Mardi 12 février 2025
- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Proposition de loi visant à indexer les salaires sur l'inflation - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, notre ordre du jour appelle l'examen du rapport de notre collègue Silvana Silvani sur la proposition de loi visant à indexer les salaires sur l'inflation, déposée par Mme Cathy Apourceau-Poly et plusieurs de ses collègues du groupe CRCE-K. Ce texte est inscrit dans le cadre de l'espace réservé du groupe CRCE-K le mercredi 19 février à seize heures trente.
Mme Silvana Silvani, rapporteure. - La proposition de loi de notre collègue Cathy Apourceau-Poly et des autres membres du groupe CRCE-K prévoit de mettre en place une indexation sur l'inflation des salaires et du point d'indice des fonctionnaires. Cette indexation, aussi appelée « échelle mobile des salaires », ne doit pas faire l'objet de contresens. Comme l'ont bien exprimé les représentants syndicaux que j'ai auditionnés, elle correspond non pas à une augmentation de salaire, mais à un maintien du pouvoir d'achat des travailleurs.
Entendons-nous d'abord sur des constats objectifs. La poussée inflationniste survenue en 2022 et 2023 a provoqué une précarisation importante des salariés du secteur privé. L'évolution de l'indice des prix a été supérieure à celle du salaire moyen annuel par tête. En conséquence, ce dernier a chuté de 1,0 % en 2022 et de 0,8 % en 2023. La diminution du pouvoir d'achat n'a toutefois pas été uniforme : en bas de la distribution des salaires, les revalorisations automatiques du Smic - il est indexé sur l'inflation -, ont permis de stabiliser le salaire réel des travailleurs concernés.
Cette situation a provoqué une compression de la distribution des salaires : la part de salariés rémunérés au niveau du Smic, qui a atteint le pic historique de 17,3 % en 2023, reste à un niveau élevé de 14,6 % au 1er janvier 2024. Les négociations salariales au niveau des branches ou des entreprises ne peuvent donc pallier l'absence d'échelle mobile des rémunérations pour éviter tout tassement des grilles salariales.
Au niveau des branches, les salaires minima hiérarchiques (SMH) ont souvent été, lors de la période inflationniste, en état de non-conformité au Smic. Au 1er janvier 2024, 45 % des branches du secteur général n'étaient pas conformes, dont 12 % depuis plus de six mois. Il s'agit pourtant là d'une obligation légale sur laquelle les représentants syndicaux ont insisté.
Dans la fonction publique, le constat est encore plus alarmant. Le point d'indice, à partir duquel sont calculés les traitements des fonctionnaires, peut être augmenté à la discrétion du Gouvernement. Si cette augmentation a été quasi annuelle jusqu'en 2010, les gouvernements successifs ont depuis choisi de geler le point d'indice durant de longues périodes, avec pour conséquence une perte progressive de pouvoir d'achat pour les agents publics. Ainsi, les deux seules hausses des huit dernières années, en 2022 et 2023, respectivement à hauteur de 3,5 % et 1,5 %, ne compensent même pas l'inflation de la seule année 2022. De même, selon l'Insee, entre 2012 et 2022, le salaire net moyen des fonctionnaires a augmenté de 1,4 % quand celui des salariés augmentait de 4 % et l'inflation de 14 %.
Permettez-moi également de réfuter quelques contre-vérités historiques. Il est souvent dit que l'échelle mobile des salaires a existé en France et qu'elle a nourri l'inflation, ce qui a justifié son abrogation. Il est vrai que le débat a souvent animé les syndicats et que le sujet fut débattu plusieurs fois au Parlement, notamment dans les années 1950. En réalité, la loi du 18 juillet 1952 a mis en place un mécanisme d'indexation du salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig). Concomitamment, le législateur a autorisé les conventions collectives à contenir des clauses d'indexation automatique et quelques branches professionnelles se sont alors saisies de cette liberté contractuelle. Si l'indexation du salaire minimum légal a perduré, les clauses d'indexation sur l'inflation ou sur le Smic dans les conventions collectives furent, quant à elles, interdites : une première fois, en droit, par une ordonnance de 1958, puis lors du tournant de la rigueur en 1982. Je m'étonne que le législateur fasse aujourd'hui encore obstacle à un accord validement conclu entre syndicats et patronat en la matière.
La proposition de loi que nous examinons vise à répondre, en partie, aux problèmes que je viens d'exposer. L'article 1er prévoit une indexation annuelle des salaires du secteur privé sur le taux prévisionnel d'inflation. Il prévoit également de mettre fin à l'interdiction, contenue dans le code du travail, des clauses conventionnelles comportant une indexation automatique des salaires sur le Smic.
L'article 2 a pour objet d'indexer la valeur du point d'indice de la fonction publique sur l'inflation prévisionnelle. Le coût de cette indexation, qui aurait été de 5 milliards d'euros en 2024 pour les employeurs publics, doit être relativisé. En effet, en l'absence d'un tel dispositif, près de 3,5 milliards d'euros ont été utilisés pour des mesures dites catégorielles, afin de maintenir le pouvoir d'achat des fonctionnaires via diverses primes et mesures d'urgence.
L'article 3 impose la tenue annuelle de négociations sur les salaires au niveau des branches professionnelles et réaffirme l'objectif d'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Enfin, il précise qu'aucun minimum de branche ne doit être fixé en dessous du Smic.
Enfin, l'article 4 vise à inciter les employeurs à augmenter les salaires à la mesure de l'inflation ou à réduire, dans le cas contraire, les allègements généraux de cotisations patronales dont ils bénéficient. Cette mesure poursuit la même logique que celle qui a été proposée par le député Jérôme Guedj et qui a été retenue dans le compromis issu de la commission mixte paritaire à l'article 6 du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).
Parmi les arguments avancés par les adversaires de l'indexation figure en bonne place le fameux risque d'une boucle prix-salaire. Rien de nouveau sous le soleil, puisque cette rengaine était déjà avancée lors de l'examen parlementaire de la loi de 1952... En réalité, la flambée inflationniste des années 1950 était due en grande partie à la guerre de Corée, soit à un choc exogène comparable aux sous-jacents de l'inflation des années 2022 et 2023.
Il ressort de mes auditions que le débat sur la possibilité d'une spirale inflationniste n'est pas tranché. Une partie de la littérature scientifique met en avant qu'un tel risque est en réalité surestimé et qu'un mécanisme d'indexation ne provoque pas à lui seul la hausse des prix. Surtout, cette objection ne résiste pas à l'épreuve des faits. Les mécanismes d'indexation existant en Belgique ou au Luxembourg ne créent nullement une telle spirale, quand bien même ils remontent respectivement à 1919 et 1921. La désinflation en Belgique a eu lieu comme en France à partir de 2023 sans qu'aucun phénomène d'emballement ne se produise.
J'en viens à un point important. Certains contempteurs de l'indexation y voient une douce utopie, dispendieuse et inapplicable. Pourtant, aux frontières de mon département, au Luxembourg, une indexation automatique et générale des rémunérations est enclenchée chaque fois que l'indice des prix à la consommation nationale franchit le seuil de 2,5 %. De même, en Belgique, des commissions paritaires pilotent, secteur par secteur, le mécanisme d'indexation qu'elles ont choisi. Or la Belgique est le pays européen où le salaire réel moyen a le plus progressé en 2023, alors même qu'il avait déjà moins diminué en 2022 que la moyenne de la zone euro. Nos voisins ont donc su trouver une solution pour protéger le pouvoir d'achat de l'ensemble de leurs salariés, les invitant - les plus cinéphiles d'entre nous apprécieront -, à dire : « merci patron ! »
Les organisations patronales, que je regrette de n'avoir pas pu auditionner, soulignent dans leurs contributions écrites le risque que l'indexation représente pour les entreprises. Or il faut mettre en avant également l'opportunité qu'elle constituerait. L'exemple de la Belgique démontre, là encore, que les marges des entreprises n'y sont pas nécessairement moindres, et que la consommation permise par ces hausses de salaire soutient efficacement la croissance.
Lors de leurs auditions, les administrations françaises se sont fait les relais du dogme libéral, suscitant des craintes diverses. Elles ont d'abord considéré que l'indexation des salaires était contre-nature, étrangère à la culture juridique française et nuisible au fonctionnement de la société. Les faits sont pourtant têtus. La non-indexation de la rémunération des 27 millions de salariés en France est à comparer aux 17 millions de retraités et aux 13 millions de bénéficiaires de prestations sociales, qui voient leurs prestations revalorisées chaque année au niveau de l'inflation. Ainsi considéré, il est plutôt étonnant que les actifs, qui travaillent, voient leur pouvoir d'achat moins bien protégé que les autres parties de la population.
Selon ses détracteurs, l'indexation des salaires nuirait par ailleurs au dialogue social, en dépossédant les partenaires sociaux d'une prérogative qui leur serait propre. On peut leur répondre que les sujets de dialogue social, que ce soit au niveau de la branche ou de l'entreprise, ne manquent pas. Il faut au contraire faire confiance aux partenaires sociaux pour mettre à profit le temps ainsi économisé pour évoquer d'autres points d'intérêt.
Pour toutes ces raisons, cette proposition de loi est bienvenue, utile et même nécessaire.
Enfin, et bien qu'aucun amendement n'ait été déposé à ce stade, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Je considère que ce périmètre comprend des dispositions relatives à l'indexation des salaires du secteur privé et du point d'indice de la fonction publique sur l'inflation ; aux modalités d'organisation et au contenu des négociations salariales au niveau des branches professionnelles ; au conditionnement des allègements généraux de cotisations sociales patronales au niveau de salaire ou au mécanisme de négociations salariales dans les entreprises ou dans les branches.
Mme Frédérique Puissat. - Cette proposition de loi présente une configuration économique et sociale correspondant à des valeurs et à des idées politiques que nous respectons, sans pour autant les partager. Corinne Bourcier et moi avons d'ailleurs fait, dans le cadre d'une mission d'information sur les négociations salariales, des propositions qui ne vont pas dans ce sens. En France en effet, nous n'administrons pas les salaires. Ces derniers sont fixés librement, dans le cadre d'un contrat de travail, dans le respect du Smic, des grilles salariales d'entreprise et bien entendu d'une négociation salariale qui donne lieu à des conventions de branche.
C'est grâce à ce système, d'ailleurs, que nous évitons le décrochage. Ainsi, les salaires dans le secteur privé ont été revalorisés de 4,6 % en 2023 et de 3,5 % en 2024. Pour 2025, les revalorisations devraient être supérieures à l'inflation. Nous avons donc un système et un dialogue social qui fonctionnent et qui nous permettent d'être compétitifs.
Je le dis d'autant plus que la commission des affaires économiques vient d'auditionner la branche chimie et que nous avons vu à quel point les questions de coût du travail, de simplification et de dialogue social devaient se régler à l'échelle des branches. Si nous voulons gagner des parts de marché, préserver nos emplois et nos industries, nous devons rester dans cette logique de souplesse, qui s'adapte aux branches et à la concurrence.
Cela ne veut pas dire pour autant que nous sommes indifférents aux enjeux de pouvoir d'achat. Nous considérons que la solution proposée au travers de cette proposition de loi n'est pas la bonne. Comme vous l'avez dit, elle a été expérimentée dans les années 1950 et jusqu'au début des années 1980, et c'est même un gouvernement de gauche qui est revenu sur cette logique. Nous sommes donc alignés avec la gauche de 1983 et proposerons de voter contre cette proposition de loi.
Nous sommes toutefois heureux de ce débat, qui apportera des éclairages. Nous avons discuté, à l'occasion du projet de loi de finances, des difficultés rencontrées par les collectivités territoriales et de notre capacité à maintenir les fonds que nous leur consacrons. En l'occurrence, si nous adoptions cette proposition de loi, nos collectivités ne pourraient pas l'appliquer.
Madame la rapporteure, je voudrais enfin rétablir une vérité. Les branches dans lesquelles les revalorisations salariales sont en deçà de l'inflation sont au nombre de trois. Le dialogue social fonctionne dans notre pays, et nous devons le préserver.
Mme Monique Lubin. - Cette proposition de loi me semble particulièrement intéressante. Elle pointe en effet un problème : en période d'inflation, les employeurs ne se posent pas la question de répercuter ou non la montée des prix, par exemple des matières premières. Dans les entreprises de production, ils sont bien obligés de faire avec et donc d'augmenter le prix de leurs produits pour faire vivre leur entreprise. La seule question qu'un certain nombre d'employeurs - pas tous - ne se posent pas est celle de l'augmentation des salaires.
Ne soyons pas angéliques. Oui, le dialogue social se passe bien dans de nombreuses entreprises. Oui, certaines ont augmenté les salaires au regard de l'inflation. Mais il y en a aussi beaucoup qui n'ont rien fait, notamment dans les secteurs du commerce et de l'artisanat. Les entreprises de ces secteurs avaient pourtant augmenté leurs tarifs pour répercuter la hausse du coût des fournitures, mais l'augmentation des salaires étant facultative, les salariés n'en ont pas bénéficié. Ils ont donc perdu en pouvoir d'achat.
Dans ce contexte, je veux bien faire confiance au dialogue social et aux employeurs. On ne peut pas continuer à dire que l'on est conscient du problème et ne pas tenter d'y remédier. Je ne suis pas favorable à une « économie administrée ». Pour autant, j'estime qu'une disposition légale obligeant tout employeur à indexer l'ensemble des salaires au minimum sur l'inflation serait bienvenue.
J'ai bien conscience des problèmes que la mise en oeuvre de cette mesure pourrait poser. J'ai également retenu des auditions que l'effet inflationniste d'une augmentation des salaires n'était pas avéré. Je proposerai donc à mon groupe de voter cette proposition de loi. Elle permettra d'ancrer le débat et, peut-être, d'inscrire certaines dispositions dans la loi, y compris dans des modalités légèrement différentes de celles que proposent nos collègues.
Quant au secteur public, il fait face à des difficultés budgétaires sur l'origine desquelles je ne m'étendrai pas. Néanmoins, pouvons-nous décemment considérer que les agents publics ne sont pas des salariés comme les autres et qu'ils ne bénéficient jamais d'augmentations, au prétexte que les finances de l'État ou des collectivités territoriales sont en mauvais état ?
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Exactement !
Mme Monique Lubin. - Demandons-nous plutôt comment nous pouvons améliorer nos finances publiques et en faire profiter nos agents, qui le méritent bien.
M. Olivier Henno. - Ce sujet est totalement légitime et mérite discussion sur le plan économique, car, en effet, les principaux perdants de l'inflation sont les salariés qui vivent de leur travail.
Ce sujet a un autre mérite, celui de nous rajeunir, et un bain de jouvence, à mon âge, cela ne se refuse pas ! Il a fait l'objet d'un grand débat lancé par Raymond Barre dans les années 1970 et 1980, à un moment où l'inflation était à deux chiffres et où nous n'étions pas protégés par l'euro. C'est paradoxalement avec Jacques Delors et Pierre Mauroy, lors du tournant de la rigueur, que la décision de désindexer les salaires a été prise, afin de ralentir la machine infernale qui appauvrissait les Français. Cela a fonctionné, puisque l'inflation a baissé et que nous avons basculé dans une autre dimension économique. De mon point de vue, il serait extrêmement périlleux d'entrer à nouveau dans le cycle infernal de l'inflation.
On ne peut pas faire confiance au paritarisme et, comme aurait dit André Bergeron, ne jamais lui « donner de grain à moudre ». L'auteure de la proposition de loi pose une bonne question, mais la réponse est mauvaise. Il arrive parfois que l'enfer soit pavé de bonnes intentions.
Mme Raymonde Poncet Monge. - Il n'est pas étonnant que ce type de proposition de loi, souvent débattue au Parlement, revienne après un choc exogène. Au cours des auditions, nous avons vu s'affronter deux types de positions. D'un côté, celle des administrations, qui faute d'éléments, spéculent sur les effets d'une telle mesure sur la compétitivité des entreprises ; de l'autre celle de ceux qui, confirmés par leur expérience, pratiquent cette indexation. Je veux parler de ces pays qui ne me semblent pas être totalement administrés, le Luxembourg et la Belgique, où l'on considère d'ailleurs que le débat est en France très idéologisé.
Aujourd'hui, la boucle qui nous enserre est la boucle prix-profit. Pendant le choc inflationniste, nous avons vu des branches entières - l'agroalimentaire ou encore le transport - augmenter leurs prix de 110 % au prétexte de l'augmentation des prix de l'énergie. On nous avance souvent le fait que les salaires suivent. Ils suivent, certes, mais avec du retard. En attendant, les salariés doivent en quelque sorte payer l'augmentation des prix. Nous parlons bien d'une boucle prix-salaire et non d'une boucle salaire-prix.
D'après la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), les salaires réels ne suivent plus l'inflation depuis 2017. Ils ont même baissé de 3 % à 4 %. Depuis la fin de l'indexation dans les années 1980, il y a eu certes des augmentations, mais le partage de la valeur ajoutée s'est fait au détriment des salariés. Quant aux marges des entreprises, elles augmentent également.
Par ailleurs, la négociation salariale ne doit pas être une course après les prix !
Mme Monique Lubin. - Absolument !
Mme Raymonde Poncet Monge. - La négociation salariale, c'est le moment où l'on devrait discuter partage de la productivité ou égalité entre les hommes et les femmes. Or les négociations annuelles obligatoires (NAO) sont polluées par cette course au maintien du pouvoir d'achat, qui est pourtant un minimum. On crée de la conflictualité là où, dans les pays précités, les négociations sont apaisées. En tant qu'économiste, je peux vous dire que les soubassements idéologiques d'une compétitivité-coût appuyée sur les bas salaires ne rendent pas service à l'économie française. Nous ferions mieux d'essayer de monter en gamme et de rechercher une compétitivité hors coût plus intéressante. Quand votre coût salarial représente 10 % à 15 % de vos charges, une augmentation de 2 % ne devrait pas vous mettre à mal. Si tel est le cas, alors votre compétitivité globale est problématique.
Enfin, l'indexation des salaires aurait un effet sur la demande. Beaucoup d'industries - je pense à la restauration notamment - préféreraient que les salariés ne perdent pas pendant plusieurs années une partie de leur pouvoir d'achat.
Mme Brigitte Devésa. - L'intention sous-tendue par cette proposition de loi est louable. Nous sommes tous concernés par l'enjeu du pouvoir d'achat et il est indéniable que de nombreux Français voient ce dernier s'éroder chaque année en raison de l'inflation. Par ailleurs, la revalorisation automatique du Smic sans ajustement équivalent pour les autres salaires contribue largement à un nivellement par le bas. La classe moyenne, qui voit son écart de rémunération avec le Smic se réduire, nourrit un sentiment de déclassement. En 2021, 12 % des travailleurs percevaient le Smic. Ils sont aujourd'hui 17 %.
Cependant, la question n'est pas tant de savoir si cette mesure est souhaitable, mais plutôt si elle est viable. Or dans le contexte économique actuel, elle ne semble pas l'être. Tout d'abord, les entreprises, en particulier les plus petites, n'ont ni la trésorerie ni les marges nécessaires pour garantir une revalorisation automatique des salaires. Une telle contrainte pourrait les pousser à licencier, voire à fermer, entraînant une hausse du chômage qui serait contraire à l'objectif.
Par ailleurs, dans un contexte de forte compétitivité internationale, imposer une rigidité supplémentaire pourrait freiner notre réindustrialisation.
Enfin, concernant le secteur public, la situation budgétaire de l'État et des collectivités locales est déjà préoccupante. La revalorisation automatique des salaires de l'ensemble des fonctionnaires représenterait un coût de plusieurs milliards d'euros par an, soit une charge insoutenable pour les finances publiques.
Bien que cette proposition parte d'une intention légitime et compréhensible, elle apparaît donc économiquement irréaliste. C'est la raison pour laquelle le groupe Union Centriste ne la votera pas.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe. - Je partage les points de vue de mes collègues Brigitte Devésa, Frédérique Puissat et Olivier Henno, mais aussi ce qu'a dit fort intelligemment Raymonde Poncet Monge.
Je comprends tout à fait la logique de Cathy Apourceau-Poly et de la rapporteure ; elle correspond à leur système de pensée. Toutefois, nier la boucle inflationniste serait une erreur. Je l'ai personnellement vécu - c'est le privilège de l'âge -, et je peux vous dire que pour obtenir un crédit dans les années 1980, il fallait pouvoir assumer un taux de 15 %. C'était dément : les prix augmentaient, on augmentait les salaires et il a fallu l'intervention de Raymond Barre et surtout de Jacques Delors pour casser la spirale inflationniste.
On peut prendre les références que l'on veut. Vous avez choisi pour votre démonstration la période 2012-2022, mais en considérant uniquement l'indice d'augmentation des salaires. Or la réalité est que les salaires augmentent, comme le disait Mme Poncet Monge, avec la productivité. Les augmentations du salaire réel sont ainsi beaucoup plus importantes que celles qui sont repérées au moyen du seul indice. Le maintien du pouvoir d'achat en période inflationniste passe par le paritarisme et par le dialogue social. Voilà ce qui est créateur de richesse, mais aussi de responsabilité.
M. Daniel Chasseing. - Frédérique Puissat a rappelé que les salaires avaient augmenté en 2022 et 2023. Quant à Olivier Henno et Jean-Marie Vanlerenberghe, ils ont souligné le lien important entre les salaires et l'inflation. Je me souviens ainsi avoir souscrit dans les années 1980 un crédit à 13 % pour acheter ma maison.
Nous sommes non pas dans un social-étatisme, mais dans un social-libéralisme : dans notre système, ce sont les entreprises qui créent la richesse et qui apportent les cotisations nécessaires à la gestion de nos acquis sociaux. En minorant les exonérations de chaque employeur en fonction de l'augmentation annuelle des salaires, l'article 4 me semble être une usine à gaz de nature à freiner le développement des entreprises.
Depuis les lois El Khomri et Pénicaud, nous notons une amélioration du dialogue social et surtout une incitation au dialogue social. Le texte qui nous est proposé conduirait au contraire à un social-étatisme et à un affaiblissement du dialogue social. Les entreprises qui se développent sont celles dans lesquelles il y a une harmonie entre les employés et l'employeur. Dès lors que l'entreprise est en croissance, l'employeur souhaite garder ses salariés et les augmente. C'est du gagnant-gagnant, même s'il peut y avoir des problèmes en cas de baisse d'activité. Attaché au social-libéralisme, je ne voterai pas cette proposition de loi.
Mme Céline Brulin. - Parmi les arguments qui ont été développés, celui d'une économie qui serait « administrée » me fait sourire. Voyez-vous, ce n'est pas tout à fait l'image que j'ai du Luxembourg, qui ressemble davantage à un paradis fiscal.
L'indexation des salaires sur l'inflation pourrait certes poser quelques difficultés, mais uniquement aux petites entreprises. L'éventuel problème de compétitivité de la branche chimie n'a rien à voir les salaires des travailleurs de ces entreprises. Il est plutôt dû aux coûts de l'énergie et au fait que des industriels qui, par le passé, cherchaient à produire utile, attendent aujourd'hui des taux de rendement irréalistes. Si le groupe Exxon - 36 milliards d'euros de bénéfice en 2023 - supprime 650 emplois dans mon département, cela n'a rien à voir avec le montant des salaires. La direction préfère d'ailleurs mettre dans un plan social une somme équivalente à ce que coûteraient les investissements pour regagner en compétitivité...
À l'inverse, les petites entreprises, qui pourraient légitimement s'inquiéter d'une telle mesure, estiment plutôt que l'effet sur la consommation viendra doper leur carnet de commandes. L'indexation des salaires serait donc plutôt un atout qu'un obstacle.
Par ailleurs, le rapport pointe le fait que les prestations sociales et les retraites sont, pour tout ou partie, indexées sur l'inflation, entraînant un décrochage des salaires. Quand on est, comme certains d'entre vous le disent à juste titre, des défenseurs de la valeur travail, on devrait trouver logique que le travail rémunère mieux que des prestations sociales. Je vous invite à en tirer toutes les conclusions.
Enfin, mon cher collègue, votre bain de jouvence pourrait bien durer longtemps. Au-delà du rattrapage du pouvoir d'achat, c'est le partage de la valeur produite par le travail dans les entreprises qui est en jeu. Ce débat n'est pas derrière nous. Le rapport de forces fait qu'il est parfois en faveur des uns, parfois en faveur des autres, mais il continuera d'animer les salariés comme l'ensemble de la société.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Ce débat mérite notre plus grande attention et je rejoins Brigitte Devésa : le pouvoir d'achat nous préoccupe tous. Cependant, toutes les entreprises ne sont pas en mesure d'augmenter les salaires. Celles qui le peuvent ont la responsabilité de le faire, mais la France ne compte pas que des grandes entreprises enregistrant de très gros profits ! Or je n'imagine pas une entreprise dont la trésorerie serait insuffisante ne pas répercuter le coût du travail sur son produit final et, ainsi, obérer le pouvoir d'achat des consommateurs. C'est un peu le serpent qui se mord la queue.
Ce genre de proposition devrait être accompagné, me semble-t-il, d'une étude d'impact sur les entreprises. Si la mesure était applicable, je l'approuverais volontiers, mais je doute fort que toutes les entreprises puissent la mettre en oeuvre. Cela m'inquiète pour leur compétitivité qui, soit dit en passant, n'est pas un gros mot.
Mme Cathy Apourceau-Poly, auteure de la proposition de loi. - Je suis assez surprise du sort qui semble réservé à ma proposition. Nous savons que l'inflation est galopante. Nous recevons tous dans nos permanences des travailleurs pauvres de plus en plus nombreux. Disons les choses : il y a dans ce pays des travailleurs qui, chaque matin, vont au turbin et qui doivent s'adresser aux associations caritatives pour boucler leurs fins de mois. Il y a longtemps que certains ne prennent plus de vacances, longtemps que la seule sortie se résume à une après-midi dans un parc, si tant est qu'ils puissent encore payer une crêpe ou une gaufre à leurs enfants.
C'est en réaction à cette situation que nous avons déposé cette proposition de loi. Comment voulez-vous qu'une aide à domicile qui touche 900 euros par mois ou qu'un agent de la fonction publique en catégorie C qui dispose de 1 500 euros nets puisse faire face à l'inflation galopante ?
En parallèle les entreprises du CAC 40 ont réalisé en 2023 - je me réjouis que cela ait été souligné - pas moins de 145 milliards d'euros de bénéfices. Ce sont tout de même les salariés qui produisent la richesse des entreprises ! Les patrons du CAC 40, dont le salaire annuel moyen est de 7,1 millions d'euros se sont par ailleurs augmentés de 6 %. Or une augmentation de 6 % n'a pas le même effet lorsque l'on gagne 7 millions d'euros ou que l'on gagne 1 500 euros ! Le patron de Stellantis, qui a touché en 2023 un salaire de 36,5 millions, a augmenté ses salariés de 3,5 %... Enfin, tout de même, un peu de justice sociale ! Il serait juste de prévoir une répartition de la richesse.
Je rejoins Céline Brulin : en France, 19 % des salariés sont pauvres et 12 % des travailleurs indépendants n'arrivent plus à s'en sortir. Au travers de cette proposition de loi, nous réclamons tout simplement que le travail soit reconnu, qu'il paye et qu'il soit indexé sur l'inflation pour permettre aux salariés de vivre dignement.
Mme Silvana Silvani, rapporteure. - Certains ont parlé d'augmentation des salaires. Je rappelle que cette proposition de loi a pour objet non pas d'augmenter les salaires, mais bien de les ajuster à l'inflation. L'augmentation des salaires doit relever des négociations. Les syndicats salariés regrettent d'ailleurs que leur temps de négociation soit essentiellement consacré à travailler sur cet ajustement. Ils aimeraient aussi réfléchir aux emplois, aux qualifications et aux métiers. Ne les réduisons pas à des fauves dont le seul objectif serait d'obtenir des augmentations de salaire !
Je remarque par ailleurs que mes contradicteurs font peu ou pas référence aux modèles belge et luxembourgeois sur lesquels j'ai volontairement insisté. Entendons-nous sur le fait que les gouvernements belge et luxembourgeois peuvent difficilement être taxés d'idéologie gauchiste. Les dispositifs d'indexation des salaires qui, en Belgique, existent depuis plus de cent ans, sont régulièrement discutés et font l'objet d'accords entre les employeurs et les salariés.
J'ai au moins un point d'accord avec Mme Puissat : nous sommes opposés sur le plan des valeurs et du positionnement politique. Mais les faits sont là. Aujourd'hui, 12 % des personnes qui ont recours à l'aide alimentaire sont en CDI. C'est anormal. Nous ne réglerons pas cette question par des ajustements ponctuels.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Ces gens-là travaillent-ils dans de grandes entreprises du CAC 40 ?
Mme Émilienne Poumirol. - Il y en a.
Mme Silvana Silvani, rapporteure. - En Belgique aussi il y a des petites entreprises. Et contrairement aux idées reçues, si les salaires sont beaucoup plus élevés au Luxembourg qu'en France, cela concerne uniquement 30 % des salariés, les 70 % restants occupant des emplois industriels. Nous parlons donc bien là des plus bas niveaux de qualification. Ce sont ces catégories de salariés qui ont besoin de ce filet de sécurité.
Nous sommes d'accord, l'indexation des salaires n'est qu'une partie du problème. Nous devons considérer l'ensemble du modèle social : si l'on ne contrôle pas les prix par ailleurs, si l'on ne soutient pas les petites entreprises, cela ne peut pas fonctionner.
EXAMEN DES ARTICLES
Articles 1er, 2, 3, 4 et 5
Les articles 1er, 2, 3, 4 et 5 ne sont pas adoptés.
La proposition de loi n'est pas adoptée.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance publique portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.
La réunion est close à 11 h 35.
Jeudi 13 février 2025
- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -
La réunion est ouverte à 9 h 00.
Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 - Examen du rapport (nouvelle lecture)
M. Philippe Mouiller, président. - Après avoir effectué un parcours parlementaire que nous avons tous à l'esprit, le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2025 est considéré comme adopté par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, en conséquence du rejet successif des trois motions de censure ayant suivi l'engagement de la responsabilité du Gouvernement sur chacune de ses parties.
Comme lors de la première lecture, la procédure d'adoption diffère de celle des lois ordinaires. Ainsi, nous n'adoptons pas de texte de commission et c'est le texte considéré comme adopté par l'Assemblée nationale qui sera examiné en séance publique par le Sénat.
Nous nous réunirons lundi 17 février en début d'après-midi, afin d'examiner les amendements déposés sur ce texte. À ce stade de l'examen, seuls les amendements présentant un lien direct avec une disposition restant en discussion seront recevables, selon la règle dite « de l'entonnoir », qui découle de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - (La rapporteure générale projette une présentation PowerPoint en complément de son propos.) Depuis hier soir, à lire et écouter la presse et les médias, j'ai le sentiment que le PLFSS a déjà été adopté ! Le travail du Sénat est oublié. Certes, la procédure est longue nous aspirons tous à ce qu'elle aboutisse, notamment pour donner une perspective d'avenir à certains professionnels, comme ceux qui travaillent dans les établissements sanitaires et médico-sociaux, qui n'ont toujours pas accès à des données importantes alors qu'ils traversent des situations budgétaires difficiles. Nous convenons tous de la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Il ressort des chiffres publiés en octobre 2024 par la Commission des comptes de la sécurité sociale (CCSS) qu'en l'absence de mesures législatives ou réglementaires, le déficit de la sécurité sociale s'élèverait à environ 30 milliards d'euros en 2025. L'enjeu de ce PLFSS est donc particulièrement important.
J'en viens au parcours législatif du texte. Dès le début, la discussion était mal engagée. En effet, le texte a été déposé avec retard en raison de la constitution tardive du Gouvernement. De plus, les députés n'ont pas respecté le délai constitutionnel de 20 jours pour achever leur examen du texte.
Certes, la commission mixte paritaire (CMP) sur le PLFSS a été conclusive, un aboutissement heureux pour la première fois depuis 2011. Cependant, eu égard aux dispositions retenues, je ne suis pas certaine qu'il s'agisse d'un succès à part entière.
Le gouvernement Barnier ayant été censuré sur cette base, une loi spéciale a été adoptée, notamment pour autoriser la sécurité sociale à emprunter - ce dernier point n'étant prévu par aucun texte.
Nous procédons à présent à une nouvelle lecture. Le Gouvernement a eu recours au 49.3 sur chacune des trois parties du texte, qui est donc considéré comme adopté par l'Assemblée nationale. Mes collègues rapporteurs de branche et moi-même vous proposons d'adopter le texte conforme. En effet, les équilibres ne pourront plus significativement évoluer, d'autant que, en nouvelle lecture, seuls sont recevables les amendements ayant un lien direct avec une disposition en discussion. Par ailleurs, il convient de mettre un terme à ce feuilleton qui dure depuis trop longtemps.
Au-delà des questions juridiques, il faut rappeler les enjeux financiers. La loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2024 était la première LFSS à ne pas prévoir de réduction du déficit à moyen terme. Ainsi, le déficit était censé augmenter jusqu'à 17,2 milliards d'euros en 2027.
Dans le cas du PLFSS pour 2025, le texte initial retombait, comme par magie, sur ce déficit de 17,2 milliards d'euros en 2027. Cependant, le déficit augmentait ensuite fortement, pour atteindre 19,9 milliards d'euros en 2028.
Le texte adopté par le Sénat a amélioré cette trajectoire, en diminuant un peu le déficit pour 2025 par rapport au texte initial - 15 milliards d'euros au lieu de 16 milliards - et, surtout, en stabilisant à peu près le déficit à son niveau de 2025 jusqu'en 2028.
Le texte de la CMP prévoyait un déficit nettement supérieur à ceux qui sont prévus par le texte du Sénat et le texte initial : 18,3 milliards d'euros en 2025 et 21,5 milliards d'euros en 2028.
La nouvelle lecture à l'Assemblée nationale a conduit à une nouvelle dégradation du solde. Le déficit prévu est désormais de 22,1 milliards d'euros en 2025 et de 24,1 milliards d'euros en 2028. Nous avons le sentiment d'avoir perdu le contrôle, ce qui est rappelé par le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), dans son avis du 19 janvier 2025 sur le projet de loi de finances (PLF) et le PLFSS.
J'en viens à l'évolution des principales mesures au cours des débats. Au départ, le Gouvernement prévoyait 15 milliards d'euros de mesures d'économies, à peu près également réparties entre mesures réglementaires et législatives, et entre mesures sur les recettes et sur les dépenses. Dans le texte considéré comme adopté par l'Assemblée nationale, le montant des mesures d'économies ne s'élève qu'à 9 milliards d'euros et les deux tiers de celles-ci relèvent du domaine réglementaire.
Le rendement de la mesure sur les allégements généraux est passé de 4 milliards d'euros à 1,6 milliard d'euros. La mesure sur la revalorisation des retraites a été abandonnée. La contribution de solidarité par le travail, insérée par le Sénat en première lecture, ne figure pas dans le texte final ; j'espère qu'il ne s'agit pas d'un abandon définitif.
Le Sénat s'est efforcé de compenser partiellement certaines réductions ou suppressions de mesures. L'augmentation de la contribution patronale sur les attributions gratuites d'actions constitue sa principale mesure d'amélioration du solde ; elle devrait rapporter 500 millions d'euros. Cette augmentation résulte de deux amendements identiques de Mmes Cathy Apourceau-Poly et Raymonde Poncet Monge, ce qui traduit le bon fonctionnement de notre assemblée, où majorité et opposition peuvent parvenir à des compromis dans le sens de l'intérêt général. Je rappelle à ce sujet que cette mesure représentait un retour au droit applicable il y a quelques années, qu'elle constituait un alignement sur la fiscalité des stock-options et qu'elle était préconisée par la Cour des comptes.
Le Sénat a également renforcé la fiscalité comportementale. Nos collègues députés l'avaient fait pour les boissons sucrées, mettant en vigueur une recommandation qui figurait notamment dans le rapport d'information que Cathy Apourceau-Poly et moi-même avions remis dans le cadre de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (Mecss). Le Sénat a ajouté une réforme de la fiscalité des jeux et une augmentation de la fiscalité du tabac. Cette dernière était également préconisée par le rapport de la Mecss. Chacune de ces trois mesures devait rapporter 200 millions d'euros. La mesure sur le tabac n'a pas survécu à la CMP, et seules demeurent les deux autres, qui rapportent 400 millions d'euros au total.
Parmi les mesures du Sénat permettant d'améliorer le solde, on peut également mentionner les mesures portées principalement par Corinne Imbert, rapporteure pour la branche assurance maladie : la mesure sur les médicaments biosimilaires, la consultation obligatoire du dossier médical partagé (DMP) et diverses dispositions de lutte contre la fraude.
Le Sénat a également obtenu la prise en compte d'autres éléments. D'abord, le fonds d'urgence pour les Ehpad est prorogé. Dans le texte de la CMP, le montant obtenu était de 100 millions d'euros et, après négociation, le texte considéré comme adopté par l'Assemblée nationale porte ce montant à 300 millions d'euros.
Ensuite, une réforme du concours de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) aux départements a été obtenue. Elle permet de garantir un niveau de compensation des dépenses de prestation de compensation du handicap (PCH) et d'allocation personnalisée d'autonomie (APA) au moins égal à celui qui a été atteint en 2024, pour un coût estimé à 200 millions d'euros.
Enfin, sur le plan réglementaire, l'augmentation de 12 points du taux de cotisation à la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL) aura lieu sur quatre ans au lieu de trois, pour un coût de 500 millions d'euros en 2025.
J'en viens à l'évolution du déficit prévu pour 2025. Celui-ci s'élevait à 18,3 milliards d'euros dans le texte de la CMP et atteint 22,1 milliards d'euros dans le texte que nous examinons aujourd'hui, ce qui représente un écart de 3,8 milliards d'euros.
La commission ne dispose pas du détail des calculs opérés par le Gouvernement pour parvenir à ce chiffre. Toutefois, les données disponibles suggèrent plusieurs éléments d'explication.
Les trois quarts de l'augmentation du déficit s'expliquent par le fait que les mesures réglementaires d'économies ont été revues à la baisse d'environ 3 milliards d'euros, notamment en raison du moindre freinage de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), mais aussi de l'abandon de diverses recettes de poche.
Dans le cas des mesures législatives, le passage de 100 à 300 millions d'euros du budget du fonds d'urgence en faveur des Ehpad constitue la seule modification significative.
Ces évolutions n'expliquent donc qu'un supplément de déficit de 3,2 milliards d'euros, sur les 3,8 milliards observés. L'écart provient peut-être d'une légère révision à la hausse du déficit spontané.
J'en viens aux prévisions de solde à moyen terme, en me référant aux chiffres de l'annexe à la future LFSS. Ces prévisions sont effectuées sur la base des seules mesures connues, y compris les mesures réglementaires annoncées et restant à prendre.
Le texte considéré comme adopté par l'Assemblée nationale prévoit une trajectoire encore plus dégradée que celle de la LFSS de 2024, qui avait déjà été fortement critiquée, notamment par notre commission, en raison de sa trajectoire d'aggravation continue du déficit.
Notre situation diffère largement de celle des années 2010, et ce à double titre. D'abord, le déficit actuel ne provient pas d'une crise. Ensuite, la trajectoire ne prévoit pas d'amélioration. Au contraire, la situation se dégrade.
Quelles sont les perspectives ? Si nous ne faisons rien, le déficit devrait d'autant plus s'aggraver d'ici à 2028 que les prévisions du Gouvernement, en matière de croissance du PIB et de l'Ondam, reposent sur des hypothèses optimistes, même si le HCFP souligne qu'elles le sont un peu moins que l'an dernier.
Sans mesures supplémentaires et en se fondant sur des prévisions plus réalistes, le déficit pourrait atteindre 35 milliards d'euros en 2028. Nous nous retrouverions alors dans une situation intermédiaire entre celle de la crise financière de 2009 et celle de la crise sanitaire. Cependant, nous n'aurions aucune excuse.
Nous devons adopter ce texte pour que la France dispose enfin d'une LFSS, mais nous ne pouvons pas nous satisfaire d'un tel déficit. Nous devons fixer une trajectoire crédible de retour à l'équilibre. Les mesures contenues dans ce PLFSS sont d'ordre essentiellement paramétrique, rendant les prestations moins favorables ou augmentant les prélèvements. Il ne s'agit pas de mesures visant à améliorer l'efficience.
Raymonde Poncet Monge et moi-même allons nous efforcer de procéder à un point exhaustif et objectif sur le sujet, dans le cadre de la mission que nous a confiée la Mecss sur le financement de la protection sociale. Je m'en réjouis, car il faut accomplir ce travail.
C'est seulement en nous dotant d'une trajectoire crédible de réduction du déficit que nous pourrons réaliser de nouveaux transferts de dette à la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades). Ce PLFSS porte de un à deux ans l'échéance maximale des emprunts de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), mais l'échéance moyenne ne pourra dépasser un an. Un prochain transfert de dette de l'Acoss vers la Cades paraît nécessaire afin que la dette sociale ne s'accumule pas à l'Acoss, ce qui serait pourrait susciter un risque de liquidité. Le transfert de sommes significatives impliquera de repousser l'échéance d'amortissement de la dette sociale, actuellement fixée à 2033, ce qui impliquera l'adoption d'une disposition organique.
Mme Annick Petrus. - Je voudrais dire ma satisfaction quant à la préservation du dispositif prévu par la loi du 27 mai 2009 pour le développement économique des outre-mer (Lodéom). Cette décision illustre le rôle essentiel du Sénat, chambre des territoires, dans la défense des réalités économiques ultramarines.
Les entreprises des outre-mer évoluent dans un environnement bien plus contraint que dans l'Hexagone : éloignement des marchés, surcoûts logistiques, petite taille des économies locales et vulnérabilité accrue aux fluctuations économiques comme aux crises. Le tissu économique ultramarin est fragile, composé en grande majorité de petites et de très petites entreprises, qui ne disposent ni des mêmes marges de manoeuvre ni des mêmes capacités d'adaptation que leurs homologues métropolitaines. Ainsi, toute modification du cadre fiscal ou social peut avoir des conséquences immédiates et lourdes sur leur survie et l'emploi local. En maintenant cette mesure, nous évitons une hausse brutale du coût du travail, qui aurait conduit à un renchérissement des prix et fragilisé des secteurs déjà en difficulté. Je me réjouis que nous ayons pu faire entendre la voix de nos territoires ultramarins dans le cadre de ce débat.
Mme Annie Le Houerou. - Le texte est encore plus catastrophique qu'il ne l'était au départ, alors que nous parlions déjà d'un budget mettant en péril notre système de sécurité sociale. Avec un déficit prévu de 30 milliards d'euros et sans trajectoire de retour à l'équilibre, nous sommes lancés dans une fuite en avant, qui nous conduit à nous interroger sur l'objectif réel de ces gouvernements successifs. Si l'on voulait tuer ce système, nous ne ferions pas mieux. Vous avez évoqué une perte de contrôle et c'est bien de cela qu'il s'agit. Nous ne soutiendrons pas un tel budget.
Au moins, la version du Sénat entérinait quelques progrès sur la question des recettes et des allègements généraux. Dans la copie finale, même de petites mesures positives que nous avions introduites n'ont pas été retenues, comme la taxe sur la publicité pour les alcools, qui devait être mise en place à La Réunion de façon expérimentale.
Pour revoir la question de l'équilibre du système, il nous faut travailler sur les dépenses, mais aussi sur les recettes. À cet égard, je me réjouis aussi du travail que nous allons accomplir au Sénat autour de la question du financement de la sécurité sociale. Nous n'avons pas le choix, car nous sommes dans une impasse.
M. Bernard Jomier. - Il n'y a plus rien à discuter. Cependant, Annie Le Houerou vient d'évoquer une impasse et nous devons regarder au-delà. Nous sommes dans un pays où l'État encaisse environ 300 milliards d'euros par an pour en dépenser 450 milliards, et dont le budget social présente plusieurs dizaines de milliards d'euros de déficit par an. La troïka n'est pas réservée à la Grèce et menace de tomber aussi sur la France. Nous sommes dans cette situation parce que nous sommes des irresponsables. Depuis des années, la dérive a lieu et depuis des années nous disons qu'on ne peut pas laisser les finances sociales dériver ainsi.
Madame la rapporteure générale, le travail que vous allez entamer est positif. Cependant, notre système de protection sociale connaît une mutation qui nécessite d'être pensé. Nous sommes attachés aux principes fondateurs du Conseil national de la Résistance (CNR), mais comment les projeter dans l'avenir ?
Notre groupe a fait preuve de responsabilité en ne censurant pas le gouvernement pour que nous ayons un budget et une LFSS, alors que nous ne croyons pas en la capacité de ces textes à répondre aux enjeux. Nous serons collectivement redevables envers la population, qui ne croit plus en nous, au vu de ce que nous faisons des finances sociales du pays. Nous devons envoyer un message clair au Gouvernement : il faut sortir dès maintenant du paramétrique et ouvrir la discussion sur ces questions.
Mme Anne Souyris. - Ce gouvernement est encore plus irresponsable que le précédent sur la question du déficit de la sécurité sociale. Les mesures d'économies liées aux allègements de cotisations patronales ne cessent de baisser, mais il faut bien trouver l'argent quelque part. Or, lorsqu'on diminue toujours les dépenses, ce sont les plus pauvres qui sont les moins protégés et nous savons quelles inégalités engendré le recours aux mutuelles. Il nous faut regarder les choses en face ; or force est de constater l'insincérité de ce texte. En effet, il annonce un déficit dont on sait qu'il sera inférieur à celui que nous atteindrons. On fait semblant de croire que cela va aller, mais c'est faux. Nous devons tous être responsables. Nous avons tous des stratégies différentes, mais aucun de nous n'a réussi à sauver la sécurité sociale.
Mme Céline Brulin. - Mon intervention vise seulement à prendre date pour l'avenir. En effet, la presse considère que les jeux sont faits, car, de fait, ils le sont.
L'une des mesures qui pèsent le plus lourdement dans le creusement du déficit entre la version du gouvernement Barnier et celle d'aujourd'hui, c'est la baisse de la réduction des allègements de cotisations patronales. Je mets cette mesure en parallèle avec le décret qui vise à augmenter de 12 points les cotisations des employeurs publics à la CNRACL, exerçant sur ces derniers une très forte pression. Il s'agit d'une contradiction majeure. Parmi les sujets qu'il faudra mettre sur la table pour réduire le déficit, on ne pourra pas exclure celui-là.
Nous proposons régulièrement des amendements visant à conditionner ces allègements. Il s'agit d'une piste à travailler, certaines entreprises faisant des choix stratégiques vertueux et d'autres pas. La puissance publique est légitime pour peser sur ces choix, qui permettraient de dégager des ressources.
M. Olivier Henno, rapporteur pour la branche famille. - Nous sommes dans une logique d'extrême gravité et il nous faut regarder les choses en face : notre système de protection sociale ne fait plus consensus, y compris dans l'opinion. Un doute a été créé quant à sa crédibilité, car les gens ont pris conscience que le financement reposait sur un endettement, sur des créances qui pèseront sur les générations à venir.
Cette situation est-elle due au fait que nous ne dépensons pas assez ? Pas du tout. Le budget de la branche maladie représente 12,5 % du PIB et celui de la branche retraite 13,4 % du PIB. Il ne s'agit pas de prélever plus, mais de mieux maîtriser nos dépenses. Nous dépensons trop et mal parce qu'il n'y a pas de réforme structurelle ; c'est le coeur du sujet. L'idée que nous pourrions prélever plus et travailler moins ne peut pas fonctionner et nous entraînera dans une remise en cause globale du système. De plus, comme nous ne maîtrisons pas les dépenses, nous n'investissons pas assez dans l'avenir.
M. Daniel Chasseing. - Le déficit de la sécurité sociale est ancien et, entre 2012 et 2018, l'Ondam a augmenté de moins de 2 %. Il a augmenté depuis et nous avons aussi augmenté les salaires depuis le Ségur de la santé, ce qu'il fallait faire.
Faut-il augmenter les prélèvements s'appliquant aux patrons et aux salariés ? Non. Il faut préserver le pouvoir d'achat des salariés et la compétitivité des entreprises. Nous avons besoin de plus de cotisants, ce qui signifie plus d'emplois et plus de compétitivité. Augmenter les cotisations patronales serait inconscient.
Il faut trouver d'autres financements et nous devons y réfléchir ensemble. Revenir sur le départ à la retraite à 64 ans entraînerait une catastrophe. En revanche, il faut augmenter le nombre de personnes en emploi. Si, comme dans les pays du nord de l'Europe et en Allemagne, 70 % des personnes ayant entre 60 et 64 ans travaillaient, au lieu de 40 % comme c'est le cas actuellement, les recettes augmenteraient. Certes, il faut revoir les dépenses, mais il faut surtout augmenter les recettes et donc augmenter le nombre d'emplois et de cotisants.
Mme Corinne Imbert, rapporteure pour la branche assurance maladie. - Le texte issu de la CMP n'était peut-être pas satisfaisant, mais il avait au moins une qualité : le déficit était moins important que dans le texte que nous examinons aujourd'hui. Il demandait aussi des efforts à tous. Or, pour être responsables, comme cela a été évoqué, il faut peut-être commencer par faire des efforts. Ce texte prévoit de dépenser beaucoup, mais il ne s'agit que d'un objectif de dépense, qui sera dépassé, ce qui me désole un peu.
Les gouvernements repoussent le travail qui s'impose. Il faudra peut-être une loi-cadre pluriannuelle, dans laquelle nous pourrions inscrire des mesures de prévention et des objectifs à tenir. Il nous faut savoir ce que nous voulons faire de notre système.
Mme Raymonde Poncet Monge. - Je suis très étonnée que nous ayons un débat puisqu'il n'y a aucun enjeu et que nous ne pouvons rien faire. J'avais prévu de ne pas intervenir, mais comme certains continuent d'enfiler toujours les mêmes perles idéologiques, je ne peux rester muette.
Vous dites qu'il faut arrêter d'augmenter les recettes, que ce n'est pas la solution. De mon côté, je dis qu'il faut cesser de baisser les recettes ! Nous comptons 20 milliards d'euros d'exonérations non compensées, dont 10 milliards supplémentaires depuis 2017 ! La politique des cadeaux fiscaux et sociaux menée depuis lors a conduit à un déficit abyssal du budget de l'État et de la sécurité sociale. C'est la Cour des comptes qui le dit. Il faut arrêter de voter des mécanismes qui entraînent des baisses de recettes sociales non compensées.
Effectivement, dans les années 2010, pour présenter une trajectoire de retour à l'équilibre, nous avons comprimé l'Ondam. Cette compression est responsable de l'état actuel de l'hôpital. On peut comprimer les dépenses pour atteindre l'équilibre, mais on voit le résultat.
M. Jean-Luc Fichet. - Quelle protection sociale voulons-nous pour demain ? Doit-il s'agir d'un service public fort ou souhaite-t-on la transférer vers le privé, en abandonnant un certain nombre de gens sur le bord de la route ? Bien sûr, il faut maîtriser les dépenses. Du côté des recettes, certains suggèrent d'augmenter les emplois. Cependant, le développement de l'intelligence artificielle et de la robotisation aura pour effet de détruire des emplois. Ces technologies ne pourraient-elles pas participer au financement de la sécurité sociale ? Il faut explorer d'autres possibilités de financement. Derrière la question de la sécurité sociale, celles de l'état de nos hôpitaux et des déserts médicaux se posent. Nous évoquons ces sujets depuis des années, mais rien n'est fait. Nous devons mener notre réflexion hors des sentiers battus.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Madame Petrus, en ce qui concerne la Lodéom, le texte considéré comme adopté par l'Assemblée nationale retient le texte de la CMP, qui reprenait l'amendement que la commission avait proposé au Sénat en première lecture.
Effectivement, madame Le Houerou, nous sommes tous inquiets. Cependant, le groupe socialiste a obtenu quelques améliorations. Certes, ce n'est pas le texte de vos rêves ni des nôtres, mais c'est un texte de circonstance, comme souvent. Un PLFSS ne satisfait jamais tout le monde.
Par ailleurs, si nous avons laissé la situation se dégrader, je ne dirais pas que nous sommes en train de « tuer » la sécurité sociale.
Le système n'est pas adapté aux défis qu'il nous faudra relever dans les prochaines années, notamment au défi démographique.
Monsieur Fichet, vous avez raison : les modèles ont changé. Nous devons y réfléchir et accomplir un travail en profondeur. À cet égard, cette situation nous ouvre des perspectives.
Je suis d'accord, monsieur Jomier, il faut sortir du paramétrique, mais ce ne sera peut-être pas dans le moment politique qui vient.
Nous devons nous poser la question du « mieux dépenser ». Nous avons une obligation et une responsabilité quand nous dépensons l'argent de nos concitoyens.
Madame Brulin, j'ai beaucoup appris sur les enjeux des charges patronales ces deux dernières années, quand nous avons travaillé sur les bandeaux famille et maladie. Il faut trouver un équilibre vertueux, comme nous l'avons lu dans le rapport d'Antoine Bozio et Étienne Wasmer intitulé « Les politiques d'exonérations de cotisations sociales : une inflexion nécessaire ».
Je n'aime pas l'expression « déserts médicaux ». Il faut les identifier et voir quelles actions nous pouvons mener dans ces territoires. Il y a une responsabilité des élus locaux et des professionnels de santé locaux. De nombreux outils existent et je ne suis pas pour en inventer de nouveaux.
Monsieur Chasseing, les salaires ont augmenté avec le Ségur, ce qui est une très bonne chose, mais vous avez raison, cette augmentation n'a pas été compensée comme il faut.
Madame Imbert, un certain nombre de vos propositions concernant la branche maladie ont été retenues par la CMP, et je veux saluer votre travail.
Enfin, madame Poncet Monge, nous allons travailler ensemble et trouver le chemin pour sauver le système de la sécurité sociale !
La commission propose au Sénat d'adopter le projet de loi de financement de la sécurité sociale sans modification.
La réunion est close à 10 h 30.