Mercredi 2 octobre 2024

- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale pour l'année 2023 et situation financière de la sécurité sociale - Audition de M. Pierre Pribile, directeur de la sécurité sociale

M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, nous commençons nos travaux par l'audition du directeur de la sécurité sociale, M. Pierre Pribile.

Je précise que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et est retransmise en direct sur le site du Sénat. Elle sera disponible en vidéo à la demande.

Monsieur le directeur, nous sommes heureux de vous accueillir à l'aube d'une session budgétaire qui s'annonce particulièrement dense.

Comme le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 n'a pas encore été adopté par le Conseil des ministres, je suppose qu'il vous sera difficile de nous en parler.

Nous nous concentrerons donc sur le projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale pour l'année 2023, qui devrait être prochainement inscrit à l'ordre du jour du Sénat. Plus généralement, la situation financière de la sécurité sociale est un souci constant pour notre commission. Notre rapporteure générale, Élisabeth Doineau, et les autres rapporteurs ont souvent exprimé leur préoccupation face à un niveau de déficit désormais proche du niveau de remboursement annuel de la dette sociale par la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades) et qui ne semble pas présenter de perspective d'amélioration pour les prochaines années.

Nous espérons que vous pourrez nous apporter des motifs d'espérer un tableau moins sombre à l'avenir.

M. Pierre Pribile, directeur de la sécurité sociale- La présentation du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 ayant été retardée, j'évoquerai rapidement le projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale pour l'année 2023.

Ce projet de loi présente la situation des comptes sociaux à l'issue du choc historique qu'a constitué la crise covid. Ce choc ayant considérablement alourdi la dette sociale, il a été décidé d'allonger la durée d'amortissement de celle-ci.

Le choc économique lié à la crise de l'inflation n'apparaît quant à lui pas encore dans ce Placss. Il a de lourdes conséquences sur les comptes sociaux, du fait notamment d'un écart entre la dynamique d'indexation d'un grand nombre de prestations et la dynamique spontanée des recettes, qui dépend de l'évolution des salaires. Au mois de mai dernier, la commission des comptes de la sécurité sociale prévoyait en conséquence une dégradation du déficit des comptes sociaux en 2024, celui-ci étant estimé à 16,6 milliards d'euros.

Il y a toutefois des raisons d'espérer, monsieur le président. Ce n'est d'abord pas la première fois que les comptes sociaux connaissent une dégradation de cette ampleur. Ce fut déjà le cas en 2008, après la crise des subprimes. Après une décennie d'efforts et à la veille de la crise covid, les comptes sociaux étaient quasiment revenus à l'équilibre, et la dette était quasiment amortie.

Si la situation des comptes sociaux appelle un discours de gravité, notre histoire récente montre que des solutions existent. La dégradation de nos comptes sociaux et l'allongement de l'amortissement de notre dette sociale ne sont pas des fatalités.

Je ne doute pas que le projet de loi de financement de la sécurité sociale qui vous sera présenté sera une première étape de ce chemin long mais nécessaire.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Je vous souhaite la bienvenue, monsieur le directeur. Au regard de votre bilan d'ancien président de l'agence régionale de santé (ARS) de la région Bourgogne-Franche-Comté, je ne doute pas que vous saurez retrousser vos manches.

Je souhaiterais vous interroger sur trois sujets.

Le premier est celui des perspectives de déficit de la sécurité sociale pour 2024. Le rapport à la commission des comptes de la sécurité sociale de mai 2024 prévoyait un déficit de 16,6 milliards d'euros. Ce chiffre est-il toujours d'actualité ? Des mesures correctrices sont-elles envisagées ou prévues ?

Le deuxième sujet sur lequel je souhaiterais vous interroger est l'article L.O. 111-4-4 du code de la sécurité sociale, qui prévoit que l'annexe au Placss relative aux niches sociales comprend une « évaluation de l'efficacité » de ces niches pour un tiers des mesures, chacune devant faire l'objet d'une évaluation une fois tous les trois ans. Dans le cas du Placss 2022, cette disposition n'a pas du tout été respectée. Dans le cas du Placss 2023, l'annexe sur les niches a été enrichie d'un « tome III » de seulement quatre pages, renvoyant à des évaluations existantes.

J'aurais trois questions à ce sujet.

Tout d'abord, l'annexe présente comme « ayant fait l'objet d'une évaluation » les allègements généraux de cotisations patronales, qui représentent les trois quarts du coût total des niches. Nous souhaiterions vivement avoir connaissance du rapport définitif de la mission sur les allègements généraux confiée par Élisabeth Borne à Antoine Bozio et Étienne Wasmer, seul le rapport d'étape ayant été publié en avril. Quand le rapport définitif sera-t-il publié, et pourrions-nous en être destinataires ?

Ensuite, serait-il envisageable de synthétiser clairement l'efficacité des différentes niches dans l'annexe, par exemple via un système de notation des niches, comme celui mis en place dans le rapport du comité d'évaluation des dépenses fiscales et des niches sociales, remis par Henri Guillaume en juin 2011 ?

Enfin, quels sont vos objectifs pour le prochain Placss ? Prévoyez-vous d'évaluer au moins un tiers des niches, conformément à l'obligation organique ?

Je souhaiterais vous interroger sur un dernier point. Après avoir refusé de certifier les comptes 2022 de la branche famille et de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), la Cour des comptes s'est déclarée dans l'impossibilité de certifier les comptes 2023. Les indicateurs de « risques financiers résiduels », relatifs aux prestations dont le montant est erroné, continuent pourtant de se dégrader à 9 mois, et ils ne s'améliorent que légèrement à 24 mois.

Quelle appréciation portez-vous sur cette impossibilité de certification ? Pouvez-vous faire le point sur les actions en cours ? Êtes-vous confiant sur la certification des comptes 2024 ?

M. Pierre Pribile. - Le déficit des comptes sociaux devrait être légèrement supérieur à 16,6 milliards d'euros. Autrement dit, nous ne constatons pas de dérive par rapport à la prévision de la commission des comptes de la sécurité sociale, qui était déjà assez inquiétante.

Dans un avis rendu en juillet dernier, le comité d'alerte sur l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) faisait état d'un dépassement de l'objectif de dépenses de l'ordre de 1 milliard d'euros. Ce dépassement se confirmant de mois en mois, il emporte naturellement des effets sur les comptes sociaux, même si cela ne bouleverse pas l'estimation du déficit.

Vous avez raison de souligner que nous ne sommes pas encore au niveau des exigences de la loi organique en termes d'évaluation des niches sociales. Toutefois, si les allègements généraux ne sont qu'un dispositif parmi 120, ils représentent la quasi-totalité de la masse financière.

Le rapport définitif de la mission Bozio-Wasmer sera présenté au Premier ministre cette semaine. Il devrait donc être disponible dans les jours qui viennent. Le rapport d'étape permet toutefois de se faire une idée assez juste de la conclusion vers laquelle se dirigent les économistes sur le triangle d'incompatibilité constitué par les trois objectifs que sont l'emploi, le dynamisme de la masse salariale et la maîtrise des comptes publics. Dans sa déclaration de politique générale, le Premier ministre a indiqué qu'il souhaitait faire évoluer ce dispositif pour favoriser la dynamique des salaires.

D'autres évaluations sont en cours. Nous n'en mènerons peut-être pas 40 par an, mais nous commençons par les plus importantes. Nous procédons non pas au copier-coller d'évaluations conduites par d'autres organismes de contrôle ou d'évaluation, mais plutôt à la mise en perspective d'évaluations existantes, en renvoyant à celles-ci. Cela explique la concision de l'annexe. De fait, mes équipes ne sont pas taillées pour prendre en charge l'ensemble des évaluations.

Compte tenu des montants engagés au travers du dispositif des allègements généraux, nous couvrons 90 % du montant total des niches sociales. L'année prochaine, ce taux passera à 95 %.

L'année dernière, la Cour des comptes a effectivement refusé de certifier les comptes sociaux. Cette année, elle se déclare dans l'impossibilité de le faire. J'y vois une évolution favorable !

À la fin de l'année 2023, la branche famille a mis en place un plan d'action assez lourd pour améliorer son contrôle interne. La Cour estime à juste titre que ce plan d'action est trop récent pour pouvoir en tirer des conclusions en matière de certification des comptes, mais il en ira sans doute autrement l'année prochaine.

Nous sommes par ailleurs en train de mettre en place le pré-remplissage de certaines déclarations de ressources des allocataires des caisses d'allocations familiales (CAF). Cette réforme est actuellement expérimentée dans cinq départements, avant sa généralisation l'année prochaine. Il s'agit d'un pas majeur vers la sécurisation du calcul à juste droit de prestations telles que le revenu de solidarité active (RSA) ou la prime d'activité.

La Cour des comptes estime enfin que le tableau d'équilibre et le tableau de la situation patrimoniale de la sécurité sociale qui figurent dans ce projet de loi sont cohérents. Le fait que la Cour se déclare dans l'impossibilité de certifier les comptes ne doit donc pas jeter un soupçon sur la sincérité de la présentation de la situation comptable de la sécurité sociale dans son ensemble ni de la branche famille en particulier.

Mme Corinne Imbert, rapporteure pour la branche assurance maladie- La loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 a fixé l'Ondam à 244,1 milliards d'euros, avant que les lois de financement rectificative pour 2023 et initiale pour 2024 ne viennent le porter à 247,6 milliards d'euros.

Je ne reviendrai pas sur les réserves maintes fois exprimées par notre commission sur la cohérence et la crédibilité des montants présentés, jusqu'à nous faire douter de la sincérité des Ondam sur lesquels nous avons eu à nous prononcer. Je constate que, sur un même exercice, la prévision a varié de 3,3 milliards d'euros, sans contexte épidémique particulier et avec des effets de l'inflation somme toute anticipables. Je constate surtout que l'exécution constatée est présentée à 247,8 milliards d'euros, en dépassement par rapport à la dernière révision faite en novembre 2023. J'insiste régulièrement sur le caractère vertigineux de l'Ondam, un agrégat de 250 milliards d'euros que l'on vote en quelques minutes : je tiens à insister une nouvelle fois sur le fait que nous devons aujourd'hui constater un écart de 3,8 milliards d'euros avec la prévision initiale votée en loi de financement de la sécurité sociale.

Comment expliquez-vous que nous n'ayons pas pu retrouver, malgré la fin de la crise sanitaire, un pilotage effectif des dépenses de santé ? Comment garantir un Ondam initial crédible et mettre fin aux révisions substantielles en cours d'exercice et, encore davantage, aux dépassements lors de l'exécution ?

Enfin, pour 2024, il semble que le dépassement à venir soit supérieur à ce que le comité d'alerte anticipait durant l'été. Comment l'expliquer ? À quel ordre de grandeur devons-nous nous attendre pour la révision de l'Ondam 2024 ?

Parmi les facteurs expliquant le dépassement régulier de l'Ondam, le dynamisme des dépenses de soins de ville figure en bonne place. À plusieurs reprises au cours des dernières années, la Cour des comptes a souligné le caractère lacunaire des outils de régulation. La commission a formulé plusieurs propositions pour améliorer le pilotage des dépenses de soins de ville et l'information du Parlement sur l'effet financier des conventions professionnelles. Celles-ci ont systématiquement été refusées par le Gouvernement.

Comment les dépenses conventionnelles de soins de ville, c'est-à-dire pour l'essentiel les honoraires des professionnels de santé, pourraient-elles selon vous être mieux suivies et régulées en cours d'année ? La direction de la sécurité sociale (DSS) travaille-t-elle à faire évoluer l'exercice conventionnel et à améliorer l'information du Parlement sur les effets financiers des conventions conclues par l'assurance maladie ?

Dans son dernier rapport annuel sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale, la Cour des comptes consacre un chapitre aux médicaments anti-cancéreux. Elle souligne que les dépenses de médicaments innovants anti-cancéreux, délivrés à l'hôpital et inscrits sur la liste en sus, ont fortement augmenté.

Pour mieux réguler ces dépenses, la Cour propose dans son rapport d'envisager, dès la première négociation du prix de certaines molécules avec les entreprises du médicament, de fixer une trajectoire pluriannuelle de baisse des prix, afin de planifier leur sortie de la liste en sus.

Quel regard portez-vous sur cette proposition ? Des réflexions sont-elles en cours ?

Mme Pascale Gruny, rapporteur pour la branche vieillesse. - Le chiffrage du déficit de la branche vieillesse pour l'année 2023 a fait l'objet de plusieurs révisions. La loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 l'estimait initialement à 3,6 milliards d'euros. Cette prévision a ensuite été corrigée à 3,8 milliards d'euros par la loi de financement rectificative du 14 avril 2023. La loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 l'a ensuite porté à 1,9 milliard d'euros. Enfin, selon le projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale pour l'année 2023, il s'élèverait finalement à 2,6 milliards d'euros.

Pouvez-vous expliquer ces différences ?

La réforme des retraites de 2023 prévoit le retour à l'équilibre du système de retraites en 2030. Avez-vous effectué le chiffrage des revalorisations de pensions intervenues en juillet 2022 et aux 1er janvier 2023 et 2024 ? Cet équilibre vous paraît-il tenable dans le contexte inflationniste actuel ?

M. Pierre Pribile. - L'Ondam a démontré par le passé qu'il était un outil de pilotage efficace - certains diraient même trop efficace. S'il a été moins efficace récemment, c'est en raison du choc inflationniste et des décisions, notamment les revalorisations salariales dans la fonction publique, en particulier hospitalière, qu'il a rendues nécessaires. Une grande partie des révisions que vous avez signalées sont l'effet des revalorisations décidées en cours d'exercice - de l'ordre de 1,6 milliard d'euros pour les hôpitaux et les services sociaux.

Par ailleurs, la crise covid a contribué à brouiller les prévisions, car celles-ci se fondent en général sur les événements passés. Ce phénomène va s'estomper, car les courbes de 2023 et 2024 nous permettent de prévoir le dynamisme spontané des dépenses pour l'année future avec plus de clarté. L'Ondam devrait donc de nouveau nous permettre d'assurer un pilotage effectif de nos dépenses.

Pour l'année 2024, le dépassement de l'ordre de 1 milliard d'euros identifié par le comité d'alerte de l'Ondam en juillet dernier se confirme. Le seuil d'alerte étant fixé à 0,5 % de l'Ondam, celui-ci n'a pas été dépassé, mais nous n'en sommes pas loin. La première cause de ce dépassement est le dynamisme des indemnités journalières, pour des raisons qui ne sont pas simples à déterminer. L'activité hospitalière semble en revanche plus dynamique qu'escompté, ce qui serait une bonne nouvelle si cela se confirmait.

La régulation en cours d'exercice des dépenses de soins de ville supposerait la régulation du revenu de milliers d'individus. De fait, comment expliquer à une infirmière libérale que son revenu est susceptible d'évoluer en cours d'année du fait du rythme de consommation des dépenses de soins de l'ensemble du système de santé ?

Les conventions sont prises en compte avec sincérité dans nos prévisions d'évolution des dépenses, d'autant qu'elles n'entrent en vigueur que six mois après leur signature, ce qui nous laisse le temps d'intégrer finement leurs effets.

La négociation à l'entrée des prix des médicaments anti-cancéreux que vous pointez est souvent difficile, car si ces médicaments sont onéreux, ils apportent également un bénéfice majeur. Si nous négocions en même temps une trajectoire de baisses de prix futures, nous risquons d'allonger encore des négociations qui sont déjà considérées comme trop longues en raison de certaines demandes déraisonnables.

M. Harry Partouche, sous-directeur des études et prévisions financières, direction de la sécurité sociale. - Entre la LFSS 2023 et la LFRSS 2023 portant réforme des retraites, nous avons enregistré les effets des premières mesures d'âge, notamment la revalorisation du minimum contributif (Mico), qui ont fait passer le déficit de la branche vieillesse de 3,6 à 3,8 milliards d'euros. Par ailleurs, la prévision de progression de la masse salariale du secteur privé, initialement fixée à 4,8 % en septembre 2022, a été revue à 6,3 % en septembre 2023, alors qu'elle n'a finalement été que de 5,7 %. C'est ce qui explique les variations de déficit prévisionnel, puis l'écart avec le déficit constaté.

D'autres facteurs, notamment les recettes qui sont affectées à la branche, le forfait social ou la taxe sur les salaires ont également pesé à la marge, mais la cause principale est l'incertitude très forte qui caractérisait le contexte macroéconomique en septembre 2022.

M. Pierre Pribile. - La perspective d'un retour à l'équilibre à l'horizon 2030 est hélas ! derrière nous. La revalorisation des pensions réalisée au 1er janvier 2024 représente une dépense supplémentaire de l'ordre de 15 milliards d'euros pour les finances publiques. Une telle dépense n'était pas prévue lors de l'examen du projet de loi portant réforme des retraites.

Mme Chantal Deseyne, rapporteur pour la branche autonomie- Notre commission avait souligné que la déconjugalisation de l'allocation aux adultes handicapés (AAH), qui est entrée en vigueur il y a tout juste un an, pourrait avoir des conséquences à la fois sur les montants versés et sur le nombre de bénéficiaires. Disposez-vous de données permettant de mesurer les effets de cette réforme ? Des difficultés ont-elles été rencontrées lors de sa mise en oeuvre ?

Par ailleurs, avec mes collègues Solanges Nadille et Anne Souyris, nous venons de rendre un rapport préoccupant sur la situation des Ehpad. Quelque 66 % de ces établissements se trouvent en grande difficulté. L'an passé au PLFSS, un fonds d'urgence de 100 millions d'euros avait été débloqué pour venir en aide à ces établissements en difficulté. Estimez-vous judicieux de reconduire cette aide d'urgence en 2025 ? Quelles mesures préconisez-vous à long terme ?

Mme Marie-Pierre Richer, rapporteure pour la branche accidents du travail et maladies professionnelles. - Dans le cadre du comité de suivi de l'accord national interprofessionnel pour la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) en date du 15 mai 2023, les partenaires sociaux ont abouti à une proposition ambitieuse pour refonder et moderniser le mode de calcul de la rente AT-MP, avec la création d'une part fonctionnelle dépendant d'un taux d'incapacité spécifique. Quel regard la DSS porte-t-elle sur la proposition des partenaires sociaux ? Celle-ci vous paraît-elle finançable et techniquement réalisable ?

D'après nos informations, le dernier rapport sur la sous-déclaration des AT-MP doublerait ses précédentes estimations concernant le montant de prestations liées à des AT-MP indûment prises en charge par la branche maladie. Il est difficile de comprendre comment, malgré tous les efforts mis en oeuvre par les entreprises, les professionnels de santé et les caisses, la sous-déclaration ait pu doubler en trois ans. Comment expliquer cette dynamique ?

M. Olivier Henno, rapporteur pour la branche famille. - Les indemnités journalières au titre du congé maternité post-natal ont été transférées à la branche famille, pour un coût estimé à 2,1 milliards d'euros en 2023. Selon le rapport à la commission des comptes de la sécurité sociale, l'excédent de la branche famille a de ce fait été réduit de 1 milliard d'euros en 2022, puis de 0,9 milliard d'euros en 2023, de sorte qu'il ne devrait plus s'élever qu'à 0,2 milliard d'euros en 2024. Confirmez-vous ces chiffres ? Ces indemnités journalières ayant augmenté de 19 % entre 2015 et 2023, quelles sont vos prévisions ? Quelles seront les conséquences financières sur la branche famille ? Estimez-vous que celle-ci conserve des capacités suffisantes ?

La Cour des comptes estime par ailleurs qu'il convient de repenser les allocations aux familles nombreuses et mieux analyser le montant des économies réalisées par la modulation des conditions de ressources des prestations familiales. Quel est votre regard sur cette question ? Avez-vous engagé une réflexion sur l'amélioration de l'efficacité et de la cohérence des prestations en faveur des familles nombreuses - je pense notamment à l'articulation du complément familial avec les autres prestations ?

Les dépenses de prévention en matière de santé sont-elles en augmentation ? J'estime qu'il s'agit de dépenses utiles, qui nous permettront de réaliser des économies demain.

M. Pierre Pribile. - L'AAH relève non pas de la DSS, mais de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Je ne puis donc vous répondre sur ce point.

Le fonds d'urgence pour les Ehpad est l'un des facteurs qui expliquent le relèvement de l'Ondam. En ce qui concerne l'année en cours, les perspectives dépendront de décisions politiques.

Nous sommes effectivement en mesure de mettre en oeuvre l'accord national interprofessionnel pour la branche AT-MP que vous évoquez. La question qu'il nous faudra dénouer avec le Parlement dans les semaines à venir est celle de la place de ce nouveau calcul de la rente dans l'équilibre de la branche.

Le montant de la prise en charge d'accidents du travail par la branche maladie du fait de sous-déclarations s'élèverait en fourchette basse à plus de 800 millions d'euros, mais ce montant aurait sans doute été plus important encore sans les efforts des partenaires sociaux pour remédier aux sous-déclarations.

Toutefois, l'effet prix qu'emporte la revalorisation des salaires hospitaliers et le prix des consultations, ainsi que des effets épidémiologiques expliquent les deux tiers de l'évolution de l'évaluation du montant des sous-déclarations.

En ce qui concerne la branche famille, la dynamique des dépenses est ralentie par la trop faible dynamique de la natalité dans notre pays. Notre prisme d'analyse, notamment grâce aux missions parlementaires qui ont été menées, s'est concentré dernièrement sur le soutien apporté aux familles monoparentales, quel que soit leur nombre. Je ne dispose donc pas d'évaluations récentes des prestations familiales pour les familles nombreuses à vous communiquer.

Les dépenses de prévention sont effectivement des dépenses d'investissement ! Elles ont des effets à moyen terme, mais parfois aussi à court terme. L'admission au remboursement à un prix élevé d'un traitement préventif contre la bronchiolite a par exemple permis, dès l'hiver suivant, d'éviter la saturation des services de réanimation pédiatrique.

Mme Christine Bonfanti-Dossat. - Le solde des régimes obligatoires de base et du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) fait apparaître un déficit de 10,8 milliards en 2023 et continue de se creuser jusqu'à atteindre le montant prévu initialement pour 2027. Entendez-vous retenir les préconisations de la Cour des comptes, laquelle mentionne des pistes intéressantes visant, par exemple, à maîtriser des dépenses liées à l'indemnisation des arrêts de travail pour maladie et à simplifier la réglementation en la matière ? Je rappelle qu'en 2022, les arrêts de travail ont augmenté de 8,2 %.

L'Allemagne prévoit de rembourser la dette de la covid en 7 ans. Je n'ose indiquer la durée de ce remboursement pour la France... Pouvez-vous nous éclairer sur ce sujet ?

Mme Raymonde Poncet Monge- Vous notez que le choc inflationniste a emporté une diminution des recettes. Cela s'explique par le fait que les salaires ne suivent pas, mais aussi par le fait que depuis 2017, les exonérations de cotisations non compensées ont explosé. La Cour des comptes souligne en effet qu'entre 2018 et 2022, les exonérations non compensées, qui sont une perte sèche pour la sécurité sociale, ont augmenté de 9 milliards d'euros. Dans le même temps, le déficit de la sécurité sociale a augmenté de 6 milliards d'euros.

Qu'en est-il pour 2023 ? Pouvez-vous nous indiquer le montant des exonérations non compensées depuis 2017 ? En 2022, le manque à gagner était déjà de 18,8 milliards d'euros pour la sécurité sociale. Pourriez-vous nous donner le détail de ces exonérations non compensées pour chacune de nos cinq branches ?

L'Insee estime qu'un tiers au moins de ces primes non compensées se substituent à des augmentations de salaire qui, elles, contribueraient à alimenter les recettes de la sécurité sociale. Combien ces exonérations coûtent-elles pour les salaires supérieurs à 1,6 Smic ?

Mme Florence Lassarade. - En tant que présidente du groupe d'étude sur le cancer, je suis préoccupée par la question de l'accès aux tests de diagnostic moléculaire pour les patients. La réalisation de ces tests est recommandée par les sociétés savantes, car ils permettent de déterminer quelle thérapie ciblée pourra convenir à un patient souffrant d'un cancer.

Mais ces tests sont coûteux, et leur prise en charge n'est que partielle dans le cadre du RIHN (référentiel des actes innovants hors nomenclature). Les établissements de santé doivent supporter un important reste à charge pour pouvoir en réaliser, ce qui freine leur utilisation.

Dans son dernier rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale, la Cour des comptes a questionné la pertinence du modèle de financement actuel et suggéré de le revoir.

La question d'un meilleur accès à ces tests moléculaires, en réévaluant le modèle de leur prise en charge, est-elle étudiée par la DSS ?

Je souhaite également vous interroger sur la question de l'aide médicale d'État (AME). Le projet de transformation de l'AME en AMU (aide médicale d'urgence), qui relève de la loi, a été abandonné l'an dernier lors de l'examen du projet de loi Immigration.

Des réflexions pour faire évoluer l'AME semblent être envisagées par le Gouvernement, sachant que la précédente Première ministre, Mme Élisabeth Borne, avait déjà indiqué au président du Sénat, dans un courrier de décembre 2023, avoir demandé aux ministres concernés de préparer des modifications réglementaires et législatives du dispositif de l'AME.

À ce stade, et sans préjuger des arbitrages du Gouvernement, quelles vous semblent être les évolutions envisageables par voie réglementaire - sans passer, donc, par le Parlement ?

M. Bernard Jomier. - Nous vous rejoignons sur la nécessité d'équilibrer les comptes de la sécurité sociale, un objectif que nous avons porté à l'occasion de chaque LFSS. Le fait de placer la sécurité sociale dans une situation de déficit résulte selon nous d'un choix politique et je constate que la Cour des comptes - sans évoquer un choix politique - juge qu'une telle situation est contraire aux principes fondamentaux de la sécurité sociale, tout en pointant un défaut de volonté politique pour ce qui est du retour à l'équilibre des comptes sociaux. Si la méthode pour revenir à l'équilibre ne fera pas l'unanimité, il faut souligner que la sécurité sociale n'a pas vocation à être en déficit.

En l'absence de PLFSS, nous allons devoir débattre d'un Placss via un mode d'examen extrêmement dégradé : ledit projet de loi aurait dû être examiné au printemps, mais le gouvernement de Gabriel Attal l'a transmis en retard, d'où une inscription tardive à l'ordre du jour, au mois de mai, le processus ayant ensuite été interrompu par la dissolution de l'Assemblée nationale. Par conséquent, nous débattrons au mois d'octobre du Placss 2023, le principe et la lettre de la loi organique du 14 mars 2022 relative aux lois de financement de la sécurité sociale n'étant pas respectés. Nous sommes donc confrontés à un désordre dans les comptes sociaux qui résulte lui-même d'un désordre politique et d'une absence de pilotage.

Par ailleurs, vous avez souligné que l'inflation avait eu un effet sur les dépenses et les coûts. Or, depuis quelques mois, les salaires progressent désormais plus vite que l'inflation, ce qui devrait entraîner une augmentation des recettes. La progression relativement forte du salaire moyen par tête (SMPT) est ainsi un facteur d'accroissement des recettes : êtes-vous en mesure d'évaluer l'impact de cette deuxième phase de la crise inflationniste sur les comptes sociaux ?

S'agissant des indemnités journalières (IJ), les comptes mensuels de la sécurité sociale publiés à la fin du mois de juin montrent une progression de 4,3 %, ces documents l'expliquant par la hausse du SMPT et par une progression du volume, en particulier sur les arrêts de plus de trois mois. Avez-vous mené une analyse plus précise de la tranche d'âge concernée et des causes de ce phénomène ? Cela nous permettrait d'éviter le refrain sur la responsabilité des médecins et les contrôles qu'il faudrait mettre en place pour améliorer la situation.

Enfin, vous avez mentionné le dynamisme de l'activité hospitalière comme un élément positif. Pour faire le lien avec l'intervention d'Olivier Henno relative à la prévention, ce type d'analyse ne traduit-il pas le fait que la sécurité sociale s'écarte de ses objectifs fondamentaux, à savoir une réflexion autour de la socialisation et de la prévention des risques ? Le virage de la prévention, amorcé par François Braun, n'a pas été mené à bien : où en sont les réflexions de la sécurité sociale sur cette question ? Votre discours n'a pas mentionné ce point, alors que l'exemple de l'Australie montre que le recrutement de nombreuses infirmières et un investissement à hauteur de 80 millions d'euros permettent de récupérer 110 millions d'euros au bout de trois ans. Ce type d'investissement est quasiment toujours rentable, mais il reste à savoir si un pilotage à moyen terme est envisageable dans les conditions politiques actuelles.

M. Pierre Pribile. - S'agissant des arrêts de travail, je ne suis pas en mesure de vous faire part d'éventuelles décisions à la suite des recommandations de la Cour des comptes. La dynamique des dépenses doit effectivement être appréciée en tenant compte de l'effet « prix » et des évolutions liées à la revalorisation du Smic et des salaires, ainsi que des effets d'âge dans la mesure où la progression du taux d'emploi des seniors renforce la fréquence des arrêts maladie. Cela étant dit, une fois ces retraitements effectués, le « recours » aux arrêts de travail reste plus élevé et nous ne sommes pas encore en mesure de l'expliquer. En tout état de cause, cet effet de volume explique la dynamique assez atypique de ces dépenses.

Concernant la dette covid, le terme du remboursement est désormais fixé à 2033. Ce dernier s'effectue à un rythme légèrement plus rapide que prévu, ce qui laisse entrevoir une fin du remboursement par la Cades dès 2032.

Pour ce qui est des exonérations non compensées et du rapport de la Cour des comptes, nous ne contestons aucun des chiffres présentés. S'agissant du coût des allègements généraux, je vous renvoie à un éclairage figurant dans le rapport à la commission des comptes de la sécurité sociale de mai 2024, qui détaille à la fois le coût de ces allègements et leur évolution, marquée par une forte dynamique. Basées sur le Smic, les revalorisations de ce dernier et le tassement des salaires qui en a résulté ont eu des impacts considérables sur leur coût. En outre, l'annexe 2 du Placss détaille assez précisément le coût de ces exonérations, sans cependant présenter un historique, mais nous pourrons vous le transmettre.

Mme Delphine Champetier, cheffe de service, adjointe au directeur de la sécurité sociale. - Les tests de diagnostic moléculaire en oncologie et les recherches sur les biomarqueurs sont des actes financés par un dispositif spécifique, le RIHN, au moyen d'une enveloppe fixe. Au fur et à mesure du développement de ces tests, l'objectif consiste à passer à un financement via les dépenses générales de ville, mais tout ceci nécessite une réévaluation par la Haute Autorité de santé (HAS).

M. Pierre Pribile. - J'insiste sur le fait que les fonds alloués aux dépistages des cancers n'ont pas diminué. Certes, une réorganisation est intervenue puisque les caisses primaire d'assurance maladie (CPAM) assurent désormais une partie des missions auparavant confiées aux centres régionaux de coordination des dépistages des cancers (CRCDC). Si une réallocation des moyens a donc eu lieu, aucune mesure d'économies n'a été mise en oeuvre. Au contraire, nous devons améliorer la dynamique de dépistages afin de prévenir davantage les cancers, améliorer la santé de la population et réduire les dépenses liées à la prise en charge de ces maladies.

Enfin, l'AME ne relève pas du champ des PLFSS. Pour autant, notre référence en la matière reste le rapport publié par Claude Évin et Patrick Stefanini, qui constate que ce dispositif est utile et n'encourage pas massivement l'immigration illégale, contrairement à ce que l'on entend parfois dans le débat public.

M. Harry Partouche. - Concernant l'évolution des comptes sociaux, le véritable sujet a trait à l'évolution différenciée des salaires et de l'inflation, dans le cadre d'un choc d'inflation, pour l'essentiel importé depuis 2022. Les salaires ont augmenté moins vite que l'inflation : le salaire économique - c'est-à-dire corrigé des effets de l'activité partielle - a progressé de 3,5 % pour une inflation à 5,3 % en 2022 ; en 2023, le salaire économique a augmenté de 4,4 % pour une inflation à 4,8 %, ce retard des salaires ayant eu un impact sur les recettes de la sécurité sociale.

Dans le même temps, les dépenses de la sécurité sociale ont été affectées, soit en temps réel par la revalorisation anticipée des prestations sociales en juillet 2022, soit avec un effet de décalage de l'ordre d'une année s'agissant de l'Ondam, très sensible à l'inflation, notamment au titre des rémunérations en établissement et en ville, ou encore au titre des IJ. Le prochain rapport à la commission des comptes de la sécurité sociale mettra davantage l'accent sur l'analyse économique des conséquences de l'inflation.

M. Pierre Pribile. - J'en viens à votre commentaire sur le fait d'avoir présenté la dynamique d'activité de l'hôpital comme un facteur positif, en précisant qu'il s'agissait d'une réflexion d'ordre plus sanitaire que comptable. Sur ce dernier plan, une dynamique supérieure aux prévisions est en effet davantage source de dépenses supplémentaires et imprévues pour les comptes sociaux. Je ne me réjouissais pas du fait que les gens aient besoin de l'hôpital, les dépenses de prévention étant éminemment utiles, mais exprimais le souhait de voir l'hôpital retrouver un niveau d'activité d'avant-crise, en cohérence avec les besoins de la population. N'y voyez en tout cas aucune remise en cause des politiques de prévention.

Mme Jocelyne Guidez. - Pourriez-vous nous donner des exemples concrets de simplification des normes - en cours ou à venir -, notamment dans des secteurs identifiés comme étant à risques, à l'instar des audioprothèses ou des centres dentaires ?

Par ailleurs, le rapport insiste sur la distinction entre fraudes, abus et erreurs. Comment la sécurité sociale adapte-t-elle ses dispositifs pour mieux identifier et traiter ces trois situations distinctes, tout en évitant de pénaliser les usagers de bonne foi ?

M. Khalifé Khalifé. - Le Sénat a récemment publié un rapport sur la financiarisation de la santé. Avez-vous identifié des éléments comptables qui pourraient compléter l'analyse du Sénat ?

Mme Céline Brulin. - Vous avez indiqué qu'il était impossible d'absorber l'inflation et les revalorisations salariales dans le cadre de l'Ondam d'une seule année. Nous pourrions adopter le même raisonnement pour d'autres sujets, l'inflation n'ayant pas impacté que les salaires. Comment pourrions-nous prendre en compte ce paramètre de l'absorption dans le temps, alors qu'il semble manquer dans les objectifs tels qu'ils sont actuellement fixés ?

Sur un autre point, vous avez mis en exergue la difficulté à identifier les causes de la progression des IJ. Ce manque de précision - qui n'est pas de votre fait - me semble contredire un argument souvent employé dans le débat public selon lequel la réduction des IJ représenterait l'un des principaux leviers d'économies pour les comptes sociaux. À quelle échéance des précisions pourraient-elles être apportées ?

M. Dominique Théophile. - L'élargissement de la vente des médicaments à l'unité reste malaisé. Avez-vous déjà évalué l'effet de cette solution dans la réduction des dépenses ?

M. Philippe Mouiller, président. - Le directeur de la sécurité sociale ayant à nous quitter, il apportera une réponse par écrit à cette dernière série de questions. Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 - Désignation de rapporteurs

M. Philippe Mouiller, président. - Nous devons désigner nos rapporteurs de branche sur le PLFSS pour 2025, texte qui devrait être connu vers le 10 octobre. Sous réserve des conclusions de la conférence des présidents, le passage en commission est envisagé le 13 novembre et l'examen en séance la semaine du 18 novembre.

Je vous propose de reconduire l'équipe de rapporteurs du PLFSS pour 2024 : pour la branche assurance maladie, Mme Corinne Imbert ; pour la branche vieillesse, Mme Pascale Gruny ; pour la branche famille, M. Olivier Henno ; pour la branche accidents du travail et maladies professionnelles, Mme Marie-Pierre Richer ; pour la branche autonomie, Mme Chantal Deseyne.

Il en est ainsi décidé.

Projet de loi de finances pour 2025 - Désignation de rapporteurs pour avis

M. Philippe Mouiller, président. - De même, nous devons désigner nos rapporteurs pour avis sur le PLF pour 2025. Je vous propose, là aussi, de reconduire l'équipe de rapporteurs du PLF pour 2024 : Mme Jocelyne Guidez sur la mission « Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation » ; Mme Nadia Sollogoub sur la mission « Cohésion des territoires », programme « Hébergement, parcours vers le logement et insertion des personnes vulnérables » ; Mme Pascale Gruny sur la mission « Régimes sociaux et de retraite » et le compte d'affectation spéciale « Pensions » ; Mme Florence Lassarade sur la mission « Santé » ; M. Laurent Burgoa sur la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances » ; Mme Frédérique Puissat sur la mission « Travail et emploi ».

Il en est ainsi décidé.

La séance, suspendue à 10 h 20, est reprise à 11 h00.

Situation des crèches - Audition de M. Victor Castanet, auteur de l'ouvrage Les Ogres

M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, nous allons entendre à présent le journaliste Victor Castanet.

Je vous précise que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo, retransmise en direct sur le site du Sénat. Elle sera disponible en vidéo à la demande et est ouverte à la presse.

Monsieur Castanet, nous avons souhaité vous entendre quelques jours après la parution, le 18 septembre dernier, de votre livre intitulé Les Ogres. Cet ouvrage, consacré principalement à un des leaders français du secteur des crèches privées People & Baby, a mis en lumière les conséquences d'un système d'optimisation des coûts, parfois au détriment de la qualité de l'accueil et du bien-être des enfants : ce que vous appelez le « syndrome Ryanair. » À ce titre, les récits de maltraitance sur les enfants, mais également de souffrance au travail des employés décrits dans votre livre sont glaçants.

Votre ouvrage s'intéresse également à la question des contrôles effectués par les centres de protection maternelle et infantile (PMI) et les caisses d'allocations familiales (CAF), ainsi qu'à l'absence de pilotage national dans ce domaine. Enfin, il pointe du doigt un système de financement extrêmement complexe, « indétricotable » selon vous, qui interroge les parlementaires que nous sommes sur le bon emploi de l'argent public.

Monsieur Castanet, après votre propos liminaire, les membres de la commission vous interrogeront, en premier lieu Olivier Henno, rapporteur pour la branche « famille ».

M. Victor Castanet, auteur de l'ouvrage Les Ogres - Je tiens tout d'abord à vous remercier d'avoir organisé cette audition et de porter par là même ce sujet majeur de la petite enfance.

Ce n'est pas dans mon habitude, mais je commencerai par un propos qui pourrait être perçu comme politique. Dans cette enquête, des centaines de témoins mettent au jour un vaste système de maltraitance, qui se déploie au détriment des contribuables, des salariés des crèches et surtout de nos enfants, avec des séquelles qui peuvent perdurer pendant plusieurs années, voire pendant une vie entière, qu'il s'agisse de problèmes de sociabilisation, des rapports aux autres et notamment à l'adulte, de syndromes post-traumatiques ou encore de retards, notamment au niveau du langage et de la propreté.

Nous ne rappellerons jamais à quel point les 1 000 premiers jours de nos enfants sont déterminants pour leur vie future. Au-delà des irrégularités dont je dresse une liste non exhaustive - politique de suroccupation, non-respect des ratios d'encadrement, pratiques commerciales trompeuses, clauses contractuelles abusives, montages immobiliers, non-paiement des fournisseurs, dynamique du low cost -, j'ai été amené à rencontrer dans toute la France des familles dont les enfants avaient été affectés par des dysfonctionnements graves et/ou des faits de maltraitance. Le drame de Lyon, qui a entraîné la mort d'un nourrisson de onze mois en juin 2022, est le cas le plus tragique ; mais je pense également aux neuf enfants de la crèche de Villeneuve d'Ascq concernés par des faits de maltraitance et de privation de nourriture ; je pense au petit Elias à Metz, que ses parents ont retrouvé l'oeil ensanglanté ; je pense à Ismaël, à Paris, que sa mère a découvert avec des traces de coups et de griffures. À Bordeaux, à Aix-en-Provence, à Marseille, à Dijon, à Dreux et dans tant d'autres villes, des parents et des professionnels de la petite enfance m'ont rapporté des défaillances graves.

La régularité de ces incidents doit nous alerter. Au-delà des dérives d'un groupe, la dynamique du low cost impulsée par trois grands acteurs - People & Baby, Les Petits Chaperons Rouges et La Maison Bleue - a entraîné une dégradation continue des conditions de travail et de la qualité d'accueil, avec la complicité de nombreuses villes, collectivités territoriales et ministères. Partout, on a fait le choix du moins cher et donc du moins-disant. Le mode de financement pensé par l'administration, la fameuse prestation de service unique (PSU), a participé de cette dégradation en se focalisant uniquement sur des critères financiers et d'occupation, négligeant ainsi les questions de qualité.

Depuis la publication de mon enquête, des adjoints à la petite enfance de six grandes villes - Paris, Lyon, Marseille, Dijon, Lille et Bordeaux - ont organisé une conférence de presse pour dénoncer cette dynamique du low cost et demander la remise à plat du mode de financement. Des syndicats tels que la CGT ont lancé un appel à la grève, des organisations du secteur tels que le syndicat national des professionnels de la petite enfance se sont mobilisés, des parlementaires socialistes, écologistes et insoumis se sont positionnés sur le sujet en procédant à des auditions ou en créant des groupes de travail dédiés aux problématiques des crèches.

En revanche, du côté de l'exécutif et plus globalement de la majorité présidentielle, rien, aucun signe, pas un mot. La ministre en place, Agnès Canayer, nommée depuis une dizaine de jours, n'a pas eu une expression publique sur le sujet ; aucune enquête de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) ou de l'inspection générale des finances (IGF) n'a été diligentée ; la direction de People & Baby n'a pas été convoquée, ni aucun autre acteur du secteur ; les autorités de contrôle, les PMI (protection maternelle et infantile) et les CAF (caisses d'allocations familiales ) n'ont pas été questionnées : pourquoi ? De plus en plus de professionnels et de familles s'étonnent de ce silence assourdissant. Ce sujet ne peut pas faire l'objet de querelles politiciennes ou d'intérêts partisans : que l'on soit de droite, de gauche ou du centre, il nous concerne tous. Il y va de la sécurité et du bien-être de nos enfants.

M. Philippe Mouiller, président. - Merci pour ces propos liminaires qui dressent le tableau de la situation. Je sais que la ministre Agnès Canayer suit nos travaux et je pense que vous aurez très rapidement de ses nouvelles.

M. Olivier Henno, rapporteur pour la branche « famille ». - Le point commun des Fossoyeurs et des Ogres est qu'ils concernent les personnes les plus fragiles de notre société, vers lesquelles l'action publique doit être dirigée en priorité. D'autres livres, tels que celui d'Aziliz Le Corre - L'Enfant est l'avenir de l'homme : la réponse d'une mère au mouvement « No kids » - traitent de la question du désir d'enfants, lié à des problématiques concrètes comme la garde d'enfants, qui est centrale et qui doit rassurer les parents.

Je tiens à saluer l'organisation de cette audition, qui pourrait se prolonger sous la forme d'une mission d'information ou d'une commission d'enquête.

La première de mes interrogations a trait au financement. En termes quantitatifs, la branche famille de la sécurité sociale a consacré, en 2023, 5,3 milliards d'euros aux établissements d'accueil du jeune enfant (EAJE), auxquels s'ajoutent une augmentation de 1,5 milliard d'euros des financements du Fonds national d'action sociale (Fnas) d'ici à 2027, ainsi que les crédits d'impôt - comme le crédit d'impôt famille (Cifam) - et les financements du bloc communal, à hauteur de 4 milliards d'euros environ. Il n'est donc pas possible d'affirmer que nous ne consacrons pas d'argent public à la petite enfance. Quel regard portez-vous sur ce mode de financement ? Faut-il le revoir en profondeur ?

S'agissant du personnel et de la réglementation applicable, il manque déjà au moins 10 000 professionnels et les départs à la retraite ne faciliteront pas une situation assez grave. Parallèlement, les métiers de la petite enfance sont moins attractifs que par le passé : dans ma génération, les collégiens, lycéens et étudiants étaient davantage attirés par la puériculture. Comment redonner de l'attractivité à ce secteur, au-delà de la question du low cost ?

J'en viens à la problématique de la financiarisation, sujet sur lequel Bernard Jomier, Corinne Imbert et moi-même avons rédigé un rapport d'information concernant celle de la santé. Disposez-vous d'exemples précis dans lesquels des fonds d'investissement auraient pesé dans les décisions stratégiques de ces grands groupes, au détriment de l'accueil de nos enfants ?

En outre, le rôle des CAF et des PMI pose question, le contrôle qualitatif s'étant révélé insuffisant. Y voyez-vous une absence de pilotage ou une réelle volonté de ne pas aborder le sujet ?

Enfin, et même s'il est toujours délicat d'évoquer les travaux de l'autre chambre, la commission d'enquête de l'Assemblée nationale consacrée aux crèches n'a pas fait, selon vous, de révélation majeure, les sujets ayant été, je cite, « survolés ». Quel regard portez-vous sur ses travaux ?

M. Victor Castanet. - Plus technique que les situations de maltraitance que j'ai pu évoquer dans les médias, le mode de financement est une question centrale. Tous les opérateurs du secteur, qu'ils soient associatifs, municipaux ou privés, se plaignent de la PSU, créée en 2002 et dont les effets négatifs ont été amplifiés par la réforme de 2014. Ce système de financement a été pensé sous l'impulsion de Bercy et de la Cour des comptes, dont certains membres m'ont confié avoir fait une erreur dans ce domaine.

Concrètement, la PSU a été conçue dans une seule visée, à savoir l'optimisation de l'utilisation de l'argent public dans le cadre d'un financement à l'heure, à l'image de la tarification à l'acte (T2A) à l'hôpital, avec comme idée directrice de pouvoir vérifier que chaque euro dépensé correspond bien à une heure de présence effective auprès de l'enfant.

À partir de 2014, le taux d'occupation et le taux de facturation ont été introduits : le premier permet de suivre l'occupation d'une crèche en fonction des heures facturées aux familles, le second d'apprécier la différence entre le nombre d'heures facturées et le nombre d'heures de présence effective, puisque des parents peuvent retirer leur enfant plus tôt que prévu certains jours. Ce sont des systèmes d'une complexité inouïe dans lesquels les dotations horaires sont plus ou moins élevées en fonction du taux de facturation et qui ont poussé les opérateurs à maximiser l'occupation effective. Il en a résulté la mise en place d'une incroyable usine à gaz, puisque les parents ont dû commencer à badger systématiquement à l'arrivée et au départ de la crèche, parfois au quart d'heure près, tandis que les opérateurs ont été incités à se focaliser sur les taux d'occupation et de facturation.

Plusieurs opérateurs m'ont confié que ce système est dénué de sens : si un enfant part plus tôt que prévu ou ne vient pas un après-midi, ils ne vont pas retirer une auxiliaire de puériculture, mais seront pénalisés financièrement. Dans ce dispositif, tous les opérateurs - le secteur privé se montrant peut-être encore plus efficient sur ce point - ne pensent qu'à remplacer chaque absence et positionnent donc des enfants comme des « bouche-trous », sur telle tranche de deux heures ou tel après-midi.

Cette manière de gérer une crèche, néfaste pour les enfants, a notamment conduit les fondateurs de Babilou à quasiment doubler le nombre d'enfants présents dans nombre de leurs crèches. D'un point de vue de la gestion de l'argent public, ce mode de fonctionnement pourrait paraître fondé dans la mesure où l'on accueille plus d'enfants sans créer de places de crèche supplémentaires. Cependant, du fait de ce doublement du nombre d'enfants, les professionnelles de la petite enfance doivent gérer en permanence des arrivées et des départs et n'ont plus la possibilité de suivre attentivement un groupe d'enfants stables de septembre à juin, ce qui les empêche de définir un projet éducatif. Cette évolution a dégradé le sens même de leur travail, certaines expliquant avoir l'impression que les crèches se sont transformées en halls de gare et les enfants en codes-barres. De plus, cette dégradation des conditions de travail des personnels et du sens de leur mission va totalement à l'encontre du bien-être des enfants, qui ont avant tout besoin de stabilité et non pas d'avoir de nouveaux compagnons en fonction des créneaux.

Il s'agit d'ailleurs d'un des rares points sur lesquels les opérateurs s'accordent, qu'il s'agisse de groupes associatifs, de groupes privés ou de l'ensemble de ces maires adjoints qui ont organisé la conférence de presse mentionnée précédemment. Ils racontent tous la même histoire et tous se sont plaints auprès de leurs CAF et de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), depuis la création de ce système. Une ancienne directrice adjointe de la Cnaf, Frédérique Leprince, témoigne d'ailleurs dans mon livre : après avoir mis en place cette PSU - avant la réforme de 2014 -, elle raconte avoir reçu des alertes dès 2004, deux ans après la mise en place de ce mécanisme. Elle a demandé à la Cnaf d'améliorer le dispositif en mettant en place un système de forfait et non plus à l'heure, mais aucune remise en cause n'est intervenue du côté de la Cnaf ou de l'administration, malgré ces alertes du terrain. Certaines villes ont tenté, sans succès, de résister en refusant d'appliquer cette PSU, mais ont été finalement obligées de céder.

Le fait que ce mouvement de résistance ne soit pas parvenu à faire obstacle à ce mécanisme est d'ailleurs très difficile à comprendre, peut-être est-ce en raison de l'insistance de Bercy sur l'optimisation de la dépense publique. Néanmoins, les choses vont peut-être changer : des maires se sont positionnés publiquement et des rapporteurs de la Cour des comptes doivent, dans les jours qui viennent, publier un nouveau rapport actant les dysfonctionnements majeurs de ce mode de financement, qui n'est pas pensé en fonction des besoins des professionnels et des enfants.

J'en viens à votre question portant sur la gestion du personnel. Dans les métiers de la santé et du care, dans les maisons de retraite comme dans les crèches, il s'agit d'un point crucial. Je précise que je n'affirme jamais dans mon livre que tous les groupes privés dysfonctionnent et que tout va pour le mieux dans le secteur public. En effet, des différences d'approche existent dans le privé en termes de gestion des ressources humaines et de stratégies de développement, avec des écarts parfois colossaux. Ayant pu me procurer des audits du cabinet KPMG, j'ai ainsi pu constater qu'il existait un écart de 15 % à 20 % sur la masse salariale entre Babilou et La Maison Bleue, avec 11 500 euros de masse salariale par berceau pour la première et 9 500 euros pour la seconde.

Concrètement, il manquait environ 400 équivalents temps plein (ETP) au sein de La Maison Bleue, soit un poste par structure. Dans mon enquête précédente, j'avais pu constater que la marge d'Orpea reposait certes sur du détournement d'argent public, mais avant tout sur des économies de masse salariale puisque le groupe enlevait entre 1 et 4 postes d'auxiliaires de vie dans ses résidences, malgré le fait que ces derniers avaient été budgétés et financés par l'argent public, les autorités de contrôle ne parvenant pas à repérer ces excédents de dotations qui repartaient ensuite vers le siège et qui pouvaient représenter jusqu'à 20 millions d'euros par an.

J'ai pu identifier un système similaire au sein du secteur de la petite enfance et notamment dans un groupe tel que La Maison Bleue, qui a sciemment retiré 10 % de la masse salariale pour faire de la marge. Cette pratique a été confirmée par quatre directeurs régionaux qui ont quitté leur poste après avoir découvert le pot aux roses. Bien loin d'incidents isolés, il s'agissait bien d'une politique pensée au siège, et, lorsqu'un contrôle de la PMI intervenait et constatait un non-respect des ratios d'encadrement, il suffisait à La Maison Bleue d'invoquer le déficit d'attractivité du secteur et les pénuries de personnels, argumentation qui pouvait être recevable pour un poste manquant. J'ai pu avoir accès à un certain nombre de rapports de PMI dans lesquels les inspecteurs ont écrit noir sur blanc que la capacité réglementaire des établissements n'était pas respectée, tout comme les ratios d'encadrement. Pourtant, il ne me semble pas qu'ils aient donné lieu à des fermetures administratives.

Pour donner un autre exemple de cette gestion du personnel, j'ai recueilli le témoignage d'une jeune directrice qui, venant de la psychiatrie, rêvait de travailler dans le secteur de la petite enfance : âgée de 25 ans, elle décide de suivre un master en management pour devenir directrice et répond à une annonce publiée par People & Baby. Immédiatement rappelée, elle explique qu'elle ne dispose d'aucune expérience et indique qu'elle devra être accompagnée, point sur lequel on lui affirme qu'il n'y aura aucun problème.

Embauchée, elle déménage, part à Paris et se retrouve à ouvrir une crèche seule, sans aucun accompagnement, avec pour seule aide une auxiliaire de puériculture, débutante elle aussi, qui n'a jamais changé une couche de sa vie. La directrice censée l'accompagner est en effet elle-même débordée, et cette jeune directrice doit alors accueillir les enfants, assumer la gestion administrative et faire fonctionner les réfrigérateurs et les fours, sans disposer d'aucune compétence. Alors qu'elle prend peur, on lui propose de gérer une deuxième structure, ce qu'elle refuse avant de décider de démissionner au bout d'une semaine. Si elle était restée, peut-être que des incidents graves auraient pu se produire ; toujours est-il qu'on a laissé une jeune femme dépourvue d'expérience s'occuper de la gestion d'une crèche sans aucun soutien. Après cette démission, elle a quitté le secteur de la petite enfance, alors même qu'elle rêvait d'y travailler.

Cela en dit long sur la pénurie de personnel et la perte d'attractivité du secteur. Les groupes qui ont dégradé les conditions de travail dans des logiques d'optimisation des coûts et de la masse salariale en sont aussi responsables. Améliorer le fonctionnement des structures en mettant fin à la dynamique du low cost permettra sans doute de faire revenir des professionnels.

Les personnes qui s'occupent de nos enfants sont à 90 % des femmes. Leurs métiers sont peu valorisés par la société et extrêmement mal payés. Les logiques d'industrialisation ont des conséquences sur les conditions de travail. Je compare souvent ces femmes aux ouvriers de l'ère industrielle dans le secteur automobile, à la différence que ces derniers étaient extrêmement syndiqués ; leur force de mobilisation et de résistance face aux patrons leur permettait d'obtenir des revalorisations salariales et des accords collectifs satisfaisants. Et il y avait un dialogue social, ce qui n'est pas le cas dans le secteur de la petite enfance. De même, il y a très peu de syndicats. Des groupes profitent de cet état de fait, qu'ils ont amplifié. Ainsi, La Maison Bleue maintient 400 structures juridiques distinctes, afin d'avoir moins de charges patronales à payer en restant sous le seuil de cinquante salariés et de ne pas avoir de représentation du personnel à l'échelon national. Le groupe se vante de faire de la « déflation salariale », les augmentations de salaire ne dépassant pas 1 %. D'ailleurs, depuis la publication de mon livre, il n'y a pas eu de grève ou d'arrêt de travail dans le secteur ; comme il s'agit de femmes très jeunes, précarisées et dissociées les unes des autres, aucun mouvement ne peut se mettre en place. La question de la représentation du personnel et du dialogue social est évidemment essentielle pour faire revenir les professionnels.

J'en viens à la financiarisation. On critique souvent, parfois à raison, le rôle de l'actionnariat : visiblement, personne à Orpea n'imaginait qu'avoir des taux de marge aussi importants dans un secteur traitant d'êtres humains entraînerait une dégradation de la qualité d'accueil... Mais, chez People & Baby, s'il y a eu des dérives pendant vingt ans, c'est précisément parce qu'il n'y avait pas d'actionnaires. Le groupe ne réalisait pas d'hyperprofits ; il était en déficit permanent. J'ai mis des mois à comprendre : en réalité, les fondateurs se sont enrichis non pas grâce aux dividendes, mais grâce à un système de sociétés civiles immobilières (SCI) qui fonctionnait en parallèle, voire au détriment de People & Baby. Des SCI appartenant en propre à ces derniers - cela représente aujourd'hui 7 millions d'euros de loyers annuels et une valorisation comprise entre 120 millions d'euros et 150 millions d'euros - louaient leurs locaux au groupe en fixant les prix, avec des risques de surfacturation. En l'espèce, les dérives ont été rendues possibles par l'absence d'actionnaires. Quand il n'y a pas d'actionnaires, il y a également beaucoup moins de contrôles : le comité de direction d'un fonds d'investissement peut contrôler qu'il n'y a pas de surfacturation des loyers ou de pratiques irrégulières. Si certains actionnaires peuvent parfois être trop voraces, quand il n'y en a pas du tout, les risques sont plus importants.

Derrière le développement de People & Baby, il n'y a pas de fonds d'investissement. Il y a un fonds de dette, Alcentra, qui a été absorbé voilà peu par Franklin Templeton, un des plus grands fonds au monde. Le fonds de dette a prêté 450 millions d'euros à People & Baby entre 2018 et 2022, non pas pour améliorer la qualité de ses structures, mais pour en acheter d'autres, à Dubaï, à Singapour, en Chine, aux États-Unis. Mais l'argent n'est jamais gratuit : quand un fonds de dette prête 450 millions d'euros, c'est avec des taux d'intérêt très importants, en l'occurrence autour de 10 %. La dette s'est ainsi amplifiée à une vitesse folle, immaîtrisable, pour atteindre 600 millions d'euros : en 2023, People & Baby devait rembourser 37 millions d'euros d'intérêts annuels. Le groupe a été dépassé et n'a pas pu rembourser. Alcentra et Franklin Templeton ont alors sorti le fondateur de la gestion opérationnelle. Aujourd'hui, People & Baby, qui s'occupe tout de même de milliers d'enfants dans toute la France, est piloté par un fonds de dette anglo-saxon n'ayant absolument aucune compétence en matière de petite enfance et dont la visée première est de récupérer les 600 millions d'euros que le groupe lui doit. Des processes ont été mis en place avec les conseils d'un banquier d'affaires pour démembrer People & Baby. Bercy aura-t-il un regard sur les modalités de vente de tout ou partie d'un des plus grands opérateurs de crèches de France ?

Mme Christine Bonfanti-Dossat. - Si je vous rejoins sur de nombreux points, deux éléments me heurtent. D'abord, même si je connais votre impatience, il faut laisser à la ministre le temps de pouvoir agir. Ensuite, lorsque vous pointez la responsabilité des pouvoirs publics, notamment de certains élus qui se vantent de faire des économies, vous pensez surtout - je l'ai bien compris - aux grandes villes. Mais nous sommes nombreux ici à avoir été maires de petites communes et à avoir créé ou géré des crèches avec pour seule boussole le bien-être des enfants. Ne pensez-vous pas avoir été un peu désobligeant envers ces maires qui se dévouent sans compter pour protéger notre bien le plus précieux : nos enfants ?

Mme Cathy Apourceau-Poly. - Vous avez été alerté sur la situation des crèches en 2022. Mais le problème existait depuis des années. Comment se fait-il que l'État ne s'en soit pas rendu compte ?

Dans votre livre, vous décrivez les cas de maltraitance - cela ne concerne évidemment pas, tant s'en faut, la majorité des salariés -, ainsi que la dégradation des conditions de travail. Ce que vous remettez en cause, c'est un système. Il y a d'ailleurs des similitudes avec ce que l'on observe dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) privés.

Les établissements privés concernés surfacturent et font payer à la CAF des prestations qui ne sont pas honorées. Pour moi, c'est du vol. Derrière tout cela, il y a - vous le démontrez - l'ouverture à la concurrence et la financiarisation du secteur. Une entreprise qui réserve un berceau à 10 000 euros par an ne débourse que 2 500 euros ; ce sont donc les finances publiques, via les déductions fiscales, qui prennent en charge la plus grande partie de la dépense.

Si les contrats en délégation de service public (DSP) sont pour vous le symbole et le symptôme d'un système à la dérive, j'ai surtout été interpellée par ce que vous avez indiqué sur les pratiques d'enrichissement par le biais de SCI mises en place par les fondateurs de People & Baby. Mais comment se fait-il que l'État ne s'en soit pas rendu compte ? Comment se fait-il que les CAF n'aient pas vu ce système mafieux ? Je ne comprends pas qu'il n'y ait pas eu plus de contrôles.

Mme Brigitte Devésa. - Vous le soulignez, les différents opérateurs se plaignent du financement actuel. N'est-on pas en mesure de proposer une grande réforme sur la PSU ?

Certes, les 1 000 premiers jours de la vie d'un enfant sont essentiels, et il faut évidemment parer à toute maltraitance. Mais qu'entendez-vous par « maltraitance administrative » ? Je m'étonne de ce que vous dénoncez. Pourquoi les différents acteurs du secteur n'ont-ils pas alerté les autorités de tutelle ? Pourquoi l'État et la Cnaf n'ont-ils rien fait ?

À entendre la collègue qui vient de s'exprimer, la DSP est quelque chose de répréhensible et tous ceux qui y ont recours sont des voyous.

Mme Céline Brulin. - Elle n'a pas dit cela !

Mme Brigitte Devésa. - Quasiment...

Connaissant tout de même un peu les DSP, je suis très surprise de ce que j'entends. Je le rappelle, il y a beaucoup de garde-fous, de la part de la ville concernée, qui effectue des contrôles importants, de la part de l'assistance à maîtrise d'ouvrage (AMO), de la part du préfet, etc. Comment pouvez-vous affirmer qu'il y aurait une espèce de mafia dans les DSP ?

Je trouve également très curieux que vous n'évoquiez pas les secteurs public et associatif, alors que vous stigmatisez largement le secteur privé.

Mme Marion Canalès. - Il est un peu frustrant de devoir attendre la sortie d'un ouvrage comme le vôtre pour que la presse se fasse l'écho d'un problème sur lequel existent déjà des rapports parlementaires ou de l'Igas. Néanmoins, je me réjouis que vous mettiez en lumière un certain nombre de dérives.

La maltraitance est-elle aujourd'hui un impensé de l'accompagnement des plus vulnérables dans un système marchand ? Initialement, l'ouverture de l'accueil du jeune enfant au secteur marchand a pu aider des collectivités à ouvrir des places. Puis, le rapport de l'Igas a pointé une dégradation progressive de la qualité de l'accueil. Aujourd'hui, il y a trois tensions : sur les collectivités territoriales, sur les familles et autour des professionnels.

Comment se fait-il que l'on n'ait pas tiré plus de conséquences de l'exclusion, en 2011, de la fédération française des entreprises de crèches (FFEC) pour pratiques frauduleuses du directeur général du groupe dont vous parlez beaucoup ?

La garantie de réservation anticipée, que vous évoquez, n'est ni tout à fait légale ni tout à fait illégale. Avez-vous constaté ce type de pratique dans d'autres groupes privés ? Il y a là une sorte de vide juridique sur lequel il faudrait travailler.

Indépendamment de la réforme de la PSU, faudrait-il un prix plancher par berceau ? Le rapport de l'Igas montre que le privé a affiché une progression anormalement faible, par rapport au public et au secteur associatif, des ressources humaines dans les crèches gérées en DSP.

Mme Florence Lassarade. - Ce qui me frappe - je suis pédiatre -, c'est que l'on parle de tout sauf de l'enfant. Comment une jeune femme de 25 ans peut-elle envisager de devenir directrice de crèche en n'ayant jamais changé une couche ? Il y a de quoi s'interroger sur la réalité de l'appétence pour les métiers concernés.

Actuellement, il y a 2 500 pédiatres en France. À mes débuts, en 1987, à Bordeaux, il y avait quasiment un pédiatre par crèche ; celui-ci assurait même des consultations sur place. Depuis, j'avais été alertée par l'adjointe d'Alain Juppé, elle-même pédiatre : les crèches Babilou venaient directement en concurrence avec les crèches municipales, qui étaient moitié vides. Les parents préféraient s'orienter vers des crèches privées, pour différentes raisons.

Par rapport à d'autres pays européens, où l'enfant est scolarisé ou mis en collectivité plus tard, n'est-ce pas le modèle français qui pèche ?

Vous êtes-vous penché sur d'autres types de garde d'enfants ? Je pense aux nounous, aux maisons d'assistants maternels (MAM), voire aux emplois à domicile, dont certains ont malheureusement été supprimés à cause de la fiscalité brutale imposée aux familles.

Mme Raymonde Poncet Monge. - Vous êtes un journaliste d'investigation et, d'une certaine façon, un lanceur d'alerte. Vous avez mentionné « trois opérateurs » ; en réalité, il y en a quatre.

Votre présentation, c'est un peu Le Bon, la Brute et le Truand. La « brute », c'est People & Baby, auquel vous consacrez, me semble-t-il, trop de place : à trop se concentrer sur un voyou, on finit par occulter les mécanismes. Les deux « truands », ce sont les deux autres groupes que vous avez cités : pour rester dans le lucratif, le secteur privé gonfle les taux d'occupation et utilise les failles de la PSU et, surtout, de la tarification à l'heure, souvent à la limite de la légalité. Le « bon », c'est Babilou, mais vous oubliez de préciser qu'il s'est désinvesti : dans certaines crèches d'entreprise, compte tenu des dispositifs fiscaux, l'État ou la Cnaf payent 75 % du berceau ; il est alors plus facile dans ces conditions de combiner qualité et grande lucrativité...

Si ces groupes arrivent à croître, c'est parce qu'ils deviennent des opérateurs immobiliers et qu'ils n'ont plus vraiment besoin de marchés.

La PSU et la tarification à l'heure ont cassé le service public et aggravé les effets délétères du privé lucratif. Mais, en tant que législateurs, nous avons une responsabilité. Comment pouvons-nous accepter qu'un texte législatif sur le plein emploi comporte tout un chapitre cavalier sur les crèches ? Ces dernières devraient faire l'objet d'un projet de loi dédié ; elles relèvent de la politique éducative, pas de la politique de l'emploi. C'est avec des représentations comme celle de l'enfant que l'on peut mettre à la consigne que l'on en vient à concevoir des dispositifs de financement comme la PSU ou la tarification à l'heure.

Mon voisin lyonnais le pédagogue Philippe Meirieu a coutume de dire que plus on est bas dans l'enfance, plus le personnel doit être qualifié. Les plus qualifiés devraient être affectés aux crèches ou aux écoles maternelles.

Encore une fois, je trouve que vous vous focalisez trop sur les « truands » alors que l'enjeu est de décortiquer les mécanismes. Quand on passe d'une régie municipale à la DSP parce que le privé réduit les coûts au prix d'une dégradation de la qualité, en tant qu'élus, nous avons aussi notre part de responsabilité.

Selon vous, la différence entre les crèches municipales et les premiers prix du privé, c'est l'absentéisme. En réalité, le privé a aussi de l'absentéisme ; simplement, il ne le remplace pas... En revanche, je connais des crèches municipales qui ferment des berceaux ou refusent des enfants quand il leur manque du personnel.

M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, je vous rappelle que cette audition est publique et que, quelles que soient vos convictions, vous avez une responsabilité dans les propos que vous pouvez tenir.

Mme Corinne Bourcier. - La protection de l'enfance est un sujet extrêmement important. Cela a été rappelé, les 1 000 premiers jours sont déterminants. Dans nos fonctions, nous rencontrons heureusement beaucoup de professionnels engagés. Comment expliquez-vous le manque de réactivité et de sanctions des organismes de contrôle face aux alertes ?

M. Vincent Castanet. - Madame Bonfanti-Dossat, malheureusement, ce sont les faits qui sont « désobligeants » à l'égard des maires.

À partir de 2004, le secteur des crèches s'est ouvert au privé, parce qu'il y avait une lacune des pouvoirs publics. Il s'est agi, grâce à un certain nombre de dispositifs fiscaux, d'inciter le privé à venir sur ce marché et à créer des places de crèches. Aujourd'hui, 90 % des nouvelles places de crèche sont le fait du privé, ce qui illustre un effacement du public.

Au même moment, un certain nombre de maires, par exemple à Courbevoie, ont choisi de confier la gestion des crèches municipales à des opérateurs extérieurs. Une telle formule leur semblait présenter trois avantages.

D'abord, les crèches sont gérées par des personnes dont c'est le métier. Ensuite, la création d'une crèche est plus rapide. Enfin, cela permet de réaliser des économies sur le budget municipal. Selon mes informations, une place de crèche en gestion directe coûte environ 12 000 euros par an ; d'après l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité, ce serait plutôt 16 000 euros par an, et l'on parle de 24 000 euros par an à Marseille. Pour les municipalités, les crèches sont l'un des premiers postes budgétaires. Or, en faisant appel à des opérateurs extérieurs, notamment privés, le coût est plutôt de 8 000 euros par an. Tout le monde y gagne : la municipalité fait des économies budgétaires, et l'opérateur privé, même si cela lui rapporte un peu moins que la vente de places de crèches d'entreprise, n'a pas besoin de réaliser d'investissements immobiliers, puisqu'il peut le plus souvent s'installer dans des locaux municipaux.

À partir des premiers renouvellements en 2010, il y a eu une guerre entre les principaux opérateurs, qui voulaient conquérir des parts de marché. Et le meilleur moyen d'être plus compétitifs, c'est de jouer sur les prix. La Maison Bleue, Les Petits Chaperons Rouges et People & Baby sont arrivés sur le marché en cassant les prix. Les maires, à qui l'on proposait des prix inférieurs de moitié, ont très souvent, soit par choix économique, soit sous la pression de leur opposition, opté pour l'offre la moins chère, donc la moins-disante. Le patron des Petits Chaperons rouges m'expliquait que, compte tenu de la diversité des situations, il n'y a pas « un prix » en France. En réalité, il y en a bien un. Et aujourd'hui, il y a une évolution à la baisse des prix.

Prenons l'exemple de la ville de Nogent-sur-Marne, qui a choisi l'offre la moins chère pour sa crèche. L'année suivante, la masse salariale a baissé de 10 % à 15 %, ce qui représente deux à quatre ETP en moins. Simplement, pour un maire, réaliser 1,9 million d'euros d'économies est toujours une perspective intéressante. Et quand des élus demandent si cela ne risque pas d'avoir des conséquences sur les effectifs ou la qualité, on leur promet qu'il n'y aura aucune répercussion. Mais il y en a toujours. À Nogent-sur-Marne, la baisse de la masse salariale a été comprise entre 120 000 euros et 150 000 euros.

Et c'est partout pareil en France. Certes, tous les maires n'ont pas fait les mêmes choix. Certains ont refusé de mettre en place des DSP. De mon point de vue, faire des économies sur la petite enfance est toujours une mauvaise idée. Il n'y a que deux effets possibles : soit le groupe qui a fait une offre deux fois moins chère baisse sa marge au point de mettre en péril son fonctionnement, soit il diminue sa masse salariale.

Mme Brigitte Devésa. - Il y a des exigences, un cahier des charges, dans les DSP.

M. Vincent Castanet. - Vous savez, dans le cadre de mon enquête sur Orpea, quand j'ai indiqué que le groupe détournait de l'argent public, on m'a rétorqué qu'il y avait des contrôles, de la part de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), des agences régionales de santé (ARS), des inspecteurs du travail, des départements, etc. L'Igas et l'IGF, qui n'y croyaient pas, ont mené leurs investigations et sont revenues me dire que j'avais raison.

Il y a, me répondez-vous, des règles dans les DSP. Certes, mais malheureusement, il est factuel que les prix ont diminué. Ce n'est pas moi qui le dis. Je me fais simplement le porte-voix de maires de grandes villes, d'opérateurs associatifs et même d'opérateurs privés. Car, non, je ne stigmatise pas les opérateurs privés. Dans le cadre de mon enquête, j'ai rencontré des familles, mais aussi des salariés de tous les groupes, et pas seulement des auxiliaires de puériculture : il y avait des directrices de terrain, mais également des cadres du siège, par exemple des directeurs financiers, des responsables des ressources humaines, des contrôleurs de gestion. Tous ont insisté sur la nécessité de mettre un terme non pas à l'activité privée, mais à certaines dérives.

Mon propos n'est pas de dire du bien ou du mal de Babilou, qui a décidé de s'opposer au low cost et d'opter pour une autre stratégie de développement. Simplement, selon les fondateurs du groupe, qui est l'un des leaders européens, le low cost est en train de détruire le secteur de la petite enfance. Et ils ne sont pas les seuls à le penser. Dans les prochaines semaines, vous entendrez sûrement d'autres opérateurs privés le souligner à leur tour.

Les entreprises du CAC 40, mais également des entreprises de taille moyenne, voire des petites entreprises investissent en moyenne autour de 15 000 euros par berceau, en plus de la PSU. Dans les DSP, c'est 3 000 euros, et même parfois moins, par berceau. Comment peut-on admettre un écart d'un à cinq entre les crèches gérées en DSP et les crèches d'entreprise ? Voilà qui devrait tous nous interroger sur l'injustice à laquelle sont confrontés les parents et, plus encore, les enfants s'agissant des montants alloués pour les places de crèche.

Mme Jocelyne Guidez. - Ce qui a été dit sur les maires me choque un peu. Quelles réflexions vous inspire la montée de l'agressivité à laquelle nous assistons d'une manière générale, qu'il s'agisse des écoles, des institutions accueillant des personnes ou des enfants handicapés ou d'autres structures ? Avec mon collègue Jean Sol, nous avons formulé un certain nombre de propositions contre la maltraitance.

Mme Guylène Pantel. - Dans le cadre de vos travaux, avez-vous perçu des défaillances dans les structures d'accueil privées, low cost ou pas, sur l'accompagnement des enfants en situation de handicap ou à demande particulière ou besoin spécifique ? Si oui, s'agit-il, selon vous, d'un défaut de formation professionnelle ou d'un manque de moyens humains dédiés à l'inclusion ?

Mme Patricia Demas. - À votre avis, quelles actions immédiates pourraient être engagées pour prévenir de nouveaux cas de maltraitance et de négligence dans les crèches ? Quels exemples concrets de bonnes pratiques qui pourraient être généralisées avez-vous pu observer dans certaines crèches ? Pensez-vous qu'il faudrait explorer la piste d'une remise en régie des établissements en DSP ?

M. Daniel Chasseing. - Les rémunérations indirectes, par l'immobilier, que vous décrivez sont absolument anormales. Je pense qu'il est temps - certes, la ministre vient seulement d'arriver - d'agir. Il y a une responsabilité des pouvoirs publics.

Lorsqu'il y a une diminution du personnel, cela signifie que la DSP n'a pas été appliquée. Cette « erreur » volontaire est le fait des signataires, et non du maire.

Les critères qui nous sont imposés dans nos communes pour recruter une directrice de crèche municipale ou des auxiliaires puéricultrices sont fixés en fonction du nombre d'enfants accueillis.

S'il y a eu des dérives, il faut que les CAF et la PMI fassent des contrôles et que la ministre mette les pieds dans le plat pour y remédier.

Mme Émilienne Poumirol. - On ne répétera jamais assez combien il est dangereux de vouloir faire des économies sur le dos des plus vulnérables, en l'occurrence des enfants.

Le changement de la PSU a été une catastrophe ; je l'ai vécu en tant que responsable d'une crèche intercommunale. Cela a créé de multiples difficultés dans la gestion du personnel. Nous avons dû investir dans un système de badges. À quand des puces à insérer dans la paume du bébé pour qu'il puisse badger à l'entrée de la crèche ? Plus sérieusement, le dispositif est à revoir. Lorsque nous faisions des contrats à temps plein, à mi-temps ou à 80 %, tout était plus simple, et les résultats étaient bien meilleurs.

Le personnel, c'est 90 % des frais de fonctionnement d'une crèche. Il est donc logique que ceux qui veulent faire des économies les fassent sur le personnel. Se pose également la question des mini-crèches dans lesquelles les règles d'encadrement sont moins importantes. Nous devons, me semble-t-il, améliorer le contrôle de la PMI. Tous les départements n'ont pas les mêmes ressources ni les mêmes services. En tout cas, il faut mettre un terme à cette « industrialisation » : quel mot terrible quand on parle de bébés !

Comment peut-on empêcher ce système mafieux des fonds de pension ? Pour éviter les investissements dans des SCI, il faudra peut-être modifier la loi. Nous interpellerons évidemment la ministre sur le sujet.

Mme Solanges Nadille. - Votre livre met en lumière les dérives de l'utilisation des finances publiques dans des secteurs dits « vulnérables ». Pensez-vous vraiment que les pouvoirs publics ne sont pas au courant ? Cet état de fait dure depuis des années, et tout le monde le sait, y compris au sein des collectivités communales. Je vous suggère d'ailleurs de venir enquêter sur la vie chère dans les territoires ultramarins ; vous verrez si les pouvoirs publics ne sont pas au courant.

M. Victor Castanet. - Je complète ma réponse quant à la possibilité de mettre en place des DSP à un tel prix. L'audit du cabinet KPMG consacré à la stratégie de La Maison Bleue mentionne clairement le fait qu'une baisse des prix a été actée et que la direction générale préconise la diminution de 10 % de la masse salariale à la suite de la reprise d'une DSP. Il s'agit donc d'une politique réfléchie et assumée par le siège de La Maison Bleue, alors qu'il est interdit de baisser les effectifs en cas de reprise d'une crèche municipale : une défaillance des autorités de contrôle semble donc en cause.

Celles-ci ont-elles fait leur travail ? J'ai pu rencontrer des inspecteurs et un formateur juridique de la PMI, qui ont avancé plusieurs explications. Premièrement, ces organismes fonctionnent en silo et se cantonnent à leur département, d'où l'incapacité à établir un lien avec des phénomènes observés ailleurs : une autre organisation aurait pu permettre de constater qu'un effet de système était à l'oeuvre, et non pas des dérives isolées. Il y a une question concernant le pilotage du contrôle. Deuxièmement, une diminution des compétences des inspecteurs a été constatée ces dernières années, à la fois au niveau juridique et au niveau économique. Or, décrypter des pratiques d'optimisation des coûts ou des montages immobiliers nécessite des compétences financières et comptables. Troisièmement, un certain nombre d'inspecteurs qui ont voulu mettre en place des sanctions allant jusqu'à la fermeture administrative se sont heurtés à l'absence de décision, en bout de chaîne, de l'élu local, soit pour ne pas mécontenter les familles et devoir retrouver d'autres places, soit en raison d'une dépendance au privé. Une fois les structures privées introduites, il n'est pas en effet évident de les critiquer ou de remettre en cause leur fonctionnement.

Les pouvoirs publics ont fait preuve d'une certaine mansuétude à l'égard de structures privées, qui sont nécessaires et qui - une fois encore - ne dysfonctionnent pas toutes, malgré les dérives que je rapporte. Cependant, si ces pratiques ont perduré pendant vingt ans, c'est bien parce que les autorités de contrôle n'ont pas joué leur rôle face aux suroccupations, au non-respect des rations d'encadrement, aux montages immobiliers ou encore aux clauses abusives.

Au-delà du manque de compétences et de moyens, un élément doit nous conduire à nous interroger : au sein des CAF et de la Cnaf, de nombreux acteurs étaient au courant de certaines des pratiques incriminées. Tel est le cas d'un directeur de la CAF du Nord qui, alerté par les pratiques irrégulières identifiées à l'occasion de plusieurs contrôles dans des crèches People & Baby, a envoyé un rapport à la Cnaf à Paris. Malgré plusieurs relances, le sujet n'a pas été traité. Pour avoir échangé avec des figures importantes de la Cnaf, avec plusieurs collaborateurs ministériels et avec d'anciens ministres, je peux confirmer que la pratique des fausses déclarations d'heures de présence était connue.

Pour conclure, je rappelle qu'il vous revient plus qu'à moi de trouver des solutions, mon travail se limitant à rapporter des faits. Pour autant, je citerai trois considérations ou suggestions qui remontent du terrain.

Tout d'abord, contrecarrer la stratégie du low cost pourrait s'appuyer sur la mise en place d'un prix plancher par berceau, à l'image de ce qui a été décidé pour le secteur de l'édition avec le prix du livre. Ensuite, une réflexion devrait être menée sur le mode de financement, aucun autre pays européen n'ayant déployé un système aussi complexe que la PSU. L'Allemagne utilise ainsi un système de forfait à la journée, bien plus simple pour les personnels. Enfin, imposer une exigence de transparence pourrait être envisagé : il est en effet très difficile de comparer les établissements lorsque vous recherchez en urgence une place dans une maison de retraite, le problème étant exactement le même en matière de crèches. Peut-être que des indicateurs de qualité et des critères objectifs tels que le turn-over, le nombre d'effectifs ou encore le coût journalier du repas permettraient aux familles de comparer et de faire leur choix, ce serait sain pour le secteur et permettrait de tirer l'ensemble des opérateurs vers le haut, à l'inverse de la situation actuelle, dans laquelle ils n'ont pas de réel intérêt commercial à mettre l'accent sur la qualité.

Cette transparence est essentielle et présenterait l'avantage de ne rien coûter aux finances publiques, ce qui est précieux dans le contexte de recherche d'économies que nous connaissons.

M. Philippe Mouiller, président. - Merci pour tous ces éléments. S'il paraît difficile de refonder la politique familiale pour la petite enfance en pleine période d'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), nous nous emparerons du sujet et nous pencherons notamment sur les outils de contrôle, ceux-ci devant s'adapter à la complexité et à l'étendue des problématiques soulevées.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 40.