Jeudi 5 décembre 2024

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques, et de M. Olivier Rietmann, président de la délégation aux entreprises -

La réunion est ouverte à 8 h 35.

Avenir du marché intérieur - Audition de M. Enrico Letta

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous avons le plaisir d'accueillir ce matin M. Enrico Letta, ancien président du Conseil italien, aujourd'hui membre de la Chambre des députés d'Italie, où il siège au sein de la commission chargée des politiques de l'Union européenne. M. Letta est également le président de l'Institut Jacques Delors, think tank influent sur la scène européenne.

Monsieur Letta, vous avez remis au Conseil européen, lors de sa réunion extraordinaire des 17 et 18 avril derniers, un rapport que les chefs d'État ou de gouvernement vous avaient commandé sur l'avenir du marché intérieur. Ce rapport, dont le titre peut se traduire en français par « Bien plus qu'un marché », a vocation à inspirer la nouvelle Commission européenne, au même titre que les rapports rendus ensuite par MM. Mario Draghi et Sauli Niinistö.

Vous analysez en profondeur l'un des éléments fondateurs et centraux de la construction de l'Union européenne qui est aussi l'un de ses atouts essentiels : le marché unique. Vous relevez qu'il reste une pierre angulaire de l'intégration et des valeurs européennes, mais vous soulignez le profond changement de contexte intervenu ces dernières années. Guerre en Ukraine, avancées technologiques rapides qui sont au coeur des transitions numérique et écologique, accroissement de la compétition économique mondiale dans un monde qui se fragmente, y compris sur le plan commercial, auxquels il convient d'ajouter les défis politiques actuels eu égard à ce qui s'est produit en France hier soir : autant de ruptures qui, selon vous, nous imposent de développer un nouveau marché unique « inscrit dans le monde d'aujourd'hui », pour éviter que l'Europe ne décroche, qu'elle soit durablement dépendante d'États tiers pour ses technologies et son innovation. L'enjeu est majeur.

Pour faire face à cette situation, vous avancez des propositions fortes ! Disons-le franchement, toutes ne vont pas de soi pour les parlementaires nationaux, en tout cas pour nous, sénateurs français. D'où l'importance de l'échange que nous avons ce matin.

Je voudrais pour ma part relever quelques points, en commençant par la méthode législative.

Vous mettez en évidence la fragmentation du marché unique, qui résulte d'une réglementation excessive et du cloisonnement qui préside à la mise en oeuvre nationale et régionale de cette réglementation. Vous prônez dès lors la redécouverte, en quelque sorte, de « la méthode Delors d'harmonisation maximale couplée à la reconnaissance mutuelle, pleinement consacrée par les arrêts de la Cour européenne de justice ».

Vous marquez à ce titre clairement votre préférence pour les règlements, éléments simples, efficaces et non équivoques d'harmonisation. Vous souhaitez même encadrer les directives, lorsque celles-ci restent nécessaires, en limitant alors leur déclinaison à « deux choix clefs pour garantir leur mise en oeuvre effective ».

Je veux vous assurer que nous veillons, au Sénat français, au respect du principe de subsidiarité dont vous soulignez l'importance, mais qui n'est pas évident pour les institutions européennes. À ce titre, nous sommes réservés sur le recours systématique aux règlements, qui prive les parlements nationaux de toute marge de manoeuvre. Nous en avons eu un exemple récent avec la proposition de règlement sur les délais de paiement, en substitution d'une directive. Les transpositions nationales rendent peut-être le cadre juridique plus complexe pour les entreprises, et le cadre actuel est en l'espèce certainement perfectible. Mais il présente aussi le mérite d'être bien plus adapté aux réalités économiques des secteurs concernés que le cadre uniforme, et sans aucune exception, proposé par la Commission européenne.

Il me semble par ailleurs que cette réflexion devrait s'accompagner, d'une part, d'une analyse du rôle et de la place des parlements nationaux dans la procédure législative européenne et, d'autre part, d'une remise à l'honneur de l'accord interinstitutionnel « Mieux légiférer », les études d'impact réalisées par la Commission européenne étant trop souvent bâclées, voire, dans certains cas, inexistantes.

Vous recommandez également de privilégier systématiquement l'utilisation de la base juridique qui fonde le marché unique, notamment l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).

Cette base juridique nous semble déjà largement utilisée par la Commission européenne, de manière parfois très extensive, voire trop extensive au regard d'autres articles des traités. En disant cela, je pense notamment au secteur de l'industrie de la défense et à la volonté de la Commission européenne de créer un véritable marché unique des produits et services de défense. Nous avons examiné la proposition de règlement sur le programme européen pour l'industrie de la défense (Edip) et nous avons formulé des remarques sur ce point, car nous considérons que les produits de défense ne sont pas des produits comme les autres dans la mesure où ils soulèvent des enjeux particuliers de souveraineté.

Sur l'ensemble de ces sujets d'élaboration des normes européennes, notre commission a adopté hier un rapport que j'ai présenté avec deux de mes collègues vice-présidents, et qui appelle l'Union européenne à améliorer son processus législatif pour mieux tenir compte de la diversité nationale et des réalités de terrain.

Dernier point, vous soulignez à juste titre la nécessité de stimuler l'innovation et plaidez pour une « cinquième liberté » dans le cadre du marché unique, « afin de renforcer la recherche, l'innovation et l'éducation », pour en faire des moteurs d'intégration du marché unique. Nous serions intéressés que vous précisiez votre pensée et la manière dont cette cinquième liberté pourrait être mise en oeuvre. Je souhaiterais également que vous puissiez évoquer l'enjeu de l'intégration financière au sein du marché unique et, plus largement, celui du financement de l'innovation en Europe. Alors que la Commission européenne travaille déjà à l'élaboration du prochain cadre financier pluriannuel, avez-vous des recommandations à faire en ce domaine ?

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - C'est un très grand plaisir que de vous accueillir ici aujourd'hui devant nos deux commissions et la délégation aux entreprises. En tant que sénatrice des Alpes-Maritimes, je sais combien les relations franco-italiennes sont précieuses. Et en tant que présidente de la commission des affaires économiques du Sénat, je mesure combien le marché intérieur est le socle de la prospérité européenne.

Votre contribution récente sur le renforcement du marché intérieur s'inscrit dans un contexte préoccupant de décrochage de l'Europe par rapport aux économies chinoise et américaine. Le rapport de votre compatriote Mario Draghi, publié peu après le vôtre, confirme ce diagnostic. Vous pointez, notamment, la fragmentation réglementaire et fiscale du marché intérieur comme une cause structurelle de cette torpeur, par contraste avec les États-Unis, qui capitalisent sur leur capacité d'innovation et leur prise de risque.

Je souhaiterais m'arrêter sur deux de vos propositions pour remédier à cette fragmentation.

En premier lieu, vous soulignez que les Européens épargnent 33 000 milliards d'euros chaque année, mais que ces capitaux, insuffisamment mobilisés, sont investis ailleurs - notamment 300 milliards d'euros dans des entreprises américaines. Vous proposez donc la création d'une « Union de l'épargne et des investissements » pour parachever le projet ancien d'Union des marchés de capitaux.

À cet égard, que pensez-vous des initiatives nationales telles qu'en France le « livret industrie », le plan d'épargne avenir climat (Peac), on encore les projets de mobilisation des dépôts du livret A pour financer l'agriculture ou la défense ? Ces outils, bien qu'éclatés, viennent répondre à un besoin de financement bien identifié pour certains secteurs, notamment nos TPE et nos PME. Que vous inspire cette multiplication d'outils nationaux d'épargne réglementée ? Cette question du financement de notre économie peut-elle être davantage intégrée au niveau européen à brève échéance ? Plutôt que de miser, rapport après rapport, sur un essor du financement désintermédié, par le marché, sur le modèle des États-Unis, ne faudrait-il pas davantage faire avec ce que l'on a et s'appuyer sur nos banques, dont le maillage territorial est un véritable atout ?

En second lieu, vous insistez sur l'articulation entre politique de concurrence et politique industrielle, alors que, dans les télécommunications, dans l'énergie et les marchés financiers, le marché pertinent est européen et non plus national. Vous défendez les projets importants d'intérêt européen commun (Piiec), qui permettent depuis 2018 de déroger aux règles de concurrence pour investir dans des technologies stratégiques. C'est un outil que la commission des affaires économiques avait salué et appelé à mobiliser dans son rapport transpartisan de 2022, intitulé Cinq plans pour la souveraineté économique.

Cependant, vous proposez également de « taxer » les aides d'État à hauteur de 10 % pour financer des initiatives paneuropéennes, afin de limiter les distorsions de concurrence. Si cela peut se justifier au regard de l'objectif d'une souveraineté à l'échelle européenne, cette taxe ne risque-t-elle pas en pratique de freiner les soutiens nationaux à nos entreprises, déjà sous pression face à l'Inflation Reduction Act américain ou aux subventions d'État chinoises ? Alors que les règles ont été assouplies et les plafonds des aides de minimis relevés en réponse au covid-19 et à la guerre en Ukraine, il ne faudrait pas aller à l'encontre de ce retour en grâce des politiques industrielles, qui est un acquis majeur des dernières années.

Enfin, permettez-moi une question plus générale : vous rappelez que 80 % de notre législation découle désormais de décisions adoptées à Bruxelles ou à Strasbourg. C'est du reste l'un des signes que l'intégration européenne est bel et bien une réalité malgré son relatif inachèvement. Dans ce contexte, les législations nationales sont plus souvent vues à Bruxelles comme des obstacles à la libre circulation que comme des atouts, non sans susciter un mécontentement politique de plus en plus manifeste à l'encontre de l'Europe... Dès lors, quelles marges de manoeuvre nous reste-t-il, en tant que parlementaires nationaux, pour légiférer sans surtransposer et sans mettre en péril la compétitivité de nos économies ? Autrement dit - et vous me pardonnerez de reformuler ma question avec cette pointe de malice -, le véritable achèvement du marché intérieur, que vous appelez de vos voeux, pourra-t-il advenir tant que des parlements nationaux existent et continuent de légiférer ?

Votre expertise, nourrie par votre expérience politique et académique, est particulièrement précieuse pour éclairer ces enjeux.

M. Olivier Rietmann, président de la délégation aux entreprises. -Nous sommes très heureux de vous recevoir aujourd'hui au Sénat. Votre rapport et nos travaux au sein de la délégation aux entreprises convergent pour souligner l'impact de la charge réglementaire sur les entreprises. Nous connaissons bien la formule : « Les États-Unis innovent, la Chine réplique, l'Europe régule. » L'économie européenne est sous-performante, notamment en raison de sa réglementation excessive. Les régulateurs américains réagissent lorsqu'il existe des preuves de situations préjudiciables pour les entreprises, tandis que les régulateurs européens interviennent en amont des possibles difficultés, dans l'hypothèse de leur potentielle réalisation. Ce principe de précaution peut étouffer l'innovation.

Votre rapport plaide en faveur d'une simplification des réglementations existantes. Mais il faut s'attaquer à la manière d'écrire la norme. Le code européen du droit des affaires que vous proposez risque de ne pas suffire. Je parle en tant que législateur d'un pays qui possède 77 codes, mais n'en consacre pas un seul spécifiquement à l'entreprise. Je considère également que le numérique masque souvent l'abandon de la volonté de simplifier. Proposer une plateforme aux entreprises équivaut souvent à leur transférer la charge de gérer la complexité administrative.

Les conclusions du Conseil européen du 24 mai dernier évoquent un choc de simplification, que nous avons connu en 2014 mais qui n'a pas été pérennisé, la promotion du principe « Penser en priorité aux PME », des études d'impact de qualité et le retour aux « tests PME ». J'ai proposé de transposer ces deux derniers outils de décision pour le Parlement français, qui ne dispose ni d'études pour l'impact de la norme sur les entreprises ni de « tests PME » permettant de confirmer la faisabilité ou de chiffrer le coût pour cette catégorie d'entreprises, mais aussi pour les entreprises de taille intermédiaire (ETI), de normes nouvelles. Le Sénat a adopté une proposition de loi en ce sens le 26 mars, et l'a intégrée dans le projet de loi de simplification de la vie des entreprises, dont on espère vivement la reprise à l'Assemblée nationale dès que possible.

Ursula von der Leyen a suivi les recommandations du rapport Draghi en nommant un commissaire européen qui, outre l'économie et la productivité, est en charge de la mise en oeuvre et, surtout, de la simplification. Le rapport Draghi prône une simplification d'un vaste ensemble de réglementations, qu'il s'agisse du devoir de vigilance des entreprises, de la récente taxonomie verte, du reporting extrafinancier sur la durabilité environnementale des entreprises et des obligations de transparence dans la finance dite durable, ou encore de la législation européenne sur la gestion des déchets et des règlements Reach sur les produits chimiques. Ces réglementations sont nécessaires à la transition écologique, mais trop lourdes pour les entreprises. Nous avons récemment auditionné les ETI, qui ont chiffré le coût moyen de la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD) à 200 000 euros, soit un total de plus d'un milliard d'euros pour les 5 400 ETI françaises.

Quel est donc, selon vous, le point d'équilibre à trouver pour alléger cette charge et l'outil le plus efficace pour prévenir une réglementation excessive susceptible de brider la compétitivité des entreprises européennes ?

M. Enrico Letta. - Merci de cette invitation et de vos propos liminaires. Je suis très honoré de pouvoir vous présenter les idées principales de mon rapport et de préciser les points sur lesquels il a vocation à devenir non pas un simple exercice rhétorique ou de débat politique, mais quelque chose de concret lors de cette législature européenne très complexe.

Si j'étais venu ici au mois de mai dernier, tout de suite après la présentation du rapport, je vous aurais parlé de façon différente. Mais entre-temps, la Commission a pris mon rapport et celui de M. Draghi comme points centraux de son programme. Ceux-ci figurent notamment dans la feuille de mission que la présidente a adressée aux commissaires, parmi lesquels le vice-président français. En outre, à l'issue du Conseil européen du mois dernier, ces deux points ont été adoptés à l'unanimité dans la déclaration de Budapest.

Ce dont je vous parle aujourd'hui n'est pas un exercice académique, puisqu'il s'agit du futur programme de la Commission et du Conseil dans les cinq prochaines années. C'est pourquoi je tiens à être très concret et à répondre explicitement aux questions que vous avez posées.

Pourquoi ce rapport ? Sa principale raison d'être résulte de la comparaison entre le marché unique d'aujourd'hui et celui des années 1980. Tout a commencé avec Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1985 à 1995, et la naissance, de 1985 à 1992, du marché unique dans un monde totalement différent d'aujourd'hui. À l'époque, l'importance économique de la France ou de l'Italie équivalait à celle cumulée de la Chine et de l'Inde, qui représentent aujourd'hui ensemble 25 % de l'économie mondiale - dix fois plus que la France ou l'Italie.

S'agissant de la compétitivité dans les secteurs clés du marché unique, la donne a radicalement changé durant les quarante dernières années. Désormais, nous devons être réunis pour être performants. Le meilleur exemple est celui de l'industrie aéronautique : s'il y avait 27 Airbus et non un seul, Boeing l'emporterait.

Le marché unique, comme je l'explique dans le rapport, ne concerne en fait que quelques secteurs ; tel est le point central de ma réflexion. On évoque souvent l'idée de trois grands blocs : la Chine, les États-Unis et l'Europe. En vérité, dans de nombreux secteurs, l'Europe n'est qu'une expression géographique, et non économique.

Trois secteurs - les télécommunications, les services financiers et l'énergie -, auxquels j'ajoute un autre plus spécifique - la défense - sont au centre de ma réflexion. Ces trois secteurs sont intégrés au marché commun. La défense, quant à elle, relève du domaine national, mais, depuis le 24 février 2022, nous sommes entrés dans une configuration différente.

Dans ces trois secteurs, nous n'avons pas affaire à une seule mais à 27 entités différentes. Les entreprises de ces domaines traitent avec des régulateurs nationaux, et non européens. Ainsi il n'existe pas une autorité de régulation européenne, quelque chose d'équivalent à la Banque centrale européenne (BCE) de Francfort.

Deux éléments de méthode ont présidé à la rédaction de ce rapport.

Premier élément, j'ai eu la chance de rencontrer M. Delors trois mois avant son décès, et il m'avait donné comme indication de ne pas m'enfermer dans un bureau à Bruxelles, de visiter tous les pays sans m'arrêter aux seules capitales, et de rencontrer les acteurs partout où ils se trouvent ; c'est ce que j'ai fait pendant neuf mois.

Second élément, je ne propose pas de changer les traités. J'insiste sur le fait de travailler dans le cadre des traités existants. Certes, il faudrait changer ces traités, mais le niveau d'alerte sur la compétitivité européenne, alors que s'intensifie la concurrence des Chinois et des Américains, nous oblige à agir rapidement.

Mes propositions ne sont pas idéologiques. Lorsque nous les Européens travaillons ensemble, comme ce fut le cas avec Airbus, l'Europe est capable de rivaliser avec les Chinois et les Américains ; quand ce n'est pas le cas, ces derniers gagnent.

Dans les secteurs évoqués, le manque d'intégration fait le bonheur des industries chinoises et américaines. Je cite l'exemple de l'épargne des populations européennes qui se déplace vers les États-Unis, car la fragmentation de l'industrie financière européenne n'apporte pas les mêmes retours que l'industrie financière américaine. Le Nasdaq seul est deux fois plus important que toutes les bourses européennes réunies.

Autre exemple : nous sommes ravis de régler nos achats avec des cartes de crédit américaines alors que nous n'acceptons pas des cartes de pays européens voisins. Le marché financier unique n'existe pas, aussi nous ne disposons pas des instruments financiers pour un paiement digital européen unique. Nous sommes en train de devenir une colonie financière américaine.

Concernant la défense, je propose un marché non pas unique, mais commun. En Europe, nous disposons d'une dizaine d'industries de défense qui ne se parlent pas entre elles. Ces deux dernières années, nous avons dépensé 140 milliards d'euros pour aider militairement l'Ukraine, et il faut continuer à le faire ; mais 80 % de cette somme a fait la fortune du Michigan, de la Pennsylvanie, de l'Anatolie ou de la Corée du Sud, toutes ces régions où nous avons acheté du matériel militaire en raison de notre fragmentation. Nous disposons, par exemple, d'une quinzaine d'hélicoptères différents en Europe, alors que les Américains en proposent deux types.

Dans tous ces secteurs, la seule solution est une intégration ; ou alors, je le répète, nous allons devenir - nous le sommes déjà - des colonies américaines ou chinoises.

Sur le sujet des télécommunications, à la fin des années 1990, alors que j'étais membre du gouvernement italien et que je m'occupais de ces questions, toute l'industrie parlait européen. Le global system for mobile communication (GSM) et la troisième génération (3G) s'établissaient à partir des technologies européennes. Aujourd'hui, l'industrie des télécommunications parle américain ou chinois.

La fragmentation en 27 marchés entraîne des conséquences. Ainsi, chaque opérateur chinois dispose de 467 millions de clients, chaque opérateur américain de 107 millions et chaque opérateur européen de 5 millions. La différence s'explique par le fait que nous ayons 80 opérateurs, alors que les États-Unis ou la Chine en ont trois ou quatre. Cela se traduit par des capacités d'investissement dans l'innovation très différentes. Il existe une grande entreprise européenne de télécommunication, mais celle-ci doit ses bons résultats à sa présence aux États-Unis.

Pour quelles raisons devons-nous changer de préfixe - +33, +34, +39, etc. - chaque fois que nous passons une frontière ? Une seule raison à cela : les commissions que les opérateurs de télécommunication doivent payer aux Trésors nationaux. Je comprends cela, mais les Trésors pourraient également recevoir cette somme s'il existait un préfixe commun à tous les pays de l'Union européenne (UE) - +0 par exemple.

Dans le rapport, je propose une feuille de route pour faire avancer l'intégration dans ces trois secteurs. La situation du marché financier me semble la plus grave car, si nous devenons une colonie américaine dans ce domaine, cela entraînera des conséquences sur l'économie réelle.

De cette indépendance européenne dépend également le financement de la transition verte. Je suis pragmatique sur le sujet ; il s'agit de débloquer un financement important pour accompagner cette transition, et cela ne peut se réaliser que sous une forme mixte, avec de l'argent public et privé. Cela ne peut s'effectuer seulement avec de l'argent public, car une partie des pays européens n'accepteront jamais cela ; d'où la nécessité de fonctionner, comme aux États-Unis, avec les deux piliers, public et privé.

Madame Estrosi Sassone, vous avez cité les instruments français qui permettent de lier l'épargne à l'investissement ; ceux-ci doivent être une source d'inspiration pour le reste de l'Europe. Ce lien entre l'épargne privée et l'investissement doit aider les entreprises dans la transition verte. Pour élaborer ce rapport, j'ai rencontré des agriculteurs, des travailleurs de l'industrie automobile, ainsi que des propriétaires de maisons dans tous les pays européens ; nous ne pouvons pas à dire à ces personnes qu'en raison de la transition verte, elles vont perdre leur emploi, leur entreprise ou leur habitation, à moins qu'elles soient prêtes à payer. Ce serait socialement injuste et politiquement irréalisable. Seul un grand plan est envisageable pour réaliser cette transition.

Je me réjouis que Mme von der Leyen ait donné la mission à M. Séjourné, vice-président exécutif de la Commission européenne, de mettre en oeuvre ce projet d'union entre l'épargne et l'investissement. Il s'agit également de mettre fin à l'Union des marchés de capitaux qui, depuis la sortie du Royaume-Uni de l'UE, n'a plus de sens. Ainsi, la finance doit toujours être dirigée vers l'économie réelle.

Je conclurai mon propos par quelques points essentiels de mon rapport. Le marché unique européen repose sur quatre libertés, celles des biens, des services, des personnes et des capitaux. Ces libertés renvoient à une économie du siècle précédent ; nous avons besoin d'ajouter une liberté supplémentaire, pour l'innovation, la connaissance et la recherche. Dans le rapport, vous trouverez une série de propositions sur le sujet.

La liberté de bouger a toujours constitué l'un des piliers du marché unique. Dans le rapport, je propose une autre liberté, celle de rester. La mobilité change le panorama de nos pays en exerçant une forte pression sur des régions saturées, alors que s'accroît la désertification d'autres régions plus périphériques. La sauvegarde des services d'intérêts généraux dans ces régions, ainsi que le sujet de la fuite des cerveaux, doivent être au centre de nos réflexions.

Monsieur Rietmann, vous avez évoqué le droit des affaires. Aujourd'hui, les PME n'exploitent pas le marché unique européen pour une raison simple : nous avons 27 droits des affaires différents et, dans certains pays comme l'Espagne, s'y ajoutent également des droits régionaux. Pour un investisseur international, il est inconcevable d'investir dans un territoire où chaque pays dispose d'un système différent.

J'aurais pu proposer de créer un droit des affaires européen qui élimine les droits des affaires nationaux, mais cela n'aurait jamais fonctionné, dans la mesure où chaque pays souhaite défendre son propre droit des affaires. J'ai donc proposé de créer un vingt-huitième État européen virtuel, en le dotant d'un droit des affaires optionnel ; ce dernier permettrait aux entreprises, et notamment aux PME, de passer partout sans devoir s'adapter à la législation de chaque pays.

Concernant le rôle des parlements nationaux, la situation actuelle ne fonctionne pas. Aujourd'hui, l'édifice européen repose sur beaucoup de directives, et chaque pays fait comme il veut. À l'échelle de l'Europe, cette attitude est négative, les entreprises ne tirant aucun bénéfice du marché unique. Ces dernières années, pour des raisons politiques, la Commission n'a plus demandé à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) de sanctionner les pays qui n'appliquent pas les directives européennes.

Il est préférable que les parlements interviennent en amont du parcours, et non à la fin. Cette participation en amont donnera la possibilité de préciser, le cas échéant, certaines dérogations ; mais une fois la décision prise, celle-ci doit s'appliquer partout.

Dans ce rapport, j'ai volontairement employé un langage d'urgence. L'inertie nous conduit au déclin. Si nous n'accélérons pas l'intégration dans les secteurs évoqués, nous aurons le choix entre devenir une colonie chinoise ou américaine. Dans nos poches, nous avons le symbole de l'intégration dans le domaine le plus souverainiste qui soit : la monnaie. Celle-ci, écrite dans des alphabets différents, est la même pour nous tous. L'euro était un bon choix, comme le pensent d'ailleurs aujourd'hui 75 % des citoyens européens. Les gens ont compris une chose essentielle : l'euro est un parapluie qui protège de la globalisation et de la Chine. Dans les années 1980, au début du marché unique, l'Italie et la France, toutes seules, gagnaient davantage de médailles d'or aux jeux Olympiques que la Chine ; ce n'est plus le cas aujourd'hui. Il s'agit de tenir compte de ce changement, sans quoi nous en paierons les coûts sociaux, économiques et politiques.

M. Michel Canévet. - Vous avez évoqué l'absence d'autorité de régulation européenne ; il existe pourtant l'Autorité européenne des marchés financiers (Esma), implantée à Paris. Et concernant la supervision bancaire, la BCE joue un rôle très actif. Celle-ci, parfois considérée comme trop rigoriste, a permis de protéger le marché européen lors de la précédente décennie.

Je souhaite vous interroger sur le secteur des télécommunications. Pour lutter contre la fragmentation, vous proposez une consolidation du secteur, avec un socle réglementaire plus solide. Que pourrait-il advenir si nous ne mettions pas en oeuvre vos préconisations ?

M. Patrick Chaize. - Il existe de nombreuses entreprises européennes de télécommunications, mais, à chaque tentative de concentration, des voix alertent sur le risque de monopole. Comment peut-on s'accorder pour atteindre les objectifs sur le sujet ?

Je souhaite élargir la question au numérique. Aujourd'hui, le sujet est porté par l'Europe, notamment en termes de régulation. Je viens, cette semaine, de remettre un rapport sur l'intelligence artificielle. Lors de nos échanges avec les grandes entreprises américaines, nous avons ressenti que celles-ci attendaient la régulation européenne, dans la mesure où cela définissait un cadre qui leur ouvrait un marché. Dans le secteur du numérique, nous sommes déjà une sorte de colonie américaine.

Vous avez évoqué le déclin de l'Europe en matière de développement des technologies. Le GSM, en effet, s'est construit en Europe, et peu à peu nous avons laissé aux Chinois et aux Américains le rôle de normalisateurs. Ce déclin s'explique notamment par le manque de chercheurs susceptibles aujourd'hui de participer à ces comités de normalisation. Des réflexions sont-elles en cours pour remédier à ce manque ?

M. Didier Marie. - Pour atteindre vos objectifs, il faut, à la fois, mobiliser les financements et avoir un pilotage politique efficace. Pour ce qui concerne le financement, que pensez-vous de la proposition d'un emprunt commun, semblable à celui réalisé dans le cadre du plan de relance, afin de porter la croissance européenne ? Comment pouvons-nous mobiliser des ressources propres aujourd'hui indispensables ?

Sur la mobilisation de l'épargne privée, des initiatives ont été prises dans le cadre du plan Juncker. Souhaitez-vous développer un modèle similaire d'utilisation des fonds publics et privés ? Pourquoi ce modèle n'a-t-il pas porté ses fruits ?

Concernant le pilotage politique, vous ne souhaitez pas une réforme des traités, mais une partie de l'inertie européenne tient à l'usage du droit de veto et aux difficultés à mobiliser les 27 États membres ensemble. Comment peut-on favoriser une généralisation de la majorité qualifiée, en particulier sur les sujets prioritaires ?

Enfin, la question de l'élargissement est souvent évoquée aujourd'hui. Est-ce une chance ou une difficulté pour l'UE ?

M. Enrico Letta. - Sur les télécommunications, je propose de passer de 27 à une seule entité. Pour cela, il faudrait parvenir à une gestion intégrée au niveau européen du spectre de fréquences radioélectriques. La chose essentielle est de s'entendre sur la répartition des commissions payées par les opérateurs, de manière à ce que chaque Trésor national s'y retrouve. Nous passerions de 80 opérateurs à une dizaine ou une vingtaine, cela permettrait encore aux consommateurs de choisir.

Je ne plaide absolument pas pour faire en Europe la même chose qu'aux États-Unis. Nous devons préserver ce mélange entre grands et petits tout en favorisant la montée en puissance de ce que nous avons de plus fort, ce qui est possible dans le domaine des télécommunications. Le marché unique garantit la concurrence. Aujourd'hui, en tant que consommateurs de télécommunications, nous sommes plus heureux que les Américains : les prix sont plus élevés et le service de moindre qualité aux États-Unis. Mais les effets négatifs de la situation très complexe du système des télécommunications se feront sentir dans quelques années, l'infrastructure n'arrivant plus à suivre. Je propose un seul marché avec une dizaine d'opérateurs solides, capables soit de se faire concurrence, soit d'engager d'importants investissements au niveau des infrastructures.

Monsieur Chaize, vous avez évoqué le rôle des chercheurs. De nombreux entrepreneurs européens dans les start-up migrent vers les États-Unis, car ils y trouvent le bon environnement pour lever de l'argent et faire monter en puissance leurs idées. Pour remédier à cela, nous revenons à la question de l'union de l'épargne et des investissements. Il s'agit de créer un marché financier européen unique, capable d'investir beaucoup d'argent sur les bonnes idées, sans considérer qu'une faillite tue définitivement ; dans le domaine de l'intelligence artificielle, avant de connaître le succès, les entrepreneurs américains ont parfois subi plusieurs faillites.

Aux États-Unis, 333 milliards d'euros seront investis dans l'intelligence artificielle dans la prochaine décennie ; ce montant s'élève à 100 milliards d'euros en Chine et à 20 milliards d'euros en Europe. Il est évident que nous devons changer d'échelle sur le sujet. Un investissement seulement national ne suffira pas. Nous disposons de chercheurs de qualité, mais ceux-ci préfèrent partir aux États-Unis.

Monsieur Marie, les grands pays me semblent irresponsables sur le sujet. Dans les domaines relevant du marché intérieur, le droit de veto n'existe que dans le jeu politique, pas en droit : les règles du marché unique peuvent être adoptées à la majorité qualifiée, mais les États membres préfèrent toujours attendre le wagon le plus lent ; or, dans de nombreux domaines, il s'agit d'avancer.

En effectuant mon tour d'Europe, j'ai rencontré tous les gouvernements ; chacun m'a fait part des limitations au marché unique du pays voisin sans jamais évoquer ses propres limitations. Il est possible d'agir avec les règles actuelles. Les choses sont naturellement différentes pour la politique de défense.

Concernant les ressources propres, je vous renvoie aux pages 30 et 31 de mon rapport ; j'y évoque les quatre instruments techniques susceptibles de mobiliser l'épargne privée. Le lien avec les investissements doit beaucoup aux expériences françaises.

Le plan Juncker, de mon point de vue, était bon. Je reprends quelques éléments de ce plan, notamment le fait de travailler sur des investissements mêlant public et privé.

J'en viens à l'élargissement, sur lequel porte un chapitre de mon rapport. Je propose la création d'un dispositif appelé Enlargement Solidarity Facility, essentiel car l'élargissement doit être accompagné.

Il faut distinguer deux processus différents : l'élargissement aux pays des Balkans et celui qui concerne l'Ukraine. En matière agricole, l'Ukraine joue dans un autre championnat que nos pays européens, même les plus grands. Elle joue dans celui du Canada, de la Russie ou du Brésil. On ne peut pas traiter l'élargissement à l'Ukraine comme on traite l'élargissement à l'Albanie dont l'entrée, quand ce pays sera prêt, ne devrait pas poser de difficulté majeure.

Certes, en ce qui concerne l'élargissement aux pays des Balkans, il faut éliminer tous les obstacles politiques, notamment le droit de veto. En effet, on ne peut pas accepter que la politique étrangère soit « capturée » par le droit de veto de ces pays. L'entrée de l'Ukraine, qu'il faut continuer à aider, entraînera d'autres conséquences. Nous devrons accompagner ce processus de façon beaucoup plus attentive.

M. Louis Vogel. - Je voudrais revenir sur l'articulation entre la politique industrielle et la politique de concurrence. Nous avons doté les États membres d'autorités administratives indépendantes, qui contrôlent les concentrations. Chacune a tendance à raisonner en termes de marché national plutôt que de marché européen ou international. Cette situation aboutit au blocage d'opérations de concentration, lesquelles seraient pourtant utiles à la politique industrielle européenne, puisque nous aurions enfin des acteurs à la hauteur du marché mondial. Comment faire pour qu'une politique industrielle européenne puisse l'emporter sur les politiques de concurrence nationales ?

M. Ronan Le Gleut. - En ce qui concerne l'industrie de défense, vous avez rappelé que nous avions dépensé 140 milliards d'euros pour aider l'Ukraine et que 80 % de cette somme avaient servi à l'achat de matériel non européen, notamment américain, ce que vous avez expliqué par notre fragmentation. La véritable cause ne serait-elle pas plutôt l'absence d'autonomie stratégique ? L'article 5 du traité de l'Atlantique Nord prévoit la garantie de sécurité américaine, ce qui pousse les États-Unis à exercer une pression sur certains États membres pour qu'ils achètent du matériel américain en échange de cette protection. L'ancienne ministre des armées Florence Parly avait résumé cette question dans une formule : « clause de solidarité de l'Otan est l'article 5, pas l'article F-35 ».

Mme Marta de Cidrac. - Je reviendrai sur le volet politique et stratégique. Quel est le bon vecteur pour porter la mise en oeuvre des mesures que vous proposez ? Vous avez évoqué une possible mission de Stéphane Séjourné. Un des grands États fondateurs pourrait-il jouer un rôle moteur ?

Quel avenir envisagez-vous pour votre rapport ? A-t-il reçu un bon accueil de la part des instances européennes ? Des politiques s'en sont-ils déjà saisis au sein de l'UE ou de la Commission européenne pour en faire un objet d'action ?

M. Enrico Letta. - Monsieur Vogel, il y a six mois encore, nous aurions abordé ces sujets autrement. Les deux rapports ont fait évoluer le débat. Aujourd'hui, même au niveau de la Commission, on arrive à discuter de concurrence de façon différente. L'idée que la concurrence se joue non pas entre nous mais avec les autres devient une question de plus en plus importante. Cette dernière va de pair avec celle de la défense du consommateur européen ; nous ne voulons ni oligopoles ni monopoles.

Je plaide pour ce modèle dans les télécommunications. Il faut que la dimension géographique soit européenne pour consolider le secteur à ce niveau-là, tout en créant une concurrence afin d'aider le consommateur. Nous devons travailler de plus en plus à cette dimension européenne. À cet égard, je salue le travail très important mené par Thierry Breton.

La question de l'autonomie stratégique a du sens mais ne peut pas expliquer la façon dont 80 % des 140 milliards d'euros versés ont été utilisés. Il s'agit d'une question technique : nous n'avons pas la taille nécessaire pour procéder à des investissements immédiats, en raison de notre fragmentation, parce que nos pays ne travaillent pas suffisamment ensemble.

Je plaide pour que nous agissions en deux temps.

D'abord, il faut un temps politique, durant lequel les premiers ministres ou les ministres de la défense et de l'industrie des sept pays ayant une industrie de défense se mettront à travailler ensemble, invitant à la table les chefs des industries de défense nationale. Aujourd'hui, plutôt que de travailler ensemble, nos pays travaillent avec d'autres. Cependant, les choses sont en train de bouger, ce que je salue.

Ensuite, il faut procéder à des consolidations et à des projets communs. Le fait qu'un commissaire soit chargé de ces questions est très important.

J'en viens à l'avenir du rapport. Au mois de mai, je n'aurais jamais imaginé que la déclaration de Budapest reprendrait des éléments centraux du rapport ni que des feuilles de route de commissaires y feraient référence. Toutefois, il faut que tout cela devienne réalité et vous jouez un rôle très important. Il faut exercer un jeu de pression sur les institutions européennes. Les stakeholders et députés européens le font, mais le rôle des gouvernements nationaux reste fondamental.

Je fais en ce moment un tour d'Europe des parlements nationaux parce que la clé se trouve au niveau national. Les grands pays européens ont un rôle essentiel et les difficultés politiques que rencontrent la France et l'Allemagne ont des conséquences négatives sur l'Europe. Le rôle des parlements nationaux est de pousser les gouvernements à faire en sorte que nous fassions des pas en avant sur ce sujet, pour établir une souveraineté européenne, qui seule peut apporter la prospérité. Travailler sur les seules souverainetés nationales profitera aux Américains et aux Chinois. Nous avons besoin de gouvernements proactifs sur cette question et d'un couple franco-allemand qui fonctionne bien.

M. Daniel Gremillet. - Ma première question concerne l'énergie, qui est au coeur de la compétitivité du monde industriel. Aujourd'hui, chaque État membre choisit librement son mix énergétique. La France a mis beaucoup de temps à obtenir la reconnaissance de ses choix stratégiques en matière énergétique dans le cadre de la taxonomie. Nous allons payer très cher la transition énergétique. Dans le domaine de l'industrie automobile, nous étions les champions au niveau européen de la motorisation thermique, mais, à l'avenir, nous serons dépendants d'autres États.

Où en est l'ambition agricole européenne dans le contexte international ? Dans les salons européens de l'alimentation, la présence européenne est de plus en plus faible tandis que la présence internationale se renforce.

M. Patrick Chauvet. - Quelles sont les répercussions du départ du Royaume-Uni sur le fonctionnement du marché unique ? Lors de votre tour des pays européens, avez-vous eu l'impression que certains États membres envisageaient une démarche similaire ?

Mme Florence Blatrix Contat. - Vous prônez un marché plus intégré afin d'atteindre une taille pertinente et de produire des champions européens, qui pourraient permettre des économies d'échelle. Cette ambition n'implique-t-elle pas une spécialisation industrielle au niveau européen, qui pourrait avoir des conséquences sociales, même si ce type d'écosystème est favorable à la recherche et au développement des compétences, lesquels manquent à la compétitivité de nos entreprises ?

Vous insistez sur la nécessité de mieux mobiliser l'épargne. Toutefois, de nombreux investissements, notamment en matière de transition écologique ou de lutte contre les conséquences du changement climatique, n'auront de rentabilité qu'à très long terme. Comment concilier la logique de marché avec ces besoins d'investissement ?

Enfin, nous avons remis, avec Pascal Allizard, un rapport sur l'euro numérique. Ce dernier pourrait-il contribuer à notre souveraineté financière ? À quelles conditions ?

M. Enrico Letta. - Monsieur Gremillet, effectivement, la question énergétique est centrale puisqu'elle crée un problème de compétitivité énorme pour les entreprises. Je donnerai un exemple. Dans le domaine du solaire, les investissements des pays européens en Europe représentent le double de ce que les Américains investissent chez eux. Pourtant, notre retour sur investissement est similaire à celui des États-Unis, ce qui signifie qu'il est moitié moins efficace. Pourquoi ? Parce que l'investissement dans le solaire concerne surtout les pays européens les moins ensoleillés et parce que nos États souffrent d'un manque d'interconnexions.

Cet exemple m'amène à penser que, dans le futur, nous ne ferons pas de choix exclusifs en matière de sources énergétiques. La mixité des sources doit être un élément de force, ce qui ne peut fonctionner qu'au travers des interconnexions. En effet, certains pays n'auront jamais le nucléaire quand d'autres l'auront toujours. Certains pays ont investi dans le vent, surtout dans le Nord, quand d'autres doivent investir dans le soleil ou l'hydroélectrique. Nous avons toutes les sources énergétiques en Europe et il faut profiter de cette diversité. Pour y parvenir, il faut des interconnexions, qui ne sont pas suffisantes aujourd'hui. Je propose donc un grand investissement en la matière, pour que chacun puisse profiter des sources énergétiques des autres. Il n'y a pas d'autre moyen de s'en sortir dans ce domaine compliqué.

Techniquement, l'agriculture ne fait pas partie du marché unique. Cependant, vous avez raison et c'est pourquoi j'ai parlé d'Enlargement Solidarity Facility. L'agriculture est le domaine le plus touché par un futur élargissement à l'Ukraine. Un accompagnement sera nécessaire.

Monsieur Chauvet, les répercussions du départ du Royaume-Uni ont été très négatives, surtout dans le domaine financier. Nous avions un projet : Londres devait être une capitale financière capable de nous aider tous, mais cela n'a pas fonctionné.

Lors de mon tour d'Europe, je n'ai vu aucun pays souhaitant suivre le Royaume-Uni. En fait, j'ai même vu le contraire. En Suède, je ne me suis pas permis d'évoquer le sujet de l'entrée dans l'euro, dont je pensais qu'il était tabou. Cependant, les Suédois m'en ont parlé spontanément. Ils ont évoqué ce qu'ils appellent « l'autonomie des cinq minutes », qui renvoie aux cinq minutes qui s'écoulent entre le moment où la Banque centrale européenne annonce un changement de taux et celui où le gouverneur de leur banque centrale nationale prend la même décision. Le fait que la Suède soit en train de réfléchir à ce sujet est intéressant.

Madame Blatrix Contat, je suis favorable à la création de champions européens, qui aura trois conséquences. Premièrement, nous serons compétitifs face aux Américains et aux Chinois. Deuxièmement, cette création permettra de faire travailler les PME. Troisièmement, les champions européens représentent une garantie d'investissement dans la recherche. En ce qui concerne le mix public-privé dans les investissements écologiques, il est fondamental de l'appréhender avec une logique de règles publiques.

Enfin, je vous félicite d'avoir pris l'initiative de ce rapport sur l'euro numérique, que je vais lire. Je suis un grand fan de l'euro numérique, qu'il faut absolument développer et auquel je consacre un chapitre de mon rapport.

M. Michel Masset. - Vous avez parlé de la nécessité de construire ensemble alors que l'on sent, dans certains pays et certaines régions, une tendance au repli sur soi. Quels moyens imaginez-vous pour défendre cet intérêt général et cette nécessité ? Quel est l'avenir de nos PME ? Votre vision passe-t-elle par des groupes beaucoup plus puissants ? Comment imaginez-vous l'organisation autour des fédérations ou des chambres consulaires ?

M. Michaël Weber. - Vous évoquez la « cinquième liberté », pour la recherche, l'innovation et les compétences. Les quatre libertés actuelles du marché ont pour point commun d'être des libertés que l'on pourrait qualifier de négatives : il s'agit de ne pas entraver la circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. Or ce que vous proposez est un peu différent. L'union des savoirs nécessite que les institutions européennes prennent une part active dans la création d'un réseau d'universités, en harmonisant les systèmes universitaires européens, ou d'une plateforme européenne pour la recherche. L'UE ne risque-t-elle pas d'être limitée en la matière par le fait qu'elle a une compétence partagée dans le domaine de la recherche et de l'enseignement supérieur, mais pas dans celui de l'éducation ?

Enfin, existe-t-il des divergences ou des différences entre votre rapport et celui de Mario Draghi ?

Mme Martine Berthet. - Ma première question concerne le marché unique. Quel est son avenir après la manière dont les prix ont flambé avec la guerre en Ukraine, alors que nous produisons une énergie d'origine nucléaire très peu chère ? Quelles adaptations vous semblent les plus intéressantes ?

Ensuite, la protection à nos frontières européennes est-elle pertinente ? Comment la mettre en oeuvre pour nos entreprises électro-intensives et hyper électro-intensives, qui ne sont pas compétitives par rapport aux entreprises américaines et chinoises, en raison du coût élevé de l'énergie ?

M. Enrico Letta. - Monsieur Masset, je vous invite à lire le chapitre que j'ai consacré à la liberté de rester. Il s'agit d'une façon de donner force et importance à nos territoires, dans un moment où nous sommes obligés, par la mondialisation, de joindre certaines de nos actions pour assurer notre compétitivité. Il est possible de tenir les deux éléments ensemble.

Sur les PME, j'ai cité la question du droit des affaires, qui offre une piste potentielle pour les aider. De nombreuses idées et initiatives existent. Je plaide largement pour ce sujet dans mon rapport.

En ce qui concerne la cinquième liberté, vous avez raison, monsieur Weber : au regard des traités, la question de la souveraineté nationale pour l'éducation se pose. En même temps, on peut faire ensemble sans aller contre les traités. Pour battre nos concurrents américains ou asiatiques, nos investissements dans la recherche et l'université doivent prendre une autre dimension. On ne peut que le faire tous ensemble. Le projet des universités européennes, lancé par le Président de la République française, existe aujourd'hui physiquement. Cependant, il faut multiplier l'investissement. De manière pragmatique, je propose d'agir ensemble de façon très fonctionnelle, sans tout remettre en cause.

Mon rapport et celui de M. Draghi ont beaucoup de similitudes entre eux, même s'ils sont différents, le mien étant plus ciblé sur le marché unique et le sien étant plus général.

La question sur la flambée des prix de l'énergie et la protection de nos entreprises me donne la possibilité d'aborder les aides d'État sur l'énergie. Il est compréhensible que les États aident dans une situation complexe comme celle que nous vivons. Pendant les trois dernières années, 50 % des aides d'État ont été mises en place et utilisées par un seul pays : l'Allemagne. Il est donc évident qu'il faut un pilotage européen sur cette question. En effet, quand un pays a recours à ces aides, ceux qui n'y ont pas recours, en particulier les États frontaliers, en subissent les conséquences négatives. Je propose donc qu'on soutienne aussi ceux qui sont aux frontières, à hauteur de 10 % des aides d'État. Il s'agit d'agir de façon concertée.

Sur la question de l'énergie, il faudra voir comment la montée en puissance du système d'interconnexions donnera la possibilité à nos entreprises d'employer de l'énergie venant d'autres pays. C'est la question essentielle. Pour la France, il s'agira de vendre de l'énergie et, pour d'autres, comme l'Italie, il faudra en acheter. Dans ce domaine, le manque d'interconnexions a un prix énorme, notamment en termes de compétitivité.

M. Dominique de Legge. - Avec Gisèle Jourda et François Bonneau, nous récemment présenté un rapport sur le programme européen pour l'industrie de la défense. Une question politico-juridique se pose puisque, formellement, l'Union n'a pas de compétence en matière de défense. Pour autant, nous sommes convaincus de la nécessité de coopérer dans ce domaine. Vous avez fait remarquer, à juste titre, que seuls sept pays ont une véritable base industrielle et technologique de défense (BITD). Quel est le bon niveau pour cette coopération ? La Commission ou le Conseil ? Comment articuler la nécessité de coopérer et le fait que la défense relève d'une compétence nationale ?

M. Enrico Letta. - Les deux institutions européennes doivent coopérer. Certaines activités, en matière de financement, ont besoin de la Commission. Cependant, vous avez raison : les traités donnent aux gouvernements nationaux un rôle central. C'est la raison pour laquelle de nombreuses solutions doivent être trouvées grâce à la coopération entre gouvernements. Le Conseil doit jouer un rôle fondamental et j'espère qu'il le fera. Je suis assez optimiste car l'année commencera avec la présidence polonaise du Conseil des ministres et la Pologne est très mobilisée sur ce sujet. D'ailleurs, ce premier semestre sera important pour de nombreux sujets. La Pologne est un grand pays européen, qui veut jouer un rôle de leadership.

Je conclurai en vous remerciant pour ces échanges, qui sont précieux. Ils me permettent aussi de tester les réactions à mon rapport et d'ajuster mon discours. Un rapport fait sens s'il vit concrètement.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation car nous savons que vous êtes très sollicité. Il est très intéressant de vous entendre car vos points de vue ont une hauteur très appréciable, sur un grand nombre de sujets liés au marché unique. Votre rapport est, à nos yeux, un rapport de référence.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Merci aussi pour votre pragmatisme.

La réunion est close à 10 h 20.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.