Mercredi 9 octobre 2024

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Proposition de résolution européenne visant à prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits des femmes en Afghanistan - Désignation d'un rapporteur

M. Cédric Perrin, président. - Nous devons procéder à la désignation d'un rapporteur sur la proposition de résolution européenne visant à prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits des femmes en Afghanistan ; j'ai reçu la candidature de Mme Gisèle Jourda, pour le groupe socialiste, écologiste et républicain.

Cette proposition de résolution sera instruite en première instance par la commission des Affaires européennes.

Mme Gisèle Jourda est désignée rapporteure sur la proposition de résolution européenne.

Déplacement au Kenya et au Rwanda - Communication

M. Cédric Perrin, président. - Nous allons entendre la communication sur le déplacement que la mission d'information sur l'architecture de sécurité en Afrique a effectué au Kenya et au Rwanda en juin dernier.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Le bureau de la commission a créé en début d'année une mission d'information relative à « l'architecture de sécurité en Afrique ». Trois déplacements ont été organisés dans ce cadre. Le premier d'entre eux nous a conduits, en juin dernier, au Rwanda et au Kenya.

Les autres déplacements ont hélas été retardés en raison des soubresauts politiques respectifs des différents pays envisagés - le Maroc d'une part, le Gabon et l'Afrique du Sud d'autre part. Aussi les conclusions de notre rapport, qui ne pourra sans doute être publié avant décembre, ne sont-elles pas définitivement arrêtées.

Nous tenterons néanmoins ce matin de vous exposer quelques pistes de réflexion de manière thématique, inspirées par les entretiens que nous avons eus sur place.

M. François Bonneau, rapporteur. - L'architecture de sécurité en Afrique a pour piliers les États du continent, dont il faut soutenir le bon fonctionnement. Sous ce rapport, Rwanda et Kenya présentent des profils très différents.

Le Rwanda, dévasté par la guerre civile et le génocide de 1994, a fait preuve d'une résilience exceptionnelle. Voici vingt ans que la croissance du PIB par tête est supérieure à 5 %, et que les inégalités se réduisent. Son application à suivre les standards internationaux de bonne gouvernance et de développement durable a porté ses fruits. L'espérance de vie a fortement progressé et le pays attire les investissements de pointe, par exemple dans la santé. Nous avons ainsi visité un impressionnant centre de formation en chirurgie mini-invasive à vocation continentale, inspiré de l'Institut de recherche contre les cancers de l'appareil digestif (Ircad) de Strasbourg, et l'entreprise BioNTech a ouvert récemment à Kigali un site de production de vaccins à ARN messager.

Ces réalisations ont été rendues possibles par un pouvoir fort. Son élite, en grande partie issue de la diaspora, est parvenue à reconstruire en quelques années un État fonctionnel et à élaborer un modèle de développement inclusif. C'est l'effet d'un leadership puissant, exercé par le président Kagame et son entourage, avec l'assistance d'une bureaucratie efficace, dans tous les domaines de la société.

Cette médaille a son revers, qu'a éclairé la récente campagne présidentielle. Outre que le développement se fait à marche forcée et qu'il profite d'abord à la bourgeoisie de Kigali, la conduite de cette mission régénératrice du pays ne s'accommode guère de la contestation. Les détracteurs du régime de Paul Kagame voient plutôt dans le Rwanda une « armée avec un État ». Les moins critiques du néolibéralisme et de la technocratie louent son efficacité et sa fiabilité en affaires, laquelle dispense de regarder de trop près le respect des droits individuels - dont il n'a guère pu être question dans nos entretiens sur place.

Le président Macron n'a eu de cesse de consolider la relation bilatérale avec le Rwanda. Depuis 2022, une mission de défense sur place travaille à renforcer notre coopération en la matière. Le Rwanda est très actif militairement sur le continent, pour le compte des Nations unies ou sur une base bilatérale : en Centrafrique, au Sud Soudan, ou encore au Mozambique. Notre ambassade joue aussi un rôle actif dans l'apaisement des mémoires en aidant à la recherche des responsables du génocide. La société rwandaise, traumatisée, est sensible au message actuel d'une France qui ne nie plus ses responsabilités.

Il est intéressant d'observer que le président Kagame a été le premier chef d'État reçu par le nouveau président sénégalais Bassirou Diomaye Faye et son premier ministre Ousmane Sonko. Le Rwanda semble un modèle plébiscité également par les peuples africains, sans doute parce que son État est perçu comme souverain. C'est une bonne raison pour resserrer notre partenariat, mais l'interventionnisme déstabilisateur du Rwanda sur le continent, sur lequel nous reviendrons, pose une première question difficile : celle de la conciliation de nos principes et de la realpolitik.

L'État kenyan a très peu à voir avec le rwandais. Il faut pour le comprendre faire appel à d'autres concepts. Celui d'« État néo-patrimonial » sur base ethnique peut expliquer que la corruption reste élevée - elle place le pays au 126ème rang mondial, selon Transparency International. La communauté d'affaires, dont nous avons rencontré quelques représentants, s'en plaint. La pauvreté a certes reculé de quinze points en vingt ans, mais les inégalités de revenus, et les inégalités entre territoires, restent grandes. L'économie informelle représente plus d'un tiers du PIB.

Le concept d'« État garde-barrière » proposé par l'historien Frederick Cooper aide aussi : il désigne l'élite dirigeante des États issus de la décolonisation qui se borne à prélever une rente sur ce qui traverse la frontière - flux marchands ou aide internationale. En témoigne l'étroitesse de la base fiscale - une quinzaine de points de PIB -, qui a même eu tendance à se réduire ces dix dernières années.

Faute d'impôts suffisants, les gouvernements se financent en s'endettant. Le niveau de la dette publique est cependant moins inquiétant que la charge de son remboursement, qui absorbe à présent 60 % des recettes fiscales. Le Kenya serait désormais le sixième pays au monde ayant la plus forte probabilité d'un défaut. Lorsqu'il faisait campagne, le président Ruto avait écarté une restructuration de dette et promis d'élargir la base fiscale.

Nous avons déjeuné à l'Assemblée nationale kenyane le jeudi 13 juin, jour où commençait la discussion du texte introduisant ainsi une taxe annuelle de 2,5 % sur les véhicules particuliers et une TVA sur le pain. Des manifestations ont éclaté la semaine suivante. Leur répression a fait une cinquantaine de morts et plus de 300 blessés, forçant le gouvernement à retirer le texte.

Cet endettement ne résulte pas que d'une mauvaise gestion. La Chine détient environ 20 % de la dette du pays, contractée pour financer des infrastructures coûteuses, et parfois mal pensées - le projet de voie ferrée dans la vallée du Rift est ainsi resté inabouti.

Mais la moitié de la dette extérieure du pays est multilatérale. Et ce sont surtout les conditions imposées par la Banque mondiale et le FMI qui ont récemment tendu le climat social : en exigeant la suspension des subventions sur les carburants et une hausse de la fiscalité sur les produits de première nécessité, alors que l'inflation est déjà élevée. Le « piège » des années 1980 et 1990 semble se rouvrir, menaçant d'une nouvelle boucle dette-austérité.

D'où une deuxième question difficile : quel type de partenariat proposer aux États frôlant la faillite ? La Chine, plus pragmatique qu'on le dit, a donné de la souplesse au Kenya pour le remboursement des 8 milliards de dollars qu'il lui doit. Elle a en outre réorienté intelligemment son soutien aux États africains, qui étaient tous réunis (sauf un), au forum sur la coopération sino-africaine, à Pékin, il y a un mois.

Le président du Kenya, allié privilégié des Etats-Unis dans la région, joue à se demander quel partenaire il préfère, des Etats-Unis ou de la Chine. Le Kenya joue habilement des deux. Entre eux, l'influence de l'Europe et de la France n'est pas facile à évaluer. L'accord commercial signé en 2023 entre l'Union européenne et le Kenya est entré en vigueur en juillet. Il facilitera l'exportation de thé, de café et de fleurs. Le président Macron a par ailleurs annoncé que le prochain sommet France-Afrique, en 2026, se tiendrait à Nairobi. Mais début septembre encore, le marché de l'autoroute reliant le Kenya à l'Ouganda pourtant promis, avant la présidence Ruto, au consortium emmené par Vinci, a été raflé par une entreprise chinoise.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Deuxième axe de réflexion : l'architecture de sécurité du continent africain exige de revoir un certain nombre de mécanismes de coopération multilatéraux. Tel était le coeur du message de nombreux chefs d'États africains à l'ouverture de la session de l'assemblée générale des Nations Unies, il y a quinze jours. Le Président Ruto a notamment défendu - outre la réforme du système financier mondial -, l'entrée des pays africains au conseil de sécurité des Nations Unies. Nous avons déjà parlé ici, l'an passé, de la légitimité d'une telle revendication comme de la difficulté de la mettre en oeuvre, suite à la mission auprès des Nations Unies et à la rencontre à New York avec Antonio Gutteres qui avait évoqué avec nous la réforme du conseil de sécurité. Depuis, les Etats-Unis, au lendemain du forum sino-africain, se sont ralliés à l'idée d'élargir le conseil de sécurité à deux pays d'Afrique. La France y était déjà favorable. Nous examinerons dans notre prochain rapport les conditions pour y aboutir - pourquoi la réforme est nécessaire et comment y parvenir.

Les Nations Unies considèrent que l'Union africaine (UA) devrait jouer un rôle plus actif pour le maintien de la paix sur le continent. Mais elle n'en a ni l'organisation adéquate, ni les moyens. La France a beaucoup oeuvré pour l'adoption, en décembre 2023, de la résolution 2719 qui prévoit que la contribution de l'ONU aux opérations de soutien de la paix menées par l'Union africaine pourrait atteindre 75 % de leur budget annuel. L'Union africaine reste donc l'interlocuteur privilégié de l'ONU, même si sa contribution à la sécurité collective du continent est perfectible.

De son côté la Chine affiche, dans le document conclusif du forum sino-africain début septembre, sa volonté de contribuer à la paix sur le continent en multipliant les partenariats de défense et en soutenant fortement l'UA - on a vu cependant les problèmes posés en matière de sécurité, par exemple l'espionnage à grande échelle du siège de l'UA à Addis-Abeba, offert par les Chinois et bien équipé à ces fins de renseignement.

En 2016, Paul Kagamé avait été mandaté par ses pairs pour réfléchir à une réforme de l'UA. Face aux difficultés rencontrées, il a jeté l'éponge en février dernier, et a passé le témoin au président kenyan.

Au niveau régional, le Kenya et le Rwanda font partie des pays les plus intégrés dans les instances multilatérales de coopération : dans la communauté d'Afrique de l'Est (CAE), la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC) et l'Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD). Il faut aussi mentionner la « zone de libre-échange continentale africaine » qui suscite beaucoup d'espoirs. Kenya et Rwanda ont même récemment appelé à une plus grande intégration et à une meilleure circulation des capitaux et des hommes par des exemptions de visas.

Notre rapport final fournira tous les détails utiles sur les dispositifs de coopération régionale et cherchera à répondre à une question : comment encourager la réforme du multilatéralisme au bénéfice de la sécurité en Afrique ?

C'est le conflit à l'Est de la RDC qui symbolise le plus l'échec de ces mécanismes. La guerre qui se déroule dans la région des grands lacs, depuis le génocide des Tutsis en 1994, est la plus meurtrière depuis la seconde guerre mondiale, avec entre 3 à 5 millions de morts.

Plusieurs dispositifs ont été déployés sur place. Tous ont échoué... D'abord celui de la Mission des Nations Unies (Monusco), en 1999. La mission la plus ancienne et la plus chère de l'histoire de l'ONU, avec un budget d'un peu plus d'un milliard de dollars par an, a quitté le Sud-Kivu en juillet dernier après avoir largement échoué à protéger les civils, pour se concentrer sur le Nord-Kivu et l'Ituri.

Deux autres processus de médiation régionaux ont été expérimentés en novembre 2022 : celui de Nairobi, dans le cadre de la CAE, qui était focalisé sur les groupes armés ; et celui de Luanda, visant à restaurer le dialogue politique entre la République démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda. La force pilotée dans un premier temps par la CAE a été critiquée dans sa composition et accusée par le président congolais Tshisekedi de passivité à l'égard du groupe armé M23. Son mandat a pris fin au bout d'un an. Elle a été remplacée par une force sous mandat de la Sadc à la demande du président congolais, ce qui lui attire déjà les foudres des autorités de Kigali. Quant à l'Union européenne, elle a désigné un représentant spécial pour les Grands Lacs, et la France n'est pas parvenue à faire nommer à ce poste le directeur Afrique du quai d'Orsay, parce que l'Union lui a préféré un diplomate suédois, après avoir présenté un Belge, que Paul Kagame a rejeté.

Nous avons déjà évoqué au sein de notre commission les origines de ce conflit. En décembre dernier, Thierry Vircoulon nous expliquait qu'il coalisait les intérêts des seigneurs de guerre locaux, des autorités officielles de la région, des pays voisins comme l'Ouganda, le Burundi et le Rwanda et qu'il s'autoalimentait par l'exploitation largement illégale des ressources du sous-sol congolais.

Le Rwanda, qui exporte davantage de minerais qu'il n'en extrait de son sol, maintient une forte présence dans les régions riches en ressources de l'Est du Congo. Nous savons que les ambitions de Kagamé ne se sont jamais limitées aux frontières de son pays. Les récents travaux des experts de l'ONU ne laissent plus guère de doutes sur le soutien actif apporté par le Rwanda aux rebelles de M23 accusé de pillages, de meurtres et de viols

Les personnalités que nous avons rencontrées à Kigali ont eu une tout autre approche. Je pense à James Kabarebe, aide de camp de Paul Kagamé en 1994, qui a rejoint l'entourage de Kabila et contribué à la chute de Mobutu en 1997 avant d'être nommé chef d'état-major de l'armée congolaise, puis de l'armée rwandaise début 2000. Il est aujourd'hui ministre de la Coopération régionale. On peut dire de lui qu'il est un fin connaisseur de la complexité de la région des Grands Lacs. Il nous a affirmé que le Rwanda n'agit dans l'est du Congo que pour assurer sa propre défense, pour lutter contre les génocidaires et protéger les Tutsis. Il a estimé qu'il existait un lien entre l'armée congolaise et les Forces Démocratiques de Libération du Rwanda (FDLR) fondé par des génocidaires hutus qui avaient fui en 1994. Kigali reproche à Kinshasa sa complaisance à l'égard de ces miliciens, voire la porosité entre le FDLR et l'armée congolaise, ce que les experts de Nations Unies ont pointé du doigt.

Cependant, le 27 septembre dernier, l'armée congolaise a attaqué le FDLR pour la première fois. Cette opération s'inscrit-elle dans le cadre du plan en cours de discussion entre les services de sécurité des deux pays dans le cadre du processus de Luanda ? Il est trop tôt pour le dire, il faudra suivre de près le déroulement des événements.

Pour les civils, le bilan ne cesse de s'alourdir. Actuellement, la RDC compte 7,3 millions de personnes déplacées, dont 6,9 millions dans les seules provinces de l'est. Les violations du droit international entravent l'acheminement de l'aide humanitaire. Les femmes et les filles sont les principales victimes des violences, des viols. Et concernant les enfants, les violences sexuelles ont augmenté de 40 % entre 2022 et 2023.

En juillet dernier, la cheffe de la Monusco déclarait qu'il s'agissait de « l'une des crises humanitaires les plus graves, les plus complexes et les plus négligées de notre époque ».

M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur. - Permettez-moi à ce propos un contrepoint inspiré par le déplacement que j'ai fait en RDC, en juillet, avec le groupe d'amitié France-Afrique centrale.

La position de la France, d'une manière générale, y est interprétée, au niveau politique comme dans la population, comme hostile aux intérêts du pays. La rencontre de fin avril 2024 entre les présidents Macron et Tshisekedi n'y a rien changé. Les Congolais doutent que les mots forts du président Macron puissent être suivis d'effet. Et lors de notre rencontre avec le Président intérimaire de l'Assemblée nationale, notre délégation a été prise à partie avec des propos à peine acceptables.

La ministre déléguée à la coopération internationale et à la francophonie, Bestine Kazadi, a regretté le manque de soutien de la France - comme des Nations unies - à la résolution du conflit, et s'est inquiétée de l'extrême menace sur l'équilibre régional que fait peser le pourrissement de la situation.

Certes, l'Union européenne a gelé cet été son soutien financier à l'intervention rwandaise au Mozambique, condamné « fermement » la présence militaire rwandaise dans l'est de la RDC, et pris des sanctions individuelles. En juillet dernier, le Trésor américain a aussi imposé des sanctions à l'alliance Fleuve Congo, récente plateforme politico-militaire cherchant à renverser le régime congolais, qui inclut le M23.

Mais il reste que, vu de Kinshasa, l'Union européenne est aussi la signataire, en février 2024, d'un « protocole d'accord sur les chaînes de valeur durables pour les matières premières », à peine un mois après que le Rwanda eût signé un accord avec le géant minier anglo-australien Rio Tinto pour l'exploitation du lithium. Bruxelles a beau se défendre d'avoir conclu quoi que ce soit de contraignant, prétendre lutter contre les trafics, et rappeler avoir signé un accord analogue avec la RDC, elle parait en RDC soutenir l'exportation par le Rwanda de minerais qui sont réputés abonder... surtout chez son voisin.

Il est des voix au Quai d'Orsay pour soutenir que la RDC ne représente aucun intérêt stratégique pour la France. C'est une position pour le moins contestable, compte tenu de la taille du pays, de sa situation géographique, de son importance en termes de ressources essentielles et, accessoirement, de son titre de premier pays francophone du monde - le pays compte 120 millions d'habitants, nous n'en connaissons cependant pas la part francophone... Le président Macron a préféré réitérer, en 2022, son soutien à la réélection à la tête de la Francophonie de la rwandaise Louise Mushikiwabo.

C'est une autre question difficile : si le rapprochement prioritaire avec les États bien gérés peut s'entendre, quelle est notre vision à long terme pour la résolution de ce conflit, qui conditionne la pacification d'une portion significative du continent, et quel est rôle de la France en Afrique ?

Notre déplacement nous a également conduit à réfléchir à la question de la gestion des migrations.

Lorsque nous sommes partis pour Kigali, le Royaume-Uni venait de signer avec le Rwanda un accord prévoyant d'y envoyer les demandeurs d'asile entrés illégalement outre-Manche, quelle que fût leur provenance, en échange d'un soutien financier. L'accord a été critiqué par le nouveau chef du gouvernement travailliste Keir Starmer, mais d'aucuns se sont étonnés de l'entendre faire l'éloge de la politique italienne en la matière, laquelle s'appuie sur un mécanisme semblable de renvoi des migrants illégaux en Albanie.

L'accord avec le Rwanda nous a été défendu sur place, notamment par le président du Sénat rwandais, qui estime que la bonne volonté de son pays dans l'intégration des réfugiés ne doit pas être remise en cause. L'expérience rwandaise en la matière est indiscutable, puisque le pays accueille 130 000 réfugiés de RDC, ainsi que des Burundais, des Soudanais et des Afghans - le Rwanda abrite par exemple l'unique internat de filles d'Afghanistan, qui a déménagé directement de Kaboul après août 2021. On peut cependant douter des moyens que le pays peut réellement mettre en oeuvre pour les réfugiés, compte tenu de leur nombre, du niveau de vie général de la population, et de l'état des camps qui nous a été décrit par le bureau local du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR). À cet égard, nous avons constaté une quasi absence de stratégie de sortie des populations de ces camps - politique de formation, de réinsertion avec des objectifs lisibles - de telle sorte que les « stocks » de réfugiés ne cessent de croître et de requérir des financements de plus en plus élevés. Le HCR ne semble pas envisager des stratégies de flux de sortie de ces camps.

D'une manière plus générale, ces exemples illustrent une tendance à l'externalisation de la gestion des migrations, sur laquelle il conviendrait de réfléchir davantage. L'Union européenne a signé en mars un accord de partenariat avec l'Égypte visant à freiner la migration irrégulière vers les côtes européennes et à stimuler l'économie du pays, contre une aide de 7,4 milliards d'euros. Cet accord s'inspire de précédents avec la Turquie, le Maroc, la Tunisie ou encore la Mauritanie, qui consistent tous, grosso modo, à financer le renforcement par ces pays de leurs frontières.

Dans un esprit analogue, la coalition allemande au pouvoir a signé le 13 septembre dernier un accord migratoire avec le Kenya. Si cet accord est surtout présenté comme un moyen d'attirer du personnel qualifié, il vise aussi à faciliter le renvoi de migrants illégaux dans ce pays. Le commissaire fédéral chargé des migrations qui l'a inspiré, le libéral Joachim Stamp, a récemment dit son intérêt pour le mécanisme imaginé par les Britanniques avec le Rwanda et la possibilité que l'Allemagne reprenne, aux mêmes fins, les infrastructures que les Britanniques y ont laissées. Pour l'heure, l'accord signé avec le Kenya arrange bien le président Ruto, qui y voit un moyen de se débarrasser de la jeunesse au chômage qui s'est révoltée en juin contre la hausse du coût de la vie, et qui pourrait bien faire obstacle à sa réélection, en 2027.

Ces expérimentations posent tout de même quelques questions aussi difficiles que les précédentes : comment aider au développement des États africains tout en accroissant leur charge de gestion de populations réfugiées ? Comment contribuer à les stabiliser tout en les privant de leur population qualifiée ? Et, accessoirement, comment la tentative de remplacer une migration illégale par une migration légale sera-t-elle perçue dans nos sociétés, où la question migratoire est toujours plus âprement débattue ? Notre rapport tâchera d'apporter quelques éléments de réponse.

Mme Hélène Conway-Mouret. - On entend dans vos propos une dénonciation de ce qui se passe au Congo et il me semble que vous surmontez, ce faisant, une réticence bien française à reconnaitre ce qui se passe dans cette région et le rôle du président rwandais, qui a beaucoup de choses à se reprocher - une réticence résultant de l'histoire qui nous lie au Rwanda et que n'ont pas nos voisins européens, les Belges ou les Anglais, par exemple...

Dans quel état d'esprit avez-vous trouvé vos interlocuteurs français à ce propos ? Les Rwandais rendent beaucoup de services pour la sécurité et le maintien de l'ordre en Afrique, pour les réfugiés, au point qu'on en oublie parfois ce qu'ils font subir aux Congolais : qu'en est-il ? Une page est-elle tournée, au point que la France puisse prendre ses responsabilités et dénoncer ce qui se passe aujourd'hui dans la région ?

M. François Bonneau, rapporteur. - On nous a expliqué d'abord la géographie, donc le fait que le bassin du Kivu se déverse vers le Rwanda : non pas pour justifier un droit de piller le voisin, mais pour dire que la géographie compte, d'autant plus que la RDC manque d'infrastructures - on nous a donc dit que les mouvements du Kivu vers le Rwanda existaient depuis longtemps et qu'il en irait de même pour longtemps.

Nos interlocuteurs rwandais ont comparé leur pays à la Suisse, sous les traits d'un plateau géographique et d'un pays fiable. Mais c'est aussi un pays peu étendu - grand comme la Bretagne -, qui dispose de faibles ressources et qui pille son voisin. Les Rwandais soutiennent le M23, même s'ils s'en défendent...

Mme Hélène Conway-Mouret. - On parle de 4 000 soldats rwandais présents en RDC...

M. François Bonneau, rapporteur. - Oui, et nos interlocuteurs s'en justifient en disant qu'ils défendent leur pré carré, que c'est nécessaire après ce qui leur est arrivé par le passé. Ce que l'on voit aussi, c'est que le Rwanda est un petit pays avec de faibles ressources et une démographie galopante, qui a d'énormes problèmes à résoudre et qui, pour ce faire, recherche des partenariats et des ressources partout où il peut en trouver.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - On nous a présenté le Rwanda comme un pays sûr, propre, comparable à la Suisse - mais nous ne sommes pas dupes, cette situation favorable est celle d'une partie du pays seulement, et la stabilité résulte de ce que Paul Kagame tienne le pays d'une main de maitre. On nous dit qu'on ne fait plus de différence entre Hutus et Tutsis, qu'ils sont tous d'abord des Rwandais, mais je ne suis pas sûre que ce soit la réalité et qu'il n'y ait pas, prêts à rejaillir, des relents de haines.

M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur. - Le Rwanda est un exemple de « démocrature », d'un régime où un homme et son entourage ont tous les pouvoirs et où l'État n'existe pas vraiment. La récente réélection du président Kagame avec 85 % des voix est significative, il est parvenu à mettre une chappe de plomb sur le Rwanda et tous semblent avoir oublié le génocide, mais que sera l'après Kagame - sera-t-on dans un schéma comparable à l'après-Tito en Yougoslavie ?

Il faut voir aussi que le Rwanda manque d'espace et que sa démographie galopante le pousse à vouloir s'étendre - avec déjà 15 millions d'habitants pour 30 000 km2, le pays cherche à étendre son espace vital. Il y a eu la mise à disposition de dizaines de milliers d'hectares au Congo-Brazzaville, et le Rwanda a des outils financiers, notamment avec Crystal Ventures, une holding qui est la propriété du parti présidentiel et qui, premier employeur du Rwanda avec 120 000 salariés, va faire du business partout dans la région. Il y a aussi l'armée rwandaise, une armée de métier qui compte 35 000 hommes et dont la moitié est en opérations extérieures - c'est la seule armée fiable du continent. Et tout cet ensemble repose sur un homme et son équipe - tout ceci est fragile...

M. Cédric Perrin, président. - Quel est le montant de la contribution britannique promise en contrepartie de l'accueil de réfugiés ?

M. François Bonneau, rapporteur. - On parle de plusieurs milliards d'euros.

M. Cédric Perrin, président. - Cette contribution est-elle proportionnelle au nombre de personnes accueillies ?

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - Une partie va à la construction de bâtiments, une autre doit être versée au prorata de réfugiés... mais nous avons le sentiment que le programme n'est guère avancé.

M. Cédric Perrin, président. - Merci pour ce point d'étape.

« Le Sénégal : une rupture politique majeure ? » - Audition de Mme Caroline Roussy, directrice de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (sera publié ultérieurement)

Le compte rendu sera publié ultérieurement.

La réunion est close à 12 h 05.