Jeudi 12 décembre 2024

- Présidence de M. Stéphane Piednoir, sénateur, président -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Présentation des rapports des auditeurs du cycle national 2024 de l'Institut des hautes études par les sciences et la technologie (IHEST)

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Je souhaite la bienvenue aux auditeurs du cycle national 2024 de l'Institut des hautes études par les sciences et la technologie (IHEST), ainsi qu'à sa directrice Mme Véronique Balbo-Bonneval. L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), que je préside depuis septembre 2023, est une structure bicamérale constituée de dix-huit députés et dix-huit sénateurs. La dissolution de juin dernier a brutalement interrompu ses travaux, puisque le mandat de la moitié de ses membres a pris fin, raison pour laquelle nous n'avons pas pu vous accueillir plus tôt dans l'année comme nous le faisions avec les auditeurs des années précédentes. La présidence de l'Office alterne entre le Sénat et l'Assemblée nationale, le mandat du président est de trois ans. Le premier vice-président a souvent vocation à être le prochain président, s'il ne l'a pas été précédemment. Notre organisation découle d'une loi votée à l'unanimité dans les deux chambres en 1983.

Notre rôle est d'informer nos collègues parlementaires sur les conséquences des choix scientifiques et technologiques que le pays doit faire. Nous pouvons être saisis par les bureaux ou les commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat. Ces saisines donnent lieu à des rapports à l'issue de missions d'une durée de neuf à douze mois, dont les préconisations ont vocation à être reprises dans le cadre des débats législatifs. Nous publions, en outre, des notes scientifiques au format plus court sur des thèmes d'actualité, dont certaines sont réactualisées périodiquement.

Nous procédons également à des auditions publiques sur des sujets d'actualité, parfois polémiques, telles que, récemment, celles sur le développement des réacteurs nucléaires innovants en France ou sur la propagation de la pollution plastique à la surface de la Terre. Il s'agit de faire un point en présence des parties prenantes, en écoutant leurs avis dans un cadre contradictoire.

Tous ces travaux sont le plus souvent menés par deux rapporteurs, un député et un sénateur - parfois par quatre rapporteurs -, appartenant à des groupes politiques différents afin que soient représentées les différentes sensibilités existant au sein du Parlement. Leur rapport est soumis à l'approbation des trente-six membres de l'Office, sur le modèle du processus démocratique à l'oeuvre dans les commissions permanentes. Notre objectif est d'obtenir le consensus le plus large possible.

À l'origine, l'Office a été créé pour contrôler la politique nucléaire civile au moment du déploiement de celle-ci, dans les années 1980. Ses sujets d'étude ont été élargis à l'énergie dans son ensemble, au numérique, à l'environnement, à la santé, à la biologie, à l'espace, etc.

Trois des thématiques abordées dans les rapports des ateliers de l'IHEST que vous allez nous présenter ce matin ont fait l'objet de travaux de l'Office. Ainsi, trois de nos collègues ont récemment présenté un rapport important sur l'intelligence artificielle.

Nous entretenons des relations étroites avec le monde scientifique, qu'il s'agisse des grands organismes - Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) - ou des Académies. Un conseil scientifique de vingt-quatre membres représentant un large éventail de disciplines scientifiques assiste également l'Office.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office. - Je me félicite que le partenariat entre l'Office et l'IHEST, renoué l'an dernier, soit renouvelé cette année. Pour nous parlementaires, il est important de tisser des liens avec la communauté scientifique et avec ceux qui s'intéressent à la science et aux technologies. Nous nous félicitons du maintien de cette réunion, en dépit des circonstances, car les sujets du stockage du carbone, de la transition écologique et de l'intelligence artificielle sont pleinement d'actualité.

Mme Véronique Balbo-Bonneval, directrice de l'Institut des hautes études par les sciences et la technologie (IHEST). - Je vous remercie de nous accueillir pour cette traditionnelle présentation des rapports des auditeurs de l'IHEST.

L'Office travaille sur l'instruction et l'évaluation des choix scientifiques et technologiques ; l'IHEST a été créé, par le ministère de la recherche, pour éclairer ces choix.

L'Institut est un maillon essentiel du processus de décision publique ou privée. Disposer, au sein d'une équipe ou d'un comité exécutif, de parlementaires ou de décideurs formés par l'IHEST, est clairement un avantage. C'est pourquoi le CEA, le Conseil européen pour la recherche nucléaire (Cern), le Centre national d'études spatiales (Cnes), ou encore Safran, Thales et Vinci nous envoient chaque année des auditeurs.

Si notre première mission, de service public, est de former les dirigeants publics et privés à la prise de décision au regard des sciences, la seconde consiste, selon notre décret constitutif, à alimenter le débat public. Notre institution est le seul service public à mettre en situation, une année durant, des auditeurs qui doivent tenter de construire des compromis entre des intérêts divergents. Les missions de l'IHEST répondent ainsi directement à celles de l'Office, ce qui explique le lien historique entre nos deux institutions.

L'IHEST est, à la fois, un institut de conseil scientifique, un conseil d'orientation constitué de collectivités territoriales, d'entreprises, de médias et d'organismes de recherche, et une équipe composée de professionnels spécialisés dans la veille scientifique. Aussi, je ne puis que vous inviter à faire connaître le cycle de formation que nous proposons et à solliciter nos services dans le cadre de vos travaux.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Merci pour ces propos introductifs. Nous allons à présent entendre successivement les conclusions des rapports : « Intelligences artificielles : la santé transformée ? » ; « Le jeu et la fiction pour responsabiliser autrement ? » ; « Capturer et stocker le carbone en France et en Europe, un fait accompli ? Quelle soutenabilité démocratique ? ». Je rappelle, à propos de ce dernier sujet, qu'une délégation de l'Office a visité le site norvégien de stockage de carbone en mer profonde. Enfin, nous débattrons de la question : « La transition écologique appelle-t-elle une nouvelle démocratie ? ».

ATELIER : « INTELLIGENCES ARTIFICIELLES : LA SANTÉ TRANSFORMÉE ? »

M. Sébastien Jaffrot, directeur adjoint risques et prévention, Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). - L'intitulé de ce premier atelier suscite deux réflexions opposées. La première est optimiste : l'intelligence artificielle (IA) contribue à améliorer les soins. La seconde est pessimiste : l'IA les déshumanise.

Selon une étude de l'Institut santé numérique en société (ISNS) et un sondage d'Opinion Way de novembre 2022, près de 61 % des Français estiment que l'IA est une avancée technologique qui doit être contrôlée, et 47 % pensent que le plus grand danger induit par la digitalisation de la santé serait la disparition des rapports humains. Du côté des praticiens, selon deux études du Healthcare Data Institute de janvier 2024, 78 % des médecins déclarent être à l'aise pour collaborer avec l'IA pour le soin aux patients, et quatre médecins sur dix l'utilisent régulièrement.

Pour déterminer le périmètre de nos travaux, nous avons retenu la définition de l'IA du Parlement européen, selon laquelle l'intelligence artificielle désigne « la possibilité pour une machine de reproduire des comportements liés aux humains, tels que le raisonnement, la planification et la créativité ». Il existe deux formes d'IA : l'une, dite forte, conçoit des machines capables de raisonner comme un être humain ; l'autre, dite faible, conçoit des machines capables d'aider l'humain dans ses tâches. L'IA faible - la plus utilisée actuellement - repose sur deux approches, l'une symbolique, l'autre fondée sur l'apprentissage automatique.

Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), « la santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». Il faut raisonner de façon globale, à partir du concept One Health, notamment pour intégrer le concept de santé planétaire.

La transformation de la santé par l'IA est-elle une évolution technologique ou une révolution du système de santé ?

Depuis 1970, l'IA est présente dans le secteur de la santé. Elle a de nombreux domaines d'application : recherche, imagerie médicale, robotique, monitoring et télémédecine, gouvernance, santé prédictive et diagnostics précoces. Concrètement, je pense au traitement et au suivi des cancers du sein, à la détection précoce des cas de psychose ou encore à la gestion des plannings hospitaliers.

L'IA est fortement présente. Plus de 300 projets d'IA en recherche et expérimentation sont comptabilisés à l'AP-HP. En 2024, on a compté près de 191 start-up et 10 champs d'application, contre 113 start-up et 9 champs d'application en 2022.

Les données, qui sont au coeur de l'IA, soulèvent quatre défis majeurs. Le premier est technique : la collecte des informations doit être faite à partir d'outils similaires, ou à tout le moins adaptables les uns aux autres. La standardisation des formats de données est un autre sujet.

Le deuxième défi est économique : il s'agit des investissements dans les data centers et dans la construction de bases de données.

Le troisième défi est juridique : il concerne la sécurisation des données, c'est-à-dire leur anonymisation.

Le quatrième défi - le plus important, à notre avis - est citoyen : il est relatif à la transparence et à l'éthique. Cela concerne les biais liés aux données traitées et la représentativité des populations, selon un principe d'équité. La France dispose de nombreuses données. La loi de 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé a créé le Health Data Hub (HDH), qui permet l'accès aux données sur recommandation et autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). Plus de 300 projets de recherche utilisent cette plateforme, controversée parce qu'elle est hébergée par Microsoft Azure, ce qui ne permet pas de garantir la protection de données souveraines. Il n'y a pas non plus d'harmonisation européenne dans ce domaine.

Mme Fanny Balbaud-Célérier, chef du service de recherche Comportement des matériaux, Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). - Je me concentrerai sur les enjeux que soulève le déploiement de l'IA dans le domaine de la santé.

Le premier enjeu est la relation entre le médecin et le patient : l'IA va transformer l'accès aux soins - je pense aux déserts médicaux -, l'aide aux diagnostics, le suivi des traitements, et elle allègera certaines charges administratives. Mais l'utilisation de ces outils pose des questions en termes de transparence et de consentement, et suscite des inquiétudes quant à la déshumanisation des soins.

Selon nous, cette évolution doit être non pas radicale mais progressive, encadrée et réglementée, et doit accompagner le développement de la médecine « 6 P », c'est-à-dire « personnalisée, préventive, pluridisciplinaire, prédictive, participative, pertinente ».

Le deuxième enjeu est l'impact environnemental de l'intelligence artificielle. En effet, les data centers, dont le déploiement vise à stocker les données, consomment des ressources en eau, en terres rares, et émettent des gaz à effet de serre (GES). Pour que l'IA soit frugale, il faut réfléchir à la façon de minimiser son impact écologique. Je rappelle que les émissions de GES de Google, par exemple, ont augmenté de 48 % depuis 2019.

Nous avons dès lors identifié deux besoins : la formation des personnels de santé ; l'évaluation de l'impact environnemental de l'IA.

Tout converge vers un déploiement éthique de l'IA dans le domaine de la santé. L'OMS a posé plusieurs principes éthiques : la garantie - ou vigilance - humaine ; la non-nuisance de l'IA ; la transparence ; la responsabilité - l'IA ne doit pas dédouaner l'humain de ses décisions - ; l'équité et l'inclusion. Le concept One Health signifie que la santé est un bien commun mondial.

L'IA a un potentiel immense, mais représente des défis éthiques et environnementaux majeurs. À la question « intelligences artificielles : la santé transformée ? », nous répondons : « santé : l'intelligence artificielle à transformer ».

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - En quoi les dossiers médicaux sont-ils, selon vos propres termes, intrinsèquement biaisés ?

M. Sébastien Jaffrot. - Les biais identifiés tiennent essentiellement à la représentativité de l'information fournie par les dossiers médicaux. Les données aujourd'hui disponibles sont, en effet, assez catégorisées et concentrées sur le continent européen.

Mme Fanny Balbaud-Célérier. - Quand l'IA fait son apprentissage à partir de données principalement masculines, elle ne pourra guère être pertinente pour traiter de la santé des femmes. De même, les populations de l'hémisphère Nord ne vivent pas dans le même environnement que celles de l'hémisphère Sud. Elles n'ont pas le même régime alimentaire par exemple.

Les biais que présentent les cortèges de données limitent nécessairement la portée de la médecine personnalisée.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Vous observez que, dans le domaine de la santé, l'innovation en intelligence artificielle est surtout le fait d'entreprises privées, nécessairement guidées par la recherche du profit à moyen terme, voire à court terme. Comment encadrer l'activité de ces acteurs, parmi lesquels on trouve un grand nombre de start-up ? Il s'agit en particulier de préserver la part humaine du diagnostic.

M. Sébastien Jaffrot. - L'enjeu, à mon sens, relève clairement de l'investissement. À ce jour, seules les structures privées peuvent financer de telles recherches. La participation des pouvoirs publics pour orienter le travail des start-up peut seulement se faire via un portage public-privé.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Le stockage des données exige des serveurs très puissants, qui soulèvent notamment des enjeux de souveraineté. Est-ce à ces enjeux que vous pensez quand vous parlez d'IA frugale ? Pouvez-vous revenir sur cette notion ?

Mme Fanny Balbaud-Célérier. - Récemment, les programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR) se sont emparés de la question de l'intelligence artificielle, en abordant, entre autres, la notion de frugalité.

La frugalité de l'IA est multiple. Elle peut être relative aux modes de calcul, donc aux algorithmes et aux modèles permettant de travailler les données. Elle peut également porter sur la nature et la qualité des données elles-mêmes, qu'il s'agisse de leur indexation ou de leur référencement. Plus largement, les data centers peuvent consommer plus ou moins de ressources. On peut aussi travailler à la minimisation, à la substitution et au recyclage de divers minerais rares entrant dans les composants technologiques.

M. Sébastien Jaffrot. - J'y ajouterai l'intégration du smart data. Les modèles prédictifs permettront sans doute de limiter le nombre de données à traiter et donc le volume des data centers. La solution est non seulement technologique, mais aussi scientifique.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Merci pour ces réponses.

ATELIER : « LE JEU ET LA FICTION POUR RESPONSABILISER AUTREMENT »

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Nous en venons à la présentation du rapport de l'atelier intitulé : « Le jeu et la fiction pour responsabiliser autrement ».

M. Thierry Betmont, directeur technique délégué aux systèmes d'information de Thales. - Avant leurs neuf mois de travaux communs, les différentes personnes chargées de ce rapport étaient novices en la matière. Nous avons donc pu partager un certain nombre d'étonnements et de découvertes à mesure que nous creusions le sujet, avec l'appui de différents experts.

Notre réflexion progressant, nous avons centré la notion de responsabilisation sur la transition écologique, thème retenu cette année par l'IHEST. En ce sens, les notions de temps et d'urgence se sont révélées structurantes. La question initiale a ainsi débouché sur d'autres interrogations : comment faire émerger rapidement, par le jeu et la fiction, des engagements collectifs, individuels et sociétaux ? Comment, plus particulièrement, faire émerger une responsabilité écologique ?

Mme Juliette Dibie-Barthélemy, responsable adjointe du département Développement - ressources humaines de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). - Jeu et fiction sont deux notions fortement intriquées : le jeu s'appuie sur un univers fictionnel et la fiction présente, quant à elle, un caractère ludique non négligeable. Nous nous sommes donc efforcés de les étudier de pair.

L'engagement individuel permet, tout d'abord, de stimuler l'imaginaire du joueur, en le faisant passer du rôle de spectateur à celui d'acteur. Le jeu expérimental Foldit invite, par exemple, à contribuer à la recherche scientifique en tentant de résoudre des problèmes de repliement des protéines. Le jeu de plateau Climat Tic Tac, traitant du réchauffement climatique, a lui aussi une portée éducative. Ces jeux font appel à l'émotion de l'individu, en immergeant le joueur dans un monde virtuel. À ce propos, on peut penser à Sims 4, version sortie en 2020 qui accorde une place nouvelle à l'écologie. Mais l'immersion n'est bien sûr pas l'apanage des jeux. On peut citer, entre autres récits, la bande dessinée Le droit du sol.

L'engagement collectif et sociétal permet, ensuite, de concevoir et de décrire une vision du monde. Entre autres outils culturels porteurs d'imaginaire collectif, on peut citer un film de 1973 qui nous interpelle encore aujourd'hui, à savoir Soleil vert, et un grand classique de la littérature dystopique : 1984, publié par George Orwell en 1949.

M. Thierry Betmont. - Ces processus de responsabilisation présentent un certain nombre de biais - biais d'optimisme, d'ancrage temporel ou encore d'influence, freinant l'analyse critique et dès lors la mise en oeuvre de la transition écologique. Ces biais expliquent en partie les difficultés de mise en action collective et individuelle.

S'y ajoutent des risques d'ordre psychologique, au premier rang desquels l'écoanxiété, liée au fait que l'on peine à se référer à des solutions passées. En parallèle, il peut être difficile de se projeter à long terme, l'avenir esquissé étant souvent dystopique. Sans moyen de se rattacher au passé ou à l'avenir, il est difficile de s'impliquer dans le présent.

Un encadrement, prenant la forme de debriefings réguliers, semble donc nécessaire pour que l'immersion dans le jeu aboutisse à une action concrète. En particulier, il faut s'assurer que les participants ont bien compris les objectifs. Les experts insistent, à cet égard, sur la notion d'écart interprétatif. Il faut s'efforcer de le limiter, faute de quoi le jeu finit par nous échapper. On a pu le constater avec un jeu relatif à McDonald's. Le but était de dénoncer une certaine forme de mondialisation, associée à la malbouffe et à la maltraitance animale. Or les étudiants qui ont testé ce jeu en ont surtout conçu l'envie d'aller manger des hamburgers... De même, alors que l'inventeur du Monopoly dénonçait les dérives du capitalisme, les joueurs ont avant tout cherché à s'enrichir aux dépens de leurs adversaires. Un jeu peut bel et bien manquer sa cible.

Un certain nombre d'outils ont été identifiés pour dépasser ces limites, à commencer par le soft power, mécanisme puissant pour façonner des valeurs culturelles, sociales et politiques à l'échelle mondiale. Le soft power ne cesse de grandir, avec les plateformes en ligne, mais à son sujet la prudence est de mise, car il est susceptible de renforcer des stéréotypes nuisibles. Il faut veiller à ce qu'il promeuve des standards éthiques et démocratiques. Toujours est-il que ces médias sont des actifs stratégiques pour favoriser la sensibilisation et l'action en faveur, notamment, de la transition écologique.

Mme Juliette Dibie-Barthélemy. - Le jeu et la fiction sont des leviers intéressants de sensibilisation individuelle et collective à la transition écologique, mais le passage à la responsabilisation effective reste un défi. Ce sont des vecteurs de transformation parmi d'autres, qui doivent s'inscrire dans une stratégie globale et doivent, de surcroît, être régulés. D'où la nécessité de les développer dans un espace adapté et d'en assurer un usage à la fois éthique et encadré.

M. Thierry Betmont. - Notre travail débouche sur un faisceau d'interrogations : la responsabilisation écologique à grande échelle est-elle une utopie ? L'usage du soft power autour du jeu et de la fiction, au profit d'une responsabilisation écologique, est-il réaliste ? Le soft power n'est-il pas, au fond, trop puissant ou trop éloigné de cette ambition, qu'il s'agisse des questions d'intérêt ou des enjeux éthiques ? Parviendrons-nous, à l'inverse, à définir un cadre ? Il convient notamment de se pencher sur des plateformes qui, comme Netflix, mêlent étroitement le jeu et la fiction, élevant parfois le spectateur au rang d'influenceur.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Vous avez cité Sims 4 : comment les questions de transition écologique apparaissent-elles dans ce jeu ? Faut-il obtenir des diagnostics de performance énergétique (DPE) ou procéder à des déclarations en mairie avant de construire une maison ? Le législateur - vous l'imaginez - est curieux d'en savoir plus...

Mme Juliette Dibie-Barthélemy. - Je vous avoue ne pas avoir testé ce jeu moi-même ; j'en ai simplement lu le descriptif. Cette petite touche écologique, impliquant par exemple le tri des déchets, ressemble fort à un saupoudrage à valeur publicitaire.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Plus sérieusement, quelle est selon vous la portée réelle d'un tel « saupoudrage » sur le joueur ? La logique du jeu ne l'emporte-t-elle pas rapidement ?

Mme Juliette Dibie-Barthélemy. - Les jeux, comme la fiction, permettent de diffuser un certain nombre de messages subliminaux, même si ces derniers restent discrets. Les pouvoirs publics doivent en avoir conscience. La construction de nouveaux imaginaires est un levier intéressant, en tout cas à long terme - ce qui est aussi très important.

L'usage fait du jeu et son interprétation diffèrent parfois totalement des intentions de ses créateurs. Mais les domaines du jeu et de la fiction ont une telle importance dans notre société que l'Union européenne devrait, selon nous, mieux les prendre en compte. Ils permettent réellement de diffuser des messages.

M. Thierry Betmont. - Les jeux comptent souvent parmi les expériences fondatrices. Entre autres souvenirs d'enfance, je garde ceux du jeu de l'Arche de Noé et du Mille Bornes, qui a marqué plusieurs générations. Il n'est pas absurde d'adapter ces jeux familiaux à la transition écologique : pourquoi n'imaginerait-on pas, en s'inspirant du Mille Bornes, un « Mille Tonnes de décarbonation » ? Ces formats ludiques restent à inventer.

M. Pascal Lebaupin, délégué aux grands projets d'aménagement et au développement durable d'Universcience. - À ce jour, il est impossible de mesurer l'impact réel de ces jeux sur la transition écologique. La sociologie a prouvé que le travail de pédagogie, de médiation et de debriefing augmentait significativement leur portée. Reste que le jeu peut toujours nous échapper, sous l'effet du facteur humain.

Comme le souligne Mme Dibie-Barthélemy, le jeu est un outil de sensibilisation à long terme, qu'il ne faut pas sous-estimer.

M. Philippe Bolo, député. - Vous nous avez essentiellement parlé de jeux de compétition, mais ce ne sont bien sûr pas les seuls. Les jeux coopératifs permettent d'apprendre le compromis et le travail en commun, lesquels sont particulièrement précieux par les temps qui courent. Le jeu Pandémie simule ainsi, en un temps limité, une lutte collective contre la propagation mondiale de plusieurs virus. Je pense aussi, sous un tout autre format, à La Fresque du climat, qui a pour objectif d'atteindre 1 million de participants. Avez-vous étudié cette gradation entre jeu compétitif, jeu coopératif et jeu solo ?

M. Pascal Lebaupin. - Nous avons bien pris en compte cette typologie, sans toutefois pouvoir discerner une différenciation des usages.

M. Thierry Betmont. - Le jeu scientifique constitue lui aussi une catégorie à part entière. Le cas de Foldit prouve qu'il s'agit là d'un vecteur intéressant, y compris pour faire émerger de nouvelles solutions. Nous nous sommes aussi penchés sur un jeu relatif à la dyslexie, lequel obéit à la même logique.

M. David Ros, sénateur, vice-président de l'Office. - J'ai deux questions. Avez-vous traité le cas de jeux dont les participants parviennent à modifier les règles, afin de mieux contrôler l'environnement fictionnel dans lequel ils évoluent ? Avez-vous exploré les vertus pédagogiques du jeu, en particulier pour les enfants ?

M. Pascal Lebaupin. - Cette vertu pédagogique n'est pas à démontrer, même s'il peut être dangereux de trop « gamifier » un enseignement. En effet, le message peut finir par s'estomper, voire disparaître - on le constate avec certaines comptines.

L'équilibre entre la fiction et l'humain est manifestement gage de succès. C'est grâce à ce subtil mélange que tel ou tel support, par exemple un jeu ou une série, développera une portée sociale, notamment pour la responsabilisation des acteurs.

Mme Juliette Dibie-Barthélemy. - Dans de nombreux jeux collaboratifs en ligne, les joueurs cherchent les failles du système pour modifier les règles. Dès lors, ce sont les concepteurs qui doivent s'adapter.

Pensons au jeu de l'oie : les règles appliquées varient sensiblement d'une famille à l'autre. De même, dans le cas de Foldit, les joueurs ont complètement changé les règles du jeu, découvrant ce faisant de nouvelles possibilités. De manière intuitive, le joueur a tendance à modifier les règles fixées. C'est aussi une manière de jouer.

M. David Ros, sénateur, vice-président de l'Office. - Le cas des échecs est lui aussi intéressant. Est-ce réellement un jeu ? Peut-il ou non susciter de la fiction ?

M. Thierry Betmont. - Les échecs sont indéniablement un jeu, avec ses personnages et ses règles, qui appellent volontiers la fiction.

M. Maxime Laisney, député. - Le véritable enjeu du changement technologique me semble clairement de nature démocratique. Citoyens, travailleurs ou consommateurs, nous avons tous des besoins à satisfaire, lesquels doivent sans doute être redéfinis, les solutions technologiques et sociales étant soumises aux limites planétaires.

Bien sûr, la Convention citoyenne pour le climat n'a pas été exempte de défauts, mais on peut en tirer plusieurs enseignements. C'est un exemple de participation citoyenne à la prise de décision démocratique.

Vous avez essentiellement évoqué des jeux numériques : qu'en est-il des simples jeux de plateau ? Pour ma part, j'ai participé à plusieurs Fresques du climat ainsi qu'à des Ateliers 2 tonnes. De tels jeux peuvent se révéler très utiles et très efficaces.

Enfin, les jeux que vous avez étudiés vous semblent-ils un support pertinent pour de futures conventions citoyennes ? Quel est, selon vous, leur potentiel de diffusion, notamment par capillarité ?

Mme Juliette Dibie-Barthélemy. - Les personnes formées endossent à leur tour le rôle de formateur : c'est le principe de la Fresque du climat, que nous avons étudiée attentivement, en parallèle des jeux numériques. De nombreuses collectivités territoriales ont recours à ce type de jeu pour engager un dialogue avec un public, puis susciter la discussion au sein de ce public lui-même, à l'évidence avec succès. Néanmoins, comme le souligne Pascal Lebaupin, l'impact de telles initiatives est difficile à mesurer.

M. Thierry Betmont. - On nous a dit que les jeux de cartes avaient un excellent impact, même si j'ignore pourquoi.

Dans la société où je travaille, nous avons essayé de mettre en place un certain nombre de jeux. Par exemple, la création d'un jeu de cartes permet aux experts de construire en « gamifiant » l'architecture de notre système d'information.

Nous avons également monté récemment une fresque sur l'innovation. Je ne sais pas si cela marchera, mais cela étonne, et l'étonnement, c'est la première étape de la mise en action.

M. Pascal Lebaupin. - C'est l'une des conclusions de notre rapport : les jeux - et peut-être surtout les jeux de plateau - permettent de sensibiliser les gens.

En revanche, le jeu seul permet-il de favoriser le passage à l'action ? Nous l'ignorons, mais nous pensons que non. Cela doit être un outil parmi d'autres, un levier à actionner, mais qui ne suffira pas seul.

Mme Véronique Balbo-Bonneval. - On parle de deux choses différentes : les jeux qui, aujourd'hui, formatent l'imaginaire international, avec l'idée d'y apporter des éléments qui contribuent à résoudre les enjeux que nous avons évoqués, et les jeux que l'on crée ad hoc, pour faire émerger de petites communautés pionnières. Les échelles d'impact sont complètement différentes, mais aussi complémentaires.

Comment faire en sorte que ceux qui formatent l'imaginaire, ses valeurs et ses questionnements irriguent la société au sens large ? Comment créer des jeux ad hoc idéaux permettant de créer des prises de conscience au niveau de petites communautés, qui, elles-mêmes, seront virales à leur échelle ?

M. Thierry Betmont. - Comme l'a affirmé l'un des acteurs de notre groupe de travail, qui n'a malheureusement pas pu être présent aujourd'hui, il y a une vraie bataille des imaginaires. L'une de nos conclusions est qu'il ne faut pas hésiter à entrer dans cette bataille des imaginaires pour porter haut et fort la parole liée à la transition écologique.

M. Daniel Salmon, sénateur. - Merci de vos présentations. Rien qu'au nombre de questions, on voit bien que le jeu nous anime tous. C'est un vrai sujet.

Nous avons parlé tout à l'heure, au sujet de l'intelligence artificielle, de « frugalité ». On pourrait sans doute aussi interroger la frugalité des jeux : on sait que les jeux vidéo sont très consommateurs d'énergie.

On observe aujourd'hui une multiplication des supports et des jeux. Pas un mois ne s'écoule sans que l'on m'offre un nouveau jeu ! Cette multiplication ne vient-elle pas perturber la possibilité d'un imaginaire commun de nature à entraîner une société dans son ensemble vers une responsabilisation à l'égard de notre planète ?

Mme Juliette Dibie-Barthélemy. - Maman d'enfants qui ont une vingtaine d'années, je constate que les jeunes construisent eux-mêmes leurs communs : dans la multitude de l'offre de jeux de plateau et de jeux en ligne, ces générations sont marquées par tel ou tel, comme nous-mêmes avons été marqués par le Monopoly ou le Mille Bornes. Le tri est fait par le public. Tout l'enjeu, si l'on veut essayer de faire passer des messages, est donc de passer l'étape du tri.

De fait, comme l'a très bien dit la directrice de l'IHEST, il y a deux problématiques : l'influence de masse, et la possibilité de faire passer des messages de proche en proche.

Je veux revenir sur cette idée d'influence de masse. Nous avons été marqués par le poids des séries télévisées. Pendant un certain nombre d'années, les séries américaines ont totalement inondé les écrans, promouvant un way of life américain. Elles ont énormément influencé l'imaginaire collectif. Il ne faut pas le négliger. Or, si la France est plutôt bonne pour faire du cinéma, je ne suis pas sûre qu'elle le soit autant pour fabriquer des séries.

M. Thierry Betmont. - Aujourd'hui, l'IA facilite la création de jeux. Je reprends mon Mille Tonnes de décarbonation : si je lui demande de me proposer un jeu pour sensibiliser mes proches à la décarbonation, tout en s'inspirant du Mille Bornes, ChatGPT me proposera un certain nombre d'items ou d'axes à partir desquels il sera facile de créer des cartes. Ce mouvement va s'accentuer.

Le constat est le même pour les jeux et les fictions : il n'y a pas forcément une fiction qui ait changé la donne ! En revanche, la donne peut être changée par une multitude de fictions répétant le même type de messages. L'enjeu n'est donc pas forcément de trouver la fiction ou le jeu qui va changer la donne : il s'agit de distiller de petits messages dans la conception locale des jeux ou des fictions.

Mme Véronique Balbo-Bonneval. - Il n'y a pas de commun plus puissant aujourd'hui, en termes d'échelle et de nombre, que les jeux vidéo, sur lesquels l'Europe est effectivement assez absente. Les communs de jeux de plateau se font plutôt au niveau national.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Je suis un peu étonné que vous n'ayez pas évoqué la série sud-coréenne Squid Games, qui relie les jeux et les fictions. Dans cette série en deux saisons, qui a trois ou quatre ans, des citoyens en difficulté financière sont invités à s'inscrire à un jeu dont ils ne connaissent absolument pas les termes. Ils découvrent qu'ils vont participer à des jeux très basiques, où le but est d'éliminer les autres physiquement. Les principes du numérique, de la communication, d'Instagram y sont poussés à leur paroxysme. L'impact des épisodes qui montrent l'absolutisme de ces modèles de communication a été fort. Je ne sais pas si vous avez pu le mesurer.

Je peux vous dire que cette série a tellement marqué mes enfants - ils ont une bonne vingtaine d'années - qu'ils ont eu du mal à regarder certains épisodes. Le fait de vous pencher sur ces sujets a-t-il modifié vos perceptions d'un certain nombre de grands principes ?

Mme Juliette Dibie-Barthélemy. - Nous avons surtout essayé d'axer notre présentation autour de jeux portant sur la transition écologique. Ce n'est pas du tout le cas de la série dont vous parlez. Oui, celle-ci a beaucoup marqué. Des jeunes de mon entourage ont eu un mouvement de rejet, de refus, la considérant comme trop violente et immorale.

Nous avons beaucoup parlé de films et de jeux, mais, pour ce qui me concerne, ce sont des livres qui m'ont profondément marquée. Il y a encore des livres qui peuvent changer notre perception du monde ! Le récit, dont nous avons un peu moins parlé, est aussi intéressant, parce qu'il permet de jouer encore davantage sur l'imaginaire du lecteur.

Et même si ce n'est pas un commun, on peut, à un moment, dans une multitude d'imaginaires, se retrouver chacun sur une certaine ligne.

M. Thierry Betmont. - J'ai eu le même rejet, que m'a inspiré également la série Game of Thrones, dès le premier épisode.

M. Pascal Lebaupin. - Il y a aussi des effets de mode : il y a eu la mode des films catastrophe, des films sur la fin du monde, puis des films ou des séries dystopiques. En ce moment, il semble que l'on revienne vers l'utopie.

M. Thierry Betmont. - Et vers la protopie !

M. Pascal Lebaupin. - Je ne suis pas persuadé que ces modes aient un véritable impact, vu leur courte durée.

Des études ont montré qu'il n'y avait pas forcément de rapport entre la violence d'un jeu et celle des adolescents qui y jouent. On pourrait se demander s'il en va de même pour les spectateurs de films dystopiques.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Une étude est en cours sur le lien entre l'existence aujourd'hui, dans notre pays, de tueurs à gages âgés de 14 ans et des jeux d'une grande violence, comme Grand Theft Auto (GTA), où l'on est encouragé à tuer et à échapper à la police par tous les moyens. L'étude demande évidemment à être affinée, mais, à titre personnel, je suis assez convaincu de la réalité de ce lien.

On sait que les jeux vidéo s'adressent majoritairement à de jeunes garçons, qu'ils opèrent un formatage de leur esprit et de leur comportement, et qu'ils envoient le message que la vie est gratuite. Comme Philippe Bolo l'a dit tout à l'heure, il y a probablement quelque chose à chercher de ce côté.

Bien évidemment, on n'empêchera pas la diffusion et la commercialisation des jeux vidéo, même violents, mais il faut être conscient de leur impact sur la perception des jeunes garçons et leur appréhension de la valeur de la vie humaine. Dans les faits de grande violence que j'ai évoqués, ce lien est montré du doigt...

Nous pourrions continuer à discuter de ce sujet une bonne partie de la matinée, mais je vous propose d'en rester là, car nous devons encore entendre les conclusions de deux rapports.

ATELIER : « CAPTURER ET STOCKER LE CARBONE EN FRANCE ET EN EUROPE, UN FAIT ACCOMPLI ? QUELLE SOUTENABILITÉ DÉMOCRATIQUE ? »

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Je vous propose d'en venir au rapport de l'atelier « Capturer et stocker le carbone en France et en Europe, un fait accompli ? Quelle soutenabilité démocratique ? ».

M. Matthieu Marchal, directeur recherche-action-création territoriale des Chaudronneries. - Je suis social designer. Mon travail est d'accompagner les acteurs territoriaux et les citoyens dans les transformations publiques.

Est-ce une bonne solution que de capturer et stocker le carbone, celui-là même que nous avons émis et que nous allons émettre demain ? Est-ce une solution simplement nécessaire ou une solution bien commode pour ne rien changer à nos modes de production ?

Vous allez entendre, en neuf minutes, le récit de notre enquête collective. Nous allons, à tour de rôle, représenter les différents intérêts et endosser les différentes postures que nous avons croisés sur notre chemin lors des six derniers mois.

Pour cela, notre présentation se compose en trois plaidoyers - solutions industrielles, réserves scientifiques, décisions politiques - et en trois étonnements, que nous soumettrons à votre oreille affûtée. Ainsi, nous souhaitons partager avec vous l'embarras qui est né au fil de nos rencontres et nos étonnements face à ces technologies et à l'enjeu sociétal majeur qui se cache derrière la neutralité carbone en 2050.

Mme Béatrice Noël, cheffe du département Défis sociétaux et environnementaux du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Plaidoyer 1 : solutions industrielles.

Il est urgent de recourir aux technologies de captation du carbone. Ce n'est pas nous, industriels, qui le disons : c'est le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), pour respecter nos engagements climatiques.

Certes, il y a les puits naturels, comme les océans et les forêts, mais ceux-ci ne permettent plus aujourd'hui de capter nos émissions de CO2 et seront fragilisés, à l'avenir, par les conséquences du réchauffement climatique. Les puits technologiques se présentent comme « la » solution pour répondre à ce défi de réduction de nos émissions.

Je vais vous présenter brièvement les différentes technologies. Tout d'abord, le CCS (pour Carbone Capture and Storage, ou captage et stockage du carbone) est un dispositif qui filtre, condense, stocke le CO2 à la sortie des cheminées d'usine. Il est même possible d'utiliser le CO2 capturé comme ressource pour faire des produits : c'est le CCUS (Carbon Capture, Utilisation and Storage). Il y a aussi le Daccs (Direct Air Carbon Capture and Storage), qui est une méthode d'élimination du dioxyde de carbone directement dans l'air ambiant, et, enfin, le Beccs (Bioenergy Carbon Capture and Storage), qui est l'exploitation de l'énergie de la biomasse, avec capture et stockage du carbone - vous connaissez les chaudières biomasse.

Il est crucial de ne pas rester à quai et de développer ces différentes technologies pour être efficaces dans les prochaines années. Il s'agit de positionner notre pays dans ce nouveau marché en plein essor. D'autres pays ont déjà massivement investi dans ces technologies, comme les États-Unis, le Danemark ou la Norvège. La France doit impérativement conserver sa souveraineté. Vous allez me dire qu'il faut réduire nos émissions, mais ce n'est pas suffisant ! Il restera toujours 10 % à 12 % d'émissions résiduelles. Certaines industries font ou devront faire appel au CCS, comme la cimenterie ou la sidérurgie, qui n'ont pas d'autre choix.

La France a des atouts incontestables : les capacités souterraines nécessaires pour le stockage, les études du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), des start-up innovantes et créatrices d'emplois, à venir ou existantes, etc. Enfin, ces technologies offrent de réelles perspectives pour redynamiser des sites industriels, comme des ports maritimes.

Mme Marie Vandermersch, responsable du projet Sciences humaines et sociales au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). - Étonnement 1 : quand on écoute le discours des acteurs de la filière CCS, le doute ne paraît pas permis. Ne pas s'engager massivement dans cette voie serait clairement une forme d'irresponsabilité.

Notre groupe d'auditeurs s'est intéressé aux sous-entendus de ce discours, qui parvient à décrédibiliser d'autres leviers d'action, tout en les présentant comme complémentaires.

Les politiques de sobriété sont indispensables, bien sûr, mais, entre nous - soyons sérieux -, qui y est prêt ? Certes, il faut renforcer les puits de carbone naturels, mais c'est leur fragilité qui est mise en avant, et les incertitudes deviennent un obstacle incontournable. A contrario, les incertitudes liées au manque de maturité de certaines technologies sont présentées comme d'extraordinaires occasions d'innover.

Bref, la CCS a surtout l'immense avantage de gérer le problème de nos émissions de CO2 sans avoir à se confronter au tissu social ni aux êtres vivants. Elle permettrait de sous-traiter la question aux industriels, tout en leur offrant de nouveaux débouchés économiques.

So, la CCS, what else ? Pas si sûr...

Mme Catherine Malek, directrice Relations presse et réseaux sociaux de Safran. - Plaidoyer 2 : réserves scientifiques.

Les technologies de CCS font partie des solutions proposées par le Giec. Mais, soyons lucides, certaines sont loin d'être abouties, quand d'autres peuvent être qualifiées de « non-sens ». Ce sont les associations humanitaires et environnementales et les experts scientifiques qui l'affirment.

En France, après un vaste état des lieux, même le Haut Conseil pour le climat souligne que ces technologies, bien qu'intéressantes pour réduire les émissions résiduelles, présentent des limites en termes d'efficacité, de risques et de coûts. Les technologies de capture en industrie sont les plus avancées, mais leur rôle se limite à réduire les nouvelles émissions sans les éliminer complètement et n'ont d'intérêt que pour un certain type d'industries, dont les fumées sont très concentrées en CO2. En revanche, les technologies de capture directe dans l'air ou via la biomasse, plus intéressantes du point de vue du changement climatique, car elles permettent de retirer du CO2 déjà présent dans l'air, ne sont pas matures. Leur efficacité reste vraiment à démontrer, sans compter que les processus de capture, de transport et de stockage génèrent des émissions supplémentaires et consomment d'importantes ressources, notamment en énergie et en eau, soulevant des questions sur leur impact environnemental global.

D'un point de vue économique, les investissements associés à ces projets sont extrêmement élevés, rendant leur viabilité financière dépendante de fortes subventions publiques, comme celles qui sont proposées aux États-Unis et en Europe. Il s'agit d'un vrai choix de société, car l'argent investi ici ne pourra être mis ailleurs.

Nous avons également noté un manque de cadres réglementaires harmonisés au plan international, qu'il s'agisse des crédits carbone ou de la définition des émissions dites « résiduelles ».

Le risque existe aussi, dans les projets français en cours, que les composantes de la chaîne capture, transport et stockage ne soient pas prêtes en même temps, car elle implique de multiples acteurs.

Enfin, on peut craindre que les projets de CCS ne rencontrent des résistances sociales en raison des risques environnementaux perçus et du manque de concertation, comme cela a été récemment le cas en Norvège, où des craintes de fuite ont réinterrogé certains projets.

M. Arnaud Mias, sociologue du travail, professeur des universités et vice-président Recherche de l'Université Paris Dauphine-PSL. - Étonnement 2 : on l'a compris, la filière CCS est sans doute une réponse incontournable si l'on veut atteindre la neutralité carbone, mais elle présente encore énormément d'incertitudes en termes de soutenabilité financière ou de soutenabilité sociale. Et on ne sait pas encore vraiment à quelle échelle on pourra déployer ces technologies, sans compter le risque d'aléa moral.

Au fond, en investissant massivement dans ces technologies, ne court-on pas le risque de retarder les changements nécessaires dans nos modes de production et de consommation ? Ne court-on pas également le risque de limiter les efforts nécessaires en matière d'énergies renouvelables, d'efficacité énergétique ou de renforcement des puits naturels de carbone ?

Or, malgré toutes ces interrogations en suspens, nous y sommes déjà : les autorités publiques européennes comme nationales parlent déjà de gestion industrielle du carbone.

M. Rémi Durieux, conseiller scientifique à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). - Plaidoyer 3 : décisions politiques.

À l'échelle mondiale, européenne et de l'État, la CCS est présentée comme nécessaire à l'atteinte de la neutralité carbone. Dans les rapports du Giec et les orientations de la Commission européenne, elle permet de pérenniser certaines filières, comme le ciment ou l'acier.

De nombreux textes qui traitent des trajectoires climatiques imposent juridiquement des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre : l'Accord de Paris à l'échelle mondiale, la loi sur le climat à l'échelle européenne, avec le « Fit for 55 », et la loi Énergie-climat à l'échelle de la France. Tout récemment, deux stratégies ont été adoptées sur le déploiement de la CCS : la Commission européenne a publié une stratégie de gestion industrielle du carbone, et l'État a publié une stratégie nationale afin de planifier et d'encadrer la mise en oeuvre de ces solutions.

Concrètement, les textes prévoient le déploiement, dès 2026, d'infrastructures locales de CCS au niveau des clusters industriels de Dunkerque, du Havre et de Fos-sur-Mer. L'État a lancé, il y a un an, une consultation publique visant à préciser la méthodologie de déploiement massif de ces technologies clés pour répondre à l'urgence climatique.

Mme Élise Roy, conseillère Discours et relations avec les intellectuels pour la secrétaire générale de la CFDT. - Étonnement 3 : avec notre enquête collective, nous pensions avoir un temps d'avance, mais les auditions que nous avons menées nous révèlent que la CCS est déjà enclenchée. Des entreprises et des États y investissent des sommes colossales. La course à l'innovation et à la compétitivité est déjà lancée.

Ce constat nous inquiète : comment ces choix qui engagent notre société pour des dizaines d'années ont-ils été faits ? Où va-t-on séquestrer ces déchets carbone ? Pourquoi ces débats d'experts n'ont-ils pas émergé dans le débat public, et pourquoi ces sommes d'argent ne sont-elles pas plutôt allouées au verdissement de notre modèle productif ?

Malgré la consultation passée, ces sujets sont absents du débat public. Et l'absence même de ces questions lors de nos auditions a suscité, chez nous, un peu de défiance. Ce déficit démocratique nous semble dangereux, surtout dans l'état de tension dans lequel se trouve notre société. Les questions que soulève la CCS pourraient resurgir fortement, voire violemment, au détour d'un projet de construction d'infrastructure.

Dans notre rapport, nous formulons quelques propositions pour faire émerger ces choix de société dans le débat public. Ces propositions n'ont rien de révolutionnaire, mais leur ambition est de permettre au plus grand nombre de prendre part à ces choix.

Les transitions énergétique et écologique vont transformer en profondeur nos sociétés. Pour aboutir, elles ne peuvent se faire sans les citoyens ou à leur insu. La transition écologique, du fait des grandes incertitudes qu'elle apporte, nécessite un socle démocratique solide.

M. Matthieu Marchal. - Ainsi s'achève notre présentation.

Loin de pouvoir témoigner de toute la complexité d'un tel sujet, loin de pouvoir vous livrer un guide d'action opérationnel et pratique en l'état, nous pouvons tout de même réaffirmer une chose : la résilience écologique de nos sociétés est intimement liée à l'organisation structurelle qui la porte, à savoir, en ce qui nous concerne, la démocratie, avec toutes ses qualités acquises et toutes ses incertitudes encore à éprouver, sur lesquelles il convient de travailler collectivement et, surtout, sans oublier personne.

Nous sommes maintenant heureux d'accueillir vos questions, vos réflexions et vos remarques. Merci infiniment pour votre écoute.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office. - Je veux d'abord vous remercier pour vos plaidoyers et pour vos étonnements, qui enrichissent nos réflexions.

Il est vrai que le premier réflexe que l'on pourrait avoir serait de souligner l'importance du modèle vertueux qui découle du stockage du carbone. Or, très vite, vous nous sensibilisez aux limites de ces usages tant qu'ils ne sont pas questionnés de manière collective.

Quelles sont les pistes de réflexion que vous avez pu ouvrir lors de vos travaux sur l'accaparement par certains acteurs, qui ne sont pas forcément des acteurs publics ? Cela interroge forcément sur les investissements qui sont faits, ainsi que sur la régulation étatique. Quel serait votre « étonnement 4 » à ce sujet ?

M. Arnaud Mias. - Cet enjeu nous semble extrêmement important. De fait, derrière les trois territoires concernés dès 2026, il y a toute une infrastructure technologique de transport à déployer.

Aujourd'hui, des acteurs privés, en particulier les acteurs du pétrole, ont déjà des ressources, à travers des puits que l'on peut exploiter pour la séquestration.

Se pose tout de même la question de la propriété de ces infrastructures, absolument décisives pour viser la neutralité carbone en 2050, l'investissement dans ces solutions technologiques passant nécessairement par un partenariat public-privé.

Mme Marie Vandermersch. - En menant notre enquête, nous nous sommes rendu compte que la CCS était présentée comme une question environnementale avant tout. Cependant, on sent bien que les enjeux économiques sont extrêmement importants. C'est aussi une solution technologique clé en main pour permettre de gérer les actifs échoués de certaines industries ou faciliter une reprise d'activité dans des secteurs qui sont un peu dans le collimateur de la transition énergétique.

Quand on parle de ce dossier, il faut avoir le courage de mettre ces différents intérêts sur la table et ne pas se laisser duper par une forme de greenwashing. De fait, sous couvert de séquestration de carbone, n'est-on pas en train de trouver une porte de sortie pour une industrie qui n'en a pas forcément ?

Sur ce plan, la position de la France est compliquée : nous n'avons pas les mêmes industries que la Norvège ou les États-Unis. Une solution aisément déployable avec des infrastructures de ce type n'est pas facile à décalquer chez nous. Il faut donc prendre en considération toutes les spécificités de nos territoires sur ce sujet.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Je vous remercie de vos conseils, mais je serais curieux de connaître la personne qui a prétendu que le CCS était « la » solution à la décarbonation de notre planète !

Soyons clairs. Voilà déjà plusieurs années que ce sujet est sur la table - nous l'étudions régulièrement à l'Office. Récemment, je me suis rendu avec un certain nombre de collègues en Norvège pour participer à la conférence annuelle du réseau des offices scientifiques européens, l'EPTA (European Parliamentary Technological Assessment), que la France présidera l'an prochain. La France est d'ailleurs le seul pays dont l'office scientifique est composé d'élus. S'ils sont évidemment conseillés par des administrateurs ou des conseillers scientifiques, ce sont les parlementaires qui signent les rapports qui sont votés et publiés et qui s'engagent sur ceux-ci. Dans le reste de l'Europe, ce sont les conseillers qui font les rapports et les assument.

Nous en avons profité pour aller visiter une installation de stockage de carbone en mer profonde près de Bergen. Ce sont des pétroliers qui investissent sur ce projet. Ce projet, c'est 1,5 million de tonnes de CO2 stockées ! Je rappelle qu'en France les émissions annuelles de CO2 représentent environ 400 millions de tonnes. Même le responsable du site nous disait que l'envisager comme une solution à la décarbonation serait un non-sens.

En revanche, je ne dis pas qu'il faut négliger cette piste - nous connaissons tous l'intérêt de la sérendipité en recherche. Continuer à axer la recherche sur la capture, le captage et l'utilisation éventuelle du CO2 peut déboucher sur quelque chose de plus massif qui peut éventuellement avoir un intérêt.

Cependant, la situation budgétaire de la Norvège n'est pas celle de la France : son budget est excédentaire, quand nous avons 3 200 milliards d'euros de dettes. Or, pour pouvoir investir dans cette recherche, ce que fait la Norvège, alors que par définition, on ne sait pas où elle va, il faut des leviers et des marges de manoeuvre, parce que tout cela coûte cher.

Une partie de la richesse de la Norvège vient de la découverte récente de fonds pétroliers. C'est ce qui lui permet de s'engager. En découvrant des réserves pétrolières importantes, qui lui ont permis d'acquérir une souveraineté financière, la Norvège, qui connaissait une grave crise il y a quelques décennies, a pu investir dans la transition énergétique, si bien qu'aujourd'hui quasiment l'ensemble de son énergie est produite de manière hydraulique. Elle a continué à investir massivement sur des modèles de production énergétique plus vertueux.

Pour ma part, je ne crois absolument pas à une solution miracle qui permettrait de résoudre le problème des émissions de CO2 - cela se saurait !

Avec Olga Givernet, j'ai rédigé, au nom de l'Office, un rapport sur la sobriété énergétique, publié à l'hiver 2022, alors que nous nous demandions si nous allions avoir de l'électricité - on n'avait plus de gaz russe. Il faut être conscient que, par définition, la mondialisation ne se maîtrise pas.

D'ailleurs, l'élection américaine aura probablement des conséquences, notamment une éventuelle nouvelle sortie des États-Unis de l'Accord de Paris. Je vois mal Donald Trump ne pas refaire ce qu'il a fait lorsqu'il avait été élu en 2016. Les États-Unis vont beaucoup moins se soucier des paramètres européens, qui ne sont pas du tout les leurs. Ils continueront à émettre du CO2, éventuellement à produire du gaz de schiste, parce que c'est une technologie qui marche et qui est rentable, et que ce que les citoyens américains demandent, c'est une énergie pas chère et disponible - quand nous essayons de réduire nos émissions propres, qui sont parmi les plus faibles au monde !

Quoi qu'il en soit, l'usage de l'article défini - le CCS présenté comme « la » solution - m'a frappé. Je ne crois pas que l'on puisse raisonnablement tenir ce discours.

Mme Marie Vandermersch. - Nos interlocuteurs ont tous eu des propos nuancés. Personne n'est allé jusqu'à présenter le CCS comme « la » solution au problème des émissions de carbone. De notre côté, nous ne cherchons pas à décrédibiliser cette option dans notre rapport. Elle fait partie d'un panel de solutions possibles. Nous mettons toutefois en garde contre l'illusion consistant à dire qu'on pourrait se passer, du fait du recours à cette option, d'une politique de sobriété sérieuse. Il faudrait peut-être aussi envisager la sobriété différemment. Si elle est perçue comme un obstacle à court terme, nous pourrions l'envisager à moyen et long termes comme un avantage compétitif par rapport à des pays qui ne se seraient pas encore engagés, dans un monde plus contraint, dans la voie de la résilience.

M. Maxime Laisney, député. - Merci de cette présentation. Avec Stéphane Piednoir, nous devons travailler sur une note scientifique relative à la géo-ingénierie. Nous pourrions peut-être interroger certaines des personnes que vous avez entendues en audition.

Je partage certaines de vos réserves scientifiques. Ainsi, si les capacités de stockage sont presque dérisoires, à quoi bon insister dans cette voie, sauf pour les productions pour lesquelles aucune solution secondaire n'existe ?

J'ajoute à cela la réserve démocratique, que je partage également. Le Gouvernement a pour projet de faire en sorte que la Commission nationale du débat public (CNDP) ne puisse plus s'autosaisir de nouveaux projets industriels, ce qui est assez alarmant. Je partage à ce sujet l'opinion de Jean-Baptiste Fressoz, selon lequel, même avec une sobriété maximale, les émissions de gaz à effet de serre existeront toujours. Il y a là un véritable enjeu démocratique, chacun devant être amené à déterminer les activités qu'il convient de poursuivre ou non.

Il existe, enfin, une réserve économique. En Australie, où l'on réfléchit à l'application des technologies de CCUS à la production d'électricité, on s'est aperçu que l'intégration de ces technologies à la facture d'électricité la ferait bondir de 95 % à 175 %. Je ne suis pas certain que nos concitoyens soient prêts à payer aussi cher. Avez-vous exploré cette dimension ?

M. Arnaud Mias. - Il se pose aussi une question d'échelle. Le discours qui promeut ces solutions s'appuie sur une quantification de la capacité de stockage souterrain du territoire français et du volume de bateaux à affréter, dans un premier temps, vers la Norvège ou le Danemark, qui débouche sur une estimation de coût. Ces données seraient certaines jusqu'en 2050, ce qui est utile du point de vue des investissements, mais soulève également des interrogations. On constate en effet une forme de « deux poids, deux mesures » par rapport à d'autres solutions complémentaires, encore confinées dans une catégorie très incertaine, car elles sont difficilement quantifiables, comme les puits naturels de carbone, par exemple. Ce décalage nous a semblé gênant.

Cette manière que l'on a d'affronter un avenir incertain en se réfugiant dans un calcul économique nous interpelle. Keynes s'interrogeait déjà, en son temps, sur cette volonté de rendre l'incertain calculable.

M. Daniel Salmon, sénateur. - Il se crée une espèce d'imaginaire selon lequel, par l'usage de solutions scientifiques, nous pourrions maintenir nos modes de consommation et nos modes de vie. Le même phénomène se produit avec le nucléaire, que l'on présente comme une énergie abondante et bon marché qui ne poserait pas de problème. Le danger est que ce point de vue nous incite à reculer. Or la seule réponse efficiente serait d'aller vers davantage de sobriété, plutôt que de poursuivre ainsi une fuite en avant technologique qui ne peut que nous conduire dans l'impasse. La question énergétique n'est en effet qu'un des aspects des limites planétaires.

L'option de stockage du carbone mérite sans doute d'être creusée, mais un argent public considérable est investi dans cette voie alors qu'il serait mieux employé en faveur de l'efficacité énergétique.

Merci de votre travail, qui met bien en exergue la volonté du monde économique de supplanter les réflexions sur l'évolution de nos modes de vie.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office. - Avez-vous pu échanger avec des acteurs territoriaux qui cherchent des solutions locales de stockage de carbone ? Je pense au programme La Rochelle Territoire Zéro Carbone (LRTZC), par exemple.

M. Rémi Durieux. - Nous avons échangé avec la région Nouvelle-Aquitaine.

Notre rapport met en avant le déficit démocratique qui semble exister autour du CCS. Les controverses le concernant sont en effet confinées dans des débats d'experts, et non ouvertes à tous. Habitant Marseille, j'ai eu vent d'un débat à Fos-sur-Mer à propos d'un projet prévu au deuxième semestre 2025. En réalité, il n'a jamais été envisagé de débattre du CCS en soi, seulement de l'implantation d'un projet particulier sur un site précis.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office. - L'acceptabilité sociale est un vrai sujet. Député de Vendée, particulièrement du territoire du marais poitevin, je dialogue beaucoup avec l'agglomération de La Rochelle sur l'expérimentation Territoire Zéro Carbone. Je n'ai pas l'impression qu'une volonté ait émergé pour débattre de la captation du carbone.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Nous ne sommes pas très partisans de l'à-quoi-bonisme, sans quoi il ne nous resterait plus qu'à cesser de faire de la politique... Renoncer à envisager toutes les pistes susceptibles de contribuer à améliorer le quotidien des Français reviendrait en effet à cesser d'exercer nos fonctions.

J'ai adopté les recommandations vestimentaires de Bruno Le Maire, en arborant un col roulé ce matin (Sourires.). Nous sommes très volontaires dans ce domaine, et en apportons la preuve au quotidien.

ATELIER : « LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE APPELLE-T-ELLE À UNE NOUVELLE DÉMOCRATIE ? »

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Nous en venons au quatrième et dernier rapport de l'atelier intitulé : « La transition écologique appelle-t-elle à une nouvelle démocratie ? ».

Mme Élodie Brelot, directrice du groupe de recherche, animation technique et information sur l'eau (Graie). - Nous vous présentons, avec beaucoup d'humilité, notre rapport d'étonnement relatif aux relations entre transition écologique et démocratie. Comme le veut le principe même de la formation, nous sommes un groupe de non-experts du sujet, en particulier des questions politiques. Au bout de huit mois, nous avons énormément appris, grâce à des intervenants de qualité, à nos étonnements, ainsi qu'à une attention particulière à l'actualité, tout en étant habilement guidés par notre animatrice, Stéphanie Lacour.

La question posée - « La transition écologique appelle-t-elle à une nouvelle démocratie ? » - nous a tous étonnés. Un premier tour de table nous a permis d'exprimer nos questionnements. On entend parfois dire qu'une bonne dictature serait beaucoup plus efficace, ou que l'on ne va tout de même pas revenir à l'âge de pierre, ou encore que pendant ce temps-là certains skient à Dubaï de toute façon... Et combien cela va-t-il coûter ? Qui va payer ?

Nous avons aussi été très marqués par notre voyage d'études en Guyane, ainsi que par les problèmes et difficultés spécifiques de ce territoire et de l'outre-mer en général, en matière d'écologie et du point de vue des politiques publiques. Malgré les enjeux planétaires que recouvrait la thématique, nous avons fait le choix de nous centrer sur l'Hexagone et ses territoires d'outre-mer, qui offrent une grande diversité de problématiques.

On dit depuis longtemps que la transition écologique est intimement liée au processus démocratique. Or il est plutôt question aujourd'hui de crise démocratique et de crise écologique.

Le Giec a communiqué son sixième rapport au printemps. Il y réaffirme les trajectoires climatiques et propose différents scénarios en fonction d'hypothèses socio-économiques. Nous le savons, la transition écologique appelle à un changement en profondeur de nos modèles de société. Elle passe par une évolution de nos habitudes, de nos modes de vie, de nos modes de consommation et de production, au niveau énergétique, industriel, alimentaire, etc. La prise de conscience de l'ampleur des phénomènes et de l'urgence des mesures d'adaptation est difficile et anxiogène. Les choses bougent néanmoins, mais trop lentement. Il faut probablement des mesures plus radicales pour faire face aux enjeux.

Dans la théorie du Donut, que nous avons largement évoquée, le plafond écologique matérialise les limites planétaires qu'il ne faudrait pas dépasser. Le plancher social représente le respect nécessaire des besoins fondamentaux des êtres humains. Et au coeur du Donut se trouve notre capacité à agir. C'est l'activité anthropique.

La transition écologique consiste donc à développer des mesures permettant à la fois de ne pas dépasser les limites planétaires et de respecter le plancher social, ces solutions devant être économiquement viables et justes socialement. Les tensions entre ces trois dimensions en font un sujet éminemment politique et complexe.

La crise démocratique se traduit par la perte de confiance des citoyens à l'égard de leurs élus, une abstention massive, la violence des débats, ou encore par la difficulté ou l'incapacité à établir une majorité pour voter des lois ou des budgets. Or la transition écologique exacerbe cette crise démocratique, du fait notamment de problèmes de temporalité : mandats courts, mesures impopulaires, privations ressenties aujourd'hui pour des bénéfices futurs assez incertains, spécificités sociales ayant déclenché le mouvement des Gilets jaunes, à quoi s'ajoutent des logiques et spécificités territoriales. Nous l'avons bien vu en Guyane, concernant l'urbanisation, ou encore la contradiction entre la préservation de la forêt et le développement de l'agriculture locale.

Il est donc nécessaire de repolitiser la transition écologique, au sens noble du terme, pour établir une vision à long terme qui soit commune à tous, et asseoir, à court terme, des mesures urgentes, adaptées aux singularités. Or cela passe par une remobilisation des citoyens.

Il ne s'agit pas d'aller chercher des solutions dans le cadre de modèles politiques autoritaires, mais bien de puiser, dans nos modèles démocratiques, les outils qui sont à notre disposition. Par « modèles démocratiques », nous entendons : la démocratie directe, portée par les référendums, la démocratie représentative, et la démocratie citoyenne, appuyée sur des dispositifs rendant possible une meilleure association des citoyens aux décisions politiques publiques.

Au cours de nos investigations, nous avons découvert la multitude de dispositifs et d'initiatives qui existent, de concertations citoyennes, ou encore de participations locales et nationales. Alice Mazeaud a évoqué la mosaïque des dispositifs. Ils sont en effet souvent jugés trop nombreux et peu efficaces, dotés parfois de périmètres très étroits, comme les budgets participatifs. Le sentiment prévaut souvent d'une non-prise en compte des propositions qui en ressortent, comme pour les cahiers de doléances ouverts fin 2018. Dans l'ensemble, nous avons un peu l'impression que l'on nous amuse et que l'on nous use avec des démarches de débat public et de consultation.

Parmi tous ces dispositifs de démocratie citoyenne, la Convention citoyenne pour le climat a évidemment retenu toute notre attention. Elle est assez novatrice dans le paysage européen, elle met en oeuvre une assemblée délibérative organisant le débat et l'intelligence collective et elle va dans le sens de la mobilisation citoyenne pour l'élaboration de mesures en faveur de la transition écologique.

M. François Lecellier, enseignant-chercheur en traitement du signal et des images à l'université de Poitiers. - L'objectif de la Convention citoyenne pour le climat était de proposer des mesures pour réduire d'au moins 40 % les émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030, dans une logique de justice sociale. Elle a rassemblé un nombre important de citoyens, tirés au sort pour représenter la totalité de la population - catégories socioprofessionnelles, âge, territoires.

Pendant neuf mois, ces citoyens se sont réunis lors de plusieurs week-ends. Ils ont d'abord suivi une formation animée par des scientifiques, notamment à partir des rapports du Giec. Puis ils ont formulé des propositions qui ont ensuite été, ou non, suivies d'effet.

Les citoyens qui y ont participé ont trouvé cette convention très intéressante. Mais les réactions ont ensuite été parfois mitigées. Certains ont considéré que les propositions n'étaient pas suivies d'effet, ou encore que les territoires d'outre-mer ou certains autres territoires n'étaient pas assez pris en compte. Le modèle de la convention citoyenne n'en a pas moins continué à se développer, par exemple à travers la Convention citoyenne sur la fin de vie. De même, depuis septembre 2024, le Grand Lyon a lancé sa Convention citoyenne sur l'adaptation climatique. Les choses évoluent donc dans le bon sens, mais nous avons souhaité faire plusieurs propositions dans notre rapport pour continuer à faire évoluer ces conventions citoyennes.

Tout d'abord, faut-il rendre la participation obligatoire, comme pour les jurys populaires ? Pourquoi ne pas se pencher sur la question de la rémunération ou de la gratification proposée à ces citoyens ? Il faut, en outre, travailler sur le mandat qui leur est donné : s'agit-il de faire des propositions reprises ensuite dans les assemblées, de faire directement des propositions de loi, ou de proposer des référendums ?

La science doit être au coeur de la décision publique. Souvent, les relations sont bilatérales : les scientifiques discutent avec les décideurs politiques, lesquels échangent avec les citoyens et la société, qui échangent à leur tour avec la science. Il faudrait trouver des dispositifs pour pouvoir réunir ces trois entités - scientifiques, société, décideurs politiques -au coeur d'un même débat.

Tout n'est pas noir dans ce que nous avons présenté. La Convention citoyenne est un très bon exemple de nouvelle forme de démocratie. En outre, l'objectif de notre rapport n'était pas de se demander si une nouvelle démocratie était nécessaire. Ce n'est pas le cas. Notre démocratie dispose de tous les outils nécessaires pour échanger et s'adapter à la transition écologique, mais ils doivent évoluer pour prendre en compte les différents aspects de la transition.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Il existe un moyen de réunir les sciences, les décideurs politiques et la société : élire des professeurs de mathématiques ! C'est mon cas, comme celui du premier vice-président. Les élus ne forment pas une caste à part, ils ne sont pas devenus politiques du jour au lendemain. Je veux croire que certains ont appris de leur parcours dans la société et de leur formation.

On relève un véritable déficit de connaissances scientifiques dans notre pays. À titre d'exemple, à la question « Qu'est-ce qui pour vous s'échappe d'un réacteur nucléaire ? », posée par un sondage il y a quelques années, 75 % des sondés avaient répondu qu'il s'agissait de CO2. Si l'on ignore qu'il s'agit d'eau portée à ébullition, on alimente plusieurs illusions négatives, ainsi qu'un déficit d'informations et un discrédit de la science.

Je suis très attaché à la formation scientifique, notamment des enseignants du primaire. Le rapport Torossian-Villani avait déjà souligné, en 2018, ce déficit de formation, dès le plus jeune âge. Or l'éducation scientifique est indispensable.

La réunion de la science, de la société et de la politique est plus qu'un voeu pieux, c'est une nécessité. Je veux croire qu'une partie de la population et des élus s'inscrit dans cette voie.

Vous évoquez la consultation directe, le référendum, qui se pratique beaucoup dans certains pays, comme la Suisse. Au vu des résultats de votre enquête, cela vous semble-t-il réalisable à l'échelle de la France ? On dit souvent qu'on ne répond jamais à la question posée par un référendum. Quel type de référendum pourrait être organisé sans que l'on réponde à côté de la question ?

M. François Peyraud, inspecteur général, ArianeGroup. - Nous nous sommes beaucoup intéressés au modèle irlandais, qui mêle convention citoyenne et référendums. La société française accepterait-elle ce modèle ? Fonctionnerait-il en France ? Nous n'avons pas les réponses à ces questions.

M. François Lecellier. - Les citoyens qui ont participé à la Convention citoyenne pour le climat n'ont pas voulu que leurs propositions soient soumises à référendum, car ils ont considéré que le grand public n'était pas suffisamment averti et informé pour pouvoir se prononcer en toute conscience. Il faudrait donc une information très précise du grand public en amont. Quand on fait de la médiation auprès du grand public, on nous dit de viser le niveau de la classe de quatrième !

Mme Élodie Brelot. - Lorsque le groupe de la Convention citoyenne progresse dans la vision d'un problème donné, il faudrait qu'il puisse embarquer tout le monde avec lui et non présenter simplement le résultat de ses réflexions. Il s'agit en effet d'un cheminement.

Les médias jouent à cet égard un rôle important. Des propositions de loi ont été déposées visant à éviter le déni climatique et à imposer de parler régulièrement de transition écologique dans la presse, pour former les citoyens à la nécessité de changer.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - L'idée est effectivement de ne plus en parler seulement lorsque des catastrophes se produisent.

M. Maxime Laisney, député. - La programmation pluriannuelle de l'énergie a été mise en consultation. Durant six semaines, nous pouvons faire des propositions sur internet en 140 caractères, et mettre un pouce en l'air ou vers le bas pour dire si l'on est d'accord ou non avec ce qui est proposé. Ce n'est pas tout à fait ma vision de la participation citoyenne à ce genre de choix. Les décisions paraissent imposées.

À quelles conditions la mise en oeuvre de référendums à partir de la Convention citoyenne serait-elle possible ? Cette dernière s'est déroulée durant sept week-ends de trois jours. Les citoyens participant à la Convention ont été indemnisés. Plusieurs animateurs, notamment des scientifiques, ont également été mobilisés. Il faut donc réunir certaines conditions, comme des moyens et du personnel formé, avant d'envisager une généralisation du modèle. Avez-vous exploré cette dimension ?

M. Sylvain Gigan, professeur des universités en physique. - Nous avons évoqué le modèle du juré d'assises, qui perçoit une indemnisation et se réunit en semaine, de façon professionnalisée et obligatoire.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Ce caractère obligatoire est même évoqué pour le vote, la première des consultations citoyennes. C'est un vrai sujet de préoccupation. Je suis toujours étonné d'entendre certaines personnes dire qu'aucun candidat ne leur convient, sur les 12 ou 17 candidats présentés, par exemple, à l'élection présidentielle. La grande faiblesse du taux de participation aux élections est inquiétante.

M. Daniel Salmon, sénateur. - Avec le triptyque « société, science et politique », vous touchez le fonctionnement même de la société. Quelle est la place de la science aujourd'hui, à l'heure où la désinformation fait rage ? Avez-vous abordé la question des relations entre démocratie et mensonge ? Le rôle des médias est central, alors que la science est de plus en plus attaquée à travers l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), l'Office français de la biodiversité (OFB) ou encore l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Avez-vous essayé de creuser ce sujet ?

Quel mandat, par ailleurs, pour une convention citoyenne ? La Convention citoyenne pour le climat a souffert d'un mandat trop flou. Le Président de la République avait annoncé une reprise intégrale, sans filtre, des propositions, ce qui posait problème du point de vue de la démocratie représentative. La question de la participation publique est centrale, mais jusqu'où doit-elle aller et comment l'articuler avec nos autres formes de démocratie ?

Mme Cécile Vigouroux, directrice des relations internationales à l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria). - Une dualité, portée par les chercheurs, se renforce de plus en plus entre le rôle du chercheur en tant que scientifique et son rôle en tant que citoyen. De nombreux comités d'éthique sont soutenus par différents organismes nationaux de recherche, pour différencier et appuyer ces deux positions. Le rôle de la science et du chercheur est d'informer autant les citoyens que les décideurs politiques. Or, dans le cadre du triptyque susmentionné, on observe une évolution de la position des scientifiques. Certains s'impliquent ainsi de plus en plus dans des actions perçues parfois comme radicales au sein de la société, qui sont davantage reprises par les réseaux sociaux que leurs travaux de recherche fondamentaux.

M. François Lecellier. - Nous avons tous le souvenir de l'émission de télévision C'est pas sorcier. Pour avoir animé une table ronde avec Frédéric Courant, je note qu'il ne faut pas forcément être un scientifique pour parler de science. En revanche, il faut être formé à parler de science. Ce sont deux métiers différents. Il faudrait davantage de médiateurs scientifiques.

Mme Élodie Brelot. - Un scientifique est un citoyen comme les autres. Il a le droit de s'engager dans la vie politique. J'ai vu passer une tribune dans laquelle des scientifiques demandaient aux politiques de prendre en compte leurs connaissances. Il existe différentes façons de s'engager en tant que scientifique.

M. Franck Dubois, chef du service de maîtrise des incidents et des accidents de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). - Le mandat confié à la Convention citoyenne est effectivement une question cruciale. Il faut réussir à trouver un juste milieu. Des propositions issues d'une convention citoyenne ne pourraient être directement appliquées. Il faudrait par ailleurs trouver un système pour expliciter pourquoi telle proposition est retenue, et non telle autre, afin de limiter le sentiment de frustration.

Mme Valérie Sauvant-Moynot, directrice générale adjointe de la société d'accélération du transfert de technologies (Satt) Pulsalys. - Une première expérimentation a été faite à l'échelle nationale, avec ses avantages et ses limites, qui a eu le mérite d'être reprise et se décline désormais à l'échelle des régions. À chaque fois, ses modalités se transforment. Il faut peut-être accepter qu'il n'existe pas une réponse unique pour un moment donné, mais des modalités spécifiques à chaque échelle. Les solutions varient en effet selon les territoires. Ce ne sera jamais parfait, mais il sera possible de chercher des consensus, toujours préférables au fait de ne laisser personne s'exprimer directement.

M. Maxime Laisney, député. - Le 19 novembre dernier, mon collègue Stéphane Delautrette a déposé la proposition de loi n° 601 visant à garantir le droit d'accès du public aux informations relatives aux enjeux environnementaux et de durabilité. L'idée est de ménager, dans l'ensemble des médias publics et privés, une place à l'information scientifique sur le changement climatique. J'invite mes collègues sénateurs à avoir un regard bienveillant sur ce texte qui arrivera, je l'espère, au Sénat après être passé à l'Assemblée nationale.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Pour qu'il y ait une inscription à l'agenda parlementaire, il faut d'abord que nous ayons un gouvernement !

Sur les médias, je serai très vigilant, car nous n'avons le droit de ne rien dire à leur sujet. C'est le sens de la notion de quatrième pouvoir, lequel obéit à ses propres règles.

Il est très dangereux de dire que l'on va reprendre intégralement les conclusions d'une convention citoyenne. C'est un non-sens démocratique absolu. Parce que vous aurez eu la chance d'être tiré au sort, vos conclusions seraient automatiquement reprises de manière législative ? C'est la négation même de notre rôle de parlementaires ! En revanche, ces conclusions peuvent alimenter le débat, en percutant certaines de nos perceptions. De plus, à quel titre une telle traduction automatique se ferait-elle ? Nous n'avons pas nous-mêmes ce pouvoir suprême de voir les conclusions de nos rapports automatiquement traduites dans la loi !

Cette confusion à l'origine de la Convention citoyenne pour le climat a effectivement créé de la frustration. À ceux qui sont ainsi frustrés, passez le message suivant : engagez-vous ! Présentez-vous à des élections, locales ou nationales !

Au sein de l'Office, nous ne sommes pas tous des scientifiques. Certains se sont inscrits par curiosité. Je pense par exemple à Catherine Procaccia, vice-présidente de l'Office jusqu'en septembre 2023, qui s'est intéressée aux questions spatiales de façon très pointue alors qu'elle a une formation littéraire. Nous nous appuyons sur des conseillers scientifiques. Notre but est de nous approprier les sujets et de jouer ensuite les porte-voix des préoccupations associées. Il est possible d'apprendre à parler science sans être soi-même scientifique.

Merci de vos présentations et de vos travaux. Nous nous donnerons rendez-vous avec une nouvelle promotion l'année prochaine. Merci et bonne continuation.

Ces auditions ont fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 40.