'offre est irrégulière et devra donc être éliminée.

Par ailleurs, afin que les attentes du département soient appréhendées le mieux possible par les entreprises, et surtout afin de limiter le nombre d'offres incomplètes ou insatisfaisantes, nous nous engageons à mettre à disposition, dans les dossiers de consultation, un cadre de mémoire technique et environnemental comportant les différentes rubriques à compléter pour la présentation de l'offre. Tout le monde reçoit donc le même cadre à remplir, ce qui permet d'éviter les oublis.

De plus, nous n'exigeons des candidats que les documents et informations indispensables techniquement et juridiquement. Un exemple tout simple : il sera demandé à un candidat de transmettre uniquement les fiches techniques des produits stratégiques, et non pas celles de l'ensemble des produits visés dans le cahier des clauses techniques particulières (CCTP), ce qui permet aux PME de fournir une réponse moins lourde plus rapidement, ce qui est très apprécié.

Nous recourons également à la négociation, dans une logique de droit de rattrapage pour les offres. Sauf exception liée principalement à des plannings contraints, le département se réserve la faculté de négocier dans le cadre des procédures adaptées et, dès lors que la réglementation ne s'y oppose pas, permet aux entreprises de régulariser leurs dossiers d'offre afin, là encore, d'éviter qu'une entreprise susceptible d'être retenue ne soit écartée pour des raisons formelles.

Le recours à l'allotissement nous semble important afin que personne ne soit laissé de côté. L'allotissement est le gage d'un large accès des PME à la commande publique. Le département de l'Ain poursuit son engagement à maintenir, dans tous les domaines d'achat, le principe d'un allotissement par corps de métier ou par secteur géographique.

S'agissant des critères de jugement des offres, les consultations lancées par le département respectent les principes érigés par la réglementation et la jurisprudence pour attribuer un marché à l'offre économiquement la plus avantageuse. Selon la complexité des prestations, le département retient une pluralité de critères dont la pondération est proportionnée aux particularités du marché. Ladite pondération ne doit pas conduire à retenir immanquablement le moins-disant, dont l'offre n'est pas toujours la plus avantageuse - nous avons pu nous en rendre compte.

Dès lors, le département s'engage, autant que possible, à donner une importance particulière aux critères techniques, de manière à retenir l'offre économiquement la plus avantageuse, c'est-à-dire non pas la moins-disante, mais la mieux-disante. Ainsi, pour les marchés de travaux d'une importance significative, la pondération du critère du prix sera inférieure ou égale à 50 %. Dans l'Ain, nous avons choisi depuis 2017 d'attribuer au critère du prix un coefficient de 40 % seulement et au critère de la note technique une pondération de 60%.

Je rappelle que ces critères et leurs pondérations sont mentionnés dans l'avis d'appel public à la concurrence et dans le règlement de consultation. Tout est clair et transparent.

Bien évidemment, nous tenons compte de l'enjeu du développement durable. Nous nous engageons à intégrer dans nos marchés des clauses environnementales permettant aux entreprises d'initier une transition soutenable pour tous les acteurs. Dans le département de l'Ain, la filière bois est très importante : lorsqu'un chantier de construction utilise beaucoup de bois, nous exigeons qu'il s'agisse de bois local. Nous faisons également attention au type de véhicules fournis, à l'éloignement du chantier ou au type de matériel utilisé sur les chantiers. Tous ces éléments entrent aussi en ligne de compte.

Les clauses sociales sont elles aussi importantes. Le seuil minimal pour intégrer une clause sociale à un marché de travaux est fixé à 90 000 euros hors taxes. La clause sociale recouvre différents critères, mais nous favorisons les entreprises qui emploient des apprentis, car il faut donner une chance à ces jeunes d'être embauchés. Le volume d'heures d'insertion est calculé sur la base de 5% du volume horaire total du marché.

Nous favorisons la transition vers la numérisation de la commande publique, sans pour autant exiger la signature électronique des offres au stade du dépôt des plis dès lors que la réglementation ne l'impose pas. Les acheteurs semblent s'être appropriés la plateforme de dématérialisation des marchés publics mise à leur disposition : 300 acheteurs publics du territoire l'ont utilisée, soit 75% de nos acteurs publics, puisque le département de l'Ain comporte 395 communes et 14 établissements publics de coopération intercommunale (EPCI).

La mise en place et la mise à jour, sur le site www.ain.fr, d'un calendrier prévisionnel de nos achats, constitue une autre initiative très appréciée des entreprises, car elle favorise l'anticipation des procédures. Les entreprises disposent ainsi de davantage de temps pour travailler sur la qualité de leur offre et pour se documenter, mais aussi pour se rassembler en groupement.

J'en viens à un point important pour les entreprises : l'action au niveau financier. Afin d'alléger les charges financières qui pèsent sur les PME en début d'exécution des marchés publics, l'aide au démarrage des travaux peut représenter jusqu'à 30% du prix. Ces avances concernent tous les marchés d'un montant supérieur à 50 000 euros hors taxes et ayant une durée d'exécution supérieure à deux mois.

Venons-en aux résultats de ces actions. Au début de 2023, des entreprises aindinoises ont été retenues dans 52 % des marchés conclus par le département, contre 41 % avant la mise en place de ces mesures. Ce plan d'action a permis de porter la part de marché des entreprises locales dans le volume financier global de ces marchés à 70 %, contre 47 % auparavant. Je ne dispose pas de chiffres au-delà de 2023, mais il s'agit d'une réussite.

Le département de l'Ain a pris d'autres initiatives pour soutenir l'économie locale, bien que la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) ait supprimé la compétence économique des départements.

Comme je l'ai déjà indiqué, compte tenu de l'importance de l'industrie dans l'Ain, qui la chance d'être encore un département dynamique-, nous enregistrons chaque année depuis 15 ans 6 000 nouveaux habitants, qui créent des besoins en matière de collèges, de logements, d'infrastructures de toutes sortes, ce qui oblige aussi nos communes à investir. À ce titre, je souhaite évoquer cinq exemples illustrant de manière probante les raisons pour lesquelles le département a choisi de garder cette compétence économique.

Tout d'abord, le département de l'Ain a maintenu le Pacte des territoires - la contractualisation -, qui n'est pas obligatoire, comme vous le savez, puisqu'un tiers des départements aujourd'hui n'y recourent plus, soit par choix politique, soit par manque de moyens financiers. Il s'agit d'un formidable levier pour nos collectivités et nos entreprises. Nous versons ainsi chaque année aux communes et intercommunalités 22,5 millions d'euros, qui génèrent plus de 172 millions d'euros de travaux. Or les communes font en général travailler, quand elles le peuvent, les entreprises locales, avec des retombées intéressantes pour l'économie et pour l'emploi.

Face à une demande importante de logements sociaux, nous avons mis en place deux Assises du logement pour relancer la production de logements sociaux. Je rappelle que l'Ain, proche de Lyon et de Genève, attire 6 000 nouveaux habitants chaque année, ce qui suscite un besoin évident de logements sociaux. Comme vous le savez, un Français sur deux est éligible à un logement social. J'ouvre une parenthèse : le terme de logement social fait souvent peur aux maires. Or, ces logements ne sont pas réservés à des personnes sans emploi.

Troisième exemple : l'aide à l'immobilier d'entreprise. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une compétence des départements, la région Auvergne-Rhône-Alpes nous a autorisés à l'exercer. Nous avons ainsi pu soutenir, de 2017 à 2023, 181 projets pour 12 millions d'euros d'aides. Bien souvent, la construction ou l'agrandissement d'entreprises bénéficie aux acteurs économiques locaux, et surtout aux entreprises locales. Le contexte budgétaire nous a toutefois conduits à mettre un terme à ce dispositif, qui nous coûtait environ 1,5 million d'euros chaque année, au 1er janvier 2025.

Quatrième exemple : les investissements au profit du service départemental d'incendie et de secours (Sdis). Lors de mon élection, en 2017, le mauvais état de nos casernes, de notre parc de véhicules et de nos matériels a inspiré le plan « Ambitions Pompiers 01 », qui représente 6 millions d'euros par an pour les seuls investissements : reconstruction et réhabilitation de casernes, reconstitution d'un parc de véhicules récents, etc. Ces commandes du département ont bénéficié aux entreprises aindinoises. En 2022, j'ai décidé de reconduire ce plan, qui court jusqu'en 2026, pour 30 millions d'euros d'investissements une seconde fois. Dans ce cadre, nous avons construit six casernes nouvelles et en avons réhabilité neuf autres, parallèlement au renouvellement du parc de véhicules.

Le dernier exemple que je souhaitais partager avec vous est le plan collèges 2018-2024. Il nous a permis de construire deux nouveaux collèges, une extension dans le pays de Gex ainsi que quatre réhabilitations et restructurations ailleurs. J'espère que nos moyens nous permettront de mener à son terme la reconduction de ce plan, décidée en 2024, à l'échéance de 2030.

Le pacte départemental pour faciliter l'accès des PME à la commande publique, dont j'ai parlé tout à l'heure, s'est mis en place en concertation avec la Fédération du bâtiment et des travaux publics (FFB), la Confédération de l'artisanat et des petites entreprises (Capeb), la Chambre nationale de l'artisanat, des travaux publics, des paysagistes et des activités annexes (CNATP), le Mouvement des entreprises de France (Medef) et la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Chaque année, nous faisons le point sur sa mise en oeuvre et prenons, dans le respect de la réglementation, les mesures nécessaires pour améliorer les choses, dans un esprit de proximité avec nos entreprises, qui garantissent le développement et la richesse des territoires.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quelle serait la principale mesure de simplification à prendre pour mieux accompagner les départements, à l'avenir, dans la passation et l'exécution de leurs marchés publics ? Par quels leviers pourrait-on, à votre avis, mieux inciter nos PME et nos TPE à répondre aux appels d'offres ?

M. Jean Deguerry. - Le levier déterminant est l'allègement des procédures, bien sûr. Les ressources humaines des TPE et des PME ne leur permettent pas nécessairement de répondre aux appels d'offres. Les très grandes entreprises remportent une proportion élevée de marchés, alors que l'emploi, a fortiori en milieu rural, se trouve dans les PME et les TPE ! Or les grandes entreprises auront toujours du travail. Dans notre département rural, la situation de l'emploi serait catastrophique sans les PME !

Il faut donc encourager ces dernières à répondre aux appels d'offres, ce qui suppose d'alléger les procédures. Le dispositif « Dites-le-nous une fois » a un impact considérable. Compte tenu de la quantité de travaux lancés chaque année, s'il fallait nous adresser quatre ou cinq fois les mêmes pièces, les entreprises n'en pourraient plus ! C'est une perte de temps et d'argent qu'il faut prendre en compte, sans parler de la nécessité d'éviter de décourager les entreprises.

Il ne se passe pas une semaine sans que je visite une entreprise. À chaque fois, les chefs d'entreprise me disent qu'une pause normative est nécessaire. Dans les exploitations agricoles, le discours est le même. S'il l'on fait confiance aux chefs d'entreprise, ils créeront de la richesse. Le département de l'Ain a la chance d'avoir une agriculture de qualité : 14 appellations d'origine contrôlée (AOC), appellations d'origine protégée (AOP) et indications géographiques protégées (IGP). Nos producteurs et nos éleveurs étant trop nombreux à ne pas parvenir à vivre de leur travail, nous avons créé en 2017 la plateforme Agrilocal, comme une quarantaine d'autres départements. En termes de chiffre d'affaires, notre plateforme est, depuis 2018 ou 2019, la première de France. Elle a permis de sauver nombre de petits producteurs, qui peuvent désormais vendre leurs produits au juste prix. Nous avons attribué aux collèges une contribution financière supplémentaire pour que ces produits figurent aux menus de nos cantines scolaires.

Ce processus est doublement vertueux : nos enfants découvrent des produits que leurs parents n'ont parfois pas l'habitude d'acheter et l'on fait vivre nos petits producteurs, ce qui évite le développement des friches agricoles. Nous faisons donc en sorte d'aider à la fois nos entreprises industrielles et artisanales, mais aussi notre agriculture et la filière bois, comme je le disais tout à l'heure, à travers les critères environnementaux.

M. Michel Canévet. - Le département de l'Ain a pris des mesures très avancées ! Je suis d'accord avec votre réflexion sur le terme de « logement social ». Pour ma part, j'utilise celui de « logement locatif public », qui clarifie les choses et évite de stigmatiser les personnes.

À quel niveau le seuil de mise en concurrence devrait-il être réévalué ?

M. Jean Deguerry. - Je pense qu'il faudrait le porter à 200 000 euros, peut-être même à 250 000 euros. Il faut tenir compte de l'augmentation des prix des matériaux et de la hausse des salaires. Il s'agirait d'une mesure de bon sens, et gratuite de surcroît, comme celles que nous avons mises en place dans l'Ain.

M. Michel Canévet. - Nous pourrions revenir aux seuils européens...

M. Dany Wattebled. - Il faudrait mettre un terme à la surtransposition...

M. Paul Vidal. - Indépendamment des seuils, les artisans et les PME éprouvent des difficultés à monter les dossiers requis par les appels d'offres, pour des raisons liées à leurs ressources humaines. Il s'agit d'un frein important. Les grosses structures organisent la concurrence entre elles, n'ayons pas peur de le dire. Pendant plus de dix ans, j'ai présidé un syndicat d'énergie et je peux témoigner des difficultés que nous rencontrions.

Si le formalisme procédural diminue, il devient possible de faire travailler des entreprises plus petites, avec parfois des prix moins élevés, ce qui constitue une bouffée d'oxygène pour l'économie locale et l'emploi dans le territoire. Lorsqu'une petite entreprise remporte un marché, les conséquences sur l'économie locale sont autrement plus consistantes que si le vainqueur est une multinationale, dont les personnels vivent loin du lieu d'exécution du marché.

M. Dany Wattebled. -Les organismes chargés du recouvrement des cotisations sociales et l'administration fiscale disposent de fichiers centralisés. Il faudrait donner aux acheteurs la possibilité de les interroger plutôt que de demander aux entreprises de fournir de multiples attestations !

Mme Karine Daniel. - Vous avez parlé de l'approvisionnement local. Êtes-vous engagés dans des démarches de mutualisation avec d'autres collectivités, partenaires ou opérateurs ?

M. Jean Deguerry. - Absolument. Avec les intercommunalités et les grosses communes qui le souhaitent, nous mutualisons, entre autres exemples, nos achats et nos commandes d'énergie. Nous avons procédé ainsi avec le syndicat d'électricité, ce qui a permis d'aider beaucoup de communes face à la hausse des prix de l'énergie.

Les PME ne sont attributaires que de 27 % des montants des marchés publics, contre 44 % pour les grandes entreprises, alors que les PME représentent 99 % des entreprises et près de la moitié des emplois. Ces chiffres parlent d'eux-mêmes.

Les solutions émergent lorsque l'on se rencontre et que l'on échange. La convention signée ce matin entre l'ADF et le Medef - une première ! - permettra de faire régulièrement remonter des informations entre nos structures et nous ne manquerons pas de les transmettre aux parlementaires. Les départements, qui sont à l'origine de nombreux investissements -104 millions d'euros dans l'Ain -, ont des relations directes avec les chefs d'entreprises de leur territoire. Il est nécessaire de prendre leur pouls en permanence.

M. Simon Uzenat, président. - Qu'en est-il de la mise en oeuvre du plan national pour des achats durables (Pnad) pour 2022-2025 dans le département de l'Ain et peut-être, si vous disposez de cette information, à l'échelle de l'ensemble des départements ?

Ce plan fixait notamment, à l'horizon de 2025, un objectif de 100 % de marchés intégrant une considération environnementale et de 30 % de marchés incorporant une considération sociale. Où en est-on ?

D'autre part, le pilotage par la donnée est-il un sujet pour les départements de France ?

Dans le domaine social, les départements disposent d'une réelle expertise. À la région Bretagne, où je suis élu, nous travaillons en bonne intelligence avec les départements bretons et estimons qu'un partage d'expertise et de savoir-faire sur le sujet des clauses sociales s'impose, car les départements ont une longueur d'avance en la matière.

M. Jean Deguerry. - Nous vous ferons parvenir ultérieurement des éléments de réponse plus précis, car nous ne disposons pas à ce jour de toutes ces informations. Je peux toutefois vous dire qu'aucun département n'a atteint les objectifs fixés, un peu trop ambitieux à mon avis. Toutefois, l'important est que les départements tendent vers ces objectifs. Ceux-ci pourront être atteints si l'on allège les procédures.

En ce qui concerne les centrales d'achats, Breizh Achats a été mise en place récemment en Bretagne.

M. Simon Uzenat, président. - Exactement !

M. Jean Deguerry. - On peut également citer l'exemple d'Approlys, créée à l'initiative de départements de la région Centre-Val de Loire. Je pense qu'il faut se fixer des objectifs atteignables, sous peine de décourager les uns et les autres. Les rencontres entre présidents de conseils départementaux montrent un intérêt réel pour ces objectifs vertueux. Encore faut-il en avoir les moyens, car les atteindre est complexe et coûteux.

M. Simon Uzenat, président. - Ne pensez-vous pas que ce que l'on considère comme des contraintes constitue plutôt une manière d'accompagner et de privilégier les entreprises locales, dans le respect des règles de la commande publique ? Je pense aux critères environnementaux, qui avantagent les entreprises du territoire. L'idée ne serait-elle pas plutôt, pour favoriser leur accès à la commande publique, de mieux accompagner les TPE et les PME, qui, en effet, ne sont pas toutes dimensionnées pour y faire face ?

Dans cette logique, ne faudrait-il pas mettre en place tout un réseau d'accompagnement, avec les collectivités, mais aussi avec les chambres consulaires et les organisations interprofessionnelles ?

M. Jean Deguerry. - Certes, mais un marché de construction de collège est hors de portée pour l'entreprise locale de maçonnerie ! On peut cependant essayer de faire en sorte que les grandes entreprises ne remportent pas systématiquement ces marchés. Celles-ci ont les moyens de baisser leurs prix et sont en mesure, grâce à une panoplie d'outils, d'être les mieux-disantes.

L'objectif est non seulement de conserver un tissu économique dans nos territoires, mais aussi d'éviter à nos artisans d'être des sous-traitants et d'être mis sous une telle pression qu'ils n'arrivent pas toujours à terminer le chantier.

Il s'agit de trouver un juste équilibre : il y a de la place pour tout le monde, et il faut que tout le monde travaille, ce qui suppose de revoir les seuils des procédures formalisées. Une petite entreprise ne candidatera pas à un marché à 5 ou 10 millions d'euros. En revanche, elle sera en mesure de remporter quatre ou cinq chantiers à 200 000 euros dans l'année, avec des conséquences vertueuses sur l'emploi local, le niveau des AIS et le maintien des écoles et des commerces en milieu rural. Cela contribue à un équilibre qu'il faut préserver, sous peine d'appauvrir nos territoires.

L'après-vente constitue un autre atout des entreprises locales, qui sont plus réactives que celles qui sont éloignées géographiquement en cas de difficultés, ce qui est fréquent sur des constructions neuves.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie. Nous vous saurions gré de nous communiquer par la suite les précisions supplémentaires qui nous sont nécessaires.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 10.

La réunion est ouverte à 18 h 20.

Audition de M. Edward Jossa, président-directeur général de l'Union des groupements d'achats publics (UGAP)

M. Simon Uzenat, président. - Nous achevons nos travaux aujourd'hui en nous penchant sur la situation d'un acteur incontournable de la commande publique en France, l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), fournisseur bien connu des collectivités et de l'État, dont il est un établissement public.

Cette centrale d'achat est l'un des outils mis au service de la mutualisation des besoins entre acheteurs, permettant, en théorie du moins, d'obtenir des prix plus bas par l'augmentation des volumes commandés. Le code de la commande publique établit une équivalence entre le recours à une centrale d'achat et la passation d'une procédure de mise en concurrence, ce qui rend le dispositif intéressant pour les acheteurs publics. Pour autant, il convient de s'assurer qu'ils ne perdent pas, au niveau de la dépense, ce qu'ils gagnent en souplesse procédurale.

Pour examiner cette question, nous recevons M. Edward Jossa, président-directeur général de l'Ugap. Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à 5 ans d'emprisonnement - voire 7 ans en fonction des circonstances - et 75 000 € d'amende.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Edward Jossa prête serment.

L'Ugap est un mastodonte : près de 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2023 pour ses activités de vente, 2 000 marchés et 21 000 clients. Vous avez un rôle éminent à jouer dans l'accompagnement des collectivités territoriales, et en particulier des plus petites d'entre elles, pour satisfaire leurs besoins et pallier l'absence de service dédié aux achats en leur sein.

Dans le même temps, vous êtes l'un des leviers les plus puissants de mise en oeuvre des stratégies d'achat élaborées à l'échelle nationale et des orientations déterminées par le législateur en matière de commande publique. Je pense en particulier à la commande publique durable, dont les exigences s'imposent désormais à tous les acheteurs publics. Il serait intéressant que vous nous expliquiez comment vous les mettez en oeuvre.

Vous pourrez également profiter de cette audition pour tordre le cou à certaines idées reçues sur les tarifs pratiqués ou la qualité de service offerte à vos clients, dans la mesure où il nous arrive d'entendre des échos défavorables de la part des élus de nos départements.

Je vous laisse maintenant la parole.

M. Edward Jossa, président-directeur général de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap). - Nous avons bien reçu votre questionnaire, mais nous n'avons pas pu y répondre pour l'heure. Je vais en tout état de cause vous fournir un certain nombre d'éléments de réponse dans le cadre de mon propos liminaire. Nous vous enverrons nos réponses écrites le plus tôt possible.

M. Simon Uzenat, président. - Nous ne vous avons pas demandé de nous adresser vos réponses écrites dès aujourd'hui. J'aimerais simplement que vous réagissiez aux quelques points que j'ai soulevés en introduction et que vous répondiez aux questions du rapporteur et de nos collègues.

M. Edward Jossa. - Je vais tâcher de distinguer les sujets qui concernent l'Ugap elle-même et vos questions portant sur la commande publique en général.

Pour commencer, l'Ugap est une centrale d'achat au sens des directives européennes et de la législation nationale. S'il s'agit d'une évidence aujourd'hui, avant la directive de 2004, l'Ugap était mise en cause par des acteurs privés tels que la Camif, qui considéraient que la dispense de procédures dont elle bénéficiait constituait une distorsion de concurrence au détriment de grands acteurs du secteur privé.

Ce modèle a été validé par l'Union européenne dans la mesure où il n'a pas été jugé nécessaire de mener par deux fois une procédure de passation, mais, en contrepartie, les centrales d'achat doivent elles-mêmes appliquer le code de la commande publique à l'ensemble de leurs achats, y compris internes. Du reste, en réduisant la proximité entre acheteurs et fournisseurs, les centrales d'achat constituent un outil anticorruption assez puissant. Cet élément a largement contribué à permettre la validation de ce modèle. Il s'agissait en effet d'un point de vigilance au moment et de l'adhésion de plusieurs États d'Europe de l'Est à l'Union européenne.

L'Ugap n'est pas la seule centrale d'achat au service de la commande publique. Un recensement est en cours, mais il existe en France une cinquantaine de structures de ce type, de tailles très différentes. L'Ugap est sans doute la principale, du fait, notamment, de la diversité des produits qu'elle propose.

Par ailleurs, l'Ugap est un établissement public. Elle fait donc l'objet d'un grand nombre de contrôles, ce qui la différencie de beaucoup d'autres centrales d'achat. Nous sommes ainsi soumis à la tutelle des ministères des finances et de l'éducation nationale, tandis que des objectifs nous sont assignés dans le cadre d'un contrat d'objectifs et de performance (COP) et que j'ai reçu du Gouvernement une lettre de mission. Nous sommes soumis au contrôle économique et financier, disposons d'un comptable public et faisons l'objet de contrôles externes, notamment ceux de la Cour des comptes et de l'Agence française anticorruption (AFA). Ce niveau de contrôle est de loin supérieur à celui de l'ensemble des autres structures recourant à la commande publique en France. C'est la raison pour laquelle nous sommes parfois quelque peu procéduriers.

Nous opérons en mode « grossiste » ou « achat-revente », ce qui constitue également l'une de nos spécificités par rapport aux autres centrales d'achat, y compris au niveau européen. La plupart d'entre elles interviennent en mode « intermédiaire » : elles passent des marchés et bénéficient de l'effet de la mutualisation, mais ces marchés sont ensuite mis à la disposition de leurs adhérents, qui passent leurs commandes auprès des fournisseurs désignés et traitent directement avec eux. Dans le cadre du mode « exécuté », auquel l'Ugap recourt majoritairement, mais pas exclusivement, la centrale passe les marchés, en assure toute l'administration, reçoit les demandes, passe les commandes et achète au fournisseur, lequel réalise la prestation au bénéfice de l'entité cliente, mais la facture à l'Ugap, qui la refacture ensuite à l'entité cliente.

Autre caractéristique : l'Ugap est un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic). Nous exerçons donc notre activité avec des salariés de droit privé - à l'exception du président-directeur général et du comptable public. Il est notable que l'un des plus gros opérateurs de la commande publique travaille avec des personnels de droit privé. En outre, nous achetons dans l'optique d'équilibrer nos comptes, et même de dégager un résultat positif. Notre tutelle souhaite que ce résultat soit compris entre 0,6 % et 1 % de notre chiffre d'affaires - nous avons atteint 0,99 % en 2024.

Nous passons donc des marchés dans l'objectif de vendre ce que nous achetons, ce qui constitue une grande différence par rapport à une structure achetant pour satisfaire ses besoins propres. Nous tenons donc à fournir de bons produits et à obtenir des retours positifs de la part de nos clients. Cette façon très particulière de faire de la commande publique explique sans doute la force de notre modèle, qui requiert, dans l'exécution, de très fortes relations avec nos fournisseurs et une très grande attention envers nos clients pour, le cas échéant, corriger le tir et faire évoluer l'offre. D'ailleurs, nous raisonnons en termes d'offre, et pas seulement de marchés. Nous essayons donc de proposer le meilleur rapport qualité-prix à nos acheteurs et de leur garantir à la fois la rigueur des procédures publiques et celle de l'achat privé.

L'Ugap est une centrale d'achat généraliste. En théorie, toute personne soumise au code de la commande publique peut recourir à ses services. Au passage, il y aurait en France, d'après l'OCDE, 130 000 pouvoirs adjudicateurs, ce qui représente un peu plus de la moitié des pouvoirs adjudicateurs de l'Europe entière. En y ajoutant les collectivités territoriales et les structures du secteur médico-social, le nombre total d'acheteurs publics en France est considérable. À l'Ugap, nous recensons 20 700 clients actifs, qui passent au moins une commande dans l'année. Nous faisons à peu près tout, à l'exception des domaines du bâtiment et des travaux publics (BTP), du militaire, de l'alimentaire et du médicament.

Enfin, notre activité se développe. Le volume d'activité, qui s'établissait à environ 1 milliard d'euros en 1997, a reculé ensuite jusqu'à 420 millions d'euros en raison d'une crise que nous avons traversée. Depuis 2002, nous connaissons une croissance continue de l'activité : notre chiffre d'affaires a atteint 2,5 milliards d'euros en 2016 et 5,6 milliards d'euros l'an dernier, ce qui correspond à 5,9 milliards d'euros de commandes - il convient de distinguer le chiffre d'affaires et les commandes, ces dernières étant facturées a posteriori. Nous comptons à peu près 2 100 marchés actifs et renouvelons environ 500 lots par an dans le cadre d'une cinquantaine ou d'une soixantaine de procédures, selon les années.

La majorité de nos marchés sont conclus dans le cadre d'appels d'offres ouverts et sous la forme d'accords-cadres à bons de commande. Il nous arrive très exceptionnellement de recourir à un appel d'offre restreint ou à un système d'acquisition dynamique (SAD).

L'établissement compte aujourd'hui 1 600 équivalents temps plein (ETP). Nous sommes financés à hauteur de 80 % par la marge commerciale que nous dégageons. Cette marge repose sur deux principes de tarification : la tarification standard et la tarification partenariale, dans le cadre d'une convention de partenariat. La tarification standard s'applique aux ventes à l'unité, qui s'opèrent via notre site Internet ugap.fr. Comme tous les acteurs de la grande distribution, nous suivons les prix de nos concurrents - Amazon Business, Bruneau, JPG ou Manutan - et essayons de fixer les nôtres de manière à rester compétitifs. Ces ventes représentent environ 10 % du volume de nos ventes. Le reste correspond à des conventions de partenariat, dans le cadre desquelles la marge que nous ajoutons à notre prix d'achat est connue de l'entité acheteuse. Notre marge dépend alors du segment : elle est un peu plus élevée sur le mobilier, par exemple, dans la mesure où nos coûts analytiques sont plus importants. Nous consentons ainsi des réductions très conséquentes par rapport à nos prix standards sur environ 90 % de nos ventes. En outre, nos tarifs sont dégressifs en fonction de la tranche d'achats : de 5 à 10 millions d'euros, de 10 à 20 millions d'euros, de 20 à 30 millions d'euros et au-delà de 30 millions d'euros.

L'État, compte tenu de la part qu'il représente dans le volume global de commandes de l'Ugap, est considéré comme un client unique, c'est-à-dire que l'ensemble des ministères et bénéficient des meilleurs tarifs de l'Ugap. Je tiens à le préciser car beaucoup de comparaisons ont été réalisées à partir des prix standards consultables sur notre site Internet, alors que la tarification partenariale aboutit à des tarifs beaucoup plus compétitifs.

À côté de la marge commerciale, qui représente donc 80 % de nos ressources, les 20 % restants correspondent à une contribution fournisseurs, généralement fixée à 1 % des ventes et assortie d'un dispositif d'exonération négocié avec les fédérations professionnelles afin d'éviter l'application de cette contribution aux petits volumes et de favoriser les PME. La contribution fournisseurs est le modèle dominant parmi les centrales d'achat en Europe. Elle permet d'offrir une contrepartie aux frais de commercialisation engagés par l'Ugap - mobilisation de commerciaux, présentation de l'offre, site Internet -, qui profitent in fine aux fournisseurs, ainsi qu'au point de paiement unique qui leur est offert. Je rappelle à ce propos que nous payons systématiquement nos fournisseurs à 30 jours, alors que les clients publics nous paient à 60 jours en moyenne. L'Ugap doit donc en permanence financer un mois de fonds de roulement, soit environ 500 millions d'euros, ce qui représente un effort de trésorerie important en faveur de nos fournisseurs et nécessite de notre part une certaine solidité financière.

En 2015, le coût d'une procédure de passation a été évalué par un rapport du Sénat à 6 000 euros. Il est très difficile d'avancer un montant, mais nous estimons ce coût à 12 000 euros, soit 0,45 % de nos achats, en ne retenant, au sein de notre comptabilité analytique, que les coûts de passation des marchés, à l'exclusion des coûts d'exécution.

Notre tutelle est exercée conjointement, du côté du ministère des finances, par la direction des achats de l'État (DAE) et la direction du budget et, du côté du ministère de l'éducation nationale, par le secrétariat général du ministère. Au-delà de cette tutelle, la DAE joue un rôle de coordination de l'État client et peut décider, sur un segment de sa stratégie d'achats, de recourir à l'Ugap, à une procédure interministérielle ou à une procédure menée par un autre ministère ou par elle-même, ce qui fait l'objet de discussions à l'occasion du renouvellement de ces stratégies ministérielles.

Lorsqu'un segment est confié à l'Ugap, nous fonctionnons en co-prescription avec la DAE, qui fixe ses objectifs et participe parfois à l'élaboration des projets d'appels d'offres. Naturellement, lorsque l'Ugap est le quasi-opérateur de l'État, nous mettons en oeuvre les consignes qu'il nous donne. Par exemple, s'il ne souhaite pas que des véhicules soient vendus aux ministères en dessous d'un certain prix, nous établissons un catalogue privatif à leur intention.

Nous disposons de plusieurs atouts reconnus : la largeur de l'offre, la grande sécurité juridique, la qualité relationnelle de nos équipes sur le terrain, la fluidité du parcours client et la capacité de restitution. Des attentes s'expriment également à notre égard, comme le montrent les baromètres de satisfaction que nous recevons régulièrement : plus d'agilité dans l'exécution, des élargissements supplémentaires de l'offre - ce qui n'est pas toujours facile à faire -, davantage de personnalisation dans l'exécution, plus d'achats responsables et, dans le même temps, des prix plus bas.

Concernant les clauses sociales et environnementales, nous poursuivons les objectifs fixés dans le cadre de notre COP, qui reflètent les objectifs nationaux. Nous avons ainsi un objectif d'intégration de clauses environnementales dans 100 % de nos marchés. Aujourd'hui, nous en sommes à 99 %. Je considère donc que cet objectif est atteint. S'agissant des clauses sociales, nous devons en intégrer dans 30 % de nos marchés et nous en sommes à 69 %. Enfin, nous proposons 14 000 références conformes aux exigences de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (Agec). Nous avançons sur ce point et disposons encore de marges de progression.

Nos achats consacrés à l'innovation ont atteint 158 millions d'euros en 2023 et 196 millions d'euros en 2024. De manière générale, le levier le plus efficace que nous ayons trouvé en la matière est l'intégration des logiciels au marché multi-éditeurs.

Le taux de marge moyen de l'Ugap s'est élevé à 3,76 % sur les commandes enregistrées en 2024. Il est en baisse et s'avère, je trouve, plutôt compétitif. Les 96,24 % restants correspondent au résultat des appels d'offres que nous lançons. Dans ce cadre, nous pondérons le prix à hauteur d'environ 40 %, ce qui ne nous différencie pas drastiquement des autres acheteurs publics. Néanmoins, nous sommes obligés d'accorder un poids assez significatif à la qualité de service, point sur lequel nous sommes particulièrement attendus. De même, nous donnons une certaine importance aux critères techniques et devons laisser une place aux qualités esthétiques et fonctionnelles et aux critères sociaux et environnementaux. Il nous arrive de regretter de ne pas pouvoir dépasser les 100 % !

Certains éléments jouent parfois en notre défaveur. Sur les marchés de distribution, par exemple, de fournitures de bureau, nous faisons l'effort de surveiller les références car certains fournisseurs les changent après l'attribution des marchés, ce qui peut faire déraper les prix. Ils savent que nous menons des contrôles et qu'ils ne peuvent pas se rattraper sur les prix aussi facilement chez nous que chez d'autres. De la même manière, quand un client nous demande d'appliquer des pénalités, nous le faisons. Les fournisseurs peuvent donc être tentés d'ajouter des marges de précaution aux prix qu'ils pratiquent à notre égard.

Il faut toutefois avoir le courage de dire que, dans certains domaines, les prix sont trop bas. Je pense notamment aux prestations de gardiennage et de nettoyage. Nous recevons parfois des réponses proposant un prix très légèrement supérieur au Smic. Or, ces secteurs se caractérisent par des marges de productivité très limitées, dans la mesure où la reprise des personnels en place est obligatoire. Si vous baissez les prix, il n'y aura pas de miracle : vous constaterez une baisse du taux d'encadrement, des efforts de formation des personnels et donc de la qualité. Dans certains domaines, le prix ne doit donc pas être le plus bas, mais le plus juste. Nous tenons à porter ce message car une exécution insatisfaisante génère des litiges.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Les élus locaux nous font parfois part des difficultés qu'ils rencontrent dans leur relation avec l'Ugap. Quelles mesures avez-vous prises pour améliorer la qualité du service offert ?

De nombreuses TPE et PME, notamment des entreprises innovantes, ne parviennent pas à être référencées à l'Ugap et donc à bénéficier de sa très large clientèle. Comment l'expliquez-vous ? Quelle est votre politique en matière de référencement ? Quelle politique menez-vous pour mieux inclure dans vos marchés ces entreprises qui, sans la commande publique, ne peuvent pas émerger ?

Quelles sont les modalités de rémunération des titulaires de vos marchés ? Ceux-ci perçoivent-ils des commissions de la part de certaines entreprises référencées ? Comment les justifiez-vous, le cas échéant ?

M. Edward Jossa. - En mode « exécuté », il faut gérer des réclamations si la qualité de service n'est pas au rendez-vous - nous en gérons à peu près 50 000 par an. La qualité de service est donc au coeur de notre stratégie.

Il convient de distinguer la qualité de service du fournisseur et celle de l'Ugap elle-même, qui inclut le délai de réponse à une demande de devis, le délai de transformation du devis en commande, la rapidité d'information du client sur l'état d'avancement de la livraison et la facturation.

Sur ce dernier point, nombre de difficultés liées aux règles de la commande publique, aux numéros de référencement et aux numéros d'engagement entraînent des rejets. Nous travaillons donc en permanence sur ces sujets. Par exemple, nous avons constaté un volume colossal de rejets sur les cartes d'achat avant de nous apercevoir que les délais d'autorisation bancaire étaient plus courts que les délais de livraison. Nous les avons donc allongés, ce qui a conduit d'ailleurs à ce que les fournisseurs soient payés un peu plus tard.

La qualité de service des fournisseurs, quant à elle, a constitué une problématique au cours des dernières années Par exemple, les délais de livraison se sont considérablement allongés dans le secteur de l'automobile. De même, chez un certain nombre de grands opérateurs très centrés sur la production, l'attention apportée à la fiabilité des distributeurs est insuffisante, ce qui suscite des problèmes en termes de qualité de livraison. C'est le cas, là encore, dans le secteur de l'automobile, où la distribution est traditionnellement confiée par les fabricants aux concessionnaires. Or, lorsque nous faisons de la vente directe à l'État, sans passer par un concessionnaire, le suivi de l'ensemble de la chaîne de production est difficile.

Cette problématique est plus délicate encore s'agissant des véhicules de sécurité, pour la police et la gendarmerie. En effet, une étape supplémentaire de carrossage et de sérigraphie est nécessaire. Or, la situation financière des principaux acteurs français de ce secteur est plutôt fragile. Nous avons donc fait face cette année à des difficultés liées à l'incapacité de plusieurs de ces acteurs à financer leur cycle d'exploitation, qui ont provoqué des suspensions très significatives sur les véhicules de police et de gendarmerie, mais aussi d'incendie et de secours. Dans ce dernier domaine, la situation est encore plus complexe, dans la mesure où nos titulaires ne sont pas les fabricants, comme dans le secteur de l'automobile, mais les carrossiers. Ceux-ci doivent dès lors préfinancer les châssis, ce qui n'est pas évident - d'où la sensibilité du sujet des acomptes.

Enfin, dans le secteur de l'automobile en général, nous faisons aussi les frais de la crise des microprocesseurs. Nous avons également constaté beaucoup de difficultés chez les PME dans le domaine du mobilier. Nous assurons donc un suivi de nos fournisseurs stratégiques et mettons en place des plans d'action lorsque la qualité de service nous paraît insuffisante.

Sur la question des entreprises innovantes, nous sommes de farouches partisans de la French Tech ! Nos équipes s'investissent pleinement dans ce domaine, pour organiser des rencontres entre collectivités et PME innovantes.

Toutefois, pour être honnête avec vous, nous recevons des sollicitations tous les jours. Presque trop d'entreprises viennent nous voir. Nous devons avant tout mener un travail de qualification et vérifier que l'idée proposée est intéressante et correspond aux attentes du secteur public. Notre rôle est de permettre la rencontre de l'offre et de la demande, mais il faut d'abord que nous nous assurions que la demande existe.

Ceci étant dit, certaines des entreprises que nous avons retenues ont constitué de véritables succès. Je pense notamment à l'entreprise agenaise Fonroche, qui travaille dans le domaine de l'éclairage photovoltaïque. Nous avons indéniablement contribué à sa croissance.

Néanmoins, dans ce domaine comme dans les autres, la commande publique ne peut pas tout. Nous rencontrons parfois des entreprises qui proposent une solution vraiment innovante, mais l'innovation ne dure qu'un temps. Assez rapidement, ces entreprises doivent donc être intégrées aux marchés classiques. Or, elles peuvent devenir dépendantes de l'Ugap et vivent très mal la mise en concurrence dans les conditions de droit commun. Pour autant - et je tiens à le redire -, nos volumes d'activité augmentent en matière d'innovation.

Enfin, je ne crois pas que nos titulaires reçoivent de commission, mais je ne suis pas certain d'avoir compris votre question.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quand un marché global est attribué, l'attributaire fait parfois appel à des sous-traitants. J'imagine que vous n'êtes pas informés de ces rétrocessions ?

M. Edward Jossa. - Il s'agit effectivement d'un sujet. Le titulaire verse à l'Ugap une contribution fournisseurs, qui est prévue dans l'appel d'offres. Ensuite, nous ne pouvons pas intervenir dans la relation commerciale entre le titulaire et les fournisseurs de second rang. Il convient de distinguer sous-traitants et fournisseurs de second rang. Le sous-traitant est une entité identifiée, dont le lien avec le titulaire est déclaré et qui bénéficie, par exemple, d'un droit au paiement direct, ce qui n'est pas le cas du fournisseur de second rang.

Toutefois, bien qu'il n'y ait pas de relation directe entre l'Ugap et les fournisseurs de second rang, nous leur accordons une attention particulière dans le domaine des logiciels, par exemple, car ce sont eux qui produisent ce qui est acheté par les clients. Dans le cadre d'un dispositif intitulé « sous-traitance responsable », nous les consultons directement sur un certain nombre de sujets et évaluons leur niveau de satisfaction. Nous les assimilons à des sous-traitants compte tenu, notamment, de leur visibilité, mais nous ne disposons d'aucune base juridique pour le faire.

M. Michel Canévet. - Vous avez évoqué tout à l'heure la question de la qualité de service. Comment la mesurez-vous ? Réalisez-vous régulièrement des enquêtes ?

Vous avez également abordé la question de la sous-traitance. Il nous paraît souhaitable de favoriser les achats directs auprès des producteurs, avec une attention particulière portée aux producteurs français. Comment tenez-vous compte de cet enjeu dans votre politique d'achat ?

L'exécution de vos marchés donne-t-elle lieu à beaucoup de contentieux dans vos relations avec les fournisseurs ou avec les usagers ?

M. Paul Vidal. - Mon expérience d'élu local m'a permis de constater qu'il était plus facile d'acheter auprès de l'Ugap que de lancer des appels d'offres. En revanche, je ne me souviens pas d'avoir bénéficié de tarifs exceptionnellement bas en recourant aux services de l'Ugap. Vous avez dit que vous achetiez en masse au meilleur prix et que vous vous aligniez sur la concurrence pour fixer vos tarifs. Cela permet-il aux collectivités de bénéficier du meilleur prix ou pourriez-vous proposer des prix un peu plus bas ?

Vous avez également indiqué que vous dégagiez une marge de 3,76 %. Quel est le niveau de vos frais de fonctionnement ?

M. Daniel Salmon. - Nous avons évoqué le cas d'un certain nombre d'entreprises fonctionnant avec la commande publique. Certaines entreprises vivent-elles exclusivement ou majoritairement de la commande publique ?

Mme Karine Daniel. - La presse fait parfois état de tarifs supérieurs aux prix constatés sur le marché public pour ce genre d'achats, notamment dans le domaine de l'éducation. Ces exemples peuvent être anecdotiques mais marquent les esprits. Comment répondez-vous à ces critiques ?

M. Edward Jossa. - Je vais commencer par répondre à la dernière question car j'ai été conduit à m'exprimer sur ce sujet dans les médias. Le cas d'une lampe à plusieurs milliers d'euros a notamment été évoqué. Or, cette lampe n'avait pas été vendue par l'Ugap ! En effet, le secteur technico-éducatif étant en situation oligopolistique, nous avons fait le choix de nous retirer de ce segment. Les prix sont extrêmement élevés dans ce domaine.

Du reste, s'il y a eu beaucoup de bruit autour de la lampe en question, il faut rappeler qu'il s'agissait d'une lampe de dissection. Elle était donc extrêmement puissante, mais aussi très robuste, dans la mesure où le maniement par les élèves peut s'avérer quelque peu direct. Tout n'est donc pas aussi clair que l'on voudrait le faire croire.

Je rappelle également que les comparaisons qui sont parfois faites par les médias concernent principalement les prix standards, hors convention de partenariat. Nous essayons de fixer ces prix à un niveau légèrement inférieur à celui de la concurrence de manière à avantager nos clients. Les comparaisons requièrent beaucoup de rigueur. Je pense à un exemple récemment évoqué dans le cadre de l'audit que mène actuellement une mission de l'inspection générale des finances (IGF) : sur deux tables paraissant identiques en catalogue, l'une était faite de bois mélaminé, l'autre d'un bois beaucoup plus solide. De façon générale, des différences notables peuvent parfois passer inaperçues : le respect de normes NF, la solidité du plateau, la gamme de couleurs, la durée de la garantie, etc. Le prix du mobilier peut inclure ou non la livraison et le montage. Les comparaisons réalisées sont assez approximatives car elles ne tiennent pas compte de ces différences. En toute rigueur, il est donc nécessaire de vérifier que les références sont les mêmes et de ne comparer que ce qui est comparable.

En tout état de cause, je ne crois pas que notre positionnement soit particulièrement défavorable par rapport à la concurrence. Nous utilisons des outils d'analyse et des logiciels qui nous permettent de nous comparer aux principaux autres acteurs du marché. Dans le domaine de la distribution, tout le monde joue sur des produits d'appel et se rattrape sur autre chose. Lorsqu'un dépositionnement nous est signalé - ce qui peut arriver de temps à autre -, nous négocions avec le fournisseur et pouvons même couper le robinet, si j'ose dire, ce qui peut donner lieu à des discussions assez franches.

Durant la crise sanitaire, par exemple, nous avons constaté que les PME, notamment dans le domaine du mobilier, étaient prises à la gorge. C'est la raison pour laquelle nous avons accepté de déployer un dispositif de décision unilatérale permettant de rehausser les prix en raison de l'augmentation du coût des intrants. Nous sommes aujourd'hui en phase de normalisation et il m'arrive d'avoir des discussions assez rudes avec les PME pour revenir à des prix normaux. Parfois, elles peuvent proposer hors Ugap des prix plus favorables que ceux de l'Ugap, auquel cas nous leur demandons des explications. Nous sommes particulièrement vigilants sur ces sujets de compétitivité.

Par ailleurs, encore une fois, les prix standards ne représentent que 10 % de notre activité, tandis que les prix partenariaux leur sont inférieurs d'un point en moyenne, ce qui est significatif compte tenu de notre marge de 3,76 %.

Vous m'avez également interrogé sur la mesure de la qualité de service. Nous disposons d'une batterie d'indicateurs à cet effet, comme le nombre de litiges ou les délais entre le devis, la commande et la livraison. Les indicateurs les plus importants figurent d'ailleurs dans notre COP. C'est sur cette base que nous dialoguons avec les fournisseurs pour mettre en place, si cela apparaît nécessaire, des plans de remédiation.

Les contentieux sont relativement peu nombreux, d'autant que, lorsqu'un référé précontractuel est déposé et que nous constatons que nous avons commis une erreur de procédure - ce qui peut arriver à tout le monde -, nous préférons déclarer la procédure sans suite et repartir à zéro sur des bases saines. Il est donc logique que nous perdions assez rarement. Je ne dispose pas du nombre exact de cas, mais je crois qu'il s'établit autour d'une dizaine par an.

M. Simon Uzenat, président. - Nous apprécierions que vous nous transmettiez des détails sur ces contentieux.

M. Edward Jossa. - Nous vous communiquerons des éléments sur ce point.

Concernant le recours aux producteurs français et européens, nous sommes contraints de respecter les règles de la commande publique, qui interdisent toute discrimination. Je rappelle également que la France est partie à l'accord sur les marchés publics de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Il lui est donc interdit de discriminer au détriment d'un autre pays signataire de cet accord, sous réserve des dispositions des directives européennes prévoyant des mécanismes de sécurité lorsque le pays en question ne joue pas le jeu et accorde des subventions à ses entreprises. Cela ne nous empêche pas de mener un travail de sourcing pour identifier des solutions que nous pouvons intégrer à nos offres via les outils d'aide à l'innovation et le marché multi-éditeurs, notamment.

Nous avons également fait le choix d'afficher sur notre site Internet un ensemble de labels, comme le label « Fabriqué en France » et le label « Origine France Garantie ». La responsabilité de cet affichage est assumée par les fabricants, dans la mesure où nous n'avons pas les moyens de les contrôler.

La question de la nationalité d'une entreprise est extraordinairement complexe. 96 % ou 97 % de nos fournisseurs sont juridiquement français puisque la plupart de nos importations sont réalisées par les filiales françaises des entreprises en question. Il existe également des cas intermédiaires, dans lesquels l'entreprise fabrique à la fois en France et à l'étranger, notamment dans le domaine de l'automobile. Il existe différents critères, qui ne coïncident pas toujours : le pays d'établissement du siège de l'entreprise, l'emploi ou la part de la valeur ajoutée produite en France.

M. Daniel Salmon. - Ma question portait sur les entreprises dépendant exclusivement ou majoritairement de la commande publique.

M. Edward Jossa. - Au niveau macroéconomique, certains secteurs sont totalement dépendants de la commande publique. L'exemple le plus pur est celui des services d'incendie et de secours. Le secteur médical en est un autre. À l'inverse, le secteur de l'automobile ne dépend pas de la commande publique, malgré des enjeux symboliques forts. Le secteur de l'informatique, lui, est un cas intermédiaire.

Au niveau microéconomique, les entreprises fortement dépendantes de la commande publique sont, dans l'immense majorité des cas, des PME. Je rends compte à ma tutelle des cas de forte dépendance et nous avons mis en place un plan consistant à alerter ces entreprises sur les risques de dépendance excessive à la commande publique. Souvent, quand une de ces entreprises perd un marché, même à la régulière, son patron monte violemment au créneau. Il s'agit d'un sujet délicat.

La société SCC, par exemple, est très dépendante de l'Ugap compte tenu du volume considérable que représente le marché multi-éditeurs dont elle est titulaire. D'ailleurs, elle est également titulaire de plusieurs autres marchés. J'ai donc adressé à mes tutelles un rapport faisant état de ces liens de dépendance.

Il n'est pas possible de faire grand-chose en la matière puisque nous devons appliquer les règles de la commande publique, mais il me paraît important d'avoir conscience de cette problématique.

M. Paul Vidal. - Qu'en est-il de vos frais de fonctionnement ?

M. Edward Jossa. - En mode « exécuté », l'Ugap consacre un peu moins de 5 % de son chiffre d'affaires à son fonctionnement. Une partie de ces dépenses est directement proportionnelle à l'activité - la réception des devis, l'enregistrement des commandes, la gestion de l'avant-vente et de l'après-vente, etc. Je tâche de réduire ces coûts autant que faire se peut. Notre taux de marge moyen s'élevant à 3,76 %, il faut y ajouter le point de contribution fournisseurs pour avoir une idée globale des frais de fonctionnement de l'Ugap.

Je rappelle que nous avons dégagé un résultat positif égal à 0,99 % de notre chiffre d'affaires en 2024. Nous versons un petit dividende à l'État, mais l'essentiel du résultat net est investi dans les systèmes d'information. Il est important de les sécuriser car notre chiffre d'affaires de 5,6 milliards représente à peu près la moitié de celui de Fnac Darty. Nous essayons donc de nous conformer à tous les critères en matière de certification des systèmes d'information.

Compte tenu de notre volume d'activité, la consolidation de nos fonds propres constitue un autre enjeu. De fait, comme je vous l'ai indiqué, nous devons en permanence financer un cycle d'exploitation se traduisant par une charge de trésorerie de l'ordre de 500 millions d'euros, ce qui requiert des fonds propres solides. Nous ne sommes plus financés sur les lignes de trésorerie depuis 3 ou 4 ans car nous avons réinjecté une partie de notre résultat net dans nos fonds propres.

Mme Céline Brulin. - Vous avez indiqué que le secteur technico-éducatif était oligopolistique et que l'Ugap avait par conséquent décidé de s'en retirer. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ? Ce secteur sera encore plus oligopolistique si certains acteurs s'en retirent. Quelles pourraient en être les conséquences pour les collectivités territoriales et l'ensemble des acheteurs publics ?

M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'ai été saisi par l'entreprise Wifirst, qui propose une solution technologique de wifi mutualisé. Celle-ci cherche en vain à bénéficier d'un référencement au sein du catalogue de l'Ugap depuis 3 ans, alors que, dans le même temps, nous faisons appel à des acteurs américains. Comment garantissez-vous la souveraineté française dans le cadre de vos marchés ?

Du reste, il peut être fait appel, dans le cadre de certains appels d'offres, à des serveurs ou à des clouds dans lesquels sont stockées des données. Avez-vous intégré l'enjeu de souveraineté des données françaises dans votre politique d'achat ?

Plusieurs acteurs de la French Tech nous disent n'avoir pas accès à la commande publique. Près de 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires pour la seule Ugap, ça n'est pas rien. Or, ces entreprises n'en bénéficient pas.

M. Simon Uzenat, président. - Un courrier daté du 30 mai 2023 et signé par quatre députés vous a justement été adressé au sujet de cette demande de référencement. Le wifi mutualisé constitue un outil de sécurisation face à la multiplication des cyberattaques et de limitation de l'empreinte écologique du numérique, sujet d'une actualité brûlante. Or, d'après nos informations, ce courrier est resté sans réponse, alors que des engagements semblent avoir été pris en la matière au plus haut niveau de l'État. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

J'aimerais également vous interroger au sujet des enjeux ultramarins, à l'heure où les crises se multiplient en outre-mer, et notamment à Mayotte. De quels leviers disposez-vous pour accompagner les acheteurs publics ultramarins ?

M. Edward Jossa. - Compte tenu du nombre de procédures que nous gérons, je ne suis pas en mesure de vous répondre sur des cas particuliers. Il me faut consulter ces dossiers pour vous fournir davantage d'explications.

Je peux néanmoins vous dire qu'il y a une confusion sur la question du référencement. Un certain nombre de personnes pensent que nous référençons les différentes solutions. En réalité, nous ne référençons pas, mais nous passons des marchés. Qu'ils soient mono- ou poly-attributaires, il y a toujours des perdants et un vainqueur désigné sur la base des critères figurant dans l'appel d'offres. Je suis effectivement interpellé de temps en temps par des fournisseurs mécontents...

M. Simon Uzenat, président. - Je précise qu'il ne s'agit pas d'un cas de soumissionnaire déçu, mais que le marché du wifi mutualisé devait être référencé en tant que tel par l'Ugap. Or, un tel marché n'a visiblement pas été proposé et il n'est donc pas possible aux entreprises d'y candidater.

M. Edward Jossa. - Nous recevons généralement les entreprises non retenues pour leur expliquer les raisons de notre choix. Elles peuvent naturellement se faire communiquer nos critères et une comparaison avec le vainqueur. Nous cherchons à les aider en vue du prochain appel d'offres. De moins en moins d'entreprises répondent à nos appels d'offres dans certains secteurs et notre objectif est de les y encourager.

Le référencement n'existe que dans le cas des marchés de distribution, mais c'est notre distributeur qui y procède, et non l'Ugap elle-même. Il peut constituer une solution efficace pour acquérir des produits français ou européens. En contrepartie, l'acheteur public n'exerce qu'un contrôle limité : le fournisseur détermine et conduit sa politique en fonction de ce qui lui est demandé.

M. Simon Uzenat, président. - Ça n'est pas le sujet. En l'espèce, l'offre dont nous parlons aurait visiblement dû intégrer votre catalogue.

M. Edward Jossa. - Je ne dispose pas avec moi des éléments nécessaires pour vous répondre. Je regarderai ce qu'il en est et joindrai des éléments d'explication à mes réponses écrites. Je crois savoir que nous disposons d'une offre de wifi, mais je déduis de votre question qu'elle ne correspond pas à ce que vous auriez souhaité.

M. Simon Uzenat, président. - Nous n'avons aucun intérêt dans cette affaire. Cette information nous a simplement été transmise par des acteurs de terrain et des parlementaires qui s'investissent sur ce sujet.

M. Edward Jossa. - Il faut que je vérifie. Pour répondre à la question relative à notre sortie du secteur technico-éducatif, il s'agit d'une décision prise il y a fort longtemps que j'aurais par conséquent du mal à vous expliquer. Nous n'y sommes pas retournés car nous préférons rester sur des marchés plus généraux, sans investir des sujets trop spécifiques. En outre, il est compliqué d'intervenir sur certains secteurs quand les clients ont l'habitude que les fournisseurs s'adressent directement à eux.

M. Simon Uzenat, président. - J'espère que vous pourrez nous apporter des éclairages sur ce point dans le cadre de vos réponses écrites. Que pouvez-vous me répondre sur les outre-mer ?

M. Edward Jossa. - Il s'agit d'un sujet extrêmement stratégique. L'Ugap dispose de marges de progression dans son activité ultramarine et nous nous employons à avancer en la matière. Nous avons créé une direction territoriale basée à Rouen et dédiée à l'outre-mer. La commande publique en outre-mer présente une somme de spécificités. Les entreprises doivent notamment savoir gérer différents problèmes liés au transport maritime, à la TVA et au rôle des commissionnaires. Il est nécessaire de discuter avec elles en amont pour savoir si elles en sont capables ou si elles sont en mesure de recourir à de la sous-traitance locale, le cas échéant.

Néanmoins, nos ventes en outre-mer sont en progression. Les livraisons dédiées à l'outre-mer représentent un montant compris entre 100 et 150 millions d'euros. Pour continuer à progresser, il nous faut convaincre nos fournisseurs d'accepter de livrer en outre-mer, d'où l'intérêt de notre travail de sourcing. Pour le moment, nous n'avons pas exclu d'entreprise incapable d'assurer des livraisons en outre-mer car cela aboutirait sans doute à restreindre un peu trop l'offre.

M. Simon Uzenat, président. - Il serait utile que vous nous apportiez, dans le cadre de vos réponses écrites, des détails sur les territoires ultramarins, notamment une cartographie précise de vos activités, la liste des entreprises référencées et le chiffre d'affaires que vous y réalisez.

M. Edward Jossa. - Je tiens à ajouter que nous sommes très fortement mobilisés pour aider Mayotte face aux conséquences du cyclone Chido. Nous avons, à la demande du Gouvernement, fait appel à un grand nombre de nos marchés. Nous pourrons vous adresser un bilan de notre action en faveur de Mayotte, qui a notamment été portée par le ministère de l'éducation nationale et les cellules de crise, lesquelles nous ont passé des commandes en direct.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 25.

Mercredi 19 mars 2025

- Présidence de M. Simon Uzenat, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de juristes et journalistes spécialisés dans la commande publique : MM. Guillaume Delarue, avocat au barreau de Paris, Jean-Marc Joannès, rédacteur en chef d'achatpublic.info, et Grégory Kalflèche, professeur de droit public à l'Université Toulouse-Capitole

M. Simon Uzenat, président. - Chers collègues, nous élargissons aujourd'hui le champ d'investigation de notre commission d'enquête. Notre objectif est de nous intéresser au point de vue d'acteurs qui, sans être des acheteurs publics eux-mêmes, sont quotidiennement confrontés au droit de la commande publique en tant que praticiens ou observateurs éclairés.

Nous avons déjà entendu plusieurs représentants du monde des collectivités locales, des blocs communal, départemental et régional, ainsi que des représentants des directions de l'État et de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap). Nous avons estimé, avec notre rapporteur, que l'apport de professeurs, d'experts du droit et de journalistes spécialisés était essentiel pour notre démocratie et le bon fonctionnement de nos services publics.

Aujourd'hui, nous avons le plaisir de recevoir trois experts : M. Guillaume Delarue, avocat au barreau de Paris, M. Jean-Marc Joannès, rédacteur en chef d'achatpublic.info, et M. Grégory Kalflèche, professeur de droit public à l'Université Toulouse-Capitole.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte-rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, soit jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans selon les circonstances, et 75 000 euros d'amende. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité et rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Delarue, Joannès et Kalflèche prêtent successivement serment.

Nous avons souhaité vous entendre car vos expériences sont complémentaires de celles des opérateurs quotidiens de la commande publique que sont l'État et les collectivités locales.

Nous souhaitons que vous nous éclairiez sur les mutations en cours de la commande publique, sur la façon dont les acheteurs prennent en compte les nouvelles exigences qui s'imposent à eux, notamment en matière d'achats durables, ainsi que sur les pistes d'évolution de la réglementation que vous jugeriez souhaitables.

Notre objectif est d'aller au-delà des idées générales sur la complexité de la commande publique pour formuler des propositions concrètes dans l'intérêt des acheteurs publics et des opérateurs économiques. Nous vous invitons à évoquer au moins un exemple précis illustrant les pistes ou les perspectives que vous souhaiteriez tracer avec nous.

Je vous laisse maintenant la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes chacun. Ensuite, notre rapporteur et nos collègues vous interrogeront

M. Grégory Kalflèche, professeur de droit public à l'Université Toulouse-Capitole. - Je voudrais aborder le sujet de la commande publique en me demandant si une simplification est réellement possible. Il me semble que nous faisons face à des exigences contradictoires.

L'achat public a longtemps été perçu comme une procédure purement administrative. Au cours des vingt dernières années, cette approche a évolué. Auparavant, de nombreux acheteurs publics appliquaient des règles internes, parfois superflues, créées par la collectivité pour se simplifier la vie. Ainsi, des fonctionnaires -souvent des fonctionnaires de catégorie C dirigés par un fonctionnaire de catégorie B - compilaient des cahiers des charges issus d'autres collectivités. Ils établissaient des critères simples, soit par adjudication quand cela était possible, soit avec des critères techniques et financiers basiques, aboutissant souvent à une décision basée principalement sur le prix.

Cette approche, très répandue il y a vingt ans, a évolué avec la création du métier d'acheteur public, qui va au-delà du simple suivi des procédures. Cette évolution a nécessité une montée en compétence. Malheureusement, toutes les collectivités n'ont pas pu suivre cette évolution, en raison de la difficulté à créer des postes de catégorie A et à recruter des personnes plus diplômées.

On estime qu'environ 100 000 personnes travaillent dans le secteur de la commande publique, mais nombre d'entre elles n'ont pas reçu de formation initiale globale et ont appris sur le tas. Bien que certains soient devenus d'excellents professionnels, cette situation peut créer une incertitude face à des situations nouvelles. Les personnes ayant suivi une formation spécifique en commande publique sont généralement mieux équipées pour résoudre des problèmes inédits.

Je pense que ce manque de vision globale contribue largement au sentiment de complexité de la commande publique. Il y a un réel problème de formation globale et une appréhension face aux situations inconnues qui accentuent cette perception de complexité.

En matière de complexité, il faut également distinguer le point de vue des entreprises et celui des collectivités. Ce qui peut constituer une simplification pour une collectivité peut induire une complexification pour une entreprise, et vice versa. Par exemple, une collectivité peut demander aux entreprises de répondre à un appel d'offres en remplissant un fichier Excel spécifique, ce qui simplifie certes le travail de la collectivité, mais complique celui des entreprises, lesquelles doivent s'adapter à ce format particulier.

Les entreprises se plaignent souvent de la complexité administrative liée aux marchés publics, mais cette rigueur simplifie grandement le travail de comparaison des offres pour les collectivités. Sans cela, la collectivité devrait compiler manuellement les différentes réponses dans un format unique, ce qui serait bien plus chronophage. Votre commission constatera rapidement que ce qui semble complexe pour les entreprises facilite en réalité le travail des collectivités, et inversement. Il faudra donc arbitrer entre ces deux aspects.

Il convient également de prendre en compte la grande disparité entre les collectivités. On ne peut comparer une métropole disposant de dizaines de spécialistes de la commande publique, dans toute sa diversité (passation, exécution, concessions, etc.), avec une petite commune de moins de 500 habitants où une secrétaire de mairie à mi-temps doit passer seule les marchés publics.

L'Italie offre un exemple intéressant : les petites communes ont systématiquement recours à des centrales d'achat et ne passent pas de marchés publics. Ces centrales ont été réformées pour mieux accompagner les collectivités. Bien que parfois critiquées, pas toujours à bon escient, elles pourraient être davantage utilisées en France, avec peut-être un contrôle renforcé pour prévenir d'éventuels abus.

Du côté des entreprises, on observe le même écart entre les grands groupes, capables de mobiliser des équipes entières pour répondre à une procédure de mise en concurrence, et les petites et moyennes entreprises (PME), qui peinent à gérer les formalités administratives pour des marchés importants.

Les pistes de simplification devraient donc se concentrer sur les processus, les documents et les formalités administratives, en ciblant particulièrement les petites collectivités et les petites entreprises. On pourrait envisager des allègements pour les marchés de plus petit montant. Les grandes structures, qu'elles soient publiques ou privées, ont généralement moins de difficultés, car elles disposent de juristes spécialisés.

Concernant la complexité liée à la jurisprudence, il faut comprendre qu'il existe deux façons de légiférer. La première, inspirée du code civil, privilégie des articles courts et simples, laissant à la jurisprudence le soin de les adapter au fil du temps. Cela crée une certaine instabilité juridique initiale, mais permet une grande flexibilité. La seconde approche, plus récente, consiste à élaborer des lois plus détaillées, offrant une meilleure sécurité juridique immédiate, mais au prix d'une plus grande complexité.

En réalité, la complexité est inévitable : elle se trouve soit dans le texte de loi, soit dans la jurisprudence qui l'interprète. La simplification ne passe donc pas nécessairement par la réduction du volume des textes, mais plutôt par des choix sur le fond, comme la suppression de certaines garanties pour les acheteurs au profit d'une plus grande simplicité pour les entreprises.

M. Jean-Marc Joannès, rédacteur en chef d'achatpublic.info. - Je vous remercie pour votre invitation à participer à ces importants travaux. Je suis rédacteur en chef d'achatpublic.info, un magazine en ligne spécialisé dans la commande publique. Notre publication couvre tous les aspects de ce domaine - juridique, économique et professionnel, car la commande publique correspond à la fois à un cadre légal, à une réalité économique et à un métier à part entière.

Votre commission travaille sur la simplification de la commande publique, ce qui est louable. En tant que journaliste, je serai probablement davantage amené à vous poser des questions qu'à répondre aux vôtres. Vos travaux s'inscrivent dans le cadre de la lutte contre l'excès de normes. Permettez-moi de souligner que le législateur est lui-même à l'origine de ces normes. Il convient également de rappeler que certaines normes ont un rôle protecteur - un aspect souvent négligé dans les discussions sur la simplification.

Je répondrai bien sûr aux seize questions que vous m'avez soumises, ce qui est considérable pour une interview journalistique. Je souhaite vous apporter un éclairage basé sur mon expérience de la perception de la commande publique par les acteurs du terrain.

Lors d'une récente conférence d'actualité que j'ai animée devant une centaine de petites entreprises du secteur des travaux publics, j'ai été confronté à un mur lorsque j'ai commencé à expliquer les évolutions du droit de la commande publique. Face à cette résistance, j'ai changé d'approche et ai demandé à ces entrepreneurs d'exprimer leurs difficultés. La parole s'est libérée : on m'a répondu que la commande publique était trop compliquée ou truquée et que les marchés étaient toujours obtenus par les mêmes acteurs.

Quand je leur ai demandé quelle était selon eux la finalité de la commande publique, ils m'ont répondu - ce qui est assez révélateur - qu'elle devait servir à leur donner des marchés. Or, l'article L. 3 du code de la commande publique dispose que cette dernière vise avant tout à satisfaire un besoin d'une personne publique en respectant le bon usage des deniers publics.

Par conséquent, comme le disait le professeur Kalflèche, vous serez confrontés dans tous les débats sur ce sujet aux réticences des acteurs. Pour réaliser un travail de simplification, il faudrait lever l'ensemble des antagonismes existants, ce qui est possible, comme nous avons pu le constater au moment de la crise sanitaire et de la crise inflationniste, lors desquelles une alliance s'est formée entre les acheteurs et les entreprises.

Le nouvel acheteur public, le « contract manager » n'a plus seulement pour rôle de vérifier la légalité de la procédure ; il doit également connaître son marché, le passer dans de bonnes conditions, en suivre l'exécution et avoir conscience de la nécessité de travailler avec son écosystème, en conservant de bonnes relations juridiques et économiques avec les entreprises.

Le professeur Kalflèche a évoqué les difficultés liées à la jurisprudence. Je me souviens du débat qui s'était tenu sur la révision du prix dans le contexte de hausse des prix de l'énergie. La directrice des affaires juridiques de Bercy avait soutenu l'intangibilité du prix des marchés publics en se fondant sur la jurisprudence du Conseil d'État. En tant que journalistes, nous avons souligné le fait que la jurisprudence du Conseil d'État était relativement ancienne et ne tenait pas compte des caractéristiques de la situation actuelle, qui était inédite. Le Conseil d'État a finalement été consulté et a, en puisant dans sa jurisprudence, confirmé le principe d'intangibilité du prix tout en reconnaissant l'existence d'exceptions, comme l'imprévision.

Il peut donc y avoir des résistances qui n'ont pas lieu d'être. À mon avis, dans une perspective de simplification de la commande publique, il est nécessaire de concilier les postures des différents acteurs. En effet, ceux qui se plaignent de la complexité de la commande publique sont souvent ceux qui regrettent de ne pas avoir été retenus lors de la passation d'un marché. Il faut dépasser ces différentes postures contradictoires.

Vous nous avez demandé si la législation se complexifiait. Je vous réponds par l'affirmative. On assigne à la commande publique et, par conséquent, à l'acheteur public des objectifs de plus en plus exigeants, notamment en matière environnementale, sociale et sociétale. Demain ils concerneront l'approvisionnement, sa résilience concernant des matériaux critiques, voire une forme de protectionnisme et d'achat local. Il s'agit après tout de l'utilisation des deniers publics ; il est donc logique que de tels objectifs soient fixés. Néanmoins, leur mise en oeuvre ne sera pas simple, ce dont doit tenir compte le législateur.

Ce dernier a également tendance à fissurer le bloc juridique de la commande publique. Le code de la commande publique constituait une avancée par rapport à la situation antérieure. Or, toutes les lois votées en ce moment viennent fissurer certains principes que l'on pensait intangibles.

Par exemple, le marché global de performance énergétique à paiement différé, prévu par le code de l'énergie, met à mal le principe de l'interdiction du paiement différé, qui repose sur la règle du service fait. De la même manière, la loi du 24 février 2025 d'urgence pour Mayotte autorise une nouvelle procédure de mise en concurrence sans publicité et vise à concilier l'impératif de reconstruction en urgence et la nécessité de faire travailler des entreprises locales. Or, nous sommes-nous demandé si le tissu économique local était capable de répondre à cette demande ? Les marchés globaux, attribués à de grandes entreprises, n'entrainent-ils pas eux-aussi un appel à la sous-traitance, notamment locale ? Enfin, la loi du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables remet en cause le principe de durée limitée des marchés, à travers le « power purchase agreement ». Nous constatons donc que ces lois de circonstance fragilisent l'homogénéité du code de la commande publique, qui faisait pourtant sa force.

Par ailleurs, la loi de finances pour 2024 dispose qu'un marché passé avec une jeune entreprise innovante au sens du code général des impôts constitue un marché innovant. Or, cette définition fiscale n'a rien à voir avec le caractère innovant du marché. Le projet de loi de simplification de la vie économique, déjà adopté par le Sénat, va d'ailleurs supprimer cette disposition. Selon ce texte, seront désormais qualifiés de marchés innovants ceux qui feront appel à des mécanismes d'économie circulaire. L'économie circulaire est importante, mais on en parle depuis déjà vingt ans ! On ne peut pas, en fonction de la conjoncture politique, modifier à loisir les procédures et seuils existants. Cette démarche perturbe les acheteurs publics et les entreprises. Or, un acheteur public perturbé ne saura pas répondre aux attentes de son tissu économique.

M. Guillaume Delarue, avocat au barreau de Paris. - La commande publique est un sujet passionnant, mais complexe. Malgré l'application générale de certains principes , la fréquence des consultations juridiques sur le sujet auprès des avocats témoigne d'un manque de clarté et de risques juridiques potentiels, tant pour les acheteurs publics que pour les entreprises.

Cette complexité se manifeste aussi bien au stade de la passation des marchés que de leur exécution. Concernant l'exécution, je pense par exemple à la chausse-trape du mémoire en réclamation et à l'impossibilité pour bien des PME, lorsqu'elles contestent le décompte, d'obtenir une indemnisation dès lors qu'elles n'ont pas respecté le délai de deux mois ou que le contenu du décompte n'est pas conforme à la jurisprudence.

S'agissant de la passation, des avancées ont été réalisées grâce à l'unification de la réglementation au sein du code de la commande publique. Par exemple, les possibilités de modification du prix d'un marché, soit de faible montant (10 % ou 15 % pour les marchés de travaux), soit par le biais d'une clause de réexamen, ont été clarifiées, alors qu'il fallait auparavant se référer à la jurisprudence. Cependant, l'interprétation qui est faite de la loi par la jurisprudence administrative et par celle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) reste déterminante. Cette dernière a d'ailleurs forcé la main de la France à plusieurs reprises, par exemple sur les accords-cadres sans montant maximum ou sur les marchés de prestations juridiques, où elle a réaffirmé le principe de libre choix des avocats.

Néanmoins, la complexité persiste, peut-être en raison du caractère administratif de la commande publique, qu'il s'agisse des délais entre la publication de l'appel d'offres et la réception des offres ou du dépôt des enveloppes sur une plateforme dédiée. Ces éléments sont source d'inquiétude et de conflits.

On observe deux catégories de PME qui répondent aux procédures de la commande publique : celles qui sont habituées à l'exercice et à la production de mémoires techniques conséquents et celles qui sont moins expérimentées qui aimeraient bien répondre à un marché mais sont souvent découragées par la complexité des procédures ou certaines exigences spécifiques telles que les clauses d'insertion sociale. La perception de la commande publique varie en fonction de sa pratique par les entreprises.

Du côté des acheteurs publics, la perception varie également. Certains maîtrisent parfaitement les procédures, tandis que d'autres confondent encore la délégation de service public (DSP) et le marché public.

Un changement de paradigme interviendra en août 2026, avec l'obligation d'inclure des considérations environnementales dans la définition du besoin. Selon une jurisprudence assez ancienne, la dimension environnementale ne devait pas être intégrée aux critères d'évaluation des offres. Or, elle devra désormais l'être, au travers soit du coût du cycle de vie du produit, soit d'une pluralité de critères.

Cette évolution soulève un certain nombre de questions pour les acheteurs publics et les PME. Par exemple, l'État n'a pas encore fourni l'outil promis pour le calcul du coût du cycle de vie des produits. Aujourd'hui, Écobalyse ne permet de le calculer que pour les textiles et l'alimentaire. Sur ce dernier plan, les prescriptions du législateur - notamment l'obligation de proposer 50 % de produits durables et de qualité et 20 % de produits biologiques dans la restauration collective - sont assez simples à respecter en termes de spécifications techniques. Néanmoins, il est nécessaire à l'acheteur public de pouvoir calculer lui-même le coût du cycle de vie du produit concerné pour vérifier que les informations communiquées sont exactes et que les différents soumissionnaires ont réalisé leur calcul sur la même base. Or, aujourd'hui, cela n'est pas possible.

Les nouvelles exigences environnementales qui ont été formulées par le législateur en matière de commande publique reposent en réalité sur les entreprises, au travers des acheteurs publics. Des progrès ont toutefois été réalisés, comme l'augmentation des seuils de 25 000 euros à 40 000 euros pour les marchés de gré à gré et à 100 000 euros pour les marchés de travaux, ce qui facilite l'accès des PME à la commande publique en la simplifiant.

Mais ces évolutions sont-elles compatibles avec l'article L. 3 du code de la commande publique, qui pose les principes de transparence des procédures, de liberté d'accès et d'égalité de traitement des candidats, afin d'assurer une bonne utilisation des deniers publics ? On retrouve d'ailleurs ces principes dans les marchés de gré à gré, à ceci près qu'il n'y a pas, dans ce cas, d'obligation de publicité - à l'exception de la règle des trois devis, sur laquelle nous pourrons revenir.

De fait, tout effort de simplification de la commande publique, au profit notamment des PME, repose sur la flexibilisation de son cadre juridique, qui est protecteur et vise à garantir le respect des principes fondamentaux que je viens d'évoquer. Il est par conséquent nécessaire de trouver un équilibre entre ces enjeux contradictoires. Pour ma part, je ne suis pas en mesure de vous apporter de solution. Réserver une part des marchés aux PME entrerait par exemple en contradiction avec le principe de liberté d'accès.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Merci pour ces rappels sur l'importance des marchés publics, qui représentent chaque année 170 milliards d'euros de dépenses, ce qui a une importance significative sur l'économie française. Notre commission d'enquête comporte plusieurs axes, et notamment celui de la facilitation de l'accès des PME et des start-ups françaises à la commande publique.

Il pourrait être envisagé de relever les seuils en-deçà desquels il est possible de recourir à une procédure de gré à gré au niveau des seuils européens. Cela vous semblerait-il pertinent dans l'objectif d'apporter plus de souplesse aux collectivités locales, notamment pour des marchés simples ne nécessitant pas des compétences pointues ?

Par ailleurs, l'Ugap joue un rôle important dans les marchés nationaux, avec près de 6 milliards d'euros de marchés. Quel regard portez-vous sur le poids de cet acteur ?

Le ministère de l'éducation nationale vient de conclure un contrat de 74 millions d'euros avec Microsoft. Des acteurs français étaient-ils en mesure de répondre aux besoins du ministère ? Le cas échéant, ont-ils été consultés ? Nous le demanderons au ministère. Quant à vous, quel est votre point de vue sur la prédominance de certains acteurs étrangers tels que Microsoft au regard des enjeux en termes de souveraineté numérique ?

L'accès des start-ups françaises aux marchés publics constitue un sujet crucial. Nous promouvons la « French Tech », mais ces entreprises ne peuvent pas croître sans commandes publiques. Comment expliquer que certaines start-ups proposant de véritables innovations ne soient parfois pas retenues dans le cadre des appels d'offres ?

Je voudrais également évoquer la question du pantouflage. En effet, malgré le filtre de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), certains conseillers ministériels, qui ont été en mesure de participer à l'élaboration de la loi, se retrouvent ensuite à la tête de sociétés privées et tâchent alors de démonter ce qu'ils ont construit dans le secteur public. Il est normal que des hauts fonctionnaires puissent aller travailler dans le secteur privé, où ils peuvent multiplier leur salaire par cinq, mais faut-il ensuite leur permettre de revenir dans la fonction publique ?

Enfin, vous avez raison de souligner que plus on ajoute de règles juridiques, plus on risque de complexifier le système. Notre commission d'enquête devra trouver un équilibre entre la nécessaire régulation et la simplification des procédures.

M. Grégory Kalflèche. - L'Union européenne fixe des seuils au-dessus desquels s'appliquent les règles qu'elle fixe et en deçà desquels les pays sont libres d'appliquer les procédures de leur choix. Il est intéressant de noter que, contrairement à l'idée reçue, la France a exporté son approche des marchés publics vers les autres pays de l'Union européenne. Dans d'autres pays européens, la gestion des marchés publics en dessous des seuils européens est très différente de la nôtre. Par exemple, en Allemagne, il s'agit d'une compétence des Länder, tandis qu'au-dessus des seuils européens, les marchés relèvent de l'État fédéral ; en Italie, on utilise principalement des centrales d'achat en deçà des seuils, au-delà desquels on élabore des appels d'offres européens.

En France, nous avons essayé de créer un continuum. Les premiers textes nationaux concernant l'État et les collectivités territoriales, c'est-à-dire les communes et les établissements de bienfaisance, datent, pour la loi, de 1833 et, pour les ordonnances, de 1835 et 1836. Cette réglementation a été codifiée en 1975 dans le code des marchés publics. Nous avons ensuite eu 17 textes de transposition jusqu'au code de la commande publique actuel.

Ce continuum nous permet d'articuler le droit français avec le droit européen, en augmentant progressivement en complexité jusqu'au niveau européen, à partir duquel s'applique la procédure formalisée.

En dessous des seuils européens, nous avons les marchés à procédure adaptée (Mapa), qui laissent une certaine liberté à l'acheteur. Il appartient à celui-ci, dans ce cadre, d'être suffisamment compétent pour adapter la procédure suivie au montant et à l'objet du marché, qu'il s'agisse de la construction d'un mur ou d'un marché de technologie plus complexe. Dans ce dernier cas, même si le montant du marché est faible, on organisera une publicité nationale, tandis qu'on préfèrera, pour des travaux courants, un marché local, même si le coût est plus élevé. Cette procédure ne simplifie pas toujours les choses pour les acheteurs publics : la plupart du temps, ceux-ci préfèrent utiliser une procédure fixée avec précision par le code plutôt que de créer leur propre procédure Qu'est-ce qui est le plus compliqué pour un acheteur public ? Organiser un appel d'offres selon la procédure décrite avec précision dans le code de la commande publique ou créer sa propre procédure dans le cadre d'un Mapa ? Je ne suis pas convaincu que beaucoup d'acheteurs publics diraient que ce second cas de figure est le plus simple. Libéraliser les règles pour les acheteurs rendrait-il les choses plus simples pour eux ? Ce n'est pas garanti.

Pour simplifier, il ne faut pas nécessairement alléger les procédures, mais plutôt ce que les entreprises considèrent comme de la paperasserie. À mon sens, avec la codification, la numérisation a représenté récemment la plus grande avancée en matière de simplification de la commande publique. On a tendance à oublier les contraintes que nous avons tous connues ici liées à l'impression des documents et à l'envoi des offres par coursier. Aujourd'hui, il est possible de les envoyer de chez soi avec une bonne connexion à Internet. Cependant, malgré les progrès de la numérisation, des obstacles mentaux pour les entreprises persistent, comme le document unique de marché européen (Dume) jugé trop long à remplir q. Ce sont ces freins mentaux - et non pas juridiques - qu'il est désormais nécessaire de lever, car ils donnent une impression de complexité qui n'est finalement pas fondée.

Il faut aussi tenir compte du problème de manque de données soulevé par la Cour des comptes dans son rapport de décembre dernier. Nous ne sommes pas capables, par exemple, de calculer le renchérissement des marchés publics lorsque ceux-ci seront tous verts. Avec ses pouvoirs d'enquête, la Cour des comptes n'est même pas en mesure de savoir combien représente la commande publique en France ! Vous allez donc être confrontés à un hiatus entre le besoin de données, d'une part, et le besoin de simplification, d'autre part.

M. Jean-Marc Joannès. - Nous avons déjà relevé les seuils à plusieurs reprises ces vingt dernières années sans pour autant simplifier significativement la commande publique. M. Ravignon a tenu les propos suivants devant votre commission d'enquête : « Augmenter les seuils ne revient pas à définir un espace de non-droit. Aux collectivités d'organiser leur politique d'achat et de sécuriser leurs achats dans le respect des principes de la commande publique ». Il n'allait évidemment pas dire le contraire. Comment les collectivités vont-elles sécuriser leurs achats ? Vont-elles adopter leurs propres procédures ? Le cas échéant, comment les entreprises connaîtront-elles la manière dont seront attribués les marchés ? Elles auraient le droit de s'énerver devant un journaliste qui leur prêcherait la bonne parole au sujet des principes de la commande publique...

M. Grégory Kalflèche. - Cela reviendrait en quelque sorte à remplacer le code de la commande publique par un mini-code par collectivité...

M. Jean-Marc Joannès. - D'ailleurs, il y a assez peu de temps - en 2015, je crois -, l'Assemblée nationale avait proposé une loi visant à exonérer les communes de moins de 2 000 habitants de l'application du code de la commande publique. Tout est possible, ça n'est qu'une question de curseur.

J'ajoute que plus on relève les seuils de procédures, plus on perd notre capacité à mesurer l'efficience de l'achat public. Les eForms demandés par la Commission européenne ont bloqué les éditeurs privés de profils d'acheteur, et donc les acheteurs publics, pendant plusieurs semaines. Cela a été une véritable catastrophe.

L'Ugap est une centrale d'achat parmi d'autres. Ces centrales sont des acheteurs publics qui respectent le code de la commande publique et les objectifs fixés par le législateur, ce qui prend du temps. L'émission Capital diffusée dimanche soir a été réalisée par des confrères dont je respecte le travail, mais il s'agit de ce que l'on appelle du réalisme subjectif : on pointe du doigt, on creuse et on trouve. Pour ma part, je pourrais trouver tous les jours des exemples d'achats très bien réussis, mais cela ne m'attirerait aucun abonné. C'est un principe journalistique.

Le professeur Saussier, que vous allez bientôt recevoir, a déclaré que la commande publique n'avait pas à s'occuper du développement durable, mais devait se cantonner au respect des principes fondamentaux fixés par l'article L. 3 du code de la commande publique. Il estime en effet qu'il existe d'autres leviers pour soutenir le développement durable, comme la fiscalité.

Concernant le soutien aux start-ups, elles ont davantage besoin d'argent que de mesures juridiques pour se lancer et prospérer...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'argent peut leur venir au travers des marchés publics...

M. Jean-Marc Joannès. - C'est peut-être pour cette raison que l'on a introduit le critère du recours à de jeunes entreprises innovantes pour la qualification de marché innovant...

Je peux vous donner l'exemple récent d'un marché innovant passé par un grand opérateur de l'État pour des bornes de recharge mobiles pour véhicules électriques. Le marché a été attribué à une start-up pour 99 999 euros, mais la maintenance n'avait pas été prévue. Cela soulève des questions sur la bonne utilisation des deniers publics. Si nous nous intéressons désormais au cycle de vie des produits achetés, il ne devrait pas être permis de faire l'impasse sur ces aspects.

Je n'ai pas vraiment d'opinion sur le pantouflage. Je pourrais faire du journalisme grand public et vous répondre que c'est scandaleux...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - C'est scandaleux !

M. Jean-Marc Joannès. - C'est effectivement scandaleux, mais je ne sais pas comment le code de la commande publique peut intervenir sur ces questions de pantouflage. Il suffit de lire un certain hebdomadaire paraissant le mercredi pour se rendre compte qu'il existe un lien entre pantouflage et commande publique...

Enfin, les acheteurs publics ne sont pas des caricatures de fonctionnaires obéissants. Ils aiment leur métier, réfléchissent et prennent leur part de responsabilités en reproduisant des schémas parce qu'ils sont pressés ou que leurs élus le leur demandent.

L'Association des acheteurs publics (AAP) rappelle souvent qu'il n'est pas nécessaire, pour simplifier l'achat public, de modifier le code, mais la pratique du code. Elle propose notamment de travailler à la réduction des délais de paiement et à la programmation des achats - par exemple, l'annonce de la construction d'un collège dans un département permet d'amener les entreprises à s'y préparer -, à l'organisation de salons inversés ou à la mise en place de plans de progrès, qui permettent d'éviter les antagonismes caricaturaux entre l'acheteur public radin qui se protège et l'entreprise désireuse de profiter de la manne publique sans fournir de prestations de qualité. Il est nécessaire de mettre de l'huile dans les rouages et il revient aux acheteurs publics de le faire.

Les entreprises et les PME, quant à elles, ont tout simplement besoin d'argent. Des solutions telles que les avances ou la diminution des retenues de garantie contribuent à les aider.

M. Guillaume Delarue. - Le relèvement des seuils communautaires constituerait vraisemblablement un exercice complexe. Cependant, nous avons une marge de manoeuvre en droit interne pour les marchés dont le montant est inférieur à ces seuils, notamment avec les Mapa et les marchés à objets spécifiques passés sous la forme de Mapa, qui offrent une certaine flexibilité dans les règles de passation du marché.

On peut s'interroger sur l'utilisation effective de ces outils par les acheteurs publics, comme la possibilité de négociation en Mapa, quel que soit l'objet du marché. La jurisprudence a même validé la possibilité pour l'acheteur public de se réserver la possibilité de ne pas négocier même s'il l'avait initialement prévu.

Aujourd'hui, les marchés ne sont plus annulés en raison d'une erreur formelle de procédure. La jurisprudence « Tarn-et-Garonne » du Conseil d'État exige qu'un intérêt ait été lésé pour contester un marché, ce qui pose des difficultés aux entreprises souhaitant le faire. Lorsqu'une entreprise est écartée d'un marché, elle cherche d'abord à comprendre en demandant la communication de documents administratifs, et parfois en engageant un référé précontractuel. C'est souvent sur la base de la communication de ces documents qu'elle décide d'aller ou non au contentieux, ce qui peut prendre un certain temps si l'acheteur public traîne à les transmettre.

Aux termes de la jurisprudence actuelle, qui est assez sévère, le juge exerce un contrôle restreint sur l'appréciation des offres. Depuis 2021, on constate certaines restrictions s'agissant des causes d'annulation d'un marché et de l'indemnisation du candidat qui sollicite l'annulation d'un marché.

J'ai récemment accompagné une entreprise qui souhaitait contester un marché. Il s'agissait d'un opérateur privé passant un marché privé soumis au code de la commande publique. Nous ne savions donc pas qui, du juge judiciaire ou du juge administratif, était compétent pour en juger. -Nous avons donc saisi ces deux juges.

Finalement, le marché arrivait à expiration et l'entreprise souhaitait y candidater de nouveau et se désister, sauf s'il était possible d'obtenir une indemnisation. Or, le Conseil d'État estime qu'aucune indemnisation n'est due dans le cas d'un marché à bons de commandes au prétexte qu'il n'y a pas de perte de chance, ce qui n'incite pas les entreprises à aller au bout de leurs démarches contentieuses. D'ailleurs, en vertu d'une autre jurisprudence, tout aussi regrettable, de 2020 - Département de Loire-Atlantique - et de 2021 - Conseil national des barreaux -, les ordres professionnels ne sont plus en mesure de contester les marchés publics. Les litiges opposent donc directement les opérateurs économiques et les acheteurs publics, ce qui n'incite pas à aller au contentieux.

L'annulation d'un marché public ne devrait pas être perçue comme une catastrophe, car il s'agit de faire appliquer des règles, au prix de la perte de quelques mois. Le juge dispose d'ailleurs de la possibilité de régulariser le marché plutôt que de l'annuler et, aujourd'hui, n'annule plus de marché parce qu'une case n'a pas été cochée. Il arrive fréquemment, en droit privé, que des contrats soient annulés. Or, je constate que l'État et le juge administratif considèrent que l'annulation d'un marché est un acte extrêmement grave.

Au total, je ne suis pas défavorable au relèvement des seuils inférieurs aux seuils communautaires, qu'il s'agisse de ceux des Mapa ou de celui de 90 000 euros HT spécifique aux obligations de publicité. Les principes de la commande publique resteraient de toute manière applicables, comme c'est le cas aujourd'hui dans les marchés de gré à gré. Il y a fort longtemps, j'avais défendu une collectivité qui avait porté plainte contre l'un de ses agents. Ce dernier s'était entendu avec un architecte pour augmenter de 2 000 euros le montant d'un petit marché et se partager cette somme. Il s'agissait certes d'un Mapa, mais une peine d'emprisonnement avec sursis a tout de même été prononcée car les principes de la commande publique y étaient pleinement applicables.

Pour favoriser l'accès des start-ups aux marchés publics, il est possible d'envisager plusieurs leviers. Il est d'abord nécessaire de définir précisément le besoin, , dans la mesure où celui-ci doit être traduit dans des termes clairs dans le cahier des clauses techniques particulières (CCTP), puis en spécifications techniques dans le cadre de l'exécution du marché, ce qui requiert toute la compétence des acheteurs publics.

J'ai en tête un cas dans lequel une personne publique avait demandé, dans le cadre d'un critère environnemental, aux soumissionnaires d'un appel d'offres de produire une note sur leurs émissions de gaz à effet de serre, sans aucune autre précision ; le marché a été annulé par le juge car il n'était pas possible de savoir ce que souhaitait la personne publique. À cet égard, les nouvelles prescriptions en matière environnementale, qui seront applicables à compter d'août 2026, nécessiteront une véritable professionnalisation des acheteurs publics sur ces questions.

Deuxièmement, il est possible d'utiliser les procédures existantes, par exemple la procédure avec négociation, qui est une procédure formalisée et peut être appliquée aux marchés innovants. Cependant, la création de procédures spécifiques à certains domaines présente des risques, notamment celui d'une annulation tardive du marché par le juge administratif, qui pourrait considérer a posteriori qu'il était nécessaire de recourir à une autre procédure.

Un exemple concret me vient à l'esprit au sujet de la nécessité de faire preuve de pragmatisme. J'ai été contacté par un promoteur qui avait construit un immeuble à usage d'habitation et ne savait pas quoi faire du rez-de-chaussée. La collectivité était intéressée par la possibilité de l'utiliser pour y installer une cantine scolaire. Il est certes possible de passer un marché public sans publicité ni mise en concurrence pour l'achat d'un bien dans un ensemble immobilier, mais l'avocat qui accompagnait la collectivité avait exprimé des inquiétudes légitimes - au-delà du risque pénal -, dans la mesure où il était nécessaire de démontrer qu'il n'existait aucune autre possibilité d'acquisition d'un bien adapté à l'installation d'une cantine. Cela impliquait de réaliser un relevé topographique de tous les terrains disponibles et de prouver leur inadéquation. La collectivité et le promoteur ont finalement décidé de mener à bien ce projet. Nous étions à la limite de l'illégalité, mais cela a permis à la collectivité de réaliser son projet en acquérant le bien à un prix tout à fait raisonnable, sans mauvaise utilisation des deniers publics, et au promoteur de le céder. Un risque réel existait néanmoins.

Si une procédure spécifique aux start-ups devait voir le jour, sa mise en oeuvre pourrait se heurter à des réticences. En effet, en cas de contentieux, le respect des critères déterminés par le pouvoir réglementaire ou législatif serait examiné et le juge pourrait avoir une interprétation différente de celle de l'acheteur public, ce qui ne serait pas sans conséquence.

Concernant le pantouflage, pour annuler un marché, la jurisprudence du Conseil d'État, au titre de l'impartialité attendue dans une procédure de passation de marché, tient compte du poste qu'occupait la personne dans le secteur privé avant de rejoindre le secteur public et exige qu'elle ait exercé une influence effective sur la passation du marché. Un certain nombre de critères juridiques sont donc définis, sans préjudice du regard que l'on peut porter sur le pantouflage en tant que citoyen.

Je n'ai pas grand-chose à ajouter à ce qui a été dit sur l'Ugap. Elle passe ses marchés conformément au code de la commande publique. La question qui se pose réellement est de savoir comment favoriser une entreprise française par rapport à une entreprise étrangère. Cela passe, à mon sens, par les critères d'attribution. S'agissant des ordinateurs, sans aller jusqu'aux circuits courts, on peut néanmoins utiliser des critères qui permettent de faire la différence, comme l'utilisation de matériaux durables. Je pense que les critères constituent un moyen de favoriser les entreprises françaises. Il peut s'agir, par exemple, d'exiger un entrepôt en France pour les livraisons, même s'il est compliqué de contourner une grande entreprise mondiale.

M. Grégory Kalflèche. - J'aimerais ajouter un point sur l'Ugap. C'est une centrale d'achat parmi d'autres, et on en voit apparaitre de nombreuses au niveau régional. La concurrence entre elles est vertueuse.

N'oublions pas que notre marché est européen et non pas national. Il ne faut pas confondre simplification et localisme, surtout que nous sommes soumis au principe de reconnaissance mutuelle, qui garantit la libre circulation des produits dans l'Union européenne.

S'agissant du soutien aux entreprises innovantes, il est nécessaire de faire preuve de pédagogie. Les variantes constituent le meilleur moyen de les favoriser, mais elles suscitent des réticences chez les acheteurs publics car elles complexifient l'analyse des offres, accroissant donc leur charge de travail.

Mme Karine Daniel. - Je suis particulièrement sensible à la question de la concurrence entre les centrales d'achat. En termes de structure de marché, je pense que nous sommes confrontés à un problème de recréation de monopole, alors que les effets de la concurrence se manifestent au niveau de l'achat. Par conséquent, la question des marges au sein même des centrales d'achat devient un enjeu important.

M. Grégory Kalflèche. - Il ne faut pas crier haro sur les centrales d'achat. L'Ugap, par exemple intériorise le coût des procédures de mise en concurrence que n'ont pas à assumer les collectivités.

Il faut réfléchir à la comparabilité des offres, et le tarif grand public n'est pas toujours adapté pour cela. C'est le cas pour les billets d'avion, dont il peut être attendu qu'ils soient échangeables et annulables en raison des contraintes liées à l'activité de la personne public. Ils seront donc forcément plus chers que ceux réservés par un particulier pour ses vacances. De même, les tarifs de l'Ugap intègrent le coup des procédures passées et le service offerts. Il faut donc exercer un contrôle sur les achats en tenant compte des exigences auxquelles ceux-ci sont soumis.

M. Simon Uzenat, président. - Je souhaiterais revenir sur cinq points très précis. Tout d'abord, j'ai été très sensible à vos propos. Je le dis d'autant plus que j'ai été, et que je reste, un praticien de l'achat public au sein de la région Bretagne. J'ai eu l'opportunité de piloter l'élaboration du schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables (Spaser) et de présider pendant un peu plus de deux ans les instances de commande publique. Monsieur le professeur, je partage entièrement vos propos relatifs à la singularité des situations, et en particulier s'agissant des petites collectivités et entreprises. Parfois, nos souhaits ou aspirations pourraient se révéler rapidement contre-productifs pour ces acteurs que nous souhaiterions aider davantage.

Parmi les leviers que vous avez évoqués, des mesures très pratiques ont fait leurs preuves. Par exemple, la région Bretagne a décidé de porter le taux d'avance à 60 %. C'est un choix pragmatique que le code de la commande publique ne nous interdit pas. Nous nous sommes fixé l'objectif de garantir des délais de paiement inférieurs à 23 jours. Nous avons également intégré des plans de progrès.

Concernant la programmation des achats, nous la travaillons en partenariat avec les quatre départements de la Bretagne administrative et les deux métropoles. Nous organisons des réunions conjointes de présentation de ces programmations d'achat pour donner de la visibilité aux entreprises. Notre programmation s'étend sur quatre ans. Bien que la fiabilité diminue avec le temps, cela incite les opérateurs économiques à nous contacter pour nous proposer des solutions techniques - il s'agit d'une sorte de sourcing inversé.

Quant aux variantes, j'avais souhaité, dans le cadre de notre Spaser, les intégrer dans la quasi-totalité de nos marchés. Cependant, nous constatons une certaine réticence, d'une part en raison de la difficulté de l'administration à comparer les offres, mais aussi du côté des entreprises, qui sont les premières à revendiquer cet outil, mais pas nécessairement les premières à y recourir. C'est l'histoire de la poule et de l'oeuf : peut-être n'y a-t-il pas suffisamment de collectivités qui les incitent à proposer des variantes, ce qui ne permet pas de développer suffisamment cette culture.

Cela soulève la question de l'automatisation des processus d'instruction pour simplifier la vie des acheteurs publics et des agents des collectivités territoriales. La région Bretagne est considérée comme une collectivité importante, disposant des moyens nécessaires pour réaliser ces travaux, mais si, demain, sur nos plus de 800 marchés, nous multipliions les variantes, il en résulterait une grande complexité. Dans l'intérêt des entreprises et des acheteurs, avez-vous des propositions à formuler en la matière, notamment s'agissant du recours à l'intelligence artificielle ?

Le deuxième sujet, qui est lié au premier, est celui de la formation. Vous avez insisté à juste titre sur ce point et je veux y associer la question de l'organisation. Au sein de la région Bretagne, la fonction achat était extrêmement décentralisée, avec des agents consacrant parfois seulement 10 % à 15 % de leur temps de travail à l'achat public. Ils ne pouvaient donc pas acquérir une expertise et les prescriptions du Spaser n'étaient pas toujours prises en compte. Nous avons donc, sur le plan de l'organisation, engagé une recentralisation de la fonction achat.

Concernant la formation, , quelles priorités devraient-elles être fixées selon vous ?

Sur la question du pilotage par la donnée, la région Bretagne a mis en place un observatoire des données de l'achat public, ce qui semble constituer une initiative unique parmi les collectivités territoriales. Cet outil permet d'assurer un pilotage quasiment en temps réel. L'État nous a communiqué quelques éléments, mais ils ne semblent pas encore suffisamment consolidés. Quel regard portez-vous - et je m'adresse notamment à M. Joannès - sur le niveau de maturité des collectivités concernant ce pilotage par la donnée ?

Cette question concerne également le législateur. Par exemple, lors de l'adoption de la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi Égalim, fixant des objectifs de 50 % de produits durables de qualité et 20 % de produits biologiques dans la restauration collective publique, nous ne savions pas d'où nous partions. Il est crucial de systématiser cette connaissance de la situation initiale pour rendre nos objectifs plus concrets et opérationnels et renforcer le lien de confiance avec nos concitoyens.

Une autre dimension importante de la question des données est celle du retour sur investissement. Les données nous permettent aujourd'hui de démontrer que l'intégration de considérations environnementales et sociales est bénéfique pour l'économie locale. Au-delà du temps et du coût des procédures, ces considérations peuvent avoir un effet vertueux sur nos très petites entreprises (TPE) et PME, en les accompagnant dans leur croissance et face aux défis qu'elles doivent relever.

Concernant la révision en cours des directives européennes de 2014, notamment sur la question du localisme, nous souhaitons soutenir nos entreprises locales, mais nous voulons aussi qu'elles puissent trouver des marchés ailleurs en France et en Europe. En Bretagne, quand nous avons conclu notre convention de partenariat avec l'Ugap, j'ai dit aux entreprises bretonnes que l'Ugap ne garantissait pas que les marchés bretons leur soient attribués, mais qu'elle devait leur permettre de décrocher des marchés ailleurs en France. Nous souhaitons également que nos TPE et PME puissent continuer à grandir demain, avec des marchés européens. Dans le cadre de la révision des directives, identifiez-vous des sujets prioritaires sur lesquels la France devrait insister ?

Enfin, j'aimerais revenir sur le sujet des outre-mer. Vous avez évoqué le cas de Mayotte ; j'étais en séance publique lorsque le projet de loi d'urgence a été examiné. D'autres textes ont déjà été adoptés pour garantir l'égalité réelle dans ces territoires. Au regard de l'urgence dans laquelle se trouvent ces territoires et de leurs spécificités, quelles pistes identifiez-vous pour simplifier l'acte d'achat, qui est singulièrement plus complexe dans ces territoires qu'en métropole ?

M. Jean-Marc Joannès. - Je n'ai pas constaté, d'un point de vue journalistique, de mise en oeuvre effective du pilotage par la donnée. Les chambres régionales des comptes insistent sur les stratégies d'achat et la cartographie des achats, qui constituent autant d'éléments pourtant essentiels pour savoir qui achète quoi, quand, comment et pourquoi. Cette pratique n'est pas encore généralisée, bien qu'elle paraisse légitime, puisque nous le faisons nous-mêmes, en tant que citoyens, pour nos propres achats.

Je suis convaincu que le développement de l'intelligence artificielle générative permettra de répondre à bien des difficultés en matière de cartographie et de pilotage par la donnée. Cela devrait grandement faciliter le travail des acheteurs, mais aussi la réponse aux appels d'offres de la part des entreprises. Je pense que nous ne mesurons pas encore pleinement la simplification, dans le domaine de la commande publique, que ce phénomène va entraîner.

Concernant la mesure de l'achat public, si l'intelligence artificielle générative parvient un jour à quantifier les externalités positives attendues de la commande publique en matière sociale et sociétale, j'en serais ravi. Cela impliquerait toutefois de disposer des données nécessaires et des outils pour les exploiter.

Des instruments se développent pour évaluer la pertinence des achats, comme Écobalyse, un outil utilisé par la métropole de Lyon pour l'achat de vêtements biosourcés. Ces initiatives émergent principalement au niveau local.

Quant à l'organisation, la relation entre services juridiques, services achat et prescripteurs relève de la libre administration des collectivités. Cependant, je voudrais attirer votre attention sur une initiative intéressante d'Amiens Métropole. Souvent, dans les collectivités territoriales, même dans celles qui disposent d'un formidable Spaser et ont décidé d'engager une politique d'achat durable et responsable, les élus ne s'expriment pas en commission d'appel d'offres car ils n'ont plus la main sur les choix stratégiques et craignent de fragiliser la procédure. À Amiens Métropole, dans la mesure où la commande publique est politisée - au bon sens du terme -, les élus organisent un point régulier avec leur service achat et à leurs services prescripteurs pour les amener à réfléchir et à travailler ensemble, par exemple en leur demandant pourquoi ils privilégient l'achat de matériel neuf plutôt que d'occasion. D'après nos informations, cette approche n'a pas été facile à mettre en place, certains se demandant à quel titre le politique s'immisçait dans le domaine juridique, mais elle fonctionne.

La formation des agents et des élus à la commande publique est effectivement nécessaire ; l'Association des maires de France (AMF) en parle régulièrement. La commande publique ne se limite pas au risque pénal et tous les élus ne sont pas coupables de favoritisme. Votre commission d'enquête démontre que la commande publique correspond à une tout autre réalité.

Concernant la révision des directives européennes, l'objectif initial de la France semble être d'exporter le modèle de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi Climat et résilience, en matière d'achat durable et responsable. Historiquement, comme l'a rappelé le professeur Kalflèche, la France a toujours réussi à imposer sa façon de faire à l'Europe et il n'y a pas de raison que cela change.

La Commission européenne ne pourra pas ne pas entendre la demande de tous les États en faveur de l'achat local. J'ai regardé les programmes électoraux de l'ensemble des formations politiques lors des dernières élections et toutes étaient favorables à l'achat local, même si personne ne sait ce que c'est ni comment le mesurer.

La révision des directives européennes devra probablement apporter de la souplesse pour répondre à cette attente. On peut s'attendre à l'introduction de critères géographiques et à un retour au protectionnisme. Dans le cas contraire, l'Europe risquerait de perdre en crédibilité : certains États membres, comme l'Italie, pratiquent d'ores et déjà le protectionnisme en matière d'achat local.

Si la révision des directives européennes ne va pas dans ce sens-là, l'Europe fera face à un problème institutionnel et politique. La Commission européenne en est consciente, et je ne suis donc pas inquiet : l'achat durable, environnemental sociétal sera intégré, tout comme des critères géographiques. Il faudra alors transposer ces dispositions, mais la France dispose déjà d'une grande expérience de la complexité dans ce domaine et ne devrait pas rencontrer de difficultés majeures en la matière.

M. Grégory Kalflèche. - Je suis un farouche défenseur de l'utilisation de l'intelligence artificielle dans la commande publique. Il est essentiel de développer des intelligences artificielles souveraines et sécurisées pour traiter les documents de la commande publique en garantissant la protection des données sensibles, tant pour les entreprises que pour les acheteurs publics.

L'intelligence artificielle peut constituer un outil précieux pour les acheteurs, capable d'écrire des clauses adaptées et d'améliorer le « legal design » des documents, en insérant des schémas ou des images dans les documents de la consultation. Du côté des entreprises, elle pourrait faciliter la préparation des dossiers de candidature en mettant en avant les principales réalisations de l'entreprise en lien avec l'offre.

Je suis par ailleurs plutôt opposé à l'idée de faire de la plateforme des achats de l'État (Place) le seul profil d'acheteur. Je crains le syndrome du Minitel, qui aboutirait à un scénario dans lequel un investissement de quelques millions d'euros pourrait aboutir à une catastrophe telle que celle de Louvois, le système de paie des armées, ou, au mieux, à un superbe logiciel qui serait rapidement dépassé faute de concurrence et donc d'innovation. Je pense que la concurrence entre les dix ou douze différentes salles de marché, et notamment entre les quatre ou cinq principales, représente le seul moteur d'innovation dont nous disposions pour les années à venir en matière d'intégration de l'intelligence artificielle à la commande publique.

Place peut constituer un formidable agrégateur d'annonces ou une porte d'entrée. Nous pourrions aller jusqu'à utiliser France Connect pour se connecter à toutes les salles de marché. Cela résoudrait de nombreux problèmes liés à leur utilisation.

En utilisant l'intelligence artificielle, la direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy pourrait disposer des données relatives à l'ensemble des contrats publics et mener un véritable pilotage par la donnée.

La formation des élus et des fonctionnaires me paraît essentielle. J'ai d'ailleurs créé il y a quatre ans un master of business administration (MBA) « Juriste commande publique ». J'ai reçu plus de 70 demandes provenant de toute la France pour suivre cette formation. L'année dernière, un participant est venu de Mayotte sept fois, tous les quinze jours, pour y assister. Tous ceux qui suivent ce parcours grimpent immédiatement dans la hiérarchie à la sortie car ils acquièrent une vision globale dont peu de gens disposent. Il est crucial de multiplier ces formations.

Je vous recommande vivement de vous tourner vers les universités qui excellent dans ce domaine. Elles ne proposent pas seulement des formations, mais des diplômes. Les intervenants sont de véritables professionnels qui apportent un recul et qui, pour la plupart, sont également des praticiens à l'université. Quand on enseigne la commande publique, on la pratique toujours d'une manière ou d'une autre.

Il faut également travailler à la formation des élus. Bien que cela soit toujours ennuyeux pour eux, il s'agit d'un élément essentiel de leur travail, en tout cas pour ceux qui participent aux commissions d'appel d'offres ou qui réalisent des achats en lien avec les services. Une formation minimale dans ce domaine me semblerait vraiment utile.

Pour l'outre-mer sujet qui m'est cher, je relève deux difficultés majeures liées à l'économie locale plutôt qu'aux marchés publics eux-mêmes - et il est nécessaire que le droit des marchés publics s'adapte aux spécificités économiques de l'outre-mer.

Premièrement, un rapport remis l'an dernier au Président de la République identifie l'octroi de mer comme la cause de la vie chère en outre-mer, dans la mesure où cette taxe augmente les prix de 20 %, y compris ceux des achats des collectivités. L'État collecte donc l'octroi de mer au profit des collectivités d'outre-mer, lesquelles en sont redevables sur leurs achats... On marche sur la tête ! Le rapport en question suggère par conséquent de supprimer cette taxe. De plus, le fait que les départements d'outre-mer ne fassent pas partie de l'espace Schengen complique la situation. Il serait peut-être judicieux d'envisager leur intégration.

Deuxièmement, il existe souvent des monopoles de fait en outre-mer. Par exemple, une seule entreprise peut fournir 80 % des matériaux pour les marchés publics de travaux, tandis qu'une seule société peut fournir un certain type de services ou concentrer à elle seule plusieurs marques nationales. Nous devons nous demander s'il faut accepter ces situations de monopole de fait ou les compenser, sachant qu'ils sont parfois nécessaires à la survie de l'entreprise concernée.

Par ailleurs, je ne comprends pas que nous recourions à la publicité nationale en outre-mer, alors qu'il vaudrait mieux passer par une publicité européenne : on envoie aussi vite des produits à La Réunion depuis l'Italie que depuis la France. À La Réunion, l'eau en bouteille est souvent moins chère quand elle vient d'ailleurs en Europe que quand elle est issue de l'Hexagone. Cela pourrait être le cas de beaucoup d'autres produits. Les outre-mer bénéficieraient donc d'un élargissement de la concurrence au niveau européen. Par conséquent, je ne comprends pas que l'on utilise le Bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP) en outre-mer. Il me paraîtrait économiquement cohérent de publier systématiquement les appels d'offres dans le Journal officiel de l'Union européenne, y compris en Mapa, dès lors que le seuil de publicité de 90 000 euros HT est atteint.

Enfin, il est certain que l'aspect environnemental sera au coeur de la révision des directives européennes. Pour ce qui est du local, je ne suis pas tout à fait d'accord avec Jean-Marc Joannès. La Cour des comptes européenne a souligné que, malgré la volonté de favoriser les marchés européens, la réalité montre une prédominance des marchés nationaux. Les hypothèses de marchés réellement européens sont beaucoup trop limitées. De même, alors que l'on parle sans cesse du local, 80 % des marchés sont naturellement locaux. Je pense donc au contraire que la révision des directives européennes visera à donner une dimension européenne à certains marchés.

En tant que natif de Lille, je suis sensible à la proximité des frontières. L'arrêt Telaustria de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) de 2000 dispose d'ores et déjà que les marchés frontaliers doivent faire l'objet d'une publicité dans les pays limitrophes. Je doute que la métropole de Lille étende systématiquement sa publicité jusqu'à Mouscron ou Bruxelles. Or, ces carences sont contraires aux directives européennes et aux traités.

Bien que cette problématique ne concerne pas toutes les collectivités, elle affecte néanmoins l'ensemble des communes frontalières. Je ne serais pas surpris de voir émerger une obligation de publicité par cercles concentriques autour d'une ville plutôt que via le BOAMP, qui n'a aucun sens dans le cas de la métropole de Lille. Même en Mapa, certains marchés devraient s'étendre jusqu'en Belgique. Du reste, cette situation faciliterait également l'accès des entreprises françaises aux marchés belges.

M. Guillaume Delarue. - L'intelligence artificielle va certainement être intégrée à de nombreux processus internes, avec le risque d'un fonctionnement à deux vitesses entre les petites collectivités, qui n'auront pas accès aux outils d'intelligence artificielle développés par les grandes entreprises, et les grandes structures qui pourront se les offrir. Ce point a également été soulevé lors d'un groupe de travail au Sénat sur l'intelligence artificielle et les métiers juridiques.

Concernant la formation, je partage les observations formulées par la Cour des comptes en décembre 2024. Certains leviers de la commande publique sont trop peu utilisés, notamment par crainte des risques juridiques. Parfois, les collectivités préfèrent adopter une attitude de sécurité plutôt que d'essayer de nouvelles pratiques. Il faut cependant noter que le risque pénal porte également sur les marchés de gré à gré, qui sont soumis au droit de la commande publique, même si les condamnations sont assez peu fréquentes concernant ce type de marchés.

L'idée de mettre en oeuvre des règles spécifiques aux outre-mer compte tenu de leurs spécificités, via des expérimentations, est intéressante. Cela pourrait permettre de rendre les marchés publics et les concessions plus attractifs pour les petites sociétés, avec une possible application ultérieure en métropole. Cependant, je serais plus prudent que le professeur Kalflèche sur la généralisation de la publicité via le Journal officiel de l'Union européenne, car certaines entreprises n'y sont pas inscrites, dans la mesure où elles ne pensent pas avoir les capacités nécessaires pour candidater aux grands marchés. Les PME se tournent plus souvent vers les petits marchés, la sous-traitance ou les parts réservées dans les marchés globaux.

Concernant la révision des directives européennes, je serai attentif au bilan qui sera fait des textes de 2014. Une consultation est en cours. Pour rendre la commande publique plus attractive, une plus grande flexibilité pourrait être nécessaire. La paperasserie constitue un sujet important : il est extrêmement long de produire un mémoire technique ou des CCTP. À cet égard, l'intelligence artificielle pourrait faciliter la détermination des besoins et la rédaction des CCTP, qui suscite des difficultés pour les petites collectivités. J'espère que nous ferons preuve de davantage de pragmatisme pour augmenter les marges de manoeuvre des acheteurs publics, dans l'intérêt de nos entreprises.

M. Grégory Kalflèche. - La Réunion a mis en oeuvre une « stratégie du bon achat » visant à développer le recours aux PME dans le cadre de la commande publique en outre-mer.

M. Simon Uzenat, président. - Notre collègue Victorin Lurel, membre de cette commission d'enquête, a déjà évoqué ce sujet auprès de nous. Merci à tous les trois pour vos interventions. Nous poursuivrons nos échanges dans le cadre du questionnaire qui vous a été adressé. Nous prévoyons de rendre nos conclusions d'ici la fin du mois de juin. D'ici là, n'hésitez pas à nous faire part de vos idées, propositions, remarques ou points d'alerte. Merci encore pour votre participation.

La réunion est close à 18 h 20.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est ouverte à 18 h 25.

Audition d'économistes : Mme Anne Perrot, inspectrice générale des finances, correspondante du Conseil d'analyse économique et M. Stéphane Saussier, professeur d'économie et de management public à l'Institut d'administration des entreprises de l'Université Paris I - Panthéon Sorbonne

M. Simon Uzenat, président. - Chers collègues, nous poursuivons notre étude de la commande publique en quittant la sphère juridique pour nous interroger sur le regard que porte la théorie économique sur cette matière. Les masses financières en jeu sont énormes :au moins 170 milliards d'euros dépensés chaque année pour les seuls marchés d'au moins 90 000 euros hors taxe, et selon certaines estimations globales jusqu'à 400 milliards d'euros, soit 14 points du PIB. Ce sujet a naturellement suscité l'intérêt des économistes, qui s'interrogent sur les moyens d'améliorer son efficacité. Une note du Conseil d'analyse économique a notamment été publiée à ce sujet en avril 2015.

Aujourd'hui, nous avons le plaisir d'accueillir deux experts éminents pour faire le point sur la situation dix ans après la parution de ces travaux : Madame Anne Perrot, économiste spécialiste des questions de concurrence et de régulation, également inspectrice générale des finances, et Monsieur Stéphane Saussier, professeur d'économie et de management public à l'Institut d'administration des entreprises de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, co-auteur avec Jean Tirole de la note de 2015 précédemment mentionnée.

Je tiens à vous informer que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte-rendu publié. Je vous rappelle également que tout faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-16 du Code pénal, soit jusqu'à 75 000 euros d'amende et 5 à 7 ans d'emprisonnement selon les circonstances. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Anne Perrot et M. Stéphane Saussier prêtent successivement serment. Notre commission d'enquête ne peut pas faire l'impasse sur les considérations économiques liées à la commande publique, qui ne peut être réduite à son seul cadre juridique. Depuis 2015, les objectifs de la commande publique ont évolué, notamment avec l'importance croissante accordée aux achats durables. Cependant, les objectifs fixés par le cadre réglementaire européen n'ont pas été atteints, comme le souligne un rapport de la Cour des comptes européenne qui constate un recul de la concurrence dans les marchés publics des pays de l'Union européenne entre 2011 et 2021.

De plus, force est de constater que les activités économiques liées à la commande publique ne s'exercent pas toujours dans un environnement parfaitement concurrentiel, avec notamment la présence d'ententes et d'accords entre entreprises pour se partager les marchés au détriment des acheteurs publics.

Nous souhaiterions donc connaître votre point de vue sur cette situation. Quels enseignements la théorie économique peut-elle nous apporter pour rendre la commande publique plus efficace et plus ouverte à tous les acteurs économiques, en particulier aux TPE et PME ?

Je vous laisse la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes chacun, après quoi le rapporteur et les membres de la commission d'enquête vous poseront leurs questions.

Mme Anne Perrot, inspectrice générale des finances, correspondante du Conseil d'analyse économique. - Je vais aborder votre dernière question concernant l'apport de la théorie économique à la compréhension de la commande publique. La théorie économique s'intéresse à toutes les formes de liens entre la puissance publique et les agents privés en matière d'approvisionnement, qu'il s'agisse de délégations de services publics, de concessions ou d'achats publics. Ces domaines sont finalement assez proches.

Cette théorie s'articule autour de l'idée d'asymétrie d'information entre l'État et les agents privés. L'État est en effet mal positionné pour connaître les coûts de fourniture des biens ou services, ou encore les conditions d'exploitation dans certains secteurs, comme celui de l'eau. Il ne l'est pas davantage pour innover du point de vue commercial et comprendre les réactions de la demande à l'offre de biens ou services marchands qui font l'objet d'une tarification différenciée. L'État se trouve donc dans une position d'infériorité par rapport aux agents actifs sur les marchés.

Cette problématique, dans le cadre des contrats, a été largement traitée par la théorie des incitations, dont Jean Tirole est l'un des principaux concepteurs. Cette approche souligne l'importance de prendre en compte la nature de l'asymétrie d'information entre l'État et l'agent privé lors de la rédaction des contrats, et de tenir compte des problèmes incitatifs à cette occasion.

Les agents privés ont toujours intérêt à dissimuler une partie de leurs coûts pour s'approprier une rente. La puissance publique doit donc concevoir des contrats visant à faire révéler l'information à l'agent et à minimiser la rente qui lui sera laissée, cette rente étant considérée comme anticoncurrentielle.

Pour résoudre ce type de problème, il existe une série de contrats incitatifs, dont les deux cas polaires sont les contrats « cost-plus » et les contrats « price-cap ». Les contrats « cost-plus » prévoient que l'agent transmette des informations sur ses coûts, permettant à la puissance publique de maîtriser la rente qui lui est laissée. Les contrats « price-cap », quant à eux, imposent un prix pour la fourniture du service, mais laissent à l'agent toute la rente éventuelle s'il parvient à comprimer ses coûts.

Ces deux types de contrats présentent des avantages et des inconvénients. Les contrats « price-cap » offrent une forte incitation à l'efficacité, mais la puissance publique ne maîtrise pas la rente laissée à l'agent. Les contrats « cost-plus » permettent de maîtriser parfaitement la rente, mais offrent moins d'incitations à l'agent pour être efficace.

Entre ces deux types de contrats, il existe une gamme de contrats intermédiaires. Le contrat optimal résulte d'un équilibre entre la minimisation des rentes accordées et l'obtention d'informations de l'agent, dépendant fortement du contexte économique. La concurrence joue un rôle crucial dans la sélection de cet agent, particulièrement dans le cadre des appels d'offres et de la commande publique, selon la théorie du « procurement », qui traite de l'approvisionnement du secteur public en biens et services produits par le secteur privé.

La théorie économique préconise une concurrence pour le marché la plus large possible, sans segmentation. Cela remet en question l'idée de réserver une part de la commande publique aux PME qui créerait artificiellement deux segments de marché, réduisant ainsi la concurrence. Bien que des raisons puissent justifier de s'écarter de cette théorie, il est essentiel d'en comprendre les implications, notamment en termes d'externalités.

Favoriser l'emploi local ou les PME via la commande publique n'est pas considéré comme une méthode efficace pour créer des emplois, les emplois éventuellement créés dans ce cadre coûtant très cher. Ces approches relèvent davantage de la politique industrielle que de la politique d'emploi. Il est préférable d'utiliser des politiques d'emploi spécifiques plutôt que de distordre la concurrence dans la commande publique.

La concurrence est vue comme le meilleur moyen de surmonter les problèmes d'information. Les mécanismes d'enchères, qui sont très divers, permettent d'identifier le meilleur acteur et d'estimer les coûts de fourniture du service. Un acteur souhaitant remporter un marché aura intérêt à proposer un prix le plus proche possible de ses coûts. Une procédure d'enchères bien conçue peut également contrôler la rente accordée à l'acteur sélectionné.

La théorie économique offre des recommandations spécifiques sur divers aspects de la commande publique, tels que l'allotissement des marchés et leur périodicité. Par exemple, le découpage d'un marché en lots plus petits peut favoriser les PME, mais aussi créer des distorsions. De même, la durée des contrats et la fréquence de remise en concurrence font l'objet de débats avec des arguments pour et contre différentes approches.

En conclusion, la principale recommandation de la politique économique est que la concurrence constitue un excellent moyen d'obtenir de l'information, ce qui est crucial pour l'acheteur public confronté à un manque d'information lors de son approvisionnement en biens ou services.

M. Stéphane Saussier, professeur d'économie et de management public à l'Institut d'administration des entreprises de l'Université Paris I - Panthéon Sorbonne. - Je vais compléter le propos liminaire d'Anne Perrot en évoquant tout d'abord le poids de la commande publique, sujet qui soulève déjà quelques interrogations. Les données de l'Observatoire économique de la commande publique (OECP), qui recense les marchés publics signés en France au-dessus de 90 000 euros hors taxe, indiquent un montant total de 170 milliards d'euros, soit 6 points de PIB. Ce recensement, bien qu'obligatoire, n'est soumis à aucun contrôle et ne prévoit aucune pénalité en cas de non-déclaration. Le montant de 170 milliards est donc un minimum en termes de volume de la commande publique.

Les données du Tender Electronic Data Website (TED) de la Commission européenne, qui recense les avis de marchés publics publiés au Journal officiel de l'Union européenne (JOUE) pour les contrats au-dessus des seuils européens, montrent un total de 8 points de PIB pour la France. Ce chiffre est supérieur à celui de l'OECP, car la France transmet également des données concernant des contrats de moindre envergure.

Si l'on mesure le poids de la commande publique à travers la comptabilité nationale, en incluant les activités qui pourraient donner lieu à des contrats publics, on atteint 16 points de PIB pour la France selon l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L'Union européenne annonce quant à elle une moyenne de 14 points de PIB pour la commande publique au sein des pays membres.

En se concentrant uniquement sur les contrats tels que les marchés publics et les contrats de concession, on peut estimer que la commande publique représente au moins 8 points de PIB en France, ce qui justifie pleinement l'existence d'une commission d'enquête sur son efficacité.

L'intérêt des décideurs politiques, des usagers et des contribuables pour la commande publique s'explique par la possibilité d'utiliser celle-ci pour atteindre d'autres objectifs que le meilleur rapport qualité-prix. On s'interroge sur l'opportunité de lui assigner des objectifs stratégiques tels que l'accès des PME aux marchés publics, l'innovation, le verdissement de l'économie ou des objectifs sociaux. Cette réflexion est motivée par l'importance de la masse financière en jeu et les potentiels effets d'entraînement sur l'économie.

La France se distingue positivement dans ce domaine. Seuls 8 % des contrats sont attribués sur le seul critère du prix, contre une moyenne européenne de 80 %, tandis que 92 % sont attribués sur la base de plusieurs critères. De plus, 27 % des marchés publics, en montants, incluent des clauses sociales, et 40 % des clauses environnementales, plaçant la France parmi les leaders européens.

Concernant l'accès des PME à la commande publique, la France se situe en dessous de la moyenne européenne avec 27 % des montants attribués. Cependant, une étude de OECP montre que si l'on tient compte de la sous-traitance, ce chiffre dépasse les 50 %.

Du point de vue académique, les économistes s'intéressent beaucoup à la commande publique. Les travaux de Jean-Jacques Laffont et Jean Tirole sur la théorie des incitations sont particulièrement pertinents. Ils se concentrent sur l'asymétrie d'information entre l'acheteur public et les entreprises. L'enjeu est de concevoir des mécanismes permettant de révéler les coûts des entreprises pour sélectionner la plus efficace, ce qu'on appelle la sélection adverse, puis de l'inciter à fournir les efforts nécessaires via des indicateurs de performance et des systèmes de bonus-malus.

Cette approche fonctionne bien dans un contexte concurrentiel avec de nombreux répondants aux appels d'offres. Elle est moins efficace lorsque le nombre de répondants est limité ou en cas d'ententes entre entreprises, phénomène malheureusement fréquent dans les marchés publics.

La théorie économique met en évidence deux problèmes majeurs pour les acheteurs publics : les asymétries d'information et l'incomplétude des contrats. Cette dernière est particulièrement prégnante dans les contrats complexes, comme les concessions de longue durée, mais aussi dans des marchés publics de court terme. L'incomplétude des contrats, c'est-à-dire leur imperfection, implique une forte probabilité de renégociation pendant leur exécution. Des études statistiques montrent que certains types de contrats, comme les concessions dans le domaine de l'eau au Portugal, sont renégociés à 100 %. En France, les contrats autoroutiers connaissent un taux de renégociation similaire.

La renégociation, également appelée avenant ou modification de contrat, est une pratique courante. Même des marchés publics de court terme, comme le Vélib à Paris, ont connu plusieurs renégociations documentées. Cette situation crée des difficultés supplémentaires pour l'acheteur public lors de la mise en concurrence initiale, car les opérateurs anticipent la possibilité de renégocier. Cela peut conduire à des offres anormalement basses ou à une « malédiction du vainqueur », où l'entreprise retenue fait preuve d'un optimisme excessif sur ses coûts ou la demande future.

En résumé, la relation contractuelle entre acheteur public et entreprise privée est marquée par des asymétries d'information et de compétences. Les entreprises sont généralement mieux équipées pour gérer la complexité des contrats et anticiper les futures négociations.

Concernant l'intégration d'objectifs environnementaux dans la commande publique, de nombreux économistes expriment des réserves. Premièrement, cela complexifie davantage la tâche des acheteurs publics, déjà confrontés à des défis importants. Il faut noter que 60 % des montants de la commande publique en France relèvent d'entités infranationales, avec 120 000 pouvoirs adjudicateurs de tailles et de compétences variées, alors qu'il y en a en Europe un total de 240 000.

Cette complexification pourrait potentiellement réduire la concurrence. En France, 23 % des contrats publics sont déjà attribués après un appel d'offres avec un soumissionnaire unique, ce qui nous place dans la moyenne européenne. Ce pourcentage a augmenté de plus de 50 % entre 2011 et 2021. Une étude danoise suggère qu'augmenter le nombre de soumissionnaires d'un à quatre pourrait réduire les coûts de la commande publique de 10 à 13 %. Ils sont donc inquiets que l'intégration d'autres objectifs pourrait réduire le niveau de concurrence et donc augmenter le coût de la commande publique.

Malgré ces réserves, la loi Climat et résilience prévoit qu'à partir d'août 2026, tous les marchés publics devront inclure une clause environnementale et des considérations environnementales, tant dans l'attribution que dans l'exécution. Cependant, les données empiriques sur l'impact de ces mesures restent limitées et peu fiables, rendant difficile l'établissement de conclusions définitives.

Cette nouvelle réglementation risque de poser des difficultés considérables à de nombreux pouvoirs adjudicateurs et de complexifier grandement leurs tâches. Jusqu'à présent, la loi accordait une grande liberté quant au choix des indicateurs et leur pondération. Le rapport de la Cour des comptes sur la prise en compte des enjeux du développement durable dans les achats de l'État, publié en décembre 2024, souligne que les critères environnementaux utilisés sont souvent cosmétiques, avec une pondération faible qui n'influence pas réellement le choix final du prestataire. Le suivi de ces indicateurs est également mal assuré. Si ces difficultés existent déjà au niveau de l'État, on peut imaginer qu'elles seront encore plus prononcées pour les collectivités territoriales.

Cette liberté dans le choix des indicateurs peut également conduire à leur utilisation stratégique. On entend souvent parler de la volonté de dynamiser les territoires en favorisant l'attribution des marchés publics aux PME et entreprises locales. Cependant, cette approche s'apparente à du favoritisme, même si elle passe par du sourcing préalable ou une analyse des entreprises susceptibles de répondre aux appels d'offres. En définitive, cela réduit considérablement le niveau de concurrence dans ces contrats.

Il est important de noter qu'il existe peu de tests empiriques concluants qui permettraient de valider ou d'invalider les théories économiques sur ce sujet. Les données disponibles sont fragmentaires et les résultats des tests ne sont pas totalement probants.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je comprends votre analyse économique, mais il est important de la confronter à la réalité des différents marchés et des dynamiques locales. Pour certains marchés locaux, comme le remplacement de fenêtres, il n'y a généralement pas de problème à avoir des soumissionnaires locaux, sans attirer de concurrents étrangers. L'emploi de proximité est une préoccupation majeure pour les collectivités.

On peut distinguer trois niveaux de marchés : local, régional et national. La liberté dans les critères, sans parler de favoritisme, peut être justifiée pour soutenir l'emploi local. Cependant, les considérations changent pour les marchés régionaux et nationaux.

Il serait intéressant de savoir si les obligations environnementales introduites dans le code de la commande publique se retrouvent chez nos voisins européens. Des règles harmonisées simplifieraient les choses et éviteraient les distorsions de concurrence. Il en va de même pour les clauses sociales.

Nous serons attentifs à ce sujet dans le cadre de la révision des directives européennes, qui doit notamment avoir pour objectif d'harmoniser ces pratiques nationales.

Mme Anne Perrot. - Je suis plutôt opposée à l'idée d'insérer des clauses de proximité dans les marchés publics. Il est préférable d'avoir un cahier des charges exigeant en matière de qualité et de sélectionner les entreprises capables d'y répondre, indépendamment de leur localisation. Une entreprise plus éloignée intègre ses coûts de transport et de logistique dans son offre. Si elle reste compétitive malgré ces coûts supplémentaires, il serait dommage de s'en priver. Il faut donc privilégier l'ouverture à la concurrence.

Concernant les clauses environnementales, il est préférable de ne pas les ajouter aux appels d'offres. Les politiques environnementales globales, telles que la taxe carbone ou les droits d'émission de CO2, sont plus appropriées pour gérer ces aspects. Une entreprise polluante paie déjà des taxes ou achète des droits à polluer. Si la politique environnementale est bien construite, les coûts d'une entreprise polluante sont grevés par ces taxes, ce qui augmente ses coûts et la rend moins compétitive qu'une entreprise plus verte. Ajouter des clauses environnementales dans les marchés publics serait donc redondant et potentiellement contre-productif.

Les économistes, qui raisonnent selon une approche normative, préconisent généralement une approche globale, avec un prix du carbone bien calibré, incitant chaque entreprise à réduire ses émissions de CO2. Si cette politique globale est efficace, il n'est pas nécessaire d'ajouter des contraintes environnementales supplémentaires dans les appels d'offres.

Bien sûr, on peut toujours s'interroger sur l'optimalité de la politique environnementale. Mais soit on lui fait confiance, auquel cas il ne faut pas ajouter de contraintes dans la commande publique, soit on ne lui fait pas confiance, et dans ce cas, on entre dans un monde de second rang où de nombreuses choses sont possibles, mais généralement au détriment du contribuable.

M. Stéphane Saussier. - Je suis tout à fait d'accord avec ce qui vient d'être dit. Concernant les clauses d'insertion sociale, bien qu'intéressantes, elles sont coûteuses à mettre en oeuvre. Elles nécessitent des facilitateurs pour trouver et suivre les personnes concernées, ce qui augmente le coût de la commande publique. Il faut se demander s'il n'existe pas d'autres instruments plus efficaces pour réinsérer les personnes éloignées de l'emploi, plutôt que de compliquer davantage la tâche des acheteurs publics.

Concernant l'environnement, je n'ai rien à ajouter. Pour que ces politiques fonctionnent, elles doivent être uniformes d'une région à l'autre. Il n'est pas logique qu'un acheteur public décide arbitrairement de pondérer l'impact carbone des entreprises à 15 % dans certains cas et à 25 % dans d'autres. Une approche efficace nécessite une politique uniforme et globale, couvrant à la fois la commande publique et les échanges privés.

Se concentrer uniquement sur les échanges entre administration publique et entreprises pourrait avoir un impact national nul, car cela pourrait conduire à une spécialisation des entreprises polluantes sur les marchés privés et des entreprises non polluantes sur les marchés publics, ce qui serait contre-productif.

La loi industrie verte impose aux acheteurs publics de tenir compte l'empreinte carbone des fournisseurs. Il existe déjà une taxe carbone, des quotas et des échanges au niveau européen. Si la taxe carbone est trop basse, cela signifie que l'État ne prend pas suffisamment ses responsabilités. C'est à l'État d'augmenter ce taux plutôt que de demander aux collectivités de réfléchir à la prise en compte et à la valorisation de l'impact carbone, qui seront différentes selon les territoires.

Mme Anne Perrot. - Ces mesures créent des distorsions de concurrence, à la fois entre les entreprises et entre les différentes zones géographiques, que ce soit au niveau des départements ou des régions.

Mme Karine Daniel. - Je vous remercie pour cet éclairage et ce point de vue. Votre analyse économique est cruciale pour notre commission d'enquête. Elle souligne que la commande publique ne peut pas répondre à tous les objectifs de politique publique, confrontée à des injonctions contradictoires telles que la simplification et la nécessité de multiplier des critères. La multiplication des critères complique les arbitrages sur leur hiérarchisation et peut créer des barrières à l'entrée, limitant ainsi la concurrence. Je souscris entièrement à vos propos et aux points d'alerte que vous soulevez.

Concernant la volonté des élus locaux de favoriser l'emploi local à travers les marchés publics, comme nous l'avons beaucoup entendu lors de nos auditions, notamment hier de l'Assemblée des départements de France, ce n'est pas l'objectif premier de la commande publique. Si l'on souhaite favoriser l'emploi local ou un type d'emploi spécifique, il faut mettre en place des politiques publiques dédiées plutôt que d'en faire un sous-objectif de la commande publique. J'ai une question plus pragmatique concernant les temporalités de certaines dispositions. Compte tenu de l'accélération des processus et des cycles économiques, avez-vous des recommandations ou des pistes d'amélioration sur la question de la temporalité des processus ?

M. Daniel Salmon. - Je ne partage pas entièrement l'avis de ma collègue. Il me semble que nous agissons comme si nous vivions dans un monde idéal où l'État central mènerait toutes les politiques dans la bonne direction. Je pense que les élus des collectivités territoriales utilisent la commande publique pour pallier certaines lacunes au niveau national. C'est pour cette raison que de nombreux élus se sont emparés de ce sujet, afin de progresser sur des questions environnementales ou sociales, comme l'emploi et l'économie sociale et solidaire, en l'absence de politiques nationales ou européennes suffisamment ambitieuses. La commande publique est perçue comme l'un des meilleurs outils à la disposition des élus locaux pour orienter l'économie locale dans une direction spécifique. Je comprends parfaitement que si la taxe carbone était fixée au bon niveau, il ne serait pas nécessaire de s'en préoccuper et que cela ajoute de la complexité. Cependant, faut-il systématiquement fuir la complexité ? Je n'en suis pas certain. Ce sont mes interrogations.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je vous remercie pour vos exposés très intéressants. Je m'intéresse particulièrement aux questions de souveraineté, notamment au sein de notre Commission des Affaires européennes. Dans le contexte actuel, où la nouvelle Commission européenne va mener une réflexion sur les marchés publics et leur orientation possible dans certains secteurs stratégiques, je me pose la question suivante : le levier de la souveraineté et de l'autonomie stratégique, notamment dans le domaine du numérique, ne permettrait-il pas, contrairement à la situation actuelle en France et en Europe, d'offrir une réelle possibilité d'émergence pour nos entreprises françaises et européennes ? Actuellement, elles ne candidatent pas en raison de la forte concurrence des acteurs extra-européens. Ne serait-ce pas une opportunité d'encourager une concurrence juste et loyale, d'autant plus que les règlements européens sur les règles du marché numérique ont récemment évolué pour rétablir des conditions de concurrence plus loyales ?

Mme Anne Perrot. - Concernant la temporalité, je peux apporter quelques éléments de réponse. L'arbitrage est le suivant : plus la période entre deux appels d'offres est longue, plus les entreprises sélectionnées ont la possibilité de développer des investissements. Les contrats de longue durée encouragent ainsi ces derniers, ce qui est positif. Cependant, pendant cette période, les entreprises ne sont pas soumises à la concurrence. On perd l'incitation que procure la perspective d'une remise en concurrence rapide. Tout dépend du secteur concerné.

Dans les domaines où l'innovation et les bouleversements technologiques sont fréquents, il est souhaitable que les entreprises disposant des meilleures technologies puissent candidater. Si elles n'étaient pas présentes lors du dernier appel d'offres, il faudrait idéalement que le prochain intervienne rapidement pour leur permettre de proposer de nouvelles technologies. Une remise en jeu rapide accélère l'innovation. En revanche, dans les secteurs où l'innovation est moins présente, ce n'est pas nécessairement utile.

Au contraire, dans les secteurs connaissant des besoins d'investissements structurels importants, il faut donner aux entreprises la possibilité de déployer ces investissements et donc leur offrir une certaine visibilité sur le contrat.

Quant à l'utilisation de la commande publique pour remédier aux défaillances de la politique nationale, nous sommes conscients que c'est l'argument avancé par les élus locaux pour introduire des critères de préférence locale. Cependant, les élus locaux sont aussi les gardiens des finances de leurs administrés. Ils doivent prioriser l'objectif d'offrir des services et des biens publics à des prix intéressants, car le budget n'est pas extensible à l'infini. De plus, l'économie du travail a proposé de nombreuses solutions pour favoriser l'insertion, l'emploi et le développement de clusters, d'emplois locaux.

Le manque d'emplois industriels n'est pas principalement dû à un soutien insuffisant aux entreprises locales, mais plutôt à un manque d'innovation des entreprises, souvent trop dépendantes de la commande publique. Cette situation n'encourage pas l'innovation ni la création d'emplois, et je ne suis pas sûre qu'il faille la perpétuer. N'étant pas élue locale, je peux en parler à mon aise. En tant qu'administrée, je pense qu'il est crucial que nos élus veillent à la bonne utilisation de l'argent public.

La notion de souveraineté a émergé dans les discussions européennes il y a environ six ou sept ans, initialement en réponse à l'expansion économique chinoise, notamment le projet des nouvelles routes de la soie. L'Union européenne dispose d'outils pour lutter contre la concurrence déloyale, tels que les droits anti-dumping et anti-subventions, qui visent à égaliser les conditions de concurrence entre les entreprises européennes et les entreprises étrangères fortement subventionnées.

Concernant la souveraineté numérique, le problème principal est l'absence d'entreprises européennes de taille mondiale dans ce secteur, malgré les talents disponibles en Europe. Le droit de la concurrence, notamment le Digital Markets Act (DMA), vise à permettre à des entreprises autres que les géants du numérique de s'imposer sur les marchés. Le DMA est un outil efficace, qui permet de sanctionner les comportements anticoncurrentiels des plateformes. Celles-ci estiment que cette réglementation a été conçue pour protéger les entreprises européennes, mais ce n'est pas le cas. C'est une mesure conçue pour protéger la concurrence plutôt que les concurrents spécifiques. Le DMA est une très bonne chose.

Cependant, il faut reconnaître que des entreprises comme Mistral, bien qu'excellentes, n'opèrent pas encore à l'échelle d'OpenAI. Le défi est de permettre à ces entreprises européennes de se développer pour atteindre une envergure mondiale.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il serait souhaitable d'aider les entreprises françaises prometteuses à se développer davantage par le biais de la commande publique. Par exemple, le récent marché de 74 millions d'euros attribué à Microsoft par le ministère de l'Éducation nationale soulève la question de savoir si des entreprises françaises n'auraient pas pu y répondre. Bien que nous adhérions à une approche libérale, il pourrait être bénéfique d'adopter une attitude plus favorable aux entreprises françaises dans la commande publique, afin de leur permettre de franchir un cap et de concurrencer les grandes entreprises internationales.

Mme Catherine Morin-Desailly. - La concurrence existe, et pourtant on a confié l'exploitation de la plateforme des données de santé à Microsoft sans appel d'offres spécifique. Des entreprises françaises comme OVH ou Dassault Systèmes n'ont même pas été approchées pour ce projet, ce qui révèle un déficit préoccupant de mise en concurrence. Il existe pourtant des entreprises françaises de l'informatique en nuage capables de répondre à ces marchés, au-delà des géants américains comme Google, AWS ou Microsoft.

Ne devrions-nous pas envisager des stratégies qui, pour des motifs légitimes et dans le contexte géopolitique actuel, visent à renforcer notre autonomie stratégique et notre souveraineté ? Ces objectifs peuvent, dans le cadre de la commande publique, constituer un levier de développement pour notre écosystème numérique, à l'instar de ce qu'ont fait d'autres pays comme la Russie, les États-Unis et la Chine.

M. Stéphane Saussier. - Concernant la temporalité des contrats publics, il est important de souligner que la durée et l'investissement sont étroitement liés, comme le dispose la directive européenne. Pour les marchés publics, on ne peut choisir une durée prolongée qu'en justifiant des investissements importants. De même pour les concessions, au-delà de cinq ou dix ans, il faut justifier la présence d'investissements sous-jacents.

En tant qu'économistes, nous savons que plus les contrats sont longs, plus l'entreprise sortante bénéficie d'un avantage lors leur renouvellement. On observe également que de nombreux contrats commencent avec des durées raisonnables, mais finissent par s'étendre considérablement, notamment à cause des renégociations. Le secteur des autoroutes en est un exemple frappant.

Il existe cependant des clauses contractuelles pour prévenir ces durées excessives. Par exemple, le contrat du viaduc de Millau, d'une durée de 78 ans et quelques semaines, prévoit qu'après 40 ans, si l'opérateur privé a suffisamment collecté de péages, le contrat peut s'arrêter avec un préavis de deux ans. Sinon, il se poursuit jusqu'à la durée maximale de 78 ans.

Je suis d'accord avec vous sur la nécessité de s'adapter à la réalité plutôt que de se focaliser sur un monde idéal. Cependant, je doute que la commande publique soit l'outil le plus approprié pour atteindre des objectifs environnementaux. Si nous décidons néanmoins de l'utiliser dans ce sens, ce qui est déjà largement le cas, je regrette le manque de données précises pour mesurer l'impact réel de cette stratégie. Nous avons besoin d'informations plus détaillées sur l'effet de ces critères environnementaux dans l'attribution des contrats, tant au niveau local que national, notamment pour savoir s'ils affectent la concurrence. Sans cela, nous risquons d'aboutir à des résultats nuls ou bien inférieurs à nos attentes initiales, notamment si les décisions prises à différents niveaux s'annulent mutuellement ou si les critères ne sont pas uniformes sur l'ensemble du territoire. Il y a donc un véritable problème de données à résoudre.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie tous les deux pour vos interventions, qui nous ont bousculés dans nos convictions. En vous écoutant me revenait la phrase d'Alain, « penser, c'est dire non » C'est précisément le rôle de notre commission d'enquête que de réinterroger nos convictions et nos ambitions partagées. Il est vrai qu'aujourd'hui, de nombreux élus, dont je fais partie, considèrent la commande publique comme une politique publique à part entière, ce qui implique nécessairement des choix politiques dans les collectivités.

Concernant les problèmes d'information que vous avez soulevés, je partage votre constat. En tant qu'ancien président des instances de commande publique de mon conseil régional, j'ai souvent été confronté à ce manque de visibilité, et pas uniquement dans le cas des offres anormalement basses. Même en obtenant un maximum d'informations, nous nous retrouvons souvent contraints de recourir à des avenants en cours d'exécution, même hors circonstances exceptionnelles, ce qui place les collectivités dans une position délicate.

L'asymétrie d'information et de compétences que vous mentionnez est effectivement un problème majeur, où les pouvoirs publics semblent toujours perdants. C'est pourquoi l'introduction d'une forme de conditionnalité dans les marchés publics peut être perçue comme un moyen pour les élus de reprendre la main, tout en répondant aux attentes des citoyens qui souhaitent que l'argent public soit investi de manière responsable.

Sur les questions environnementales, nous accusons un retard considérable, comme l'a souligné le rapport de la délégation aux entreprises du Sénat sur la décarbonation, que j'ai co-rédigé. Bien que la commande publique ne puisse pas tout résoudre, il est difficile de justifier l'absence de critères environnementaux dans des marchés publics représentant des centaines de millions d'euros par an, comme c'est le cas en Bretagne où ils représentent 300 à 400 millions d'euros annuellement. Ces critères sont également une façon d'aider nos opérateurs économiques à monter en compétence face à la concurrence internationale.

Le pilotage par la donnée est un enjeu crucial et un sujet qui revient régulièrement lors de nos auditions. Nous manquons cruellement d'études et d'analyses complètes sur l'impact et le retour sur investissement territorial de la commande publique. En Bretagne, nous avons mis en place un observatoire de l'achat public, mais nous avons besoin d'outils plus performants pour évaluer l'impact réel de nos politiques.

Je peux vous donner un exemple concret : nous avons récemment lancé des marchés expérimentaux avec des critères environnementaux, pondérés à hauteur de 20 %. Contrairement à nos craintes initiales, nous avons constaté une augmentation significative du nombre de soumissionnaires. Ce type d'initiative semble avoir un effet d'entraînement positif sur les entreprises, les incitant à adopter de nouvelles pratiques qu'elles peuvent ensuite déployer dans d'autres marchés, publics ou privés.

Nous sommes manifestement au début de cette réflexion. Serait-il envisageable de collaborer avec vous dans les mois ou années à venir pour développer des indicateurs et des méthodes de calcul du retour sur investissement territorial, tout en identifiant les limites de ces approches ?

M. Stéphane Saussier. - Je serais ravi de collaborer avec vous sur ce sujet. Cependant, il est crucial de mesurer précisément l'impact des critères environnementaux sur les coûts de la commande publique. Les études empiriques existantes ne sont pas toujours concluantes. Par exemple, une étude sur les contrats de nettoyage en Suède a montré que l'introduction de clauses environnementales n'avait pas significativement modifié la situation : les grandes entreprises continuaient de remporter les marchés, sans impact notable sur la concurrence ou le coût de la commande publique.

Nous disposons de quelques informations parcellaires, mais il nous manque des études globales et approfondies. Il faut également prendre en compte l'exécution des contrats. L'une des innovations majeures des directives de 2014 est l'obligation de publier des avis de modification de contrats lors de renégociations importantes, ce qui devrait nous permettre d'obtenir plus de données sur cette phase cruciale de la commande publique.

Toutes les informations sont disponibles sur le site TED. Nous avons entrepris de collecter ces données, ce qui s'est avéré complexe, car il a fallu extraire les informations par scraping, en l'absence d'une base de données préétablie. Entre 2016 et 2023 inclus, nous avons recensé environ 180 000 avis de modification de contrats. Après nettoyage et vérification des données, il apparaît que la France en a publié 2 000 sur cette période. C'est un bon résultat comparativement à d'autres pays, sachant que TED enregistre plus de 100 000 marchés notifiés par an. Cette situation met en lumière un écart entre les dispositions prévues et leur application effective, certains pays jouant le jeu tandis que d'autres s'en abstiennent. L'Allemagne et le Portugal, par exemple, se classent parmi les derniers en termes de publication d'avis d'attribution de contrats sur TED. Ces disparités dans la qualité et la quantité des données compliquent la réalisation d'études rigoureuses tant au niveau européen que national. Je reste à votre disposition pour vous assister dans vos futures recherches sur ce sujet.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 30.