Mercredi 2 octobre 2024

- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -

La réunion est ouverte à 10 h 00.

Accueil d'un nouveau commissaire

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Avant de commencer nos travaux, permettez-moi de souhaiter, en votre nom à tous, la bienvenue à notre collègue Marie-Lise Housseau, sénatrice du Tarn, qui rejoint notre commission en remplacement de Philippe Bonnecarrère, élu député et dont l'élection a été validée par le Conseil constitutionnel. Je lui souhaite de fructueux travaux parmi nous.

Audition de M. Luc Chatel, président de la Plateforme automobile (PFA)

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Pour notre première réunion de commission après cette longue période de suspension, je suis très heureuse d'accueillir Luc Chatel, président de la Plateforme automobile (PFA), en amont de notre visite au Mondial de l'Auto jeudi 17 octobre prochain.

Monsieur le président, vous êtes surtout connu du grand public pour votre riche carrière politique : vous avez été maire de Chaumont, trois fois député et plusieurs fois ministre. Votre vie professionnelle dans l'entreprise est tout aussi riche, puisqu'après avoir commencé votre carrière chez L'Oréal, vous avez changé d'univers : depuis 2017, vous êtes à la tête de la PFA, qui rassemble quelque 3 500 entreprises de la filière automobile française, sur toute la chaîne de valeur.

Vous êtes également président du comité stratégique de la filière automobile, et à ce titre, vous avez signé en mai dernier avec les ministres en charge de l'économie, du travail et de l'industrie le nouveau contrat stratégique de la filière automobile pour la période 2024-2027, qui, selon vos propres termes, vise à positionner la filière « à l'avant-garde de la bataille pour le climat ». Celle-ci est en effet confrontée au plus grand défi de son histoire. La transition écologique implique pour elle deux mutations profondes : d'une part, la réduction de l'impact environnemental de l'ensemble de ses activités de production et de distribution, d'autre part, l'adaptation de l'offre aux nouvelles exigences environnementales et aux nouvelles formes de mobilité.

L'Union européenne a décidé d'accélérer cette transition, en interdisant dès 2035 la vente de véhicules thermiques neufs, et en fixant d'ambitieux objectifs intermédiaires de réduction des émissions de gaz à effet de serre des véhicules en 2025 et 2030.

En France, le mouvement de transition est engagé. La part de marché des véhicules 100 % électriques s'établit désormais à un peu moins de 18 %, après avoir été multipliée par dix en cinq ans, sous l'effet des efforts d'innovation et d'investissement consentis par l'ensemble des acteurs de la filière, mais aussi grâce au soutien des pouvoirs publics. Cependant, cette hausse des ventes électriques a pour l'heure surtout profité à Tesla et aux acteurs chinois, dont les parts de marché, bien qu'encore modestes, montent en flèche.

Sans doute en raison de la difficulté des constructeurs européens à trouver leur place face à la concurrence, des voix dissonantes se sont fait entendre parmi les ténors français et européens de la filière automobile. Ainsi, les objectifs intermédiaires de réduction des gaz à effet de serre ont été explicitement remis en cause par certains constructeurs et l'Association des constructeurs européens d'automobiles (ACEA) s'est officiellement prononcée pour un paquet de secours à court terme avant le premier couperet en 2025 - date à laquelle la réglementation européenne fixe un objectif intermédiaire de baisse de 15 % des émissions de gaz à effet de serre des véhicules neufs par rapport à 2021. On ne sait pas très bien encore ce que recouvre ce paquet de secours, mais, dans le même temps, l'ACEA a réclamé à plusieurs reprises un soutien public accru à la mise en place d'un écosystème favorable à l'électrification du parc.

La PFA parle-t-elle d'une seule voix sur ce sujet ? Quelle est la situation des différents constructeurs français face à ces échéances ? Comment envisagez-vous, par ailleurs, les relations avec la Chine ? La Commission européenne a récemment décidé d'imposer aux véhicules électriques produits en Chine des droits de douane additionnels, mais cette mesure ne fait pas consensus parmi nos partenaires européens. Pensez-vous qu'il s'agit de la bonne solution, alors que la santé des acteurs européens de la filière dépend aussi de leurs débouchés sur le sol chinois ?

Lors du déplacement de notre commission en Chine, début septembre, nous avons constaté l'avance technologique chinoise en matière de véhicule numérique. Craignez-vous qu'une nouvelle guerre douanière accroisse les difficultés de nos constructeurs pour nouer des partenariats stratégiques avec des acteurs chinois dans le domaine numérique ?

Enfin, à l'approche du projet de loi de finances (PLF), je me dois de vous interroger sur les mécanismes de soutien à la demande de véhicules électriques, coûteux pour les finances publiques, mais dont l'efficacité est bien réelle, comme on l'a vu en Allemagne avec l'arrêt brutal des aides à l'achat début 2024. En France, le système du bonus écologique a déjà été retravaillé en 2024 pour bénéficier davantage aux véhicules produits en Europe. D'autres ajustements pourraient-ils être imaginés pour soutenir l'industrie à un coût raisonnable pour les finances publiques ? Je pense notamment au dispositif de leasing social.

Quelles seraient, en outre, les conséquences d'un durcissement du système de malus écologique sur le marché français des véhicules thermiques ?

Avant de vous céder la parole, je rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et est diffusée en direct sur le site du Sénat.

M. Luc Chatel, président de la Plateforme automobile (PFA). - Merci de votre accueil. Je suis très heureux de me retrouver ici, dans cette grande maison que j'ai eu l'occasion de pratiquer souvent dans ma vie antérieure. Vous avez rappelé, madame la présidente, que je préside la PFA depuis fin 2017. Cela fera donc bientôt sept ans que je représente en France l'industrie automobile, c'est-à-dire les constructeurs, les équipementiers et les sous-traitants.

La première mission de la PFA est de travailler sur des coopérations en matière d'innovation dans l'automobile. Vous le savez, la filière industrielle automobile est le premier secteur en matière de recherche et développement en France et en Europe ; mes adhérents, qui sont aussi bien les constructeurs que les grands équipementiers ainsi que toute la filière de la sous-traitance, s'ils sont concurrents entre eux, sont aussi capables de coopérer sur de grands chantiers, de grandes perspectives d'innovation de la filière automobile.

Notre deuxième mission concerne tout ce qui est lié à la compétitivité. Il s'agit de faire en sorte, tout simplement, qu'il y ait encore une industrie automobile en France dans dix ans. Mesdames, messieurs les sénateurs, ce n'est pas écrit d'avance. Je pèse mes mots, car notre filière française est en grand danger - tout comme la filière européenne. Pour améliorer collectivement sa compétitivité, nous faisons travailler ensemble les entreprises de la filière. Nous les aidons à se moderniser, à se robotiser.

Notre troisième mission concerne l'emploi, les compétences et la formation. Nous sommes face à une mutation historique de notre filière, qui va faire appel à de nouveaux métiers, à de nouvelles compétences, et donc requérir de nouvelles formations. Il nous faut travailler sur l'accompagnement des entreprises et des salariés qui vont voir leurs métiers disparaître. Déjà, des métiers entiers ont disparu : en cinq ans, cette filière a perdu 50 000 emplois, puisqu'elle compte 350 000 emplois contre 400 000 il y a un peu plus de cinq ans. Nous avons accompagné les entreprises victimes de ces mutations ainsi que leurs salariés, mais nous avons surtout à inventer, à imaginer les formations aux métiers de demain, et c'est une mission particulièrement passionnante.

Je commencerai par évoquer rapidement les mutations que la filière automobile est en train de traverser dans le monde, en Europe en particulier et évidemment en France, compte tenu du poids de l'industrie automobile dans notre activité économique. Puis j'évoquerai nos inquiétudes, les sujets d'actualité et en particulier ceux que vous aurez à traiter dans les prochaines semaines dans le cadre du PLF.

La mutation à laquelle vous avez fait référence, madame la présidente, est historique, et elle est triple. Pour résumer, pendant 100 ans, nos industriels ont produit des voitures dans leurs usines pour les vendre à leurs clients. Demain, ils seront prestataires de services de mobilité du quotidien, avec des véhicules décarbonés. Il y a donc trois changements en même temps.

D'abord, le changement du mode de propulsion : on passe du moteur thermique au moteur électrique, et ce n'est pas rien, ceux qui sont ingénieurs parmi vous le savent. Il s'agit d'une mutation considérable, puisque ce n'est plus le même principe, le même système. Il ne s'agit pas d'adapter une voiture à des batteries, mais de repenser complètement l'architecture d'un véhicule. Cela requiert des investissements gigantesques.

La deuxième mutation est liée au passage du hardware au software. Il faut savoir que, dans un véhicule neuf, il y a environ 100 millions de lignes de code, soit davantage que dans un Airbus A320. Une automobile est désormais un concentré phénoménal des technologies les plus avancées. On dit souvent que c'est un iPhone à roulettes ! Cela permet en premier lieu d'accroître la sécurité, et de nombreuses avancées ont été faites en la matière ces dernières années. Se mettent aussi progressivement en place les aides à la conduite, qui sont des équipements assez lourds, assez coûteux, mais importants ; ils sont en outre liés à nombre d'autres services : en temps réel, vous pouvez connaître l'état de vos pneus, de votre consommation... Votre véhicule est sans doute la personne qui vous connaît le mieux, puisqu'il est capable de retracer toutes vos habitudes ! À terme, il sera capable de vous proposer un certain nombre de services correspondant à vos habitudes de consommation.

La troisième disruption est liée au passage de l'industrie aux services. Il n'est qu'à voir l'émergence des services de mobilité - même s'ils sont encore embryonnaires dans certains territoires -, de l'autopartage ou des locations de courte durée : nos concitoyens parlent de plus en plus d'usages et non plus de propriété. Ce qui est important, plus que d'être propriétaire de son véhicule, c'est le déplacement d'un point A à un point B en un temps minimum, en émettant le moins de carbone possible et à un coût aussi bas que possible. Cela bouleverse complètement les modèles économiques, puisque les constructeurs avaient auparavant l'habitude de vendre leurs voitures à leurs clients finaux. D'où l'importance - qui demeure - des flottes, des achats collectifs, qui accompagnent et accélèrent les mutations auxquelles je viens de faire référence.

Ces trois mutations impactent une filière historique en France, qui a décidé de prendre à bras-le-corps ce sujet, et notamment d'être exemplaire, d'être à l'avant-garde de la lutte contre le changement climatique. Nous devons décarboner les transports si nous voulons « décarboner le monde ». Et au sein des transports, l'automobile est un levier important. Les constructeurs automobiles et leurs sous-traitants, n'ont pas attendu les réglementations européennes récentes pour travailler sur ce sujet.

Les véhicules que vous trouvez aujourd'hui dans vos concessions émettent en moyenne deux fois moins de COqu'il y a vingt ans. Ils émettent dix fois moins de particules qu'il y a cinq ans, et trois fois moins d'oxyde d'azote qu'il y a cinq ans. Il y a donc eu des efforts absolument considérables, grâce à l'innovation.

Mais avec le passage à l'électrique, avec la réglementation européenne Corporate Average Fuel Economy (Cafe), qui pose des jalons en matière de réduction de consommation de carburant et donc d'émissions de CO- et celui que nous aurons à passer en 2025 est important : il ne sera pas aisé de diminuer de 15 % la quantité de COémise par kilomètre pour les véhicules neufs par rapport à 2021 - et avec le Green Deal, qui prévoit l'interdiction des véhicules thermiques en 2035, nous avons une feuille de route très cadrée et très difficile à suivre, parce qu'il s'agit d'un changement de modèle pour l'industrie automobile européenne.

Cela se traduit par des investissements considérables - environ 200 milliards d'euros - dans la filière automobile européenne depuis trois ans. En France, il n'y a jamais eu autant de projets dans le secteur de l'automobile depuis 50 ans. Je pense aux usines d'assemblage de véhicules électriques dans la région Hauts-de-France pour Renault ou, dans le Grand Est, aux usines de moteurs électriques de Stellantis. Je pourrais vous parler des projets de piles à combustible de Symbio, l'alliance entre Michelin, Faurecia, et, désormais, Stellantis. Il y a des projets dans l'extraction de lithium, ou des projets considérables dans le recyclage des batteries, avec de nouveaux acteurs qui entrent dans la filière automobile.

C'est aussi l'intérêt de cette transformation : nous sommes en train de créer de nouveaux écosystèmes industriels. Historiquement, l'automobile était une industrie verticale, avec des donneurs d'ordre et des sous-traitants. Aujourd'hui, les différents acteurs travaillent en écosystème. Vous verrez par exemple, au Mondial de l'Auto, Suez et Eramet présenter leur dispositif de recyclage des batteries et d'extraction des métaux rares dans ce cadre. Cela aurait été inimaginable il y a dix ans. C'est donc une filière en pleine transformation, avec des investissements considérables.

Je voudrais à présent évoquer les difficultés que nous rencontrons dans le cadre de cette transition et les conséquences que cela pourrait avoir. D'abord, nous traversons cette transformation brutale à la pire période possible, puisque le niveau d'activité du marché automobile est encore inférieur de 23 % à ce qu'il était avant la covid, ce qui est anormalement bas. Nous avons publié hier les chiffres d'immatriculation de véhicules neufs au mois de septembre : c'est le plus mauvais mois de septembre en termes de ventes depuis que les statistiques existent - elles existent depuis 2014, année où le secteur a traversé une vraie crise.

Ce niveau d'activité extrêmement bas peut s'expliquer par plusieurs raisons. D'abord, il y a la situation économique générale. Un achat de véhicule n'est pas un achat d'impulsion, c'est un achat mûrement réfléchi, qui peut toujours être décalé. Nous vivons actuellement une période d'attentisme. Les prises de commandes sont mauvaises, et je ne vois donc pas d'amélioration du marché automobile dans les prochaines semaines. D'ailleurs, les principaux marchés en Europe sont dans la même situation que le nôtre.

Acheter un véhicule est devenu assez compliqué, parce que l'on ne sait pas quel modèle privilégier et quel mode de propulsion choisir. Il y a encore, à tort sans doute, une aversion pour l'électrique. On craint pour l'autonomie, on s'interroge sur les réseaux de bornes de recharge disponibles et sur le prix pour recharger la batterie.

Le prix, naturellement, est un élément très important, et une voiture électrique coûte entre 30 % et 50 % plus cher qu'une voiture thermique. Le prix moyen des véhicules a donc augmenté de manière significative dans les concessions. C'est pourquoi les dispositifs d'accompagnement, d'aide, de bonus, incitant à l'achat de véhicules électriques, sont très importants. Vous avez rappelé, d'ailleurs, ce qui s'est passé en Allemagne où, dès qu'on les a interrompus, les ventes se sont effondrées.

La période d'attentisme actuelle nuit au marché. Et il est très difficile d'effectuer des transformations si importantes lorsque le niveau d'activité est bas. Vous le voyez sur vos territoires, la filière de la sous-traitance souffre dans la mécanique, dans la plasturgie, dans tous ces métiers qui font l'excellence industrielle française, mais qui traversent aujourd'hui des moments particulièrement difficiles. Nos grands équipementiers ont annoncé ces derniers mois des plans de restructuration, ce qui indique bien que la filière ne se porte pas bien, au moment où elle aborde ce virage historique.

En 2035 est prévue l'interdiction de la vente de véhicules thermiques neufs. Nous avons effectué des projections depuis 2022, avec les services de l'État chargés de la planification de la transition énergétique, pour déterminer comment arriver à 100 % de véhicules électriques en 2035, en partant de 1,2 % en 2018.

Vous l'avez rappelé, madame la présidente, nous avons multiplié par dix en cinq ans la part de marché des véhicules électriques. C'est considérable. Les investissements de nos constructeurs leur ont permis de proposer aujourd'hui des gammes extrêmement fournies. Il y a des modèles électriques sur tous les types de véhicules, avec des niveaux d'autonomie qui dépassent 500, voire 600 kilomètres. On voit combien l'industrie automobile est agile...

En 2018, on avait évoqué la multiplication par cinq du nombre de véhicules vendus et par dix de la part de marché, ce qui était ambitieux. Nous sommes allés au-delà, dans le cadre du précédent contrat stratégique de filière. La part de marché a rapidement progressé, notamment grâce au mécanisme d'incitation - le bonus -, et aux dispositifs qui ont été annoncés dans le Green Deal.

Nous avons réussi à faire en sorte que la part des véhicules électriques progresse régulièrement dans les ventes, mais, en début d'année, cette trajectoire s'est cassée. Elle s'est cassée en Europe - et il faut garder en tête qu'il existe en Europe une disparité énorme, et historique, notamment entre les pays du Nord et les pays du Sud : la part de marché des véhicules électriques en Italie est de moins de 3 %... Et allez donc trouver une borne de recharge en Espagne... Il y a donc un énorme sujet avec les pays du Sud. L'Allemagne avait effectué un bon départ en matière de véhicules électriques, mais elle a vu les ventes s'effondrer complètement à la suite de la décision de la Cour constitutionnelle allemande, à la fin de l'année 2023, de mettre un terme aux mécanismes d'incitation à l'achat - au point que le diesel y est repassé devant l'électrique.

La trajectoire actuelle n'est pas du tout celle que nous avions évoquée, et qui devait nous permettre de passer les jalons que j'évoquais tout à l'heure en 2025, mais aussi de tenir la trajectoire pour atteindre 100 % d'électrique en 2035. Nous avions prévu une part de marché de 25 % pour les véhicules électriques l'année prochaine, en 2025. Les chiffres qui ont été publiés hier montrent que nous sommes à 17 % en cumul depuis le début de l'année 2024. Pour atteindre 100 % en 2035, il faudrait atteindre 25 % l'année prochaine et 50 % en 2030.

En parallèle, la réglementation Cafe prévoit des jalons intermédiaires : en 2025, les constructeurs européens devront baisser de 15 % leurs émissions de COau kilomètre par rapport à 2021, en moyenne européenne. Pour réussir à passer ce jalon, il faudrait que la part de marché en Europe des véhicules électriques atteigne en 2025 environ 22 %. Elle est aujourd'hui de 12 %, à l'échelle européenne.

C'est dire les difficultés que rencontrent les constructeurs européens, avec des marchés très disparates en Europe en termes de pénétration de l'électrique, et des politiques qui ne sont malheureusement pas européennes en la matière. Il n'y a pas deux pays européens ayant le même système de bonus et la même politique d'accompagnement de l'industrie, alors que nos constructeurs automobiles, leurs équipementiers, sont des entreprises européennes, mondiales, présentes dans sur ces marchés et qui doivent donc s'adapter à la situation de chacun d'entre eux. D'ailleurs, les moyennes fixant les seuils de part de véhicules électriques ou de baisse des émissions sont calculées au niveau européen !

Nous sommes donc à la veille de grandes difficultés. Les constructeurs estiment qu'en Europe, le fait de ne pas atteindre les objectifs pour 2025 devrait occasionner environ une quinzaine de milliards d'euros d'amende. Et il n'y a que de mauvaises solutions pour y répondre. La première serait de tirer un trait sur la réglementation. Nous sommes engagés dans une transformation historique et il est important que l'automobile soit exemplaire en la matière. La deuxième mauvaise solution serait, par exemple, d'acheter des quotas carbone aux Chinois, ce qui aboutirait à une subvention directe à ceux qui vont être nos principaux concurrents sur l'électrique. Une troisième mauvaise solution serait de vendre des véhicules chinois importés en Europe ou produits en Europe par des constructeurs chinois. La quatrième mauvaise solution serait de travailler le mix, c'est-à-dire, puisqu'on ne parvient pas à vendre 22 % de véhicules électriques, de réduire les ventes de véhicules thermiques. Or pour tenir les engagements de réduction des émissions de carbone, pour un véhicule électrique qu'on ne parvient pas à vendre, il faudrait ne pas vendre quatre véhicules thermiques. Cela provoquerait un affaissement du marché. Les constructeurs l'ont déjà fait en 2021, avant le premier jalon, en retirant du marché un certain nombre de véhicules thermiques qui se vendaient, qui étaient des véhicules appréciés des consommateurs, uniquement pour réguler leurs émissions de COdans la dernière ligne droite. Tout cela est assez kafkaïen...

La vérité, et je le dis avec force, c'est que nous manquons en Europe d'une vraie stratégie pour l'automobile. Les pouvoirs publics, le Parlement, la Commission, le Conseil ont décidé de réglementer cette industrie. Nous sommes en train de nous apercevoir qu'on ne transforme pas une industrie aussi importante et une technologie aussi pointue par un règlement, s'il n'y a pas d'accompagnement, s'il n'y a pas d'investissement massif dans l'innovation, dans la formation et dans la reconversion, et s'il n'y a pas de coordination en Europe pour une politique commune en matière d'incitation, et donc de bonus. À la fin, si l'on veut que cela fonctionne, il faut un client ! Aujourd'hui, il n'y en a pas suffisamment. La trajectoire que nous avions envisagée ne sera donc pas respectée, et cela pose de vraies difficultés.

Nous avons un autre sujet d'inquiétude, qui apparaîtra dans la préparation de la loi de finances. Vous avez évoqué tout à l'heure le dispositif de bonus-malus, que je crois vertueux et qui a bien fonctionné - à ceci près qu'il a changé quinze fois en cinq ans... Je vous parlais de l'incertitude et de l'incapacité des consommateurs à se décider. Si vous vous rendez dans une concession, on vous y demandera votre niveau de ressources, pour savoir si vous êtes éligible à tel ou tel type de bonus. On vous demandera combien de kilomètres vous faites pour aller travailler. Bref, c'est incompréhensible. Les Américains ont mis en place du jour au lendemain l'Inflation Reduction Act (IRA), avec des bonus de 7 500 dollars, dont vous touchez la moitié si votre voiture est produite aux États-Unis, et l'autre moitié si votre batterie est produite aux États-Unis. C'est simple, lisible, efficace.

Sur les bonus, je l'ai dit maintes fois aux gouvernements précédents, nous avons besoin de stabilité, de lisibilité, de simplicité. C'est écrit dans le contrat de filière que j'ai signé avec l'État au mois de mai dernier. À cette réserve près, le dispositif des bonus a bien fonctionné, et en Europe, la pénétration des véhicules électriques en France est la deuxième après la Belgique, en termes de part de marché.

Le sujet, désormais, va devenir le malus. Le bonus-malus fonctionne en effet comme un système de péréquation : on prend aux véhicules les plus polluants pour donner aux véhicules électriques. L'année dernière, il y a eu 1,5 milliard d'euros de bonus. Ce montant devrait être ramené à 1 milliard d'euros dans le PLF 2025. C'est une baisse de 30 %. En face, le malus s'élevait à 1,3 milliard d'euros environ. Si on continue à diminuer chaque année le seuil d'émissions de COpour le déclenchement des malus, à partir de l'année prochaine, plus d'un véhicule thermique sur deux vendu en France sera concerné. Ce ne sont plus les 10 % ou les 20 % les plus pollueurs... Toute la gamme Clio, toute la gamme 208 pourraient être touchées, ainsi que les véhicules utilitaires légers. J'ai entendu le Premier ministre expliquer qu'il ne voulait pas taxer ceux qui travaillent ; ce sera pourtant le cas ! Avec 1,8 milliard d'euros de recettes pour 1 milliard d'euros de dépenses, il s'agit d'un impôt déguisé. Alors que la filière traverse une période aussi difficile, c'est malvenu. Certes, nous voulons être acteurs de la lutte contre le changement climatique ; nous souhaitons être à l'avant-garde de ce combat et je suis en phase avec ce qu'a dit le Premier ministre hier à ce sujet : il y a des industries entières à réinventer. L'automobile en est un exemple et elle est la première à suivre ce chemin vers une industrie verte, mais il faut arrêter de nous taper dessus ! Le marché est atone, les investissements à faire sont gigantesques, la concurrence des Chinois est féroce... Les difficultés s'ajoutent les unes aux autres.

On parle beaucoup de souveraineté industrielle. Or les Européens ont décidé d'abandonner la technologie qu'ils ont inventée, sur laquelle ils étaient leaders mondiaux et dans laquelle ils maîtrisaient toute la chaîne de valeur - le véhicule thermique. Ils ont décidé, courageusement, de l'abandonner pour choisir une technologie propre, mais ils ont choisi la technologie dans laquelle notre principal concurrent, premier marché mondial et premier exportateur mondial, a quinze ans d'avance et est en train d'inonder le monde à grand renfort de concurrence déloyale. Nous nous sommes « fait hara kiri » pour choisir la technologie de nos principaux concurrents, avec des abandons de souveraineté à la clé, puisque nous ne maîtrisons pas la chaîne de l'électrique. Nous sommes en train de rattraper ce retard en investissant massivement dans des gigafactories, dans de l'électronique de puissance, et nous travaillons sur l'approvisionnement en métaux rares, que nous ne maîtrisons pas non plus, alors que les Chinois ont gelé depuis des années le sourcing en la matière.

Sur les instruments de défense commerciaux : ne sommes pas favorables par principe aux barrières douanières. En effet, l'industrie automobile est une industrie mondiale : moins il y a de barrières douanières, plus il y a de développement économique, plus il y a de commerce, mieux c'est pour l'économie de manière générale. Mais à condition que la concurrence soit loyale. Vous êtes allés en Chine, mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez vu ce qui nous attend. La Commission européenne a fait une enquête sur les subventions qui ont été accordées aux différents constructeurs chinois, et elle a proposé un barème qui nous paraît constituer une mesure provisoire importante pour réguler les importations, le temps que les constructeurs automobiles européens, et en particulier français, aient rattrapé ce retard et soient compétitifs sur ce nouveau marché de l'électrique.

Les Chinois n'ont jamais dépassé 1 % du marché automobile européen. Ils sont aujourd'hui à 22 % du marché de l'électrique ! En France, l'année dernière, cela a été compensé par le bonus écologique, que nous avons soutenu, mais une voiture électrique sur trois vendue en France était produite en Chine - y compris des voitures de constructeurs européens. Il était temps de réguler, donc, et nous avons soutenu la démarche de la Commission en la matière.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Vous avez pu sentir combien votre présentation a captivé nos collègues, et ils sont très nombreux à souhaiter vous interroger.

M. Daniel Fargeot. - Je souhaite revenir sur le secteur concurrentiel automobile. Après le « dieselgate » chez Volkswagen et avec le scandale des moteurs PureTech chez Stellantis, pensez-vous que nous assistons à une perte de confiance face à la concurrence asiatique. Si oui, quelles seraient les stratégies pour la contrer, sachant que la recherche et développement, au sein de la filière automobile française, s'élève à 6 milliards d'euros, ce qui est deux fois moins qu'en Chine, une fois et demie moins qu'en Corée, trois fois moins qu'au Japon et aux États-Unis et quatre fois moins qu'en Allemagne ? Les Chinois financent à hauteur de 300 milliards d'euros environ la dette française. Dès lors, quelles sont les capacités réelles de négociation de l'État français sur la définition de la position européenne en matière de droits de douane ? Doit-on s'attendre à une nouvelle guerre commerciale, ou plutôt à une solution négociée avec la Chine ? Quelle lecture faites-vous de ces tensions commerciales ?

M. Franck Menonville. - Je souhaite revenir sur la stratégie européenne du tout électrique à l'horizon 2035. Qu'en pensez-vous ? Nous sommes nombreux à douter de notre capacité à y parvenir, pour différentes raisons. Vous avez évoqué les enjeux technologiques. Il y a aussi un enjeu stratégique : allons-nous nous priver des progrès possibles en matière de e-carburants ou de moteur thermique à très basses émissions ? Le président de Renault, M. Senard, l'a récemment évoqué devant notre commission. Au-delà de la Chine, allons-nous conserver notre capacité à exporter, alors que nombre de pays de débouché ne seront pas suffisamment équipés en bornes électriques d'ici à 2035 ? Nous nous enfermons dans le tout électrique à l'horizon 2035, comme la France a su s'enfermer avec le zéro artificialisation nette (ZAN). Heureusement, nous allons sans doute en sortir !

M. Serge Mérillou. - Quel est l'avenir de la filière des biocarburants ? La transition vers un parc automobile propre passe essentiellement, ou majoritairement, par le développement des véhicules électriques. Pourtant, il existe d'autres solutions pour décarboner ce parc, comme les biocarburants et l'hydrogène. Cependant, les biocarburants ne sont mentionnés qu'une seule fois dans le contrat stratégique de la filière automobile. Les soutenir me paraît particulièrement pertinent afin de renforcer notre souveraineté technologique, industrielle et écologique. Quel rôle ces filières devraient-elles jouer à l'avenir pour l'industrie automobile ?

M. Luc Chatel. - Je ne veux pas dramatiser, mais, en Europe, nous avons déjà perdu plusieurs industries. Nous avons perdu l'industrie de la chimie et celle des télécoms. Nous pouvons perdre l'automobile. Je suis d'un naturel optimiste, et j'ai essayé de vous montrer que notre filière française a pris à bras-le-corps ce sujet et qu'elle investit massivement, mais nous traversons une période horriblement compliquée. Pour autant, la fin de l'histoire n'est pas encore écrite.

Monsieur Fargeot, pour être « dans le coup », face aux Chinois et aux autres, il n'y a qu'un seul mot : l'innovation. Il faut investir, développer une capacité à produire des voitures dans des délais de plus en plus courts. Nous avons fait des progrès, mais pas suffisants pour concurrencer les Chinois. En Chine, on développe une automobile en environ dix-huit mois. Quand j'étais ministre de l'industrie, il y a presque 20 ans, il nous fallait sept ans pour développer une voiture. Quand je suis devenu président de la PFA il y a sept ans, c'était cinq ans. Aujourd'hui, les constructeurs français, européens, sont autour de trois ans, trois ans et demi. Sur certains modèles, ils arrivent à descendre un peu en dessous. La Renault 5, que vous verrez au Mondial de Paris, qui va devenir le produit phare de Renault, a été développée en moins de trois ans. Nous sommes donc en train de réduire considérablement les process. Cela fait partie de la réactivité, de la capacité d'adaptation, pour innover en permanence. Regardez les gammes. Lors d'une de mes premières sorties comme président de la PFA, au salon de l'automobile en 2018, je me souviens que, sur les stands des deux principaux constructeurs français, il n'y avait pas une voiture électrique. Vous verrez les stands que nous présenterons au Mondial de Paris ! Et regardez aujourd'hui le catalogue de nos constructeurs. Il y a eu des efforts, des investissements, une réactivité, une agilité absolument sans précédent dans l'histoire de l'automobile pour changer complètement de modèle.

Quelle est notre capacité de négociation vis-à-vis des Chinois ? Nous en avons une. En effet, les Chinois, contrairement à ce qu'on peut penser, ont besoin de nous. Ils ont peut-être le premier marché mondial, mais leur situation économique n'est pas bonne. Ils cherchent des relais de croissance et donc à dépasser leurs frontières. Ils ne peuvent pas aller aux États-Unis, qui leur ferment complètement la porte, avec 100 % de droits de douane et d'énormes obstacles : par exemple, on ne peut pas produire de voitures aux États-Unis avec des systèmes d'information chinois. L'Europe, où 15 millions de véhicules environ sont vendus chaque année, est pour la Chine un réservoir de croissance et de développement important.

Il existe aujourd'hui 300 constructeurs chinois de véhicules électriques, mais il n'y en a pas un qui gagne de l'argent. J'ai rencontré mon homologue chinois à plusieurs reprises. Il a été très transparent : ces constructeurs ne gagnent pas d'argent, et il y aura des morts. Ils vont se regrouper et ils ont besoin d'aller à l'étranger pour exporter. Ils nous font donc la danse du ventre, parce qu'ils veulent investir en Europe : ils ont besoin de nous. Il faut en être conscient.

Pour autant, nous devons être intransigeants sur un certain nombre de choses. La Chine est le premier marché mondial, il est évidemment plus facile d'amortir les investissements sur un marché de 30 millions de véhicules que de 1,6 million, comme en France. Alors que nous sommes en train d'amorcer le virage de l'électrique et du numérique, nous devons donc être fermes sur les sujets de concurrence déloyale, et la commission a raison d'envisager les sanctions qui sont sur la table aujourd'hui. Pour autant, il faudra monter des partenariats avec les Chinois. L'industrie automobile a connu l'arrivée des Japonais dans les années 70 et l'on craignait alors le pire. Certes, Toyota est devenu le premier constructeur mondial, mais en part de marchés relatives, les constructeurs européens continuent d'occuper la part belle en Europe. Nous avons su monter des partenariats avec les Japonais et l'usine de Valenciennes est celle qui assemble le plus de véhicules dans notre pays. De plus, grâce à Toyota, elle a travaillé « à la japonaise », c'est-à-dire qu'elle a développé autour d'elle, dans le bassin d'emploi de Valenciennes, tout un écosystème de fournisseurs. Si nous disposons d'accords bien établis, avec de la réciprocité et des règles claires, tout ira bien.

Les Chinois eux--mêmes nous ont fixé des règles il y a vingt-cinq ans, quand leur marché s'est ouvert. La première était l'obligation d'une joint-venture : il fallait toujours un partenaire chinois. La deuxième était d'utiliser l'écosystème local. La troisième était l'interdiction du transfert de technologies. Il me semble que ces règles pourraient faire l'objet de discussions dans le cadre d'une réciprocité. Les Chinois veulent venir en Europe, laquelle connaît une surcapacité de production dans l'industrie automobile. On pourrait tout à fait imaginer des partenariats de long terme avec des constructeurs chinois sérieux. Ainsi, plutôt que de nous vendre des voitures bradées, fabriquées en Chine avec un impact sur l'environnement, les Chinois pourraient les produire selon les règles européennes et sur le sol européen.

Monsieur Menonville, le tout électrique pour 2035 n'est pas la solution que nous avions recommandée. L'industrie automobile française européenne avait prôné la neutralité technologique : les politiques font les règlements et les lois, les industriels font les technologies pour s'y adapter. Certains de mes grands adhérents ne croient pas du tout à l'hydrogène, d'autres misent tout dessus... Nous sommes dans une période de pionniers. Des ingénieurs travaillent, font tous les jours des progrès fantastiques, et vont trouver les solutions. Il faut simplement du temps, et il faut être capable de gérer la période de transition. Nous considérions qu'il eût été préférable de travailler sur plusieurs solutions en même temps : électrique, hydrogène, e-fuel, e-carburants, biocarburants... À notre sens, il fallait laisser la concurrence s'installer, les ingénieurs travailler, pour faire émerger une solution technologique. Ce combat est derrière nous. L'Europe, collégialement - Conseil, Parlement, Commission -, a décidé qu'il n'y aurait plus de véhicules thermiques en 2035, plus d'hybrides, plus d'hybrides rechargeables et, avant la clause de revoyure, pas d'e-fuel non plus.

Cette clause est prévue pour 2026. Nous ne souhaitons pas revenir en arrière à cette occasion, mais discuter de la trajectoire. Les Allemands seraient favorables à une réintroduction de l'e-fuel. Il faut raisonner même au-delà de l'automobile sur ce sujet, et avoir une vision à 360 degrés sur l'ensemble du cycle de vie. Ce que nous avons contesté, c'est que la décision européenne a été prise sans analyse « 360 », depuis l'extraction de la mine de lithium jusqu'au recyclage de la batterie. Or une analyse objective de l'ensemble du cycle de vie du moteur électrique indique que la batterie est le meilleur moyen de décarboner les transports, mais à condition, notamment, que l'électricité soit propre. Or en Pologne, par exemple, elle provient à 80 % du lignite. En Allemagne, ce chiffre atteint 60 %. Le problème ne sera pas résolu dans sa globalité tant que nous n'atteignons pas 100 % d'énergie verte. Cependant, sur le fond, le moteur électrique présente le meilleur rendement et constitue la réponse la plus adaptée au problème que nous rencontrons.

Pour ce qui concerne les biocarburants, sujet que je connais très bien, nous y sommes favorables. Néanmoins, nous serons amenés, à un moment donné, à statuer sur leur affectation, soit aux transports terrestres, soit à certains usages spécifiques, comme les transports aériens. Un constat similaire s'impose pour l'hydrogène, dont on parle beaucoup. L'hydrogène vert demeurera une ressource limitée ; dès lors, ne conviendrait-il pas de l'employer prioritairement pour décarboner nos grands sites industriels pollueurs, aciéries et grandes usines, avant d'envisager son incorporation dans la filière des transports ? L'ensemble de ces questions devra faire l'objet d'arbitrages.

Mme Sylviane Noël. - Les industriels de mon département, notamment de la filière mécanicienne, sous-traitants de l'automobile, m'ont fait part de leurs vives inquiétudes face à des injonctions contradictoires : décarboner leurs activités, alors que leurs clients ne perçoivent la valeur d'une telle évolution et ne veulent pas en payer le prix, changer de modèle d'affaires sans réelle attente de leur clientèle, ou encore produire pour de gros SUV électriques, ce qui reste contre-productif pour la décarbonation des transports. Certes les mécaniciens doivent se réinventer, mais la synchronisation des processus est complexe, car les évolutions de la filière sont de long terme, alors que les Chinois se dotent à vitesse accélérée de fournisseurs de composants adaptés aux nouveaux usages. La compétitivité de notre industrie mécanique est en jeu.

Comment la PFA accompagnera-t-elle ces mécaniciens dans leur mutation et aidera-t-elle l'ensemble des acteurs de l'écosystème, quel que soit leur rang, à capter des relais de croissance ?

M. Alain Cadec. - J'ai eu la chance de me rendre en Chine avec quelques collègues et je suis rentré terrifié. Nous avons rencontré des acteurs de l'industrie automobile chinoise, tels que Nio, Geely ou Leapmotor. Vous parliez d'un « iPhone à roulettes » ; nous avons rencontré Xiaomi, un fabricant de smartphones qui fabrique maintenant des automobiles. La Chine a dix ans d'avance sur nous en matière de recherche et développement ainsi que de technologie, pour le changement de batterie, par exemple. Nos craintes sont donc légitimes.

L'industrie automobile française adopte deux stratégies distinctes : celle de Luca de Meo et celle de Carlos Tavares. Ce dernier a fait le choix d'investir en Chine en acquérant 21 % de Leapmotor, dont les véhicules arriveront sous trois semaines dans les concessions Citroën et Peugeot, à des prix très concurrentiels, même en comptant les taxes. Comment notre industrie automobile peut-elle s'en sortir ?

L'échéance de 2035 est problématique. Luca de Meo déclarait la semaine dernière que nous n'y arriverions pas, estimant qu'en 2035, nous pourrions atteindre 50 %, mais sûrement pas 100 %. J'ose espérer que le triptyque européen, Commission, Parlement et Conseil, reviendra, à la faveur de la clause de revoyure, sur cet oukase potentiellement suicidaire pour l'industrie automobile européenne, et française en particulier, tout en poursuivant l'objectif de décarbonation.

M. Bernard Buis. - Le marché français des voitures neuves a enregistré un cinquième mois de baisse consécutif en septembre, avec un recul marqué chez nos constructeurs nationaux Stellantis et Renault. Lors du déplacement en Chine avec la délégation de la commission, nous avons pu constater le retard considérable de l'Union européenne sur les voitures électriques. Les véhicules électriques chinois sont mieux finis, plus rapides et moins chers, la Chine représente le premier marché automobile mondial et les entreprises américaines bénéficient de l'Inflation Reduction Act (IRA). Dès lors, comment préserver la compétitivité de nos entreprises face à ces concurrences ? Faut-il réduire les normes ? -Augmenter les droits de douane, au risque de voir ces concurrents se détourner du marché européen, une proposition envers laquelle vous avez exprimé votre aversion ? Investir, malgré le contexte de rigueur budgétaire ? S'associer, comme le fait Stellantis avec Leapmotor ?

Je partage votre inquiétude quant à l'avenir de notre secteur automobile. Vous avez confirmé l'absence de coordination européenne et de politique commune en matière de stratégie industrielle dans ce secteur. Une telle coordination est-elle concrètement possible au vu des divergences d'intérêts ? Et si oui, quelles seraient les étapes pour y parvenir ?

M. Luc Chatel. - La description de la situation de la sous-traitance automobile faite par Sylviane Noël reflète parfaitement le quotidien de nos adhérents - les deux constructeurs, les quatre grands équipementiers et toutes les petites et moyennes entreprises (PME) de la filière automobile, notamment la mécanique, qui subissent le plus cette transformation. Nous les aidons à se moderniser, à innover et à investir, à travers plusieurs dispositifs.

Nous avons ainsi créé en 2021 le fonds d'innovation, le Coram, financé à 30 % par l'État, qui permet à une cinquantaine d'entreprises par an, PME comme entreprises de taille intermédiaire (ETI) ou grands groupes, de répondre à des appels à projets innovants. Nous les aidons aussi à se moderniser grâce au contrat stratégique de filière, avec plus de 1 milliard d'euros d'investissements de l'État, qui ont bénéficié à 500 PME sous-traitantes. Nous les associons systématiquement à nos travaux sur l'innovation et les partenariats. Ces entreprises en bout de chaîne traversent une tempête, prises entre les instructions de leurs donneurs d'ordre de passer rapidement à l'électrique et les demandes de leurs clients qui continuent de leur demander d'exercer leur métier « historique ». Elles supportent donc ce changement technologique brutal, avec une hausse préoccupante des défaillances et une baisse des emplois.

Monsieur Cadec, la seule solution réside dans la compétitivité. Malgré les efforts d'accompagnement des filières industrielles et la politique de l'offre mis en oeuvre depuis sept ans, notre pays n'est pas suffisamment compétitif dans le secteur très concurrentiel de l'automobile. Mes adhérents paient ainsi leur électricité 30 % à 50 % plus cher qu'aux États--Unis ou en Chine, ce qui devient un enjeu concurrentiel majeur avec le passage à l'électrique et les besoins accrus en énergie, notamment pour les gigafactories. Il faut un vrai marché européen aligné sur les coûts réels. Ensuite, la baisse des impôts de production doit se poursuivre, elle est vitale dans les choix d'investissements des grands acteurs internationaux, même si je suis conscient des enjeux budgétaires du moment. Enfin, le financement de la protection sociale pèse quasi exclusivement sur le travail, avec un écart de 40 % sur le coût total de la main d'oeuvre avec l'Espagne, devenue le deuxième producteur automobile européen grâce à sa compétitivité. Ainsi, le crédit d'impôt recherche est absolument vital pour la compétitivité des PME innovantes de la filière. Sur le plan technologique, notre industrie ne craint pas la concurrence : permettez-moi de tempérer les propos sur les finitions des véhicules chinois ; nous produisons de très belles voitures, qui font des envieux, mais nous devons être compétitifs face à des concurrents sérieux.

Monsieur le Sénateur Buis, comme pour le contrat de filière au niveau français, nous solliciterons du Parlement européen une véritable stratégie industrielle pour accompagner la transition automobile décidée par l'Union européenne. Nous devons mettre en oeuvre une stratégie d'investissement mobilisant des crédits sur l'innovation, comme le préconise le rapport Draghi, et faire cesser la concurrence intra-européenne sur les aides et sur les bonus. Il nous faut une stratégie de moyen et long terme. L'Europe a démontré à l'occasion de la pandémie de la covid qu'elle en était capable ; face à cet enjeu de souveraineté, elle doit faire preuve de la même réactivité. C'est un défi majeur pour la prochaine Commission et le nouveau Parlement.

Mme Amel Gacquerre. - Je souhaite attirer votre attention sur les gigafactories de construction de batteries pour véhicules électriques. Dans l'objectif de décarbonation du secteur automobile, nous avons assisté ces dernières années à la multiplication de ces industries dans toute l'Europe, c'est une très bonne nouvelle. En tant que sénatrice du Pas-de-Calais, dans les Hauts-de-France, première région automobile, je suis ravie de voir se constituer cette « vallée de l'électrique ». Cependant, vous n'ignorez pas les difficultés rencontrées notamment par l'entreprise ACC, liées à un problème de cadence de production - même si la situation évolue progressivement et que je ne doute pas de la réussite future de cette entreprise.

Le principal sujet de préoccupation concerne le choix de la technologie utilisée, qui s'avère aujourd'hui trop coûteuse. À l'heure actuelle, la technologie retenue ne permet pas de mettre sur le marché des véhicules aussi abordables que les modèles chinois. Comment surmonter cette difficulté ? N'y a-t-il pas là un problème de choix stratégique ?

Enfin, nous avons évoqué à plusieurs reprises l'alliance de Leapmotor avec Stellantis. Vous avez indiqué qu'il faudra travailler sur des partenariats avec la Chine, un point sur lequel je vous rejoins. En revanche, ne s'agit-il pas là d'une façon de contourner les réglementations actuelles et à venir de l'Union européenne visant à protéger notre marché ?

M. Frédéric Buval. - Ma question porte sur la filière automobile dans nos territoires d'outre-mer. Je souhaite savoir si la PFA, que vous représentez, s'est intéressée aux problématiques rencontrées par ces territoires en la matière. Pour les communes se pose ainsi le problème récurrent des véhicules hors d'usage (VHU) qui sont abandonnés n'importe où sur le territoire, avec des conséquences sanitaires importantes. Quelles parts les concessionnaires peuvent-ils prendre dans la résorption de ces VHU ? S'ajoute à cela la colère des consommateurs face au prix exorbitant des pièces détachées par rapport à l'Hexagone et aux très longs délais d'attente. En effet, depuis la crise de la covid, les concessionnaires ne font plus de stock de pièces détachées, obligeant parfois à patienter deux à trois mois pour faire réparer son véhicule.

M. Daniel Gremillet. - Je souhaite prolonger votre propos en soulignant que nous sommes aujourd'hui confrontés à un risque de fracture territoriale en matière de mobilité des Français. Ce dossier est à prendre très au sérieux : il s'agit d'un sujet essentiel pour la vie dans nos territoires.

Comme vous l'avez souligné, la question énergétique revêt un caractère stratégique. Si nous avons la volonté de renforcer nos capacités de production d'énergie en France, notamment via le nucléaire, qui peut être considéré comme une énergie verte, je m'interroge sur la place de l'hydrogène. Lors de notre dernière visite au salon de l'automobile, les constructeurs français nous avaient indiqué qu'ils ne voyaient pas, sinon pour les poids lourds et les utilitaires, d'application de l'hydrogène pour la motorisation des véhicules légers. Cette analyse est-elle toujours valable ou peut-on envisager que l'hydrogène trouve aussi sa place pour les véhicules particuliers, permettant ainsi à la France de renforcer sa position stratégique sur ce point ?

S'agissant des équipementiers, nous risquons de nous trouver bientôt confrontés dans nos territoires à la situation suivante : plus la part de l'électrique augmentera, moins la distribution de carburants fossiles sera assurée, mettant en péril toute une filière économique. Dès lors qu'il y aura une baisse de la demande, nous risquons d'accélérer encore la fracture en matière d'approvisionnement des équipements pour les véhicules thermiques. Il y a là un véritable enjeu autour de la fin de vie de ces équipements.

Enfin, existe-t-il un risque concernant les systèmes d'information ? Vous nous avez expliqué que l'on savait tout ce que l'on faisait avec les véhicules électriques actuels. Au vu de la part de marché des constructeurs chinois, ne risque-t-on pas de voir certains pays, comme la Chine, s'approprier nos données ?

M. Luc Chatel. - Madame Gacquerre, s'agissant des gigafactories, ce qui s'est passé est absolument hallucinant : le ministre de l'économie, Bruno Le Maire, a annoncé en 2019 la mise en oeuvre de « l'Airbus de la batterie ». Cinq ans après, ces batteries fournissent les véhicules électriques neufs. Nous avons construit dans des délais sans précédent une nouvelle technologie qui n'a rien à voir avec l'industrie automobile, qui mobilise des compétences qui en sont à des années-lumière. Dans votre région a ainsi été lancée une École de la batterie, un programme de formation associant la filière, le conseil régional, l'État et les entreprises locales. Des stages de 200 heures sont proposés aux opérateurs d'usines automobiles afin qu'ils deviennent progressivement des opérateurs de gigafactories. Grâce à des partenariats entre constructeurs automobiles, chimistes, entreprises de l'énergie et autres, nous avons réussi à développer ces usines. Pour autant, ne nous demandez pas d'accomplir en moins de cinq ans ce que les Chinois ont fait en vingt-cinq ans. Les spécialistes de la batterie sont en Asie - en Corée, en Chine et au Japon -, où ces technologies ont été développées pour le petit électroménager, puis pour les téléphones. BYD, par exemple, créé en 1995, a démarré dans les batteries de téléphone portable. Ils ont acquis une compétence en vingt ou vingt-cinq ans, que nous allons progressivement rattraper.

Les rebuts sont normaux au démarrage de tout processus industriel, mais ils sont plus importants dans certains domaines. Quand vous démarrez avec 50 % de rebuts, cela double le prix de votre batterie. C'est un phénomène attendu, qui se réalise malheureusement comme prévu.

Le choix de la technologie relève de la stratégie des constructeurs face à l'état de la concurrence. Les constructeurs français et européens ont majoritairement préféré une technologie plus robuste avec une autonomie plus longue pour répondre aux freins sur le développement de l'électrique. D'autres producteurs proposent des batteries avec des technologies différentes, offrant certes moins d'autonomie, mais à moindre coût. Les constructeurs vont jouer sur leur mix en diversifiant les technologies dans ces gigafactories. Plus globalement, sur le nombre de gigafactories en Europe et sur leur capacité, nous sommes passés d'un extrême à l'autre. J'ai à l'esprit vingt-deux projets fermes en Europe ; douze ont déjà vu le jour. Au vu de la pénétration actuelle du marché de l'électrique et de la trajectoire modifiée, la montée en puissance sera plus lente que prévu. Il faudra adapter les projections d'investissement dans l'outil et parfois décaler certains projets. Pour autant, nous devons être souverains en matière de batterie : aujourd'hui, 75 % de la chaîne de valeur de l'électrique se trouve en Chine. Nous choisissons leur technologie, nous devons apprendre leur métier et devenir meilleurs qu'eux ; cela prendra plus que deux ans. Cette période de transition est celle de tous les dangers : nous devons continuer à fabriquer les voitures qui se vendent bien et sur lesquelles les entreprises font leur marge, tout en investissant dans le monde de demain et en rattrapant notre retard vis-à-vis des Chinois.

Concernant le sujet des véhicules hors d'usage et du recyclage en outre-mer, ces questions sont gérées par Mobilians, la fédération des services et de la distribution automobile, qui, même si nous travaillons ensemble, est distincte de la PFA. Cette dernière représente l'industrie automobile, en amont. Pour autant, les constructeurs sont fortement impliqués sur le recyclage et les VHU et plusieurs réunions se sont tenues avec les préfets, notamment de Guadeloupe et de La Réunion. S'agissant du prix des pièces détachées en outre-mer, cette problématique dépasse le seul secteur automobile. En l'absence d'usines de production de pièces sur place, les territoires ultramarins subissent les conséquences de l'insularité dans tous les secteurs économiques. Des solutions doivent être recherchées, au-delà de l'industrie automobile elle-même.

Un point essentiel a été évoqué par Daniel Gremillet : le risque d'une fracture dans l'accès aux mobilités. L'automobile demeure indispensable au quotidien pour deux Français sur trois, que ce soit pour le travail, la santé ou les courses. Dans certains territoires, le développement des transports en commun prendra du temps. Notre filière s'engage donc dans une transformation exemplaire, car les besoins en automobile perdureront. Pour autant, le surcoût de 50 % des véhicules électriques par rapport aux thermiques fait peser un risque réel de mobilité à deux vitesses, malgré les dispositifs de bonus. Les constructeurs et équipementiers travaillent à développer des modèles électriques plus compacts et abordables, adaptés aux trajets du quotidien, pour lutter contre cette fracture. Ainsi, plusieurs véhicules à moins de 20 000 euros seront présentés au Mondial de Paris, ce qui était inimaginable il y a peu.

Le marché de l'occasion joue aussi un rôle clé pour démocratiser l'accès à l'électrique, et dans ce domaine, les flottes d'entreprises et des loueurs sont déterminantes, car elles alimentent le marché de l'occasion. En effet, seule une voiture sur huit est vendue neuve en France. C'est pourquoi la suppression du bonus pour les flottes, l'an dernier, fut une erreur. Pour accélérer la pénétration de l'électrique via des véhicules d'occasion plus abordables, il est nécessaire de soutenir l'électrification des flottes.

Sur l'hydrogène, enfin, nous sommes à l'époque des pionniers. L'engouement pour l'hydrogène était justifié par les compétences dont nous disposons en France, avec des industriels sachant produire des piles à combustible ou des réservoirs à hydrogène. Nous avons structuré une chaîne d'approvisionnement autour de France Hydrogène. Cependant, dans un contexte de rareté de cette énergie propre, la question de la priorisation se pose. Au regard du coût actuel de l'hydrogène et de sa rareté prévisible, son utilisation massive pour les véhicules légers soulève des interrogations, auxquelles je ne peux répondre de façon définitive. Certains de nos adhérents continuent à juste titre d'y croire, et c'est tant mieux. Nous travaillons beaucoup sur la pile à combustible pour les bateaux, les trains et les camions, même si pour ces derniers, depuis quelques années, un virage a été pris : il y a quatre ou cinq ans, lors du grand salon des poids lourds à Lyon, l'hydrogène était présenté comme la solution d'avenir ; depuis lors, les camions à batteries se sont imposés - ce qui peut sembler paradoxal au vu de la charge embarquée, mais répond au besoin de décarbonation. L'enjeu est de choisir la technologie que nous maîtrisons et qui permet de décarboner rapidement, à un coût acceptable pour le consommateur.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Selon vous, le retard que nous avons pris dans la fabrication des batteries et dans leurs coûts est-il l'une des raisons principales du déclin du secteur automobile français ?

Mme Martine Berthet. - Vous évoquiez il y a un instant le marché de l'occasion pour les véhicules électriques. Il existe également celui du rétrofit, sur lequel se développent des entreprises. J'ai eu l'occasion de visiter dernièrement une entreprise savoyarde qui installe des moteurs électriques sur des camions et des bus, en utilisant des batteries fabriquées à Turin. Votre filière s'intéresse-t-elle à ce marché ? Le considérez-vous comme une concurrence ou, au contraire, comme un accompagnement dans l'atteinte des objectifs européens ?

M. Denis Bouad. - Je vous remercie de nous avoir présenté avec lucidité la situation préoccupante de la filière automobile en France et en Europe, notamment face à la concurrence chinoise et asiatique. Vous avez souligné à juste titre les défis majeurs auxquels nous sommes confrontés. Le Gouvernement avait pris des mesures intéressantes, comme le leasing social, qui a connu un vif succès, mais a malheureusement été interrompu prématurément. Dans un territoire rural comme le mien, la possibilité de louer des voitures électriques à moindre coût représentait un avantage significatif pour nos concitoyens.

Ma question est la suivante : disposons-nous d'une estimation de l'impact net sur l'emploi qu'auront, d'une part, l'arrêt de la commercialisation des véhicules thermiques et, d'autre part, la restructuration de la filière vers le véhicule électrique ?

M. Luc Chatel. - Madame la sénatrice Évelyne Renaud-Garabedian, je n'utiliserais pas le mot « déclin » pour qualifier notre secteur automobile. Nous avons aujourd'hui deux grands constructeurs français qui sont des leaders mondiaux. L'un est quatrième au rang mondial et s'est associé avec d'autres constructeurs italiens et américains. Renault s'est redressé depuis maintenant deux ou trois ans, ce qui est une bonne chose. Nous avons également de grands équipementiers mondiaux. Valeo dispose ainsi d'une soixantaine d'usines en Chine ; nos équipementiers sont présents à l'international, la France ne représentant que 10 % de leur marché. Ils ont réussi leur mutation de ce point de vue.

Cependant, je comprends ce que vous voulez dire : nous rencontrons des difficultés dans le cadre de cette transition, nous sommes en retard sur une technologie sur laquelle nous n'avions pas misé au départ. Ce n'est pas le seul problème. La France produit 1,3 million de véhicules, contre 3,5 millions au début des années 1990. Cela n'est pas lié à la batterie ou à l'électrique, mais à d'autres facteurs. D'abord, l'automobile est devenue un marché mondialisé et les constructeurs ont généralement choisi de produire à proximité de leur marché de destination. Ensuite, il y a les enjeux de compétitivité et de concurrence sur des véhicules à faible marge - nos constructeurs étant plutôt performants sur les catégories A ou B - où l'impact des coûts est plus élevé, ce qui a entraîné des délocalisations. Les difficultés actuelles de l'industrie automobile sont donc principalement liées à cette triple mutation et à la nécessité de s'adapter et ont été accentuées par la rapidité de la transformation, qui la rend très dure. Les Chinois mènent cette transition depuis vingt-cinq ans, ils ont été largement subventionnés et ont eu le temps de monter en puissance, mais perdent tous de l'argent. Aux États-Unis, Tesla le fait - même si les V12 et les gros pick-up thermiques se vendent encore très bien - et il y a eu le lancement de l'IRA, qui s'accompagne en outre d'une politique d'accompagnement vers l'électrique, avec plusieurs États très avant-gardistes en la matière. L'enjeu est donc notre capacité à réussir cette transformation dans les délais les plus contraints, avec des conséquences minimales sur les entreprises et l'emploi.

Madame la sénatrice Martine Berthet, je n'avais pas évoqué le sujet du parc automobile jusqu'à présent, car nous ne parlions que de l'industrie et des 1,6 million de véhicules vendus chaque année en France. Le parc automobile français est estimé à 40 millions de véhicules, dont environ 30 millions en circulation régulière. Si nous respectons la trajectoire fixée et atteignons 100 % de véhicules électriques vendus en 2035, seulement un tiers de ce parc sera électrifié. Il faudra ensuite une quinzaine d'années pour achever la transition, afin d'atteindre l'objectif de neutralité carbone en 2050. S'il est donc logique de commencer dès maintenant pour respecter cette trajectoire, il convient de travailler en parallèle sur le flux des ventes et sur le parc existant. Le rétrofit est l'un des outils possibles pour le parc, mais il est compliqué. Transformer un véhicule thermique en électrique ne se résume pas à remplacer le moteur par une batterie. Un véhicule électrique moderne n'a plus rien à voir avec un véhicule thermique d'il y a cinq ans : l'architecture, l'électronique, le châssis sont entièrement repensés. Le rétrofit reste néanmoins une des solutions pour décarboner le parc, avec les carburants synthétiques évoqués précédemment.

Le leasing social a été un succès et a sans doute permis à une clientèle nouvelle d'accéder à des véhicules électriques neufs. Cependant, il a absorbé plus de la moitié de l'enveloppe des bonus l'an dernier. Nous pouvons comprendre qu'il faille réduire l'enveloppe globale ; la vraie question sera donc le ciblage du bonus, en lien avec la commission des finances et le ministère du budget. Je privilégie des critères simples et je ne suis pas favorable aux conditions de ressources, car ce ne sont pas principalement les plus modestes qui achètent des voitures neuves. Pour accélérer la pénétration de l'électrique, le leasing social peut être un outil, mais il ne faut pas qu'il accapare la moitié de l'enveloppe. Une enquête récente de la PFA avec CSA révèle que 77 % des Français ayant le projet d'acheter un véhicule électrique y renonceraient si le bonus était supprimé. Il faut donc être très prudent avant de modifier les critères d'éligibilité ou le montant du bonus, au risque de gripper le système.

Quant à l'impact sur l'emploi, une simulation réalisée il y a trois ans avec l'Observatoire de la métallurgie prévoyait 65 000 emplois perdus dans la filière automobile française d'ici cinq à sept ans. Je crains que nous soyons au-delà, car en cinq ans nous sommes déjà passés de 400 000 à 350 000 emplois dans l'industrie. La filière des services, qui représente quant à elle 500 000 emplois, subira aussi un impact, avec un effet retard. Une voiture électrique nécessite en effet moins d'entretien et les métiers vont devoir évoluer.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Il se dit que beaucoup de véhicules électriques vont à la casse après trois ou quatre ans, parce que le coût de remplacement de la batterie serait très important. Est-ce vrai ? Si oui, que penser du bilan carbone de tels véhicules ? Les véhicules autonomes sont-ils susceptibles de redonner de la compétitivité à l'industrie française ? Que faire pour aider à leur développement ? 

M. Yannick Jadot. - Vous étiez ministre à l'époque où la France présidait l'Union européenne, lorsque celle-ci a adopté le premier paquet et le règlement sur le CO2 dans l'automobile, qui est très clair et qui est un règlement, comme vous le savez, de neutralité technologique : il dit qu'à la sortie du pot d'échappement, il doit y avoir zéro CO2. Il respecte la neutralité technologique, mais impose de faire un certain nombre de choix. À l'époque, on parlait déjà de crise automobile, et le secteur, dans notre pays, perdait 100 000 emplois par décennie. Nous avons maintenant une chance de redynamiser notre industrie automobile, de recréer des industries sur nos territoires. C'est une opportunité compliquée, difficile, mais il faut la voir positivement.

L'échéance de 2025 est proche, mais reconnaissons que ce sont les industriels qui ont choisi de faire des véhicules thermiques plus lourds, plus gros, pour tirer parti de l'efficacité accrue des moteurs. Le président Senard nous a dit que Renault serait prêt en 2030 pour la vente des véhicules électriques en Europe. Dans un autre cadre, Carlos Tavares a dit la même chose, et il répète, interview après interview, qu'il ne faut surtout pas changer les règles parce qu'il faut de la visibilité, de la stabilité pour construire les transitions. L'industrie automobile sera prête, donc. La question, c'est l'accompagnement des territoires, l'accompagnement social, l'accompagnement des transitions.

Ma première question portera sur les divergences européennes. Nous manquons d'une politique industrielle, je l'ai toujours dit. Reconnaissons, à cet égard, que la stratégie de Volkswagen d'investir toujours plus en Chine et d'y produire toujours plus est incompatible avec tout ce que nous essayons de défendre ici sur la souveraineté et la relocalisation de l'industrie automobile européenne. Comment appréhendez-vous, au sein de la PFA, ces divergences ?

Vous avez raison de rappeler que les flottes sont un levier extraordinaire pour électrifier le parc. Ne pourrions-nous pas être plus contraignants, notamment sur les flottes d'entreprises, pour assurer que celles-ci constituent un vrai débouché aux véhicules électriques, afin d'aider le marché à s'enclencher ?

M. Fabien Gay. - Ma question portera sur l'aspect social. Nous devons essayer d'aller plus loin que le simple constat. De manière provocatrice : sommes-nous condamnés, au cours des dix prochaines années, à ne produire que des bouts de la chaîne de valeur de l'automobile, et à abandonner tout le reste ?

On parle de réindustrialisation depuis sept ans, mais je vois surtout des gigafactories et des data centers, peu pourvoyeurs d'emplois. Vous évoquez la complexité, mais pour les sous-traitants, c'est un désastre. Mon département va être sinistré en matière automobile. Le dernier grand sous-traitant de PSA, MA France, est en grève depuis six mois et a été rayé d'un trait de plume au tribunal de commerce. Pour les ouvriers d'Imperial Wheels à Châteauroux, derniers à fabriquer des jantes en aluminium, c'est terminé : 350 emplois ont été perdus. La liste est longue...

Un contrat de filière a été signé, mais sans prévision de volume ni d'emploi. Quid des fermetures d'entreprises ? Nous perdons toute une chaîne de sous-traitants. Il faut apporter des solutions, car la compétitivité ne suffit pas face aux Chinois : la situation a changé, et l'ouvrier moyen y gagne autant qu'un ouvrier portugais. Refusons d'appliquer leur modèle social et une course au moins-disant social et écologique !

M. Luc Chatel. - Non, madame Loisier, il n'y a pas d'inquiétude sur les batteries. Je vous encourage à aller visiter le site industriel de Flins, où s'opère le reconditionnement de véhicules usagés. C'est là que l'on installe de nouvelles batteries sur les Zoé, avant de les remettre sur le marché. C'est un très bel exemple d'économie circulaire et de création d'une nouvelle filière qui n'existait pas. De plus, les durées de vie des batteries sont assez longues, ou pas plus courtes que la période au terme de laquelle il faut faire des révisions sur un véhicule thermique, alors qu'elles demandent moins d'entretien. De plus, on peut les recycler. Nous ne maîtrisons pas encore toute la chaîne de valeur en France dans ce domaine, mais nous y travaillons et nous enregistrons de premières avancées. Enfin, on peut reconditionner le véhicule, ce qui est bienvenu. Sur le bilan carbone, vous avez raison. Le problème de toute cette réglementation est que l'on n'a pas fait d'analyse du cycle de vie global : il faudrait mesurer l'ensemble de l'impact carbone de la chaîne. Pour autant, si l'électricité est propre, si vous recréez une chaîne de valeur souveraine, si le recyclage est maîtrisé, vous aurez décarboné la filière automobile. Ne perdons donc pas de vue la direction générale. Ce qui est compliqué, c'est la période de transition, car il s'agit de passer d'un modèle à l'autre ; c'est compliqué sur le plan industriel, parce que l'on prend des paris, comme en matière d'emplois, parce que ces filières sont peuplées de travailleurs qui ont fait toute leur vie le même métier, et parfois le même que leurs parents, et auxquels il faut expliquer que ce métier n'existe plus, qu'il est remplacé par un nouveau métier totalement différent, exigeant d'autres compétences.

Sans être pessimiste, je ne suis pas sûr que nous retrouvions notre souveraineté avec le véhicule autonome. Tout d'abord, il existe déjà. Vous avez vu les progrès qui ont été faits en la matière. Dans plusieurs endroits du monde, des tests de robotaxis sont conduits en grandeur nature : à San Francisco, à Austin, à Las Vegas, en Chine... Il s'agit bien de véhicules complètement autonomes. Quand j'ai pris la présidence de la PFA, certains experts m'ont expliqué qu'il y aurait des robotaxis à Paris dans les cinq prochaines années. En réalité, il va falloir un peu plus de temps, mais il ne faut pas oublier que cette disruption est l'aboutissement de la révolution du software. Elle requiert des investissements encore plus gigantesques, qui malheureusement sont actuellement réalisés par des entreprises comme Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft - les Gafam -, dont c'est le métier. Nos constructeurs font appel à leurs technologies parce que les investissements qu'il faudrait réaliser pour être autonomes en la matière sont disproportionnés compte tenu des autres investissements qu'ils ont à faire, notamment dans l'électrique.

Vous avez raison, monsieur Jadot, il ne s'agit même pas de redynamiser la filière, il faut réinventer le modèle. C'est un nouveau départ. L'Europe a inventé l'automobile et pendant cent ans, on y a pratiqué le même métier. Un choix de technologie a été effectué dans les années 1920, celui du moteur à explosion, notamment pour des raisons de distribution du réseau d'essence. Au départ, il y avait aussi le moteur à vapeur et l'électrique. D'ailleurs, le premier record de vitesse sur route a été établi par une voiture électrique. À présent, c'est un autre modèle qu'il faut inventer. Une telle rupture est difficile pour ces entreprises et il faut expliquer aux passionnés d'automobiles, à des ingénieurs - qui sont, franchement, des génies - que leur métier va disparaître et qu'il leur revient d'en inventer un autre, d'inventer le futur. Des écosystèmes nouveaux doivent être mis en place. Nous pilotons, par exemple, des projets collaboratifs sur le véhicule autonome. Nous travaillons avec Orange, avec Vinci, avec les énergéticiens... Historiquement, les constructeurs n'ont pas l'habitude de travailler ainsi, de manière horizontale, en partenariat, en écosystème.

Ce ne sont pas les constructeurs qui ont décidé d'alourdir les véhicules et de faire des SUV. Ils essaient de vendre les produits qu'achètent les clients ! Les normes en matière de sécurité, qui sont très utiles, ont énormément alourdi le véhicule. Et chaque année, de nouvelles normes de sécurité sont imposées. Ce phénomène a contrebalancé l'allégement de la caisse et du châssis. Tout le monde a intérêt à faire des voitures plus légères : moindre consommation, moindre usure, moins de matière, moindre coût, etc., mais l'implantation de nouvelles technologies, comme le software, a des conséquences en termes de poids du véhicule.

Je reconnais qu'il existe des divergences entre constructeurs européens sur certains sujets, notamment sur la révision des normes d'émissions de CO2, mais celles-ci sont légitimes et liées à des différences de stratégies d'entreprises. Mon rôle, en tant que président de la PFA, est d'animer une fédération au sein de laquelle nous dégageons des lignes de force, tout en respectant le fait que nos adhérents sont concurrents entre eux. Nous sommes d'ailleurs très vigilants en matière de conformité avec les règles de concurrence européennes, qui sont les plus strictes au monde. Je ne m'immisce pas dans les stratégies de chacun : chaque constructeur choisit son mix énergétique, son type de modèle, sa gamme, les nouveaux produits qu'il va lancer, avec des conséquences sur son bilan carbone et sur le fait qu'il passe ou non le seuil fixé en la matière. Il y a aussi une inconnue sur la façon dont le marché va réagir à ces lancements de produits. Je dois donc travailler à un niveau supérieur, en cherchant des solutions communes malgré ces divergences. Mes deux principaux constructeurs ne sont ainsi pas alignés sur le sujet de la révision de la norme Cafe.

Je suis convaincu que malgré ces différences de stratégies, nous serions capables, au niveau européen, de nous mettre d'accord sur quelques grandes mesures, par exemple un fonds d'innovation et d'investissement majeur dans la recherche-développement automobile, des mesures coordonnées d'accompagnement sur la mutation des compétences et de l'emploi, une harmonisation des règles de bonus et de subvention au sein du marché unique. De telles mesures changeraient vraiment la donne. Les responsables politiques ont, eux aussi, parfois joué de ces divergences, mais il me semble que nous devrions être capables de bâtir un véritable Automotive Deal européen, sur le modèle du Green Deal.

Concernant le verdissement des flottes d'entreprises, je suis partisan de mesures incitatives plutôt que contraignantes. On peut améliorer la pénétration des véhicules électriques en incitant les entreprises, plutôt qu'en coupant les bonus, comme on l'a fait l'an dernier.

Monsieur Gay, je ne me résigne pas à ce que l'industrie automobile française ne produise plus que des bouts de chaînes. Au contraire, nous essayons de reconstruire cette chaîne de valeur dont nous avons perdu la maîtrise. Il y a actuellement un foisonnement d'innovations et d'investissements en France comme on n'en avait pas vu depuis cinquante ans dans l'automobile. Nous avions les meilleurs moteurs diesel, mais cette technologie disparaît. Nous investissons dans les batteries, l'électronique de puissance, l'hydrogène ; Renault et Valeo travaillent sur des moteurs électriques sans terres rares... L'objectif est bien de reconstituer notre souveraineté sur l'ensemble de la chaîne de valeur.

Sur les volumes, nous nous sommes calés pour le contrat de filière sur l'objectif fixé par le Président de la République de 2 millions de véhicules électriques produits en France en 2030. La pente sera raide, mais c'est bien l'objectif. Le niveau de production dépendra de tous les facteurs. Renault va, par exemple, produire ses prochaines R5 et R4 électriques dans l'Hexagone.

Je tiens à préciser que nous n'avons pas non plus en tête le modèle social chinois. Quand je compare notre compétitivité, c'est à l'Espagne, dont l'industrie automobile est très performante, et non à la Chine. Il ne s'agit pas de niveler par le bas ou de rogner des avantages sociaux, mais d'analyser ce que font nos voisins européens pour ne plus être dans le peloton de queue. Sur l'énergie, par exemple, comment mener à bien une stratégie industrielle dans l'électrique si notre électricité est 50 % plus chère que celle de nos concurrents ? C'est un énorme handicap dont il faut tenir compte.

M. Rémi Cardon. - Je souhaite attirer votre attention sur un rapport de l'association Halte à l'obsolescence programmée qui alerte sur les risques d'obsolescence prématurée des voitures thermiques et électriques. L'utilisation de techniques comme le gigacasting, qui consiste à mouler en un bloc indémontable une pièce géante pour optimiser les coûts de production, soulève des interrogations. Je m'inquiète également de l'obsolescence logicielle - car les voitures sont de plus en plus numérisées -, ainsi que du problème des batteries inamovibles ou trop coûteuses. Cette tendance risque de transformer profondément l'industrie automobile. Même si l'industrie française n'est peut-être pas engagée dans cette voie, certains de ses concurrents peuvent l'être. Avec 53 000 établissements de réparation en France et un marché de location dynamique qui cherche à privilégier des modèles de voitures durables pour favoriser l'économie circulaire, il faut réagir.

En tant que représentants de la PFA, quelles actions comptez-vous mener pour empêcher la mise sur le marché français et européen de véhicules irréparables ? Comment allez-vous protéger cette filière essentielle de la réparation, mais aussi les consommateurs, face à cette dérive qui émerge chez quelques fabricants ?

M. Jean-Marc Boyer. - La transition du thermique vers l'électrique me semble se heurter à trois difficultés majeures.

Premièrement, son acceptabilité : nous avions auditionné avant l'été M. Jean-Dominique Senard, président de Renault, qui n'était pas aussi catégorique sur la fin du thermique en 2035. Les zones à faible émission suscitent également des oppositions et des réticences.

Deuxièmement, l'attractivité de l'électrique pour les clients pose question. Vous avez évoqué le prix, 50 % plus élevé, mais quid du plaisir de conduire ? Lorsque M. Senard annonce des Alpine électriques, je crains que le plaisir de conduire ne s'y retrouve guère. Le client n'est-il pas réticent, au vu de la baisse de l'acquisition des véhicules électriques ?

Enfin, vous avez souligné les enjeux de compétitivité et de souveraineté, en particulier s'agissant du lithium. Un projet d'extraction très important est actuellement à l'étude dans l'Allier, qui serait un des sites européens les plus significatifs. Face à l'opposition des organisations environnementales, je m'interroge : d'un côté, on veut décarboner, mais de l'autre, on s'oppose à l'extraction du lithium. Parviendra-t-on à sortir un jour de ces ambiguïtés ?

Mme Evelyne Corbière Naminzo. - En tant que sénatrice de La Réunion, j'attire votre attention sur la situation particulière de notre territoire en matière de mobilité. L'automobile y est le seul mode de déplacement, faute d'alternatives ferroviaires, une situation héritée de choix politiques historiques dont nous payons aujourd'hui le prix fort avec un « coma circulatoire ». Nos véhicules roulent encore aux carburants fossiles et notre géographie escarpée n'aide pas.

Vous soulignez le surcoût des voitures électriques par rapport aux motorisations thermiques. Dans une île où plus d'un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté, le poids de la mobilité dans le budget des ménages est considérable. La citadine électrique à moindre coût que vous évoquez ne répond pas à nos besoins. Quelle technologie serait alors adaptée à l'automobile réunionnaise ?

Sur notre territoire déconnecté du continent, l'énergie électrique reste très carbonée et les réseaux de recharge ne sont pas prêts. Quelle serait votre vision du leasing social outre-mer, dispositif qui n'a pas encore vu le jour chez nous ? Quelles pistes pour l'adapter ? Quelle stratégie, enfin, pour la gestion des déchets automobiles dont nous discutions ce matin, sachant que les acteurs concurrents évoqués sont aussi nos voisins dans l'océan Indien ?

Mme Micheline Jacques. - Je souscris pleinement à vos propos sur l'importance de préserver la souveraineté de notre filière française de production de batteries. L'accès à la matière première revêt à cet égard une importance cardinale. La Nouvelle-Calédonie recèle un gisement de nickel de très bonne qualité. Certes, la transformation de ce minerai requiert une quantité substantielle d'électricité, induisant un coût de production élevé qui rend le produit final onéreux, le plus onéreux du marché, même. Pour autant, ce nickel calédonien suscite la convoitise de la Chine. Nous ne saurions nous résoudre à considérer cette production comme structurellement non compétitive. La filière nickel calédonienne mérite une réflexion approfondie pour identifier des solutions innovantes, à même de pérenniser cette activité stratégique.

Quelle est votre vision de ce sujet ? Les équipementiers seraient-ils prêts à épauler cette filière dans le cadre d'un plan nickel ambitieux et novateur, en coordination étroite avec la Nouvelle-Calédonie ?

M. Henri Cabanel. - Vous avez expliqué qu'il serait essentiel d'avoir une stratégie européenne et que les pays européens pourraient s'entendre à ce sujet sur quelques points, même s'ils sont concurrents. D'après vous, à quelle échéance ? Pouvons-nous compter rapidement sur cette stratégie ou faudra-t-il encore du temps ?

Vous avez expliqué dans vos propos liminaires que vous étiez opposé à une taxation douanière au niveau européen, notamment des véhicules chinois, et que vous préfériez parler de compétitivité, à condition de disposer de règles communes. Nous sommes tous d'accord, mais ces règles n'existent pas et n'existeront pas demain. Face à une concurrence chinoise déloyale, de quel poids la France peut-elle peser ?

Notre parc automobile est de 40 millions de véhicules, dont 30 millions roulent régulièrement. En Chine, 30 millions de véhicules neufs sont vendus chaque année. Je suis donc assez sceptique sur l'idée de règles communes. Les États-Unis et les Chinois sont très protectionnistes. Il serait risqué pour l'Europe de ne pas l'être aussi.

M. Luc Chatel. - Monsieur Cardon, la bonne nouvelle, c'est que nous tombons moins en panne qu'avant. Quand j'étais enfant, lorsque nous partions en vacances, les garagistes avaient beaucoup de travail ! La fiabilité des véhicules a fait des progrès considérables, qui ne sont pas uniquement dus à l'électronique. L'électrique s'inscrit dans ce progrès : les véhicules électriques requièrent moins d'entretien que les véhicules thermiques. Les distributeurs vont devoir s'adapter et se former à de nouveaux métiers, car les véhicules sont pensés de manière différente : ce n'est pas une simple batterie qu'on installe dans le coffre avant de la voiture. Si vous allez visiter une usine de Tesla, ou les usines de constructeurs français, vous verrez qu'on a complètement intégré la batterie dans le véhicule, pour des raisons de poids, de répartition de la masse, de sécurité - et pour des raisons de confort, afin que cela n'occupe pas tout l'espace de l'habitacle.

Il n'y a pas de voiture à l'obsolescence programmée, et il n'y a pas de voiture qui serait irréparable. Les industriels s'adaptent, avec les services, pour préparer l'accompagnement et l'aval de la chaîne en matière de réparation, de révision et d'entretien. Le contrat de filière que nous avons signé avec l'État concerne d'ailleurs à la fois l'industrie et les services.

Monsieur Boyer, je crois savoir ce que Jean-Dominique Senard a dit, et je suis totalement d'accord avec lui. La réglementation adoptée est simple : en 2035, on ne pourra plus vendre de véhicules thermiques. Les constructeurs marchent donc sur deux jambes. D'un côté, ils doivent se préparer à cela, et de l'autre, ils voient que le marché ne progresse plus. Ils se disent donc que cela va peut-être durer plus de temps que prévu et que l'on finira par réviser la règle. On appuie sur le frein et sur l'accélérateur en même temps... Il faut arriver à améliorer la pénétration de l'électrique.

Avez-vous déjà essayé une voiture électrique ? Très sincèrement, l'essayer, c'est l'adopter. Et même les passionnés d'automobiles trouvent formidable l'accélération d'un véhicule électrique, son couple... Les grands prix de Formule 1 électrique sont absolument passionnants ! Nous devons nous préparer à cette mutation. Vous verrez, la pile électrique est très performante et elle saura séduire une clientèle nombreuse.

Sur l'extraction de lithium, je ne suis pas compétent pour répondre. Je ne peux que soutenir la logique de développement d'un site d'extraction, puisqu'elle répond à la recherche de souveraineté de notre pays dans cette nouvelle filière.

Madame Evelyne Corbière Naminzo, la Réunion n'est pas le seul territoire sans rail, c'est aussi le cas de nombreux territoires ruraux, comme le savent bien vos collègues. Il est vrai que la fracture de mobilité est exacerbée dans votre territoire. Quelles sont les réponses ? Le leasing social peut en faire partie. Je n'ai pas compris pourquoi il n'était pas arrivé à la Réunion : manquait-il d'argent ? Il vous appartient de solliciter le ministère du budget pour que vous soyez les premiers servis si le dispositif était remis en place, car il est adapté à votre territoire.

Il faut aussi favoriser le marché de l'occasion. Vous dites que les petites citadines ne conviennent pas, mais vous aurez du mal à trouver des SUV ou des 4x4 électriques à des prix abordables sur votre territoire. Je n'ai pas en tête le niveau d'équipement en bornes de recharge de l'île de la Réunion. Nous en avons 140 000 dans la sphère publique aujourd'hui. Nous étions très en retard sur le sujet. Quand j'ai signé le premier contrat stratégique de filière, en avril 2018, nous avions demandé à l'État de s'engager à faire en sorte qu'il y ait cinq fois plus de bornes électriques en cinq ans, afin que les constructeurs vendent cinq fois plus de véhicules électriques. En parts de marché, nous avons multiplié les chiffres non par cinq, mais par dix. En termes de bornes, nous étions loin d'avoir multiplié le nombre par cinq, puisque nous sommes passés de 20 000 à 80 000. Il y a deux ans, le Gouvernement précédent a pris de bonnes décisions, notamment sur les couloirs autoroutiers, et a débloqué un budget de 200 millions d'euros. Résultat : vous avez pu voir sur vos territoires, et notamment sur le réseau autoroutier, que le degré d'équipement est bien meilleur - même s'il n'est pas encore conforme à l'objectif, il est supérieur à la moyenne européenne. Pour la Réunion, je demanderai à mon équipe de vous signaler les porteurs de projets en matière de bornes de recharge.

Madame Jacques, je ne peux qu'être favorable à un projet relatif au nickel sur le territoire de la République. Je n'ai pas à me prononcer sur la compétitivité et la viabilité du site - que je connais par ailleurs pour avoir eu le plaisir de m'y rendre quand j'étais ministre de l'industrie. Ce projet ne pourra que renforcer notre souveraineté industrielle. Les constructeurs automobiles sont-ils prêts à investir pour le favoriser ? Je n'en suis pas certain, car ils sont très mobilisés par les mutations en cours. Pour autant, nous sommes capables de mettre autour de la table, par exemple pour le recyclage, des acteurs qui n'avaient rien à voir avec l'automobile. Nous pouvons sans doute faire de même pour ce projet.

Monsieur Cabanel, vous m'interrogez sur le timing de la stratégie européenne : pour moi, cela doit être un des premiers dossiers de la nouvelle Commission. Ce n'est pas très compliqué à mettre en oeuvre. Pour l'IRA, le Gouvernement américain a été radical : du jour au lendemain, 300 milliards de dollars ont été débloqués, avec 7 500 dollars de bonus par achat, ce fut massif et rapide. C'est de cela que nous avons besoin aujourd'hui.

Je ne suis pas contre les barrières douanières. Dans un monde idéal, je n'y suis pas favorable, parce que ce n'est pas bon pour le commerce, mais je suis pour la concurrence loyale. Or la Commission a montré que nous subissions une concurrence déloyale de la part des Chinois. Il faut donc mettre en place des barrières, au moins provisoirement, permettant de combler l'écart de compétitivité entre les véhicules produits en Chine et en Europe. Je ne parlais pas de règles communes en un sens vague, je parlais de réciprocité. Nous devons dire aux Chinois qu'il faut que la concurrence soit loyale s'ils entendent que nous respections leurs propres règles, par exemple celles qui imposent des joint-ventures ou interdisent les transferts de technologies. Sur cette base, on peut tout à fait envisager des partenariats. Nos industriels le font, d'ailleurs, tout comme nos équipementiers et nos sous-traitants.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci à tous.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 30.