Mercredi 4 décembre 2024
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 14 heures.
Institutions européennes - « Législation européenne : peut mieux faire » - Examen du rapport d'information
M. Jean-François Rapin, président et rapporteur. - Notre ordre du jour est aujourd'hui consacré au projet de rapport d'information, intitulé « Législation européenne : Peut mieux faire ! », que j'ai l'honneur de présenter devant vous avec nos collègues Catherine Morin-Desailly et Didier Marie. L'objet de ce rapport est de faire le point, alors que s'ouvre un nouveau cycle institutionnel au niveau européen, sur ce qu'on peut qualifier de « dérive normative et technocratique » de l'Union européenne et de proposer des remèdes afin de rendre l'action de l'Union européenne plus légitime, plus efficace et plus proche des citoyens. C'est donc un objectif très ambitieux que nous nous sommes fixés, avec mes deux co-rapporteurs, car il s'agit en réalité de rapprocher l'Union européenne des réalités concrètes du terrain ! Trop souvent, en effet, notre commission a regretté, lors de l'examen des projets de textes européens, le décalage, voire le fossé, existant entre la réglementation de Bruxelles et les réalités locales. Je pense, par exemple, à l'interdiction de l'usage du plomb et à son impact pour la réparation des vitraux ou à l'interdiction des huiles essentielles de lavande. Pour préparer ce rapport, nous nous sommes rendus à Bruxelles, le 27 mai dernier, où nous avons rencontré des représentants de la Commission européenne, du Conseil, du Parlement européen, de la Représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne, ainsi que des entreprises. Nous avons également échangé à Paris, le 9 octobre dernier, avec le Secrétaire Général des affaires européennes.
Notre projet de rapport est articulé en trois parties : la première, que je présenterai, est consacrée au constat ; la deuxième, présentée par Didier Marie, porte sur les mesures mises en place au niveau européen pour y répondre et visiblement insuffisantes. Enfin, la troisième partie développe les recommandations que nous pourrions faire et vous sera présentée par Catherine Morin-Desailly.
La première partie se résume à trois constats. Tout d'abord, le premier mandat de Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission européenne a été marqué par une intense activité normative de l'Union européenne. Confrontée à une succession de crises, depuis la crise migratoire à la guerre en Ukraine en passant par la pandémie de Covid 19, mais aussi en réponse au défi de la double transition, écologique et numérique, l'Union européenne a été amenée à adopter de nombreux textes ces dernières années : environ 13 000 textes entre 2019 et 2024, contre 5 500 aux Etats-Unis sur la même période. Parmi ces textes, on trouve 515 actes législatifs ordinaires, ce qui représente une hausse d'environ 25 % par rapport à la précédente mandature sous la présidence de Jean-Claude Juncker.
J'en viens au deuxième constat : certains textes, comme celui instaurant un devoir de vigilance des entreprises en matière environnementale, celui interdisant la commercialisation en Europe de produits issus de la déforestation ou encore le règlement sur la gestion des déchets et les emballages, ont imposé de fortes contraintes aux États membres, aux collectivités territoriales et aux entreprises, notamment les PME, qui s'en trouvent disqualifiées dans la compétition mondiale. Je pense par exemple au projet de règlement sur la gestion des déchets et des emballages, qui prévoyait des obligations nouvelles en matière de collecte et de recyclage des déchets, avec notamment un dispositif obligatoire de consigne pour les bouteilles en plastique et les cannettes métalliques, sans tenir compte des efforts réalisés par les États membres et les collectivités locales dans ce domaine. Dans son récent rapport, Mario Draghi fait observer que le produit intérieur brut de l'Union européenne décroche sensiblement en raison d'un ralentissement de sa croissance et de sa productivité. Selon une étude, en effet, les charges administratives de l'UE représenteraient un coût annuel de l'ordre de 150 milliards d'euros, soit 1,3 % du PIB européen. Il faut aussi déplorer les bases juridiques parfois fragiles des initiatives législatives européennes - fondées de manière parfois contestable sur les articles 114, 122 et 352 du TFUE -, une préférence croissante de la Commission européenne pour les règlements plutôt que les directives, pourtant plus respectueuses de la diversité nationale puisqu'elles exigent une transposition par chaque État membre, ainsi qu'un volontarisme exécutif de la Commission européenne se traduisant par un recours abusif aux actes d'exécution ou aux actes délégués. Vous trouverez plusieurs exemples de ces dérives dans le projet de rapport, tirés des nombreuses résolutions européennes, des avis motivés ou des avis politiques adoptés par notre commission.
Dernier constat : si la Commission européenne a une responsabilité éminente en raison de son monopole d'initiative dans le cadre de la procédure législative de droit commun, les autres institutions européennes, en particulier le Conseil et le Parlement européen - en tant que co-législateurs - ont également une part de responsabilité. De même, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) peut contribuer, par son interprétation des règles européennes, à l'extension des compétences de l'Union européenne, heurtant parfois la souveraineté des États. Nous l'avons évoqué la semaine dernière avec le Conseil d'État lors de son audition sur son étude annuelle relative à la souveraineté. On songe par exemple aux jurisprudences de la CJUE sur le temps de travail des militaires ou la conservation des données de connexion à des fins de renseignement ou d'enquête. La multiplication des agences européennes - une cinquantaine employant 12 000 agents -, dont certaines sont pourvues d'un pouvoir réglementaire, soulève aussi des questions en termes de légitimité et de gouvernance.
Notre collègue Didier Marie va vous présenter les mesures déjà prises au niveau européen et leurs limites.
M. Didier Marie. - La préoccupation de « mieux légiférer » au niveau européen n'est pas nouvelle. Ces vingt dernières années, la Commission européenne a pris de nombreuses initiatives en ce domaine. On peut citer notamment l'obligation de présenter une étude d'impact pour toute nouvelle proposition législative, la création d'un comité d'examen de la réglementation - dont nous avons rencontré deux représentants à Bruxelles-, ou encore la règle affichée : « une norme nouvelle, une retirée ». La présidente Ursula von der Leyen s'était également engagée en 2023 à réduire de 25 % la charge administrative pesant sur les entreprises européennes.
Malgré ces mesures, de nombreuses propositions législatives présentées par la Commission européenne - comme la réforme du marché européen de l'électricité ou la simplification de la politique agricole commune (PAC) - n'ont pas été accompagnées d'une étude d'impact ni de retraits de normes à due concurrence. De même, un accord interinstitutionnel « mieux légiférer » a été signé entre les trois institutions européennes en 2016, qui prévoit notamment une étude d'impact pour tout amendement substantiel du Conseil ou du Parlement européen. Cependant, en pratique, il n'est jamais respecté. En outre, lorsqu'elles existent, les études d'impact sont très souvent lacunaires et disponibles uniquement en anglais. Nous avons regretté à de nombreuses reprises l'absence ou la mauvaise qualité des études d'impact et appelé la Commission européenne, dans plusieurs résolutions, à présenter systématiquement une étude d'impact pour toute nouvelle proposition législative.
Le principe de subsidiarité s'impose à toutes les institutions européennes au titre de l'article 5 du traité sur l'Union européenne. Avec son corollaire, le principe de proportionnalité, c'est un gage d'efficacité et de démocratie : il assure que l'action européenne apporte une plus-value par rapport à celle des États membres et qu'elle n'excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs poursuivis. Comme vous le savez, le traité de Lisbonne a confié un « rôle de gardien » du respect de ces principes aux Parlements nationaux, avec un mécanisme de « carton jaune » voire « orange » ou « rouge » pour alerter les institutions européennes en cas d'entorse à ces principes. Toutefois, ce mécanisme s'est révélé assez décevant en pratique. Depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, il y a quinze ans, seulement trois textes ont donné lieu à un « carton jaune ». Le Sénat est l'une des chambres les plus actives en matière de contrôle du principe de subsidiarité au niveau européen. Parmi les avis motivés adoptés récemment par notre commission, je mentionnerai notamment le paquet « liberté des médias ». Je rappelle que notre commission avait fait part de ses réserves sur ce texte, notamment au sujet de la base juridique retenue (l'article 114 du TFUE qui porte sur l'harmonisation nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur), du choix de l'instrument (un règlement plutôt qu'une directive), et de la « plus-value » discutable d'une réglementation européenne sur les médias. En particulier, nous avions fait part de nos craintes concernant le pluralisme des médias et l'indépendance des journalistes. Nos réserves ont été entendues pour une fois à Bruxelles puisque, comme nous vous l'avions indiqué, lors de notre réunion du 14 décembre 2023, le compromis trouvé sur ce texte entre le Conseil et le Parlement européen nous paraît mieux respecter l'équilibre entre l'indépendance des journalistes, qui doit être garantie au niveau européen, et les différents modèles nationaux en matière de réglementation des médias.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je voudrais maintenant vous présenter les douze recommandations que nous proposons dans notre rapport.
La première est d'inviter les États membres réunis au Conseil à prendre leur part dans le contrôle du fondement juridique d'une initiative législative européenne. Comme le souligne le Conseil d'État dans sa dernière étude annuelle portant sur la souveraineté, « le strict respect des traités doit toujours être et demeurer la base de toute l'action européenne, à commencer par celle des institutions de l'Union, et d'abord de la Commission, qui en est la gardienne, mais aussi de la Cour, qui est en charge d'en assurer le respect, et bien sûr des États membres ». Or, l'expérience montre qu'il est rare que la question de la base juridique fasse l'objet d'un examen approfondi par les États membres lorsqu'ils examinent une proposition législative au Conseil. Nous suggérons donc de prévoir au Conseil un examen systématique et approfondi de la légitimité juridique d'une initiative législative européenne, avant d'engager sa négociation.
Notre proposition n° 2 est de prévoir d'insérer dans toute législation européenne une « clause bouclier » préservant la compétence des États membres en matière d'ordre public, de sécurité nationale et d'intégrité du territoire, notamment dans les textes traitant de coopération policière et judiciaire., reprenant ainsi une préconisation du Conseil d'État.
Troisièmement, nous recommandons de promouvoir le dialogue entre juges nationaux et européen. Il s'agit là encore d'une recommandation des « Sages du Palais Royal ». L'objectif est que la Cour de justice de l'Union européenne laisse aux juridictions des États membres une certaine marge d'appréciation nationale afin de permettre à ces derniers d'exercer leurs fonctions essentielles.
Notre proposition n° 4 est de privilégier le recours aux directives et limiter le recours abusif par la Commission aux actes d'exécution et aux actes délégués. Les directives sont plus respectueuses de la diversité des États membres puisqu'elles fixent des objectifs à atteindre, tout en laissant une marge de manoeuvre aux États concernant les moyens à mettre en oeuvre pour les atteindre. Les actes délégués et les actes d'exécution, qui échappent au contrôle des parlements nationaux, devraient être réservés, les premiers, à préciser des éléments non essentiels de la législation et, les seconds, à préciser des aspects techniques, et non politiques.
Cinquièmement, nous proposons d'étendre le champ et améliorer la qualité des études d'impact. Comme notre commission l'a exigé à plusieurs reprises dans différentes résolutions européennes, nous estimons que toutes les propositions législatives de la Commission européenne devraient être accompagnées d'une étude d'impact répondant à certaines exigences de qualité et que cette obligation devrait même s'étendre aux autres documents de la Commission européenne, comme les communications ou les plans d'action, ayant des implications législatives, ainsi qu'aux amendements substantiels du Conseil et du Parlement européen.
Notre proposition n° 6 prévoit une évaluation ex post systématique des actes législatifs. Il serait en effet utile de vérifier systématiquement après l'entrée en vigueur des actes normatifs, si les objectifs visés ont été atteints, ce qui implique d'insérer une clause de rendez-vous dans chaque acte.
Septièmement, nous proposons de réduire la charge administrative pesant sur les entreprises, notamment les PME, en soumettant toute nouvelle initiative européenne à un « test compétitivité » sur le marché mondial et un « test PME » renforcé. Comme le souligne Mario Draghi, alléger le « fardeau réglementaire » pesant sur les entreprises européennes les rendrait plus compétitives sur le marché mondial. Il préconise à cet effet d'introduire un « test de compétitivité » et de renforcer le « test PME » dans les études d'impact, en amont de l'adoption de tout nouvel acte européen.
Notre proposition n° 8 est de faciliter le contrôle du respect du principe de subsidiarité par les Parlements nationaux, en allongeant le délai alloué à ce contrôle et en abaissant le seuil pour le déclenchement du « carton jaune ». Il s'agit ici de reprendre les propositions formulées en 2022 par le groupe de travail sur le renforcement du rôle des parlements nationaux, créé dans le cadre de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires de l'Union européenne (COSAC) sous présidence française du Conseil : porter de huit à dix semaines le délai dévolu au contrôle du respect du principe de subsidiarité et abaisser à un quart des voix le seuil de déclenchement du « carton jaune ».
Neuvièmement, nous proposons d'inciter les États membres au Conseil à examiner la conformité de toute initiative européenne aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, en amont de la négociation. Sans reprendre l'idée de désigner « une Madame ou un Monsieur subsidiarité », qui a été avancée par le Conseil d'État, nous suggérons d'inciter les États membres au Conseil à se montrer plus vigilants par rapport au respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité, avant même d'entamer la négociation des textes européens.
Notre proposition n° 10 est de rétablir un poste de vice-président de la Commission européenne chargé de la simplification et de la subsidiarité. Comme le propose Mario Draghi, l'objectif de simplification devrait être pris en charge par un vice-président de la Commission européenne or le portefeuille de la simplification a été « rétrogradé » au sein du nouveau collège composé par Ursula von der Leyen. Nous pensons donc utile de le rétablir.
Onzièmement, nous proposons de veiller au respect de la diversité linguistique et de la place du français. Le respect de la diversité linguistique participe aussi d'une meilleure prise en compte de la réalité du terrain. Face à la tendance au « monolinguisme » et à l'usage exclusif de l'anglais au sein des institutions européennes, il convient de défendre et promouvoir le respect de la diversité linguistique et la place du français, comme langue officielle et langue de travail.
Notre proposition n° 12 est de mieux prendre en compte la spécificité des territoires, notamment ultra marins. En raison de leur éloignement géographique et de leurs caractéristiques propres, les « régions ultrapériphériques » - c'est-à-dire les territoires ultramarins - doivent pouvoir bénéficier d'un régime particulier, comme le prévoit l'article 349 du TFUE. C'est trop rarement le cas en pratique, notamment en matière d'énergie, de gestion de l'eau, de traitement des déchets, ou encore en matière de pêche. À notre avis, la Commission européenne devrait procéder à une analyse systématique de l'impact pour les régions ultrapériphériques de toute proposition législative européenne.
Telles sont les douze recommandations que nous vous proposons d'adopter.
M. Jean-François Rapin, président et rapporteur. - Ce rapport nous semble d'autant plus opportun qu'il intervient juste au moment où les institutions européennes reprennent leur fonctionnement normal. Nous avons mené ce travail car, au fil de nos réunions, nous constatons l'afflux de règlements et la complexité normative. Je fais d'ailleurs observer qu'hier, avec notre collègue Karine Daniel et à l'initiative de notre collègue Martine Berthet, nous avons reçu les acteurs locaux de l'Europe en Auvergne-Rhône-Alpes et la discussion a notamment tourné autour de la complexité, en particulier de l'obtention des fonds européens : il s'agit là d'une question connexe au sujet global que nous traitons ici.
Nous avons souhaité, sur le fondement des auditions de très haut niveau que nous avons menées, non seulement vous éclairer, mais aussi vous soumettre des recommandations de nature à rendre l'Europe moins indigeste aux yeux de nos concitoyens et même d'un certain nombre d'élus.
Mme Mathilde Ollivier. - Je remercie les trois auteurs pour ce rapport très intéressant et pour leurs propositions. J'aimerais formuler plusieurs remarques. Tout d'abord, s'agissant de la proposition n° 2 relative à la préservation du rôle des États membres en matière d'ordre public : c'est, bien sûr, un aspect important mais je voudrais alerter sur la tension qui existe souvent entre, d'une part, le respect de l'ordre public et, d'autre part, les libertés individuelles, de manifestation ou d'expression ; je mentionne à cet égard le cas d'un certain nombre d'États membres que nous connaissons et dont les pouvoirs en place peuvent restreindre la liberté d'opinion à l'occasion de troubles à l'ordre public.
J'en viens à la proposition n° 7 qui recommande de soumettre toute nouvelle initiative européenne à un « test de compétitivité » et un « test PME » renforcé : cela me semble important et une telle démarche est déjà censée figurer dans les études d'impact élaborées par la Commission européenne. Cependant, je ne suis pas sûre que le fardeau réglementaire à l'échelle européenne qui entame plus la compétitivité des entreprises - notamment des PME -que les législations nationales. Pour avoir travaillé sur ce sujet, je rappelle que les PME, lorsqu'elles essayent de grandir et de s'implanter sur le marché européen dans sa globalité, affrontent aussi une vraie difficulté quand elles se heurtent à des législations nationales différentes et doivent s'orienter à travers celles-ci. À cet égard, l'harmonisation au niveau européen, qui a fait l'objet de nombreuses initiatives dans le cadre du marché intérieur, permet également de rendre nos PME européennes plus compétitives à l'échelle mondiale en pénétrant le marché européen dans sa globalité. Certes, il est important de prévoir des « tests de compétitivité » ainsi que des « tests PME » renforcés mais ce n'est pas le nec plus ultra de la démarche de l'Union européenne et il est à tout le moins impératif que ces outils ne soient pas déployés au détriment des normes sociales et environnementales.
Enfin, s'agissant de la proposition n°11 sur le respect de la diversité linguistique et de la place du français, j'attire votre attention sur l'importance du soutien aux écoles européennes. Certes, cela dépasse le cadre du présent rapport mais j'ai été saisie par un certain nombre d'acteurs qui travaillent dans ces écoles européennes et signalent que la place du français y est en recul. Ces écoles accueillent les familles de fonctionnaires européens ainsi que d'autres personnes et j'insiste sur l'enjeu que constitue la promotion des sections françaises dans ces établissement afin que les Français y inscrivent leurs enfants : cela nous permettra, à moyen terme, de maintenir une place importante de notre langue.
M. Jean-François Rapin, président et rapporteur. - Je vous répondrai brièvement, en commençant par notre proposition n° 11 relative à la diversité linguistique : je rappelle qu'à chacun de nos déplacements dans l'Union européenne, la question de l'enseignement du français dans les écoles est évoquée. Tel a été le cas récemment à Chypre où, certes, notre position est contestée mais se maintient à un niveau convenable depuis l'ouverture en 2012 d'un lycée franco-chypriote et la restauration du français comme deuxième langue vivante obligatoire en fin de lycée public.
La prise en compte des PME est une préoccupation que nous partageons avec la délégation sénatoriale aux entreprises : je dialogue souvent à ce sujet avec son président Olivier Rietmann qui m'invite d'ailleurs quand il reçoit des délégations d'entreprises européennes. Il importe de tenir compte des spécificités propres aux PME lors de l'élaboration de la législation européenne afin de ne pas alourdir les contraintes réglementaires qui pèsent sur elles. Dans le même temps, une certaine harmonisation européenne est effectivement souhaitable afin de permettre à nos PME d'accéder sans difficulté au marché intérieur, sans législations trop éloignées les unes des autres. Des initiatives communes sur ce sujet pourraient s'envisager avec la délégation aux entreprises et je rappelle que l'audition que nous organisons en commun d'Enrico Letta sur son rapport consacré à l'achèvement du marché unique aura lieu demain. La délégation aux entreprises ainsi que la commission des affaires économiques y sont invitées et l'occasion sera propice pour soulever la question des PME.
Enfin, concernant la sécurité nationale et l'ordre public - qui reste une compétence des États -, nos propositions ne visent nullement à remettre en cause l'État de droit : nous rappelons simplement qu'il s'agit de respecter les compétences des États membres en tant que telles.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure - Mathilde Ollivier a évoqué le cas des entreprises dont le développement pourrait être entravé par les différences de législations nationales : j'en conviens, mais notre rapport souligne que des règles européennes trop contraignantes peuvent également aller à l'encontre des intérêts de nos propres entreprises. Ainsi, alors qu'il s'agit de leur permettre d'atteindre une masse critique suffisante pour survivre et être compétitives dans le secteur du numérique, nous soulignons que des règles européennes de concurrence appliquées de manière trop stricte sont contraires aux intérêts des acteurs et des entreprises européennes : il est important de le faire observer, tout comme la nécessité d'exiger la symétrie dans l'ouverture des marchés car les nôtres sont largement ouverts tandis que ceux d'États tiers sont souvent plus fermés à nos entreprises. Les règles européennes doivent donc soutenir nos entreprises en se fondant sur la réciprocité.
S'agissant de notre proposition sur la défense de la diversité linguistique et du français, je mentionnerais, à titre d'exemple, le constat que nous avons fait dans le rapport que j'ai présenté à notre commission avec notre collègue Louis-Jean de Nicolaÿ : il est absurde que dans le domaine de la culture et du patrimoine, qui est par définition celui de la promotion de la diversité culturelle - en tout cas en Europe -, l'accès aux différents dispositifs européens ne soit possible qu'en anglais. Nous avions souligné l'absence de traduction française ainsi que dans les langues des pays concernés des informations permettant de solliciter le bénéfice de ces différents dispositifs. Il va sans dire que tout ce qui se rattache à cette exigence de promotion du français et de la diversité linguistique est pertinent et il en va ainsi dans les écoles européennes : cela correspond à l'objectif de notre présent rapport car la possibilité de lire et de pouvoir s'exprimer dans sa propre langue répond aussi à un souci de simplification.
Mme Marta de Cidrac. - Merci à vous trois pour ce rapport que je trouve particulièrement intéressant, surtout en ce moment où beaucoup de questions peuvent surgir sur le fonctionnement de l'Union européenne. Je suis particulièrement sensible à vos propositions 11 sur la diversité linguistique et 12 sur la spécificité des territoires : je souligne que nos Outre-mer sont souvent oubliées dans les débats et la France a également une voix à porter à ce sujet.
Je souhaite vous poser quelques questions pragmatiques. Comment faire pour promouvoir votre rapport et quels vecteurs utiliser pour mettre en avant vos propositions ? Je pense que nous devons essayer de promouvoir ce travail à travers notre diplomatie européenne et peut-être aussi au sein de nos différentes commissions permanentes. Par exemple, je siège à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et le président, dans son propos liminaire, a évoqué la directive « emballages » qui fait partie des sujets ayant un impact éminent sur nos territoires : j'assure un suivi de ce dossier au sein de la commission des affaires européennes mais non au titre de la commission du développement durable qu'il intéresse très directement ; je suis certaine que beaucoup d'entre nous, quelle que soit notre commission de rattachement, estiment qu'il est important que la commission des affaires européennes, par sa compétence transversale, puisse alimenter par son travail de veille européenne chaque commission permanente ?
En second lieu, je voudrais savoir si notre ressenti sur les normes européennes est partagé par d'autres instances parlementaires des États membres. Si tel est le cas - et peut-être y-a-t-il une sorte de parangonnage sur ce thème -, je me demande si le Sénat français pourrait initier un mouvement avec des assemblées d'autres États membres pour promouvoir le type de réflexions que soulève votre travail.
M. Jean-François Rapin, président et rapporteur. - Je réponds brièvement à vos interrogations. Tout d'abord, comment promouvoir notre travail de commission au-delà des outils habituels ? J'ai formulé quelques propositions à ce sujet, notamment pour enrichir les réflexions de notre collègue vice-Présidente du Sénat, Sylvie Vermeillet, chargée par le Président du Sénat d'une mission de réflexion sur l'évolution du travail parlementaire. J'ai notamment précisé que les membres de notre commission, y compris moi-même, étions à la disposition des commissions permanentes pour leur présenter ceux de nos travaux qui peuvent les intéresser. Je compte d'ailleurs sur les membres de la commission des affaires européennes pour souligner auprès de leurs collègues en commission permanente l'intérêt pour celle-ci de renforcer ses relations avec notre commission sur les sujets d'intérêt commun. J'ai également évoqué ce point avec le président du Sénat, Gérard Larcher, à qui j'ai présenté des pistes d'évolution pour notre commission au service d'une influence renforcée du Sénat sur la construction européenne. J'ai toujours eu la volonté de promouvoir une relation étroite et une coopération harmonieuse entre la commission des affaires européennes et les commissions permanentes, d'autant - je le souligne - qu'on est aujourd'hui en train de changer de paradigme politique pour tenter de promouvoir ensemble l'intérêt général en cette période critique pour notre pays.
En second lieu, je confirme que nombre de nos collègues parlementaires des divers États membres partagent notre ressenti concernant les normes européennes. Nos travaux en témoignent et, dans sa présentation, Catherine Morin-Desailly a précisé que ce sujet avait été évoqué à de nombreuses reprises au sein de la COSAC. Je me félicite que nous ayons récemment réussi à faire adopter des amendements - que nous portons depuis deux ans - sur le renforcement du rôle des Parlements nationaux, notamment en matière de contrôle du principe de subsidiarité, dans la contribution finale adoptée à l'issue de la dernière réunion de la COSAC à Budapest fin octobre ; reste à savoir si la Commission ou les autres instances européennes s'en saisiront : je le souhaite et c'est, en tout cas, une volonté que nous affirmons depuis plusieurs années. Tel a été le cas pendant la présidence française sur le fondement des conclusions du groupe de travail que nous avions mis en place et nous avons encore affirmé cette position à l'occasion du travail mené lors de la Conférence sur l'avenir de l'Europe. Toutes ces initiatives prennent en compte la volonté de la plupart des Parlements des États membres de voir évoluer les choses dans le sens que souhaitons.
M. Didier Marie, rapporteur. - Je souhaite à mon tour intervenir brièvement sur le fonctionnement de notre assemblée. Le règlement du Sénat pourrait nous permettre de présenter nos travaux à l'occasion de l'examen de certaines propositions ou certains projets de loi par les commissions qui en sont saisies au fond. Je vais même plus loin : je pense que nous devrions être dotés d'une capacité d'initiative pour saisir les commissions au fond sur tout sujet qui, en raison de sa dimension européenne, aurait un impact sur la législation française. On voit bien que de nombreux projets ou propositions de loi soumis aux commissions au fond sont en réalité, directement ou indirectement, la traduction de politiques européennes ; s'y ajoutent les cas dans lesquels les politiques européennes ont une incidence sur des projets ou des propositions de loi. Dans de telles hypothèses, notre commission pourrait rédiger un rapport, venir le présenter devant la commission au fond et ainsi contribuer à l'acculturation que souhaite Jean-François Rapin, vraisemblablement comme nous tous. On voit bien le décalage entre notre forte implication dans les sujets européens et l'attention plus réduite qu'y accordent certains de nos collègues dans les commissions au fond.
M. Jean-François Rapin, président et rapporteur. - Le dispositif d'intervention de la commission des affaires européennes évoqué par Didier Marie n'est pas éloigné de celui prévu par le Règlement de l'Assemblée nationale. J'ai moi-même proposé au Président Larcher et à la Vice-Présidente Vermeillet d'accroître l'implication de la commission des affaires européennes en séance dans l'examen des textes ou les débats présentant un enjeu européen majeur : à cette fin, il faudrait, selon moi, élargir le champ des projets de loi sur lesquels notre commission peut présenter des observations, champ aujourd'hui limité selon le Règlement de notre assemblée aux projets de loi de transposition, pour l'étendre à tout texte portant « sur un domaine couvert par l'activité de l'Union européenne», sur le modèle de ce qui est prévu à l'Assemblée nationale.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - La question de notre collègue est très pertinente : nos travaux ne doivent pas rester entre les murs de notre commission. Nous avons vraiment besoin de les promouvoir au-delà, à commencer par notre propre assemblée. Cela passe notamment par le renforcement des liens entre les commissions au fond et notre commission des affaires européennes. Ces liens sont encore très perfectibles car, au sein des commissions au fond, nous n'avons pas toujours le réflexe d'établir des connexions entre nos travaux et la législation européenne en vigueur ou en négociation ni de nous adresser à la commission des affaires européennes pour proposer de travailler ensemble. Lorsque j'étais présidente de commission de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat, j'ai beaucoup oeuvré pour rapprocher cette commission et la commission des affaires européennes, car je considérais, ne serait-ce que s'agissant du secteur numérique, qu'un pan entier de ce champ d'action publique dépendait de la législation européenne. Faute de travail d'emblée partenarial, nous perdons beaucoup de temps. Il faut donc profiter de ce rapport pour montrer, au sein de nos commissions respectives, que nous sommes prêts à intervenir pour informer, tenir au courant de l'actualité européenne, enrichir l'analyse lors des travaux législatifs... Je pense très sincèrement que cette coopération inter-commissions mériterait d'être un peu mieux structurée et organisée, au bénéfice de tous.
M. Jacques Fernique. - Merci pour votre rapport. Ma question porte sur la fameuse « clause bouclier » que vous proposez d'insérer systématiquement dans chaque nouveau texte de législation européenne, pour préciser que ce texte n'empiète pas sur les compétences des États membres en matière d'intégrité territoriale, d'ordre public et de sécurité nationale. Je me demande si, en pratique, l'adjonction systématique de cette clause constituera une protection aussi efficace que cela car cela revient - si j'ai bien compris - à rappeler le contenu du paragraphe 2 de l'article 4 du traité sur l'Union européenne. J'y vois une certaine façon d'admettre que ce texte ne va pas de soi et qu'il est donc nécessaire de le rappeler dans chaque législation. De plus, au cas où on ne procède pas du tout à ce rappel ou de façon pas suffisamment détaillée, cela signifierait que la règle ne s'appliquerait pas. Je doute donc un peu que l'idée de la clause systématique puisse vraiment faire avancer les choses et éviter que, quand surgissent des points - et il y en a beaucoup - qui sont problématiques au regard de la distinction entre ce qui relève de la souveraineté européenne et de la souveraineté des États, cela entraine des conflits et des débats. Dans ces hypothèses, il ne suffit pas d'invoquer le texte général ou d'avoir introduit une clause particulière pour que tout s'apaise et que tous les doutes soient levés.
M. Jean-François Rapin, président et rapporteur. - Le rappel que nous préconisons ici participe plus généralement de l'esprit général de notre travail : il nous parait indispensable de rappeler que les articles du traité doivent être utilisés à bon escient. En effet, nous avons constaté à plusieurs reprises que les bases juridiques retenues pour fonder certaines initiatives législatives étaient contestables, la Commission retenant certains articles du traité qui ne semblent pas nécessairement les vecteurs appropriés. Je pense ici, entre autres, au programme européen pour l'industrie de la défense (EDIP - European Defence Industry Programme) ou au texte relatif aux associations transfrontalières. Compte tenu des nombreuses illustrations de telles dérives, il ne me semble pas inutile - et même en réalité bénéfique, dans un esprit d'anticipation -de répéter l'importance de respecter les traités et les compétences des États membres dans l'élaboration de la norme européenne.
Mme Amel Gacquerre. - Je vous remercie pour vos propositions qui répondent à un sujet important puisque nous sommes souvent interpellés sur la complexité européenne. En lisant le rapport que vous nous avez distribué, il me semble difficile de ne pas faire le lien avec notre propre façon de légiférer et, à ce titre, je trouve particulièrement intéressantes - en pensant à certains projets de loi - les propositions n°5 sur l'amélioration de la qualité des études d'impact et n°6 sur l'évaluation ex post systématique des actes législatifs : il y a peut-être ici des éléments à reprendre pour améliorer la législation française.
Je souhaite surtout vous interroger sur la proposition n°4 qui vise à privilégier le recours aux directives et à limiter le recours abusif par la Commission aux actes d'exécution et aux actes délégués. C'est un sujet que j'ai découvert et approfondi en travaillant avec Michaël Weber sur la proposition de résolution européenne relative à la lutte contre les retards de paiement dans les transactions commerciales. On a effectivement l'impression que l'Europe recourt un peu trop souvent aux règlements et pas assez aux directives, ce qui laisse moins de latitude aux États membres. Ce phénomène est-il avéré, chiffré et en évolution ? Vous m'indiquez que des statistiques précises figurent en annexe de votre rapport et je voudrais savoir s'il s'agit d'un phénomène qui perdure malgré les critiques ; quels sont les freins envisageables ?
M. Jean-François Rapin, président et rapporteur. - Statistiquement, nous avons effectivement constaté une hausse tendancielle des règlements et des actes délégués ou des actes d'exécution européens, comme attesté par les chiffres figurant dans notre rapport. Il est vrai qu'en tant que parlementaires nous sommes un peu frustrés par cette évolution car un règlement ne nécessite pas de loi de transposition qui nous serait soumise pour examen. J'avais demandé à la précédente ministre en charge des Affaires européennes, Laurence Boone, si elle entendait lutter contre cette tendance et elle m'avait fait observer que les entreprises exprimaient souvent une demande contraire, dans la mesure où elles préfèrent bénéficier, à travers un règlement, d'une harmonisation et d'une sécurité juridiques accrues. Par ailleurs, je souligne que les Parlements ne sont pas consultés sur les actes délégués ou les actes d'exécution.
Politiquement, il peut sembler paradoxal de rappeler que certains acteurs économiques ne partagent pas toutes les critiques que nous formulons à l'égard de la hausse tendancielle du nombre de règlements, d'actes délégués ou d'exécution mais, en tout cas, nous constatons cette progression qui constitue une vraie frustration aux yeux des parlementaires que nous sommes.
M. Didier Marie, rapporteur. - Notre discussion sur l'alternative entre directive et règlement renvoie à la question plus large de la construction de la souveraineté européenne versus la souveraineté nationale. Lorsqu'une directive est adoptée, on demande aux États de la transposer, ce qui n'est pas toujours fait dans les délais, et cela soulève des difficultés. Inversement, il arrive que des règlements soient adoptés sur des questions qui relèveraient plutôt d'une directive. Il y a donc une pondération à trouver entre ces deux formes de production de normes.
On peut également remarquer que, pendant la dernière mandature de la Commission européenne, nous avons été confrontés à de nombreuses crises comme la pandémie de Covid-19, la crise énergétique ou la guerre en Ukraine : cela a nécessité des réponses d'urgence qui ont accru le recours aux règlements. Il faut donc trouver un juste équilibre en distinguant bien, d'une part, ce qui relève des grandes orientations et nécessite l'élaboration de directives - qui doivent être transposées pour respecter les particularités nationales - et, d'autre part, les matières qui portent sur l'exécution des décisions des instances européennes : dans ce dernier cas, les mesures prises doivent effectivement être suffisamment précises de telle sorte que chacun puisse s'en saisir sans ambiguïté.
Mme Marta de Cidrac. - J'ajoute qu'il est essentiel de bien distinguer les logiques qui animent, d'une part, le législateur d'un État membre et, d'autre part, les entreprises. Nous devons, en tant que législateur, défendre un intérêt collectif, ce qui nous distingue des entreprises. En effet, les entreprises auront tendance à préférer des règles plus pragmatiques et opérationnelles, tandis que, par définition, nous prenons des décisions qui demandent plus de temps, de recul - et, par moments, de discernement - dans le but de servir l''intérêt collectif. Il est donc important de prendre cette distinction en compte et c'est la raison pour laquelle je trouve que votre proposition tendant à privilégier le recours aux directives est tout à fait pertinente.
M. Didier Marie, rapporteur. - Tout le monde constate aujourd'hui que le fonctionnement de l'Union européenne est trop technocratique, avec une avalanche de normes - nous avons tous en tête bon nombre d'exemples, comme la forme de la banane, etc. - qui soulèvent un certain nombre d'interrogations. Tout d'abord, au sein de la Commission européenne, la relation entre la légitimité politique des commissaires et le poids des directions générales soulève des questions de fond. Les directions générales sont extrêmement puissantes. Ensuite, nous avons rappelé dans notre rapport les dispositions prises pour alléger le poids de la bureaucratie européenne ; le constat est malheureusement qu'elles ne sont pas - ou insuffisamment - mises en oeuvre. Troisièmement, il faut faire attention à ce que notre volonté collective d'alléger le poids technocratique ne se traduise pas par une remise en cause d'objectifs qui, pour leur part, restent légitimes. Dans le même sens, Mme Ursula von der Leyen a tout récemment indiqué à Budapest que l'objectif est de réduire le fardeau bureaucratique sans changer le « contenu correct » des normes européennes. Je fais ici observer qu'un certain nombre de lobbies aimeraient bien profiter d'un « allègement technocratique » pour remettre en cause certaines dispositions adoptées par les institutions européennes - et j'englobe dans ce terme à la fois la Commission, le Parlement, mais aussi le Conseil : il faut donc nous prémunir contre ce risque. Je rappelle que nous nous battons pour que les normes, qui sont aussi des éléments de puissance pour l'Union européenne à l'égard de nos concurrents internationaux, ne soient pas remises en cause ; nous voulons que les normes européennes soient mieux et plus facilement applicables par chacun. Par exemple, s'agissant du devoir de vigilance sur lequel nous avons travaillé à plusieurs reprises, personne ne remet en cause le fondement de l'obligation de déclaration (reporting) qui doit incomber aux entreprises. Ce qui est contesté, c'est le poids administratif que cela peut représenter et il faut donc trouver le bon dosage entre l'objectif souhaité et les modalités de mise en oeuvre. Le même raisonnement s'applique à toute une série de politiques européennes qui permettent de définir, à l'échelle internationale, un socle de normes qui vont dans le bon sens, par exemple en matière de climat, de souveraineté alimentaire ou de santé. S'agissant du Mercosur, nous nous opposons collectivement à cet accord car nous considérons que les normes que nous nous sommes imposées en Europe sont utiles et saines pour l'agriculture, la santé, nos entreprises, etc. : dès lors, nous souhaitons que les autres les appliquent. Ce n'est pas l'inverse : nous ne souhaitons pas remettre en cause tous nos efforts dans le seul but de pouvoir affronter une concurrence sans normes et sans bornes au sein du Mercosur.
Je conclus mon propos en soulignant l'importance de lutter contre la bureaucratie et, à ce titre, la question du poids des directions générales de la Commission européenne est effectivement pertinente. Il faut surtout mettre en oeuvre ce qui est programmé. Or, malheureusement, tel n'a pas été le cas pour ce qui a été annoncé par Mme Ursula von der Leyen au cours de son mandat précédent. Il sera intéressant de suivre les prochaines étapes car celle-ci promet, dans les 100 jours, un texte omnibus qui vise à réduire de 25 % le poids de la bureaucratie européenne, dans l'intérêt des entreprises et des PME. Espérons que cette fois-ci, cette intention sera suivie d'effets.
Mme Karine Daniel. - Pour pousser le raisonnement encore un cran plus loin, on peut parfois se demander si le législateur national, en surtransposant ou en surinterprétant les normes européennes, exprime non pas son indifférence mais, au contraire, une certaine opposition aux instances européennes en renvoyant la faute sur ces dernières par une sorte de double jeu. Je vous remercie à nouveau pour ce rapport qui est éclairant de ce point de vue et je pense qu'il faut garder en tête ce phénomène pour interpréter la parole publique ainsi que la manière de communiquer sur les questions européennes.
M. Jean-François Rapin, président. - Je fais observer que dans certains États membres, la commission des affaires européennes joue un rôle prééminent dans l'examen parlementaire des sujets européens : elle fixe la position du Parlement sur les propositions législatives européennes après avis des commissions permanentes. J'en ai discuté avec certains de nos collègues d'autres États membres où la commission des affaires européennes est même nommée la « grande commission ».
Nous vous proposons humblement une démarche un peu inverse : vous pourriez, dans vos commissions permanentes respectives, proposer qu'un représentant de notre commission soit entendu sur le volet européen d'un texte en discussion ou vienne présenter son travail sur la dimension européen d'un sujet ressortant de cette commission. Chacun d'entre nous accomplirait cette tâche avec plaisir même si nos agendas sont chargés - et je note qu'ils risquent de s'alléger dans quelques jours...
La commission autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
M. Jean-François Rapin, président et rapporteur. - Je me félicite de ce vote qui récompense notre travail pour vous présenter un rapport équilibré et surtout efficace.
La réunion est close à 15 heures.
Jeudi 5 décembre 2024
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques, et de M. Olivier Rietmann, président de la délégation aux entreprises -
La réunion est ouverte à 8 h 35.
Marché intérieur, économie, finances, fiscalité - Avenir du marché intérieur - Audition de M. Enrico Letta
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous avons le plaisir d'accueillir ce matin M. Enrico Letta, ancien président du Conseil italien, aujourd'hui membre de la Chambre des députés d'Italie, où il siège au sein de la commission chargée des politiques de l'Union européenne. M. Letta est également le président de l'Institut Jacques Delors, think tank influent sur la scène européenne.
Monsieur Letta, vous avez remis au Conseil européen, lors de sa réunion extraordinaire des 17 et 18 avril derniers, un rapport que les chefs d'État ou de gouvernement vous avaient commandé sur l'avenir du marché intérieur. Ce rapport, dont le titre peut se traduire en français par « Bien plus qu'un marché », a vocation à inspirer la nouvelle Commission européenne, au même titre que les rapports rendus ensuite par MM. Mario Draghi et Sauli Niinistö.
Vous analysez en profondeur l'un des éléments fondateurs et centraux de la construction de l'Union européenne qui est aussi l'un de ses atouts essentiels : le marché unique. Vous relevez qu'il reste une pierre angulaire de l'intégration et des valeurs européennes, mais vous soulignez le profond changement de contexte intervenu ces dernières années. Guerre en Ukraine, avancées technologiques rapides qui sont au coeur des transitions numérique et écologique, accroissement de la compétition économique mondiale dans un monde qui se fragmente, y compris sur le plan commercial, auxquels il convient d'ajouter les défis politiques actuels eu égard à ce qui s'est produit en France hier soir : autant de ruptures qui, selon vous, nous imposent de développer un nouveau marché unique « inscrit dans le monde d'aujourd'hui », pour éviter que l'Europe ne décroche, qu'elle soit durablement dépendante d'États tiers pour ses technologies et son innovation. L'enjeu est majeur.
Pour faire face à cette situation, vous avancez des propositions fortes ! Disons-le franchement, toutes ne vont pas de soi pour les parlementaires nationaux, en tout cas pour nous, sénateurs français. D'où l'importance de l'échange que nous avons ce matin.
Je voudrais pour ma part relever quelques points, en commençant par la méthode législative.
Vous mettez en évidence la fragmentation du marché unique, qui résulte d'une réglementation excessive et du cloisonnement qui préside à la mise en oeuvre nationale et régionale de cette réglementation. Vous prônez dès lors la redécouverte, en quelque sorte, de « la méthode Delors d'harmonisation maximale couplée à la reconnaissance mutuelle, pleinement consacrée par les arrêts de la Cour européenne de justice ».
Vous marquez à ce titre clairement votre préférence pour les règlements, éléments simples, efficaces et non équivoques d'harmonisation. Vous souhaitez même encadrer les directives, lorsque celles-ci restent nécessaires, en limitant alors leur déclinaison à « deux choix clefs pour garantir leur mise en oeuvre effective ».
Je veux vous assurer que nous veillons, au Sénat français, au respect du principe de subsidiarité dont vous soulignez l'importance, mais qui n'est pas évident pour les institutions européennes. À ce titre, nous sommes réservés sur le recours systématique aux règlements, qui prive les parlements nationaux de toute marge de manoeuvre. Nous en avons eu un exemple récent avec la proposition de règlement sur les délais de paiement, en substitution d'une directive. Les transpositions nationales rendent peut-être le cadre juridique plus complexe pour les entreprises, et le cadre actuel est en l'espèce certainement perfectible. Mais il présente aussi le mérite d'être bien plus adapté aux réalités économiques des secteurs concernés que le cadre uniforme, et sans aucune exception, proposé par la Commission européenne.
Il me semble par ailleurs que cette réflexion devrait s'accompagner, d'une part, d'une analyse du rôle et de la place des parlements nationaux dans la procédure législative européenne et, d'autre part, d'une remise à l'honneur de l'accord interinstitutionnel « Mieux légiférer », les études d'impact réalisées par la Commission européenne étant trop souvent bâclées, voire, dans certains cas, inexistantes.
Vous recommandez également de privilégier systématiquement l'utilisation de la base juridique qui fonde le marché unique, notamment l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).
Cette base juridique nous semble déjà largement utilisée par la Commission européenne, de manière parfois très extensive, voire trop extensive au regard d'autres articles des traités. En disant cela, je pense notamment au secteur de l'industrie de la défense et à la volonté de la Commission européenne de créer un véritable marché unique des produits et services de défense. Nous avons examiné la proposition de règlement sur le programme européen pour l'industrie de la défense (Edip) et nous avons formulé des remarques sur ce point, car nous considérons que les produits de défense ne sont pas des produits comme les autres dans la mesure où ils soulèvent des enjeux particuliers de souveraineté.
Sur l'ensemble de ces sujets d'élaboration des normes européennes, notre commission a adopté hier un rapport que j'ai présenté avec deux de mes collègues vice-présidents, et qui appelle l'Union européenne à améliorer son processus législatif pour mieux tenir compte de la diversité nationale et des réalités de terrain.
Dernier point, vous soulignez à juste titre la nécessité de stimuler l'innovation et plaidez pour une « cinquième liberté » dans le cadre du marché unique, « afin de renforcer la recherche, l'innovation et l'éducation », pour en faire des moteurs d'intégration du marché unique. Nous serions intéressés que vous précisiez votre pensée et la manière dont cette cinquième liberté pourrait être mise en oeuvre. Je souhaiterais également que vous puissiez évoquer l'enjeu de l'intégration financière au sein du marché unique et, plus largement, celui du financement de l'innovation en Europe. Alors que la Commission européenne travaille déjà à l'élaboration du prochain cadre financier pluriannuel, avez-vous des recommandations à faire en ce domaine ?
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - C'est un très grand plaisir que de vous accueillir ici aujourd'hui devant nos deux commissions et la délégation aux entreprises. En tant que sénatrice des Alpes-Maritimes, je sais combien les relations franco-italiennes sont précieuses. Et en tant que présidente de la commission des affaires économiques du Sénat, je mesure combien le marché intérieur est le socle de la prospérité européenne.
Votre contribution récente sur le renforcement du marché intérieur s'inscrit dans un contexte préoccupant de décrochage de l'Europe par rapport aux économies chinoise et américaine. Le rapport de votre compatriote Mario Draghi, publié peu après le vôtre, confirme ce diagnostic. Vous pointez, notamment, la fragmentation réglementaire et fiscale du marché intérieur comme une cause structurelle de cette torpeur, par contraste avec les États-Unis, qui capitalisent sur leur capacité d'innovation et leur prise de risque.
Je souhaiterais m'arrêter sur deux de vos propositions pour remédier à cette fragmentation.
En premier lieu, vous soulignez que les Européens épargnent 33 000 milliards d'euros chaque année, mais que ces capitaux, insuffisamment mobilisés, sont investis ailleurs - notamment 300 milliards d'euros dans des entreprises américaines. Vous proposez donc la création d'une « Union de l'épargne et des investissements » pour parachever le projet ancien d'Union des marchés de capitaux.
À cet égard, que pensez-vous des initiatives nationales telles qu'en France le « livret industrie », le plan d'épargne avenir climat (Peac), on encore les projets de mobilisation des dépôts du livret A pour financer l'agriculture ou la défense ? Ces outils, bien qu'éclatés, viennent répondre à un besoin de financement bien identifié pour certains secteurs, notamment nos TPE et nos PME. Que vous inspire cette multiplication d'outils nationaux d'épargne réglementée ? Cette question du financement de notre économie peut-elle être davantage intégrée au niveau européen à brève échéance ? Plutôt que de miser, rapport après rapport, sur un essor du financement désintermédié, par le marché, sur le modèle des États-Unis, ne faudrait-il pas davantage faire avec ce que l'on a et s'appuyer sur nos banques, dont le maillage territorial est un véritable atout ?
En second lieu, vous insistez sur l'articulation entre politique de concurrence et politique industrielle, alors que, dans les télécommunications, dans l'énergie et les marchés financiers, le marché pertinent est européen et non plus national. Vous défendez les projets importants d'intérêt européen commun (Piiec), qui permettent depuis 2018 de déroger aux règles de concurrence pour investir dans des technologies stratégiques. C'est un outil que la commission des affaires économiques avait salué et appelé à mobiliser dans son rapport transpartisan de 2022, intitulé Cinq plans pour la souveraineté économique.
Cependant, vous proposez également de « taxer » les aides d'État à hauteur de 10 % pour financer des initiatives paneuropéennes, afin de limiter les distorsions de concurrence. Si cela peut se justifier au regard de l'objectif d'une souveraineté à l'échelle européenne, cette taxe ne risque-t-elle pas en pratique de freiner les soutiens nationaux à nos entreprises, déjà sous pression face à l'Inflation Reduction Act américain ou aux subventions d'État chinoises ? Alors que les règles ont été assouplies et les plafonds des aides de minimis relevés en réponse au covid-19 et à la guerre en Ukraine, il ne faudrait pas aller à l'encontre de ce retour en grâce des politiques industrielles, qui est un acquis majeur des dernières années.
Enfin, permettez-moi une question plus générale : vous rappelez que 80 % de notre législation découle désormais de décisions adoptées à Bruxelles ou à Strasbourg. C'est du reste l'un des signes que l'intégration européenne est bel et bien une réalité malgré son relatif inachèvement. Dans ce contexte, les législations nationales sont plus souvent vues à Bruxelles comme des obstacles à la libre circulation que comme des atouts, non sans susciter un mécontentement politique de plus en plus manifeste à l'encontre de l'Europe... Dès lors, quelles marges de manoeuvre nous reste-t-il, en tant que parlementaires nationaux, pour légiférer sans surtransposer et sans mettre en péril la compétitivité de nos économies ? Autrement dit - et vous me pardonnerez de reformuler ma question avec cette pointe de malice -, le véritable achèvement du marché intérieur, que vous appelez de vos voeux, pourra-t-il advenir tant que des parlements nationaux existent et continuent de légiférer ?
Votre expertise, nourrie par votre expérience politique et académique, est particulièrement précieuse pour éclairer ces enjeux.
M. Olivier Rietmann, président de la délégation aux entreprises. -Nous sommes très heureux de vous recevoir aujourd'hui au Sénat. Votre rapport et nos travaux au sein de la délégation aux entreprises convergent pour souligner l'impact de la charge réglementaire sur les entreprises. Nous connaissons bien la formule : « Les États-Unis innovent, la Chine réplique, l'Europe régule. » L'économie européenne est sous-performante, notamment en raison de sa réglementation excessive. Les régulateurs américains réagissent lorsqu'il existe des preuves de situations préjudiciables pour les entreprises, tandis que les régulateurs européens interviennent en amont des possibles difficultés, dans l'hypothèse de leur potentielle réalisation. Ce principe de précaution peut étouffer l'innovation.
Votre rapport plaide en faveur d'une simplification des réglementations existantes. Mais il faut s'attaquer à la manière d'écrire la norme. Le code européen du droit des affaires que vous proposez risque de ne pas suffire. Je parle en tant que législateur d'un pays qui possède 77 codes, mais n'en consacre pas un seul spécifiquement à l'entreprise. Je considère également que le numérique masque souvent l'abandon de la volonté de simplifier. Proposer une plateforme aux entreprises équivaut souvent à leur transférer la charge de gérer la complexité administrative.
Les conclusions du Conseil européen du 24 mai dernier évoquent un choc de simplification, que nous avons connu en 2014 mais qui n'a pas été pérennisé, la promotion du principe « Penser en priorité aux PME », des études d'impact de qualité et le retour aux « tests PME ». J'ai proposé de transposer ces deux derniers outils de décision pour le Parlement français, qui ne dispose ni d'études pour l'impact de la norme sur les entreprises ni de « tests PME » permettant de confirmer la faisabilité ou de chiffrer le coût pour cette catégorie d'entreprises, mais aussi pour les entreprises de taille intermédiaire (ETI), de normes nouvelles. Le Sénat a adopté une proposition de loi en ce sens le 26 mars, et l'a intégrée dans le projet de loi de simplification de la vie des entreprises, dont on espère vivement la reprise à l'Assemblée nationale dès que possible.
Ursula von der Leyen a suivi les recommandations du rapport Draghi en nommant un commissaire européen qui, outre l'économie et la productivité, est en charge de la mise en oeuvre et, surtout, de la simplification. Le rapport Draghi prône une simplification d'un vaste ensemble de réglementations, qu'il s'agisse du devoir de vigilance des entreprises, de la récente taxonomie verte, du reporting extrafinancier sur la durabilité environnementale des entreprises et des obligations de transparence dans la finance dite durable, ou encore de la législation européenne sur la gestion des déchets et des règlements Reach sur les produits chimiques. Ces réglementations sont nécessaires à la transition écologique, mais trop lourdes pour les entreprises. Nous avons récemment auditionné les ETI, qui ont chiffré le coût moyen de la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD) à 200 000 euros, soit un total de plus d'un milliard d'euros pour les 5 400 ETI françaises.
Quel est donc, selon vous, le point d'équilibre à trouver pour alléger cette charge et l'outil le plus efficace pour prévenir une réglementation excessive susceptible de brider la compétitivité des entreprises européennes ?
M. Enrico Letta. - Merci de cette invitation et de vos propos liminaires. Je suis très honoré de pouvoir vous présenter les idées principales de mon rapport et de préciser les points sur lesquels il a vocation à devenir non pas un simple exercice rhétorique ou de débat politique, mais quelque chose de concret lors de cette législature européenne très complexe.
Si j'étais venu ici au mois de mai dernier, tout de suite après la présentation du rapport, je vous aurais parlé de façon différente. Mais entre-temps, la Commission a pris mon rapport et celui de M. Draghi comme points centraux de son programme. Ceux-ci figurent notamment dans la feuille de mission que la présidente a adressée aux commissaires, parmi lesquels le vice-président français. En outre, à l'issue du Conseil européen du mois dernier, ces deux points ont été adoptés à l'unanimité dans la déclaration de Budapest.
Ce dont je vous parle aujourd'hui n'est pas un exercice académique, puisqu'il s'agit du futur programme de la Commission et du Conseil dans les cinq prochaines années. C'est pourquoi je tiens à être très concret et à répondre explicitement aux questions que vous avez posées.
Pourquoi ce rapport ? Sa principale raison d'être résulte de la comparaison entre le marché unique d'aujourd'hui et celui des années 1980. Tout a commencé avec Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1985 à 1995, et la naissance, de 1985 à 1992, du marché unique dans un monde totalement différent d'aujourd'hui. À l'époque, l'importance économique de la France ou de l'Italie équivalait à celle cumulée de la Chine et de l'Inde, qui représentent aujourd'hui ensemble 25 % de l'économie mondiale - dix fois plus que la France ou l'Italie.
S'agissant de la compétitivité dans les secteurs clés du marché unique, la donne a radicalement changé durant les quarante dernières années. Désormais, nous devons être réunis pour être performants. Le meilleur exemple est celui de l'industrie aéronautique : s'il y avait 27 Airbus et non un seul, Boeing l'emporterait.
Le marché unique, comme je l'explique dans le rapport, ne concerne en fait que quelques secteurs ; tel est le point central de ma réflexion. On évoque souvent l'idée de trois grands blocs : la Chine, les États-Unis et l'Europe. En vérité, dans de nombreux secteurs, l'Europe n'est qu'une expression géographique, et non économique.
Trois secteurs - les télécommunications, les services financiers et l'énergie -, auxquels j'ajoute un autre plus spécifique - la défense - sont au centre de ma réflexion. Ces trois secteurs sont intégrés au marché commun. La défense, quant à elle, relève du domaine national, mais, depuis le 24 février 2022, nous sommes entrés dans une configuration différente.
Dans ces trois secteurs, nous n'avons pas affaire à une seule mais à 27 entités différentes. Les entreprises de ces domaines traitent avec des régulateurs nationaux, et non européens. Ainsi il n'existe pas une autorité de régulation européenne, quelque chose d'équivalent à la Banque centrale européenne (BCE) de Francfort.
Deux éléments de méthode ont présidé à la rédaction de ce rapport.
Premier élément, j'ai eu la chance de rencontrer M. Delors trois mois avant son décès, et il m'avait donné comme indication de ne pas m'enfermer dans un bureau à Bruxelles, de visiter tous les pays sans m'arrêter aux seules capitales, et de rencontrer les acteurs partout où ils se trouvent ; c'est ce que j'ai fait pendant neuf mois.
Second élément, je ne propose pas de changer les traités. J'insiste sur le fait de travailler dans le cadre des traités existants. Certes, il faudrait changer ces traités, mais le niveau d'alerte sur la compétitivité européenne, alors que s'intensifie la concurrence des Chinois et des Américains, nous oblige à agir rapidement.
Mes propositions ne sont pas idéologiques. Lorsque nous les Européens travaillons ensemble, comme ce fut le cas avec Airbus, l'Europe est capable de rivaliser avec les Chinois et les Américains ; quand ce n'est pas le cas, ces derniers gagnent.
Dans les secteurs évoqués, le manque d'intégration fait le bonheur des industries chinoises et américaines. Je cite l'exemple de l'épargne des populations européennes qui se déplace vers les États-Unis, car la fragmentation de l'industrie financière européenne n'apporte pas les mêmes retours que l'industrie financière américaine. Le Nasdaq seul est deux fois plus important que toutes les bourses européennes réunies.
Autre exemple : nous sommes ravis de régler nos achats avec des cartes de crédit américaines alors que nous n'acceptons pas des cartes de pays européens voisins. Le marché financier unique n'existe pas, aussi nous ne disposons pas des instruments financiers pour un paiement digital européen unique. Nous sommes en train de devenir une colonie financière américaine.
Concernant la défense, je propose un marché non pas unique, mais commun. En Europe, nous disposons d'une dizaine d'industries de défense qui ne se parlent pas entre elles. Ces deux dernières années, nous avons dépensé 140 milliards d'euros pour aider militairement l'Ukraine, et il faut continuer à le faire ; mais 80 % de cette somme a fait la fortune du Michigan, de la Pennsylvanie, de l'Anatolie ou de la Corée du Sud, toutes ces régions où nous avons acheté du matériel militaire en raison de notre fragmentation. Nous disposons, par exemple, d'une quinzaine d'hélicoptères différents en Europe, alors que les Américains en proposent deux types.
Dans tous ces secteurs, la seule solution est une intégration ; ou alors, je le répète, nous allons devenir - nous le sommes déjà - des colonies américaines ou chinoises.
Sur le sujet des télécommunications, à la fin des années 1990, alors que j'étais membre du gouvernement italien et que je m'occupais de ces questions, toute l'industrie parlait européen. Le global system for mobile communication (GSM) et la troisième génération (3G) s'établissaient à partir des technologies européennes. Aujourd'hui, l'industrie des télécommunications parle américain ou chinois.
La fragmentation en 27 marchés entraîne des conséquences. Ainsi, chaque opérateur chinois dispose de 467 millions de clients, chaque opérateur américain de 107 millions et chaque opérateur européen de 5 millions. La différence s'explique par le fait que nous ayons 80 opérateurs, alors que les États-Unis ou la Chine en ont trois ou quatre. Cela se traduit par des capacités d'investissement dans l'innovation très différentes. Il existe une grande entreprise européenne de télécommunication, mais celle-ci doit ses bons résultats à sa présence aux États-Unis.
Pour quelles raisons devons-nous changer de préfixe - +33, +34, +39, etc. - chaque fois que nous passons une frontière ? Une seule raison à cela : les commissions que les opérateurs de télécommunication doivent payer aux Trésors nationaux. Je comprends cela, mais les Trésors pourraient également recevoir cette somme s'il existait un préfixe commun à tous les pays de l'Union européenne (UE) - +0 par exemple.
Dans le rapport, je propose une feuille de route pour faire avancer l'intégration dans ces trois secteurs. La situation du marché financier me semble la plus grave car, si nous devenons une colonie américaine dans ce domaine, cela entraînera des conséquences sur l'économie réelle.
De cette indépendance européenne dépend également le financement de la transition verte. Je suis pragmatique sur le sujet ; il s'agit de débloquer un financement important pour accompagner cette transition, et cela ne peut se réaliser que sous une forme mixte, avec de l'argent public et privé. Cela ne peut s'effectuer seulement avec de l'argent public, car une partie des pays européens n'accepteront jamais cela ; d'où la nécessité de fonctionner, comme aux États-Unis, avec les deux piliers, public et privé.
Madame Estrosi Sassone, vous avez cité les instruments français qui permettent de lier l'épargne à l'investissement ; ceux-ci doivent être une source d'inspiration pour le reste de l'Europe. Ce lien entre l'épargne privée et l'investissement doit aider les entreprises dans la transition verte. Pour élaborer ce rapport, j'ai rencontré des agriculteurs, des travailleurs de l'industrie automobile, ainsi que des propriétaires de maisons dans tous les pays européens ; nous ne pouvons pas à dire à ces personnes qu'en raison de la transition verte, elles vont perdre leur emploi, leur entreprise ou leur habitation, à moins qu'elles soient prêtes à payer. Ce serait socialement injuste et politiquement irréalisable. Seul un grand plan est envisageable pour réaliser cette transition.
Je me réjouis que Mme von der Leyen ait donné la mission à M. Séjourné, vice-président exécutif de la Commission européenne, de mettre en oeuvre ce projet d'union entre l'épargne et l'investissement. Il s'agit également de mettre fin à l'Union des marchés de capitaux qui, depuis la sortie du Royaume-Uni de l'UE, n'a plus de sens. Ainsi, la finance doit toujours être dirigée vers l'économie réelle.
Je conclurai mon propos par quelques points essentiels de mon rapport. Le marché unique européen repose sur quatre libertés, celles des biens, des services, des personnes et des capitaux. Ces libertés renvoient à une économie du siècle précédent ; nous avons besoin d'ajouter une liberté supplémentaire, pour l'innovation, la connaissance et la recherche. Dans le rapport, vous trouverez une série de propositions sur le sujet.
La liberté de bouger a toujours constitué l'un des piliers du marché unique. Dans le rapport, je propose une autre liberté, celle de rester. La mobilité change le panorama de nos pays en exerçant une forte pression sur des régions saturées, alors que s'accroît la désertification d'autres régions plus périphériques. La sauvegarde des services d'intérêts généraux dans ces régions, ainsi que le sujet de la fuite des cerveaux, doivent être au centre de nos réflexions.
Monsieur Rietmann, vous avez évoqué le droit des affaires. Aujourd'hui, les PME n'exploitent pas le marché unique européen pour une raison simple : nous avons 27 droits des affaires différents et, dans certains pays comme l'Espagne, s'y ajoutent également des droits régionaux. Pour un investisseur international, il est inconcevable d'investir dans un territoire où chaque pays dispose d'un système différent.
J'aurais pu proposer de créer un droit des affaires européen qui élimine les droits des affaires nationaux, mais cela n'aurait jamais fonctionné, dans la mesure où chaque pays souhaite défendre son propre droit des affaires. J'ai donc proposé de créer un vingt-huitième État européen virtuel, en le dotant d'un droit des affaires optionnel ; ce dernier permettrait aux entreprises, et notamment aux PME, de passer partout sans devoir s'adapter à la législation de chaque pays.
Concernant le rôle des parlements nationaux, la situation actuelle ne fonctionne pas. Aujourd'hui, l'édifice européen repose sur beaucoup de directives, et chaque pays fait comme il veut. À l'échelle de l'Europe, cette attitude est négative, les entreprises ne tirant aucun bénéfice du marché unique. Ces dernières années, pour des raisons politiques, la Commission n'a plus demandé à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) de sanctionner les pays qui n'appliquent pas les directives européennes.
Il est préférable que les parlements interviennent en amont du parcours, et non à la fin. Cette participation en amont donnera la possibilité de préciser, le cas échéant, certaines dérogations ; mais une fois la décision prise, celle-ci doit s'appliquer partout.
Dans ce rapport, j'ai volontairement employé un langage d'urgence. L'inertie nous conduit au déclin. Si nous n'accélérons pas l'intégration dans les secteurs évoqués, nous aurons le choix entre devenir une colonie chinoise ou américaine. Dans nos poches, nous avons le symbole de l'intégration dans le domaine le plus souverainiste qui soit : la monnaie. Celle-ci, écrite dans des alphabets différents, est la même pour nous tous. L'euro était un bon choix, comme le pensent d'ailleurs aujourd'hui 75 % des citoyens européens. Les gens ont compris une chose essentielle : l'euro est un parapluie qui protège de la globalisation et de la Chine. Dans les années 1980, au début du marché unique, l'Italie et la France, toutes seules, gagnaient davantage de médailles d'or aux jeux Olympiques que la Chine ; ce n'est plus le cas aujourd'hui. Il s'agit de tenir compte de ce changement, sans quoi nous en paierons les coûts sociaux, économiques et politiques.
M. Michel Canévet. - Vous avez évoqué l'absence d'autorité de régulation européenne ; il existe pourtant l'Autorité européenne des marchés financiers (Esma), implantée à Paris. Et concernant la supervision bancaire, la BCE joue un rôle très actif. Celle-ci, parfois considérée comme trop rigoriste, a permis de protéger le marché européen lors de la précédente décennie.
Je souhaite vous interroger sur le secteur des télécommunications. Pour lutter contre la fragmentation, vous proposez une consolidation du secteur, avec un socle réglementaire plus solide. Que pourrait-il advenir si nous ne mettions pas en oeuvre vos préconisations ?
M. Patrick Chaize. - Il existe de nombreuses entreprises européennes de télécommunications, mais, à chaque tentative de concentration, des voix alertent sur le risque de monopole. Comment peut-on s'accorder pour atteindre les objectifs sur le sujet ?
Je souhaite élargir la question au numérique. Aujourd'hui, le sujet est porté par l'Europe, notamment en termes de régulation. Je viens, cette semaine, de remettre un rapport sur l'intelligence artificielle. Lors de nos échanges avec les grandes entreprises américaines, nous avons ressenti que celles-ci attendaient la régulation européenne, dans la mesure où cela définissait un cadre qui leur ouvrait un marché. Dans le secteur du numérique, nous sommes déjà une sorte de colonie américaine.
Vous avez évoqué le déclin de l'Europe en matière de développement des technologies. Le GSM, en effet, s'est construit en Europe, et peu à peu nous avons laissé aux Chinois et aux Américains le rôle de normalisateurs. Ce déclin s'explique notamment par le manque de chercheurs susceptibles aujourd'hui de participer à ces comités de normalisation. Des réflexions sont-elles en cours pour remédier à ce manque ?
M. Didier Marie. - Pour atteindre vos objectifs, il faut, à la fois, mobiliser les financements et avoir un pilotage politique efficace. Pour ce qui concerne le financement, que pensez-vous de la proposition d'un emprunt commun, semblable à celui réalisé dans le cadre du plan de relance, afin de porter la croissance européenne ? Comment pouvons-nous mobiliser des ressources propres aujourd'hui indispensables ?
Sur la mobilisation de l'épargne privée, des initiatives ont été prises dans le cadre du plan Juncker. Souhaitez-vous développer un modèle similaire d'utilisation des fonds publics et privés ? Pourquoi ce modèle n'a-t-il pas porté ses fruits ?
Concernant le pilotage politique, vous ne souhaitez pas une réforme des traités, mais une partie de l'inertie européenne tient à l'usage du droit de veto et aux difficultés à mobiliser les 27 États membres ensemble. Comment peut-on favoriser une généralisation de la majorité qualifiée, en particulier sur les sujets prioritaires ?
Enfin, la question de l'élargissement est souvent évoquée aujourd'hui. Est-ce une chance ou une difficulté pour l'UE ?
M. Enrico Letta. - Sur les télécommunications, je propose de passer de 27 à une seule entité. Pour cela, il faudrait parvenir à une gestion intégrée au niveau européen du spectre de fréquences radioélectriques. La chose essentielle est de s'entendre sur la répartition des commissions payées par les opérateurs, de manière à ce que chaque Trésor national s'y retrouve. Nous passerions de 80 opérateurs à une dizaine ou une vingtaine, cela permettrait encore aux consommateurs de choisir.
Je ne plaide absolument pas pour faire en Europe la même chose qu'aux États-Unis. Nous devons préserver ce mélange entre grands et petits tout en favorisant la montée en puissance de ce que nous avons de plus fort, ce qui est possible dans le domaine des télécommunications. Le marché unique garantit la concurrence. Aujourd'hui, en tant que consommateurs de télécommunications, nous sommes plus heureux que les Américains : les prix sont plus élevés et le service de moindre qualité aux États-Unis. Mais les effets négatifs de la situation très complexe du système des télécommunications se feront sentir dans quelques années, l'infrastructure n'arrivant plus à suivre. Je propose un seul marché avec une dizaine d'opérateurs solides, capables soit de se faire concurrence, soit d'engager d'importants investissements au niveau des infrastructures.
Monsieur Chaize, vous avez évoqué le rôle des chercheurs. De nombreux entrepreneurs européens dans les start-up migrent vers les États-Unis, car ils y trouvent le bon environnement pour lever de l'argent et faire monter en puissance leurs idées. Pour remédier à cela, nous revenons à la question de l'union de l'épargne et des investissements. Il s'agit de créer un marché financier européen unique, capable d'investir beaucoup d'argent sur les bonnes idées, sans considérer qu'une faillite tue définitivement ; dans le domaine de l'intelligence artificielle, avant de connaître le succès, les entrepreneurs américains ont parfois subi plusieurs faillites.
Aux États-Unis, 333 milliards d'euros seront investis dans l'intelligence artificielle dans la prochaine décennie ; ce montant s'élève à 100 milliards d'euros en Chine et à 20 milliards d'euros en Europe. Il est évident que nous devons changer d'échelle sur le sujet. Un investissement seulement national ne suffira pas. Nous disposons de chercheurs de qualité, mais ceux-ci préfèrent partir aux États-Unis.
Monsieur Marie, les grands pays me semblent irresponsables sur le sujet. Dans les domaines relevant du marché intérieur, le droit de veto n'existe que dans le jeu politique, pas en droit : les règles du marché unique peuvent être adoptées à la majorité qualifiée, mais les États membres préfèrent toujours attendre le wagon le plus lent ; or, dans de nombreux domaines, il s'agit d'avancer.
En effectuant mon tour d'Europe, j'ai rencontré tous les gouvernements ; chacun m'a fait part des limitations au marché unique du pays voisin sans jamais évoquer ses propres limitations. Il est possible d'agir avec les règles actuelles. Les choses sont naturellement différentes pour la politique de défense.
Concernant les ressources propres, je vous renvoie aux pages 30 et 31 de mon rapport ; j'y évoque les quatre instruments techniques susceptibles de mobiliser l'épargne privée. Le lien avec les investissements doit beaucoup aux expériences françaises.
Le plan Juncker, de mon point de vue, était bon. Je reprends quelques éléments de ce plan, notamment le fait de travailler sur des investissements mêlant public et privé.
J'en viens à l'élargissement, sur lequel porte un chapitre de mon rapport. Je propose la création d'un dispositif appelé Enlargement Solidarity Facility, essentiel car l'élargissement doit être accompagné.
Il faut distinguer deux processus différents : l'élargissement aux pays des Balkans et celui qui concerne l'Ukraine. En matière agricole, l'Ukraine joue dans un autre championnat que nos pays européens, même les plus grands. Elle joue dans celui du Canada, de la Russie ou du Brésil. On ne peut pas traiter l'élargissement à l'Ukraine comme on traite l'élargissement à l'Albanie dont l'entrée, quand ce pays sera prêt, ne devrait pas poser de difficulté majeure.
Certes, en ce qui concerne l'élargissement aux pays des Balkans, il faut éliminer tous les obstacles politiques, notamment le droit de veto. En effet, on ne peut pas accepter que la politique étrangère soit « capturée » par le droit de veto de ces pays. L'entrée de l'Ukraine, qu'il faut continuer à aider, entraînera d'autres conséquences. Nous devrons accompagner ce processus de façon beaucoup plus attentive.
M. Louis Vogel. - Je voudrais revenir sur l'articulation entre la politique industrielle et la politique de concurrence. Nous avons doté les États membres d'autorités administratives indépendantes, qui contrôlent les concentrations. Chacune a tendance à raisonner en termes de marché national plutôt que de marché européen ou international. Cette situation aboutit au blocage d'opérations de concentration, lesquelles seraient pourtant utiles à la politique industrielle européenne, puisque nous aurions enfin des acteurs à la hauteur du marché mondial. Comment faire pour qu'une politique industrielle européenne puisse l'emporter sur les politiques de concurrence nationales ?
M. Ronan Le Gleut. - En ce qui concerne l'industrie de défense, vous avez rappelé que nous avions dépensé 140 milliards d'euros pour aider l'Ukraine et que 80 % de cette somme avaient servi à l'achat de matériel non européen, notamment américain, ce que vous avez expliqué par notre fragmentation. La véritable cause ne serait-elle pas plutôt l'absence d'autonomie stratégique ? L'article 5 du traité de l'Atlantique Nord prévoit la garantie de sécurité américaine, ce qui pousse les États-Unis à exercer une pression sur certains États membres pour qu'ils achètent du matériel américain en échange de cette protection. L'ancienne ministre des armées Florence Parly avait résumé cette question dans une formule : « clause de solidarité de l'Otan est l'article 5, pas l'article F-35 ».
Mme Marta de Cidrac. - Je reviendrai sur le volet politique et stratégique. Quel est le bon vecteur pour porter la mise en oeuvre des mesures que vous proposez ? Vous avez évoqué une possible mission de Stéphane Séjourné. Un des grands États fondateurs pourrait-il jouer un rôle moteur ?
Quel avenir envisagez-vous pour votre rapport ? A-t-il reçu un bon accueil de la part des instances européennes ? Des politiques s'en sont-ils déjà saisis au sein de l'UE ou de la Commission européenne pour en faire un objet d'action ?
M. Enrico Letta. - Monsieur Vogel, il y a six mois encore, nous aurions abordé ces sujets autrement. Les deux rapports ont fait évoluer le débat. Aujourd'hui, même au niveau de la Commission, on arrive à discuter de concurrence de façon différente. L'idée que la concurrence se joue non pas entre nous mais avec les autres devient une question de plus en plus importante. Cette dernière va de pair avec celle de la défense du consommateur européen ; nous ne voulons ni oligopoles ni monopoles.
Je plaide pour ce modèle dans les télécommunications. Il faut que la dimension géographique soit européenne pour consolider le secteur à ce niveau-là, tout en créant une concurrence afin d'aider le consommateur. Nous devons travailler de plus en plus à cette dimension européenne. À cet égard, je salue le travail très important mené par Thierry Breton.
La question de l'autonomie stratégique a du sens mais ne peut pas expliquer la façon dont 80 % des 140 milliards d'euros versés ont été utilisés. Il s'agit d'une question technique : nous n'avons pas la taille nécessaire pour procéder à des investissements immédiats, en raison de notre fragmentation, parce que nos pays ne travaillent pas suffisamment ensemble.
Je plaide pour que nous agissions en deux temps.
D'abord, il faut un temps politique, durant lequel les premiers ministres ou les ministres de la défense et de l'industrie des sept pays ayant une industrie de défense se mettront à travailler ensemble, invitant à la table les chefs des industries de défense nationale. Aujourd'hui, plutôt que de travailler ensemble, nos pays travaillent avec d'autres. Cependant, les choses sont en train de bouger, ce que je salue.
Ensuite, il faut procéder à des consolidations et à des projets communs. Le fait qu'un commissaire soit chargé de ces questions est très important.
J'en viens à l'avenir du rapport. Au mois de mai, je n'aurais jamais imaginé que la déclaration de Budapest reprendrait des éléments centraux du rapport ni que des feuilles de route de commissaires y feraient référence. Toutefois, il faut que tout cela devienne réalité et vous jouez un rôle très important. Il faut exercer un jeu de pression sur les institutions européennes. Les stakeholders et députés européens le font, mais le rôle des gouvernements nationaux reste fondamental.
Je fais en ce moment un tour d'Europe des parlements nationaux parce que la clé se trouve au niveau national. Les grands pays européens ont un rôle essentiel et les difficultés politiques que rencontrent la France et l'Allemagne ont des conséquences négatives sur l'Europe. Le rôle des parlements nationaux est de pousser les gouvernements à faire en sorte que nous fassions des pas en avant sur ce sujet, pour établir une souveraineté européenne, qui seule peut apporter la prospérité. Travailler sur les seules souverainetés nationales profitera aux Américains et aux Chinois. Nous avons besoin de gouvernements proactifs sur cette question et d'un couple franco-allemand qui fonctionne bien.
M. Daniel Gremillet. - Ma première question concerne l'énergie, qui est au coeur de la compétitivité du monde industriel. Aujourd'hui, chaque État membre choisit librement son mix énergétique. La France a mis beaucoup de temps à obtenir la reconnaissance de ses choix stratégiques en matière énergétique dans le cadre de la taxonomie. Nous allons payer très cher la transition énergétique. Dans le domaine de l'industrie automobile, nous étions les champions au niveau européen de la motorisation thermique, mais, à l'avenir, nous serons dépendants d'autres États.
Où en est l'ambition agricole européenne dans le contexte international ? Dans les salons européens de l'alimentation, la présence européenne est de plus en plus faible tandis que la présence internationale se renforce.
M. Patrick Chauvet. - Quelles sont les répercussions du départ du Royaume-Uni sur le fonctionnement du marché unique ? Lors de votre tour des pays européens, avez-vous eu l'impression que certains États membres envisageaient une démarche similaire ?
Mme Florence Blatrix Contat. - Vous prônez un marché plus intégré afin d'atteindre une taille pertinente et de produire des champions européens, qui pourraient permettre des économies d'échelle. Cette ambition n'implique-t-elle pas une spécialisation industrielle au niveau européen, qui pourrait avoir des conséquences sociales, même si ce type d'écosystème est favorable à la recherche et au développement des compétences, lesquels manquent à la compétitivité de nos entreprises ?
Vous insistez sur la nécessité de mieux mobiliser l'épargne. Toutefois, de nombreux investissements, notamment en matière de transition écologique ou de lutte contre les conséquences du changement climatique, n'auront de rentabilité qu'à très long terme. Comment concilier la logique de marché avec ces besoins d'investissement ?
Enfin, nous avons remis, avec Pascal Allizard, un rapport sur l'euro numérique. Ce dernier pourrait-il contribuer à notre souveraineté financière ? À quelles conditions ?
M. Enrico Letta. - Monsieur Gremillet, effectivement, la question énergétique est centrale puisqu'elle crée un problème de compétitivité énorme pour les entreprises. Je donnerai un exemple. Dans le domaine du solaire, les investissements des pays européens en Europe représentent le double de ce que les Américains investissent chez eux. Pourtant, notre retour sur investissement est similaire à celui des États-Unis, ce qui signifie qu'il est moitié moins efficace. Pourquoi ? Parce que l'investissement dans le solaire concerne surtout les pays européens les moins ensoleillés et parce que nos États souffrent d'un manque d'interconnexions.
Cet exemple m'amène à penser que, dans le futur, nous ne ferons pas de choix exclusifs en matière de sources énergétiques. La mixité des sources doit être un élément de force, ce qui ne peut fonctionner qu'au travers des interconnexions. En effet, certains pays n'auront jamais le nucléaire quand d'autres l'auront toujours. Certains pays ont investi dans le vent, surtout dans le Nord, quand d'autres doivent investir dans le soleil ou l'hydroélectrique. Nous avons toutes les sources énergétiques en Europe et il faut profiter de cette diversité. Pour y parvenir, il faut des interconnexions, qui ne sont pas suffisantes aujourd'hui. Je propose donc un grand investissement en la matière, pour que chacun puisse profiter des sources énergétiques des autres. Il n'y a pas d'autre moyen de s'en sortir dans ce domaine compliqué.
Techniquement, l'agriculture ne fait pas partie du marché unique. Cependant, vous avez raison et c'est pourquoi j'ai parlé d'Enlargement Solidarity Facility. L'agriculture est le domaine le plus touché par un futur élargissement à l'Ukraine. Un accompagnement sera nécessaire.
Monsieur Chauvet, les répercussions du départ du Royaume-Uni ont été très négatives, surtout dans le domaine financier. Nous avions un projet : Londres devait être une capitale financière capable de nous aider tous, mais cela n'a pas fonctionné.
Lors de mon tour d'Europe, je n'ai vu aucun pays souhaitant suivre le Royaume-Uni. En fait, j'ai même vu le contraire. En Suède, je ne me suis pas permis d'évoquer le sujet de l'entrée dans l'euro, dont je pensais qu'il était tabou. Cependant, les Suédois m'en ont parlé spontanément. Ils ont évoqué ce qu'ils appellent « l'autonomie des cinq minutes », qui renvoie aux cinq minutes qui s'écoulent entre le moment où la Banque centrale européenne annonce un changement de taux et celui où le gouverneur de leur banque centrale nationale prend la même décision. Le fait que la Suède soit en train de réfléchir à ce sujet est intéressant.
Madame Blatrix Contat, je suis favorable à la création de champions européens, qui aura trois conséquences. Premièrement, nous serons compétitifs face aux Américains et aux Chinois. Deuxièmement, cette création permettra de faire travailler les PME. Troisièmement, les champions européens représentent une garantie d'investissement dans la recherche. En ce qui concerne le mix public-privé dans les investissements écologiques, il est fondamental de l'appréhender avec une logique de règles publiques.
Enfin, je vous félicite d'avoir pris l'initiative de ce rapport sur l'euro numérique, que je vais lire. Je suis un grand fan de l'euro numérique, qu'il faut absolument développer et auquel je consacre un chapitre de mon rapport.
M. Michel Masset. - Vous avez parlé de la nécessité de construire ensemble alors que l'on sent, dans certains pays et certaines régions, une tendance au repli sur soi. Quels moyens imaginez-vous pour défendre cet intérêt général et cette nécessité ? Quel est l'avenir de nos PME ? Votre vision passe-t-elle par des groupes beaucoup plus puissants ? Comment imaginez-vous l'organisation autour des fédérations ou des chambres consulaires ?
M. Michaël Weber. - Vous évoquez la « cinquième liberté », pour la recherche, l'innovation et les compétences. Les quatre libertés actuelles du marché ont pour point commun d'être des libertés que l'on pourrait qualifier de négatives : il s'agit de ne pas entraver la circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. Or ce que vous proposez est un peu différent. L'union des savoirs nécessite que les institutions européennes prennent une part active dans la création d'un réseau d'universités, en harmonisant les systèmes universitaires européens, ou d'une plateforme européenne pour la recherche. L'UE ne risque-t-elle pas d'être limitée en la matière par le fait qu'elle a une compétence partagée dans le domaine de la recherche et de l'enseignement supérieur, mais pas dans celui de l'éducation ?
Enfin, existe-t-il des divergences ou des différences entre votre rapport et celui de Mario Draghi ?
Mme Martine Berthet. - Ma première question concerne le marché unique. Quel est son avenir après la manière dont les prix ont flambé avec la guerre en Ukraine, alors que nous produisons une énergie d'origine nucléaire très peu chère ? Quelles adaptations vous semblent les plus intéressantes ?
Ensuite, la protection à nos frontières européennes est-elle pertinente ? Comment la mettre en oeuvre pour nos entreprises électro-intensives et hyper électro-intensives, qui ne sont pas compétitives par rapport aux entreprises américaines et chinoises, en raison du coût élevé de l'énergie ?
M. Enrico Letta. - Monsieur Masset, je vous invite à lire le chapitre que j'ai consacré à la liberté de rester. Il s'agit d'une façon de donner force et importance à nos territoires, dans un moment où nous sommes obligés, par la mondialisation, de joindre certaines de nos actions pour assurer notre compétitivité. Il est possible de tenir les deux éléments ensemble.
Sur les PME, j'ai cité la question du droit des affaires, qui offre une piste potentielle pour les aider. De nombreuses idées et initiatives existent. Je plaide largement pour ce sujet dans mon rapport.
En ce qui concerne la cinquième liberté, vous avez raison, monsieur Weber : au regard des traités, la question de la souveraineté nationale pour l'éducation se pose. En même temps, on peut faire ensemble sans aller contre les traités. Pour battre nos concurrents américains ou asiatiques, nos investissements dans la recherche et l'université doivent prendre une autre dimension. On ne peut que le faire tous ensemble. Le projet des universités européennes, lancé par le Président de la République française, existe aujourd'hui physiquement. Cependant, il faut multiplier l'investissement. De manière pragmatique, je propose d'agir ensemble de façon très fonctionnelle, sans tout remettre en cause.
Mon rapport et celui de M. Draghi ont beaucoup de similitudes entre eux, même s'ils sont différents, le mien étant plus ciblé sur le marché unique et le sien étant plus général.
La question sur la flambée des prix de l'énergie et la protection de nos entreprises me donne la possibilité d'aborder les aides d'État sur l'énergie. Il est compréhensible que les États aident dans une situation complexe comme celle que nous vivons. Pendant les trois dernières années, 50 % des aides d'État ont été mises en place et utilisées par un seul pays : l'Allemagne. Il est donc évident qu'il faut un pilotage européen sur cette question. En effet, quand un pays a recours à ces aides, ceux qui n'y ont pas recours, en particulier les États frontaliers, en subissent les conséquences négatives. Je propose donc qu'on soutienne aussi ceux qui sont aux frontières, à hauteur de 10 % des aides d'État. Il s'agit d'agir de façon concertée.
Sur la question de l'énergie, il faudra voir comment la montée en puissance du système d'interconnexions donnera la possibilité à nos entreprises d'employer de l'énergie venant d'autres pays. C'est la question essentielle. Pour la France, il s'agira de vendre de l'énergie et, pour d'autres, comme l'Italie, il faudra en acheter. Dans ce domaine, le manque d'interconnexions a un prix énorme, notamment en termes de compétitivité.
M. Dominique de Legge. - Avec Gisèle Jourda et François Bonneau, nous récemment présenté un rapport sur le programme européen pour l'industrie de la défense. Une question politico-juridique se pose puisque, formellement, l'Union n'a pas de compétence en matière de défense. Pour autant, nous sommes convaincus de la nécessité de coopérer dans ce domaine. Vous avez fait remarquer, à juste titre, que seuls sept pays ont une véritable base industrielle et technologique de défense (BITD). Quel est le bon niveau pour cette coopération ? La Commission ou le Conseil ? Comment articuler la nécessité de coopérer et le fait que la défense relève d'une compétence nationale ?
M. Enrico Letta. - Les deux institutions européennes doivent coopérer. Certaines activités, en matière de financement, ont besoin de la Commission. Cependant, vous avez raison : les traités donnent aux gouvernements nationaux un rôle central. C'est la raison pour laquelle de nombreuses solutions doivent être trouvées grâce à la coopération entre gouvernements. Le Conseil doit jouer un rôle fondamental et j'espère qu'il le fera. Je suis assez optimiste car l'année commencera avec la présidence polonaise du Conseil des ministres et la Pologne est très mobilisée sur ce sujet. D'ailleurs, ce premier semestre sera important pour de nombreux sujets. La Pologne est un grand pays européen, qui veut jouer un rôle de leadership.
Je conclurai en vous remerciant pour ces échanges, qui sont précieux. Ils me permettent aussi de tester les réactions à mon rapport et d'ajuster mon discours. Un rapport fait sens s'il vit concrètement.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation car nous savons que vous êtes très sollicité. Il est très intéressant de vous entendre car vos points de vue ont une hauteur très appréciable, sur un grand nombre de sujets liés au marché unique. Votre rapport est, à nos yeux, un rapport de référence.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Merci aussi pour votre pragmatisme.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.