Mardi 11 février 2025
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 16 heures.
Audition de M. Clément Aglietta, co-fondateur et président de la société Edda, sur les enjeux de l'intelligence artificielle
M. Cédric Perrin, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Clément Aglietta, co-fondateur et président de la société Edda, startup proposant un outil de gestion d'un portefeuille d'investissement grâce à l'intelligence artificielle (IA).
Monsieur le président, soyez le bienvenu. Nous avons souhaité vous entendre pour que vous puissiez partager avec nous votre vision des grands enjeux de l'intelligence artificielle.
Les grandes entreprises américaines et chinoises du numérique ont annoncé des investissements conséquents dans ce domaine. Quelques entreprises françaises font valoir leur expertise mais ne peuvent bénéficier de levées de fonds dans les mêmes proportions que celles opérées par leurs rivales outre-Atlantique. L'Europe en général et la France en particulier semblent vouées à subir un déclassement progressif. Vous pourrez nous faire part de votre analyse sur ce retard apparent et sur l'état de la coopération européenne dans le domaine de l'intelligence artificielle.
Les enjeux de l'IA sont légion : outil de calcul, analyse et tri d'informations, coordination des acteurs d'une crise sur le territoire national. Mais les applications en matière de défense ne sont pas moins nombreuses : efficacité des armes, précision du renseignement, accélération du tempo de la décision. Nos organisations elles-mêmes, notre administration comme notre service public, pourraient être transformées. Au-delà de la seule capacité de synthèse remarquable que proposent des applications telles que Mistral AI ou ChatGPT, l'IA pourrait nous permettre de mieux employer nos ressources humaines, améliorer la rentabilité de nos outils, optimiser l'utilisation de nos infrastructures. Enjeu d'organisation et d'optimisation sur le territoire national, enjeu de puissance sur la scène internationale, l'IA est aujourd'hui au coeur de tous les débats. Vous pourrez revenir sur les applications possibles de l'IA et nous éclairer sur l'enjeu de souveraineté que sa maîtrise représente.
Le président de la République a annoncé dimanche que 109 milliards d'euros seraient investis en France, dans les prochaines années, pour l'intelligence artificielle. Les Émirats Arabes Unis projettent de construire sur notre territoire un gigantesque centre de données pour 30 à 50 milliards. Sa puissance envisagée, 1 gigawatt, est celle d'un réacteur nucléaire. Ces data centers sont essentiels pour entraîner et faire fonctionner des IA performantes. La consommation en électricité et en eau devient un enjeu crucial pour les acteurs privés du numérique. Selon vous, la France est-elle bien armée pour accueillir ces entreprises en s'appuyant éventuellement sur son parc nucléaire ? L'accueil de ces entreprises peut-il avoir un impact environnemental négatif, au niveau local ou régional ?
La règlementation des outils numériques, en particulier de l'intelligence artificielle est une gageure au niveau européen. Sans cadre juridique ou éthique, l'homme pourrait se voir peu à peu dépossédé de toute fonction cognitive. La société entière serait dès lors exposée, si ce n'est à des opérations de manipulation d'opinion, au moins à une forme d'emprisonnement dans des biais cognitifs, stérilisant de facto le débat public. Les algorithmes doivent, d'une part, être suffisamment libres pour être entraînés efficacement, et d'autre part, respecter certaines règles pour ne pas scléroser la société. Toute la difficulté réside dans l'équilibre normatif à trouver, équilibre sur lequel vous pourriez nous livrer votre appréciation. Que doit, selon vous, défendre la France : la liberté de développement de ces outils ou l'impératif normatif inhérent à toute révolution technologique ?
Monsieur le Président, vous l'aurez compris, les enjeux sont nombreux et complexes. Votre expertise et votre regard seront précieux pour éclairer nos réflexions.
Je rappelle que cette audition est captée et diffusée sur le site Internet et les réseaux sociaux du Sénat.
M. Clément Aglietta, co-fondateur et président de la société Edda. - Merci pour votre invitation. Je ne vais pas vous parler d'intelligence artificielle en termes techniques, ni entrer dans le détail de son ingénierie, mais j'aimerais vous présenter deux ordres d'idées qui, me semble-t-il, aident à avancer dans le domaine de l'intelligence artificielle : d'abord les concepts qui me semblent essentiels à comprendre, qui viennent des neurosciences et sont indispensables pour définir un socle commun de discussion ; ensuite les investissements nécessaires, en particulier ceux qui ont trait à l'énergie, l'IA étant forte consommatrice d'électricité.
Je suis président et cofondateur d'une start-up - Edda - qui travaille sur des logiciels à destination des investisseurs en capital-risque, nous travaillons avec 150 fonds d'investissement dans 40 pays, qui représentent environ 177 milliards d'actifs sous gestion. Avant cela, j'ai travaillé pour FJ Labs, un fonds d'investissement basé à New York qui investit dans plus de 100 sociétés par an et qui a investi, au total, dans un millier d'entreprises. Le capital-risque - le venture capital - est un moyen de voir l'avenir, non pas à la manière de Madame Irma dans une boule de cristal, mais parce qu'on y investit dans des sociétés jeunes, qui n'ont parfois pas encore de produits mais qui deviendront les leaders de demain. C'est donc un très bon poste d'observation sur le développement des nouvelles technologies.
L'intelligence artificielle est une notion complexe et difficile à définir. Quand on parle d'intelligence, on pense au quotient intellectuel (QI), alors qu'il ne représente qu'une faculté logique qui n'est qu'une partie de l'intelligence, il faut y ajouter l'intelligence sensorielle, l'intelligence émotionnelle, de l'intelligence du corps, autant de notions difficiles à définir et qui sont pourtant intrinsèquement liées à notre manière d'être et d'évoluer dans le monde.
L'intelligence artificielle est un mythe qui existe depuis l'Antiquité, et à la Renaissance avec le Golem. Les bases modernes de l'IA ont été posées par quatre scientifiques : John McCarthy et Marvin Minsky, qui ont créé le laboratoire d'intelligence artificielle au MIT dans les années 1970 ; Alan Turing, qui a créé le test aux termes duquel une machine est dite intelligente si l'on parvient à convaincre quelqu'un que la conversation qu'il a avec cette machine se déroule avec une autre personne - ChatGPT a réussi ce test de Turing ; enfin, Frank Rosenblatt, qui a posé le premier système de neurones artificiels. Les travaux de ces quatre fondateurs sont largement dépassés, mais c'est à eux qu'on doit les bases de l'IA dont nous parlons aujourd'hui. La technologie elle-même est directement liée aux travaux de Ted Hoff, qui a créé le premier microprocesseur assemblé en série : on a compris alors que le microprocesseur fonctionnait comme une porte logique et qu'en en assemblant un certain nombre, on allait faire émerger de l'intelligence, à tout le moins du calcul à une nouvelle échelle.
Notre cerveau comprend 86 milliards de neurones, qui échangent entre 10 000 et 100 000 connexions par neurone, ce qui représente 100 milliards de milliards de signaux échangés par seconde. La vitesse de propagation de l'information dans le cerveau est d'environ 150 mètres par seconde au maximum. Notre cerveau est limité par sa taille, de 1350 cm : la densité des neurones permet une intelligence développée, mais il y a une certaine limite physique au déploiement de notre cerveau, de par sa taille.
Parmi les concepts à appréhender pour définir l'IA, il y a celui de la mémoire et celui de la carte neuronale. Vous savez qu'il y a deux types de mémoire : à court terme et à long terme, et qu'il existe une forme de plasticité de la mémoire, d'apprentissage et de modification selon l'environnement de notre système de mémorisation. On parle de cartes neuronales, qui sont des assemblages de neurones nous permettant de réaliser des tâches spécifiques. Par exemple, vous avez les cartes neuronales d'apprentissage du langage, de la notion temporelle, de la musique, etc., qui vont se développer, se mouvoir et évoluer selon notre environnement et notre évolution.
En appliquant ces notions à l'IA, on peut imaginer qu'elle pourrait développer des cartes neuronales que nous ne maîtriserions pas, que nous ne comprendrions pas - que nous n'aurions même pas les moyens de comprendre. C'est une possibilité, puisque l'intelligence artificielle est fondamentalement différente de l'intelligence biologique ou humaine.
Aujourd'hui, toutes les intelligences artificielles que vous trouvez sur le marché n'ont pas de conscience. Elles ont uniquement une conscience primaire, c'est-à-dire qu'elles réagissent à l'extérieur sans prendre en compte l'évolution, l'expérience, sans prendre en compte la méta-cognition, c'est-à-dire le fait de penser sur ses pensées, la réflexivité. Or, c'est ce qui nous rend fondamentalement humains : nous parvenons à juger nos propres pensées, à faire preuve d'une certaine volonté dans l'influence de nos pensées - ce n'est pas du tout le cas pour les IA, pour aucune IA disponible sur le marché.
Autre concept à appréhender, celui de langage, également très important puisqu'il nous permet de différencier le réel de l'imaginaire. Les langages utilisés en intelligence artificielle n'ont pas de sens de la réalité, les robots conversationnels donnent l'impression d'utiliser notre langage, mais ils ne font en réalité qu'associer des mots selon l'ordre qui est le plus probable statistiquement dans un contexte donné, indépendamment du sens même des mots ; par exemple, le mot « mort » et le mot « table » ont le même degré de signification pour l'intelligence artificielle. Lorsque nous entendons « mort », nous sommes saisis par l'idée de la disparition, par la peine, on pense à des familles en pleurs, à des gens qui disparaissent - mais l'IA n'y associe pas plus de signification qu'au mot « chaise » ou « table », elle ne fait pas de différence fondamentale dans les choses. Le mot « pomme » n'a pas de signification autre qu'une signification statistique ou vectorielle. Cela a des conséquences sur le système de communication entre l'homme et la machine : leurs cartes neuronales et leurs systèmes linguistiques n'étant pas les mêmes, il faut trouver un système de communication qui les fassent se comprendre. Dans les systèmes de communication actuels, les erreurs ou dysfonctionnements ne viennent pas des machines ni des humains, mais de leur communication - et c'est pourquoi des entreprises se focalisent sur l'interface cerveau-ordinateur, le Brain-Computer Interfaces, c'est le cas d'Elon Musk avec son entreprise Neuralink. Dans cette communication cerveau-ordinateur, il y a d'un côté le cerveau humain, un appareil extrêmement intelligent, et de l'autre un ordinateur très abouti, mais entre les deux, seulement un clavier et une souris, avec lesquels l'humain écrit des caractères ou commande des concepts un par un, c'est très lent, très approximatif - et c'est de cela, en réalité, dont nous parlons avec l'intelligence artificielle.
Notre langage s'inscrit dans une dimension temporelle, la notion d'heure est liée à un volume d'actions qu'on peut réaliser humainement, mais cela n'a guère de sens pour une machine, une IA capable de faire des milliards de calculs, ou de générer des centaines de milliers de pensées par seconde, la notion de temporalité dans le langage est totalement différente - le film « Her » de Spike Jonze, avec Joaquin Phoenix, le montre bien.
Autre concept d'importance, les principes heuristiques. L'IA AlphaGo a battu le meilleur joueur mondial au jeu de go, connu pour l'immensité de sa combinatoire - au jeu de go, il y aurait autant de probabilités pour chaque coup que d'atomes dans l'univers, ce qui rend inopérant un algorithme classique. Si AlphaGo y est parvenu, c'est grâce au principe heuristique : au lieu d'explorer tous les arbres de combinaisons, le logiciel explore un arbre de possibilités particulier, il se dirige d'emblée dans la bonne direction grâce à un système de reconnaissance statistique, ce qui lui fait gagner beaucoup de temps et d'efficacité.
Il est donc très difficile de définir ce qu'est l'intelligence artificielle. Je vous en propose cette définition : l'intelligence artificielle est un réseau de neurones artificiels qui s'inspire du système de fonctionnement des cerveaux biologiques pour simuler mathématiquement leur activité chimique et ainsi créer une forme d'intelligence nouvelle. L'IA n'est pas un humain augmenté, amélioré ou supérieur, elle est fondamentalement différente. Sur Terre, la vie est essentiellement fondée sur du carbone, mais l'IA le sera sur le silicium ; ensuite, par son système de pensée, la manière dont elle fabrique des concepts et qu'elle les mobilise, l'IA est une autre forme d'intelligence, tout comme un animal peut être une autre forme d'intelligence. L'IA n'est pas magique, un téléphone ultraplat paraît magique par ses capacités mais sa fabrication est le résultat d'un ensemble d'opérations de haute technologie très nombreuses, d'une chaîne d'actions très nombreuses qui sont rationnelles.
Un mot sur l'énergie, décisive pour l'IA parce qu'elle en consomme beaucoup. On travaille actuellement à réduire la consommation d'énergie des puces, c'est loin d'être gagné, les systèmes utilisés aujourd'hui sont très gourmands en énergie. Il faut, pour le comprendre, considérer les différentes couches de l'IA. La première, très connue en défense, est la couche d'acquisition et de pré-traitement de la donnée. L'enjeu, c'est de capter la donnée, de l'analyser et la traiter le plus rapidement possible, pour prendre une décision la plus rapide possible ; il est décisif, puisque, par exemple dans une bataille entre avions de chasse, c'est le plus rapide qui survit, c'est la loi du champ de bataille - ce n'est donc pas un domaine où l'économie d'énergie prime. Il y a six autres couches dans l'IA, je ne vais pas vous les présenter toutes, ce serait trop long, mais c'est sur la totalité des sept couches que l'enjeu de l'énergie se pose.
Où en sommes-nous dans le développement de l'IA ? Toutes les intelligences artificielles disponibles sur le marché sont des Artificial Narrow Intelligence (ANI), des intelligences artificielles dites restreintes : elles sont très fortes dans une tâche précise, comme jouer aux échecs ou faire de la reconnaissance faciale, mais elles n'ont pas de compréhension du monde ni des êtres vivants, elles n'ont pas de volonté propre. Leurs modèles statistiques sont fondés sur des modèles de réseaux de neurones, ils sont capables de comprendre une requête, d'en déterminer le sens le plus proche, de choisir le mot le plus pertinent selon le contexte, de choisir une réponse en fonction du mot précédent, selon un score de probabilité. Dans les comparaisons fondées sur l'intelligence logique - qui sont à prendre avec toutes les précautions d'usage -, les IA actuelles se situeraient bien au-dessus des fourmis et à proximité de l'intelligence des oiseaux, loin encore du singe et très loin de l'homme. Or, la théorie estime qu'à partir d'un niveau d'intelligence proche de celui du singe, on arrive à une sorte d'auto-détermination : l'IA est alors capable de s'auto-améliorer et d'avoir sa propre forme de volonté. Alors que notre cerveau est limité par son volume et la vitesse de circulation de l'information entre les neurones, l'IA, elle, pourra faire circuler l'information à la vitesse de la lumière, dans des circuits quasiment sans limite. On arriverait alors à une Artificial General Intelligence (AGI), une IA capable d'apprendre et de s'adapter dans des domaines inconnus, sans avoir besoin d'être formée, disposant d'une compréhension contextuelle avancée, de raisonnements logiques, de prises de décisions autonomes, et d'une créativité, donc la capacité de générer de nouvelles idées. Les IA actuelles ne créent rien, même si elles donnent l'illusion d'une création, elles ne font qu'arranger ensemble des mots et des images : elles ne créent pas, parce qu'elles ne sont pas reliées au réel. Mais si l'on parvient à créer une AGI, elle sera capable de créer de nouvelles idées, de nouveaux concepts et d'avoir des interactions sociales et émotionnelles avancées - mais qui ne seront pas les idées, les concepts ni les émotions des humains.
Ensuite, comme la courbe est exponentielle, le stade de l'AGI est presque immédiatement suivi par celui d'une Artificial Super Intelligence (ASI), ce qu'on appelle aussi le point de singularité, celui où l'humain perd le contrôle de la machine autodéterminée qui a des idées que l'humain ne peut pas comprendre.
Ces différents stades sont théoriques, nous en sommes très éloignés, mais il faut savoir que des chercheurs et des entreprises y travaillent.
Qu'en est-il, ensuite, des investissements dans l'IA ? Nous n'avons jamais autant investi en intelligence artificielle qu'en 2024. Il y a eu des pertes, mais ce qu'on voit, c'est la constitution d'une sorte d'oligarchie américaine : à eux seuls, 9 fonds d'investissement américains ont levé 71 milliards d'euros, c'est considérable, et les startups en IA ont levé 16 fois plus de fonds aux États-Unis que dans le reste du monde, c'est une proportion comparable à ce qui se passe en matière de défense - il y a encore quelques années, les États-Unis investissaient davantage dans leur défense que les 26 pays suivants. Les startups qui ont levé de l'argent dans le cadre de la défense aux États-Unis ont réalisé des investissements d'un montant d'environ 3 milliards d'euros, c'est trois fois plus qu'en Europe, et on ne parle là que d'investissements privés, donc hors programmes publics.
En 2022, la consommation énergétique de l'intelligence artificielle et des crypto-monnaies s'élève à 500 TWh, soit 1,6 fois celle de la ville de Tokyo, la plus grande du monde. On estime aujourd'hui que l'IA représente 1 à 2 % de la consommation mondiale d'électricité. On a craint un temps que la courbe de consommation électrique monte encore bien davantage, mais l'enjeu est bien là.
Dès lors, deux technologies sont mises en avant pour le développement de l'IA : la fusion nucléaire, pour disposer d'une électricité décarbonée en quantité suffisante, et l'informatique quantique, pour relever les défis du calcul. L'IA intervient déjà dans la fusion nucléaire, une startup comme Google DeepMind travaille sur des algorithmes permettant de contrôler le plasma à l'intérieur des réacteurs à fusion nucléaire - l'IA consomme de l'électricité, mais elle est utile aussi pour optimiser la création même de l'électricité, elle infuse en réalité toute la société.
L'informatique quantique, ensuite, est décisive par ses capacités de calculs multiples en simultané. Les puces de Nvidia sont déjà capables de gérer plusieurs tâches en parallèle, l'informatique quantique ferait changer d'échelle, avec la superposition d'états.
Nous ne parlons pas assez de la fusion nucléaire, alors que la France est engagée dans le projet de réacteur thermonucléaire expérimental international (Iter). Les Gafam investissent beaucoup dans la fusion nucléaire, parce qu'ils veulent pouvoir faire tourner leur système de manière autonome.
L'Europe n'est pas à la traîne sur l'informatique quantique. En 2024, elle a même investi davantage que les États-Unis, nous avons en France un fonds spécialisé, Qantonation, il faut continuer d'avancer dans cette direction.
J'aimerais, pour conclure, évoquer la dimension culturelle et philosophique du sujet. En 1933, l'écrivain Junichiro Tanizaki publiait Éloge de l'ombre, un essai sur l'esthétique japonaise où il montrait combien la lumière électrique, en éclairant les intérieurs des foyers jusqu'à leurs moindres recoins, faisait perdre ce que l'ombre apportait à la culture japonaise, et ce faisant, faisait disparaitre inéluctablement une partie de cette culture. Cela est vrai, en réalité, de toute technologie : le GPS est très pratique donc nous l'utilisons, mais cet usage nous fait perdre notre capacité à nous orienter, nous perdons les connexions neuronales, développées pendant des millions d'années, qui nous faisaient nous repérer dans l'espace. De même, à mesure que nous enregistrons tout en photo, en vidéo, nous stockons de moins en moins l'information, nous perdons physiquement notre capacité à la stocker. Nous savons que les nouvelles générations ont de plus en plus de mal à apprendre par coeur - mais elles ont une meilleure capacité à garder le lien vers l'information.
Que perdons-nous avec l'intelligence artificielle ? Nous perdons de notre capacité de réflexion, parce que nous la déléguons à la machine. Quand des journalistes écrivent de plus en plus d'articles avec ChatGPT, ils perdent leur capacité à écrire des articles.
M. Cédric Perrin, président. - Merci pour ce propos. J'ai souhaité cette audition après avoir entendu Clément Aglietta dans un autre cadre.
M. Bruno Sido. - On entend des choses contradictoires sur l'IA. Avec DeepSeek les Chinois auraient un nouvel outil qui irait plus vite et consommerait moins d'énergie : qu'en est-il ? J'ai entendu Luc Ferry à la radio, encenser l'IA tout en s'alarmant des pertes d'emplois qu'elle va entrainer : qu'en pensez-vous ? L'IA va-t-elle créer autant d'emplois qu'elle va en supprimer ? Tous les métiers seront-ils impactés, y compris, par exemple, le métier de maçon ?
M. Clément Aglietta. - DeepSeek aurait été développé avec 6 millions de dollars, mais il y a bien des façons de calculer ce montant, selon que l'on prend en compte, ou pas, les couches logicielles et statistiques ; quant à la consommation d'énergie, la communication est très opaque. Quoiqu'il en soit, une course est lancée pour réduire la consommation d'énergie, pour limiter les coûts, parce que l'objectif est bien de mettre de l'IA partout, dans les objets connectés, dans les voitures, dans les téléphones, ce qui suppose de consommer moins d'énergie. Il faut regarder aussi du côté de l'architecture des puces et des systèmes. Bruno Maisonnier, qui a créé les robots humanoïdes Nao et Pepper - qu'il a revendus au Japonais SoftBank -, a fondé l'entreprise AnotherBrain pour créer une AI frugale en données et en consommation énergétique, grâce à une nouvelle architecture qui s'inspire des intelligences naturelles plutôt que de se fonder sur les techniques du deep learning. Notre cerveau ne fonctionne pas en examinant toutes les possibilités, comme le fait l'IA que nous connaissons, cela nous demanderait bien trop d'énergie ; c'est aussi pourquoi je crois prometteuses les nouvelles architectures de puces, c'est un domaine où nous pourrions investir davantage en France, pour trouver des puces à basse consommation, capables de fonctionner en monde ouvert, un peu comme un cerveau biologique.
Il est très difficile, ensuite, de répondre sur la question de l'emploi, il va y avoir des créations et des destructions, on le voit déjà par exemple dans les supermarchés. L'enjeu, c'est plutôt de considérer où vont les capitaux et la valeur créée par les machines, car cette valeur va aller vers moins de mains. On l'a vu pendant la révolution industrielle : le supplément de richesse aurait pu conduire à créer un revenu universel, à enrichir tout le monde, mais ce n'est pas ce qui s'est passé - au lieu de redistribuer, on a augmenté les marges dans les usines et divisé les coûts de fabrication, c'est exactement ce qui se passe aujourd'hui à l'échelle du monde. L'IA accélère le mouvement, elle permet de remplacer plusieurs strates de l'entreprise, incluant les cadres et les dirigeants. Jusqu'où ? Difficile à dire. Je pense, pour ma part, qu'elle va renforcer une élite de gens très éduqués qui sauront s'en servir, tandis que des gens moins éduqués la subiront.
M. Bruno Sido. - Ce n'est pas du tout ce que dit Luc Ferry, qui, s'alarmant du fait que tout le monde sera touché, y compris les maçons, appelle à créer un revenu universel, pour redistribuer la richesse supplémentaire - et cela nous intéresse, comme législateurs, parce que ce revenu universel passe par l'impôt.
M. Cédric Perrin, président. - Reste à savoir où la richesse se crée. En Chine, il y a des ports automatisés, des usines sans ouvriers - ils créent de la richesse, mais là-bas. Si la richesse est créée hors de nos frontières, il devient difficile de la redistribuer chez nous...
M. Roger Karoutchi. - Je trouve le sujet très intéressant, et inquiétant aussi, par ses menaces. J'ai cependant l'expérience de l'âge et je me souviens qu'on nous disait que les ordinateurs, qu'internet allaient faire disparaitre tous les métiers : on a vu ce qu'il en a été, des métiers ont disparu, mais il y a aussi eu beaucoup de créations d'emplois - on peut donc espérer.
Vous évoquez le Golem et la Bible ; dans les Psaumes, on nous dit que quand Dieu créa Adam, il fit en sorte qu'il se lève vers les cieux et de lui donner une âme - au début, Adam était un Golem, sans âme. Le Golem revient ensuite au XVIème siècle à Prague, c'est alors une machine qu'un rabbin fabrique pour échapper au pogrom.
Une machine peut nous aider, bien entendu, mais jusqu'où aller ? Si elle se développe par sa propre volonté, si en plus elle va plus vite que nous, il va finir par y avoir une véritable guerre des mondes - les films de science-fiction ne manquent pas sur le thème, ils sont d'ailleurs plutôt sympathiques puisqu'à la fin, c'est l'homme qui l'emporte...
Vous dites que l'IA se perfectionne, qu'elle peut se perfectionner de manière très rapide : jusqu'où ? Sommes-nous sûrs de pouvoir en conserver le contrôle jusqu'au bout ?
M. Clément Aglietta. - Avec les systèmes actuels, oui. Je parlais de la perspective d'une IA générale sur laquelle planche la recherche, en particulier américaine. Si ce stade est atteint, il n'y a alors pas de raison que l'IA ne comprenne pas, par exemple, que le drone qu'elle pilote doive se recharger et donc qu'elle fasse ce qu'il faut pour trouver de l'énergie. Dans les scénarios catastrophes, dès lors que les réseaux électriques sont gérés par l'informatique, il devient possible d'en détourner une partie : l'IA pourrait détourner de l'énergie pour s'alimenter elle-même et se développer. On en est très loin aujourd'hui, mais une course est bien engagée, on l'a vu avec l'annonce d'un investissement américain de 500 milliards de dollars - nous sommes dans un contexte comparable à celui de la bombe atomique, où il y a un avantage à être le premier à disposer de l'arme.
Est-ce possible ? On ne le sait pas. Actuellement, les meilleures IA imitent bien, mais elles n'ont pas d'autodétermination, elles fonctionnent avec des statistiques, sans conscience ni volonté. Le raisonnement devient délicat si l'IA devient autonome, en particulier en matière de défense. Il y a une vraie question liée aux drones autonomes sur les champs de bataille : en poussant la tendance, on va opposer des machines à des machines, et progressivement on aura deux espèces sur la Terre, les machines et les humains - mais l'une sera armée, et l'autre non. Ce serait un vrai problème avec des machines autodéterminées : c'est une source d'inquiétude pour l'avenir - mais nous n'en sommes pas là, les applications commerciales en sont très éloignées.
M. Jérôme Darras. - Si j'ai bien compris, il y a deux formes d'IA, la statistique, qui est limitée, et la symbolique, la super IA, celle du raisonnement. Où en sommes-nous, en France et en Europe, par rapport aux Etats-Unis ?
Je suis très inquiet parce que je pense qu'on est à un moment de bascule dans l'histoire de l'humanité. L'homme est en train, sur ce sujet comme sur d'autres, de pouvoir sortir de sa condition humaine. Dans l'Antiquité, les dirigeants, les élites avaient besoin d'esclaves. Au Moyen Âge, on avait besoin de serfs. Dans notre société actuelle, on a besoin d'ouvriers. On pourrait imaginer une société qui soit constituée par une élite et qui n'aurait plus besoin des autres, qui puisse se satisfaire de la vie uniquement avec les machines et les interfaces homme-machine. Est-ce que vous entrevoyez un avenir possible comme celui-là ?
M. Clément Aglietta. - Les sommes investies dans l'IA sont telles qu'il est inévitable que nous allons devoir cohabiter avec des machines dites intelligentes, nous adapter aux nouvelles technologies, aux robots, aux nouvelles puces et aux nouveaux systèmes : nous allons devoir cohabiter avec des machines évoluées. Mais ces machines deviendront-elles réflexives, parviendront-elles à se remettre en question, à s'imaginer et se réinventer ? C'est encore du domaine de la science-fiction.
M. François Bonneau. - La guerre est là, en Ukraine, quotidienne, on voit qu'un drone à 500 euros peut détruire un char à 3 millions d'euros, c'est une réalité. Quelles sont les applications à court terme sur des matériels militaires, qui vont changer la doctrine ?
M. Clément Aglietta. - La défense n'est pas mon domaine d'expertise, mais je vais tâcher de vous donner mon point de vue. Les drones paraissent la meilleure technologie dans ce domaine, avec une autonomie complète, un coût de production relativement faible - l'Ukraine a produit 2 millions de drones, alors que la production d'avions et de chars aurait coûté bien plus cher et qu'elle pose des problèmes bien plus complexes à résoudre, surtout liés à ce que des humains sont embarqués dans ces armes. Les avions de chasse pourraient disparaitre, s'effacer au profit de drones, d'autant que les drones peuvent fonctionner avec des logiciels qui sont utilisés pour d'autres applications et des mises à jour régulières - c'est le cas aussi pour Tesla, qui vend des voitures avec la promesse qu'elles seront améliorées à mesure des perfectionnements de leur logiciel. Je pense que c'est aussi ce qui va se passer dans le domaine de la défense et des drones, c'est-à-dire que la mise à jour permanente du logiciel et du système d'intelligence artificielle à l'intérieur des drones va permettre une amélioration constante sur le champ de bataille.
M. Philippe Folliot. - Vous dites que l'IA serait au stade d'intelligence de l'oiseau, bien au-delà de la fourmi, et que la prochaine étape serait le singe, puis l'homme : avez-vous une idée du délai ? Et pour égaler l'intelligence de l'homme ?
J'aimerais vous entendre, aussi, sur le volet économique de l'IA. Des centaines de milliards sont investis, le modèle américain serait bien plus dispendieux que le modèle chinois - mais quel est le marché d'une IA générale, qui atteint des coûts exorbitants ? S'il n'y a pas de consommateurs, il y a bien un problème économique : qu'en pensez-vous ? J'ai assisté hier à une journée sur l'IA organisée à l'École militaire, ce que j'y ai entendu m'a, je vous l'avoue, moyennement intéressé ; cependant, des participants m'ont dit que s'ils n'étaient guère partants pour rechercher une IA générale, ils voyaient des opportunités dans des IA applicables à des domaines bien précis, en particulier dans la défense. La messe n'est donc pas complètement dite, nous tiendrions dans certains segments et il peut y avoir quelques perspectives pour les entreprises et groupes français et européens : est-ce aussi votre opinion ?
M. Clément Aglietta. - Le schéma sur les stades d'intelligence est à prendre avec des pincettes, cette intelligence brute ne prend pas en compte l'intelligence émotionnelle - des animaux ont plus d'intelligence émotionnelle que nous, les dauphins par exemple ont un cerveau limbique très développé, bien plus que nous. Cependant, il est très difficile pour nous de concevoir une courbe exponentielle, parce que nous n'en avons guère d'expérience pratique, très peu de phénomènes observables sont exponentiels. Or, avec l'IA, ce que la théorie nous dit, c'est que plus les capacités vont s'améliorer, plus l'amélioration sera rapide, il y a une accélération. Mais cela ne dit rien de la vraie question : est-il possible de créer une machine autodéterminée, de faire émerger la conscience ? C'est le point de singularité, qui coïncide avec l'intelligence du singe, mais le chien par exemple l'atteint aussi, l'autodétermination est dans la nature. La théorie, c'est qu'il y a un stade où une IA disposant de suffisamment de connaissance, dès lors qu'elle atteindrait une autodétermination, passerait au stade de l'intelligence générale artificielle - et que ce stade serait presque immédiatement suivi par celui de l'intelligence supérieure puisqu'avec l'IA la courbe est exponentielle, elle est verticale, dès lors que la vitesse de déplacement de l'information est celle de la lumière, que la taille des serveurs n'est quasiment pas limitée et que l'alimentation électrique est suffisante. Encore une fois, nous en sommes loin, sans qu'on puisse prédire si cela arrivera.
Je partage ce point de vue sur les capacités que nous avons, en France, en Europe, de développer des applications spécifiques avec l'IA. C'est ce que nous faisons dans mon entreprise, il est décisif de se spécialiser, car les modèles généraux vont avoir du mal à donner des réponses pertinentes. Dans mon entreprise, nous analysons les entreprises avec une IA qui tourne sur des informations spécialisées et qui obtient des réponses beaucoup plus précises qu'une IA généraliste comme ChatGPT sur l'état du marché, de la concurrence, sur les atouts et les faiblesses des entreprises. Une IA généraliste ne va pas avoir suffisamment de contexte et de données pour être pertinente, nous y parvenons avec une IA spécialisée.
Peut-on développer une IA généraliste en France ou en Europe ? Je crois que c'est devenu très difficile, parce que nous avons depuis longtemps perdu la guerre des composants électroniques - qui fabrique encore des puces en Europe ? - et que nous avons aussi perdu celle de la capture des données, la majeure partie d'internet étant hébergée sur des serveurs américains ou asiatiques - cela rend la course à l'IA générale très compliquée pour les Européens. Je me rallie à l'initiative du Gouvernement sur l'IA, je crois qu'il y a de l'avenir, en Europe, pour des applications spécialisées, pour des technologies précises, comme l'ordinateur quantique - ce n'est qu'un exemple parmi d'autres, ils sont nombreux.
M. Ronan Le Gleut. - Votre présentation s'apparente davantage à de la prospective qu'à un état des lieux de la situation. Vous parlez du point de singularité comme étape de l'IA, de l'ordinateur quantique, de la fusion nucléaire : sur ces trois sujets, personne n'est en mesure de dire si et quand on aura des résultats tangibles. J'étais il y a plus de trente ans, stagiaire à Cadarache, au Commissariat à l'énergie atomique (CEA), on y parlait déjà de fusion nucléaire - elle n'a toujours pas été maitrisée depuis. L'ordinateur quantique n'est encore qu'une hypothèse. Quant au point de singularité pour une machine, c'est de la prospective, il ne se produira peut-être jamais. Je suis donc perplexe, puisqu'il n'y a rien de certain dans ces trois éléments que vous dites indispensables. Je vous pose donc cette question simple : sur chacun d'eux, quelle est votre intime conviction ?
M. Clément Aglietta. - Je crois que nous sommes à un tournant, les investissements, surtout d'une telle importance, ne se font pas à l'aveugle - on parle de milliards de dollars pour le quantique, pour l'IA, le volume a quintuplé l'an passé. J'attends de la politique qu'elle anticipe, c'est pourquoi je vous ai parlé prospective. Mon intime conviction, c'est que l'IA générale est très éloignée, parce que les puces n'ont pas de capacité suffisante. Cependant, les technologies évoluent, des chercheurs regardent du côté de puces composées de nanotubes en carbone - je crois donc qu'il faut se préparer à des changements.
M. Pascal Allizard. - J'ai passé trente ans dans l'industrie automobile, j'y ai vu arriver les robots, la CAO, le design informatisé, j'ai vu aussi des prototypes qui n'ont pas pu être développés, faute de capacités, de puissance de calcul, mais aussi parce que face à des problèmes mathématiques complexes, il y avait toujours un problème de moyens - on savait comment faire, mais cela supposait des moyens que nous n'avions pas. J'ai travaillé il y a quelques années sur l'architecture 5G, qui donnait un avantage considérable aux Chinois, de sorte que nous avons dû recourir à des barrières administratives pour gagner du temps, le temps que nos scientifiques trouvent des solutions, il me semble que ce sera du côté des nouvelles puces et de nouveaux calculateurs. La fusion nucléaire ne marche pas hors conditions de laboratoire : saura-t-on l'industrialiser ? On a aussi un problème avec les moteurs électriques : les pouvoirs publics poussent à la production, mais on ne sait toujours pas dépolluer les batteries, on nous explique que ça viendra nécessairement, mais ce qu'on voit pour le moment, c'est qu'on n'a pas de solution - alors que l'hydrogène est une énergie qui ne coûte rien, qui dispose de moteurs fonctionnels, mais qui ne se développe pas à cause de problèmes de stockage et de sécurisation.
Sur chacun de ces domaines, en pleine accélération, on a un problème de gouvernance, et de fiabilité des outils. On le voit en matière de défense, il suffit de biaiser un peu le système d'une arme, pour la rendre inefficace ; c'est une inquiétude, au point qu'à l'armée et dans la marine, on revoit des militaires apprendre à tirer et à naviguer aux instruments, comme à la grande époque... Les systèmes se développent selon les cultures des pays, on l'a vu pour les voitures, avec des systèmes plus centralisés pour les voitures françaises, qui font qu'en cas de panne sur une partie, c'est tout le véhicule qui est bloqué - et les systèmes plus éparpillés que font les Allemands et les Chinois, moins sujets aux pannes générales mais bien plus complexes à appréhender. Que dites-vous de la gouvernance de ces changements - et comment se protéger des systèmes de nos voisins ou adversaires ? Il y a une guerre à conduire...
M. Clément Aglietta. - Elle est en cours, nous avons perdu la bataille des données, qui est la principale couche de l'IA. Je crois à l'Europe et à la possibilité de faire émerger des géants européens, c'est ce qu'on essaie de faire avec Mistral. L'ordinateur quantique est une carte à jouer, de même que les nouvelles architectures de puces - Nvidia fait des puces capables de faire plusieurs calculs en parallèle, il faut aller dans cette voie. Nous avons de grands talents et si j'ai parlé d'ordinateur quantique, c'est parce qu'Alain Aspect, qui a reçu le prix Nobel de physique pour ses recherches sur la superposition quantique, travaille sur le sujet - nous avons des investissements, l'Europe n'est pas en retard sur ce domaine précis et l'enjeu d'accélération des calculs est considérable. Il faut avancer sur nos points forts, et il y a bien des choses sur lesquelles progresser, c'est vrai qu'il y a une dimension culturelle au changement - 90% des élèves qui sortent de Standford veulent travailler dans les nouvelles technologies, nous sommes très loin d'un tel ratio à l'issue de nos meilleures écoles d'ingénieur : il y a une culture positive de la technologie aux Etats-Unis, bien plus qu'en Europe...
M. Jean-Luc Ruelle. - Il y a un emballement médiatique pour l'IA et l'on peut s'interroger sur le risque de prendre des décisions, pas toujours bonnes, sous influence. Je pense à l'accord que la France vient de passer, le 6 février, avec les Émirats arabes unis, pour un partenariat d'investissement compris entre 30 et 50 milliards d'euros. Il porte sur la construction d'un campus en France doté d'un data center géant, l'acquisition de puces de pointe, la mise en place d'ambassades virtuelles de données, c'est-à-dire de clouds dans les deux pays. Est-ce bien conforme au voeu de souveraineté, qu'on nous présente comme un impératif ? Et pourquoi s'allier avec les Émirats, réputés en cybersurveillance et connus pour être un paradis des logiciels espions ? Les autorités émiraties ont développé, depuis des années, une véritable politique d'espionnage numérique et de cyberhacking pour déstabiliser leurs ennemis, Abu Dhabi est devenue depuis longtemps une plaque tournante de la surveillance numérique : avec ce partenariat, ne fait-on pas entrer le loup dans la bergerie ?
M. Clément Aglietta. - La peur tue l'esprit, comme le disait l'écrivain Frank Herbert, le créateur de la saga d'anticipation Dune, et quand on veut ne rien manquer, quand on est sous pression, on a tendance à agir trop vite. Je n'ai pas de commentaire à faire sur le partenariat avec les Émirats, c'est une puissance relativement nouvelle dans le secteur et dont les pratiques dans ce domaine ne sont pas pires, si je puis m'exprimer ainsi, que celles des Etats-Unis ou de la Chine, lesquels sont autrement plus dangereux par leur puissance. Aujourd'hui, les machines sont essentiellement américaines et asiatiques, donc taïwanaises ou chinoises, c'est par là que transite la donnée et la puissance de calcul. Cela m'inquiète un peu plus que les Émirats, qui font du hacking, comme les Russes, les Chinois, les Français - tout le monde en fait, c'est une forme d'espionnage industriel, rien de nouveau.
M. Cédric Perrin, président. - Merci, c'était intéressant, instructif - et utile dans cette période d'accélération de l'histoire. Il faut se préparer, d'autant que l'enjeu de défense est évident.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 25.
Mercredi 12 février 2025
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Audition de M. Adlene Mohammedi, chercheur et enseignant en géopolitique, spécialiste du monde arabe, sur les relations entre la France et l'Algérie
M. Cédric Perrin, président. - Nous avons le plaisir de recevoir ce matin M. Adlene Mohammedi, chercheur en géopolitique et spécialiste du monde arabe, pour une audition consacrée à l'état de la relation franco-algérienne.
La France et l'Algérie traversent actuellement une crise diplomatique profonde et très préoccupante, malgré, tout récemment, quelques signaux faibles plus positifs.
Déjà très fluctuantes, les relations entre les deux pays se sont brutalement dégradées à la suite de déclarations du Président de la République marquant un infléchissement notable de la position traditionnelle de la France sur le dossier du Sahara occidental. Paris reconnaît en effet désormais que le plan marocain d'autonomie du Sahara occidental de 2007 est « la seule base pour aboutir à une solution politique juste, durable et négociée conformément aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies », selon une lettre d'Emmanuel Macron adressée au roi Mohammed VI. L'Algérie a alors rappelé son ambassadeur.
Plus récemment, en novembre dernier, l'écrivain franco-algérien Boualem Sansal a été arrêté et incarcéré pour atteinte à la sûreté de l'État. Le Sénat s'est fortement mobilisé pour demander sa libération. En décembre, des télévisions algériennes ont diffusé des déclarations d'un ancien djihadiste accusant la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) d'avoir cherché à « déstabiliser l'Algérie ». Puis, en janvier, l'ambassadeur Stéphane Romatet a été convoqué pour se voir signifier la « ferme protestation » du gouvernement algérien face aux « traitements discriminatoires et dégradants » qui auraient été infligés à des passagers algériens à leur arrivée dans des aéroports parisiens.
Il y a quelques années, le Président de la République avait pourtant lancé une série de mesures destinées à apaiser les mémoires de la guerre d'Algérie et à poser ainsi les bases d'une amélioration durable des relations avec ce pays.
En particulier, il avait annoncé l'ouverture anticipée des archives et confié à l'historien Benjamin Stora la rédaction d'un rapport, qui a notamment abouti à la mise en place d'une commission « Mémoires et vérité » chargée d'impulser des initiatives communes entre la France et l'Algérie sur les questions de mémoire. Après quelques difficultés initiales, cette commission s'est réunie cinq fois à ce jour avec la contribution active de l'Algérie.
Dans ce contexte, comment interpréter la crise actuelle ?
Vous nous direz sans doute si des éléments de réponse sont à chercher dans le phénomène plus général de la dégradation de la relation de la France avec les pays africains, décrit par nos collègues dans le rapport que nous avons adopté il y a deux semaines. Mais cette audition nous permettra aussi d'évoquer l'état actuel de l'Algérie, cinq ans après le début du Hirak : que reste-t-il de ce mouvement aujourd'hui, comment la société et le pouvoir algériens ont-ils évolué depuis ces événements ?
Je rappelle que cette audition est captée et retransmise sur le site du Sénat et sur ses réseaux sociaux.
M. Adlene Mohammedi, chercheur et enseignant en géopolitique. - En guise d'introduction, j'aimerais rappeler un point qui me semble central pour décrire les relations franco-algériennes : le lien particulièrement important entre les questions de politique extérieure et les questions de politique intérieure, un lien qui nuit à la fois aux politiques intérieures et aux politiques étrangères des deux pays.
Je commencerai par quelques éléments historiques qui permettent de replacer les tensions actuelles dans l'histoire des relations entre les deux pays depuis l'indépendance algérienne en 1962.
Depuis cette date, les relations ont toujours fluctué entre des moments de réchauffement et des moments de tension. À la fin des années 1960, notamment en 1968, la France a été considérée par le pouvoir algérien comme une alternative au partenariat soviétique - un point qu'on a parfois tendance à oublier. À l'époque, on a assisté à un rapprochement franco-algérien, y compris sur le plan militaire, précisément pour essayer de limiter la dépendance à l'égard de l'Union soviétique.
En réalité, depuis l'indépendance, les Algériens n'ont jamais voulu d'un divorce avec la France. Les Soviétiques eux-mêmes les ont toujours dissuadés de trop s'éloigner de l'ancienne puissance coloniale. Khrouchtchev aurait d'ailleurs déclaré à Ben Bella qu'il ne voulait pas d'un autre Cuba dans la région.
La relation entre les deux pays a donc été marquée par une certaine ambiguïté, avec des fluctuations. Au lendemain de l'interruption du processus électoral en 1992, François Mitterrand, tout en défendant la poursuite de ce processus, a opté pour une position prudente à l'égard du pouvoir algérien. Dans les années 1990, l'un des principaux éléments de convergence aura été la lutte antiterroriste, notamment avec la coopération entre les services de renseignement des deux pays, même s'il y a eu quelques moments de tension.
Sous la présidence de Bouteflika à partir de 1999, on peut dire que le pays a oscillé entre une certaine francophilie du président algérien et la perpétuation d'une rhétorique anti-française classique et à usage intérieur, mobilisée de façon épisodique par le président lui-même ou par certains premiers ministres, toutefois sans jamais dépasser certaines lignes rouges.
Rappelons que la France s'est largement accommodée des dernières années du président Bouteflika, dans les conditions d'impotence manifeste de celui-ci que l'on a connues entre 2013 et 2019.
En ce qui concerne le soulèvement populaire du Hirak, déclenché en février 2019, on peut dire que, comme l'ensemble des puissances sur la scène internationale, Paris a commenté la situation avec prudence et parcimonie. Au nom d'une sorte de realpolitik et d'une sacro-sainte stabilité, on s'est accommodé de la situation politique algérienne.
J'en viens à la question mémorielle, sur laquelle je souhaite faire quelques rappels.
La France et la question mémorielle étaient largement absentes des slogans du Hirak en 2019. Les mots d'ordre étaient strictement politiques, avec des objectifs clairs : éviter un cinquième mandat dégradant du président Bouteflika, modifier les institutions et mettre en place la primauté du civil sur le militaire - un classique dans l'opposition démocratique algérienne.
La question mémorielle a surtout été portée à partir de 2020 par Emmanuel Macron, notamment quand il a demandé à l'historien Benjamin Stora de rédiger un rapport destiné à « réconcilier les mémoires ». À l'époque, la convergence était manifeste entre le Président de la République et Abdelmadjid Tebboune, qui venait d'être élu président en décembre 2019 dans des conditions qui n'étaient pas très démocratiques. Au-delà de l'intérêt et de l'importance du travail des historiens, qui font a priori plutôt de l'histoire que de la mémoire, on peut douter de la possibilité de réconcilier les mémoires. Il est également important de se poser la question de l'opportunité d'avoir ce débat à ce moment précis, qui était foncièrement politique en Algérie.
En 2021, le président Macron a évoqué la « rente mémorielle », ce qui sera perçu comme un manque de cohérence et contribuera à une première dégradation des relations franco-algériennes.
Parallèlement, l'Algérie s'est engagée, dans les années 2019-2021, dans un processus contre-révolutionnaire, avec une poursuite de la répression. Cette situation n'a pas eu d'impact réel sur la relation franco-algérienne. L'intérêt pour les questions des droits humains et de démocratie en Algérie est assez récent et n'était, à ce moment-là, pas central.
À la suite du propos sur la rente mémorielle, Alger a rappelé son ambassadeur à Paris et a interdit aux avions militaires français de l'opération Barkhane au Sahel de survoler l'espace aérien algérien. Mais tout cela a été vite oublié. En août 2022, les relations redeviennent particulièrement chaleureuses entre les deux pays, avec une visite officielle d'Emmanuel Macron en Algérie pendant laquelle une déclaration sur un partenariat renouvelé a été adoptée.
En 2023, les échanges commerciaux entre les deux pays s'accroissent de plus de 5 %, ce qui s'explique certes en grande partie par la guerre en Ukraine et l'augmentation des exportations algériennes d'hydrocarbures vers la France.
Une première détérioration des relations a eu lieu la même année avec l'affaire des visas et des laissez-passer consulaires, qui a également concerné le Maroc et la Tunisie. À partir de 2024, nous assistons à une brouille qui s'explique par des facteurs géopolitiques et politiques.
Parmi les facteurs géopolitiques, on trouve le soutien manifesté par le président Macron au plan marocain pour le Sahara occidental. Je ne parlerai pas de rupture parce que la position de la France sur ce sujet n'a en réalité pas vraiment évolué. Mais la France est sortie définitivement de l'ambiguïté en admettant plus ou moins clairement la marocanité du Sahara occidental, ce qui a donné lieu à une crise diplomatique et au rappel de l'ambassadeur algérien.
Parmi les facteurs politiques, on peut citer l'arrestation de l'écrivain Boualem Sansal : cet épisode a mis l'Algérie au centre des débats politiques français, ce qui n'était pas le cas avant. Cette affaire concerne un écrivain algérien en Algérie ; son sort est lié à un phénomène plus large, celui de la répression exercée dans ce pays. Le fait de distinguer son cas a été considéré par de nombreux Algériens, y compris parmi ceux qui sont hostiles au pouvoir, comme une manipulation politique. En effet, quand certains mouvements politiques, qui ne se sont jamais intéressés aux prisonniers, ni en Algérie ni ailleurs au Maghreb, commencent à multiplier les déclarations sur le sujet, les Algériens se demandent si la démarche est sincère.
À la faveur de la brouille diplomatique et politique autour du Sahara occidental et de l'arrestation de Boualem Sansal à Alger, on assiste au retour de la question mémorielle dans les deux pays, ce qui rappelle à bien des égards la situation que nous avons connue il y a vingt ans. À l'époque, un traité d'amitié franco-algérien avait été suspendu sur fond de polémique relative à un article d'une loi vantant les effets positifs de la colonisation.
Aujourd'hui, on assiste à une sorte d'alignement politique en France qui se confond avec cette tension diplomatique et avec un certain nombre de débats, comme celui autour de l'accord de 1968 que l'on a tendance parfois à ériger en totem. Tout cela alimente une rhétorique anti-française en Algérie, dont la dimension pourrait être qualifiée d'inédite. Car, si cette rhétorique a parfois été utilisée à des fins de politique intérieure, la parole est maintenant débridée des deux côtés de la Méditerranée. Les tensions diplomatiques influent négativement sur les questions de politique intérieure, et vice-versa.
Le risque aujourd'hui, c'est la tentation du sacrifice de la relation franco-algérienne, d'un côté comme de l'autre. En France, on assiste à une différenciation récente entre les cas algérien et marocain, que j'estime excessive ; en Algérie, on note la volonté de mettre l'accent sur les relations avec d'autres puissances, souvent lointaines, comme les États-Unis, la Russie et la Chine, au détriment de la relation avec la France.
On a souvent tendance à parler d'axes géopolitiques : axe Moscou-Alger ou axe Rabat-Washington. En réalité, les Russes et les Américains s'entendent très bien avec les deux pays.
Au-delà de la déclaration sur le Sahara occidental, se répand l'idée dans la diplomatie française que les relations avec le Maroc sont forcément fluides, bonnes et simples, alors que celles avec l'Algérie seraient insurmontables et radicalement différentes. Cette vision me semble exagérée : sur le plan économique, les relations avec le Maroc et l'Algérie sont très comparables ; sur les plans politique et sociologique, les deux pays se ressemblent.
Face à la tension algéro-marocaine, qui a atteint un niveau inédit, on aurait pu imaginer une médiation française ; or, à la place, on a eu ce qui a été considéré comme un parti pris. Les Algériens insistent sur les questions mémorielles et fleurissent ici ou là des tombes de martyrs de la guerre de libération quand, de l'autre côté, on investit le champ économique avec le Maroc et on encourage les investissements de l'Agence française de développement (AFD). On ne peut que constater le déséquilibre.
Pour conclure, je dirai qu'on a malheureusement affaire, dans la tension franco-algérienne, à un choc de deux vulnérabilités. Toutes proportions gardées, les deux pays sont dans une situation plutôt vulnérable, sur le plan tant de la politique intérieure que de la politique extérieure. Sur le plan géopolitique également, les situations sont analogues : on assiste au même recul dans la région du Sahel - je pense notamment aux mauvaises relations avec la junte au Mali. Ce choc des vulnérabilités laisse la place à des excès politiques au détriment du champ diplomatique.
M. Philippe Folliot. - La Kabylie et le mouvement autonomiste sont des enjeux importants de la politique intérieure algérienne. Quelles peuvent être les conséquences internes ? Des opposants sont pourchassés, voire emprisonnés, et certains d'entre eux viennent se réfugier en France. Quelles conséquences sur les relations franco-algériennes ?
M. Adlene Mohammedi. - La question de la Kabylie revient souvent, notamment en raison de l'importance accordée au Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie (MAK), qui est un mouvement indépendantiste.
La Kabylie, comme une bonne partie du territoire algérien, a largement participé au soulèvement populaire ; cette région est traditionnellement opposée au pouvoir en place. Mais la place accordée au MAK en France, où il est parfois présenté comme faisant partie de l'opposition algérienne - ce qui n'a jamais été le cas -, est largement artificielle. Le pouvoir algérien, en le qualifiant de mouvement terroriste, l'a paradoxalement érigé comme son ennemi. En réalité, l'idée indépendantiste en Kabylie est très minoritaire, même si cela ne signifie pas qu'il y ait une complaisance à l'égard du pouvoir. Les idées défendues par le MAK sont largement combattues, y compris en Kabylie.
Durant le soulèvement, la question de l'autonomie de la Kabylie ne s'est pas posée. Il est vrai que certains manifestants ont arboré des drapeaux amazighs ou berbères, mais ce symbole n'a jamais été utilisé pour réclamer l'autonomie de la Kabylie. Le MAK a cherché à s'associer à certains courants politiques français ou européens pour essayer de phagocyter l'idée d'opposition au pouvoir algérien. Mais cette opposition ne se résume absolument pas à la Kabylie, et dans ce mouvement le MAK est tout à fait marginal.
M. Olivier Cigolotti. - Vous avez rapidement évoqué la relation entre les services de renseignement des deux pays en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme. Pensez-vous que l'on puisse, après le retrait de nos forces armées du Sahel en novembre 2022, se permettre de sacrifier cette relation ? Jusqu'à cette époque, la coopération entre nos services était excellente.
M. Adlene Mohammedi. - J'ai abordé cette question rapidement parce que j'ai peu d'éléments sur l'état actuel de la coopération entre les services de renseignement. Dans le cadre de la lutte antiterroriste, la coopération a été jusqu'à présent assez régulière. Ces dernières années, les combattants maghrébins en Syrie, qui sont parfois des binationaux, ont représenté l'une des principales préoccupations. Élément révélateur, l'idée que le directeur de la DGSE soit envoyé à Alger pour servir de médiateur a tout de suite été évoquée : ce ne sont pas les canaux classiques de la diplomatie qui ont été envisagés.
Ce genre de coopération ne me paraît pas sacrifiable. Ce ne serait pas une bonne chose : la géographie est là, et elle ne changera pas...
M. Roger Karoutchi. - La France ne ferait-elle pas mieux de se préoccuper de ses seuls intérêts sans tenter de trouver un accord avec l'Algérie ?
Les dirigeants algériens - le président Tebboune, mais également Abdelaziz Bouteflika - considèrent qu'il faut s'en prendre à la France pour faire l'unité du pays. Quels que soient les efforts de la diplomatie française, nos relations avec l'Algérie sont compliquées. Le pouvoir politique a besoin d'un bouc émissaire pour retrouver un soutien populaire qui lui fait défaut depuis le Hirak.
On ne trouvera pas d'accord avec l'Algérie tant que le régime ne sera pas démocratique, soutenu par sa population, avec l'envie de tourner la page. L'indépendance algérienne a soixante-trois ans, et on en est encore à parler de décolonisation...
M. Adlene Mohammedi. - La rhétorique anti-française est utilisée de façon assez régulière. Là encore, on a tendance à insister sur la singularité de l'Algérie, alors que, ces dernières années, le discours anti-français était également très répandu au Maroc et en Tunisie. L'Algérie est donc loin d'en avoir le monopole, et il n'est pas lié exclusivement à la question de la colonisation.
Concernant les intérêts que vous avez évoqués, il est important de les expliquer clairement et de mener une politique cohérente avec ces objectifs. Aujourd'hui, on dit qu'il faut se focaliser sur la relation avec le Maroc, et faire de celui-ci un vecteur de notre influence en Afrique subsaharienne. Mais, sur les questions économiques et de sécurité et vu notre intimité démographique, sacrifier notre relation avec l'Algérie serait-il dans l'intérêt de nos deux pays ? Je ne le pense pas.
Sur la colonisation, j'aurai deux réserves. Au moment du soulèvement populaire, les Algériens ne parlaient pas de cela ! Personne n'a demandé au président Macron de soulever la question mémorielle : il a décidé de le faire, probablement dans une bonne intention, en s'appuyant sur des historiens très compétents.
On est bien obligé de constater qu'aujourd'hui, dans les débats politiques français, on parle beaucoup de ce sujet, et parfois dans des termes qui choquent une partie de la population française, notamment les Franco-Algériens, et les Algériens. On entend en France un discours politique qui évoque des bienfaits de la colonisation de façon assez débridée.
M. François Bonneau. - L'économie algérienne est une économie de rente, basée sur le gaz et le pétrole, avec une mainmise de l'armée, ce qui constitue une forme de prévarication. Qu'en pensez-vous ?
Quel est votre point de vue sur les relations de l'Algérie avec les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ? Elle voulait intégrer ce groupe, mais semble ne plus vraiment le souhaiter aujourd'hui.
Quid des conséquences de la guerre en Ukraine, l'Algérie étant largement dépendante des céréales provenant à la fois de Russie et d'Ukraine ?
M. Adlene Mohammedi. - On peut effectivement parler d'une économie de rente. Les excédents, qui dépendent exclusivement des exportations d'hydrocarbures, cachent une fragilité structurelle liée à la difficulté de diversifier l'économie algérienne. J'ai tendance à penser que cette question est largement liée au pouvoir politique lui-même : seul un cadre véritablement démocratique permettrait de sortir de cette économie de rente. La légitimité démocratique suppose de rendre des comptes et de promouvoir la compétence, bref de faire un travail que l'Algérie, aujourd'hui, ne peut assurer en raison de l'obsession de survie du pouvoir en place.
L'Algérie veut remplacer les importations de blé français par du blé de la mer Noire, ce qui tourne le dos à la géographie régionale. Les Brics sont devenus en quelque sorte un totem géopolitique largement surestimé. Le président algérien, qui a subi un revers avec l'échec de cette adhésion, a voulu vendre l'idée d'un non-alignement. Il s'agit, en réalité, d'un club particulièrement hétérogène où l'on a affaire non pas à un non-alignement, mais plutôt à un multi-alignement. On y trouve des pays du Golfe et d'Amérique latine ou bien encore l'Inde, des États dont l'agenda diplomatique et géopolitique est loin d'être aligné avec celui de l'Algérie.
Le fait de tourner le dos à la géographie au profit de réseaux internationaux qui n'ont pas de cohérence géographique ou politique est, selon moi, une impasse. C'est le drame des Brics, qui peuvent avoir une utilité ici ou là, quand il y a une volonté politique. Mais, globalement, ces réseaux ne remplacent pas l'intégration géographique. Or l'un des principaux problèmes de l'Algérie est justement l'absence d'intégration géographique : ainsi, le manque de relations normales avec le Maroc a un coût économique.
M. Olivier Cadic. - Merci beaucoup pour votre présentation. Vous avez évoqué votre doute sur la possibilité de réconcilier des mémoires irréconciliables. Je suis né en 1962 et fils de pieds-noirs, et on m'a expliqué très tôt ce qui s'était passé en Algérie, ce qu'avaient subi les colons : j'ai grandi avec cette douleur. Il a fallu les révélations du général Aussaresses pour découvrir une vérité qu'on nous cachait. Nous avons vu à la télévision de jeunes Algériens qui avaient, eux, grandi dans le souvenir d'une douleur parallèle.
Lors de mes déplacements en Algérie, j'ai toujours été extrêmement bien accueilli, et je n'ai jamais ressenti le moindre sentiment négatif. Nos entrepreneurs installés là-bas font parfois part de difficultés, mais elles ne sont pas différentes de celles que rencontrent les Algériens vis-à-vis de leur administration. On relève aussi une envie de travailler ensemble. Il est important de rappeler cette réalité, parce que c'est celle que l'on vit au quotidien, très loin des discours que l'on entend d'un côté comme de l'autre. Vous avez évoqué la lecture politicienne des tensions qui est exploitée par les deux pays. Je fais la même observation que vous, et elle ne concerne pas les gens de la société civile.
Le président algérien appelle à une prise de position forte d'Emmanuel Macron pour tenter de sortir par le haut. Le Président de la République peut-il, selon vous, répondre à cet appel du pied du président Tebboune ?
M. Adlene Mohammedi. - Je suis tout à fait d'accord avec vous. Il y a une vingtaine d'années, l'historien Gilbert Meynier avait organisé un colloque, avec de nombreux spécialistes de l'Algérie, qui s'intitulait : « Pour une histoire franco-algérienne : en finir avec [...] les lobbies de mémoire ». Il est important d'écrire l'histoire à l'abri de ce qu'on appelait à l'époque les lobbies mémoriels. Les historiens et les chercheurs, qui ont besoin des moyens de l'État -archives, etc. -, doivent pouvoir travailler à distance de celui-ci, car il existe toujours un risque de manipulation politique ou politicienne.
J'aurais du mal à répondre de façon pertinente ou objective à la question sur la capacité du président français de répondre aux attentes exprimées par le président algérien. Selon moi, c'est moins possible aujourd'hui qu'hier, parce que nous sommes enfermés dans des logiques politiciennes : une telle démarche apparaîtrait comme une sorte de renoncement, alors que ce n'en serait pas forcément un.
Cependant, le discours politique est imprévisible, tout est donc possible : on pourrait assister, d'ici à la fin du mandat, à un nouveau réchauffement franco-algérien. Le contexte actuel est particulièrement dur, mais les choses finiront par s'arranger en raison de notre intimité commune et des liens d'interdépendance. La situation politique en Algérie et en France ne favorise pas une sortie par le haut. Une partie de la classe politique française accuserait le Président de la République de faire preuve de repentance.
M. Rachid Temal. - Sur la question de savoir s'il faut entretenir des relations avec l'Algérie, la réponse est évidemment positive ! J'entends le propos du président Karoutchi, mais je ne suis pas d'accord avec lui.
On oublie de rappeler les échanges économiques entre nos deux pays. Certes, nous achetons pour 7 milliards d'euros, principalement des hydrocarbures, mais nous vendons pour près de 5 milliards d'euros de marchandises.
Je suis allé le week-end dernier en Algérie à l'invitation de la chambre de commerce et d'industrie algéro-française. J'ai rencontré des entrepreneurs français et algériens qui ont, les uns et les autres, les mêmes problèmes vis-à-vis de l'administration. Le commerce marche bien, les entreprises se développent, le chiffre d'affaires augmente et les 48 millions d'habitants sont un marché fantastique pour les produits français.
Alors je veux bien qu'on nous explique toute la journée qu'il est impossible de faire du commerce en Algérie, mais il y a là-bas trois grandes banques, des constructeurs automobiles et des entrepreneurs français dans de nombreux domaines. Le gouvernement algérien a fait le choix, qu'on ne peut que respecter, de sortir d'une économie d'importation pour aller vers une économie de productions locales et d'exportation.
Autre élément à garder en tête : la question des frontières. Alors que la France n'a aucun risque immédiat autour d'elle, l'Algérie connaît des situations problématiques à presque toutes ses frontières. La venue du directeur de la DGSE en Algérie est d'ailleurs une bonne chose.
Vous avez eu raison de rappeler qu'il faut faire attention à la question de la Kabylie, laquelle est totalement intégrée à l'Algérie. Il ne faudrait pas que certains en fassent commerce. L'indépendance n'est pas un sujet pour les Kabyles, qu'ils soient en Algérie ou en France.
Alors que peut faire le président Macron ? L'interview du président Tebboune dans L'Opinion contient trois éléments essentiels : il prend acte de nos points de désaccord, parmi lesquels la question du Sahara occidental ; il indique ne pas vouloir une rupture définitive avec la France ; et il donne des pistes pour une reprise du dialogue.
Le Président de la République avait tenu des propos forts à Alger en 2017, lors de la campagne électorale ; puis, il y a eu l'accord d'Alger en 2022. Il doit dire, avec force, que cet accord est le cadre de la raison, et non de la passion, dans lequel nous devons tous revenir. Et parce que la France est un grand pays, je crois que nous pouvons être amis, à la fois, avec les Algériens, les Marocains et les Tunisiens.
Dans l'accord d'Alger, il est indiqué, dans le dernier alinéa, qu'un point est fait tous les six mois. Appliquons cette mesure ! Il faut aussi mettre davantage en avant les réalisations économiques entre les deux pays. Ces éléments pourront faire avancer la relation entre les deux États, dans une logique Europe-Afrique - un enjeu qui me semble essentiel.
M. Adlene Mohammedi. - Je n'ai aucun désaccord avec vous sur les points que vous avez évoqués.
La dimension économique n'est pas négligeable, même si les exportations françaises vers l'Algérie ont baissé, sur le moyen terme, par rapport à 2010. De nouveaux concurrents ont fait leur apparition : ainsi, les exportations chinoises en Algérie ont explosé. On exagère la distinction entre l'Algérie et le Maroc, alors que les situations sont très comparables en termes d'échanges commerciaux.
Vous avez évoqué la feuille de route de 2022, qui peut servir de plateforme pour une reprise des relations, même si nous avons, des deux côtés, des lignes rouges à ne pas franchir.
M. Akli Mellouli. - Merci pour vos éclairages. Il est vrai que dépassionner un débat comme celui sur l'Algérie est toujours difficile.
Les Amazighs ne s'arrêtent pas à la Kabylie ; ils sont dans toute l'Afrique du Nord. En Algérie, ils ont des revendications culturelles légitimes, qu'il faut différencier des revendications autonomistes de certains. Ils ont des partis politiques, au pouvoir ou dans l'opposition - je pense au Front des forces socialistes (FFS) et au Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD).
Il y a aussi l'Algérie réelle et l'Algérie fantasmée. Avec la Nouvelle-Calédonie, l'Algérie est la seule colonisation de peuplement de la France, ce qui a engendré des blessures très fortes des deux côtés, comme l'a rappelé Olivier Cadic. Il est important de l'avoir en tête pour comprendre ce « je t'aime, moi non plus », ces ruptures et ces douleurs qui sont encore présentes dans une partie de la société.
Nous avons évoqué la question de la sécurité. L'Algérie a mis deux sujets en avant pour sa présidence du Conseil de sécurité de l'ONU : la Palestine - un choix qui peut en déranger certains - et le terrorisme. Le pays se bat quotidiennement contre le terrorisme - Rachid Temal a évoqué la question des frontières. L'Algérie a d'ailleurs récemment signé un accord avec les services américains pour lutter contre le terrorisme dans le Sahel.
En ce qui concerne les hydrocarbures, il ne faut pas oublier que de nouveaux acteurs sont apparus. Si on défend l'intérêt de la France, peut-on se passer de l'axe Paris-Alger, notamment dans le cadre de stabilité de la Méditerranée et du développement de l'Afrique ? Répondre oui serait comme dire que l'on peut se passer de l'axe Paris-Berlin pour l'Europe ; si nous répondons non, alors il faudra trouver les voies de la réconciliation et du travail commun.
En France, nous avons 5 à 6 millions de personnes originaires d'Algérie, dont je fais partie et j'en suis fier ; en Algérie, il y a 60 000 Français, qui ne sont pas tous des binationaux, et plus de 3 000 ou 4 000 entreprises.
Il faut intégrer que nous ne sommes pas seuls en Afrique : on y trouve les Américains, mais aussi maintenant les Italiens, qui ont lancé le plan Mattei, avec des investissements très importants, notamment en Algérie. Ils vont produire du blé sur 36 000 hectares dans le sud du pays : l'Algérie sera autosuffisante, et le reste partira en Italie - autant que nous ne pourrons pas vendre. Nous avons des concurrents, qui sont aussi nos amis.
Enfin, je veux faire remarquer que ce n'est pas qu'avec l'Algérie que nous avons des problèmes : au Sénégal par exemple, le sentiment anti-français se développe également.
Pensez-vous que nous pouvons nous défaire de l'axe Paris-Alger, qui est un axe fort pour la Méditerranée et pour le développement vers l'Afrique - l'Algérie ayant la majeure partie de la Transsaharienne ?
M. Adlene Mohammedi. - Je ne pense absolument pas que la relation entre la France et l'Algérie soit sacrifiable. Le discours du sacrifice est dangereux, et il n'est pas très porteur, en particulier dans cette région où les relations sont compartimentées et flexibles.
L'Italie joue le jeu de cette flexibilité : au lendemain de l'invasion de l'Ukraine, elle a largement profité du gaz algérien, et est très vite devenue le principal client de l'Algérie. La différence entre l'Italie et la France, c'est la colonisation. Le fait d'appeler le plan « Mattei » est révélateur : Mattei était le président de l'ENI, la société nationale italienne des hydrocarbures, et un soutien du Front de libération nationale (FLN) et de l'indépendance algérienne.
Le discours politique en France sur la question algérienne nuit malheureusement à la relation bilatérale. Lors de l'examen d'une loi sur l'immigration, le Parlement avait été tenté de revenir de façon unilatérale sur l'accord de 1968. Le président Macron avait alors déclaré que le Parlement n'avait pas vocation à faire à sa place la politique étrangère de notre pays. Aujourd'hui, on a l'impression qu'un camp politique pourrait être capable d'influencer de façon démesurée la politique étrangère de la France.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Merci pour votre éclairage. Vous avez montré que la question mémorielle avait été remise sur le devant de la scène par le président Macron, alors que la population algérienne ne le souhaitait pas particulièrement. Vous avez également montré qu'il y avait, d'un côté, la relation entre les dirigeants des deux pays et, de l'autre, la réalité des échanges entre les populations, qu'ils soient commerciaux ou familiaux.
Je voulais vous interroger sur l'image de la France dans l'opinion publique algérienne, dans le contexte de fort rajeunissement de la population. Dispose-t-on d'études qui permettraient de voir l'évolution de l'opinion, soit dans le sens d'une plus grande défiance vis-à-vis de la France et de son modèle démocratique, laïque et culturel, soit dans le sens d'une volonté de mettre en oeuvre une relation de partenariat et d'amitié avec notre pays ?
M. Adlene Mohammedi. - À ma connaissance, il n'existe pas d'étude sur le sujet, alors qu'elle serait utile. Le discours officiel, souvent anti-français, influence l'opinion publique. On retrouve aussi en Algérie la fameuse tentation du sacrifice que j'ai évoquée, avec la volonté d'aller voir ailleurs.
Il est intéressant de noter qu'en dépit de l'importance de la question palestinienne et du rôle joué par les États-Unis auprès d'Israël, le discours anti-américain en Algérie est largement moins développé que le discours anti-français, même avec les excès du président Trump. On observe une sorte de double indulgence, qui s'explique par son statut d'hyperpuissance et parce que les Américains n'ont pas la même histoire avec l'Algérie que les Français.
On constate aussi un effacement de la langue française dans l'espace public. Aujourd'hui, dans des lieux publics à Alger, on voit des pancartes en anglais, alors que la population lit plutôt le français. Cela traduit la tentation, parfois exagérée et artificielle, de remplacer le français par l'anglais. On retrouve aussi cela à Tunis et au Maroc. Il y a cette idée qu'il faut s'intégrer dans une forme de mondialisation supposée heureuse.
Dans le cadre du soulèvement populaire, on ne relevait pas d'obsession anti-française. Lorsque des Français se rendent en Algérie, ils sont a priori bien accueillis. Quand des anciens d'Algérie veulent revoir leur maison, on ne leur ferme pas la porte : les gens les considèrent souvent comme faisant partie des leurs en raison de leur histoire commune. On exagère la haine entre les peuples.
Culturellement, l'influence est indéniable. Ce qui se passe en France ne laisse pas les Algériens indifférents. Les débats politiques dans notre pays sont suivis en Algérie : les gens écoutent ce que disent les ministres français sur la colonisation.
M. Christian Cambon. - Ce débat a une grande importance. Rachid Temal préside le groupe d'amitié France-Algérie, et je préside le groupe d'amitié France-Maroc. Nous cherchons comment faire en sorte de sortir du piège des mauvaises relations que nous entretenons, hélas, depuis tant d'années.
Ne pensez-vous pas que le principal problème est de faire admettre aux gouvernements algérien et marocain - en mettant de côté, si possible, notre histoire commune -que la France est un pays souverain et qu'elle choisit les pays avec lesquels elle souhaite entretenir des relations bilatérales ?
Dans un monde rêvé, nous pourrions servir d'intermédiaires et de facilitateurs entre l'Algérie et le Maroc, puisque nous avons une histoire très profonde, quoique différente, avec chacun de ces deux États. Mais, pour l'instant, nous n'en sommes pas là, et je ne pense pas que nous soyons audibles vis-à-vis des Algériens pour les faire s'entendre avec le Maroc. Nous avons eu une séquence similaire avec le Maroc, où chaque geste vis-à-vis de l'Algérie était mal interprété. Mes amis marocains m'ont demandé pourquoi j'avais accompagné le Président de la République lorsqu'il s'est rendu en visite d'État à Alger...
Le problème est d'élever le débat, et de faire comprendre que chaque pays, et singulièrement la France, membre du Conseil de sécurité, prend souverainement ses décisions. Le Président de la République en a pris une, que j'ai personnellement approuvée. Il faut simplement que les Algériens l'admettent.
Alors que pouvons-nous faire ? Car nous sommes non pas des commentateurs, mais les membres de la commission des affaires étrangères du Sénat de la République française. Je suis ravi que Rachid Temal ait pu aller en Algérie ; nous emmènerons le Président du Sénat dans quelques jours dans un voyage marocain qui sera marquant puisqu'il se rendra au Sahara occidental.
J'y insiste, l'Algérie ne doit-elle pas reconnaître à la France le droit d'entretenir les relations politiques avec chaque pays selon ses propres intérêts, et non en tenant compte d'une histoire dont on ne se séparera jamais, faute d'avoir fait le même travail qu'avec l'Allemagne, c'est-à-dire faire le bilan, tourner la page et écrire un nouveau chapitre ?
M. Adlene Mohammedi. - Le côté passionnel de la relation franco-algérienne fait que la position de la France n'est pas perçue comme le serait celle de n'importe quelle autre puissance.
D'autres puissances ont reconnu la marocanité du Sahara occidental : l'Allemagne et l'Espagne. Mais la réaction algérienne à leur égard n'a pas été la même, car les attentes sont différentes. Je ne sais pas comment faire pour que la relation se normalise. Pour l'instant, côté marocain comme côté algérien, ce que fait la France n'est pas perçu comme cela le serait pour un autre pays.
J'ai tendance à penser que, s'il n'y avait que ce choix français sur la question du Sahara occidental, la crise n'aurait pas été aussi importante qu'aujourd'hui. L'Espagne est un bon exemple : au bout de quelques mois, les choses se sont normalisées, sans qu'on ait eu besoin de demander aux Espagnols de revenir sur ce qu'ils avaient dit. Le problème, c'est que, pour la France, se sont ajoutés de nombreux autres dossiers et discours.
Il faut tenir compte de l'aspect démographique : quand on a 4 millions d'Algériens ou de Franco-Algériens sur notre sol, le discours ne peut pas être tout à fait le même qu'avec un autre pays.
M. Cédric Perrin, président. - Merci d'avoir accepté ce temps d'échange avec notre commission. Je tiens aussi à remercier l'ensemble de mes collègues : il est important de rappeler qu'au Sénat nous sommes capables d'avoir des débats riches et intéressants bien que nos opinions soient diverses.
Le sujet est passionnant et passionnel. Nous avons une relation particulière avec l'Algérie, comme l'a montré notre débat. Le rapport Voir l'Afrique dans tous ses États, que nous avons récemment adopté, nous encourageait à regarder le monde tel qu'il est, et non pas tel qu'on aimerait qu'il soit.
Nous devons essayer d'avoir des relations apaisées avec l'ensemble des pays. La France a toujours été capable de parler avec tout le monde ; cela nous blesse de devoir choisir entre l'un ou l'autre, car tel n'est pas l'objectif. Cette audition était éclairante de ce point de vue : elle a montré qu'il fallait dialoguer avec tous les États, même si la relation avec l'Algérie, en raison de notre histoire et de la diaspora, est particulière.
Je continue de penser que la position de la France, qui fait preuve d'un peu de fermeté vis-à-vis de l'Algérie, porte ses fruits. Comme l'a expliqué Rachid Temal, l'interview récente du président Tebboune montre que l'Algérie aspire à une normalisation des relations.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de l'Amiral Pierre Vandier, commandant suprême allié « Transformation » de l'OTAN (ne sera pas publié)
Cette audition n'a pas fait l'objet d'un compte rendu.
La réunion est close à 12 h 00.