- Mardi 12 novembre 2024
- Mercredi 13 novembre 2024
- Prise de mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux des femmes en Afghanistan commises par le régime des talibans - Examen de la proposition de résolution européenne
- Audition de M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l'armement (à huis clos)
- Audition de M. Hubert Bonneau, directeur général de la Gendarmerie nationale (sera publié ultérieurement)
- Audition du général Hubert Bonneau, directeur général de la gendarmerie nationale
- Jeudi 14 novembre 2024
Mardi 12 novembre 2024
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 17 h 10.
L'architecture de sécurité en Afrique - Audition de Mme Niagalé Bagayoko, présidente de l'African Security Sector Network (ASSN)
M. Cédric Perrin, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir Mme Niagalé Bagayoko, docteure en sciences politiques et présidente de l'African Security Sector Network, dans le cadre de la mission d'information de notre commission sur l'architecture de sécurité en Afrique et sur la rénovation de nos relations avec les pays africains.
Madame Bagayoko, vous avez été membre du comité scientifique de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem) et directrice de programme à l'Organisation internationale de la francophonie. Vous êtes une spécialiste des questions de sécurité sur le continent africain, en particulier en Afrique francophone, ayant mené ou coordonné de nombreuses recherches dans ce domaine. Vous intervenez également régulièrement dans les médias pour commenter l'actualité des questions de paix et de sécurité sur ce continent.
Nous souhaitons entendre un éclairage sur différents aspects relatifs à ces sujets. Au-delà des généralisations souvent abusives quand on parle d'un continent de 54 pays, est-il exact que la conflictualité a plutôt tendance à y augmenter ? Le cas échéant, quelles sont les causes profondes de ces conflits, s'agissant en particulier de ceux qui mettent aux prises des groupes armés au Sahel ? Les réponses apportées au cours des dernières années par la communauté internationale ont-elles réussi à prendre en compte ces différents facteurs ? J'ai en particulier à l'esprit ce que l'on a appelé l'approche globale ou 3D, pour diplomatie, défense, développement, qui a montré ses limites au cours de l'opération Barkhane : cette politique se fonde-t-elle sur une analyse erronée des conflits ou bien n'a-t-elle simplement pas eu les moyens de ses ambitions ?
Cette question nous invite, par ailleurs, à identifier les stratégies déployées par les acteurs locaux eux-mêmes, que ce soit les dirigeants, les populations ou les sociétés civiles, en réaction aux nombreuses interventions extérieures. Comment notre pays peut-il s'adapter à ces stratégies des acteurs africains pour ne pas subir dans d'autres pays les déconvenues rencontrées au Mali, au Burkina Faso et au Niger ?
Nous nous intéressons également aux initiatives africaines de maintien de la paix, au niveau continental, avec l'Union africaine, ou régional, avec les diverses communautés économiques. Quel est le bilan de ces tentatives pour construire une architecture de paix et de sécurité, et que faut-il penser des initiatives ad hoc qui rassemblent plusieurs pays autour d'un problème transfrontalier, comme la Multinational Joint Task Force (MNJTF), la Force multinationale mixte, contre Boko Haram ou le G5 Sahel contre les djihadistes ?
Enfin, nous aimerions avoir quelques points de comparaison entre la politique menée ces dernières années par la France et celles de nos partenaires, États-Unis et membres de l'Union européenne, et de nos compétiteurs stratégiques, comme la Chine et la Russie.
Cette audition est captée et diffusée sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.
Mme Niagalé Bagayoko, docteure en sciences politiques et présidente de l'African Security Sector Network. - Au cours des dernières années, s'est imposée une approche erronée des types de conflictualités, réduits à une seule dimension : la menace terroriste. Je ne conteste en rien la réalité des attaques terroristes sur le continent africain, mais le recours à ce qualificatif a largement empêché de saisir la dimension politique des ennemis combattus, en les réduisant à leur seul mode opératoire. Cela a aussi largement empêché de faire la distinction entre les différents groupes qui recourent à ce type de méthodes. Or ils s'affrontent les uns et les autres. On ne peut donc pas les amalgamer.
Prenons l'exemple de la zone sahélienne, dans laquelle la France s'est particulièrement engagée. Il y a eu une difficulté à saisir la scissiparité des groupes nés d'une importation depuis l'Algérie d'un combat armé de type salafiste. Ces groupes ont très rapidement eu des responsables maliens, mais aussi nigériens et burkinabés. Ainsi, le chef de la filiale d'Al-Qaïda qu'est le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM) est actuellement Iyad Ag-Ghali. Après l'intervention Serval en 2013, qui a été un succès tactique, ces groupes se sont réorganisés et certains d'entre eux, y compris en provenance du Sahara occidental, ont choisi différentes allégeances, notamment à l'État islamique (EI). Ceux qui se sont affiliés à l'EI et ceux qui se sont affiliés à Al-Qaïda se sont combattus avec de plus en plus d'acharnement au fil du temps.
Le Sahel central connaît des dynamiques très différentes de celles du bassin du lac Tchad où l'État islamique est le plus influent. La secte Boko Haram n'existe plus en tant que telle : elle s'est scindée en différentes branches. L'une s'est affiliée à l'État islamique, tandis que son canal historique, le Jama'atu Ahlis-Sunnah Lidda'awati wal-Jihad (JAS) recourt à des méthodes bien plus violentes contre les civils.
Les groupes affiliés à Al-Qaïda au Sahel central se prévalent de défendre les civils, tandis que les groupes affiliés à l'État islamique considèrent les forces armées comme leurs ennemis, tout comme les forces étrangères, quelles qu'elles soient, y compris russes. Le GSIM ne veut pas d'acteurs étrangers sur son sol. Il a répété à de multiples reprises qu'il n'avait aucune intention d'attaquer le territoire européen, mais qu'il combattrait sans merci tout acteur étranger qui chercherait à intervenir sur place. D'autres groupes ont également recours à des méthodes terroristes, tels que l'État islamique en Afrique centrale (Iscap) et l'État islamique en Afrique de l'Ouest (Iswap). Certains de ces groupes sont en expansion, notamment ceux qui sont affiliés à Al-Qaïda depuis le nord du Mali jusqu'au nord des pays côtiers.
À côté de cette galaxie de mouvements, on trouve des rébellions politico-militaires, qui sont la priorité absolue des États du Sahel. L'une des grandes erreurs des autorités françaises a été de ne pas percevoir suffisamment tôt les divergences d'analyse stratégique les opposant aux autorités maliennes dès l'élection d'Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) : la priorité des Maliens a toujours été d'assurer la souveraineté et l'intégrité du territoire national. À ce titre, leurs principaux ennemis ont toujours été identifiés comme les rebelles du nord du Mali, principalement les combattants touaregs. Ce qui se produit au Sahel actuellement relève encore avant tout de cette dynamique. On voit renaître cette rébellion politico-militaire au Niger depuis le coup d'État contre le président Bazoum de juillet 2023 : plusieurs groupes ont commis des attaques au nom du retour à un État conforme à la Constitution. Au Tchad également, les rébellions politico-militaires prédominent, malgré le combat mené par la Force multinationale mixte (FMM), d'ailleurs menacée depuis que le président Mahamat Idriss Déby a annoncé, il y a quelques jours, son intention de la quitter, après une attaque sanglante. Ces rébellions politico-militaires sont la priorité des gouvernements en place. N'oublions pas que le président Idriss Déby est mort en combattant le Front pour l'alternance et la concorde au Tchad (Fact), qui cherchait à le renverser.
D'autres dynamiques communautaires sont également à l'oeuvre et des tensions internes traversent les communautés, comme l'opposition entre différentes catégories sociales. Ainsi, des conflits opposent les castes dites nobles aux castes considérées comme inférieures chez les Touaregs et les Peuls. Il s'agit de l'un des principaux risques dans toute l'Afrique de l'Ouest, jusqu'à la République centrafricaine (RCA), d'une dynamique de fond qu'il faut garder à l'esprit.
La violence brute en tant que telle, sans visée politique ni religieuse, qu'est la criminalité est sans doute celle qui provoque le plus de décès aujourd'hui. Ceux qui attaquent les troupeaux, les marchés et les récoltes sont souvent des bandits, selon le terme employé, qui n'ont aucune relation avec d'autres types de groupes violents. Face à eux, utiliser l'instrument militaire est beaucoup moins pertinent que de recourir à des services de nature judiciaire.
Savoir qualifier le type de conflictualité auquel on a affaire est ainsi essentiel pour définir les meilleurs instruments d'intervention.
Le prétorianisme et l'arrivée au pouvoir de juntes militaires doivent être inscrits dans une dynamique spatio-temporelle. L'arc de crise qu'est l'espace sahélo-soudanais, de la Mauritanie jusqu'au Soudan, présente des caractéristiques constantes depuis des décennies. Le prétorianisme en est la principale. On y trouve des gouvernements de nature militaire ou incarnés par des militaires, quand bien même ils ont accédé au pouvoir par des voies démocratiques et dans la région, la gouvernance mêle civils et militaires. Le mot de junte n'est pas pour autant pertinent, à mon sens, pour la qualifier, car les gouvernements sont toujours composés majoritairement de civils.
Le rôle des opinions publiques est fondamental, mais n'est pas géré de la même manière à travers cette zone. On relève ainsi beaucoup moins de prises à partie des populations elles-mêmes par les gouvernements militaires au Mali ou au Niger qu'au Tchad ou au Soudan. Tout le monde n'a pas la même relation aux civils, et le soutien populaire, au Mali et au Niger, est absolument essentiel à la compréhension de la longévité de ces régimes.
Monsieur le président, vous avez souligné en introduction le succès limité de l'approche 3D et de l'opération Barkhane. Nous sommes même face à un échec collectif. On estime le plus souvent que l'intervention militaire a failli ; c'est vrai, mais l'approche en termes de développement doit tout autant être remise en cause. Le rejet de l'intervention sous cette dernière forme, y compris multilatérale, est tout aussi viscéral : les Nations unies ont été contraintes de quitter le Mali dans des conditions extrêmement périlleuses. Ce rejet des opérations de paix est généralisé en Afrique. Les autorités demandent le départ de la Mission de l'Organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (Monusco) depuis très longtemps. Les approches comparables de l'Union européenne n'ont pas non plus été couronnées de succès.
Ces instruments sont en réalité totalement dépassés et complètement inadaptés à l'environnement dans lequel ils sont déployés. C'est le cas, par exemple, de la coopération militaire et cela apparaît dans la difficulté rencontrée pour rendre public le plan de réorganisation du dispositif français en Afrique. Celui-ci, d'après les bribes que l'on entrevoit, semble recycler des recettes éculées.
Pour autant, considérer que la France serait la seule à connaître cette difficulté à appréhender l'environnement local serait commettre une erreur lourde. Les Américains ont été forcés de quitter le Niger et l'Union européenne subit le même sort. Les conséquences de l'échec de l'intervention internationale se font beaucoup sentir au niveau européen, où de nombreuses structures mises en place pendant la crise sahélienne perdurent. Un certain nombre de partenaires de la France font preuve de défiance, ou de prudence, avant de s'engager à nouveau derrière elle, car ils estiment qu'elle ne dispose pas des clés de compréhension de l'environnement africain qu'ils lui prêtaient au début des années 2010.
La présence russe a été caricaturée sous la figure du mercenaire prédateur que serait Wagner, mais cette agence a toujours été un instrument de l'influence russe, aux mains de l'État russe, dont le déploiement a été négocié par la diplomatie russe, dont les effectifs ont été transportés par le ministère de la défense russe, armés par ce même ministère, et dont les méthodes sont inspirées à l'extrême par le GRU, le renseignement russe. Il est toujours surprenant à mes yeux que l'on présente Wagner comme un groupe de mercenaires autonomes. D'ailleurs, après la mort d'Evgueni Prigojine, son dispositif ne s'est pas effondré ! la réputation de surpuissance de cette agence a été mise à mal par la fameuse bataille de Tin Zaouatine, au cours de laquelle plus d'une centaine de ses combattants ont été massacrés par les rebelles touaregs.
L'environnement africain échappe aux capacités d'intervention internationale parce que l'on ne dispose pas des clés de compréhension du contexte local. Quelle que soit la technologie dont on dispose, on ne parvient pas à réduire ces ennemis qui ont pour avantage de connaître leur environnement ainsi que les normes, les réseaux, les standards, les cadres informels, les solidarités locales qu'il importe de connaître pour s'y mouvoir. Je recommande à ce sujet la lecture de La revanche des contextes de Jean-Pierre Olivier de Sardan, très grand anthropologue qui a vécu une soixantaine d'années au Sahel. Le titre dit tout de ce qui s'est produit sur le continent africain, mais aussi partout dans le monde, et pas seulement d'un point de vue militaire.
Les organisations multilatérales africaines prennent leur place dans cet échec collectif. En Afrique de l'Ouest, un acteur est tout autant rejeté que la France : la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao), qui subit une perte totale de légitimité et de crédibilité. Pourtant, membre de l'Architecture africaine de paix et de sécurité (Apsa), c'est l'organisation sous-régionale la plus avancée en termes d'instruments institutionnels construits au cours des trente dernières années. La Cedeao a complètement échoué à intervenir militairement au Sahel - elle n'a été présente que politiquement. Ses effectifs ont été largement déployés dans le cadre de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), mais l'échec des Nations unies est aussi celui des forces ouest-africaines déployées sous son égide. La Cedeao s'est également beaucoup discréditée politiquement en ne condamnant pas les coups d'État civils, comme on appelle les situations dans lesquelles les dirigeants démocratiquement élus ont été tentés de prolonger leur mandat en changeant les dispositions constitutionnelles, notamment en Côte d'Ivoire et en Guinée. Beaucoup n'ont pas compris pourquoi ces manoeuvres n'ont pas été jugées avec la même sévérité que les coups d'État au Mali ou au Niger, où la menace d'intervention armée a été particulièrement mal perçue par l'opinion publique, mais aussi par les élites.
Le rejet de la France provient à la fois des États et des sociétés civiles. On a beaucoup trop cru, au Sahel, à la capacité de la France à éradiquer le terrorisme : cette allégation par trop imprudente a suscité beaucoup d'attentes, qui ont été suivies, dans les populations, par le doute, puis par le constat que la France, et plus largement les partenaires internationaux, n'étaient pas capables d'assurer la sécurité. Le message que les populations émettent est donc : « merci, vous avez essayé, mais n'y êtes pas parvenus. Aussi, votre présence n'est plus nécessaire. »
Une frange extrémiste, née trois à quatre ans avant l'arrivée de la Russie en Afrique de l'Ouest, a diffusé des théories du complot : dès 2018-2019, elle laissait entendre que les vols de bétail étaient perpétrés par l'armée française, qui évacuait les bêtes par avion pour approvisionner les restaurants parisiens en viande. Ce n'est pas la Russie qui a inventé ces informations fantaisistes. L'exaspération s'est fait jour de manière de plus en plus évidente, et a été récupérée ensuite, car la Russie est redoutable dans le champ de la guerre informationnelle, plus que dans le champ militaire. C'est dans ce champ qu'elle doit être contrée. À la différence des acteurs européens, elle sait parfaitement bien s'insérer dans les environnements locaux en s'appuyant sur les langues locales. À l'inverse, la France a toujours peiné à comprendre comment toucher des communautés hors des canaux médiatiques traditionnels.
Durant ces cinq dernières années, on a assisté à une mutation des sociétés civiles et il convient d'aborder avec prudence l'idée selon laquelle celles-ci doivent être les principales interlocutrices de la France. Elles ne sont plus majoritairement libérales, vouées à la promotion de la démocratie et des droits de l'homme, mais néo-panafricanistes, avec un discours ultrasouverainiste, ultranationaliste. Les phénomènes politiques auxquels on assiste en Occident, de fermeture à l'autre, de rejet de l'autre, sont également très présents en Afrique où les acteurs cherchent de moins en moins à se présenter en victimes, mais font au contraire valoir leur fierté nationale et cherchent à maximiser leurs intérêts.
M. Ronan Le Gleut. - Vous nous dites que les opérations de paix venant d'acteurs extérieurs au continent africain ont échoué. Vous nous dites aussi que l'Union africaine, quand elle tente d'opérer, via l'Apsa, échoue tout autant. Quelles solutions préconisez-vous ?
Mme Niagalé Bagayoko. - Il faut réfléchir à ce qui s'est passé. Les approches axées sur les résultats, dont on nous a largement rebattu les oreilles ces vingt dernières années, n'en ont, en réalité, jamais eu aussi peu ! Ma première recommandation est de chercher à comprendre les environnements dans lesquels on souhaite intervenir. Et si nos intérêts ou nos valeurs ne sont pas en accord avec ceux des populations de la zone concernée ou de leurs dirigeants, on n'est pas obligé d'y rester.
Arrêtez de consulter des experts occidentaux, comme moi, qui ne parlent pas de langue locale africaine et appuyez-vous sur des experts locaux qui vous expliqueront le fonctionnement de ces sociétés !
Il faut aussi interroger la conception des programmes de développement. Au cours des trente dernières années, la coordination entre tous les intervenants à l'échelle internationale a eu un effet délétère. On a adopté des cadres d'intervention standardisés qui utilisent tous les mêmes méthodologies fondées sur le monitoring et l'évaluation, les cadres logiques, les théories du changement, les indicateurs quantitatifs. Beaucoup d'échecs sont imputables à ces méthodologies.
Enfin, je recommande d'accepter l'Afrique telle qu'elle est, sans essayer de la changer. Je crois, à titre individuel, à la promotion de la démocratie et des droits de l'homme, mais pourquoi la politique d'un État devrait-elle forcément chercher à réformer un espace, à le faire coïncider avec ce à quoi nous voudrions qu'il ressemble ? Nous avons désormais obligation d'accepter les exigences des partenaires africains telles qu'elles sont formulées aujourd'hui.
M. Étienne Blanc. - La France, au Mali, a été victime d'une campagne extrêmement puissante de la Russie contre Barkhane. On l'a vu à la télévision : des manifestants agitaient des drapeaux russes. Se développe au Mali un souverainisme de plus en plus puissant, comme au Burkina Faso et au Niger, et comme en Occident. Ce nationalisme est l'une des causes des difficultés de la France. Mais, aujourd'hui, la surprésence russe au Mali ne provoque-t-elle pas un phénomène identique ? La Russie ne connaîtra-t-elle pas, demain, le même sort que la France ? Elle subit des échecs militaires. Au Sahel, les populations commencent à s'organiser de plus en plus efficacement contre l'armée malienne et contre ce qu'il reste de Wagner. Cela ne donne-t-il pas tout de même un peu d'optimisme, en laissant entrevoir une chute rapide de la junte malienne ?
Mme Niagalé Bagayoko. - La présence russe est très ancienne au Mali. C'est différent en République centrafricaine, où elle date de 2017. Le Mali, dès son indépendance, a souhaité mettre un terme au partenariat privilégié avec l'ancienne puissance coloniale française au profit de l'URSS, jetant les bases d'un substrat profond sur lequel s'appuient encore les relations avec la Russie. Le partenariat militaire entre la Russie et le Mali, en revanche, ne durera pas forcément longtemps : il y a eu beaucoup de pertes et mes collègues relèvent, sur les groupes Telegram, nombre d'interrogations, côté russe, quant à la pérennité de la présence sur place. De fait, la Russie a échoué sur de nombreux théâtres, au Mozambique ou en Libye par exemple. À mon sens, la Russie se retirera ou au moins réduira sa présence militaire. Je n'établirai cependant pas de lien de conséquence pour la junte malienne : celle-ci ne tient pas avant tout grâce à la Russie et, contrairement à ce qui prévaut en RCA, Wagner ne protège pas le régime malien. L'accord passé vise d'abord à combattre les Touaregs et la principale victoire obtenue avec l'intervention des forces de Wagner ou d'Africa Corps a été la reconquête par le Mali de sa souveraineté sur son territoire, principalement à Kidal, ce qui était son obsession. Le régime s'appuie sur une très forte adhésion populaire ; s'il devait chuter, ce serait en raison non d'un retrait de la Russie, mais de l'érosion de cette adhésion.
M. François Bonneau. - Merci pour votre analyse de la situation. La faute originelle de l'intervention occidentale, et surtout française, en Libye a été évoquée. Quelles en sont aujourd'hui encore les conséquences ?
Mme Niagalé Bagayoko. - Cette intervention a contribué dans une large mesure à éloigner la France des dirigeants africains. Même Idriss Déby, toujours présenté comme le principal allié des Français, a été le premier à exprimer sa colère, en prédisant, comme Mahamadou Issoufou, qu'elle risquait de déstabiliser la région entière, ce qui s'est produit. Un ressentiment s'est également développé au sein des organisations régionales africaines, à commencer par l'Union africaine, qui en veut à la France de ne pas l'avoir consultée. La perte de confiance mutuelle entre les gouvernements africains, même avant les coups d'État, et la France est donc également imputable à l'intervention en Libye. Tous l'avaient à l'époque mise en garde contre cette entreprise. Une autre conséquence que l'on constate encore de nos jours tient à la circulation des armes légères et de petit calibre, en provenance de Libye. Par ailleurs, certains des groupes politico-militaires, en particulier tchadiens, désormais moins influents sur le plan opérationnel se replient vers ce pays dans lequel ils ont trouvé refuge. Enfin, cet espace joue un rôle dans les routes migratoires.
M. Jean-Luc Ruelle. - Peu d'États africains échappent à une gouvernance dictatoriale, à la « démocrature ». Parmi ceux que vous avez cités, la plupart présentent comme traits communs d'être des États non structurés, faibles, sans moyens, où une forme de prédation a notamment concerné les politiques de coopération et de développement. On pourrait penser que, sur le long terme, il conviendrait de renforcer ces États, de les instituer véritablement, de leur conférer des pouvoirs régaliens effectifs, en s'assurant de leur bonne gouvernance. Entretemps, des phénomènes intéressants apparaissent : ainsi de ce gendarme africain qu'est devenu le Rwanda. La moitié des 35 000 hommes que compte son armée sont constitués en corps expéditionnaire et interviennent à l'étranger, au Mozambique, au Congo-Brazzaville, au Gabon, en Centrafrique. Ils font progressivement leur apparition en Afrique de l'Ouest. La situation renvoie quelque peu à ce que vous avez expliqué sur la sociologie de certains pays, dans lesquels se manifestent des luttes de castes. Le Rwanda se prévaut d'un savoir-faire guerrier, qu'il transforme en métier et en revenus, opérant avec efficacité en parvenant à stabiliser certaines régions. Je ne veux pas me faire le laudateur de ce système, mais peut-être offre-t-il une solution de court terme à laquelle nous pourrions réfléchir ?
Mme Niagalé Bagayoko. - Je prendrai le problème de manière inverse : on constate une défiance des opinions publiques, qui considèrent qu'elles n'ont jamais connu cette démocratie pourtant validée partout par les partenaires internationaux, notamment au travers de processus électoraux. On peut considérer que l'on a réduit la démocratie à sa stricte expression électoraliste, sans se préoccuper des violations des droits de l'homme et des libertés fondamentales, des violations de l'État de droit auxquelles ont procédé des gouvernements démocratiquement désignés. De ce point de vue, il reste difficile de parler de « démocratures » qui auraient émergé seules...
M. Jean-Luc Ruelle. - Entendons-nous bien, la « démocrature » ne m'apparaît en rien souhaitable.
Mme Niagalé Bagayoko. - Je l'ai bien compris, mais vous citez le Rwanda...
M. Jean-Luc Ruelle. - C'est la meilleure expression du phénomène.
Mme Niagalé Bagayoko. - Vous suggérez donc de coopérer aussi avec des « démocratures ». Si je m'autorise à souligner ce paradoxe, cela tient à ce que je le juge au coeur de la difficulté occidentale actuelle. On souhaite continuer à promouvoir la démocratie, l'État de droit et la bonne gouvernance, tout en coopérant avec des États dont, souvent, les propres peuples considèrent qu'ils violent ces principes, et tout en en condamnant d'autres. Les commentateurs, et j'en fais partie, ont à l'envi dénoncé ce « deux poids, deux mesures ». Je n'y reviendrai pas. Il faut choisir : si l'on se positionne sur le terrain des principes, il faut admettre que ceux-ci sont intangibles, car un principe n'équivaut pas à un intérêt, lequel est cynique et flexible. On ne joue pas avec les principes ! C'est pourtant ce qui a été fait tant par les États africains eux-mêmes que par leurs partenaires internationaux. Il va donc falloir faire un choix et je pourrais comprendre que celui-ci soit cynique, consistant à chercher la stabilité en travaillant avec des États autoritaires. C'est d'ailleurs ce qu'appelle l'évolution du contexte : pourquoi la stabilisation a-t-elle partout échoué ? Précisément parce que l'on se plaçait sous une double exigence : obtenir d'un côté la sécurité et le développement, de l'autre la démocratie. Cela n'a fonctionné nulle part.
Je poserai de nouveau une question un peu provocatrice : comment considérez-vous des États dirigés par les militaires, en lien avec des organisations religieuses qui se réclament de l'islam politique non violent ? Travailler avec eux, n'est-ce pas là une recherche de stabilité ? On peut le voir sous ce biais et certains de ces États obtiennent des résultats. Prenez le cas de la Mauritanie. Comment définiriez-vous cet État, qui, certes, intervient moins sur le plan international que le Rwanda ? Avec lui, nous ne sommes néanmoins pas en présence d'une pure démocratie.
M. Olivier Cadic. - Ce ne sont pas des provocations, vos questions nous invitent à la réflexion.
Vous n'avez pas évoqué la question de la Chine. Son influence, déjà forte, est grandissante, voire tend à l'ingérence. Certains États africains la considèrent comme une forme de colonisation.
Un État démocratique ne jouit d'aucune reconnaissance : le Somaliland. Il s'est officiellement séparé depuis 1994 de Mogadiscio et de la Somalie. La question de sa reconnaissance ne se pose-t-elle pas pour les démocraties devant le régime failli de Mogadiscio et les shebabs qui occupent le terrain ?
Par ailleurs, 93 % des ressources de l'Algérie proviennent du sud du pays. Vous avez mentionné le massacre de mercenaires de Wagner, qui évitent la région frontalière. Apparemment, les Touaregs s'y replient. C'était l'un des sujets auxquels étaient confrontés les militaires de Barkhane. Comment appréhendez-vous la situation de cette partie de l'Algérie ?
En tant que représentant des Français de l'étranger, je me rends souvent en Afrique. Comme entrepreneur, je rencontre de jeunes homologues africains et je constate leur envie de construire des projets avec nous ; à chacun de mes déplacements, je ressens de leur part une réelle envie de France. Je pense que c'est avec eux qu'il faut rechercher des solutions. Comment encourager cette jeunesse africaine et bâtir de nouveaux ponts avec elle ?
Enfin, les mouvements terroristes m'apparaissent comme l'un des visages du crime organisé. Une façon pour eux de subsister consiste à participer aux trafics, notamment au trafic d'êtres humains, tel qu'on peut le voir en Afrique, qui me semble particulièrement choquant. Toute une jeunesse avide d'un ailleurs, aspirant à rejoindre l'Europe, se retrouve engluée dans ces réseaux. Comment pouvons-nous aider à lutter contre la traite d'êtres humains ?
Mme Niagalé Bagayoko. - Je ne suis pas spécialiste des questions économiques, mon domaine de prédilection portant sur les questions de sécurité. Au sujet de la Chine, il me semble néanmoins qu'on la met par trop sur un pied d'égalité avec la Russie, alors qu'il s'agit d'acteurs dont les modes de présence en Afrique diffèrent totalement. La Chine n'y est pas présente sur le plan militaire, elle ne l'a été qu'au travers de missions de maintien de la paix, notamment la Minusma. Si elle est encore présente aux côtés des très nombreuses sociétés de sécurité privée qui assurent la protection de ses ambassades, de ses ressortissants, de ses entreprises et de ses sites d'exploitation, elle n'est pas, contrairement à la Russie, un acteur qui intervient de manière active dans le périmètre souverain de la sécurité des États africains. Elle suscite à mon sens une méfiance sans hostilité. Si elle n'est pas du tout un acteur acclamé, elle n'est pas non plus massivement rejetée, bien que quelques gouvernements, dont celui de la Zambie, commencent à se plaindre de la coopération de type concessionnaire qu'elle pratique.
Je m'étonne surtout de la mention fréquente de la Chine et de la Russie, alors que beaucoup d'autres acteurs sont également présents en Afrique, et pas de manière récente. Ils y interviennent parfois depuis vingt, vingt-cinq ou trente ans, sans qu'on les ait vus ni s'implanter ni s'affirmer. Prenez le cas très intéressant d'Israël. Sa présence sur le continent est ancienne, notamment au Cameroun, y compris dans le domaine de la sécurité. Le modèle des bataillons d'intervention rapide (BIR) que ce pays a développé en matière de coopération militaire a fait des émules au sein d'autres États africains. Le Rwanda s'en inspire, avec la mémoire commune d'un génocide. On regarde de près, sur le continent africain, l'extrémisme de type islamique, mais on s'enquiert bien moins de l'extrémisme chrétien qui s'y exprime. Les communautés évangéliques, notamment, tiennent des discours conservateurs qui, sur le plan des valeurs, s'avèrent tout aussi inquiétants, par leur rejet des politiques LGBT+ ou de celles qui sont axées sur le genre. Or il s'agit d'acteurs sur lesquels Israël s'appuie, car certains d'entre eux entretiennent une lecture biblique proche de la sienne.
D'autres États, comme l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, recourent également à la diplomatie religieuse. La première est depuis plus de quarante ans extrêmement présente sur le continent africain, avec la promotion d'un islam salafiste ultraconservateur diffusé très localement via les ONG d'aide humanitaire ou les écoles, ce que l'on n'a pas voulu voir. On craint l'émergence de ce type d'islam en Afrique, mais craint-on pareillement l'État qui l'a promu pendant des années ? La présence, spécialement dans la Corne de l'Afrique, de l'Arabie saoudite et des Émirats arabes unis se fait également contre le Qatar qui, lui, mobilise plutôt des réseaux fréristes sur le continent, bien différents de ceux de l'islam hanbalite, c'est-à-dire du wahhabisme.
L'Iran intervient pour sa part auprès des communautés libanaises, très présentes sur le continent ; l'Inde a de même développé des partenariats. En définitive, ces États me semblent autrement plus actifs que la Chine, qui reste un acteur essentiellement économique. Et ils le sont de longue date.
Le cas du Somaliland est peu connu, je vous remercie de l'aborder, car il ne manque pas d'importance. Le conflit qui y couve entre l'Éthiopie et la Somalie se révèle potentiellement dangereux, après l'accord que la première a passé avec le Somaliland en vue de recouvrer un accès à la mer qu'elle a perdu depuis l'indépendance de l'Érythrée. Vous qualifiez le Somaliland de démocratie. C'est certes une démocratie coutumière, les chefs coutumiers ayant une forte influence, en particulier devant la chambre haute du Parlement, mais c'est aussi une démocratie ultraconservatrice d'un point de vue religieux. Je me suis rendu dans sa capitale, Hargeisa, on m'y a expliqué que, en vingt ans, le nombre des mosquées, souvent financées par l'Arabie saoudite, était passé de deux à 1 000 dans la ville. Ce territoire peut être vu comme un modèle de stabilité, mais ce modèle est-il bien celui que l'on recherche ?
De mon point de vue, l'Algérie est, après la France, le deuxième grand perdant dans l'espace sahélien. Ses relations s'avèrent des plus difficiles avec le Mali, pour les raisons que vous rappelez, c'est-à-dire, d'abord, les rébellions touarègues. Les autorités maliennes reprochent, désormais de façon ouverte, à l'Algérie sa proximité avec ces groupes indépendantistes. La question migratoire se pose par ailleurs, qui empoisonne les relations de l'Algérie, plus encore qu'avec le Mali, avec le Niger, qui lui reproche quant à lui son traitement cruel de migrants, qu'elle laisserait mourir de faim et de soif dans le désert, particulièrement dans la région d'Assamaka.
Le Maroc m'apparaît à l'évidence comme le principal gagnant dans la zone. Il a récemment proposé de désenclaver les pays du Sahel, avec son initiative euro-atlantique, qui vise à ouvrir un corridor entre l'Espagne, le Portugal et la France, d'un côté, et de l'autre, vingt-trois pays côtiers africains, du Maroc jusqu'au Cap en Afrique du Sud.
Quant aux mouvements terroristes, je suis en désaccord avec vous, non qu'il n'y ait pas d'interactions entre groupes extrémistes et crime organisé, mais il s'agit plutôt de relations opportunistes et occasionnelles. Elles prennent, par exemple, la forme d'escortes de convois d'êtres humains ou de drogue. Ce n'est cependant pas le principal moteur de ces groupes djihadistes, dont les revendications sont avant tout politiques et religieuses.
M. Akli Mellouli. - Les relations entre l'Algérie, le Mali et le Niger sont historiquement complexes, et la propagande des uns et des autres ne va pas les arranger. À ma connaissance, les Maliens et les Nigériens peuvent travailler sans permis en Algérie, ce qui n'est pas le cas ailleurs.
Nous jugerons sur le long terme, notamment du rôle de l'Union africaine. À ce stade, vos éléments d'éclairage nous permettent de porter un autre regard.
Il était important d'évoquer l'action menée sur le territoire libyen, car elle l'a déstabilisé et ses répercussions se font aujourd'hui encore sentir.
En ce qui concerne le Mali, vous avez replacé la situation dans son contexte historique. Ce pays entretenait déjà une relation de proximité avec l'URSS, où ses officiers supérieurs étaient formés.
Vous avez rappelé l'importance de la connaissance du terrain et souligné le souci de l'Algérie pour ses Touaregs. En fait, les Touaregs du Nord-Mali, du Nord-Niger, du sud de l'Algérie, du Sahara et de la Mauritanie forment un même peuple. Le découpage des frontières est donc important à comprendre si l'on veut progresser.
Vous avez soulevé un point essentiel, en demandant si nos intérêts particuliers passent par le filtre de nos principes ou si ces derniers étaient modulables en fonction des premiers. La question réoriente notre rapport avec les pays africains, qui est à l'origine un rapport de force, entre dominants et dominés. Nous invitez-vous ainsi à changer de paradigme et à sortir de nos anciens schémas ? Des frontières ont été tracées, par exemple entre les Maliens, les Ivoiriens, les Sénégalais ou les Burkinabés, qui forment un même peuple, après avoir appartenu à un même empire. Ne faudrait-il donc pas revoir complètement notre approche de l'Afrique, au plus près de ses peuples, et travailler davantage sur les principes qu'en fonction d'intérêts si nous voulons reprendre, un jour ou l'autre, pied sur ce continent ?
Mme Niagalé Bagayako. - À titre personnel, je considère certes que les principes doivent primer, mais pour un responsable politique, ce choix est difficile à opérer face aux réalités du contexte actuel en Afrique, qui tend vers plus d'autoritarisme. La France doit décider si elle est prête à transiger avec ses principes pour y affirmer des intérêts, qui, eux-mêmes, ne sont pas clairs. Ce qui s'est produit au Sahel est intéressant à cet égard : quels étaient réellement les intérêts de la France ? On invoque aujourd'hui la défense des pays côtiers, mais ce n'était pas le discours il y a dix ans ; les intérêts économiques et la présence de ressortissants étaient marginaux ; le seul véritable intérêt était à mon sens l'affirmation du rang de la France en tant que puissance internationale, lequel a été largement écorné. Avant de réfléchir à la mise en concordance des intérêts et des valeurs, il faut à mon sens clairement définir les premiers. Que défendons-nous en Afrique ?
S'agissant des frontières, en Afrique elles sont beaucoup mieux acceptées et intériorisées qu'on ne le dit, malgré certains points de crispation, comme les rébellions du Nord-Mali. Partout dans le monde, des conflits territoriaux séculaires retrouvent de l'actualité, ce n'est pas propre à l'Afrique et cela ne me semble pas remettre en question l'ensemble du découpage frontalier du continent, comme en témoigne la prévalence d'un sentiment ultranationaliste. Ainsi, les autorités maliennes ne veulent pas remettre en cause le découpage territorial du pays. Il y a même eu une alliance initiale entre les Touaregs venus de Libye, qui revendiquaient une forte autonomie, voire une indépendance, avec une approche laïque, et les groupes djihadistes comme celui d'Iyad Ag Ghali qui veut imposer la charia sur un État malien intégral.
Pour autant, il faut absolument changer de grille de lecture, pas uniquement pour l'Afrique. Nos analyses sont trop standardisées, normatives, avec un prisme très militaire peu pertinent pour gérer les crises. Le sécuritaire ne se résume pas au militaire et je suis toujours étonnée que l'on ne travaille pas plus sur le renforcement des moyens de renseignement et des capacités policières. Un surarmement et une intervention massive ne règlent pas tout, comme le montre l'échec américain en Afghanistan, malgré des moyens colossaux sur un territoire plus petit que le Sahel.
Ce changement de regard est essentiel ; il faut recourir à l'histoire, à la sociologie, à l'anthropologie pour analyser les crises, en Afrique et même aux États-Unis, plutôt qu'à la seule géopolitique. Intégrer ces instruments jusque dans la prise de décision me semble absolument crucial.
M. Patrice Joly. - Sur la question des frontières et de leur contestation, Achille Mbembe avait une approche différente, considérant que celles-ci n'étaient pas adaptées aux groupes ethniques et à la gestion des flux migratoires.
Quelles seront les conséquences de l'élection de Donald Trump sur les relations entre l'Afrique et les États-Unis, sachant que le mot « Afrique » ne semble pas être intervenu une seule fois dans ses discours ?
Au regard de votre expérience, quels sont la place, le rôle et la légitimité de la francophonie dans un contexte de contestation de la culture et des pratiques françaises et européennes, considérées comme post-néocolonial ?
Mme Niagalé Bagayako. - Les solidarités transfrontalières perdurent en effet, et dominent les relations entre États. Ainsi, elles ont joué un rôle clé pour empêcher une intervention militaire au Niger : les populations Haoussas du Nigeria et du Niger sont très liées, et les chefs coutumiers du nord du Nigeria sont intervenus pour plaider contre cette intervention au nom de cette solidarité. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que la frontière sera revue.
Il est primordial de comprendre les conceptions alternatives de la mobilité qui ont cours sur le continent africain, notamment dans les communautés nomades, pour lesquelles elle est au coeur de la construction identitaire. Cela ne veut pas dire qu'il faut les valider, mais il importe au moins de les comprendre pour définir des politiques mieux adaptées. Il faut aussi avoir conscience que les jeunes migrants qui traversent la Méditerranée sont souvent poussés par leurs familles, qui choisissent parmi eux les plus robustes et les plus à même d'affronter ces routes dangereuses : l'argent envoyé par les diasporas représente trois fois le montant de l'aide publique au développement, ce qui montre bien l'intérêt des uns et des autres face à la migration. Il est impératif de le comprendre.
S'agissant des États-Unis, ils n'ont jamais montré un intérêt particulier pour l'Afrique, même sous la présidence d'Obama. Malgré une tentative de renouer avec le continent sous Biden, en partie pour contrer la Chine et la Russie, l'Afrique restera probablement la dernière priorité des Américains pendant longtemps. C'est encore plus vrai avec Donald Trump qui affiche un mépris assumé envers le continent, parlant même de shitholes countries. Pour autant, au-delà de ces considérations géopolitiques, un phénomène inquiétant émerge : beaucoup de ceux qui ont porté Trump au pouvoir, comme Elon Musk, Peter Thiel, David Sacks ou Paul Furber, sont liés d'une manière ou d'une autre par l'Afrique du Sud. Leur discours, qui relève de plus en plus du suprémacisme et de la peur d'une disparition de l'identité blanche et occidentale, semble être une revanche de ceux qui se sont considérés comme perdants en Afrique du Sud et qui retrouvent des échos chez ceux qui se sont sentis lésés par la fin de la ségrégation aux États-Unis. Il faut être très vigilant face à ce type de connexion préoccupante.
M. Cédric Perrin, président. - Les éclairages et questionnements que vous avez permis sont intéressants, alors que nous avons longtemps nié la réalité des choses, qui nous revient aujourd'hui comme un boomerang. On est à la croisée des chemins entre la défense de nos intérêts - en avons-nous encore la capacité ? - et des principes qui nous sont chers.
J'ai une dernière question : si la France avait été plus ferme avec Wagner lors de l'arrivée de cette agence en Centrafrique en 2015-2016, quand le président Hollande a décidé d'arrêter l'opération Sangaris en juillet 2016, malgré un rapport du Sénat évoquant un départ trop précoce, les choses se seraient-elles passées différemment dans ces pays par la suite ? Ou est-ce que cela n'aurait été que reculer pour mieux sauter ?
Mme Niagalé Bagayako. - Vous avez raison de souligner l'arrivée et l'influence réelle et inédite de Wagner en RCA, même si cet aspect est moins mis en avant. Cependant, je ne pense pas que le maintien de Sangaris aurait fondamentalement changé la situation, car le caractère inadapté de tous les instruments internationaux de gestion de crise était déjà en germes dans cette opération. La mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca), bien qu'elle survive, ne modifie pas en profondeur la réalité sur le terrain. Elle a d'ailleurs beaucoup collaboré avec Wagner, à un moment donné.
Il me semble évident que Wagner ne fait que perpétuer le caractère prédateur de l'État centrafricain lui-même. Historiquement, cet État a toujours eu du mal à assurer le contrôle de l'ensemble de son territoire, qui lui a constamment échappé, que ce soit à l'époque coloniale ou sous les présidences de Patassé, Bozizé ou même Bokassa, dans une moindre mesure. Les chercheurs évoquent depuis longtemps le « carrousel de Bangui », un système dans lequel la classe politique se reconvertit tour à tour dans les sphères de l'exécutif, de l'opposition législative, des rébellions armées ou des organisations non gouvernementales. C'est un État qui fonctionne avec des élites extrêmement prédatrices trouvant souvent des partenaires internationaux à leur image.
M. Cédric Perrin, président. - Merci de votre franc-parler.
La réunion est close à 18 h 45.
Mercredi 13 novembre 2024
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Prise de mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux des femmes en Afghanistan commises par le régime des talibans - Examen de la proposition de résolution européenne
M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons une proposition de résolution européenne (PPRE) de Pascal Allizard, sur la prise de mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux des femmes en Afghanistan commises par le régime des talibans.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Je tiens à remercier notre collègue Pascal Allizard d'avoir eu l'initiative de la proposition de cette PPRE, que la commission des affaires européennes a adopté le 17 octobre dernier avec plusieurs amendements.
En complément du rapport très complet rédigé par nos collègues, un propos préliminaire s'impose sur les circonstances du retour au pouvoir des talibans en 2021, qui a plongé l'Afghanistan dans la nuit.
Comme d'autres causes tout aussi justes, celle des Afghans avait fini, après les milliards déversés par la communauté internationale, par susciter une forme de lassitude. Devant les échecs répétés à résorber le mouvement taliban, les Etats-Unis ont, sous l'impulsion du président d'alors Donald Trump, engagé des négociations directes avec ce dernier, sans même y associer le gouvernement afghan. L'accord de Doha signé le 29 février 2020 prévoyait que les talibans s'abstiendraient désormais d'attaquer directement les forces de la coalition et de soutenir le terrorisme international ; en échange de quoi les troupes étrangères se retireraient au bout de 14 mois. L'accord prévoyait aussi l'ouverture d'un processus de réconciliation inter-afghane.
En réalité, en négligeant d'associer le gouvernement aux discussions, on lui portait un coup fatal. Sa légitimité était minée, celle des talibans renforcée ; ces derniers n'avaient aucune raison d'engager un processus de réconciliation avec une autorité qu'ils n'avaient jamais reconnue. L'accord était donc, dans une très large part, un faux-semblant qui permettait aux Etats-Unis de mettre fin au gouffre financier qu'était l'aide financière et militaire à l'Afghanistan. L'Union européenne était, elle, demeurée largement spectatrice.
C'est ainsi que le 1er mai 2021, à l'issue de la période des 14 mois prévue par l'accord, les troupes internationales commençaient leur retrait ; les talibans lançaient au même moment une grande offensive. L'armée afghane, entraînée et équipée par les forces internationales, n'a tenu que quelques semaines. Dans de nombreuses provinces, la reddition a été négociée, sans combat, avec les talibans.
Depuis, ces derniers font ce qu'ils savent faire de mieux : discriminer, opprimer, contrôler. Les femmes sont évidemment les premières cibles. Malgré les espoirs exprimés par certains à leur arrivée au pouvoir, les talibans n'ont pas changé depuis 2001. Ils sont sans doute devenus un peu plus habiles, mais le fond reste le même. Ainsi, ils n'ont pas réimposé tout de suite les restrictions sur les femmes. Elles reviennent progressivement. Si le ministère pour la promotion de la vertu et la répression du vice a immédiatement été rétabli, ils ont attendu mars 2022 pour interdire l'enseignement secondaire aux jeunes filles, décembre 2022 pour leur fermer les portes des universités. En novembre de la même année, une série de lieux publics leur étaient défendus ; à la même période, elles ont perdu le droit d'exercer un emploi dans certains secteurs dont l'enseignement.
En août dernier, une nouvelle série de mesures est prise : interdiction de se déplacer sans tuteur masculin, obligation de se couvrir le corps et le visage, interdiction de tout contact visuel avec un homme qui n'est pas de la famille, interdiction de chanter ou de prendre la parole en public.
Les talibans poursuivent ainsi une stratégie d'étouffement progressif des femmes, allant jusqu'à les priver littéralement de leur voix. L'Afghanistan est en train de redevenir une prison pour elles, alors que les acquis des vingt années de présence internationale sont brutalement remis en cause.
Y a-t-il malgré tout des motifs d'espoir ? Sans doute, car l'Afghanistan de 2021 n'est pas celui de 2001. On pouvait, il y a plus de vingt ans, condamner une population à l'ignorance en la privant d'accès au savoir. À l'ère d'internet, c'est beaucoup plus difficile. De plus, vingt années de relative ouverture, notamment dans le domaine de l'éducation, ne peuvent s'effacer d'un trait de plume. Il est donc probable que les Afghans ne se résigneront pas à voir la porte se refermer - encore faut-il que la pression internationale se maintienne.
Face aux nouveaux maîtres de Kaboul, la communauté internationale affiche une unanimité de façade. Les sanctions qui frappent les talibans depuis 1999 ont été reconduites par le Conseil de sécurité en décembre 2023, à l'unanimité. Mais en réalité, les attitudes vis-à-vis du régime varient. D'abord, les pays du voisinage immédiat et de la région se sont accommodés, de fait, du retour des talibans, même s'ils ne reconnaissent pas leur régime. Au demeurant, l'Iran, la Russie, la Chine n'ont jamais fait des droits des femmes une priorité. De plus, ils ne sont pas pressés de voir revenir une présence occidentale.
Du côté des anciens partenaires de la coalition, des divergences se font jour également. Certains pays du Nord, comme la Norvège, sont partisans de nouer un dialogue avec les talibans, afin d'éviter une radicalisation encore plus grande. Le Japon est également sur cette ligne.
D'autres, dont la France, estiment qu'il ne faut au contraire pas céder sur les principes, car les talibans s'empressent de mettre en scène toute concession comme une victoire et un pas vers la reconnaissance. Ce fut le cas lors de la rencontre de Doha les 30 juin et 1er juillet entre une délégation des Nations-Unies, dirigée par Roza Otunbayeva, directrice de la Mission d'assistance des Nations Unies en Afghanistan (Manua), et les talibans. L'ONU a en effet accepté de recevoir séparément des représentants de la société civile, validant ainsi la démarche d'exclusion des talibans.
Dans ce contexte, la PPRE de notre collègue Pascal Allizard est particulièrement bienvenue. Elle vient en soutien de la position de la France, qui consiste à ne rien céder sur les principes, et à réaffirmer la nécessité d'un respect inconditionnel des droits des femmes et des jeunes filles. Cette PPRE a été adoptée par la commission des affaires européennes le 17 octobre dernier ; il nous revenait, en tant que commission compétente sur le fond, de l'examiner dans un délai d'un mois.
Je vous proposerai plusieurs amendements qui visent à préciser le propos. Certains sont de forme : ils tendent à corriger certaines expressions.
Un autre fait mention du soutien indispensable aux ONG qui oeuvrent en Afghanistan. Nous avons des associations toujours actives là-bas, certaines très anciennes, ainsi qu'un hôpital de pointe installé à Kaboul, l'Institut français pour la mère et l'enfant.
Enfin, j'ai souhaité l'ajout d'un alinéa pour réaffirmer avec force que toute discussion avec les talibans doit inclure des représentants de la société civile afghane, et notamment des femmes.
Je souhaite, pour finir, appeler à tirer les leçons de l'Afghanistan. Elles sont accablantes : après vingt ans de présence massive dans le pays et des milliards de dollars dépensés, ce pays déjà si éprouvé par les guerres est revenu à son point de départ. Nous avons fait naître des espoirs au sein des parties les plus discriminées de la population, à commencer par les femmes et les minorités ethniques et confessionnelles, avant de nous résigner, dans les faits, au retour des talibans au pouvoir. Un adage dit que « les femmes portent la moitié du ciel et doivent la conquérir ». D'où la nécessité, plus que jamais, de ne pas abandonner l'Afghanistan. Nous devons faire très attention à notre action en Afghanistan et dans le monde.
M. Cédric Perrin, président. - Merci pour cette présentation. Vous soulignez à raison les difficultés des relations avec l'Afghanistan. Certains pays considèrent qu'on n'a guère d'autre option que de s'en rapprocher, d'autres, dont la France, veulent s'en tenir à l'éloignement et n'établir aucun lien diplomatique. Mais ce qu'on voit aussi, c'est qu'une guerre qui a coûté 1 000 milliards de dollars aux Etats-Unis - une des plus chères de l'histoire américaine - a produit un résultat proche de zéro puisque la population afghane n'a pas voulu, manifestement, du système qu'on lui proposait. L'Afghanistan, finalement, interroge notre action diplomatique même. Nous avons de quoi nous questionner sur notre capacité à infléchir la position des talibans : faut-il plus de diplomatie, ou plus de fermeté ? Je n'ai pas la réponse, mais je crois que cette PPRE a le mérite de poser ce débat.
M. Didier Marie. - Merci pour cette PPRE, elle est trans-partisane et a donné lieu à un débat intéressant en commission des affaires européennes. Il y a un risque d'acceptation des talibans à l'échelle internationale, des pays reconnaissent le régime, par exemple la Chine, l'Arabie Saoudite, l'Iran, mais les diplomaties occidentales font aussi un pas dans sa direction. Pourquoi ? Parce que les talibans ont instauré une paix relative dans le pays, ils ont organisé un contrôle des frontières, régulé le trafic de drogue ; cependant, une autre option, qui est la mienne, invite à maintenir une condamnation sans appel de ce régime et à prendre des sanctions contre ses responsables. La situation des femmes en Afghanistan est inacceptable, le régime des talibans serre la vis, il en arrive à interdire toute image d'êtres humains. Ensuite, nous avons un devoir d'assistance au peuple afghan, ce qui passe par le renforcement de l'aide humanitaire et par des actions pour que cette aide arrive au peuple afghan plutôt qu'aux Ttalibans, car nous ne ferions alors que les renforcer. Je souscris à la position de la France, nous sommes sur un chemin difficile, il ne faut rien lâcher et tout mettre en oeuvre pour secourir le peuple afghan, en particulier les femmes. Je me réjouis que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ait jugé que les Afghanes, pour obtenir le droit d'asile dans un pays de l'Union européenne, n'aient pas à démontrer qu'elles font l'objet de persécution en Afghanistan - car cela signifie que, désormais, toute Afghane qui réussit à fuir est accueillie dans l'Union au titre de l'asile.
M. Rachid Temal. - Je vous rejoins, Monsieur le Président, pour dire que nous sommes face à des contradictions : est-ce que, quand un régime ne nous plait pas, il nous faut intervenir contre lui ? Si c'est le cas, la liste est longue... C'est là une vraie question pour la diplomatie. Autre contradiction : en aidant le peuple afghan, ne renforce-t-on pas les talibans, puisqu'on est obligé de passer par eux pour atteindre la population afghane ? Nous pourrons peut-être un jour surmonter ces deux contradictions - mais pour le moment, elles sont devant nous, massives...
M. Roger Karoutchi. - L'Afghanistan est une démonstration de ce qu'il ne faut pas faire : en intervenant dans ce pays qu'ils jugeaient arriéré parce que tribal, les Soviétiques, en voulant y imposer la modernité, ont cassé la structure traditionnelle de ce pays qui avait son équilibre - on ne le dit pas souvent, mais sous le dernier roi afghan, Zahir Shah, les droits des femmes étaient équivalents à ceux des hommes. En cassant la structure traditionnelle, les Soviétiques, puis les Occidentaux, ont fabriqué une société déséquilibrée qui a fait le terreau des talibans. On parle d'aide humanitaire, mais ce seront les talibans qui en profiteront. On pourra accorder l'asile aux Afghanes, mais ce qu'il faut retenir, c'est qu'on ne peut imposer un régime à un pays qui n'en veut pas, et que si on essaie, on obtient un résultat pire que la situation de départ.
Mme Évelyne Perrot. - Que deviennent les enfants afghans ? N'est-ce pas par eux qu'on pourrait sauver les femmes, leurs mères ?
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Je salue ce travail remarquable et j'en profite pour tirer mon coup de chapeau à nos services diplomatiques, au premier chef à David Martinon, notre dernier ambassadeur en Afghanistan, et à nos forces de sécurité, qui ont évacué des Afghanes menacées, des journalistes, des intellectuelles, des activistes : la France n'a pas failli, et nos agents ont pris des risques importants pour assurer leur mission. Notre action se poursuit, nous protégeons par exemple l'athlète afghane Marzieh Hamidi, dont la voix est manifestement entendue en Afghanistan puisque le régime multiplie les actions de harcèlement contre elle.
Le risque de la banalisation est effectif, les talibans viennent d'obtenir une victoire en étant présents lors de la COP 29 en Azerbaïdjan, c'est une première - la vigilance s'impose.
M. Alain Cazabonne. - Je partage l'avis de Roger Karoutchi et ce débat me rappelle que John Fitzgerald Kennedy avait dit que la guerre du Vietnam ne serait gagnée que par les Vietnamiens. Les Américains n'ont jamais perdu militairement, mais ils ont perdu sur le terrain. Pourquoi ? Parce que quand la population s'oppose à un régime, il peut tomber, et qu'on ne va pas le défendre de l'extérieur en éliminant physiquement ses opposants ; il est donc imprudent de vouloir changer un régime de l'extérieur, y compris quand on est le plus fort.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Merci aux auteurs de cette PPRE, leur travail m'évoque les échanges que nous avons eus avec Fawzia Koofi, ancienne députée afghane, membre de la délégation afghane pour les accords de Doha et qui a pu fuir l'Afghanistan au retour des talibans. Les femmes afghanes ont besoin de notre soutien, celles qui sont parvenues à fuir militent dans des associations et ont pour seule volonté de rentrer chez elles et d'instaurer des droits pour les femmes.
M. Cédric Perrin, président. - Nous passons à l'examen des amendements.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - L'amendement COM-1 insère un alinéa 36 pour dénoncer « l'effet délétère des mesures visant les femmes sur la société afghane dans son ensemble, qu'il s'agisse des compétences dont celle-ci est ainsi privée, des relations entre les sexes ou de l'éducation ». En effet, le sort des femmes afghanes ne saurait être dissocié de celui de l'Afghanistan dans son ensemble : ce qu'elles subissent rejaillit sur leurs maris, leurs enfants, sur l'économie et sur la société.
L'amendement COM-1 est adopté.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - L'amendement COM-2 est rédactionnel.
L'amendement COM-2 est adopté.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - L'amendement COM-3 ajoute, parmi les exactions dénoncées, les mesures contraires aux droits humains.
L'amendement COM-3 est adopté.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Avec l'amendement COM-4, je vous propose de mentionner l'appui nécessaire aux ONG toujours présentes en Afghanistan, qui viennent en aide à la population afghane dans des conditions de plus en plus difficiles. Je vous propose également de supprimer le terme de « contrôle », qui suggère qu'en sus des contraintes toujours plus fortes imposées à leur action par les talibans, ces ONG devraient faire l'objet d'une surveillance de la communauté internationale.
L'amendement COM-4 est adopté.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - L'amendement COM-5 demande que la communauté internationale impose aux talibans, dans toutes les discussions qu'elle pourrait avoir avec eux à l'avenir, de faire une place dans leur délégation aux femmes et à la société civile. Lors de la réunion de Doha, les 30 juin et 1er juillet dernier, les représentants de l'ONU ont rencontré une délégation exclusivement composée de talibans ; les organisations de la société civile n'ont, elles, été reçues que le lendemain. En faisant droit à ce qui était une revendication des talibans, la communauté internationale leur a ainsi concédé une victoire symbolique importante : par cet amendement nous nous opposons à ce dangereux précédent.
L'amendement COM-5 est adopté.
La proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Merci pour votre soutien. Un mot encore : attention à ne pas faire d'amalgame dans le sort réservé aux femmes dans la région ; s'il y a bien des choses à dire sur les discriminations envers les femmes en Iran, par exemple, cela n'a pourtant rien à voir avec la situation en Afghanistan, où les femmes sont plongées dans l'obscurantisme absolu, c'est pire, de très loin.
M. Cédric Perrin, président. - Merci pour ce travail.
Audition de M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l'armement (à huis clos)
M. Cédric Perrin, président. - Nous accueillons M. Emmanuel Chiva, Délégué général pour l'armement, dans le cadre de nos auditions budgétaires.
Le projet de loi de finances pour 2025, pour la deuxième année de mise en oeuvre de la nouvelle LPM, prévoit une hausse des crédits consacrés à nos armées de 3,3 milliards d'euros pour les porter à 50,5 milliards d'euros, en conformité avec la trajectoire votée par le Parlement. Les crédits du programme 146, dont vous assumez le co-pilotage avec le chef d'état-major des armées (CEMA), s'établiront en 2025 à 18,89 milliards d'euros dont 5,73 milliards d'euros consacrés à la dissuasion et 10,71 milliards d'euros attribués aux programmes à effet majeur. Les programmes d'armement (hors dissuasion) augmentent ainsi de 1,45 milliards d'euros, soit une hausse de 16 % par rapport à 2024.
Les principales livraisons attendues en 2025 concerneront une douzaine de Caesar ; 20 Leclerc rénovés (XLR) ; 282 véhicules Scorpion ; 8 000 fusils HK416 ; 14 Rafale ; un A400M Atlas ; une frégate de défense et d'intervention (FDI) ; 400 millions d'euros sont en outre prévus en vue de moderniser l'équipement des forces spéciales. L'année 2025 sera marquée par ailleurs par le lancement de la réalisation du porte-avions de nouvelle génération (PA-NG), successeur du Charles-de-Gaulle en 2038, ainsi que la préparation du standard F5 du Rafale accompagné de son drone de combat.
Enfin, 1,9 milliard d'euros seront consacrés aux commandes de munitions, c'est-à-dire 400 millions d'euros de plus qu'en 2024 soit une augmentation de 27 % (A2SM, missiles Meteor, torpilles lourdes, missiles antiaériens Mistral, munitions Aster, systèmes de croisière conventionnels autonomes à longue portée (Scalp) et missiles Exocet).
Si la baisse de l'inflation constitue une bonne nouvelle pour une LPM pour laquelle l'indexation est toujours un sujet difficile, l'audition du ministre des Armées devant la commission a fait émerger un nouveau sujet de préoccupation concernant une possible prise en charge étendue des Opex par le budget du ministère qui ne pourrait que se faire au détriment du réarmement nécessaire de notre pays. Vous nous direz si nous avons des raisons d'être inquiets pour cette fin d'année 2024 et pour 2025.
Vous rappelez souvent - à juste titre - que la DGA est une structure enviée par certains de nos alliés. Et nous sommes attachés, dans cette commission, à la pérennité de cette direction qui oeuvre à la préservation de notre souveraineté dans le champ militaire grâce notamment à la dissuasion nucléaire. Pour autant, avec la guerre en Ukraine, la guerre conventionnelle est redevenue une réalité en Europe et beaucoup de nos voisins de l'Est de l'Europe estiment - à tort ou à raison - qu'un affrontement avec la Russie est devenu inévitable à moyen terme. Il y a donc urgence à repenser les moyens de notre défense, à court comme à plus long terme pour répondre aux nouvelles menaces et aux innovations de rupture.
Lors d'un discours prononcé le 24 octobre dernier sur le site de la DGA de Vert-le-Petit, le ministre des Armées a pris fortement position sur l'avenir de la DGA en lui demandant de reconquérir son ADN originel, « l'esprit pionnier » qui a permis à la France d'affirmer sa place de puissance dans le monde, en faisant preuve d'audace, de transgression et de prise de risques. Le ministre a également dévoilé le nouveau plan stratégique de la DGA axé sur des efforts pour redonner de la liberté d'action et d'innovation aux agents de la DGA. Quelles sont les lignes de force de ce plan et ses objectifs ?
Avant de vous céder la parole ainsi qu'à nos rapporteurs permettez-moi de revenir sur trois sujets de préoccupation.
L'élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis pose la question de la poursuite du soutien américain à l'Ukraine et, possiblement, de la capacité de l'Europe à prendre le relais d'un éventuel désengagement américain. Quelle est notre marge de manoeuvre ? Avons-nous pu recréer depuis 2022 des capacités suffisantes pour accroître notre effort, ou sommes-nous condamnés à laisser les Russes pousser leur avantage en Ukraine ? Aux Etats-Unis, les investissements se font par centaines de milliards d'euros : sommes-nous encore dans la course ?
Concernant les grands chantiers de 2025, nous nous félicitons de la notification à Dassault de la mise en oeuvre du standard F5 du Rafale et de son drone de combat, mais nous ne comprenons pas que cette notification fasse l'impasse sur la mise à niveau du moteur M.88 de Safran qui montre déjà ses limites et ne pourra pas répondre aux besoins du standard F5 en termes de puissance, de manoeuvrabilité et par là-même de sécurité pour nos pilotes. Quand allez-vous notifier à Safran la mise en oeuvre de la version T-REX à « poussée augmentée » du moteur M.88, qui constitue par ailleurs un jalon indispensable pour le chasseur du futur ?
Un mot sur les feux en profondeur. Les industriels des deux groupements (Safran/MBDA et Thales/ArianeGroup) qui travaillent sur le successeur du lance-roquettes unitaire (LRU) ont transmis, je crois, leurs offres pour développer rapidement un système répondant à nos besoins de pouvoir atteindre des objectifs situés à 100/150 km. Alors que ce marché devait initialement être notifié au premier semestre 2024, quand pensez-vous pouvoir commander ces nouveaux matériels sachant que les LRU, à la fois vieillissants et peu nombreux, doivent être remplacés en 2027 ?
M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l'armement. - Merci pour votre accueil et pour votre soutien constant à la DGA. Vous avez récemment visité le salon Euronaval, j'espère que vous avez pu vous rendre sur le stand du ministère des Armées pour y découvrir les plus récents programmes, en particulier en matière de drones de combat.
Vous avez cité les chiffres, la marche de la LPM est conservée, c'est une bonne nouvelle et c'est indispensable pour conduire les programmes en cours et lancer les prochains. Le programme 144 est à 1,4 milliard d'euros en crédits de paiement ; le programme 146 à 18,7 milliards d'euros, dont 10,7 milliards pour les programmes d'équipement militaire et 5,7 milliards pour la dissuasion. L'année 2025 sera marquée par le lancement de nombreux programmes et par des livraisons majeures, je n'hésite pas à dire que c'est l'année la plus charnière depuis 40 ans et pour les 40 années suivantes, l'avenir de notre dissuasion est la clé de voute de notre système de défense - nos décisions d'aujourd'hui engagent en réalité la protection de nos enfants mais aussi de nos petits-enfants. Sans cette marche de la LPM, on ne pourrait tout simplement pas engager d'opérations nouvelles l'an prochain.
S'agissant de la fin de gestion 2024, l'arbitrage rendu porte les annulations de crédits à 532 millions d'euros, contre 505 millions l'an passé. Ce n'est guère satisfaisant, mais nous savons faire, à travers la gestion de calendrier des commandes et des livraisons, ces gels n'entraineront que des décalages limités à quelques mois.
La démarche capacitaire est rendue particulièrement complexe par les crises internationales qui s'additionnent, l'extension de nos missions et les aléas sur certains programmes.
Le contexte international est bouleversé depuis l'électrochoc de la crise sanitaire, puis la guerre en Ukraine a mis sur le devant de la scène la défense sol-air, l'artillerie et la guerre électronique, tout en ne disqualifiant aucun moyen militaire classique, en particulier pas les chars, ni les avions et les drones. La guerre évolue, donc, sans remettre en cause aucun des besoins capacitaires existant, bien au contraire. Les bouleversements géopolitiques ont des conséquences sur les approvisionnements et nous ont poussé à réaliser une revue de nos dépendances, par exemple envers l'Allemagne pour la poudre.
Ensuite, nos missions se multiplient et s'étendent, entrainant de nouvelles charges. Le soutien à l'Ukraine nous fait prendre de nouvelles responsabilités, la task force à laquelle la DGA participe, « branche » nos industriels sur les besoins de l'Ukraine, nous avons aussi installé un attaché d'armement à Kiev pour faire l'interface, ce n'est pas un poste facile. La DGA est l'un des quatre opérateurs européens retenus pour opérer des acquisitions payées par les intérêts des avoirs russes gelés, 300 millions d'euros ont bénéficié à l'industrie française cette année, j'espère davantage l'an prochain. Nos missions s'étendent également avec ce qui relève du passage à une économie de guerre, j'y reviendrai. Enfin, il faut compter avec l'extension de la réserve et la création de la réserve industrielle de défense, qui comprend des métiers très divers allant bien au-delà des ingénieurs, avec des ouvriers, des techniciens, des commerciaux, des juristes ; des réservistes viennent former des jeunes ou des moins jeunes, que notre industrie de défense peut aussi recruter par la suite, la réserve industrielle de défense participe du lien entre l'armée et la Nation. Certains programmes, enfin, connaissent des aléas liés à leur complexité inhérente, ou à des dépendances elles-mêmes liées aux coopérations.
Dans ce contexte, la LPM est un atout pour la programmation : on ne fait pas de grands programmes et on ne prépare pas l'avenir avec des budgets annualisés, il faut des engagements dans la durée. On doit cependant s'adapter aux évolutions du contexte, y compris en arrêtant des programmes - quand ce n'est pas trop tard, parce qu'il arrive un moment où le retrait coûte trop cher et remet en cause la visibilité dont nos industriels ont besoin. Nous devons aussi faire avec les aléas économiques que sont l'inflation, qui a une incidence évidente sur nos programmes, et la pression des finances publiques, qui entraine des gels budgétaires particulièrement importants. En tout état de cause, la LPM est un vecteur de stabilité qui rend possible notre travail capacitaire.
Dans cette situation rendue plus complexe, nous devons faire le meilleur usage de nos ressources - et nous nous y efforçons sur deux axes lancés en 2022 et que nous comptons poursuivre l'an prochain : la préparation du passage à une économie de guerre et la transformation de la DGA.
Je salue le travail qu'effectuent sans relâche nos équipes depuis deux ans pour préparer le passage à une économie de guerre : le but est de ne pas subir la situation en cas d'intensification de la crise et je peux dire qu'aucun sujet n'a été laissé de côté. L'action consiste d'abord à augmenter les cadences et à réduire les délais de production, on a atteint ce qu'on pouvait espérer sur certains équipements : il y aura six fois plus de missiles Aster livrés l'an prochain que prévu initialement, Thales a réduit par trois le délai de livraison de ses radars, Nexter a réduit par deux le délai de livraison des canon Caesar, tout en en triplant la cadence de production, la production d'obus de 155mm a été multipliée par 60, MDBA aura quadruplé la cadence de production des missiles Mistral entre 2022 et 2025.
Onze projets de relocalisation sont lancés et dix autres sont à l'étude : relocalisation de disques de turbine haute pression d'hélicoptères dans le Puy de Dôme chez Safran ; relocalisation de fabrication de munitions petits calibres de précision avec la société Eurovector, dans les Hauts-de-France ; projet d'usine d'impression 3D pour la défense à Bourges chez Vistory ; relocalisation de la production d'explosifs propulsifs pour gros calibres à Bergerac chez Eurenco ; relocalisation d'un processus de soudage pour les aciers spéciaux à Belfort chez Selectarc.
J'ai décidé l'an passé de modifier la conduite des programmes d'armement. L'analyse critique des fonctionnalités couteuses en délais ou en devis est désormais systématique, nous examinons bien plus précisément les facteurs de coût, de performance et de délais. Nous allons chercher de nouvelles pratiques dans le civil : un « Hackathon » impliquant l'Armée de Terre - Commandement du Combat Futur - et l'entreprise Renault s'est tenu le 10 juillet dernier, en vue de mener une analyse de la valeur sur un projet de robot démineur, nous en avons tiré des enseignements utiles pour un moteur plus performant et bien moins cher, grâce à des techniques utilisées dans le civil.
Pour renforcer les filières, le ministre des Armées a signé cette année un « pacte drones » lors du salon Eurosatory, il va permettre au segment du drone de trouver toute sa place au profit d'une économie et d'une industrie de guerre.
La préparation du passage à une économie de guerre supposait aussi des moyens réglementaires envers les industriels pour prioriser et constituer des stocks, y compris par la réquisition. Deux vecteurs réglementaires sont prévus à cette fin : l'article 49 de la loi de programmation militaire a été décliné par le décret n° 2024-278 du 28 mars 2024, et suivi d'un arrêté stock pour la société MBDA signé le 14 mai 2024 ; le décret n° 2024-895 du 1er octobre 2024 relatif aux réquisitions pour les besoins de la défense et de la sécurité nationale et à leur articulation avec les différents régimes juridiques portant sur la préparation et la gestion des crises, a été publié au Journal officiel du 2 octobre - ses dispositions sont entrées en vigueur le lendemain.
Des avancées sont également notables à l'échelon européen. L'instrument européen pour les acquisitions communes dans le domaine de la défense, EDIRPA - pour European Defence industry reinforcement through common procurement act -, sera doté de 309,6 millions d'euros pour l'acquisition conjointe d'équipements décidée fin 2023. Elle a facilité la conclusion d'arrangements d'acquisition conjointe sous leadership français sur le missile Mistral et le canon Caesar. Ces arrangements, qui devraient être rejoints prochainement par de nouveaux partenaires, offrent aux industriels une visibilité accrue sur leurs carnets de commandes et répondent au besoin de partenaires ne souhaitant pas conduire eux-mêmes la démarche de contractualisation.
L'action de soutien à la production de munitions (Asap), adoptée le 20 juillet 2023 par le Conseil de l'Union européenne, mobilise 500 millions d'euros en soutien à l'outil industriel de production de munitions et de missiles ; les industriels français ont remporté quatre projets dans le cadre de cet appel d'offre européen : Eurenco Sorgues sur la catégorie explosifs, Eurenco Pourpre et Nobel Sport sur les poudres et Roxel sur les missiles - ces quatre projets représentent 16,6 % du budget Asap.
Nous contribuons aux travaux sur les autres instruments européens : ceux du Fonds européen de défense (FED) 2025 pour lancer les futurs travaux de recherche et de développement ; la négociation du futur programme européen pour l'industrie de la défense (Edip) depuis mars dernier, qui facilitera notamment l'acquisition conjointe et la production européenne sur 2025-2027.
Le chantier de la simplification est au coeur de la préparation au passage à l'économie de guerre. Nous avons tenu, au printemps, un colloque de travail avec les industriels, ils nous ont fait plusieurs centaines de propositions - nous les instruisons, certaines ont été expérimentées, d'autres ont été écartées, par exemple celle qui revenait à ôter des contrats toute pénalité de retard... Nous en ferons le point l'an prochain et en tirerons toutes les conséquences, aussi bien sur la production, le soutien et le maintien en condition opérationnelle (MCO).
Nous avançons également dans le domaine des ressources humaines nécessaires à la montée en puissance de notre base industrielle et technologique de défense (BITD). Nous avons, en particulier, mis en place un observatoire des métiers de la BITD, dont les premiers résultats ont été communiqués en juillet dernier, et nous venons de lancer, en septembre, une enquête nationale des besoins RH au profit de la BITD à court et moyen terme, ceci pour déployer des chantiers territorialisés de soutien au recrutement - nous avons travaillé sur un maillage du territoire avec des attachés d'armement en région, placés auprès du préfet de région.
Dans le domaine des normes, nous regardons avec le ministère des armées et les industriels les façons d'utiliser les normes de l'Otan sur le stockage et le transport des munitions, elles sont moins contraignantes que les normes françaises. Nous avons également mis en place un groupe de travail conjoint État-industrie pour revoir le référentiel de navigabilité. Pour conduire tous ces chantiers, nous avons besoin d'une BITD solide dans le partage du risque, la connaissance de la chaine de sous-traitance et dynamique à l'export - et nous y travaillons.
Deuxième axe : la transformation de la DGA, qui est très liée du reste au passage à l'économie de guerre. La dernière version du décret relatif aux missions de la DGA datait de 2009 ; le monde a changé depuis, nous avons 30 % de volume d'activité en plus, alors que nos effectifs ont progressé de 10 %, nous étions sur un modèle capacitaire de paix et nous devons passer à un capacitaire de guerre, avec des unités « bonnes de guerre », ce qui implique une politique de défense capacitaire bien plus active, et de nouvelles exigences. C'est une nécessité, nous devons nous adapter - étant biologiste de formation, je sais que tous les êtres vivants doivent s'adapter pour survivre, il en va de même pour les organisations. Depuis deux ans, le projet « Impulsion » nous a fait remettre à plat nos missions et notre organisation, nous avons créé une Direction des industries de défense, une Direction de la préparation de l'avenir et de la programmation, focalisées sur les feuilles de route capacitaires et la soutenabilité.
Le discours que le ministre de la défense a prononcé à Vert-le-Petit confirme le projet engagé. Nous réexaminons la comitologie de gouvernance de la DGA pour renforcer la subsidiarité, cela passe par la suppression de comités, l'idée n'est pas de tout supprimer, mais de conserver l'avantage de coordination, tout en allégeant là où c'est possible et en promouvant la subsidiarité, pour faire prendre les décisions au bon niveau et en renforçant l'attractivité des postes à responsabilité. Nous simplifions les documents uniques de besoin, à travers l'organisation de revues - six revues ont été effectuées dans le domaine terrestre, nous assouplissons la présentation et nous nous focalisons sur les besoins réels. Pour les drones par exemple, il est tout à fait possible que la poursuite parallèle de deux programmes, l'un pour des drones diurnes, l'autre pour des drones nocturnes, soit plus pertinente que celle d'un programme unique pour des drones polyvalents, et c'est une analyse fonctionnelle précise qui nous l'apprendra. Nous regardons également de plus près les pratiques de nos partenaires ; si par exemple la Belgique a procédé à certaines vérifications sur un équipement, il peut être utile d'en tenir compte et d'en enregistrer les résultats, plutôt que de refaire la vérification.
La simplification passe également par un assouplissement de certaines normes civiles - c'est l'exemple classique de l'alarme sonore obligatoire pour la marche arrière de tout véhicule lourd, chacun comprend que le « bip de recul » n'est pas très adapté pour les véhicules de combat... Nous devenons force de proposition pour adapter ces règles, y compris de niveau législatif - et nous avons tout un travail à faire en interne sur la prise de responsabilité et ses conséquences, nous devons par exemple expliquer à nos collaborateurs qu'ils ne risquent pas la prison, si certaines de leurs décisions ne s'avèrent pas les bonnes, c'est un domaine délicat.
Dans son discours à Vert-le-Petit, le ministre nous a invité à « renouer avec le doute » et qu'il avait « un agenda de puissance pour la DGA », je m'en réjouis car c'est ce dont la DGA a besoin dans la transformation qu'elle conduit depuis deux ans.
En conclusion, je veux souligner trois enseignements qui me guident pour l'année qui vient. D'abord, l'économie de guerre nous apprend que la démarche capacitaire gagne à avoir une DGA qui réaffirme clairement son rôle de stratège industriel pour aider à structurer des filières industrielles, suivre la production, desserrer les goulets d'étranglement, maitriser les chaines de sous-traitance et travailler sur les marges et les prix cibles. Ensuite, on ne peut se transformer seul et il n'y a pas une DGA à deux vitesses, l'une qui travaillerait sur le temps court ou et l'autre sur les projets à long terme. Enfin, notre modèle pour la DGA est conforté : la démarche capacitaire n'a jamais été aussi difficile - on le voit dans les documents budgétaires - et pourtant 20 milliards d'euros ont été engagés en 2023, c'est un record, nous avons absorbé de nouvelles missions, de nouveaux chantiers, et un nombre croissant de nos partenaires étrangers nous interrogent sur notre modèle apparemment pour s'en inspirer, je pense à nos amis indiens.
La DGA contribue à l'économie de guerre, mais si l'on ne s'organise pas en Europe, y compris avec le Royaume-Uni avec qui nous travaillons encore, si l'on ne conforte pas notre modèle de défense pour encourager nos champions industriels à travailler ensemble, nous n'irons pas assez loin - mais cela relève de l'agenda politique.
Quelques éléments de réponse à vos questions, Monsieur le Président. Le « T Rex », c'est-à-dire la version améliorée du moteur M 88 de Safran pour lui donner une poussée de 9 tonnes au lieu 7,5 tonnes, pose un problème de consommation et de coût. Un gain de puissance permet une configuration de portage plus lourde, c'est donc évidemment un avantage qui vaut que l'on regarde cette évolution de près. Il y a la possibilité d'avancer avec Safran dès l'an prochain, avec un volet spécifique pour le Rafale. Nous avons financé des briques technologiques pour passer de 7,5 à 9 tonnes, c'est une capacité que seuls les motoristes américains maitrisent, elle rend très problématique la tenue des aubes des turbines...
M. Cédric Perrin, président. - Son grand avantage est d'autoriser à emporter plus de poids...
M. Emmanuel Chiva. - Vous le dites bien, avec une incidence directe sur le type de missile emporté, c'est évidemment dans l'équation.
Où en est le successeur du LRU ? Nous venons de lancer un partenariat avec les industriels et, s'ils travaillent bien, nous pourrions lancer les premières commandes fin 2025 ou début 2026. Pourquoi pas plus tôt ? Du fait de la définition des besoins, d'itérations avec l'armée de Terre, mais aussi une certaine confusion dans les demandes. Le successeur du LRU doit être souverain, nous travaillons dans ce sens.
M. Cédric Perrin, président. - Vous dites que les normes françaises sont plus sévères que celles de l'OTAN, pourquoi ?
M. Emmanuel Chiva. - En France, nous visons le zéro risque en pyrotechnie, ce qui pousse à la surenchère de précautions - et je peux vous garantir que le risque d'explosion dans nos réserves de munitions est vraiment infinitésimal... L'Otan a des normes différentes, mais qui sont suffisantes, donc nous examinons quels progrès nous pouvons faire. Les munitions à risques atténués (Murat), ou « muratisées », sont par exemple utiles pour l'emport sur des navires, où les risques sont plus importants, que pour le combat terrestre - nous pourrions par exemple en tenir compte, nous essayons d'avoir plus de discernement en la matière pour ne pas avoir à appliquer partout la norme la plus contraignante.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure pour avis de la mission « Défense » sur le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». - Les crédits consacrés aux études amont progresseront de 16,7 millions d'euros l'an prochain, pour s'établir, hors dissuasion, à 831,8 millions d'euros : quelle sera la part de ces crédits qui bénéficieront aux PME et ETI ?
Dans son discours de Vert-le-Petit du 24 octobre dernier, le ministre des Armées a fixé une feuille de route exigeante à la DGA : quel en sera le déroulement concret en matière d'innovation ?
L'Union européenne et l'OTAN ont mis en place des instruments visant au financement commun de projets innovants. Je pense au FED, mais également, pour l'OTAN, au dispositif Diana. Dans quelle mesure l'industrie française en a bénéficié ? L'accès à ces instruments nous est présenté comme complexe, on nous dit que le critère de nationalité pour l'accès à des subventions européennes exclurait des entreprises ou co-entreprises pourtant présentes dans plusieurs pays européens. Est-ce le cas, et si oui, comment accompagnez-vous les entreprises concernées pour obtenir ces financements ?
Enfin, 33 millions d'euros de crédits sont annulés en fin de gestion sur le programme 144 : quelles en seront les conséquences ?
M. Emmanuel Chiva. - Le soutien aux PME et aux ETI est une préoccupation constante, elles sont environ 4 000 dans la BITD, 1 200 sont considérées comme stratégiques et sont suivies directement par la DGA ; nous les soutenons par un plan d'actions, 18% des paiements directs aux entreprises privées sont allés à des ETI et à des PME, auxquels il faudrait ajouter les paiements indirects qui leur ont été versés en tant que sous-contractants des grandes entreprises et des établissements publics. Nous visitons au moins 900 PME et ETI chaque année et nous sommes à leur écoute, l'Agence pour l'innovation de défense est motrice en la matière - un fait notable : aucune PME de défense n'a déposé le bilan pendant la crise sanitaire.
L'accès au FED est rendu compliqué par le fait qu'il a vocation à développer des briques technologiques, pas des projets concurrents à d'autres projets financés par la coopération européenne. Nous y recourons par exemple pour des recherches sur la vitesse hypersonique et sur le combat terrestre. Les dossiers sont complexes et demandent un véritable investissement de nos équipes, c'est un travail considérable pour développer et suivre les projets concernés, nous le faisons à travers notre « task force Union européenne ». Le programme Diana, lui, est un accélérateur de défense créé par l'OTAN, la DGA s'est portée volontaire pour mettre à disposition ses centres d'essais et d'expertise, nous sommes devenus contributeurs ; l'amiral Pierre Vandier suit cette initiative à Norfolk, aux Etats-Unis, où il occupe le poste de commandant suprême allié Transformation (SACT).
Enfin, l'annulation de 33 millions d'euros de crédits en fin de gestion n'aura pas d'effet sur les opérateurs puisqu'elle concerne les études amont, elle se traduira par un retard de quelques mois sur des études.
M. Cédric Perrin, président. - L'amendement que nous avions adopté pour flécher 10 % des crédits d'études amont vers les PME est pour nous très important, cela représente environ 100 millions d'euros pour que les PME se développent hors tutelle des grandes entreprises. Nous savons que des grandes entreprises achètent des brevets pour ne pas les développer et éviter qu'ils ne concurrencent les leurs, ou encore pour servir leur seul intérêt, il ne faut pas laisser faire. Nous aimerions un retour plus précis et circonstancié sur l'application de ce fléchage.
M. Emmanuel Chiva. - En tant qu'ancien dirigeant de PME, je suis très sensible à ce sujet. En 2023, sur 190 marchés d'armement notifiés, 54 l'ont été avec des PME comme titulaire ou sous-traitant, c'est important. Dans la revue des contrats d'études amont, nous avons constaté que certains grands industriels avaient tendance à confondre ces contrats avec des subventions et à les regarder comme... des avantages acquis ; nous nous employons à faire changer les choses, de manière constructive, il est possible aussi d'employer une voie coercitive en fixant un montant de fléchage plus important. Certaines entreprises ont d'autres parcours également, c'est le cas de Preligens, une startup spécialisée dans l'analyse d'images satellites militaires par l'IA, qui avait des difficultés et que Safran a rachetée - c'est maintenant Safran AI - et qui, désormais, ne dépend plus seulement des commandes de l'armée et s'adresse aussi au marché civil.
M. Hugues Saury, rapporteur pour avis de la mission « Défense » sur les crédits du programme 146 « Équipement des forces ». - Si les acteurs du secteur de la défense se félicitent du respect de la trajectoire budgétaire de la LPM en 2025, ils s'inquiètent cependant d'un sous-financement des grands projets, une menace de blocage dans les années à venir. Les crédits nécessaires à l'indispensable mise à niveau du moteur du Rafale dans le cadre du lancement du standard F5 n'ont ainsi pas été prévus par la LPM tandis que Naval Group évalue à 1 milliard d'euros les crédits manquants pour financer le lancement du porte-avions de nouvelle génération (PA-NG). Le financement des frégates 4 et 5 du programme de frégates de défense et d'intervention (FDI) ne semble pas davantage assuré, non plus que certaines commandes de blindés. Faut-il craindre que les crédits prévus par la LPM ne financent pas tous les programmes qu'elle a pourtant validés ? Si c'est le cas, quel serait le montant nécessaire pour « ajuster le tir » ?
Les travaux conduits dans le cadre du Système de combat aérien du futur (Scaf) ont mis en évidence une situation paradoxale : faute d'avoir respecté « le principe du meilleur athlète », les industriels français constatent que des développements ont été confiés aux partenaires allemands et espagnols qui, soit ne maitrisent pas ces technologies, soit doivent refaire des développements déjà réalisés par les industriels français. Concernant les travaux sur le moteur, le motoriste espagnol se révèle dépourvu de la compétence requise. Concernant les perspectives d'exportation, aucune garantie contraignante permettant la libre exportation n'a été fournie par les autorités allemandes, tandis que la plupart des clients du Rafale indiquent qu'ils n'achèteront pas un système soumis aux autorisations allemandes par crainte de ne pouvoir disposer du matériel. Enfin, un autre industriel français souligne que le Scaf sera appelé à contribuer à la dissuasion nucléaire, ce qui constitue un risque pour notre souveraineté. Dans ces conditions, les trois grands industriels français qui concourent au Scaf considèrent que ce projet ne répond plus à l'objectif de coopération équilibrée et mutuellement bénéfique de départ et qu'il y a de grandes chances qu'il n'aboutisse pas. Qu'en pensez-vous ? Comment sera prise la décision de poursuivre ou non le projet avant de passer à la phase 2 ? Quelle serait selon vous l'alternative au Scaf ?
Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure pour avis de la mission « Défense » pour les crédits du programme 146 « Équipement des forces ». - Les industriels de l'armement sont soumis à des normes qui s'appliquent en temps de paix mais qui sont difficilement compatibles avec les contraintes de matériels militaires. Cela peut concerner par exemple des limitations de vitesse sur des véhicules blindés, des contraintes concernant la navigation des drones navals sans humain dans la rade de Brest. En avez-vous fait la liste ? La plupart ne sont-elles pas d'ordre réglementaire ? Pensez-vous les revoir, et dans quel calendrier ?
J'assistais hier à une conférence internationale sur l'effort de guerre en Europe, j'y étais la seule Française et j'y ai constaté combien les Européens se pressaient devant les Américains, dans un concours où c'était à celui qui allait acheter le plus de matériel militaire américain - il y avait par exemple des Polonais, parlant d'un programme d'équipement de 50 milliards de dollars, ceci en présence même de l'équipementier allemand Rheinmetall. Dans ces conditions, on a de quoi douter de la coopération européenne sur le Scaf...
M. Emmanuel Chiva. - C'est vrai que le « T Rex » n'était pas prévu initialement. C'est notre travail, à la DGA, de négocier pour avancer. Sur le PA-NG, nous travaillons avec Naval Group sur les contraintes, le devis n'est pas établi, nous avons de la latitude pour ajuster la commande. Il y a du travail, en réalité, entre la maquette présentée sur le salon Euronaval, et le projet concret. Nous travaillons en équipes intégrées avec le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), nous avons une réunion tous les mois avec les trois cocontractants Naval Group, TechnicAtome et les Chantiers de l'Atlantique, ensuite il s'agit d'aller au bout. Nous progressons aussi sur les frégates à Lorient, même si nous avons un point d'attention avec Naval Group, qui s'est mis en position de délivrer deux frégates par an sans qu'on le lui demande - nous espérons en conséquence une vente à l'export, en particulier à la Norvège, la frégate est bien placée par rapport à la concurrence grâce aux caractéristiques de son moteur, adaptées à la navigation dans les fjords.
Le Scaf fait l'objet d'un lobbying intense d'une entreprise qui veut tout faire, alors que, selon l'adage, « seul plus on va plus vite, en groupe on va plus loin », même si la coopération demande des concessions. Il y aura un successeur au Rafale, le projet qui se déroule en coopération fera l'objet d'une information au Parlement l'an prochain, un rendez-vous entre la France, l'Espagne et l'Allemagne doit être pris avant la fin de l'année pour le lancement de la phase 2, lequel est subordonné aux échéances électorales allemandes. La dissuasion n'est pas en risque, nous ne cèderons rien sur le sujet ; le nouvel avion sera capable de porter le missile nucléaire, il n'y a pas de question sur le sujet. Soit nos partenaires le comprennent, soit nous ferons autrement, nous avons des plans alternatifs. En tout état de cause, l'absence de restriction à l'export est une condition sine qua non que nous posons pour aller plus loin sur le projet.
Le « Plan en faveur des ETI, PME et start-ups » (PEP'S) étend aux ETI et aux startups le plan d'action pour les PME. Nous avons un délégué ministériel aux PME, un label des armées, nous avons aussi le guichet unique de l'Agence de l'innovation de défense, toute PME peut s'y adresser pour savoir si son projet présente un intérêt pour la défense, ce dispositif s'insère bien dans le rythme des PME. Nous travaillons également sur le financement des PME, mais le problème persiste des garanties bancaires. Ce problème se pose de manière insidieuse, par exemple lorsque le ministre vous a annoncé que la munition téléopérée Oskar, fabriquée par KNDS et Delair, pourrait être livrée, et qu'il a diffusé ensuite une vidéo présentant cette nouvelle munition, son annonce a aussitôt été suivie par celle que la banque LCL ne pourrait pas y contribuer parce que cette banque entend ne pas financer d'armes...
Sur l'adaptation des normes, nous avons élaboré une liste, nous travaillons par exemple sur la navigabilité des drones, il faut aller au bout et faire des cas d'études. Je ne sais pas si cette adaptation est principalement réglementaire ou législative, il faut regarder cela de près.
M. Olivier Cigolotti, rapporteur pour avis de la mission « Défense » pour les crédits du programme 212 « Soutien de la politique de défense ». - La DGA est reconnue pour sa capacité à conduire de grands projets structurants, mais avez-vous les capacités d'accompagner nos forces dans l'acquisition de matériels de moindre ambition mais qui sont cependant nécessaires ? Quels progrès reste-t-il à faire dans cette mission ?
M. Jean-Luc Ruelle. - Que pensez-vous de la mise en oeuvre d'Edip ? Comment envisagez-vous sa place dans la coopération européenne de défense - quel rôle dans l'intégration des entreprises françaises et la préservation de notre souveraineté ? Avez-vous des réserves concernant l'éligibilité des financements, notamment du point de vue des entreprises françaises ? Quels sont les défis à relever, en articulation avec la LPM ?
M. Philippe Folliot. - Vous parlez d'économie de guerre, mais nous n'y sommes pas. L'Ukraine, qui met la moitié de sa richesse dans la guerre, est en économie de guerre ; nous sommes à 2 % du PIB, peut-on vraiment parler d'économie de guerre ? C'est important de bien nommer les choses, ou bien on suscite l'incompréhension de nos concitoyens.
Vous parlez de relocalisation, mais où en est-on de notre dépendance sur les composants électroniques en matière de défense ? Sommes-nous dépendants surtout de Taiwan, de la Corée du Sud ? Comment faire en cas de difficulté d'approvisionnement ?
M. Ludovic Haye. - L'IA du deep learning et du machine learning fait désormais partie intégrante de vos programmes et de vos produits. Est-ce l'outil d'une adaptation organisationnelle pour la DGA ou une révolution ? Une source d'économie ou un paramètre supplémentaire à prendre en compte dans vos processus ?
M. Emmanuel Chiva. - Il n'y a pas une DGA « temps court » et une DGA « temps long », à deux vitesses, comme on nous l'avait reproché par le passé, nous réalisons désormais beaucoup de projets de manière incrémentale et itérative. Nous avons une force d'acquisition très réactive, avec un noyau d'acheteurs et des chefs de projets qui sont activés dès lors que le critère prépondérant est le délai, nous achetons sur étagères et nous aidons aussi à développer des projets à moins de trois ans, je pourrai vous communiquer une liste qui illustre les résultats de cette force d'acquisition réactive.
Les discussions sur Edip ont repris en juillet et se poursuivent, je me suis exprimé à Bruxelles sur l'éligibilité - en faisant valoir que l'argent européen devrait revenir aux sociétés européennes, donc ne pas bénéficier à des filiales d'entreprises extra-européennes, je crois qu'il faut être très clair sur le sujet et inclure tous les volets, de la conception au MCO, en passant par le développement et la production. Nous le disons avec constance, nous étions un peu seuls au départ et nous le sommes moins désormais. Je crois, ensuite, qu'il faut prendre garde à ne pas dupliquer des instances existantes, et que nous devons être très vigilants à ne pas donner à la Commission européenne des pouvoirs que les traités ne lui donnent pas, en particulier sur le contrôle des exportations.
L'expression d'économie de guerre est désormais d'usage. L'idée véhiculée, c'est que nous devons nous préparer à ne pas subir et à produire plus, sans entrainer cependant les entreprises de notre BITD dans des difficultés économiques en cas de retournement, nous essayons de concilier des termes contradictoires. Dans la commande du missile de moyenne portée que nous avons passée fin 2023, nous avons mis une clause d'accélération de la production, pour que si le ministre le décide, on passe immédiatement à une production de 400 missiles le premier mois et de 100 missiles par mois ensuite.
Nous avons un vrai sujet de tension du marché sur les processeurs, il y a des projets de processeurs européens, et nous avons pris des dispositions pour constituer des stocks, en particulier de cartes électroniques et de composants semi finis, cela nous donne une certaine résilience, même si problème est là.
Enfin, l'IA a entrainé un changement d'organisation, avec la création de l'Agence ministérielle pour l'intelligence artificielle de défense (Amiad), la DGA y contribue en y détachant 50 experts de haut niveau. L'Amiad fait de la production aussi, elle est engagée dans un projet de super calculateur IA, la DGA aide à la constitution d'une filière industrielle. En réalité, l'IA est partout, tous les systèmes d'armes en sont dotés, même si elle est utilisée de diverses façon, nous sommes très actifs sur le sujet.
M. Cédric Perrin, président. - Merci pour ces propos. Sur la poudre, vous avez signalé un problème d'intrants pour les obus de 155mm, mais c'est aussi un problème de chaine de production, on l'a vu dans notre cycle d'auditions sur les munitions cette année : les industriels français ont davantage de capacités de production que de commandes, et des clients étrangers ont déjà réservé une bonne partie de leur production - si demain les armées françaises voulaient plus de munitions, c'est là que le problème de poudre se poserait... Ensuite, mon déplacement en Ukraine nous a rappelé la nécessité d'avoir des composants européens plutôt que chinois. La question des stocks est donc cruciale.
Cette audition n'a pas fait l'objet d'une captation vidéo.
Audition de M. Hubert Bonneau, directeur général de la Gendarmerie nationale (sera publié ultérieurement)
Audition du général Hubert Bonneau, directeur général de la gendarmerie nationale
M. Cédric Perrin, président. - Mon général, nous sommes particulièrement heureux de vous accueillir aujourd'hui pour votre première audition publique en tant que directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN), un poste que vous occupez officiellement depuis le 4 novembre dernier.
Permettez-moi donc de vous souhaiter la bienvenue au Sénat et de vous adresser, en mon nom et au nom de tous les membres de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, nos très chaleureuses félicitations et nos voeux de réussite les plus sincères.
Vous arrivez à la tête d'une institution particulièrement sollicitée en cette année 2024, en particulier pour deux événements majeurs. Le premier était prévu de longue date : les Jeux olympiques et paralympiques ont mobilisé pas moins de 14 000 gendarmes pour la seule plaque parisienne, avec la réussite que l'on sait.
Le second, l'explosion de violence en Nouvelle-Calédonie, ne l'était pas, et il a mis à l'épreuve ce territoire et sa population, bien sûr, mais aussi la gendarmerie nationale, et en particulier la gendarmerie mobile. Il nous intéressera d'avoir votre retour d'expérience sur ces deux événements, à la fois du point de vue budgétaire et du point de vue humain.
Cet exercice 2024 illustre bien le spectre élargi des sollicitations auxquelles la gendarmerie fait face, de la sécurisation d'événements sportifs majeurs à une séquence quasi-insurrectionnelle. La demande de protection n'a jamais été aussi forte, la contestation n'a jamais pris de formes aussi dures : voilà la double injonction à laquelle la gendarmerie doit désormais faire face, qui plus est dans un contexte de très forte contrainte budgétaire.
Je vous propose de nous exposer vos priorités et vos convictions en tant que nouveau DGGN. Comme vous le savez, le Sénat, assemblée des territoires, suit attentivement le déploiement des 239 brigades annoncées voici un peu plus d'un an par le Président de la République. Les brigades marquent-elles le retour attendu de la proximité, qui est au coeur de la mission du gendarme, après une période d'attrition au tournant des années 2000 et 2010 ?
Vous nous présenterez également, puisque c'est l'objet de votre audition, l'architecture et les priorités du budget de la gendarmerie pour 2025. Nous aurons l'occasion d'y revenir plus en détail avec nos deux rapporteurs du programme 152, Philippe Paul et Jérôme Darras.
Bien sûr, la gendarmerie n'est pas à l'écart des évolutions sociétales. L'engagement se fait plus rarement pour toute la durée de la vie professionnelle et il faut en tenir compte. Entre 2019 et 2023, la gendarmerie a ainsi enregistré une nette augmentation des départs définitifs hors retraite : cela nécessite un effort renouvelé de recrutement et de formation, dans un contexte budgétaire là encore contraint.
Je pourrais évoquer de nombreux autres sujets, comme la refonte de la grille indiciaire des officiers, très attendue, ou le capacitaire, avec l'achèvement de la livraison des blindés Centaure et le retard pris dans la livraison des hélicoptères H160.
Sans plus attendre, je vous cède la parole. Après votre exposé liminaire, les rapporteurs du programme 152, Philippe Paul et Jérôme Darras, vous poseront leurs questions, puis je donnerai la parole aux autres commissaires pour un échange sur ces sujets qui nous préoccupent fortement.
Pour terminer, je voudrais saluer l'engagement quotidien des militaires, dont les gendarmes dans nos communes et dans nos départements. L'engagement des gendarmes est un engagement fort, qui induit parfois des blessures physiques et psychologiques lourdes. Nous les soutenons avec force ici, au Sénat.
Général Hubert Bonneau, directeur général de la gendarmerie nationale. - C'est pour moi un honneur de m'exprimer devant vous au sujet de la gendarmerie et des conséquences du budget pour 2025. Je souhaiterais au préalable vous présenter un film qui retrace, pour l'année écoulée, les grandes actions de la gendarmerie nationale (la vidéo de présentation est diffusée aux membres de la commission).
Notre gendarmerie nationale est bien une force armée, destinée à assurer la sécurité et l'ordre publics sur l'ensemble du territoire de la République, et j'inclus bien évidemment les territoires d'outre-mer dans mon propos. Notre action s'oriente au profit des élus et de la population ; c'est le crédo de la gendarmerie.
Son champ d'action est très large, comme vous avez pu le constater : présence du quotidien sur la voie publique - que nous devons doubler d'ici à 2030 sur injonction du Président de la République -, service à la population, investigations nationales et internationales dans les domaines des stupéfiants ou du cyber, gestion des grands évènements et des crises qui affectent l'ordre public, etc.
La gendarmerie est cette force humaine de proximité qui conduit en permanence une stratégie d'adaptation pour répondre aux attentes de la population et des pouvoirs publics dans un contexte d'empilement des crises et des chocs, tels que les évènements que nous avons subis en outre-mer et les contestations violentes - je pense par exemple aux actions contre l'A69 en Occitanie ou contre les réserves de substitution à Sainte-Soline. Finalement, en remontant à 2015 et aux attentats terroristes, je dirais que nous allons de crise en crise. C'est la particularité du ministère de l'intérieur et de la gendarmerie. Parfois même, une crise englobe d'autres crises : nous avons ainsi connu une crise sécuritaire durant la crise sanitaire.
Je suis fier de ma gendarmerie parce qu'elle sait se montrer à la hauteur des enjeux et répondre aux défis, comme nous l'avons montré cette année à l'occasion du 80ème anniversaire du Débarquement et des Jeux olympiques, en nous appuyant sur une organisation particulièrement solide. C'est grâce à ce caractère militaire que nous sommes en mesure de faire face à toutes les crises.
En 2025, nous continuerons à répondre aux attentes des Français en matière de sécurité dans un contexte de durcissement des conditions d'emploi. Nous sommes confrontés à une société de plus en plus violente, comme en atteste l'ampleur que prennent les violences intrafamiliales. Pour vous donner un ordre d'idées, dans tout le Grand Ouest - Normandie, Bretagne, Pays de la Loire, Centre-Val de Loire -, 48 % des gardes à vue concernent des violences intrafamiliales.
À cet égard, l'attention portée au budget qui sera alloué pour 2025 est déterminante. Le projet de loi de finances (PLF) pour 2025 fixe le budget du programme 152 à 6,931 milliards d'euros en crédits de paiement (CP) hors compte d'affectation spéciale (CAS) « Pensions ». Dans un contexte de maîtrise des dépenses publiques, après une année 2024 marquée par de fortes tensions sur le « hors T2 », ce budget opère le début d'une remise à niveau pour financer le fonctionnement courant de la gendarmerie. Il devrait permettre de maintenir son engagement pour assurer la sécurité des Français au quotidien, en répondant aux contentieux nouveaux et aux engagements de haute intensité et en priorisant la réalisation de certaines mesures prévues par la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi), sans pour autant rattraper les retards d'investissement.
Au quotidien, la gendarmerie se positionne comme un service public au plus près de la population, cherchant toujours à mieux répondre au besoin de sécurité. Elle propose une offre de sécurité publique sans cesse adaptée aux attentes des élus et de la population, qui repose sur les 62 000 gendarmes départementaux répartis entre les 3 600 unités ou brigades, soit l'un des maillages les plus importants du service public de l'État. La densité de ce maillage constitue l'une des ambitions de la Lopmi, traduite par le plan des 239 brigades, qui s'est concrétisé à ce jour par la création de 80 brigades et doit se poursuivre au rythme de l'évolution des effectifs votés en loi de finances. Il en va de même de la montée en puissance de la réserve opérationnelle, qui compte aujourd'hui 35 400 réservistes, contribuant au quotidien à la production de sécurité.
L'approche opérationnelle est fondée sur la présence sur le terrain de gendarmes réactifs et visibles, au contact de la population, contre le sentiment d'insécurité. Elle passe par le renforcement de la présence de voie publique (PVP), les dispositifs dédiés aux publics sensibles - les femmes battues, évidemment, mais aussi la jeunesse - et les partenariats étroits entretenus avec les élus. Je continuerai à mettre en avant cette démarche d« d'aller-vers ».
Elle reste évidemment complémentaire de la logique de guichet. Nos brigades sont ouvertes et reçoivent les plaintes et nous portons une attention toute particulière, dans ce cadre, au parcours des victimes, avec le développement de formations spécifiques qui visent à permettre aux gendarmes d'accompagner la libération de la parole en assurant un meilleur recueil des plaintes.
S'agissant de la PVP, nous y avons déjà consacré plus de 1 700 équivalents temps plein (ETP) créés dans le cadre de la Lopmi en 2023-2024.
Par ailleurs, d'après les études qui ont pu être menées, 92 % du public est satisfait de l'accueil dans les brigades de gendarmerie, tandis que 94 % de la population est satisfaite du traitement des plaintes au sein de nos unités.
Cette approche est soutenue par le développement d'outils numériques qui permettent aux gendarmes d'aller plus encore au contact de la population. Nous avons développé des ordinateurs, appelés Ubiquity, qui permettent la prise de plaintes sur le terrain, ainsi que des terminaux NEO qui nous permettent de disposer de toutes les bases embarquées sur le terrain. Progressivement, nous passons d'une logique de guichet à une logique de palier, c'est-à-dire que nous nous rendons directement chez les gens pour recevoir les plaintes, ce qui permet à la population d'accéder plus facilement et plus rapidement aux services de gendarmerie. Nous avons aussi développé des applications sur le site « masécurité ». 62 applications mobiles sont disponibles aujourd'hui en matière de sécurité, dont 41 sont communes avec la police nationale, dans un effort de mutualisation.
La procédure pénale numérique avance. 639 052 procédures numériques ont été produites en 2024, soit 84 % du volume total de procédures. La brigade numérique constitue également un outil essentiel dans la recherche de proximité avec nos concitoyens, avec plus d'un million de sollicitations depuis sa création en 2018.
En plus de sa fonction de contact, qui est essentielle, la gendarmerie fait preuve d'une implication constante dans la réponse à la délinquance du quotidien et à la criminalité organisée. Concernant les violences sexuelles et intrafamiliales, elle constate une augmentation importante des faits remontés, qui est aussi pour partie le résultat d'une meilleure prise en compte de ce type de contentieux. La gendarmerie défend une approche globale et partenariale dans ce domaine, qui couvre l'accueil, l'évaluation du danger, la sécurisation des victimes, l'investigation judiciaire et l'accompagnement des victimes. Pour mémoire, nous avons créé plus de 100 maisons de protection des familles - certains départements, comme le Finistère, en ont deux. Nous disposons également de 283 intervenants sociaux en gendarmerie (ISG), avec des partenariats avec les conseils départementaux sur ce sujet. Enfin, 59 000 gendarmes ont suivi un plan de formation aux violences intrafamiliales.
En matière de lutte contre les stupéfiants, l'ambition de la gendarmerie est de maintenir sa capacité d'action à tous les niveaux, des actions de prévention aux opérations coup de poing, en passant par les investigations d'ampleur visant au démantèlement des organisations. Nous travaillons très bien en la matière avec l'Office antistupéfiants (Ofast). La gendarmerie est pilote sur trois mesures sur 30 du plan national contre les stupéfiants, dit « plan stups », de l'Ofast, en copilote une et contribue à 15 autres. Dans le cadre des opérations « Place nette », que le ministre va requalifier en opérations « Point chaud sur les territoires », nous avons mené 243 opérations, qui ont engagé plus de 90 000 militaires et conduit à l'interpellation de 3 580 personnes.
Enfin, la gendarmerie s'inscrit en tant que force concourante à la mission de lutte contre l'immigration irrégulière, qui est confiée à la police aux frontières (PAF) et aux douanes. Elle est notamment mobilisée sur le littoral nord, où son action s'inscrit dans le cadre des accords franco-britanniques de Sandhurst, et dans les territoires ultramarins, notamment en Guyane et à Mayotte. Pour ce qui concerne Sandhurst, 461 réservistes sont actuellement engagés chaque jour et nous devrions monter à environ 500 l'an prochain. À Mayotte, nous avons réactivé le groupe d'intervention régional (GIR) gendarmerie en avril 2023 et les opérations qui se succèdent sont couronnées de succès.
Face à la montée des contentieux complexes et à la succession d'engagements de haute intensité, la gendarmerie n'a de cesse d'adapter son organisation et ses capacités. Notre action contre les atteintes à l'environnement continuera de s'appuyer sur le commandement pour l'environnement et la santé (Cesan), créé l'année dernière pour porter une approche globale. Il existe également un office chargé de la lutte contre la criminalité organisée, l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (Oclaesp). En effet, le sujet de la gestion des déchets, par exemple, se prête à ce type de criminalité ; des mafias s'y engagent très régulièrement. Le réseau spécialisé sur l'environnement comporte aujourd'hui plus de 4 000 enquêteurs et nous avons renforcé la prise en compte de ces problématiques par les unités dites de milieu : les pelotons de gendarmerie de haute montagne (PGHM) ont une vision spécifique sur ce sujet dans le milieu montagnard, comme les brigades nautiques pour ce qui concerne le littoral.
Pour lutter contre le contentieux cyber, qui est croissant et catalyse d'autres formes de délinquance, notre action repose sur le commandement du ministère de l'intérieur dans le cyberespace (COMCYBER-MI). Ont été confiées à la gendarmerie la stratégie ministérielle, l'expertise de haut niveau, la coordination des moyens, la formation et la prévention dans ce domaine. Nous disposons également, au sein de la gendarmerie, d'une unité nationale cyber chargée des fonctions de contact et d'investigation. Les sections opérationnelles départementales sont dédiées à ce type de contentieux et près de 10 000 gendarmes sont formés dans le domaine du cyber. Je crois que la gendarmerie occupe une place assez intéressante en la matière, notamment au travers des milliers de pré-diagnostics cyber que nous réalisons chaque année pour les mairies, les collectivités territoriales, les cliniques ou les hôpitaux en zone gendarmerie. À l'occasion du 80ème anniversaire du Débarquement, les gendarmes ont réalisé plus de 500 diagnostics cyber auprès des collectivités des départements de la Manche et du Calvados pour leur permettre de se mettre en conformité et de se protéger.
Le développement des capacités clés est lui aussi nécessaire face au durcissement des conditions d'exercice de la mission. 2 973 gendarmes ont été blessés en 2023 et je pense que le bilan pour 2024 sera au moins équivalent, voire supérieur. Nous avons relevé 12 232 refus d'obtempérer en 2023, soit une hausse de plus de 30 % par rapport à 2016. 123 gendarmes ont été blessés, dont un très grièvement le 13 octobre, à la suite d'un refus d'obtempérer et nous déplorons le décès de l'adjudant Éric Comyn le 16 août dernier.
En plus des grands évènements, les derniers mois ont contraint les escadrons de gendarmerie mobile (EGM) à un niveau d'engagement rarement atteint et toujours en cours. Au moment où je m'adresse à vous, 46 escadrons sont engagés en outre-mer, contre environ 24 au cours d'une année ordinaire. Je pense notamment à la situation en Nouvelle-Calédonie - le président du Sénat est en mission sur place avec la présidente de l'Assemblée nationale -, mais aussi aux tensions importantes en Martinique. En outre, nous surveillons avec beaucoup d'attention la Guyane ainsi que Mayotte, qui constitue toujours un sujet d'inquiétude. Nous disposons de 117 escadrons de gendarmerie mobile au total, ce qui signifie que près de la moitié de nos forces de gendarmerie mobile sont engagées en outre-mer.
M. Cédric Perrin, président. - Combien d'hommes cela représente-t-il ?
Général Hubert Bonneau. - Un escadron représente 72 militaires. Nous mobilisons donc en permanence à peu près 3 000 gendarmes en outre-mer. Il est donc nécessaire d'impliquer les relèves outre-mer. Les escadrons se croisant, nous sommes à plus de 80 escadrons engagés chaque jour, alors que nous devrions être autour de 62 ou 65 au maximum pour assurer une gestion saine des indisponibilités et garantir l'entraînement. Nous avons connu cet été un pic à 35 encadrons engagés sur la seule Nouvelle-Calédonie.
Ce rythme soutenu d'emploi dans des situations dégradées, face à une violence exacerbée, rend nécessaire la mobilisation d'unités non spécialisées dans le maintien de l'ordre. Nous sommes parfois obligés d'engager des gendarmes départementaux, voire des pelotons de surveillance et d'intervention de la gendarmerie (Psig). C'est ce qui s'est passé l'an dernier, notamment dans le cadre des émeutes.
La gendarmerie a également engagé un programme de formation initiale et continue et une réflexion sur le rehaussement du niveau des protections défensives de nos gendarmes sur le terrain. Ces réflexions ont d'ailleurs revêtu une importance majeure lors des Jeux olympiques. Nous avons essayé de mettre en place tous les moyens nécessaires pour pouvoir répondre à toutes les situations envisageables dans ce cadre. Ces Jeux ont démontré que le modèle capacitaire de la gendarmerie était un modèle solide, spécifique à la gendarmerie de par son caractère militaire, et indispensable pour faire face aux engagements de haut niveau.
Pour honorer le niveau d'engagement nécessaire à la sécurité des Jeux, la gendarmerie a déployé un nouveau modèle de génération de forces en créant, en équipant, en organisant et en soutenant plus de 150 compagnies de marche, qui ont représenté jusqu'à 18 000 gendarmes engagés le jour de la cérémonie d'ouverture. Une compagnie de marche est constituée de plus d'une centaine de gendarmes départementaux. Constituées au niveau des départements, ces compagnies sont ensuite envoyées vers Paris. Je tiens à dire que ce modèle fonctionne. Pour prendre un exemple que je connais bien, nous n'engageons plus de gendarmes mobiles sur les festivals importants, comme celui du festival des Vieilles Charrues, sur lequel plus de 300 gendarmes devraient être engagés. Ces évènements sont trop consommateurs et l'engagement des gendarmes mobiles trop précieux. Nous recourons donc à des compagnies de marché générées dans la région Bretagne pour venir assurer leur sécurité.
Cette réussite pour les Jeux olympiques a été rendue possible par la mobilisation exceptionnelle des personnels de la gendarmerie. Sur la période estivale, 15 % d'effectifs supplémentaires ont pu être mobilisés - et jusqu'à 33 % sur la durée des Jeux, entre le 24 juillet et le 11 août -, en plus de l'apport crucial de la réserve opérationnelle pour assurer la mobilisation nécessaire sur l'ensemble du territoire et combler les absences des gendarmes mobiles déployés en Nouvelle-Calédonie - le taux d'emploi de la gendarmerie mobile s'est élevé à 100 % à l'été. Je rappelle que les gendarmes n'ont pu prendre que dix jours de permission pendant toute la période estivale, hors période des Jeux olympiques. Nous avons donc actuellement des bulles de permissions à gérer par rapport à cet engagement massif.
Le maintien de ce modèle nécessite des moyens conséquents, qui sont prévus par la Lopmi et font l'objet d'une attention particulière dans le cadre du programme 152 du PLF pour 2025. Des efforts budgétaires importants ont été consentis avec le plan de relève et le Beauvau de la sécurité dans le cadre de la Lopmi. Ils se sont traduits par la réalisation des premières mesures de cette loi, et notamment par la création des sept EGM, qui sont tous opérationnels pour le maintien de l'ordre, et des 80 premières brigades territoriales.
Toutefois, le financement sous plafond des mesures interministérielles - le relèvement du point d'indice, notamment - et l'inflation ont imposé des renoncements sur les investissements, qui ont été très faibles, pour ne pas dire inexistants, pour la gendarmerie en 2024. Les dépenses liées à la Nouvelle-Calédonie y ont également contribué en entraînant des difficultés de fin de gestion en 2024. L'absence de trésorerie qui en découle justifie une vigilance accrue sur la programmation de 2025 et a donné lieu à quelques atermoiements autour du paiement de nos loyers. Je tiens à rassurer tout le monde : comme l'a déclaré le ministre, tous les loyers seront payés en fin d'année.
M. Olivier Cigolotti. - Bonne nouvelle !
Général Hubert Bonneau. - Pour 2025, les crédits prévus sur le titre 2 augmentent de 83 millions d'euros et financent les effets en année pleine des schémas d'emploi et des mesures catégorielles de l'année précédente. Cependant, ils ne permettent pas de porter de mesures nouvelles et conduisent à prêter une attention particulière au cadencement envisagé du déploiement des 57 brigades prévues en 2025, qui reste une priorité.
Nous sommes en attente d'un arbitrage en vue de bénéficier d'un schéma d'emplois positif. Environ 450 postes seraient nécessaires pour déployer 57 brigades en 2025. Pour l'heure, nous ne les avons pas obtenus. Le ministre a déclaré hier qu'il s'agissait de l'un de ses projets les plus importants et qu'il s'engagerait pour obtenir des arbitrages favorables. Je tiens à souligner que la gendarmerie a réalisé, en 2023 et 2024, 55 % du schéma d'emploi de la Lopmi, tandis que la police nationale en a déjà réalisé 80 %.
En outre, la poursuite de la mise en oeuvre du protocole social adossé à la Lopmi constitue une nécessité vis-à-vis des officiers et un levier essentiel de renforcement de notre attractivité, au risque d'un décrochage par rapport à d'autres administrations.
La réserve opérationnelle est elle aussi un sujet d'attention majeur, avec un objectif de densification du vivier. Nous comptons à peu près 36 000 réservistes, l'objectif étant d'atteindre 50 000 à terme. Or le budget prévisionnel pour 2025 diminue sur ce plan, passant de 90 millions d'euros hors Jeux olympiques en 2024 à 75 millions d'euros programmés pour 2025. Nos réservistes sont absolument essentiels pour la bonne marche de la gendarmerie, et notamment pour les actions du quotidien.
Les crédits hors T2 augmentent de 438 millions d'euros après deux années blanches. Cet effort devrait permettre de couvrir les dépenses de fonctionnement et de relancer les investissements, sans toutefois rattraper les retards accumulés. Le socle des besoins numériques sera couvert pour les terminaux portatifs Neogend et le maintien en condition opérationnelle des systèmes informatiques et des applications déployées dans le contexte de nomadisation que j'ai évoqué tout à l'heure. Les enveloppes consacrées aux équipements et aux moyens mobiles permettront un maintien en condition et un renouvellement a minima des matériels, dont 1 850 véhicules légers pour 2025. Je rappelle qu'il serait nécessaire de recevoir 3 750 véhicules par an pour que le maintien en condition opérationnelle du parc automobile de la gendarmerie soit assuré. Or nous n'en avons reçu que 185 en 2024.
Enfin, le budget pour 2025 marque un début de remontée des enveloppes allouées à l'immobilier domanial de la gendarmerie, qui devra s'inscrire dans une logique pluriannuelle. La dotation prévue pour 2025 permettra de relancer l'investissement sur les grands projets de construction de locaux techniques et logements, notamment au profit des nouveaux escadrons de gendarmerie mobile, et sur des opérations indispensables de réhabilitation d'ampleur.
Le titre 5 porte 295 millions d'euros en autorisations d'engagement et 175 millions d'euros en crédits de paiement, tandis que la cible pour entretenir notre parc domanial est de 400 millions d'euros, auxquels s'ajoutent 100 millions d'euros pour le parc locatif sur les loyers. Par conséquent, pour être très clair, nous avons accumulé une dette grise d'au moins deux milliards d'euros depuis dix ans.
Nous bénéficions donc d'un début de remise à niveau des crédits d'investissement et de fonctionnement dans un contexte budgétaire contraint. La gendarmerie concentrera les moyens alloués sur des actions ciblées à forte valeur ajoutée tout en maintenant ses objectifs d'amélioration de la performance et de la qualité du service rendu pour assurer au quotidien, comme en situation de crise, une performance digne d'elle-même.
M. Jérôme Darras, rapporteur pour avis de la mission « Sécurités » sur le programme 152 « Gendarmerie nationale ». - Mon général, au moment de votre prise de fonctions, permettez-moi de m'associer aux voeux formulés par le président Perrin et de vous remercier de votre présentation aussi complète que précise.
Le budget de la gendarmerie que vous nous présentez pour 2025 ne prévoit aucun recrutement net. Or il n'est pas envisageable que les 57 nouvelles brigades prévues pour le prochain exercice soient servies par des gendarmes détachés d'autres brigades. Cela signifie-t-il un coup d'arrêt dans leur déploiement ? Vous nous avez répondu par la négative.
L'objectif des 239 brigades sur la période prévue par la Lopmi pourra-t-il respecté ? Outre les attentes déçues pour les collectivités, ce « stop and go » complique la montée en puissance effective de la gendarmerie. Comment, en effet, adapter l'investissement immobilier ou l'effort de formation à de telles évolutions du recrutement ?
Je souhaitais également vous interroger sur la trajectoire comparée des forces de police et de gendarmerie. Côté police, la montée en puissance s'est faite essentiellement sur les deux premières années de la Lopmi, avec 80 % des recrutements prévus sur cinq ans. Côté gendarmerie, elle était plus lissée, avec 56% sur les deux premières années. Ce coup d'arrêt sera-t-il compensé l'année prochaine ? Dans le cas contraire, nous risquons de déséquilibrer la progression des effectifs entre la police et la gendarmerie. Or la gendarmerie est déjà très sollicitée, avec un effectif correspondant à celui de 2007 ; et, à la différence de la police nationale, elle ne peut pas s'appuyer sur la montée en puissance des polices municipales.
Dernier élément de préoccupation relatif aux effectifs : la baisse du budget alloué à la réserve, de 90 millions d'euros hors Jeux olympiques et paralympiques à 75 millions d'euros. Elle intervient alors que cette force est plus que jamais nécessaire à la gendarmerie, notamment en raison du très fort taux de sollicitation de la gendarmerie mobile et de la multiplication des événements exceptionnels. En tant que sénateur du Pas-de-Calais, je sais combien la réserve vous est indispensable sur notre littoral pour la maîtrise et la sécurisation des flux migratoires.
La Lopmi doit nous amener à 50 000 réservistes en 2027. Cette trajectoire sera-t-elle tenue ? Agira-t-on sur le nombre de réservistes ou le nombre de jours effectués pour entrer dans le budget ?
M. Philippe Paul, rapporteur pour avis de la mission « Sécurités » sur le programme 152 « Gendarmerie nationale ». - Mon général, je souhaiterais avant tout vous adresser tous mes voeux dans le cadre de vos nouvelles fonctions.
Vous avez évoqué la nécessité d'effectuer des travaux immobiliers et de construire des brigades. Il y a 9 ans, on parlait d'une somme de l'ordre de 300 millions d'euros, laquelle se trouve aujourd'hui portée à 400 millions d'euros. Nous avons effectivement accumulé depuis des années une dette grise qui dépasse aujourd'hui les 2 milliards d'euros, ce qui place les gendarmes, dans nos départements, dans une situation inacceptable, des brigades devant être fermées pour cause d'insalubrité.
S'agissant des véhicules, compte tenu des chiffres que vous avez avancés, un rapide calcul m'amène à la conclusion que nous aurons creusé l'an prochain un trou important de plus de 10 000 véhicules sur trois ans. La situation est à peu près la même dans tous les départements : les besoins exprimés ne sont pas satisfaits, ce qui est d'autant plus dommageable que de nouveaux besoins se font jour, par exemple avec la création des brigades nouvelles.
J'ai d'ailleurs une approche quelque peu différente sur ces dernières. Si elles constituent un atout pour la gendarmerie, elles ne correspondent pas totalement à ce que nous aurions souhaité dans les territoires. Quoi qu'il en soit, elles ont le mérite d'exister.
Les problèmes de construction et d'entretien des casernes sont toujours mis en avant au cours des différentes auditions que nous avons menées. Toutefois, nous nous rendons compte qu'il devient aussi de plus en plus difficile de fidéliser les personnels. Je me trouvais l'autre jour auprès d'une compagnie que vous connaissez bien, mon général, à Quimper ; tous les gendarmes, quel que soit leur grade, me disaient à cette occasion que l'immobilier constitue un problème particulier pour les familles. Considérez-vous cette problématique comme prioritaire au regard de l'enjeu de fidélisation dans la gendarmerie ?
Concernant les loyers, ne croyez-vous pas que ce qui s'est passé cette année n'est pas dépourvu de tout lien avec le fait de demander aux collectivités territoriales et aux bailleurs sociaux de construire des locaux avant d'être remboursés par la gendarmerie ? Je rappelle également que ce sont les collectivités territoriales qui fournissent les locaux destinés aux brigades nouvelles fixes. Or leur situation financière devient de plus en plus compliquée. Sans garantie de percevoir un loyer, elles pourraient devenir réticentes à s'engager avec la gendarmerie.
Général Hubert Bonneau. - Effectivement, notre schéma d'emploi pour 2025 est fixé pour l'instant à zéro. Pour être tout à fait précis, nous aurions besoin, en 2025, d'un schéma d'emploi positif de 464 ETP pour déployer les 57 brigades supplémentaires. Le ministre m'a demandé de lui proposer un plan de désignation des unités qui seront créées pour les années à venir, qu'il souhaite pouvoir communiquer aux maires. La volonté du ministre, mais aussi du Président de la République, est véritablement d'aller au bout de la création de ces 239 brigades.
Il ne s'agit pas d'un coup de bluff, mais de l'ADN de la gendarmerie, qui est une force armée de couverture territoriale. Couvrir le territoire nous permet de tout faire, du renseignement, de la sécurité publique, des investigations, des enquêtes, du rétablissement de l'ordre au besoin, etc. Mais encore faut-il pour cela s'ancrer dans la profondeur des territoires.
Aujourd'hui, nos territoires abritent des choses insoupçonnées. Il y a autant de consommation de drogue en zone rurale qu'en zone urbaine. Il est plus facile d'y cacher des stupéfiants que dans les cités. Comment doit-on traiter les filières d'approvisionnement et d'écoulement ? C'est un sujet de flux et de contrôle des axes dans la profondeur. Pour ce qui concerne les stupéfiants, c'est aussi un sujet de contrôle des ports. L'année dernière, plus de deux tonnes de cocaïne se sont échouées sur les côtes du Cotentin, de Bretagne et de Normandie. Ce n'était pas un hasard : des porte-conteneurs qui passent au large mettent à l'eau des colis géolocalisés, des ancres flottantes, pour qu'ils soient récupérés par des pêcheurs ou des particuliers sans passer par Le Havre.
Il nous faut donc contrôler les territoires dans la profondeur, ce qui passe par le maillage. Nous comptons sur le ministre pour nous aider sur notre schéma d'emploi. En tout état de cause, nous allons formuler des propositions, qui pourront peut-être conduire à dépasser l'horizon de 2027, en fonction des moyens qui nous seront accordés pour l'année prochaine. Notre volonté est bien d'aller au bout du plan des 239 brigades. Je rappelle d'ailleurs que nous avons suscité de la frustration avec celui-ci, puisque plus de 500 projets ont été portés par les communes.
Il est vrai que ces brigades seront toutes logées en locatif. Des efforts ont déjà été consentis par des collectivités territoriales. Des brigades provisoires sont même déjà en place. L'objectif est évidemment de disposer de locaux en dur de façon durable. Pour l'heure, l'hébergement des gendarmes se fait dans le secteur civil, mais c'est une chance que les gendarmes soient dans les villages et dans les bourgs, au coeur de la population. Le projet va se poursuivre et sera reporté sur les années suivantes si nous n'obtenons pas la totalité des 464 ETP nécessaires. J'ai chargé le directeur des soutiens et des finances de proposer un plan au ministre d'ici à la fin de l'année.
Sur le sujet de l'immobilier, on parle effectivement d'une dette grise de plus de 2 milliards d'euros découlant d'un entretien assez erratique de notre parc immobilier. J'ai demandé au directeur des soutiens et des finances d'élaborer un schéma directeur de l'immobilier qui intègre non seulement la partie domaniale, mais aussi la partie locative. Le rapport du Sénat sur l'immobilier en gendarmerie, publié cet été, est édifiant et traduit bien la réalité du terrain.
Je suis en gendarmerie depuis plus de 35 ans. Je crois que notre gendarmerie est un service public important et que les gendarmes doivent être fiers de leur brigade. Voir des unités où l'on n'est pas capable d'accueillir une femme battue dans un bureau n'est pas acceptable. Le taux de cellules qui ne sont pas aux normes en gendarmerie est tout bonnement anormal. Cette situation n'est pas digne d'un grand service public et des efforts doivent être faits.
Les gendarmes doivent habiter les appartements qui leur sont concédés par nécessité absolue de service. J'avoue que, parfois, quand des gendarmes ne sont pas à la caserne quand j'y passe le soir, je leur dis que ce n'est pas normal. Ils me demandent alors de venir voir leur logement. Je ne dirai pas où, mais, l'année dernière, j'ai déclassé toute une compagnie de gendarmerie dans une sous-préfecture pour insalubrité. On peut entrer dans la gendarmerie par hasard, mais on n'y reste jamais par hasard. Il faut que nos gendarmes aient les moyens de leur action, ce qui commence par l'immobilier. Nous devons être plus performants en la matière.
M. Cédric Perrin, président. - J'ai été maire, comme beaucoup d'entre nous, et j'ai construit une nouvelle brigade de gendarmerie dans ma commune. Sept ans se sont écoulés entre la première délibération, en 2010, et l'inauguration par le président du Sénat, en 2017. La complexité administrative est considérable, tandis que le cahier des charges de la gendarmerie est tel qu'il est difficile de parvenir à y répondre. arP surcroît, il y a très peu de personnel pour suivre les dossiers au niveau central. Je rencontre aujourd'hui exactement le même problème sur une autre brigade dans la ville du chef d'état-major des armées, à Delle, où le projet traîne depuis trois ans et n'avance pas.
Général Hubert Bonneau. - C'est un sujet que nous avons parfaitement identifié, Monsieur le président. Je vais laisser le directeur des soutiens et des finances, qui a travaillé sur ce sujet, vous présenter les voies de simplification qui sont envisagées.
M. François Desmadryl, directeur des soutiens et des finances à la direction générale de la gendarmerie nationale. - Effectivement, les temps de l'immobilier sont toujours longs parce qu'il y a une part incompressible d'études et de travaux.
Toutefois, il y a aussi deux ans de procédures administratives préalables qui relèvent uniquement de la gendarmerie et du ministère de l'intérieur. Nous avons proposé au nouveau ministre des voies de simplification qui devraient permettre de gagner plusieurs mois, voire un an, sur cette durée.
En revanche, nous ne pourrons pas contraindre le temps de l'immobilier et les projets ne pourront pas avancer plus vite sur ce plan.
Général Hubert Bonneau. - Je souhaiterais maintenant revenir sur le sujet de la réserve. Nous n'avons pas de problème pour recruter des réservistes. Sur la région que j'avais l'honneur de commander, je suis passé, en deux ans, de 1 700 gendarmes réservistes à plus de 2 200.
Je suis très impressionné par notre jeunesse. On n'en parle jamais, ou très peu, et parfois en mal. Mais j'ai trouvé pour ma part beaucoup d'entrain, avec des jeunes qui veulent servir, ce qui est assez remarquable. Nos préparations militaires gendarmerie sont pleines. Dès lors, il est vrai qu'il est quelque peu gênant de diminuer le budget de la réserve. Pour vous donner un ordre d'idées, sur une région comme la Bretagne, qui est une terre de recrutement des armées, nous avons plus de réservistes civils que de réservistes issus des armées : ce sont à 60 % des civils, des jeunes qui font des préparations militaires gendarmerie et s'engagent. Ce n'est donc pas un sujet : nous avons de la ressource et savons employer les réservistes si les moyens nous en sont donnés.
Par ailleurs, nous sommes confrontés à quelque chose de nouveau sur les recrutements dans la gendarmerie. La physionomie de nos forces évolue à l'image de la société. Je crois qu'un gendarme n'envisage plus nécessairement de faire toute sa carrière en gendarmerie. Nous avons plusieurs technicités dans la maison, du numérique au cyber, et les techniciens vont parfois partir ailleurs au bout de dix ou quinze ans. Ils auront fait un temps au service de la Nation et seront attirés par une carrière dans le civil. Ces jeunes me disent que la gendarmerie leur a tout donné pendant quinze ans et je les remercie d'avoir passé ces années chez nous. Il faut s'habituer à ces transformations au sein de notre société, dans les recrutements et dans la façon dont les gens vivent leur parcours dans la gendarmerie. Là aussi, j'ai demandé que la direction des ressources humaines de la gendarmerie nationale fasse une étude très particulière sur le sujet dans le cadre des recrutements.
Il n'est pas tout à fait exact de dire que nous avons recensé 15 000 départs l'an dernier. En effet, il faut prendre en compte, dans ces 15 000 départs, le fait que de nombreux gendarmes adjoints volontaires sont passés gendarmes d'active via les écoles de gendarmerie. Du reste, nous sommes également confrontés à des phénomènes liés à la courbe démographique.
Je tiens à rassurer sur ce point : nous ne rencontrons pas de problème de recrutement. Nous avons 3,7 candidats pour un poste, ce qui est très bien au niveau des armées. Nos écoles de gendarmerie sont pleines, malgré la création de nombreux postes supplémentaires dans le cadre de la Lopmi. Le véritable sujet, comme l'a souligné le sénateur Paul, est celui de la fidélisation dans la durée, notamment chez les techniciens et les spécialistes de haut niveau. Nous avons effectivement une petite fuite qui touche les secteurs du numérique et du cyber. Il s'agit d'une denrée si rare qu'elle part parfois dans le secteur privé.
M. Olivier Cigolotti. - Comme vous l'avez indiqué, mon général, les zones urbaines n'ont plus l'exclusivité des trafics de stupéfiants et il est devenu très facile de s'adonner à ces trafics dans les zones les plus rurales.
Se pose bien sûr le problème des pratiques auxquelles sont confrontés nos gendarmes - et je veux saluer ici leur implication et leur détermination pour faire face à ces fléaux. Depuis quelque temps, nous avons à faire face à l'ubérisation de ces trafics. Pouvez-vous nous indiquer quels moyens sont mis en oeuvre par les gendarmes dans nos territoires pour faire face à ces problématiques de commande en ligne et de livraison de colis ?
Pouvez-vous également nous confirmer que, dans le cadre du projet des 239 brigades, chaque département se verra doter d'au moins une emprise - brigade mobile ou brigade fixe - l'année prochaine ?
M. Philippe Folliot. - Mon général, je voudrais m'adresser à travers vous à l'ensemble de vos forces. Un grand merci pour votre engagement et celui de toute la gendarmerie concernant l'A69. Il y avait beaucoup d'attentes de la part des élus du département et, je veux le dire, vous avez été au rendez-vous pour faire respecter la loi.
J'ai été, dans une vie antérieure, il y a une vingtaine d'années, rapporteur pour avis du budget de la gendarmerie nationale à l'Assemblée nationale. Il est vrai qu'en matière d'immobilier, il y avait à l'époque des problèmes dont nous payons les frais aujourd'hui. Néanmoins, les collectivités territoriales ont une grande capacité d'innovation et peuvent réduire les coûts. J'ai en tête l'exemple d'une collectivité qui proposait du bâti à un prix de location deux fois inférieur au prix communément admis, qui se situe aux alentours de 100 000 euros par an pour une nouvelle brigade.
Je trouve dommage qu'il n'y ait pas d'échanges pour faire en sorte que ces expérimentations puissent se concrétiser au regard des difficultés budgétaires que vous avez mises en avant.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Je souhaiterais vous interroger, mon général, sur le plan de relocalisation des services centraux du ministère de l'intérieur annoncé par Gérald Darmanin en septembre 2021, et tout particulièrement sur les projets de relocalisation qui sont directement rattachés à la direction générale de la gendarmerie nationale.
Je trouvais cette initiative très intéressante car elle contribue à renforcer le lien de proximité entre l'action publique et nos concitoyens. Du reste, elle offre une opportunité importante de développement pour les villes susceptibles d'accueillir ces nouveaux projets et répond, je le crois, à l'aspiration de nombreux agents de l'État de travailler dans un autre cadre de vie.
Vingt villes ont été retenues, dont plusieurs concernant spécifiquement la DGGN. Vernon doit accueillir le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire en 2024-2025. L'installation de la gendarmerie prévôtale à Pont-Sainte-Maxence a été annoncée pour le troisième trimestre de 2025. L'office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) doit s'installer l'année prochaine au Mans, de même que le centre national de formation à la police judiciaire (CNFPJ) et le centre national de formation au renseignement opérationnel (CNFRO) à Saint-Étienne. La relocalisation de l'office central de lutte contre la délinquance itinérante (OCLDI) à Rillieux-la-Pape, programmée pour fin 2025, a été reportée à l'horizon de 2028. Je souhaiterais évidemment évoquer également le cas de Cahors, ville dont j'ai été maire pendant quinze ans et dont je suis toujours conseiller municipal, avec le projet de relocalisation d'une antenne de l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), soit 32 agents. Nous y sommes prêts, y compris sur la question de l'hébergement.
Certains maires et parlementaires concernés m'ont interrogé à ce sujet et ont évoqué avec moi les incertitudes qui pèsent sur ces projets. Pouvez-vous me confirmer que l'engagement pris par le Gouvernement de procéder à ce mouvement de relocalisation sera bien honoré ? Sur Cahors, en particulier, l'inspecteur général est venu cet été et tous les voyants paraissaient au vert. Je m'inquiète peut-être inutilement, mais je préfèrerais avoir un retour de votre part.
Général Hubert Bonneau. - Je ne pourrai pas vous rassurer à mon niveau, monsieur le sénateur. Je pense que les plans de relocalisation sont actuellement à l'étude. Je ne suis pas certain que nous ayons les moyens financiers de transférer des installations entièrement sécurisées et totalement opérantes en région parisienne et d'en assumer le coût, notamment en matière de protection du secret. Je ne peux donc pas vous répondre sur ce sujet. Nous reviendrons vers vous le plus rapidement possible.
Concernant le développement des narcotrafics dans nos territoires, la question de l'ubérisation est devenue une réalité. Il suffit, pour s'en convaincre, d'aller sur Telegram. Nous faisons déjà beaucoup, mais je pense que la gendarmerie doit développer des techniques spécifiques en la matière. La législation nous permet de faire un certain nombre de choses, et notamment de mener des enquêtes sous pseudonyme. Nous y recourons beaucoup dans le milieu de la pédopornographie, par exemple. Il faut les développer dans le milieu de la drogue pour pouvoir agir sur les vendeurs et démanteler les réseaux locaux de distribution.
Je rappelle à cet égard que ce qui se passe sur le terrain alimente la criminalité organisée. Démanteler un point de deal ou des réseaux d'ubérisation, c'est bien, mais encore faut-il travailler sur les filières d'approvisionnement et, surtout, sur les filières d'écoulement de l'argent, les collecteurs, le blanchiment et les cryptoactifs. La gendarmerie investit beaucoup dans ce domaine. Les revendeurs sont des délinquants de proximité, mais des réseaux se cachent derrière eux. Nous travaillons donc simultanément sur les deux plans.
C'est le cas dans le domaine des stupéfiants, mais aussi dans celui des cambriolages, qui se multiplient en ce moment. Il ne s'agit pas que de délinquance de proximité : il faut regarder ce qu'il y a derrière. Les gangs de l'Est, par exemple, font beaucoup de choses sous les radars, notamment avec ceux que l'on appelle les Vory v zakone, ou Voleurs dans la loi. Ils mènent des raids sur les côtes ou sur des zones résidentielles et prennent de l'or ou des composantes électroniques, puis envoient leur butin vers la Géorgie ou les pays de l'Est. Je mobiliserai un effort particulier pour que l'on s'intéresse à ces liens entre la délinquance du quotidien et la criminalité organisée.
M. Cédric Perrin, président. - On connaît bien ça dans l'Est, aux frontières !
Général Hubert Bonneau. - Concernant l'A69, je vous remercie, monsieur le sénateur Folliot, de vos propos, que je transmettrai à nos gendarmes dans le secteur. Il est vrai que nous sommes confrontés à une montée des radicalités. On l'a vu sur l'A69, mais aussi sur d'autres projets, par exemple à Sainte-Soline. Nous faisons d'ailleurs face actuellement aux problématiques liées aux lignes à grande vitesse dans votre belle région.
Je retiens ce que vous avez dit sur l'expérimentation avec les communes et j'en prends bonne note. Nous sommes preneurs de tout en la matière, pourvu que nos gendarmes soient bien logés et que nos locaux de service soient aux normes.
Enfin, concernant les brigades à déployer l'an prochain, je crois qu'à ce jour, 27 départements n'en ont pas encore eu. Nous souhaiterions donc en déployer au moins 27, si possible, pour que tout le monde constate que le projet est bien lancé. Nous avons un plan à 27 brigades, un autre à 37 et un dernier à 57. Pourquoi 37 ? Parce que des communes ont déjà consenti des efforts importants pour nous dégager des terrains ou nous fournir des installations, des locaux provisoires, qui sont remarquables. Je constate l'implication des maires en la matière. Partout où des efforts ont été consentis par les maires pour installer provisoirement des brigades, la priorité est donnée à ces installations. Nous ferons donc notre maximum pour faire en sorte que chaque département ait au moins une brigade l'année prochaine.
M. Olivier Cadic. - Merci beaucoup pour votre présentation, mon général. Félicitations pour la MInute Cyber, qui nous informe sur le progrès de vos opérations dans ce domaine. Je veux également citer l'opération Ghost, qui a permis, avec cette task force internationale au sein d'Europol, d'interpeller 50 personnes le mois dernier et de saisir de la drogue, des armes et des millions d'euros. Mes félicitations également pour cette action.
Combien de sollicitations pour des attaques cyber enregistrez-vous ? Nous attendons la mise en place du 17 cyber pour centraliser les demandes des particuliers victimes en matière cyber. Avez-vous des statistiques à nous communiquer dans ce domaine ?
Par ailleurs, au Brésil, la police de la route affiche une formidable efficacité parce qu'elle a connecté l'intelligence artificielle au système de lecture automatique des plaques d'immatriculation (Lapi), ce qui lui permet de détecter automatiquement les véhicules par ordinateur et de classer certaines plaques d'immatriculation en orange ou rouge en raison de parcours suspects. Ce dispositif facilite les arrestations et la lutte contre le crime organisé.
Votre prédécesseur regrettait l'absence d'avancée sur la mise en commun des systèmes Lapi des douanes, de la police et de la gendarmerie depuis dix ans et se déclarait favorable à ce type de solution. Avons-nous accompli des progrès dans ce domaine pour améliorer notre efficacité ? Dans le cas contraire, comment pouvons-nous vous aider ?
M. Jean-Pierre Grand. - J'ai été très sensible à l'intérêt que vous portez au logement de nos gendarmes, mon général, parce que les élus locaux et ceux qui l'ont été peuvent mesurer l'évolution des familles. Naturellement, les gendarmes ne peuvent plus accepter ce qu'ils acceptaient il y a vingt ans.
J'observe que l'on peut construire très rapidement des gendarmeries, des casernes très modernes avec de beaux logements - je l'ai fait moi-même - avec l'ancien groupe SNI, devenu CDC Habitat. Il faut veiller à ce que l'on évite de demander aux collectivités, et notamment aux communes, de faire don du terrain car cette pratique est passée de mode pour plusieurs raisons. Cela ne représente rien du tout dans le programme, mais n'est pas complètement neutre pour les communes.
Je pense aussi qu'il faut absolument faire un geste au niveau de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) en faveur des collectivités se voyant attribuer une aide pour des constructions scolaires, dès lors que la gendarmerie n'est pas trop loin et utilise ces services publics essentiels.
Les gendarmes sont des gens comme les autres et doivent être bien logés. De plus, il n'est plus envisageable d'aller faire une sorte de ramassage scolaire à trois heures du matin dans une brigade importante ou une compagnie pour rendre les gendarmes opérationnels.
Qui dit gendarme dit maire, et j'aimerais à cet égard qu'à l'aune de vos moyens en tant que DGGN vous envisagiez de remettre aux maires de certaines petites communes qui se sont dévoués ou ont fait des choses très intéressantes pour leur gendarmerie la médaille de la gendarmerie nationale ou une autre décoration. Nous vivons dans une société où des petites reconnaissances de cette nature ont toute leur importance.
Enfin, concernant les nouvelles brigades de gendarmerie, nous en avons trois, deux fixes et une mobile, dans le département de l'Hérault. Néanmoins, il convient de surveiller les effectifs de très près car il ne suffit pas de créer des gendarmeries : avant de les remplir de délinquants, il faut les remplir de gendarmes ! J'attire votre attention sur ce point car il serait du plus mauvais effet d'annoncer l'ouverture de gendarmeries puis de les retarder faute d'effectifs.
Général Hubert Bonneau. - Évidemment, la gendarmerie joue un rôle très actif dans le domaine cyber au sein du ministère de l'intérieur. Le commandement cyber de la gendarmerie a été exhaussé au niveau ministériel. Le nombre de procédures sur ce sujet a augmenté de plus de 40 % depuis 2018. Tout ce qui se passe dans le monde matériel - le trafic d'armes, la pédopornographie, les stupéfiants, etc. - se retrouve dans le monde virtuel. C'est donc pour nous un sujet d'attention.
Nous disposons de plus de 500 cyber-réservistes qui complètent le dispositif de la gendarmerie, ainsi que de plus de 1 000 enquêteurs sous pseudonyme. Il n'y a pas que des juristes au sein de la gendarmerie, mais aussi beaucoup de scientifiques. À peu près la moitié des officiers de gendarmerie possèdent aujourd'hui une formation scientifique. Le service des technologies et des systèmes d'information de la sécurité intérieure (ST(SI)2) est récemment devenu Agence du numérique des forces de sécurité intérieure (ANFSI). Très modestement, nous sommes plutôt bons en la matière.
Nous essayons désormais d'aller plus loin, notamment sur l'intelligence artificielle. Nous bénéficions de l'appui du général Perrot, docteur en intelligence artificielle, et avons lancé une initiative, le CAP-IA, dont la vocation est d'aider et de soutenir le gendarme par l'intelligence artificielle. Développer des outils, accompagner, mieux responsabiliser : voilà ce que nous tentons de faire.
Le cadre règlementaire constitue toutefois une véritable difficulté, monsieur le sénateur. Vous faisiez allusion au Brésil. Quand vous arrivez à l'aéroport de Singapour ou de Dubaï, vous êtes scanné entièrement, des pieds à la tête. Ce n'est pas le cas en France. Concernant la biométrie, le degré d'acceptabilité n'est pas du tout le même chez nous. La gendarmerie est totalement ancrée dans le respect de la loi et ne fera rien qui y déroge. Les avancées sur ce sujet sont lentes, il faut bien l'avouer, mais cette situation correspond à notre cadre national.
Enfin, ce qui me paraît très important sur l'engagement dans le domaine du cyber, c'est la prévention. Il existe plusieurs niveaux d'intervention au niveau national. L'agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) dispose d'une vision sur les opérateurs d'importance vitale (OIV) et sur les sujets de sûreté nationale. La direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), quant à elle, est très active en la matière vis-à-vis des grandes entreprises. Le problème de la gendarmerie, ce sont les territoires, les écoles, les établissements et les particuliers. Quand vous parlez de ces sujets avec des personnes âgées, elles sont totalement perdues.
La prévention constitue donc un axe essentiel. Elle commence dans les établissements scolaires, mais nous en faisons aussi en EHPAD ou auprès des petites entités, et notamment des petites mairies. Je pense qu'il est important d'aller au contact pour parler de ces problématiques parfois mal connues de la population.
Mme Gisèle Jourda. - En ce qui me concerne, je souhaiterais évoquer la question de la féminisation de nos brigades, mais aussi des états-majors. Je n'ai jamais connu que des hommes colonels dans mon département de l'Aube.
Nous n'avons pas évoqué les cadets de la gendarmerie, qui ont un temps été mis sur la sellette à défaut de moyens. Or les associations de cadets se sont mobilisées et je souhaiterais savoir de quelle façon ceux-ci sont déployés.
Nombre de jeunes filles sont candidates à la réserve dans la gendarmerie, témoignant d'un véritable attrait. Je sais que la féminisation est en progression, mais que fait-on au niveau des états-majors en la matière ? Je suis persuadée que les femmes sont en capacité d'être colonelles de gendarmerie.
M. Jean-Luc Ruelle. - J'ai apprécié votre contribution, mon général. Je reviens sur un sujet qui m'intéresse particulièrement : la création de la direction de la sécurité diplomatique (DSD) au sein du ministère de l'Europe et des affaires étrangères en 2017. Vous aviez pris en charge, je crois, la création de cette direction qui avait pour mission de sécuriser nos 500 représentations diplomatiques et institutions françaises à l'étranger. Depuis, comment cette direction a-t-elle évolué et quel rôle spécifique la gendarmerie joue-t-elle dans la sécurisation des personnes délocalisées et des ressortissants ainsi que de nos emprises à l'étranger ? Comment, sur le plan financier, cela s'articule-t-il avec le PLF pour 2025 ?
M. Guillaume Gontard. - J'aimerais formuler une remarque sur l'organisation territoriale, mon général. Nous avons perdu nombre de points de contact, puisqu'il y a eu des fermetures, puis des brigades mobiles ont été mises en place, ce qui est plutôt intéressant. Dans les territoires de montagne, en particulier, il me paraît nécessaire de penser en termes de kilomètres.
Dans ces secteurs, si l'on se contente de regarder une carte pour juger de l'organisation territoriale de la gendarmerie, on ne dispose pas d'une bonne appréciation de la réalité en termes de kilomètres à parcourir et de temps de trajet.
Vous avez parlé des violences intrafamiliales, qui se développent très fortement dans les territoires ruraux et où nous avons justement besoin d'un accueil physique. Il est donc nécessaire de prendre en compte la particularité de ces territoires peu peuplés dont les habitants sont souvent éloignés des services en termes de distance et de temps de trajet.
Général Hubert Bonneau. - Je tiens d'abord à vous rassurer : il n'y a aucun problème avec les femmes en gendarmerie. Notre taux de féminisation s'élève à 22,1 %, contre c 21,1 % pour les militaires dans leur ensembled. Nous sommes bien au-dessus de l'armée de Terre, par exemple, où ce taux s'établit à 11 %, ou de la marine nationale, où il atteint 16 %. Notre taux de féminisation est très légèrement inférieur à celui de la police nationale et, évidemment, très largement inférieur à celui du service de santé des armées, avec 62 % de personnels féminins.
Quand je suis entré à l'école spéciale militaire de Saint-Cyr, en 1986, il n'y avait qu'une femme dans ma promotion. Quand je suis entré dans la gendarmerie à la sortie de l'école, à Melun, il n'y avait là encore qu'une femme. Aujourd'hui, le recrutement des officiers universitaires, les grands chefs de demain, est paritaire. Ne convient-il pas de laisser le temps à ces jeunes femmes de devenir des officiers supérieurs au même rythme que les hommes ? C'est une question de légitimité. Soyez rassurés : nous avons aujourd'hui 5 générales et 21 colonelles en gendarmerie. C'est une montée en puissance plus lente. Néanmoins, 10 % des officiers supérieurs de la gendarmerie sont des femmes. Le réservoir arrive et je crois qu'il ne faudrait pas trop accélérer les carrières des femmes pour qu'elles ne perdent pas en légitimité.
Mme Gisèle Jourda. - L'objectif doit être d'arriver progressivement à la parité et pas d'être meilleurs ou moins bons que les autres, d'autant que l'engouement chez les cadets et les réservistes est impressionnant.
Général Hubert Bonneau. - Je vous rejoins complètement. Aujourd'hui, 101 départements disposent d'une association de cadets. Plus de 6 000 jeunes sont accueillis en gendarmerie, pour lesquels je suis obligé de trouver des financements. Une grande partie d'entre eux basculent dans la réserve et constituent une bonne source de recrutement pour la gendarmerie. Ce dispositif est très important, notamment pour le lien armée-Nation. Je trouve cela formidable.
On va plus loin, d'ailleurs, dans certains endroits que j'ai connus, avec des classes ouvertes aux plus défavorisés pour préparer les concours de sous-officier de gendarmerie, ce qui nous permet de diversifier nos recrutements. Comme vous le voyez, nous sommes très ouverts sur les recrutements. Vous parliez des femmes ; en gendarmerie, ce n'est pas un sujet et la démarche des cadets sera pérennisée.
J'ai effectivement eu l'honneur de créer la direction de la sécurité diplomatique en 2017. L'implication des gendarmes est très forte en la matière. Nous avons des gardes de sécurité diplomatique répartis à travers la planète - plus de 400 gendarmes, auxquels s'ajoutent 250 à 300 policiers qui complètent le dispositif. Toutes les ambassades sensibles sont couvertes ; celles qui sont exposées à des situations de crise ou de guerre, comme en Ukraine, mais aussi celles où le dispositif de sécurité est renforcé, avec des gardes de sécurité diplomatique et une formation de tous nos diplomates aux questions de sécurité, notamment en Chine et aux États-Unis. Nous faisons beaucoup de choses en matière de protection du secret.
Enfin, j'attache une importance toute particulière au fait de ne pas supprimer de brigade. Justement, nous avons veillé, dans le cadre du plan des 239 brigades, à remailler le territoire, y compris en montagne, sur des zones qui ne paraissaient pas éloignées, parce que, comme vous l'avez dit, monsieur le sénateur Gontard, les distances ne s'y comptent pas en termes de kilomètres mais de temps.
Dans les zones de montagne, les grands massifs et les zones protégées, notre action doit avoir des effets particuliers. Ces effets ne sont pas forcément liés à la densité de population, mais à tout ce que nous y faisons, et notamment à la protection de l'environnement. Tout cela fait partie des missions propres de la gendarmerie.
M. Cédric Perrin, président. - Merci, mon général, pour cette audition, qui était très intéressante. On ne peut que vous renouveler notre soutien, aux hommes et aux femmes placés sous votre commandement et à vous, dans les missions qui vous sont confiées. Nous savons combien elles sont difficiles et que la violence tend à devenir la norme non seulement sur la scène internationale, mais aussi, malheureusement sur le territoire national. Nous ne pouvons donc que vous encourager à travailler à assurer la sécurité des Français. Je sais que la mission qui vous a été confiée par le ministre de l'intérieur va largement dans ce sens. Bon courage, mon général, et merci pour les efforts consentis. Charge à nous de contribuer modestement à vous donner les moyens de mener à bien votre mission.
La réunion est close à 12 h 45.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Jeudi 14 novembre 2024
- Présidences de MM. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes et de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Audition de Mme Sophie Primas, ministre déléguée auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée du commerce extérieur et des Français de l'étranger
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Mes chers collègues, nous sommes heureux d'accueillir ce matin notre ancienne collègue Sophie Primas, ministre déléguée chargée du commerce extérieur et des Français de l'étranger, pour évoquer en particulier un sujet brûlant : celui de l'accord qui pourrait être conclu prochainement entre l'Union européenne et le Mercosur. Ce dossier est largement évoqué à Bruxelles et dans la presse nationale et internationale, qui pointe parfois la France du doigt.
Voilà deux jours a été publiée la lettre ouverte que plus de 600 parlementaires, dont vos trois serviteurs et l'ensemble des présidents des groupes politiques du Sénat, ont adressée à la présidente de la Commission européenne pour marquer leur opposition à l'accord d'association envisagé avec le Mercosur tel qu'il a été négocié depuis 1999 et présenté en 2019, et pour rappeler les conditions posées par la France à sa signature.
Le ministre-président de Wallonie vient également d'exprimer l'opposition de la Wallonie à cet accord « en l'état », tout comme un certain nombre de députés européens français. « En l'état » : ces trois mots ont leur importance. Madame la ministre, je souhaiterais que vous nous précisiez d'entrée de jeu quelles conditions le gouvernement français pose aujourd'hui à la conclusion d'un accord avec le Mercosur et comment ces conditions vous semblent prises en compte par la Commission européenne dans les négociations qu'elle mène en ce moment avec ce dernier.
Je veux saluer votre engagement sur ce dossier. Nous avions conjointement déposé, l'an dernier, une proposition de résolution sur le sujet, que le Sénat a adoptée au mois de janvier de cette année. La position était claire et exigeante. Nous sommes heureux de constater que cette clarté et cette exigence se retrouvent aujourd'hui, par votre voix, dans le discours du Gouvernement.
Celui-ci aura besoin de votre détermination, alors que la Commission européenne, soutenue par de nombreux États membres, pousse en faveur de la conclusion politique rapide de cet accord avec le Mercosur, notamment pour des raisons géostratégiques et d'enjeux de concurrence avec la Chine, que le président de la commission des affaires étrangères évoquera sans doute.
J'étais récemment à la Conférence des organes spécialisés dans les affaires de l'Union européenne (Cosac), à Budapest. Tous mes homologues m'ont interrogé sur la position de la France. Nous nous défendons, mais il faut savoir que, même dans un tel cadre, la pression est forte.
Disons-le franchement, à la suite du vote intervenu au Sénat sur l'accord économique et commercial global (Ceta) avec le Canada, et devant l'exigence que nous martelons avant tout accord avec le Mercosur, la Commission européenne ne semble pas comprendre les critiques que nous formulons, notamment concernant le manque d'ambition de cet accord. Elle peut même avoir le sentiment que la France est aujourd'hui opposée, par principe, à tout accord commercial.
Or la volonté de nombreux États membres de parvenir à un accord avec le Mercosur pourrait avoir des conséquences sur la procédure retenue pour le faire adopter. L'accord négocié avec le Mercosur est un accord d'association ; il nécessite, à ce titre, l'unanimité au Conseil, l'approbation du Parlement européen et une ratification par les Parlements nationaux. En théorie, cela laisserait donc à la France la possibilité de s'y opposer. Mais est également à l'étude, au sein des services de la Commission européenne, non pas une scission de l'accord, mais, suivant le modèle retenu pour l'accord avec le Chili, la présentation d'un accord intérimaire qui reprendrait les seules dispositions relevant de la politique commerciale commune. Et un tel accord pourrait, cette fois, être approuvé par le Conseil à la majorité qualifiée et par le Parlement européen, sans vote des parlements nationaux. Ce scénario apparaît aujourd'hui très probable.
La décision de recourir à une telle procédure relève de la présidente de la Commission européenne, mais je voudrais que vous nous fassiez part de votre analyse concernant cet enjeu de procédure et le calendrier envisageable.
Je sais également que vous ne ménagez pas votre peine pour identifier les contours d'une minorité de blocage, dans l'hypothèse où un accord intérimaire serait soumis à la délibération du Conseil. Pouvez-vous nous faire part des premiers résultats de cette exploration que vous menez auprès de nos partenaires européens et des contacts que vous avez avec vos homologues ? En clair, la France est-elle isolée ou a-t-elle la capacité d'obtenir une minorité de blocage ? Avec qui, et à quelles conditions ?
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Madame la ministre, au nom de la commission des affaires étrangères, je vous souhaite la bienvenue pour cette audition. Je vous réitère également mes félicitations pour votre nomination au Gouvernement.
Avant d'aborder la question du Mercosur, je souhaitais vous interroger sur les conséquences des élections américaines du 5 novembre. Celles-ci ouvrent, en effet, une période d'incertitudes, en particulier dans le champ commercial. Le président Trump semble avoir donné le ton des relations qu'il entend entretenir avec l'Union européenne en la qualifiant, voilà quelques semaines, de « mini-Chine ». Il nous serait utile que vous nous indiquiez les répercussions que ce changement d'administration pourrait avoir sur l'état des relations commerciales que la France et, plus généralement, l'Union européenne entretiennent avec les États-Unis, même si l'imprévisibilité du président Trump peut parfois limiter l'étendue de la réponse.
J'en viens à la question de l'avenir de l'accord commercial entre l'Union européenne et le Mercosur.
Une délégation de notre commission s'est rendue au Brésil l'an dernier, où elle a pu mesurer une certaine attente du côté brésilien, avec une volonté que les discussions aboutissent rapidement. Nos collègues qui ont participé à ce déplacement ont cependant rappelé à leurs interlocuteurs brésiliens les lignes rouges françaises, qui n'ont pas bougé depuis : le respect de l'accord de Paris, l'inscription de clauses miroirs et la protection des filières sensibles, notamment la filière bovine.
À l'époque, si le Brésil, la Commission européenne et l'Espagne, qui s'apprêtait à assurer la présidence de l'Union européenne, étaient très allants pour une conclusion rapide de l'accord, des divergences demeuraient entre les pays du Mercosur, l'Argentine notamment étant alors opposée à cet accord. Entretemps, l'exécutif argentin a changé - cela n'aura échappé à personne -, et Javier Milei, très hostile à l'accord avant son élection, a opéré un virage à 180 degrés et y est désormais favorable.
Les autorités brésiliennes semblent, par conséquent, miser sur un possible aboutissement des négociations dès le G20 des 18 et 19 novembre. Vous nous direz si cette hypothèse est crédible, et comment l'empêcher dès lors que nos positions ne seraient pas prises en compte.
Il nous serait également utile de connaître précisément le contenu de l'instrument additionnel négocié depuis plus d'un an par la Commission européenne, sa portée juridique et les demandes du Mercosur auxquelles il a été fait droit.
Certes, le conflit ukrainien et ses conséquences sur l'économie mondiale ont rappelé la nécessité de diversifier nos sources d'approvisionnement. Pour autant, nous ne pouvons pas accepter que l'agriculture serve systématiquement de monnaie d'échange dans les négociations menées par l'Union européenne.
C'est pourquoi la France et l'Autriche y sont fortement opposées. Dans un entretien au journal L'Opinion du 22 octobre, vous avez rappelé avec fermeté l'opposition française à l'économie actuelle de l'accord.
Mais cette position semble de plus en plus minoritaire parmi nos partenaires, comme en témoigne le revirement de l'Allemagne sur le sujet, même si l'explosion de la coalition gouvernementale la semaine dernière rend les choses incertaines.
En tout état de cause, un scénario d'accord intérimaire qui reviendrait à contourner les parlements nationaux, comme l'a évoqué le président de la commission des affaires européennes, ne serait pas acceptable : il conduirait à détourner durablement les opinions publiques du projet européen, ce dont nous n'avons pas besoin en ce moment. Sentez-vous chez vos homologues européens une prise de conscience des risques que font peser sur l'Union européenne des décisions allant à l'encontre de la volonté de certains États membres ? Nous espérons que l'influence de notre commissaire européen permettra d'inverser la tendance...
Madame la ministre, vous l'avez compris, les éclairages que vous pourrez nous apporter sur ces différents sujets sont très attendus.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Madame la ministre, chère Sophie Primas, je veux à mon tour me joindre aux propos de bienvenue du président de la commission des affaires européennes et du président de la commission des affaires étrangères et de la défense à votre endroit. Vous êtes ici chez vous, et nous vous accueillerons toujours avec grand plaisir. Nous vous remercions d'avoir trouvé un créneau dans votre agenda, pour le moins chargé depuis votre nomination au vu de vos nombreux déplacements, pour pouvoir participer à cette audition commune devant nos trois commissions.
Je me joins d'abord à l'interrogation du président de la commission des affaires européennes sur la procédure et l'existence ou non d'un droit de veto. La ministre de l'agriculture, Annie Genevard, que nous avons auditionnée la semaine dernière, nous a indiqué « travailler activement à l'instauration d'un droit de veto ». J'aimerais que vous nous éclairiez sur le sens de cette formule, parce que rien ne serait pire que de promettre ce dont ne pouvons pas être absolument sûrs.
J'aurais ensuite souhaité comprendre pourquoi et comment une telle divergence de points de vue s'est instaurée avec nos voisins. On entend parfois parler d'un accord « boeufs contre voitures » : des intérêts contradictoires expliquent sûrement partiellement cette divergence.
Pourtant, nous partageons un certain nombre d'intérêts. D'un côté, tous les pays européens cherchent à diversifier leurs approvisionnements pour limiter leur exposition à la Chine, en particulier dans les matières premières critiques pour la transition énergétique, comme le lithium, dont l'Argentine et la Bolivie, à l'instar du Chili, sont parmi les premiers producteurs au monde. De l'autre, tous les pays européens sont désireux de garantir le respect de l'accord de Paris, de limiter la contribution de leurs importations à la déforestation et d'éviter que des distorsions de concurrence ne viennent mettre en péril notre souveraineté alimentaire et le revenu de nos agriculteurs.
Aussi, au-delà de ce que peuvent expliquer ces intérêts contradictoires, j'ai l'impression que se creuse un clivage entre différentes philosophies du commerce international : une approche plus régulationniste, fondée sur des règles de réciprocité et de respect de nos engagements climatiques, défendue notamment par la France, et une approche qui suppose une forme d'autorégulation intervenant par le simple développement des échanges, défendue par les pays nordiques. Quelle est votre perception ? Pensez-vous qu'à l'avenir, les États européens parviendront à parler d'une voix plus unie dans un monde de plus en plus fragmenté ?
Enfin, il me faut parler plus spécifiquement des importations agricoles, à l'heure où la contestation reprend dans nos campagnes. Je rappelle les quotas à droits de douane nuls qui seraient accordés par l'Union européenne aux États du Mercosur : 3,4 millions de tonnes de maïs ; 450 000 tonnes d'éthanol, plus 200 000 tonnes à droits de douane réduits, et 180 000 tonnes de sucre ; 180 000 tonnes de volaille ; 61 000 tonnes de boeuf, plus 99 000 tonnes à droits de douane réduits ; ou, encore, 45 000 tonnes de miel, une filière plus petite mais qu'il ne faut pas négliger.
Quel est le plan du Gouvernement pour protéger au mieux ces filières, dans l'éventualité où un accord devrait aboutir dans les prochains mois malgré son opposition affichée ? Est-on au moins sûr que les denrées produites avec des pesticides ou des activateurs de croissance interdits dans l'Union européenne n'entreront pas au sein du marché intérieur ?
Les organisations agricoles ont relevé que l'Union européenne entendait mettre en place un fonds d'indemnisation, geste qu'elles ont perçu comme la reconnaissance du coup que l'accord porterait à notre agriculture. Les agriculteurs souhaitent et doivent pouvoir vivre de la vente de leur production, et non d'indemnisations ou de subventions ! Nous ne pouvons pas nous résigner à une telle issue, mais il est important que nous disposions de toutes les informations sur les options envisagées par la Commission européenne.
L'intérêt particulièrement marqué pour les questions agricoles dans notre commission, dont vous avez assumé la présidence, ne vous étonnera pas. Nous savons combien le sujet vous est cher ; il est d'ailleurs en lien étroit avec votre portefeuille ministériel. Je pense que vous aurez tout loisir de nous apporter un certain nombre de réponses.
Mme Sophie Primas, ministre déléguée auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée du commerce extérieur et des Français de l'étranger. - Chers anciens collègues sénatrices et sénateurs, je vous remercie tout d'abord pour votre accueil et vos souhaits de réussite dans mes nouvelles fonctions. Il est vrai que, depuis maintenant une cinquantaine de jours, la question du Mercosur est au centre de mes préoccupations et de celles de mon équipe, dont je salue l'engagement à mes côtés
Je suis évidemment très heureuse de me retrouver au Sénat ce matin et de constater combien la Haute Assemblée reste fidèle à elle-même, puissamment mobilisée sur le sujet capital de l'accord avec le Mercosur. Plus que jamais, nous, Gouvernement et Parlement, devons unir nos forces sur cette question, qui est devenue à la fois pressante, incontournable et politiquement symbolique.
Voilà vingt-cinq ans que l'accord avec le Mercosur est en négociation. Or, depuis un quart de siècle, le monde a profondément changé. Depuis 2019, la France oppose un « non » catégorique à ce projet de traité dans sa version actuelle, considérant que celui-ci menace la cohérence même de la politique de l'Union européenne et le bien-fondé de son action volontariste de lutte contre le changement climatique. Ainsi, cet accord mettrait en péril notre force productive, ouvrant la voie à une concurrence totalement déloyale, touchant en premier lieu notre agriculture européenne et française.
Ces dernières semaines, les négociations menées par l'Union européenne s'emballent à mesure que les discussions entre la Commission et les pays du Mercosur gagnent en intensité. Je songe notamment à la visite au Brésil, voilà quelques jours, du commissaire européen au commerce, M. Valdis Dombrovskis, afin d'accélérer les tractations. Comme vous, je suis extrêmement attentive aux déclarations qui peuvent être faites.
Le calendrier mondial est par ailleurs propice à des annonces symboliques. La tenue du G20 dans quelques jours à Rio est une étape absolument clé. Celle du sommet des pays du Mercosur, au début du mois de décembre prochain, en est une autre. Et la fin de la mission de la précédente équipe européenne en est probablement une troisième.
Je veux donc le dire aujourd'hui devant vous avec une grande clarté : la position de la France ne change pas ; elle est ferme et inébranlable. Nous n'accepterons pas ce traité tel qu'il est aujourd'hui. De notre point de vue, ce traité, en l'état, est un accord obsolète, une « occasion manquée », pour paraphraser les conclusions du rapport de la commission conduite par le professeur Stefan Ambec en 2020.
La position du Premier ministre, qu'il a eu l'occasion de répéter hier à la présidente de la Commission européenne, la position du ministre de l'Europe et des affaires étrangères et celle de tout le Gouvernement sont alignées sur ce refus en l'état, déjà exprimé au G7 de Biarritz par le Président de la République.
En tant que ministre déléguée chargée du commerce extérieur, je défendrai donc la voix du « non » avec détermination, comme je l'ai défendue avec vous dans la résolution adoptée par le Sénat au mois de janvier dernier. J'ai évidemment emporté cette conviction avec moi au ministère ; elle est d'autant plus enracinée qu'elle reflète profondément mes convictions personnelles - vous le savez.
L'accord avec le Mercosur tel qu'il est écrit me semble déséquilibré et, surtout, porteur d'incohérences politiques à l'échelon européen. Depuis des années, notre pays arbore avec ferveur l'étendard d'une intégration ambitieuse des objectifs de développement durable au coeur des politiques publiques de l'Union européenne. Au nom des urgences environnementales et climatiques pressantes, nous imposons à nos entreprises et à nos agriculteurs des contraintes fortes, souvent coûteuses. N'est-il pas juste et naturel que notre politique commerciale s'inscrive en harmonie avec notre cap environnemental ? Je pense notamment aux engagements découlant de l'accord de Paris, d'ailleurs signé par quatre et bientôt par les cinq pays du Mercosur. Il semble en effet cohérent sur le plan politique de ne pas accepter l'entrée de marchandises moins-disantes du point de vue environnemental ou sanitaire quand les productions de nos propres acteurs économiques européens sont, par obligation, mieux-disantes. Cette exigence va au-delà des seuls pays du Mercosur et illustre notre aspiration à une concurrence saine et équitable.
Cette aspiration est d'autant plus légitime qu'elle est plébiscitée par les syndicats et par la société civile en France et, en dehors de la France, en Europe. Cependant, l'horizon concernant un accord sur ce traité est-il fermé ? Devons-nous rejeter l'accord en bloc sans proposer de solution de sortie ? Il apparaît en réalité, me semble-t-il, que des solutions simples et efficaces sont à notre portée pour procéder aux ajustements nécessaires. Quelles en sont les conditions ?
En premier lieu, nous devons faire de l'application de l'accord de Paris un élément dit « essentiel » de l'ensemble du traité. Concrètement, cela signifie que la France demande que l'accord entre l'Union européenne et le Mercosur puisse être suspendu si nous constatons une violation majeure par l'une ou l'autre des deux parties. Cette requête est d'ailleurs en parfaite harmonie avec les engagements du Brésil sur le volet environnemental et en totale adéquation avec les travaux que le Brésil a lui-même initiés au cours du G20 Commerce, auquel je me suis rendue. Faire de l'accord de Paris une clause essentielle de nos accords commerciaux est une demande qui ne concerne pas que le Mercosur. Qu'il s'agisse des accords avec le Royaume-Uni, avec le Kenya ou la Nouvelle-Zélande, nous faisons valoir partout la même exigence : que cette notion d'élément essentiel soit intégrée dans les traités. Les pays du Mercosur ont, avec l'Amazonie et le Cerrado, un rôle décisif à jouer dans la protection de l'environnement et de la biodiversité ainsi que dans la lutte contre le réchauffement climatique à l'échelon mondial. Il est donc primordial et logique que l'accord envisagé avec l'Union européenne soit à la hauteur de ces enjeux.
En deuxième lieu, il est crucial que, dans le chapitre de l'accord consacré au commerce et au développement durable, nous nous assurions que les engagements environnementaux de l'accord soient effectivement mis en oeuvre. Tout manquement aux dispositions de ce chapitre doit être soumis à un mécanisme de règlement des différends introduisant la possibilité de sanctions. Ce mécanisme doit être prévu par l'accord, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Il ne s'agit bien évidemment pas là d'une marque de défiance à l'endroit de nos partenaires du Mercosur ; au contraire, ils ont toute notre confiance. Mais cette confiance n'exclut ni la clarté des termes de l'accord, ni le contrôle, ni la prudence ; c'est même la réassurance de nos propres acteurs économiques européens. Notre exigence environnementale, souvent synonyme d'efforts coûteux en termes de transformation de nos outils de production et d'investissements pour nos entreprises et nos agriculteurs, est défendue par tous les acteurs européens et par notre société civile. C'est pourquoi, je le répète ici, nous serons inflexibles sur le respect des conditions que je viens d'évoquer. Il faut aussi des garanties sur le fait que les règles européennes relatives à la déforestation s'appliqueront sans dérogation, et je pense que l'Union européenne devrait appuyer cette position. Comment faire triompher ces prérequis dans les futurs accords si nous ne les défendons pas face à un partenaire aussi important et aussi stratégique que le Mercosur ?
En troisième lieu, notre position sur l'accord est aussi étroitement liée à la question agricole, qui, comme vous le savez, me tient particulièrement à coeur car elle touche à une valeur cardinale de l'Union européenne : notre souveraineté alimentaire. Depuis des années, nous alertons, avec les membres de cette Haute Assemblée, sur les effets dévastateurs qu'infligeraient à notre modèle agricole des échanges commerciaux déséquilibrés, en particulier sur les filières les plus fragiles que vous avez mentionnées. Nos filières agricoles, dont certaines font partie de nos fleurons à l'exportation qui leur permet d'ailleurs de consolider leur propre équilibre économique, participent également grandement au rééquilibrage de notre balance commerciale. Elles sont, enfin, les gardiennes de notre souveraineté alimentaire et, plus encore, de l'équilibre de nos territoires, qui est lui-même indispensable à une forme de stabilité démocratique en France et en Europe. C'est une conviction que je partage naturellement avec Annie Genevard, notre ministre de l'agriculture, qui, vous l'avez rappelé, ne ménage pas ses efforts pour répondre aux attentes des agriculteurs.
Ma mission est double : soutenir les productions agricoles dans leur conquête de marchés internationaux et les prémunir contre toute forme de concurrence déloyale.
Pour toutes ces raisons, nous continuerons évidemment à nous battre méthodiquement et sans relâche pour un accord d'association avec le Mercosur qui soit exigeant sur les questions environnementales et loyal pour notre agriculture. Quelle que soit l'issue de la négociation, il faudra des dispositifs pour protéger nos filières en ce sens.
L'opposition à la version actuelle de l'accord Mercosur est l'une des rares positions politiques qui fassent l'unanimité sur les bancs parlementaires, toutes couleurs politiques confondues. Je souhaite que nous soyons à la hauteur de ce consensus parlementaire, qui nous donne à nous, Gouvernement, un mandat d'autant plus fort et nécessaire pour défendre la position de la France sans concession.
Sous l'autorité du Premier ministre, avec Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, et Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe, nous faisons valoir cette position auprès de nos partenaires au sein de l'Union européenne avec une grande détermination.
L'Europe en laquelle nous croyons, c'est une Europe souveraine qui fait valoir son principal atout dans les négociations internationales, celui d'un marché fort de 450 millions de consommateurs, atout extrêmement important dont elle n'a parfois - je dois bien le dire - pas tout à fait conscience.
C'est aussi une Europe qui respecte les décisions des parlements nationaux. Le nôtre s'est exprimé à de nombreuses reprises contre un tel accord ; il n'est pas le seul. Vous pouvez compter sur la parlementaire que je fus et sur la ministre que je suis pour rappeler à la Commission européenne la position de la France.
Certes - il ne faut pas se le cacher -, cette position n'est pas majoritaire en Europe. Mais nous ne sommes pas les seuls à la défendre. D'autres États membres partagent nos inquiétudes. Nous nous appuyons évidemment sur eux pour dialoguer et persuader. J'entends les doutes et les scepticismes qui s'expriment ici ou là ; je lis la presse, qui est très prolixe en ce moment. Je le réaffirme donc ici, devant la représentation nationale : la voix de la France n'est pas isolée dans cette défense de l'environnement, dans la protection de son agriculture, dans la préservation des équilibres du monde rural et dans sa volonté de défendre la cohérence de nos politiques publiques européennes.
La forme actuelle de l'accord nous permet pour l'instant de faire usage de notre droit de veto, puisque le vote devrait être à l'unanimité. Néanmoins, nous n'aurions que difficilement la possibilité de nous opposer à une scission de l'accord, comme cela a été le cas pour le Chili. Nous ne pouvons pas empêcher le collège des commissaires de prendre cette décision, sur l'initiative de la présidente de la Commission européenne. Pour préparer cette éventualité, nous devons réunir un maximum d'États membres pour former alors une minorité de blocage.
Dans cette bataille, le Gouvernement ne peut être seul : tout le monde doit relayer notre message et inlassablement expliquer nos arguments à nos partenaires. Nous avons besoin de chacun de vous, de vos différences d'appréciation et de vos différents territoires. Nous avons besoin des partisans d'une Europe qui protège sans se fermer, des défenseurs de la planète, des syndicats et des fédérations d'agriculteurs, en France comme ailleurs. Je remercie nombre d'entre vous des prises de position récentes qu'ils ont prises, notamment via des tribunes transpartisanes.
Mesdames et messieurs les sénateurs, ce moment est important car il peut marquer une nouvelle rupture dans l'histoire de notre politique commerciale européenne. Je veux promouvoir une approche moins naïve, plus audacieuse et offensive de nos échanges commerciaux internationaux, qui tienne compte des impacts économiques, environnementaux, stratégiques et sociaux des accords en cours de négociation, dans la droite ligne des conclusions du rapport Draghi.
Je tiens à écarter toute méprise : la France est bien partisane d'un accord avec le Mercosur, mais d'un accord renégocié. Les pays du Mercosur sont des partenaires stratégiques de grande importance pour l'Europe. Je n'ignore ni l'intérêt diplomatique que cet accord revêt pour la reconnaissance de cette région ni les avantages commerciaux qu'il apporte pour des secteurs entiers de notre économie, tant dans l'industrie, l'agriculture que les services. La réduction des droits de douane, l'accès aux marchés publics et une meilleure protection des indications géographiques sont des éléments importants pour que nos entreprises accèdent à ce marché dans de meilleures conditions.
Toutefois, c'est précisément parce qu'il s'agit d'un partenaire exceptionnel que nous ne pouvons pas nous contenter d'un traité en demi-teinte. La fermeté ne doit pas être synonyme de fermeture : il est indispensable d'ouvrir de nouveaux marchés pour nos entreprises, d'autant plus compte tenu des tensions commerciales avec la Chine, des craintes à l'égard des États-Unis et des sanctions envers la Russie, ainsi que le président Perrin l'a rappelé,
Les accords de commerce, tant celui-ci que d'autres, sont indispensables. Dans cette marche vers l'avenir, l'Europe ne peut trahir son identité et doit rester fidèle à ses valeurs. Elle doit être à la hauteur de ses ambitions et de ce moment politique tendu de l'Histoire. Il est inconcevable de brandir la bannière du développement durable et de la cohésion des territoires tout en votant le Mercosur sous sa forme actuelle.
Cette voie nécessite le développement de mesures miroirs dans la réglementation européenne. Plus d'une fois, nous avons exhorté l'Union européenne à considérer sérieusement l'introduction de telles mesures dans sa législation sectorielle. Nous devons aux forces économiques européennes de faire tout notre possible pour que le choix de la vertu ne soit jamais sanctionné par la concurrence déloyale de produits venus de pays qui ne partagent pas notre ligne de conduite, car il en serait alors fini de nos capacités productives, insuffisamment compétitives.
Des efforts ont certes été faits, mais souvent trop tard. Le bilan de la Commission reste largement en deçà des attentes, singulièrement de la France. Si quelques mesures ont vu le jour, d'autres ont été reportées, à l'instar du règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts, dont le Brésil demanderait d'ailleurs à être quasiment exempté.
Laurent Duplomb nous a souvent alertés sur le sujet : il est urgent que l'Union européenne se dote d'une force de contrôle sanitaire afin de contrôler de façon effective un très grand nombre de produits importés, au regard notamment des limites maximales de résidus (LMR) de produits phytosanitaires. Le dernier audit de la direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire de la Commission européenne, publié en octobre 2024, montre que des substances interdites en Europe, comme les promoteurs de croissance tels que le 17-â oestradiol, continuent d'être utilisées alors qu'elles sont interdites dans l'Union européenne depuis 1981 en raison de leurs effets potentiellement cancérigènes.
L'un des grands enjeux du mandat de la Commission européenne à venir sera donc de donner à nos réglementations la force et l'effectivité qu'elles méritent. Sans contrôle ni possibilité de sanction, nos normes resteront lettre morte. La Commission elle-même dresse un constat implacable : les contrôles sanitaires brésiliens manquent cruellement d'efficacité. Comment pourrions-nous en toute conscience exposer nos consommateurs à ces risques ?
Aussi ardu que soit le chemin, la main de la France ne tremblera pas. Je veux vous adresser un message de volontarisme et de fermeté. L'équipe de France est mobilisée dans ce combat juste, pour nos agriculteurs, nos industriels et nos concitoyens. Mon engagement contre la version actuelle de l'accord avec le Mercosur est entier : nos demandes doivent y être intégrées.
La bataille est rude, mais elle vaut la peine d'être menée ensemble, au-delà de la protection ou de la promotion de telle ou telle filière, car elle sera le marqueur d'une nouvelle politique européenne plus forte et plus exigeante. Le commerce international se complexifie, le contexte se durcit, et, si nous ne faisons pas maintenant bloc autour de nos convictions européennes et de nos ambitions communes, nous courons le risque de trahir le rêve des créateurs de l'Union, celui d'une Europe de paix, forte dans le monde, consciente de ce qu'elle représente sur la scène économique mondiale.
Monsieur le président Rapin, vous m'avez interrogée sur le calendrier des procédures envisagées pour l'adoption de l'accord avec le Mercosur. Comme vous l'avez indiqué, ce dernier a été négocié comme un accord d'association de nature mixte. Ce format est crucial pour déterminer les modalités de son adoption, et nous rappelons avec constance et fermeté à la Commission la nécessité de le conserver - hier encore, le Premier ministre l'a fermement rappelé lors de sa rencontre avec la présidente de la Commission européenne. Ce format impose que l'accord soit soumis à un vote à l'unanimité du Conseil, avant d'être transmis aux vingt-sept États membres pour ratification. Dans cette forme actuelle d'accord d'association mixte, nous disposons donc de deux leviers de taille pour faire entendre notre désaccord.
Le risque principal, que vous avez soulevé, est que la Commission revienne sur ce format d'association mixte, en introduisant une scission entre le volet commercial et le volet politique de l'accord. Le volet commercial échapperait alors à la règle de l'unanimité, pour pouvoir faire l'objet d'un vote à la majorité qualifiée du Conseil.
La Commission a réalisé de précédentes scissions, notamment lors de l'accord avec le Chili. Nous lui rappelons toutefois régulièrement que le mandat qu'elle a reçu du Conseil en 1999 était de négocier un accord d'association, et que le Conseil a ensuite rappelé que toute tentative de contournement de la forme juridique unique de l'accord pour éviter la règle de l'unanimité semblerait parfaitement illégitime.
Dans la lignée des propos du président Perrin, j'estime qu'il s'agirait d'une faute politique caractérisée : organiser le contournement d'autant de parlements nationaux risquerait de nourrir le sentiment anti-européen au plus mauvais moment.
C'est pour anticiper cette faute et combattre cette éventualité que nous avons pris contact avec l'ensemble de nos partenaires afin de constituer une minorité de blocage. Il s'agit pour nous de créer un front uni suffisamment fort pour dissuader la Commission.
Quant au calendrier, si la conclusion de l'accord était annoncée par la Commission, cet accord devrait être présenté au Conseil pour être formellement signé. Pour ce faire, il devrait d'abord être traduit dans les langues officielles de l'Union européenne, et la Commission devrait finaliser sa relecture juridique avant de présenter au Conseil une proposition de décision. Ce processus avait duré un an pour la modernisation récente de l'accord avec le Chili, mais, comme l'essentiel de la négociation de l'accord avec le Mercosur est finalisé depuis cinq ans, les choses pourraient aller plus vite. Viendraient ensuite le vote du Parlement européen et, en fonction de la forme de l'accord, un vote des parlements nationaux. La ratification du Conseil de l'Union européenne et du Parlement européen pourrait donc être assez rapide. Elle n'avait pris que trois mois pour l'accord avec le Chili. Devant ce calendrier très resserré, toutes nos institutions, Président de la République, Gouvernement et Parlement, doivent agir ensemble.
La France est-elle isolée ? Pour vous dire la vérité, la minorité de blocage, composée d'au moins quatre États représentant 35 % de la population européenne, est difficile à atteindre. En revanche, certains parlements nationaux au sein de l'Union européenne se sont prononcés contre ce traité avec le Mercosur. C'est sur ces pays, ainsi que sur les plus timides, qui se taisent actuellement, que nous comptons. Je ne souhaite mettre aucun de nos partenaires en porte-à-faux, et je ne vous en dirai donc pas davantage, mais nous nous intéressons à ceux pour lesquels l'économie agricole est extrêmement importante. La minorité de blocage est difficile à trouver mais elle n'est pas impossible à atteindre. Nous nous y attelons matin, midi et soir.
Monsieur le président Perrin, vous m'avez interrogée sur les répercussions de l'élection de Donald Trump à la tête des États-Unis. La France respecte évidemment le choix souverain du peuple américain et nous avons commencé à nouer des contacts avec la future administration. Sur le plan commercial, l'élection de Donald Trump induit un fort risque de crispation des relations entre l'Union européenne et les États-Unis. Dans son programme, le candidat Trump a promis l'application d'un droit de douane général de 10 à 20 % sur toutes les importations européennes. Si une telle guerre commerciale était déclarée, l'impact serait majeur pour notre économie. La perte est estimée par la direction générale du Trésor à 2,8 points de PIB pour l'Union européenne et à 2,1 points de PIB pour la France, à l'horizon 2030. L'enjeu est donc capital.
Cette élection doit être un électrochoc pour rassembler l'Union européenne et la faire sortir de la naïveté commerciale. Nous devons faire preuve d'unité et de fermeté, mais nous devons également d'ores et déjà engager un dialogue avec les États-Unis, avant que les décisions soient prises, pour envisager leurs conséquences d'un côté et de l'autre de l'Atlantique. Il me semble que nul n'a intérêt à une guerre commerciale. Rappelons que l'Union européenne compte 450 millions de consommateurs, ce qui représente un intérêt pour les États-Unis, comme pour la Chine.
Monsieur le président Perrin, vous m'interrogez également sur le contenu de l'instrument additionnel à l'accord. Depuis 2019, l'Union européenne en a fait une porte d'entrée dans les négociations environnementales avec le Mercosur. Cet instrument juridiquement contraignant est destiné à garantir des engagements internationaux. Cet instrument additionnel ne toucherait pas à l'accord issu des négociations finalisées en 2019, mais il vise à interpréter de manière plus large ses dispositions. Nous demeurons assez sceptiques quant à sa portée, et nous préférons, pour cette raison, que les termes de l'accord de Paris figurent dans l'accord avec le Mercosur.
Madame la présidente Dominique Estrosi Sassone, arriverons-nous à parler d'une voix unie dans un monde de plus en plus fragmenté ? C'est un enjeu capital alors que les relations commerciales et internationales avec la Chine se tendent. L'économie intérieure de la Chine fait face à des surplus de production élevés, et ce pays doit obligatoirement bénéficier d'un marché international favorable. La fermeture du marché américain la conduit à placer beaucoup d'espoirs dans le marché européen. L'Union européenne doit être fermement unie sur ces questions et ne doit pas afficher ses divisions. En particulier, le couple franco-allemand doit se réconcilier pour trouver des positions communes sur l'ensemble de ces sujets. Il s'agit d'un enjeu majeur de puissance : je le dis sans détour, si l'Union européenne est divisée, elle sera écrasée économiquement et commercialement. Il faut que nous retrouvions la voie de l'unité.
En ce qui concerne les filières agricoles affectées par cet accord, Annie Genevard et moi-même travaillons pour répondre à leurs inquiétudes. Nous ne voulons pas d'un plan de compensation de l'accord avec le Mercosur, car nous ne voulons pas de cet accord sous la forme actuelle. Nous réfléchissons avec l'Union européenne aux modes de soutien des agriculteurs, nous avons parlé du milliard d'euros d'aides envisagé par l'ancien commissaire européen Phil Hogan, mais nous ne sommes pas en train de marchander. Nous ne voulons pas détruire notre outil de production : nous voulons conforter nos filières agricoles, et ce n'est pas avec des compensations que nous rémunérerons nos agriculteurs ou que nous répondrons à l'impératif de la souveraineté alimentaire. Nous accordons beaucoup d'attention à ces filières, mais nous n'acceptons pas l'accord actuel avec le Mercosur et nous travaillons d'abord à trouver des minorités de blocage.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Madame la ministre, avant de laisser la parole à nos collègues, je souhaite rebondir sur vos propos au sujet de la déforestation. Il y a des signaux forts, et vous portez vigoureusement la volonté exprimée quasi unanimement, mais il y a aussi des signaux faibles.
La commission des affaires européennes du Sénat vient d'examiner deux textes au titre de sa mission de contrôle du respect du principe de subsidiarité, dont l'un concerne la déforestation. Je veux alerter tous mes collègues à ce sujet. En effet, la Commission européenne, propose de repousser d'un an l'entrée en vigueur du règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts, qui vise à interdire la mise sur le marché européen ou l'exportation européenne de produits y ayant contribué, qu'il s'agisse de bovins ou d'huile de palme. Cela satisferait le Brésil mais ne va pas dans le sens des préoccupations environnementales actuelles dont la France se fait l'écho ; en tout état de cause, une telle proposition n'est pas contraire au principe de subsidiarité.
Il est important de bien comprendre la position de nos partenaires, notamment grâce aux réunions interparlementaires que nous tenons. La Pologne est, par exemple, un État clé. Nous renouons avec elle un dialogue précieux. Historiquement, ce pays a toujours défendu l'agriculture. Quelle est sa position ? La Hongrie et l'Italie, dont nous sommes plus éloignés politiquement, peuvent aussi, sur ces points, devenir des alliés.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - L'accord prévoit l'ouverture des marchés publics des pays du Mercosur aux entreprises européennes. Beaucoup de PME françaises pourraient en bénéficier, mais on ne peut que douter de l'accès effectif de nos entreprises aux commandes publiques. L'exemple le prouve : sept ans après la mise en application provisoire de l'accord économique et commercial global avec le Canada (AECG-CETA), qui comportait des dispositions similaires, la participation des PME européennes à la commande publique canadienne demeure très limitée.
Pouvez-vous davantage détailler les secteurs qui seraient concernés par l'ouverture des marchés publics prévue dans cet accord, ainsi que les modalités retenues pour y accéder ? De quelles garanties disposons-nous quant à la réelle ouverture de ces marchés aux entreprises européennes ?
M. Jacques Fernique. - L'appel transpartisan de 622 parlementaires à la présidente de la Commission européenne constitue un acte très significatif, qui doit être déterminant. Il énonce trois conditions au soutien à l'accord : ne pas augmenter la déforestation importée, mettre le traité en conformité avec l'accord de Paris, instaurer des mesures miroirs en matière sanitaire et environnementale.
Au sujet de la déforestation importée, c'est-à-dire de l'interdiction d'importation et d'exportation depuis l'Europe de produits ayant contribué à la dégradation des forêts, je m'interroge sur la fermeté des positions européennes. Le Brésil voudrait en être exempté, et l'Union européenne envisage de reporter l'application du règlement sous la pression de pays tiers, africains, asiatiques et sud-américains. Ce report n'envoie pas un signal d'exigence.
Permettez-moi de me faire le porte-parole de notre collègue Didier Marie, contraint de se rendre à une autre réunion. Certaines avancées ont été enregistrées durant la précédente mandature d'Ursula Von der Leyen, notamment l'adoption au premier semestre 2024 du règlement établissant un cadre visant à garantir un approvisionnement sûr et durable en matières premières critiques. De premières mesures ont-elles été prises à l'échelon européen au sujet des importations et des exportations de telles matières premières ? À cet égard, des projets ont-ils déjà été reconnus comme stratégiques ? La France a-t-elle conduit son programme national d'exploration des minéraux et des matières premières critiques, que le règlement demande de réaliser d'ici au 24 mai 2025 ?
De plus, Didier Marie avait, à la fin de l'année 2023, interrogé votre prédécesseur Olivier Becht sur la signature d'accords de libre-échange entre l'Union européenne et des pays lointains, notamment la Nouvelle-Zélande. Celui-ci avait répondu avoir « le sentiment qu'il sera de plus en plus compliqué de signer des accords globaux, car on ne peut aligner tous les pays du monde sur nos standards du jour au lendemain. » Partagez-vous ce sentiment ? Est-il possible de bâtir des accords de libre-échange de nouvelle génération, prenant en compte les enjeux sociaux et environnementaux ? Un premier bilan de l'accord avec la Nouvelle-Zélande peut-il être dressé depuis son entrée en vigueur le 1er mai 2024 ?
Enfin, les négociations entre l'Union européenne et le Kenya ont abouti en juin 2023 à un accord ambitieux. Il s'agit d'une bonne nouvelle pour la diversité des partenariats de l'Union européenne, qui permet de répondre aux stratégies chinoise et russe en Afrique. Des accords de ce type avec d'autres États africains sont-ils envisagés ?
M. Jean-Claude Tissot. - Franck Montaugé, retenu dans son département, souhaitait vous interroger sur la situation de la filière armagnac. Alors que la Chine a augmenté ses droits de douane le mois dernier, l'élection de Donald Trump n'est pas de nature à rassurer les producteurs, qui anticipent déjà une nouvelle augmentation des tarifs douaniers américains. Face à ces deux protectionnismes, la filière risque de se retrouver exsangue. Quelle stratégie le Gouvernement compte-t-il adopter pour soutenir concrètement la filière en cas d'augmentation des droits de douane en Chine et aux États-Unis, qui sont les deux principaux importateurs d'armagnac ?
La conclusion de l'accord entraînerait des conséquences très importantes sur l'agriculture française et européenne. La distorsion de concurrence en matière de normes environnementales et sanitaires mettrait à mal tous les efforts réalisés depuis de nombreuses années pour faire évoluer notre agriculture. L'unité des syndicats contre ce traité témoigne du fait que le monde agricole le rejette en bloc, et ce ne sont pas les compensations financières évoquées à Bruxelles qui apporteront des solutions.
Les fameuses lignes rouges énoncées par le Président de la République ont été rappelées. Dans l'hypothèse où l'on tenterait d'obtenir un accord à tout prix, je crains que les exigences environnementales ne soient abaissées. Les pays du Mercosur ont le droit d'utiliser certains produits, mais la volonté d'avoir une concurrence loyale avec eux ne doit pas servir de prétexte pour réduire nos exigences environnementales.
Mme Sophie Primas, ministre déléguée. - Le règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts a été adopté par le Conseil le 16 mai 2023. Cet outil, relativement récent, s'applique à toutes les importations, y compris celles qui proviennent des pays du Mercosur. Concrètement, ce texte interdit l'entrée sur le marché européen de sept matières premières et de certains de leurs dérivés ayant contribué à la déforestation. Il s'agit de l'huile de palme, du boeuf, du bois, du café, du cacao, du caoutchouc et du soja. Ce règlement est compatible avec nos engagements internationaux, en particulier avec les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
À la demande de plusieurs pays tiers, dont ceux du Mercosur, la Commission européenne a proposé - mais rien n'a encore été décidé - d'en retarder d'un an l'entrée en application. Nous sommes partagés sur cette requête : certes, il y a urgence, mais il faut aussi laisser aux producteurs, y compris français, le temps de s'adapter aux nouvelles règles. Actuellement, il est prévu que les dispositions s'appliquent à partir du 30 décembre 2024. En cas de report, les mesures deviendraient contraignantes au 30 décembre 2025 pour les grandes entreprises, et au 30 juin 2026 pour les petites entreprises.
Par ailleurs, au cours des négociations actuelles avec l'Union européenne, l'ensemble des États du Mercosur ont demandé à être classés dans la catégorie « risque faible », parmi les trois niveaux de risque établis par le règlement contre la déforestation et la dégradation des forêts. Pour l'heure, la Commission a refusé de répondre à cette requête, que la France juge inacceptable.
Nous souhaitons laisser à nos entreprises le temps de s'adapter à cette réglementation, sans pour autant repousser son entrée en application aux calendes grecques.
Madame Renaud-Garabedian, l'accord avec le Mercosur semble en effet présenter de grands bénéfices dans le domaine des marchés publics : il favorise une ouverture significative des pays du Mercosur, avec lesquels l'Union européenne n'est liée par aucun engagement juridique à ce jour. Je pense en particulier aux transports, au développement urbain, aux télécommunications, à l'énergie ou encore à l'eau, secteurs d'excellence de l'industrie française.
Cependant, pour l'heure, seuls les marchés publics des institutions centrales et fédérales du Mercosur sont directement intégrés à l'offre, tandis qu'au niveau subfédéral, les autorités du Mercosur se sont engagées à ouvrir une offre complémentaire d'accès sous deux ans. Certes, cette avancée est bienvenue, mais elle est extrêmement modeste et peu effective.
Monsieur Fernique, des ressources stratégiques sont bien disponibles dans les pays du Mercosur. Avant de me rendre au Brésil dans le cadre du G20 Commerce et investissement, j'ai fait escale au Chili, qui ne fait pas partie du Mercosur, mais avec lequel nous avons signé des accords satisfaisants. Le commerce avec ces États n'a rien de nouveau. Toutes les entreprises du CAC 40 sont présentes en Amérique du Sud, à l'exception de l'une d'entre elles, et entretiennent des relations commerciales depuis plusieurs décennies avec ces pays. Ceux-ci jouent donc un rôle important dans l'approvisionnement stratégique de notre continent en métaux critiques. J'ai soutenu auprès du gouvernement chilien un grand projet d'exploitation du lithium dans le nord du pays. Cette stratégie fait partie de notre feuille de route sur les métaux critiques.
Certaines mesures de l'accord avec le Mercosur favorisent l'approvisionnement en matériaux stratégiques, mais il ne s'agit pas non plus d'avancées spectaculaires. Là encore, des quotas sont en jeu.
Nos revendications environnementales risquent effectivement de rendre plus difficile la signature d'accords globaux. Il y va toutefois de la cohérence des politiques publiques européennes. Nous ne pouvons y renoncer. Les négociations commerciales prendront de fait une nouvelle dimension. Nous devrons nous assurer de l'effectivité de nos normes et du contrôle appliqué aux importations et aux exportations. Les exigences de nos partenaires à notre égard seront aussi renforcées.
Cependant, nous devons continuer à négocier des accords de libre-échange. Nos acteurs économiques ont besoin de nouveaux marchés.
En contrepartie, nous pourrons sans doute plus facilement avancer sur des accords bilatéraux. Je pense notamment aux pays d'Afrique ou de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean).
Monsieur Tissot, je ne méconnais pas la crise du cognac, de l'armagnac et des brandys liée à l'augmentation de certains droits de douane. Sur ce sujet, le ministre Jean-Noël Barrot a répondu hier aux interrogations de Daniel Laurent lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement. Les mesures de rétorsion de la Chine sont à la fois injustifiées et incompréhensibles. Le prétexte invoqué du dumping est difficile à entendre, quand on sait qu'il s'agit de produits de luxe et quand on voit l'écart considérable entre les prix des brandys français et chinois. En outre, le président Xi Jinping s'est engagé, en mai 2024, à ne pas appliquer de taxes sur ces produits. Le ministre du commerce de la République de Chine, Wang Wentao, que j'ai interrogé à ce sujet, m'a dit que son gouvernement avait bien respecté cet engagement « pendant cinq mois » - une réponse qui ne manquait pas de cynisme ! (Sourires.)
Le Président de la République lui-même a réaffirmé son soutien aux producteurs de brandy français. Nous avons établi la feuille de route de la renégociation. Je me suis rendue à Shanghai, en compagnie de l'ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, qui bénéficie d'une certaine popularité en Chine. Nous y avons obtenu la réouverture du dialogue. C'est une première étape. Le Président de la République aura l'occasion d'aborder ce sujet avec son homologue chinois à l'occasion du G20 la semaine prochaine. Le Premier ministre aura aussi un rôle à jouer dans la négociation globale.
Enfin, la Chine a récemment permis aux importateurs de présenter une garantie bancaire, au lieu du dépôt de caution auprès des douanes qui était initialement exigé. Nous y voyons un signal positif - bien que léger - en faveur d'une réouverture des négociations.
D'autres enquêtes sont en cours, notamment sur la viande de porc et les produits laitiers. Nous souhaiterions également que l'Union européenne puisse mener des analyses croisées sur les lois antidumping en Chine.
Cependant, la France ne peut pas céder sur les véhicules électriques. Les mesures de rétorsion ont en effet été prises par la Chine en réaction à la décision de l'Union européenne de taxer les véhicules électriques importés. Une enquête de la Commission européenne avait révélé que les constructeurs chinois bénéficiaient de subventions massives. Un droit compensateur à hauteur des aides reçues a ainsi été instauré à chaque constructeur. Même si elle est importante et qu'elle déplaît à la Chine, cette taxation ne permet malheureusement pas de rattraper l'écart de compétitivité dont souffre l'industrie européenne. Contrairement à d'autres pays, nous ne fermons pas notre marché aux véhicules chinois, mais nous imposons des conditions de concurrence loyale. Telle est la voie de la fermeté de l'Europe que nous devons appliquer dans notre nouvelle politique commerciale.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Malgré l'engagement dont vous faites preuve, nous avons le sentiment d'un isolement de la France en Europe. La Première ministre italienne rappelait ainsi hier, à la COP29, que les normes environnementales n'étaient pas sa priorité. Il faut aussi regretter que notre ancien commissaire européen, Thierry Breton, si prompt à défendre les normes européennes, ait été écarté. Enfin, l'élection de Donald Trump marque le début d'une nouvelle politique transactionnelle dans tous les domaines. Comment convaincre nos partenaires, au sein de l'Union européenne, de nous suivre ?
Les pays en voie de développement du Sud global semblent aujourd'hui tout miser sur la croissance économique. Ne risquent-ils pas de considérer, en matière environnementale, qu'il est suffisant d'adopter les normes minimales exigées par les États-Unis ou par d'autres ? Quelle est notre stratégie, dans la guerre commerciale qui se profile, pour éviter que d'autres secteurs d'activité, comme la défense, soient affectés ?
M. Rémi Cardon. - Les plans sociaux s'accumulent, en raison, souvent, d'une concurrence déloyale. Comment envisagez-vous cette série de batailles, produit par produit, que la puissance publique et les chefs d'entreprises doivent mener de front ?
Vous avez pour objectif de relocaliser une centaine de catégories de produits essentiels ou stratégiques, comme les médicaments, les batteries, la filière hydrogène ou encore les pompes à chaleur. L'ensemble de ces importations représente aujourd'hui un coût de 100 milliards d'euros. Faisons preuve de bon sens industriel dans la liste de ces produits ! Lesquels sont prioritaires ? Quelle est votre feuille de route ? Connaissez-vous l'avis du haut-commissaire au plan sur le sujet ?
M. Daniel Gremillet. - Les négociations avec le Mercosur ont débuté il y a vingt-cinq ans. Depuis 2019, la France semble plutôt défavorable à la conclusion de cet accord. Mais, depuis cette date, nous avons également assisté à des évolutions importantes de la politique agricole commune (PAC), pour ne citer que cet exemple. L'écart n'a cessé de se creuser entre nos attentes au titre de la politique agricole européenne et nos attentes envers les pays avec lesquels nous souhaitons échanger. Comment un tel décalage est-il possible ?
Votre situation n'est pas simple. Il n'y a que deux mois que vous êtes ministre. Mais nous payons aujourd'hui la faiblesse de la France dans nos discussions bilatérales avec les autres membres de l'Union européenne. Paris seul ne saura faire entendre sa voix. Nous avons besoin de temps pour nous mettre d'accord avec les différents États membres sur un projet européen. Je ne peux m'expliquer autrement la situation d'urgence que nous connaissons.
Par ailleurs, c'est une véritable offense que de dire au monde paysan qu'il obtiendra des compensations financières. De tels propos sont impensables. Comment pourrions-nous accepter de l'argent en remplacement du métier des femmes et des hommes qui nous nourrissent dans chacun de nos territoires ? Cette situation me fait de la peine et m'interroge.
Vous savez aussi l'attachement du Sénat à la question des contrôles aux frontières. Mais ce contrôle n'est pas suffisant pour certains produits alors qu'en France, nous disposons, par exemple, d'une traçabilité complète des animaux d'élevage. C'est un sujet d'importance, car il a trait à la sécurité sanitaire.
Enfin, concernant les échanges internationaux, l'élection américaine va amplifier l'importance stratégique du coût de l'énergie en matière de compétitivité de notre économie, en France comme en Europe. Nous entrons dans une zone de turbulences. Nous constatons, en même temps, le ralentissement des investissements dans les pays où les perspectives énergétiques à moyen et long termes semblent incertaines. Comment assurer notre compétitivité, alors que l'énergie fait partie des conditions essentielles de la relocalisation industrielle ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - M. Gremillet s'interroge, en réalité, sur l'influence française. J'espère que le cabinet du commissaire européen chargé de l'agriculture et de l'alimentation comptera des Français parmi ses membres. Mais ce n'est pas la voie qui semble se profiler...
Mme Sophie Primas, ministre déléguée. - Plusieurs d'entre vous ont évoqué l'isolement de la France au sein de l'Union européenne et l'affaiblissement de son influence. Pour ma part, je constate un manque de cohérence de l'Europe entre les politiques publiques qu'elle adopte et sa politique commerciale extérieure. La question est donc celle du projet politique de l'Union européenne. Il est urgent que la nouvelle Commission, sans jamais perdre de vue le rapport Draghi, redéfinisse la cohérence de ses politiques publiques.
M. Gremillet dit, avec pudeur, que la situation lui fait de la peine. Plus que cela, la situation nous révolte, et tout le peuple européen finira bientôt par éprouver un tel sentiment ! Nous vivons réellement un moment charnière. Nous devons réaffirmer ce que nous voulons pour l'Europe. Ce n'est pas simple, car les États membres ont des modèles sociaux, des préoccupations environnementales, des aspirations qui diffèrent. Mais nous devons redéfinir notre vision de l'Europe et en faire un Graal absolu dans la négociation de tous les traités de libre-échange. J'ai entamé mon tour de l'Union européenne. En échangeant avec mon homologue hongrois, j'ai bien compris qu'un long chemin restait à parcourir sur de nombreux sujets. Mais la quête de cette cohérence doit devenir l'alpha et l'oméga des futures discussions de la prochaine Commission européenne.
Sans cela, la Chine n'hésitera pas à instrumentaliser nos dissensions, comme elle sait si bien le faire. M. Wang Wentao m'a dit qu'il était bien conscient que les Allemands étaient opposés à la taxation des véhicules électriques importés de Chine.
Nous ne pouvons prendre des décisions importantes sans qu'un accord soit trouvé entre les deux piliers fondateurs de l'Europe, la France et l'Allemagne, d'abord, puis avec le reste des membres de l'Union européenne.
Bien entendu, il s'agit d'un long travail. Mais il se résume en ces termes : donnons suite au rapport Draghi, préservons la compétitivité de l'Europe, assurons la cohérence de nos politiques publiques, et tenons-en compte dans nos négociations commerciales internationales. Sinon, nous nous ferons écraser.
N'oublions pas que notre force repose, certes, sur une industrie conquérante et puissante, mais aussi sur un marché de 450 millions de consommateurs. La Chine saurait difficilement s'en passer pour vendre ses véhicules électriques : faisons peser cet argument dans la balance.
Monsieur Gremillet, vous soulignez à raison l'importance des contrôles, non seulement à la frontière, mais aussi au sein des pays producteurs.
Monsieur Cardon, vous avez évoqué les fermetures d'industries historiques, comme Michelin. Il faut d'abord penser au devenir des salariés.
Ensuite, ces fermetures m'apparaissent comme la confirmation des conclusions du rapport Draghi, qui souligne le manque de compétitivité de nos industries et l'insuffisante capacité d'investissement dans les nouveaux marchés.
En contrepartie, ces fermetures ne remettent pas en cause l'attractivité de la France pour les investisseurs industriels étrangers. Nous restons le premier pays européen à attirer les investissements. De nouvelles entreprises s'installent en France. L'économie est en pleine transformation. En suivant les conclusions du rapport Draghi, nous devons dégager des capacités d'investissement pour permettre l'évolution vers les industries d'avenir. En déplacement à Dunkerque hier, j'ai eu l'occasion d'admirer l'attractivité de son port et le véritable fourmillement d'entreprises nouvellement installées.
Certes, la France connaît des drames économiques. Nous devons les accompagner au mieux, mais nous devons aussi chercher à retrouver notre compétitivité et nos capacités d'investissement.
Je sais que les mesures relatives à la fiscalité des entreprises prévues dans le projet de loi de finances ont suscité des critiques. Toutefois, pour avoir discuté avec nombre d'investisseurs étrangers, notamment au Brésil, au Chili, en Chine ou en Hongrie, je puis vous dire que l'attractivité de la France n'est pas uniquement d'ordre fiscal. Nous avons coutume de dire que notre pays est très complexe d'un point de vue administratif ; ce n'est pas toujours ainsi qu'il est vu hors de nos frontières ! Il offre, par ailleurs, un important accompagnement à l'installation. Enfin, la mobilisation territoriale de tous les acteurs - État, chambres de commerce, secteur économique - est un atout considérable en termes d'attractivité. Mon état d'esprit est donc positif à cet égard.
J'ajoute que l'Europe ne manque pas d'outils défensifs, en l'occurrence 182 mesures de défense commerciale, qui ont d'ores et déjà permis de protéger 500 000 emplois. Nous devons mettre en oeuvre concrètement ces instruments antidumping, antisubventions et de sauvegarde.
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - J'ai apprécié les propos de Daniel Gremillet, car nous faisons face à un problème de souveraineté et de crédibilité des élus. Comment pouvons-nous encore peser sur les décisions et changer les choses ? L'appel contre l'accord entre l'Union européenne et le Mercosur a été signé par 622 parlementaires ; ce n'est tout de même pas rien ! J'éprouve donc de la tristesse, mais aussi de la colère, voire un sentiment de révolte face à la position de la Commission.
Mme Sophie Primas, ministre déléguée. - C'est exactement ce que le Premier ministre a défendu hier auprès de Mme von der Leyen. Les décisions ont des conséquences économiques, mais aussi des conséquences politiques dont il faut tenir compte. L'Allemagne traverse aujourd'hui une période politique compliquée, de même que la France. Si l'Union européenne devait passer outre l'avis de la France, cela poserait un problème politique majeur. J'espère que ce discours sera entendu !
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - À défaut, ce serait le signe d'une déconnexion totale...
M. Jean-Luc Ruelle. - Après l'Afrique, la Chine renforce significativement sa position commerciale en Amérique du Sud. En effet, les investissements chinois sur le continent ont été multipliés par 34 entre 2020 et 2022. La construction du mégaport de Chancay, au nord de Lima, largement financée par la Chine, en est un récent exemple. Ce port, qui pourra accueillir les plus gros porte-conteneurs du monde, s'inscrit dans le programme des nouvelles routes de la soie, auquel le Pérou, l'Argentine, le Chili, la Bolivie, l'Équateur et le Venezuela ont déjà adhéré. Le président Xi Jinping s'est d'ailleurs rendu, cette semaine, au sommet de la coopération économique pour l'Asie-Pacifique (Apec), à Lima, en marge duquel il devait inaugurer cette infrastructure portuaire.
Autre indicateur significatif, le Brésil est devenu le premier marché étranger pour les véhicules électriques chinois. L'accord UE-Mercosur permettra-t-il de freiner l'influence chinoise en Amérique du Sud et de préserver les débouchés commerciaux de la France et de l'Europe ?
M. Henri Cabanel. - Je tiens à souligner l'importance du secteur des vins et spiritueux pour notre balance commerciale. Or la France se sent isolée : outre les taxes chinoises, notre pays risque de subir de nouveau les « taxes Trump », aujourd'hui suspendues, mais qui le visaient tout particulièrement.
Pour ce qui est de l'exportation de nos vins, nous sommes très mal placés par rapport à nos principaux concurrents européens, l'Italie et l'Espagne. Nous exportons en effet un peu plus de 14 millions d'hectolitres, contre 23 millions d'hectolitres de vins italiens et 20 millions d'hectolitres de vins espagnols. Si nos résultats sont plutôt bons en termes de valeur, ils ne le sont pas sur le plan des volumes. Cerise sur le gâteau, la France est le premier pays importateur européen de vin, ce qui met la filière en difficulté - raison pour laquelle celle-ci a récemment mis en place une stratégie de filière.
Notre pays est divisé entre les Bourguignons, les Bordelais, les Languedociens, etc., alors que les producteurs italiens, par exemple, font bloc. Comment les convaincre de travailler ensemble et de rejoindre cette « équipe de France » - je reprends votre expression, madame la ministre -, qui ne doit exclure aucun vignoble, afin de valoriser nos exportations ?
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Lors de la conférence ministérielle de l'OMC de décembre 2017, le Président de la République a donné une feuille de route claire : éviter que les ministres européens ne s'y mettent d'accord au sujet de l'accord UE-Mercosur. Cecilia Malmström, alors commissaire européenne au commerce, n'avait pas pu annoncer de consensus sur ledit accord, et nous avions temporairement remporté la bataille, qui avait été féroce.
L'actuel calendrier - G20 à Rio, sommet du Mercosur, entrée en fonction de la nouvelle Commission - s'accompagne d'un risque avéré de scission de l'accord, avec un détachement de sa partie commerciale. La compétence commerciale étant pleinement communautaire, le Parlement européen serait alors le seul parlement appelé à se prononcer sur ce volet. Seule sa forme mixte, prévue par le mandat confié à la Commission en 1999, permettrait aux parlements nationaux de s'exprimer sur le volet commercial de l'accord. Il est important d'explorer toutes les voies, y compris juridiques, pour faire barrage à une scission du texte !
Si la Commission européenne adoptait une stratégie de scission, l'un des États membres pourrait-il saisir la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), laquelle doit s'assurer du respect des traités et du bon fonctionnement des institutions de l'UE ? Cette demande pourrait-elle se fonder sur l'argument suivant : le mandat qui lui a été confié prévoyant un accord d'association - donc une forme mixte -, la Commission ne saurait décider d'une telle scission de l'accord ?
M. Bernard Buis. - Ce matin, à Tain-l'Hermitage, les jeunes agriculteurs contestent l'accord avec le Mercosur, lequel est par ailleurs unanimement dénoncé par la classe politique française. Que préconisez-vous pour reconstruire la souveraineté économique de la France ? Mettrez-vous en oeuvre les « cinq plans pour reconstruire la souveraineté économique » préconisés dans le rapport d'information sénatorial que vous aviez rédigé avec nos collègues Amel Gacquerre et Franck Montaugé ?
M. Guillaume Gontard. - Le secteur de la chimie est en crise aux niveaux français, européen et mondial. En Isère, l'entreprise Vencorex, en redressement judiciaire, risque de perdre 500 emplois faute de repreneur. D'autres entreprises - Arkema, Atanor, Air Liquide - sont également en difficulté, et l'ensemble de la filière risque de s'effondrer ; cela aura des conséquences sur les entreprises de l'armement, les centrales nucléaires, le programme Ariane, et cela pose un problème de souveraineté économique.
Dans ce contexte, quels instruments antidumping comptez-vous mettre en oeuvre ? Comment l'État peut-il soutenir nos secteurs hautement stratégiques, notamment celui de la chimie ?
Mme Anne-Catherine Loisier. - Dans la perspective d'une scission de l'accord - une tentative de contournement dont la Commission se rendrait coupable -, le mandat de négociation de cette dernière pourrait-il être réexaminé ?
À la suite de l'élection de Donald Trump, pensez-vous que l'Union européenne soit capable de prendre les devants sur des dossiers de commerce international ou d'organisation multilatérale, sujets qu'il conviendrait de revoir complètement ?
M. Yannick Jadot. - Le mandat de la Commission a été adopté par le Conseil et continue de valoir, le Parlement européen n'ayant pas son mot à dire à cet égard, ce qui est triste d'un point de vue démocratique. Et, puisque les États membres du Mercosur ne souhaitent pas renégocier l'accord UE-Mercosur, convenu en 2019, seul celui-ci sera soumis à signature, à la différence des autres textes, comme l'instrument additionnel.
Le président brésilien Lula da Silva tente de nous rassurer en faisant montre de sa bonne volonté, par exemple concernant l'Amazonie. Mais, si Jair Bolsonaro était réélu dans deux ans, l'accord tiendrait toujours et l'on ne pourrait rien faire, quoi que M. Bolsonaro décide... On ne peut pas moduler l'application d'un accord en fonction du contexte politique des pays.
La France s'est isolée, notamment face à l'Allemagne. N'ayant pas réussi à constituer une minorité de blocage, elle dispose d'un seul levier : la non-dissociation de la partie commerciale de l'accord. Il faut tenir sur ce point.
Mme Sophie Primas, ministre déléguée. - Monsieur Ruelle, la Chine était présente en Amérique du Sud bien avant l'inauguration du mégaport de Chancay, et sa volonté d'expansion sur ce marché est ancienne.
Je ne suis pas certaine que l'accord UE-Mercosur nous permette de lutter économiquement contre la Chine. Notre outil de guerre absolu réside dans la compétitivité de nos entreprises, au sein d'une « équipe de France » de l'exportation de nos savoir-faire. Nous sommes d'ailleurs présents dans ces pays d'Amérique du Sud et il me semble que nos parts de marché sont en train d'y augmenter en volume, contrairement à ce que j'entends dire. Ainsi, au Brésil, des sociétés françaises, notamment du CAC 40, sont implantées depuis longtemps, ce qui favorise notre balance des paiements.
Il est vrai que la Chine est conquérante en Amérique du Sud ; à nous de l'être également, et nous avons des atouts pour cela.
Monsieur Cabanel, pour ce qui concerne nos vins et nos alcools, nous allons engager un processus de dialogue avec les États-Unis afin que les taxes décidées lors de la première présidence Trump, actuellement suspendues, ne soient pas appliquées de nouveau. Je le rappelle, les exportations de vin français vers ce pays représentent presque 4 milliards d'euros. Pour être plus performants à l'export - cela fait partie de ma feuille de route -, nous devons jouer collectif, comme le fait l'Italie dans les expositions universelles par exemple. Les interprofessions, avec lesquelles je souhaite travailler sur le pavillon France, et les producteurs doivent agir en ce sens, car l'État ne peut pas tout. Il faut chasser en meute !
Monsieur Lemoyne, la saisine de la CJUE me semble être une voie incertaine, voire contre-productive, si je me réfère à la jurisprudence de cette cour sur les accords commerciaux... La question n'est pas juridique ; elle est politique : que veut faire Mme von der Leyen de l'Europe ? Souhaite-t-elle la voir unie ou attiser les désaccords entre les États membres ? Je rejoins Yannick Jadot : nous devons obtenir une décision purement politique rejetant la dissociation de l'accord.
Monsieur Gontard, le secteur de la chimie est, en effet, en difficulté partout en Europe. Le ministre chargé de l'industrie, Marc Ferracci, est très mobilisé sur ce sujet ; il présentera une feuille de route. Pour s'en sortir, il est essentiel de se conformer aux recommandations de Mario Draghi. Par ailleurs, le plan France 2030 prévoit de consacrer 4 milliards d'euros à ces entreprises, notamment à leur décarbonation.
L'action du Gouvernement est coordonnée. Pour ma part, je m'efforce de nouer un dialogue constant avec mes homologues au sein de l'Union européenne. Jean-Noël Barrot, Benjamin Haddad et le Premier ministre sont également très investis sur les sujets européens. Quant au Président de la République, il dialogue de façon continue avec la présidente de la Commission européenne et s'exprime au sein des grands forums. Le G20 qui va se tenir à Rio sera ainsi l'occasion d'échanges importants avec nos collègues européens et certains pays du Mercosur. Il sera également l'occasion de faire progresser nos relations avec la Chine. En tout cas, au sein de l'équipe gouvernementale, nous sommes unis !
Pour en revenir à l'accord, je ferai toujours preuve de transparence sur les actions que je mène et sur nos marges de manoeuvre, notamment lors de mes échanges avec les interprofessions agricoles. C'est pour moi une question de crédibilité de la parole publique.
Enfin, je tiens à vous dire que je n'ai pas perçu, chez les ministres des pays du Mercosur avec lesquels j'ai pu échanger, un enthousiasme délirant à l'égard de cet accord ; des accords bilatéraux m'ont même été proposés. Ce sont plutôt les pays européens attirés par ce marché, ainsi que le secteur de l'agrobusiness en Amérique du Sud, qui souhaitent qu'il aboutisse.
Monsieur le sénateur Bernard Buis, je suis frappée de voir combien le rapport que vous avez mentionné a fait école ; en tout cas, il a été très lu. J'espère modestement que certaines de ses conclusions pourront être intégrées parmi les réflexions menées dans le prolongement de la présentation du rapport Draghi.
Madame la sénatrice Anne-Catherine Loisier, comme l'a indiqué M. Jadot, il est effectivement difficile de revenir sur le mandat de la Commission.
Je pense que l'élection de Donald Trump est un électrochoc. Elle conduit à une prise de conscience européenne quant à la nécessité d'une réaction.
Je suis en train de préparer quatre feuilles de route : une sur l'export, une sur l'attractivité, une sur la politique commerciale, et la dernière sur les Français de l'étranger, que je n'oublie évidemment pas. Lorsque celles-ci seront prêtes, ce qui ne saurait tarder, j'aurais plaisir à revenir devant le Sénat pour vous les présenter.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Madame la ministre, nous vous remercions des réponses que vous nous avez apportées au cours de cette audition intense. Elles étaient précises et étayées par les déplacements que vous avez effectués, ainsi que par les contacts que vous avez pu nouer dans différents pays. Cela les rend d'autant plus précieuses pour nous.
Notre commission a effectivement prévu de vous auditionner au début de l'année 2025, sitôt que les feuilles de route auront été publiées.
Nous savons combien vous et le gouvernement auquel vous appartenez ne ménagez pas vos efforts sur le dossier, si important pour la France et l'Europe, de l'accord avec le Mercosur. Nous vous souhaitons beaucoup de courage dans votre mission.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 10.