Mercredi 25 septembre 2024
- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Financiarisation de l'offre de soins - Examen du rapport d'information
M. Philippe Mouiller, président. - J'attire, tout d'abord, votre attention sur le contexte de travail particulier qui s'annonce. En effet, nos prochaines réunions seront consacrées principalement à l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), or les données qui lui sont afférentes nous seront communiquées très tardivement. Outre le travail important de nos rapporteurs, nous réaliserons également des auditions pendant un temps relativement court. Par conséquent, le rythme de travail sera soutenu.
Nous reprenons nos travaux avec la présentation de deux rapports très attendus par de nombreux professionnels et médias. Celle-ci aurait dû intervenir avant la fin de la session, mais nous avions choisi de la reporter à la rentrée pour des raisons d'opportunité politique. Cela permettait également de rendre notre action plus lisible au travers des conférences de presse prévues cet après-midi.
Nous allons entendre, en premier lieu, la communication de Corinne Imbert, d'Olivier Henno et de Bernard Jomier, à l'issue des travaux de la mission d'information qu'ils ont conduite sur la financiarisation de l'offre de soins.
Les travaux de nos collègues s'inscrivent dans le programme de contrôle de la commission pour la session 2023-2024. Notre commission avait procédé à quatre auditions plénières dans ce cadre. Nous avions reçu, le 3 avril, les conseils nationaux de l'ordre des médecins et de l'ordre des pharmaciens, le 10 avril, des représentants de grands groupes de biologie médicale ainsi que le directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) et, le 5 juin, des représentants de grands groupes d'hospitalisation privée.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Notre sujet - la financiarisation de la santé et, plus spécifiquement, la financiarisation de l'offre de soins - est entré récemment dans le débat public. La presse y consacre désormais régulièrement des articles et des tribunes, mais les pouvoirs publics tardent à s'emparer de cette question pourtant structurante pour notre système de santé.
Les réalités que recouvre la financiarisation de l'offre de soins ne sont pas toujours bien comprises, parce que les termes, quelque peu nébuleux, ne sont pas toujours explicités. Commençons donc par définir la notion de financiarisation : celle-ci désigne un processus par lequel des acteurs privés, qui disposent d'une capacité d'investissement significative et qui ne sont pas des professionnels de santé, entrent dans le secteur de l'offre de soins avec pour objectif prioritaire de rémunérer le capital investi.
Parce que la financiarisation de l'offre de soins touche aux conditions essentielles de régulation de notre système de santé, c'est-à-dire à l'organisation de l'offre dans nos territoires, à la qualité des soins, à la maîtrise des dépenses de santé, à l'accès aux soins et, enfin, à l'indépendance des professionnels de santé, la commission des affaires sociales a décidé de se saisir de ce sujet.
Nous nous sommes souvent heurtés, au cours de nos travaux, à des difficultés pour obtenir des données consolidées, aussi bien de la part des autorités sanitaires que d'acteurs professionnels ou académiques. Et pour cause : à ce jour, peu d'études ont été conduites sur les effets de ce phénomène, qui demeurent largement méconnus et mal maîtrisés. Or le sujet est susceptible d'opposer des points de vue divergents, de cristalliser des intérêts contradictoires et de véhiculer des présupposés idéologiques.
C'est pourquoi nous avons souhaité rencontrer, dans le cadre cette mission, nombre d'interlocuteurs susceptibles de nous aider à objectiver le phénomène. Ainsi avons-nous auditionné près de soixante organisations et une centaine de personnes. La diversité des acteurs entendus nous a permis non seulement de recueillir des données importantes, mais aussi de nous imprégner de la complexité des enjeux et de la technicité de la matière.
Au terme de nos travaux, nous établissons un diagnostic, secteur par secteur, en identifiant les déterminants de la financiarisation et en tentant d'objectiver les risques qu'elle induit. Ces derniers portent, d'une part, sur les conditions de la régulation économique et de l'organisation territoriale de l'offre de soins ainsi que, d'autre part, sur l'indépendance et les conditions d'exercice des professionnels de santé. Pour y répondre, le rapport que nous vous présentons formule dix-huit propositions visant à mieux maîtriser le mouvement de financiarisation des structures de soin et à limiter ses effets indésirables. Il s'agit de réaffirmer la primauté des enjeux de santé publique sur les intérêts financiers.
Mme Corinne Imbert, rapporteure. - Commençons par le diagnostic. Quelques chiffres suffisent à illustrer l'ampleur d'un phénomène qui progresse : six groupes concentrent plus de 60 % des sites de biologie médicale en France ; pas moins de 40 % de l'hospitalisation privée lucrative qui représente, elle-même, un quart du capacitaire des établissements de santé, est détenue par quatre grands groupes. Ces dernières années, le nombre des opérations de rachat et de fusions-acquisitions révèle une accélération de la concentration de certains secteurs, soutenue par l'intervention de fonds d'investissement dans le capital des groupes. Cette dynamique n'est pas sans incidence sur la structuration des marchés du soin : l'Autorité de la concurrence a rendu cinquante et une décisions au titre du contrôle des concentrations dans le secteur de la santé depuis 2019.
La maturité du processus de financiarisation est néanmoins inégale selon les domaines. Aujourd'hui, le marché de l'imagerie, où la valorisation financière des groupes peut atteindre jusqu'à quinze fois l'excédent brut d'exploitation, suscite l'intérêt des investisseurs. La dynamique de financiarisation y est récente, mais près de 30 % des structures seraient déjà concernées. Quant aux laboratoires de biologie médicale, ils ont bénéficié d'une rentabilité de 23 % en 2020, en raison de l'épidémie de covid, soit un taux près de quatre fois supérieur à celui du secteur de la construction aéronautique et spatiale.
Malgré des règles interdisant l'ouverture de leur capital à des tiers non professionnels, les pharmacies d'officine sont également concernées. Elles connaissent, toutefois, une forme de financiarisation spécifique au travers de l'émission d'obligations, voire d'obligations convertibles en actions, auprès de fonds d'investissement, qui aident ainsi les professionnels de santé à constituer un apport bancaire pour financer leur installation ou leur activité. Ces fonds conditionnent leur soutien au respect de certaines règles relatives à la gestion et à l'activité de l'officine, qui sont susceptibles de fragiliser l'indépendance des professionnels.
Enfin, après les scandales sanitaires qui ont tristement mis en lumière les pratiques frauduleuses et abusives de nombreux centres de santé dentaires et ophtalmologiques, les centres de soins primaires polyvalents semblent constituer une cible nouvelle pour les investisseurs financiers.
Cette progression des investissements dans le secteur de l'offre de soins depuis le début des années 2000 témoigne de l'intérêt des acteurs du capital investissement pour un marché qui présente des caractéristiques de nature à rassurer les investisseurs.
L'offre de soins constitue, en effet, un investissement à la fois rentable et sûr. Tout d'abord, sa rentabilité tient aux possibilités de restructuration du secteur, notamment par la recherche d'un effet « taille critique » et la concentration des plateaux techniques. Ensuite, son caractère sécurisant résulte, d'une part, de l'accroissement continu de la demande de soins, lié au vieillissement démographique et, d'autre part, du haut niveau de socialisation de la dépense de santé. Enfin, l'investissement dans le soin est également un moyen pour les acteurs financiers de diversifier leurs portefeuilles d'actifs.
Sciemment ou non, le cadre de régulation a lui-même favorisé la financiarisation de l'offre de soins. Tout d'abord, la loi a autorisé, dès le début des années 1990, l'entrée d'acteurs non professionnels au capital des sociétés d'exercice libéral (SEL) des professions de santé, à l'exception notable de la pharmacie. Ensuite, dans un contexte financier marqué par un déficit récurrent de la branche maladie, l'entrée de capitaux financiers sur le marché de l'offre de soins représente indéniablement une source de financement supplémentaire qui contribue à moderniser les infrastructures de santé.
Par ailleurs, certaines politiques visant à améliorer la qualité des soins ont pu contribuer au processus de financiarisation : il en va ainsi de l'accréditation obligatoire des laboratoires de biologie médicale, prévue par l'ordonnance n° 2010-49 du 13 janvier 2010 relative à la biologie médicale, dite « Ballereau », dont le coût et les contraintes sont mieux supportés par des structures de grande taille susceptibles de standardiser leur activité. Enfin, les acteurs financiers ont su s'engouffrer dans la brèche de la démographie médicale en saisissant l'opportunité de rachats massifs de cabinets : en proposant aux praticiens partant à la retraite de reprendre leurs structures à un prix pouvant atteindre trois ou quatre fois leur valeur réelle, les investisseurs ont progressivement fait basculer certains secteurs d'un modèle de capitalisme professionnel à celui du capitalisme financiarisé.
S'il est possible de mesurer l'avancée du phénomène de financiarisation de l'offre de soins et d'en comprendre les déterminants, l'évaluation de ses effets sur les dépenses de santé, sur l'accès aux soins et sur la qualité des soins est, en revanche, plus complexe.
Pour ce qui concerne les dépenses, deux questions se posent. Tout d'abord, la financiarisation conduit-elle à une augmentation des dépenses de santé, qui serait liée à une pression sur la rentabilité, ou permet-elle de les contenir en contribuant à la recherche de gains d'efficience ? Nos travaux ne nous permettent pas, aujourd'hui, de répondre à cette question. Nous pouvons uniquement nous fier à des faisceaux d'indices, qui démontrent d'ailleurs des effets équivoques, car il n'existe aucune analyse dont nous puissions tirer des conclusions certaines.
Ensuite, la financiarisation a-t-elle pour effet de modifier les conditions du dialogue conventionnel et, par conséquent, de la régulation tarifaire ? À cette question, nous pouvons assurément répondre de façon affirmative. La Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), elle-même, a pointé du doigt le positionnement biaisé des syndicats de biologistes, soumis à la pression des groupes financiarisés lors des dernières négociations conventionnelles. Cette situation doit évidemment nous conduire à nous interroger sur l'efficacité de nos outils de régulation, afin de conserver la maîtrise du pilotage de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) et de garantir une offre respectueuse de critères de qualité et de pertinence des soins.
En ce qui concerne l'organisation territoriale de l'offre de soins, la financiarisation accentue la concentration des structures, qui conduit à des situations d'oligopoles locaux ou de quasi-monopoles. Il en résulte une moindre diversité de l'offre locale, ce qui peut modifier les conditions du dialogue entre les offreurs de soins et les agences régionales de santé (ARS) ou rendre les patients captifs d'un groupe. À propos de l'accès aux soins, on observe pourtant des effets contrastés : par exemple, dans le champ de la biologie médicale, la couverture territoriale est restée stable ces quinze dernières années malgré la très forte concentration du secteur ; en revanche, l'optimisation de la chaîne analytique au travers de la diminution du nombre de sites d'analyse au profit des sites de prélèvement n'est pas neutre pour ce qui concerne la prestation offerte au patient : allongement des délais de rendu, absence de biologiste sur site...
La financiarisation de l'offre de soins fait également peser un risque important sur l'indépendance des professionnels de santé. Ce principe déontologique fondamental garantit que les professionnels déterminent, en conscience, les actes de soin à réaliser dans le seul intérêt des patients, compte tenu de leurs connaissances scientifiques.
La loi protège ce principe en encadrant la propriété du capital social comme les droits de vote dans les sociétés d'exercice. Elle prévoit également que les sociétés sont inscrites au tableau de l'ordre concerné et que leurs statuts comme leurs conventions doivent être transmis à l'ordre. Malgré ces garde-fous, les ordres professionnels, que nous avons tous auditionnés, ont relayé de vives inquiétudes quant au respect du principe d'indépendance.
Dans certaines sociétés, l'influence des acteurs financiers non professionnels se trouve, en effet, augmentée par le jeu d'actions de préférence, qui permettent de distinguer la part de capital détenu des droits de vote ou des droits financiers associés, ou par des clauses rendant, par exemple, incontournable la voix des investisseurs financiers dans la prise de décisions stratégiques en dépit de leur position minoritaire au capital. La complexité des montages juridiques employés, qui confine parfois à l'opacité, camoufle ainsi la dépossession, subie par les professionnels de santé, des prérogatives qui leur sont normalement garanties par la loi.
De la même manière, dans le secteur officinal, l'ordre des pharmaciens observe que certains fonds d'investissement contraignent les professionnels à revoir leur offre, souvent pour augmenter la part de la parapharmacie, à sélectionner un fournisseur ou une solution logicielle déterminés.
M. Olivier Henno, rapporteur. - Les risques associés à la financiarisation sont donc nombreux. Si l'apport de capitaux extérieurs concourt au financement de notre système de santé, une financiarisation non maîtrisée de l'offre de soins peut menacer des équilibres essentiels situés au coeur de la régulation de l'offre. Au terme de nos travaux, il nous semble non seulement possible, mais aussi nécessaire, de contrôler les conséquences potentiellement néfastes de la financiarisation sur la structuration de l'offre et d'agir avant d'observer une progression trop importante de ces effets indésirables. Pour cela, nous formulons neuf recommandations, qui consistent, d'une part, à adapter les modalités de la régulation économique de l'offre de soins et, d'autre part, à renforcer les conditions de sa régulation territoriale.
Pour ce qui concerne la régulation économique, trois évolutions nous semblent indispensables pour faire face aux défis que nous avons décrits.
Tout d'abord, nous croyons utile de faciliter l'accès des professionnels de santé aux modes de financement préservant l'indépendance des structures de soins. Les professionnels auditionnés ont souligné la difficulté, pour ne pas dire l'obstacle, que représente l'investissement requis pour leur installation ou pour le maintien de leur activité. Certains d'entre eux peinent à réunir l'apport nécessaire à la souscription d'un emprunt bancaire. Dans le secteur officinal, la Caisse d'assurance vieillesse des pharmaciens (CAVP), les syndicats professionnels et certains grossistes-répartiteurs cherchent à répondre à ce besoin en proposant des solutions de financement complémentaires, respectueuses de l'indépendance des professionnels. Elles constituent autant de solutions de substitution aux fonds d'investissement, plus intrusifs. Nous pensons que ce type d'initiatives doit être encouragé et, lorsque cela est possible, étendu.
Ensuite, il nous semble indispensable de revoir les outils de régulation des dépenses de santé pour les adapter au contexte de financiarisation. Le directeur général de la Cnam a présenté devant notre commission les difficultés rencontrées lors des dernières négociations avec les syndicats de biologistes. À ce sujet, il nous paraît tout à fait légitime que le régulateur tienne compte, pour la fixation des tarifs applicables, des gains de productivité et des taux de marge observés chez les grands opérateurs du secteur. Toutefois, il doit également veiller, lors de cet exercice, à assurer la viabilité des structures indépendantes. C'est pourquoi il semble souhaitable de faire figurer la protection de l'indépendance des professionnels de santé parmi les objectifs légaux des conventions négociées avec l'assurance maladie.
En ambulatoire comme dans le secteur hospitalier, une meilleure valorisation de la qualité et de la pertinence des soins dans le financement des structures nous semble également fondamentale. En 2022, la commission d'enquête sénatoriale sur la situation de l'hôpital et le système de santé en France appelait déjà cette évolution de ses voeux. Elle semble d'autant plus nécessaire dans le contexte actuel, qu'elle permettra d'orienter l'activité des structures financiarisées vers les priorités de santé publique et de mieux maîtriser certains risques associés à la financiarisation.
Enfin, il nous semble indispensable de renforcer les capacités de contrôle et de suivi de l'assurance maladie sur l'activité des centres de santé. Celles-ci ont déjà été considérablement améliorées ces dernières années. La loi n° 2023-378 du 19 mai 2023 visant à améliorer l'encadrement des centres de santé, dite « loi Khattabi », a par exemple rétabli l'obligation d'agrément préalable des centres dentaires et ophtalmologiques et prévu l'identification des professionnels exerçant dans les centres de santé par un numéro individuel. Les contrôles ont, par ailleurs, été renforcés : entre 2021 et 2023, l'assurance maladie a ainsi contrôlé 200 centres de santé et décidé d'en déconventionner 21, ce qui est toutefois peu au regard des quelque 2 500 centres de santé recensés. En outre, l'identification individuelle des prescripteurs, cruciale pour les contrôles, n'est toujours pas effective. En conséquence, nous proposons de lever les derniers obstacles à son entrée en vigueur et de renforcer les moyens de contrôle à la disposition de l'assurance maladie.
En ce qui concerne l'organisation territoriale de l'offre de soins, la financiarisation contribue assez clairement à accélérer le processus de concentration dans les différents secteurs. Cet effet de concentration engendre une déformation de l'offre dans les territoires, en favorisant l'implantation d'activités dans des zones déjà denses et dynamiques ou, au contraire, l'abandon d'activités trop peu rentables. Face à ce constat, nous formulons plusieurs propositions qui visent à construire une régulation adaptée au contexte de financiarisation.
En premier lieu, il nous semble nécessaire de construire cette régulation en concertation avec les professionnels de santé et les collectivités territoriales. La territorialisation des politiques de santé exige, en effet, un dialogue plus étroit et plus systématique avec les élus locaux, notamment les maires. Les professionnels de santé peuvent également être force de proposition : certaines initiatives inscrites dans les conventions nationales pluriannuelles signées avec l'assurance maladie doivent inspirer d'autres propositions. Je pense, par exemple, à l'encadrement des majorations des consultations aux heures de la permanence des soins ambulatoires (PDSA), afin de limiter les pratiques abusives des centres de soins non programmés. Je pense aussi au conventionnement sélectif des chirurgiens-dentistes, très circonscrit, qui vise précisément à empêcher la multiplication des centres dentaires à chaque coin de rue dans les grandes agglomérations. Le cadre conventionnel doit être un espace de réflexion pour faire émerger des outils de régulation nouveaux et pour prévenir le développement d'une offre principalement fondée sur des critères de rentabilité.
La maîtrise de la recomposition de notre offre de soins doit également passer, en second lieu, par une action plus volontariste des ARS, qui disposent d'un levier sous-utilisé : les autorisations d'activités de soins et d'équipements matériels lourds. À notre sens, leur délivrance pourrait s'accompagner d'engagements opposables aux acteurs, portant par exemple sur la couverture territoriale de zones isolées et sur la prise en charge de patients éloignés du soin.
Dans le secteur de la biologie médicale, les règles de territorialité de l'offre, qui doivent permettre de réguler les implantations des laboratoires, sont demeurées lettre morte. Il est donc urgent de doter les ARS d'outils d'analyse et de critères décisionnels plus efficaces pour renforcer le pilotage de cette offre.
Afin de garantir des conditions de réalisation et de restitution des examens qualitatives, il nous apparaît également nécessaire d'augmenter le nombre de sites de biologie médicale analytiques de proximité et de définir, par arrêté, une liste minimale d'examens à réaliser sur chaque site. L'ensemble de ces propositions doit contribuer à une répartition territoriale adéquate de l'offre de soins.
Outre l'enjeu d'accessibilité, la question de la pertinence de l'offre de soins nous conduit à recommander plusieurs évolutions. D'une part, afin de limiter les biais de sélection occasionnés par la régulation tarifaire des actes, il paraît nécessaire de réviser régulièrement les tarifs hospitaliers et conventionnels qui engendrent des déséquilibres de l'offre. D'autre part, alors que le secteur des soins primaires polyvalents connaît un début de financiarisation et que des dynamiques comparables sont observées dans d'autres pays européens, nous anticipons un risque non négligeable de détournement de l'objet non lucratif de ces centres, qui justifie un droit de regard des ARS sur les conditions de leur développement.
Par conséquent, nous proposons que l'ouverture de ces centres de soins primaires soit conditionnée à un agrément, comme c'est déjà le cas pour les centres dentaires et ophtalmologiques depuis la loi Khattabi de mai 2023.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Enfin, l'indépendance des professionnels de santé constitue un enjeu majeur de la financiarisation, peut-être le plus sensible, car il touche à un principe cardinal de notre système de santé. Le Conseil constitutionnel reconnaît d'ailleurs cette indépendance comme une condition nécessaire au respect de l'objectif de protection de la santé publique.
Clairement énoncée en droit, formellement respectée dans les statuts des SEL, cette indépendance n'en est pas moins mise à mal par le recours à diverses techniques juridiques issues du droit des sociétés, qui visent à contourner un principe jugé sans doute encombrant ou désuet. Grâce au système des actions de préférence, les investisseurs financiers peuvent se réserver jusqu'à 99 % des droits financiers, alors que la loi ne les autorise à détenir, en tant qu'actionnaires non professionnels, que 25 % au maximum du capital des sociétés. D'autres outils sont utilisés et inscrits dans des clauses statutaires ou extra-statutaires, qui ont pour effet, comme indiqué précédemment, de retirer aux professionnels de santé le pouvoir décisionnel qui leur est, au moins en théorie, réservé.
La loi échoue donc, manifestement, à protéger l'indépendance des professionnels de santé. Dans ce contexte, le Conseil national de l'ordre des médecins (Cnom), auditionné par notre commission, a appelé le législateur à interdire l'entrée des acteurs financiers au capital des SEL. La quasi-totalité des acteurs rencontrés au cours de notre travail a souligné la nécessité de donner toute sa portée à la loi en encadrant plus strictement l'intervention des acteurs financiers, sans pour autant remettre en cause la participation d'investisseurs tiers au capital des SEL.
Sur ce point, nous formulons deux recommandations fondamentales. Tout d'abord, il s'agit de compléter les dispositions législatives et réglementaires encadrant la détention des droits sociaux et des droits de vote au sein des SEL, pour mieux protéger le pouvoir décisionnel des professionnels de santé et pour mettre fin aux détournements du système des actions de préférence appliqué aux SEL des professions de santé.
Ensuite, la financiarisation s'accompagne d'une volatilité des capitaux susceptible de déstabiliser l'offre de soins. Rappelons que la Cnam, elle-même, évoque une « bulle spéculative » sur le marché de la biologie médicale. En conséquence, il nous apparaît nécessaire d'envisager un encadrement plus strict des investissements financiers dans le secteur de l'offre de soins. Le financement des activités de soins doit répondre à des critères de durabilité. C'est pourquoi nous recommandons d'empêcher les investissements purement spéculatifs et de prévenir le retrait non anticipé de capitaux, par exemple en fixant une durée minimale d'investissement dans le capital des SEL.
Protéger l'indépendance des professionnels de santé, c'est aussi les mettre en capacité de résister à la dynamique de financiarisation. Deux actions nous paraissent pouvoir y contribuer. Il s'agit, d'une part, de préparer les étudiants à la diversité de leurs modes d'exercice, en les formant à la gestion des structures de soins au cours de leurs études. Pour reprendre une formule du Syndicat national des ophtalmologistes de France (Snof), « la formation académique des jeunes médecins à l'entreprise éthique et déontologique de leur spécialité est indispensable pour les préparer à l'exercice libéral ». Il s'agit, d'autre part, de soutenir les professionnels de santé et les acteurs locaux, notamment les collectivités territoriales, dans la consolidation d'une offre de soins indépendante et diversifiée. Plusieurs des acteurs que nous avons auditionnés ont exprimé leur attachement à une gouvernance locale des structures, ancrée dans les territoires, qui garantit une proximité de la prise de décision avec les professionnels exerçant au sein de ces structures. Les cliniques indépendantes revendiquent ce modèle de gouvernance et des collectifs de professionnels veulent le promouvoir. Nous y souscrivons pleinement.
Enfin, nous faisons quatre recommandations pour améliorer le niveau d'effectivité et de contrôle du principe d'indépendance professionnelle.
Parce que sa portée demeure incertaine, la protection du principe d'indépendance par les ordres professionnels est aujourd'hui difficile. En nous inspirant de jurisprudences récentes du Conseil d'État qui visent la profession vétérinaire, nous proposons de préciser dans le droit que ce principe d'indépendance fait obstacle à toute clause contractuelle, statutaire ou extra-statutaire, qui priverait les professionnels exerçants d'un contrôle effectif sur une société d'exercice. Comme pour la profession vétérinaire et afin de favoriser une plus grande sécurité juridique, la portée concrète de cette nouvelle notion pourrait être définie dans une doctrine d'emploi, établie après concertation avec les ordres professionnels, les sociétés d'exercice et les syndicats, sous la coordination du ministère chargé de la santé. De telles avancées rendraient le droit plus protecteur pour les professionnels de santé et faciliteraient son application par les ordres et au sein des sociétés d'exercice.
Il est également indispensable de donner les moyens d'exercer efficacement leur contrôle aux ordres professionnels. Cela passe, tout d'abord, par une révision de la liste des documents devant leur être transmise. Pour chaque profession, celle-ci doit être complétée et adaptée aux montages observés ces dernières années. Ensuite, toute clause contractuelle soumettant la transmission d'un tel document à l'accord préalable de la société ou de l'investisseur minoritaire devrait être interdite. Enfin, parce qu'il n'est pas raisonnable de demander à chaque ordre professionnel, et, encore moins, à chaque conseil départemental de ces ordres, de disposer du niveau d'expertise nécessaire à l'analyse de certains montages très complexes, nous proposons la constitution de cellules régionales d'appui, croisant les compétences des directions régionales des finances publiques (DRFiP), des directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets) et des ARS pour appuyer les ordres professionnels dans leur contrôle.
Le rapport que nous vous présentons est la première étape d'un long travail qui reste à accomplir. Il s'agit du premier rapport institutionnel portant sur cette question, publié dans notre pays. Les autorités sanitaires nous semblent accuser un retard important face à un phénomène qui se développe depuis longtemps, sans véritable surveillance ni régulation efficace.
Nous ne vous proposons pas d'exclure du système de santé les acteurs financiers qui y ont investi. En revanche, nous souhaitons que cette intervention soit mieux mesurée et mieux maîtrisée afin qu'elle ne remette pas en cause les principes les plus fondamentaux de notre système de santé.
Mme Émilienne Poumirol. - Ce sujet, qui nous inquiète depuis quelque temps déjà, prend de l'ampleur : après le secteur de la biologie, celui de la radiologie est aussi concerné, deux domaines qui nécessitent des investissements importants. À l'occasion de la tentative de rachat de centres de soins primaires par un acteur privé financiarisé, centres jusque-là détenus par la Croix-Rouge française (CRF), nous avions déjà interrogé le ministre des solidarités et de la santé de l'époque, Olivier Véran, sur le risque qui pèse sur ces centres.
Je souscris à l'ensemble des propositions des rapporteurs qui vont toutes dans le bon sens. Aujourd'hui, aucun contrôle réel n'existe, notamment en raison de la complexité des montages financiers que vous avez soulignée. Votre proposition relative à la formation des jeunes est très intéressante. En effet, ceux qui terminent leurs études ne connaissent pas le monde de la finance - ce domaine très éloigné de la médecine, de la pharmacie et de la biologie les dépasse avec raison -, ils sont démunis face à ces fonds d'investissement extrêmement complexes et se laissent souvent convaincre d'y recourir, car cela leur permet de s'installer rapidement. Vous avez évoqué la rentabilité du système de santé. Comme nous l'avons déjà constaté au travers du scandale Orpea et, aujourd'hui, des crèches, les investisseurs sont attirés par le secteur médico-social.
Je poserai juste une question d'ordre juridique. Une avocate spécialiste du droit de la santé m'indiquait qu'il était possible de bloquer le droit de vote des investisseurs dans les SEL - cela me semble faire partie de vos propositions. Est-ce réellement faisable ? Au regard de l'indépendance des professionnels de santé, si les investisseurs financiers ne disposaient pas de droit de vote en matière de choix de santé dans les centres de soins, ce serait déjà un énorme pas en avant.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale - Plusieurs propositions nous aideront probablement, lors de l'examen du PLFSS, à réduire les inégalités de santé et à retrouver un certain équilibre.
Les problèmes que nous rencontrons et qui sont relayés par les médias viennent de la faiblesse de notre service public. Le privé s'est engouffré dans la brèche, mais en y important ses dérives. À mon sens, il faut un équilibre et une forme de complémentarité entre le public et le privé ; ce n'est pas l'un contre l'autre. Or la faiblesse du service public amplifie les difficultés liées à la financiarisation et la survie de certains services ou professions est en jeu. Il faut donc renforcer les moyens du service public ou, à tout le moins, accompagner le service public bien plus que ce n'est le cas actuellement.
Pour ce qui concerne les professions, il faut débattre de ces questions avec leurs représentants pour que cela fonctionne ; ils doivent être les premiers ambassadeurs du changement.
Au sujet de l'ARS, dans les départements, il existe des schémas départementaux d'analyse et de couverture des risques (Sdacr) et des services départementaux d'incendie et de secours (Sdis) qui évaluent les risques et les besoins pour y répondre. Nous devrions nous en inspirer pour ce qui concerne l'accès aux soins et les professions de santé : un tel schéma permettrait, chaque année, d'évaluer la situation et de l'améliorer en se fondant sur les données des ARS.
M. Alain Milon. - Je remercie les rapporteurs du travail important qu'ils ont réalisé, mais qui, pour ma part, ne me satisfait pas pleinement. J'ai été quelque peu rassuré par l'affirmation de Bernard Jomier qui a présenté ce travail comme une première étape. Il faut aller plus loin, à tout prix, protéger le système de santé du capital et défendre l'indépendance totale des professionnels de santé, ce qui n'est pas le cas pour l'instant. Dans le système actuel, les professionnels sont de plus en plus prisonniers du capital.
J'évoquerai une expérience personnelle. Voilà trois ans, en juillet, Florence Lassarade et moi-même avons reçu le patronat suédois au Sénat. Or les propos du président de l'équivalent suédois du Mouvement des entreprises de France (Medef) m'ont beaucoup surpris. Il m'a expliqué que des fonds de pension suédois participaient au capital d'entreprises qui achetaient des cliniques et des centres de santé en France. Aussi était-il surpris que l'assurance maladie française contribue ainsi au financement des retraites des Suédois. Ce type de situation doit cesser rapidement, afin que ce soit les Françaises et les Français qui bénéficient du système.
La dépense de santé en France représente chaque année environ 300 milliards d'euros. C'est donc un marché considérable qui intéresse les détenteurs de capitaux. Je me réjouis de cette première étape, mais nous devons continuer ce travail pour faire en sorte que les professionnels de santé ne soient pas dépendants de ce système.
Dans mon département, une clinique ferme : elle appartenait à un seul médecin, qui part à la retraite et sa famille ne lui succède pas. Un groupe avait été consulté, mais il a refusé d'acheter l'établissement après avoir examiné sa situation. Entre-temps, l'hôpital a proposé aux professionnels de santé qui exerçaient dans cette clinique de venir travailler en libéral, en mettant à leur disposition des salles d'opération, mais ceux-ci ont refusé. Le groupe qui avait refusé de reprendre la clinique a embauché ces praticiens dans une autre clinique située à 50 kilomètres. Cela montre bien ce à quoi peut mener la logique de financiarisation.
Pour ce qui concerne la biologie, je rappelle que la loi n° 2013-442 du 30 mai 2013 portant réforme de la biologie médicale est issue d'une directive européenne mise en place par Roselyne Bachelot et qu'elle a ensuite été défendue par la ministre de l'époque, Marisol Touraine. À l'époque, Bernard Jomier et moi-même avions souligné qu'un danger énorme existait : l'installation du capital risquait de permettre celle des centrales d'achats, comme dans le secteur du commerce. Or ces dernières ont progressivement liquidé tous les petits commerces de nos villes et tous nos agriculteurs. Ne faisons pas de même pour la santé !
Mme Raymonde Poncet Monge. - Je retiens de votre mission qu'il s'agit de muscler les mécanismes de régulation dans le contexte de la financiarisation.
Vous proposez de doter les ARS et les professionnels de santé d'un certain niveau d'expertise. Or je suis très pessimiste. Pour avoir travaillé sur la façon dont des profits sont tirés des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), la régulation a toujours un temps de retard sur l'expertise des grands groupes et les moyens dont disposent ces derniers. Vous avez indiqué : « La loi échoue. » J'ai envie de dire : « La régulation échouera. » Elle est nécessaire, mais nous avons toujours un temps de retard.
Un point aveugle, qui ne faisait pas l'objet de votre rapport, a trait aux modes de financement des centres de santé publics et à leurs difficultés à atteindre l'équilibre, qui sont un cheval de Troie pour le secteur privé lucratif. Il convient de s'interroger sur ces points. C'est la même chose pour les crèches : certes, ce secteur compte un groupe malhonnête, mais comment l'ensemble des acteurs privés y réalisent-ils des profits ? Ils y parviennent grâce à la prestation de service unique (PSU) et aux modes de financement qui s'y prêtent. Ces mécanismes qui nuisent à l'équilibre des crèches démultiplient, en quelque sorte, les effets délétères du secteur privé lucratif. S'interroger sur « comment » être rentable dans ces secteurs d'activité a trait à l'accès aux soins et à l'aménagement du territoire.
Vos recommandations sont importantes. Mais, à mon sens, la part des opérateurs financiers doit diminuer dans ce secteur, comme dans les Ehpad et les crèches.
Mme Frédérique Gerbaud. - Je remercie nos collègues pour ce travail qui doit être poursuivi - je souscris à l'avis d'Alain Milon.
Je voudrais faire part d'une expérience personnelle qui a trait à l'accès aux soins, à la financiarisation et aux dérives des grands groupes privés, qui mettent en danger l'indépendance des praticiens, en les enfermant souvent dans des contrats mirobolants qui les empêchent de participer à des formes de permanences des soins.
Dans mon département de l'Indre, qui est un exemple de petit territoire, où il ne reste qu'un hôpital public et une clinique appartenant à un grand groupe, la clinique historiquement installée va progressivement fermer, car elle est peu lucrative. Le groupe ne lui a pas accordé les moyens nécessaires pour répondre aux besoins en termes d'accès aux soins. La clinique interdit aux praticiens de rejoindre l'hôpital public, en les enfermant dans des contrats mirobolants, ce qui est une contrainte financière lamentable dans un territoire sous-doté. Les praticiens sont transférés dans un département voisin, alors que ce type d'établissement sollicite une subvention publique auprès des ARS, sans échange et sans évidemment de retours.
À mon sens, le rôle des ARS n'est pas de subventionner les déficits que les groupes privés ont eux-mêmes engendrés. C'est le premier problème que nous devrions régler. Dans les territoires sous-dotés, des obligations ne pourraient-elles pas être pointées par les ARS, qui accordent les accréditations, souvent avec un regard bienveillant, à des établissements obsolètes qui n'offrent pas de conditions de sécurité suffisantes aux praticiens ni un accès aux soins satisfaisant ? Ce sujet est pénalisant pour les populations.
Dans le cas d'une coopération public-privé, qui semble actuellement la meilleure des solutions, pourquoi l'hôpital public doit-il assurer la mission de permanence des soins, alors que les praticiens d'une clinique non seulement refusent d'y participer, mais conservent la part la plus lucrative de l'activité ?
Il existe une dérive, qui doit être mieux contrôlée. Des contraintes doivent être posées et le législateur doit renforcer les contrôles des autorisations d'exercice, du financement des établissements, dès lors que ceux-ci répondent à une permanence des soins ou à l'accès aux soins, notamment dans les territoires sous-dotés.
Mme Pascale Gruny. - Ce rapport est extrêmement intéressant. À mon sens, tout est une question d'équilibre.
À la fin de leurs études, la question du financement de l'installation se pose pour nombre de professionnels de santé. Or les banques ne les accompagnent pas tous de la même façon. Les jeunes pharmaciens souhaitant racheter une officine, notamment, sont moins soutenus qu'à une époque, car l'activité apparaît plus risquée.
Que faire face à cette situation, sachant que celui qui prend les risques financiers a le pouvoir ? Il n'a échappé à personne que la sécurité sociale n'est pas en bonne santé, ce qui ouvre grand les portes aux investisseurs financiers. Il est évident que le risque s'est accru avec le renchérissement du coût du matériel médical, porté par l'innovation. Mais la santé n'est pas un marché comme les autres !
J'insiste enfin sur une nécessité : la formation des praticiens à la gestion. En effet, nombre de professionnels de santé se font avoir par des charlatans qui leur proposent des solutions de financement en apparence avantageuses, mais qui se révèlent être des pièges à plus ou moins long terme.
Mme Céline Brulin. - Les inquiétudes montent de toute part. La financiarisation a déjà fait des dégâts considérables. L'offre de soins suscite depuis longtemps des appétits financiers, mais on constate une accélération de cette tendance ces derniers temps. Ces appétits prospèrent en réalité sur la faiblesse du secteur public.
Les hôpitaux publics sont en grande souffrance également parce que les établissements privés ne font pas toujours du bon travail, les premiers étant obligés de repasser derrière les seconds pour réparer les dégâts.
Je rejoins Alain Milon sur sa comparaison de la situation avec celle des agriculteurs et je me réjouis de constater que des libéraux prennent conscience de l'intérêt de protéger certains secteurs vitaux des dogmes du libéralisme économique. Cependant, dans le même temps, nous assistons à une offensive idéologique terrible des lobbyistes de tout poil qui en rebute plus d'un parmi les professionnels de santé, dans le secteur public comme dans le secteur privé. Dans le contexte de crise démographique du secteur, c'est un vrai problème. J'ose espérer, mon cher collègue, que nous nous retrouverons sur des propositions communes lors de la discussion du prochain PLFSS.
M. Philippe Mouiller, président. - Les laboratoires d'analyses sont actuellement en grève pour protester contre la baisse de cotation d'un certain nombre d'actes, ce qui ne peut que profiter à la concentration et à l'accélération de la financiarisation.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Je vais mettre les pieds dans le plat : l'objet de notre rapport n'est pas du tout l'équilibre public-privé. Notre système a toujours reposé sur ces deux piliers et il n'est absolument pas question de remettre cet équilibre en cause.
Nous sommes partis d'un constat largement partagé : le capitalisme financier est en train de tuer un certain capitalisme professionnel.
Les professionnels de santé sont vent debout, car ils ont bien compris qu'il s'agissait d'une lutte à mort. En aucun cas il ne s'agit d'un clivage droite-gauche.
La finance est très agile pour s'immiscer partout. Des dispositifs de contrôle du droit de vote des actionnaires existent pourtant dans la loi de 1990, mais ils ont été contournés grâce au système des actions de préférence, qui ont permis de transformer 1 % des actions en 99 % des droits financiers.
La puissance publique est restée les bras ballants. Pourquoi ? Parce qu'elle y a un intérêt, ce phénomène entraînant la baisse du coût unitaire des actes. Malheureusement, elle n'a vu que les actes allaient se multiplier sans tenir compte de la pertinence des soins. Au début, la sécurité sociale s'est réjouie de pouvoir discuter avec six grands groupes, mais la lune de miel s'est transformée en gueule de bois.
Nos recommandations visent non pas à éliminer la participation des groupes financiers - c'est impossible ! -, mais à stopper l'interventionnisme croissant des acteurs financiers dans le secteur ambulatoire.
Ne sombrons pas dans le pessimisme : nous avons des alliés dans ce combat, à commencer par les professionnels de santé, notamment les jeunes.
M. Olivier Henno, rapporteur. - Ces structures financières jouent dans les espaces et profitent des besoins accrus en capitaux pour un certain nombre d'activités médicales. Malheureusement, le secteur public n'est plus en mesure de répondre de façon satisfaisante aux besoins en soins.
Nous identifions deux autres facteurs d'accélération de la financiarisation : l'intérêt individuel du vendeur, qui va vers le plus offrant, et l'attrait des jeunes praticiens pour le salariat.
Cette logique de la financiarisation, de la dérégulation et de la concentration est à l'oeuvre dans toute l'économie. Les marxistes appellent cela la concentration du capital.
La solution est non pas de revenir en arrière, mais d'utiliser toutes les armes dont dispose la puissance publique, notamment l'édiction de normes. Soyons plus efficaces dans la régulation.
Mme Corinne Imbert, rapporteure. - La financiarisation n'est pas la privatisation. Ce phénomène est à l'oeuvre depuis 30 ans et nous devons essayer de renverser le cours des choses.
Ne soyons pas naïfs néanmoins : le président de la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF) a lui-même reconnu que leurs centres de santé étaient dans l'incapacité d'atteindre l'équilibre financier.
Je ferai un focus sur la pharmacie, secteur que je connais bien. À une époque, les non-professionnels n'avaient pas le droit d'entrer au capital d'une officine. Néanmoins, les banques ont de moins en moins joué le jeu, ce qui a conduit à un problème d'offre sur le territoire. La création des SEL n'a pas permis de stopper l'engrenage.
Il faut sensibiliser les jeunes professionnels de santé pour qu'ils ne deviennent pas les proies de groupes financiers. Il est facile de tomber dans le piège si l'on n'est pas averti.
Le sujet à venir, ce sont les maisons de santé pluriprofessionnelles. Plus on encouragera la concentration, plus on fera le vide autour de soi et plus le ticket d'entrée sera élevé. Il faudra alors recourir aux financiers, comme pour les cliniques voilà quelques années.
Il faut aussi savoir que certains professionnels, notamment radiologues, travaillent à distance sans se déplacer, ce qui n'est pas sans incidence sur les conditions de travail des autres professionnels de santé.
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.
Situation des Ehpad - Examen du rapport d'information
M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, nous allons entendre à présent le rapport de Chantal Deseyne, Solanges Nadille et Anne Souyris à l'issue des travaux qu'elles ont conduits sur la situation des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
Je vous rappelle que les travaux de nos collègues s'inscrivent dans le programme de contrôle de la commission pour la session 2023-2024. Nous nous souvenons aussi à quel point la situation financière des Ehpad avait été un sujet d'alerte, partagé sur l'ensemble des travées, lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2024. À cet égard, les nombreuses propositions examinées ces dernières années n'ont pas apporté de forte réponse structurelle, et nous espérons que ces travaux nous permettront d'avancer vers une solution satisfaisante.
Mme Chantal Deseyne, rapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, un simple fait pour débuter : une majorité des Ehpad des secteurs public et privé non lucratifs étaient déficitaires en 2023, et le nombre d'établissements dans cette situation a triplé en trois ans. Cette situation de fragilité financière du secteur du grand âge est d'autant plus inquiétante que la France fait face à un défi : celui du vieillissement de sa population. D'ici 2050, la part des personnes âgées de plus de 75 ans dans la population passera de 9,3 % à 16,5 %, tandis que le nombre de personnes âgées dépendantes sera multiplié par 1,5 sur la même période.
Depuis des années, les rapports s'empilent : El-Khomri, Libault, Guedj, Broussy, Bonne-Meunier I, Bonne-Meunier II, Fiat-Iborra, Pirès Beaune... Tous nous ont alertés sur l'urgence de refonder notre politique du grand âge pour éviter la collision avec le mur du vieillissement. Certains se demanderont donc : pourquoi produire un énième rapport, qui prendra peut-être la poussière, à côté de ses prédécesseurs, dans la bibliothèque du nouveau ministre des solidarités ? Parce que nous sommes au bord de la rupture. Il existe un risque réel de cessation de paiement d'une partie des Ehpad. La situation met également en difficulté nos collectivités territoriales, nos départements et nos communes. Nous faisons un constat aussi clair que radical : l'ensemble du modèle est à reconstruire.
Pour établir ce constat, nous avons mené un contrôle tourné vers les territoires, en effectuant notamment un déplacement en Bretagne et en auditionnant des acteurs territoriaux hexagonaux et ultramarins. Nous avons également réalisé une consultation des élus locaux sur la plateforme du Sénat qui a totalisé 1 029 participations.
Je précise que si nos constats et l'essentiel de nos propositions sont partagés, nous divergeons sur certaines conclusions, notamment en matière de financement : ainsi, nous laisserons notre collègue Anne Souyris exposer sa position personnelle à la fin de notre rapport.
Avant toute chose, permettez-moi de vous dresser un bref panorama du modèle actuel des Ehpad. Les établissements des trois secteurs - public, privé à but non lucratif et privé à but lucratif - accueillent ensemble environ 600 000 résidents. En moyenne, ces derniers y demeurent pendant 2 ans et 4 mois.
Tous secteurs confondus, les Ehpad perçoivent 26 milliards d'euros de financement à travers trois sections tarifaires : la section soins, financée par la branche autonomie, qui couvre l'ensemble des dépenses de santé ; la section dépendance, financée par les départements et une participation du résident, qui couvre l'ensemble des dépenses liées à la perte d'autonomie ; la section hébergement, financée par le résident, lequel peut être aidé par différentes aides sociales, qui couvre l'ensemble des dépenses liées à l'hébergement, à la restauration et à la vie quotidienne.
Ce que l'on nomme communément le reste à charge correspond au résidu de dépenses de la section dépendance non pris en charge par l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) et aux dépenses de la section hébergement.
Ce modèle de financement est aujourd'hui fragilisé. Selon les données de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), qui couvrent l'ensemble des Ehpad publics non hospitaliers et des Ehpad privés non lucratifs, 66 % des Ehpad étaient déficitaires en 2023. Plus précisément, ce sont les sections dépendance et hébergement qui ont un solde net médian négatif. Aucun type de structure n'est épargné : les Ehpad privés à but lucratif ont vu leur taux de résultat net divisé par deux entre 2017 et 2023, tandis que les résultats nets médians des Ehpad publics et privés à but non lucratif sont dans le rouge depuis 2022. Pour les seuls Ehpad rattachés à un établissement hospitalier, le déficit estimé est de 800 millions d'euros.
Mme Solanges Nadille, rapporteure. - Comment expliquer cette situation, mes chers collègues ? Depuis 2020, les Ehpad sont percutés par une triple crise aux ressorts conjoncturels et structurels : une crise inflationniste, une crise des ressources humaines et une crise de confiance. Conjuguées entre elles, elles engendrent un effet ciseaux : explosion des dépenses et chute des recettes.
La crise de confiance, tout d'abord. La gestion des Ehpad durant la crise sanitaire, cumulée à la surmortalité des résidents liée à la covid-19 et au scandale Orpea, ont créé une défiance généralisée à l'égard des établissements. À la suite de ces événements, la part des Français souhaitant rester à domicile est passée de 75 % à 81 % entre 2019 et 2022. En conséquence, le taux d'occupation moyen des Ehpad a diminué de façon significative, passant de 94 % à 88 % entre 2019 et 2023, réduisant dans les mêmes proportions les ressources financières des établissements.
Ensuite, la crise des ressources humaines, qui n'est pas sans lien avec la crise de confiance, a dégradé la situation financière des Ehpad. Les établissements peinent non seulement à recruter, mais aussi à fidéliser leur personnel - 61 % d'entre eux déclarent faire face à de tels problèmes. Pour cause, ces métiers sont perçus comme pénibles et mal rémunérés. Ce défaut d'attractivité renforce la pénurie de personnel, dégradant les conditions de travail et le service rendu aux résidents. Cette situation accroît la sinistralité ainsi que l'absentéisme dans le secteur. En conséquence, les Ehpad ont recours à l'intérim, mais cette solution est insatisfaisante tant pour l'organisation des équipes que pour la gestion financière de l'établissement. Face à cette crise du recrutement, les Ségur I et II, ainsi que la Conférence des métiers de 2022, ont prévu des revalorisations salariales. Si elles étaient indispensables compte tenu du décrochage durable des rémunérations dans le secteur, ces mesures, mal compensées pour les Ehpad, ont contribué à une dégradation de leurs résultats.
Enfin, la crise inflationniste s'est greffée à ces difficultés en touchant les deux principaux postes de dépenses d'hébergement, l'alimentation et l'énergie, dont les prix ont augmenté respectivement de 31 % et de 56 % depuis 2015. Si les Ehpad ont pu bénéficier des boucliers énergétiques, ces derniers n'ont pas intégralement compensé la hausse des prix.
Mme Anne Souyris, rapporteure. - Ces surcoûts auraient pu être absorbés par une hausse du tarif hébergement, mais la définition du prix des places est très encadrée. Rappelons qu'il existe deux catégories de places : les places habilitées à l'aide sociale, dont le tarif et son évolution sont définis par le conseil départemental ; et les places non habilitées, dont le tarif initial à l'arrivée du résident est librement défini par l'Ehpad et son évolution encadrée par un arrêté du ministère de l'économie et des finances.
Or, dans un contexte de dégradation des finances locales, les départements ont largement sous-indexé l'évolution du tarif hébergement pour les places habilitées à l'aide sociale par rapport à l'inflation. Cette sous-indexation a lourdement pénalisé les Ehpad publics et privés à but non lucratif, qui comptent respectivement 96 % et 80 % de places habilitées à l'aide sociale, contre seulement 13 % pour le privé à but lucratif. Les Ehpad privés à but lucratif ont donc davantage de marges de manoeuvre pour équilibrer leurs comptes par une hausse du tarif hébergement. Ainsi, alors que l'inflation culminait à 5,2 % en 2022, la revalorisation du tarif hébergement était de 1,6 % pour une chambre habilitée à l'aide sociale et de 2,5 % pour une chambre non habilitée à l'aide sociale. C'est pour cette raison que nous préconisons de créer un plancher de revalorisation du prix des places habilitées à l'aide sociale qui soit indexé sur l'inflation.
Si la dégradation de la situation financière est généralisée au niveau national, le rôle des départements dans la tarification des sections dépendance et hébergement crée des disparités territoriales. Les départements n'ayant pas tous la même surface financière, leur capacité à soutenir les Ehpad via l'évolution des tarifs est hétérogène. Concernant le prix des places habilitées à l'aide sociale, les revalorisations consenties par les conseils départementaux ont varié de + 0,6 % à + 8,5 % en 2023. C'est un rapport de 1 à 12. Ainsi, dans certains départements, le tarif hébergement a largement suivi l'inflation, limitant les difficultés des Ehpad, mais cette situation est minoritaire. En matière de dépendance, ce sont les départements qui fixent la valeur du point GIR : cette valeur varie entre 6,60 et 9,50 euros en 2023. La revalorisation de ce point est un outil à disposition des départements pour soutenir indirectement les Ehpad via la section dépendance qui est, comme nous l'avons dit précédemment, déficitaire.
Face à la crise et au risque d'un effet boule de neige des cessations de paiement, le Gouvernement a lancé un fonds d'urgence de 100 millions d'euros à destination des établissements sociaux et médico-sociaux dès l'été 2023, 80 % de ces fonds étant alloués aux Ehpad, en majorité de statut public. Si l'enveloppe était insuffisante pour répondre à la crise profonde que connaissent les Ehpad, le recours à des commissions départementales réunissant l'ensemble des parties prenantes pour analyser les situations établissement par établissement, territoire par territoire, était le bienvenu et devrait être pérennisé.
En avril, alors que la situation des Ehpad continuait de se dégrader, le Gouvernement a annoncé que la totalité de l'augmentation de l'objectif global de dépenses (OGD) pour les personnes âgées, inscrit dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024, serait fléchée vers les Ehpad. Ainsi, la valeur du point de la dotation de soins a augmenté de 3 %, soit une hausse de 650 millions d'euros. Si ces interventions ponctuelles sont les bienvenues, elles se révèlent insuffisantes et ne répondent pas à un enjeu de fond : le rétablissement durable de l'équilibre financier des Ehpad. En résumé, l'exécutif a préféré augmenter le débit d'eau d'un robinet percé, alors qu'il aurait fallu également réparer le robinet.
Mme Chantal Deseyne, rapporteur. - Le modèle financier de l'Ehpad étant en péril, il nous semble urgent de le reconstruire. En matière de financement et de tarification, nous partons du constat que le schéma actuel en trois sections est dépassé. Il entraîne une suradministration par une multiplication des acteurs et des procédures, des chevauchements de périmètres et surtout une illisibilité du système.
La distinction entre la section soins et la section dépendance n'apparaît plus pertinente au regard de l'évolution des profils des résidents. Aussi, comme l'a souhaité le Sénat, la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2024 a prévu une expérimentation dans 20 départements volontaires de la fusion des sections soins et dépendance, et 23 départements sont candidats pour intégrer cette expérimentation dès 2025. Cette fusion, si elle devait être généralisée, serait l'occasion de réviser le périmètre des sections soins et dépendance pour y intégrer des dépenses relevant actuellement du périmètre de l'hébergement, notamment en matière de prévention de perte de l'autonomie. Sans attendre une éventuelle fusion des sections, il conviendrait également de faire converger les valeurs de point GIR entre les départements pour homogénéiser le financement de la section dépendance au niveau national.
Les modalités de calcul des forfaits soins et dépendance sont également à revoir en profondeur. Le besoin en soins est calculé à partir de la coupe PATHOS, correspondant à une photographie à un instant donné des situations cliniques d'un Ehpad. Cette coupe est réalisée sous la responsabilité du médecin coordonnateur de l'Ehpad et validée par un médecin de l'agence régionale de santé (ARS). Elle conduit à calculer en minutes par semaine - oui, il s'agit bien de minutes par semaine ! - les besoins des résidents en gériatrie, en psychiatrie, en rééducation, etc. La réalisation de cette estimation mobilise les soignants pendant plusieurs mois, créant une surcharge administrative. Par ailleurs, cette coupe PATHOS présente des biais méthodologiques majeurs : cette coupe est réalisée au mieux tous les trois ans et ne reflète donc pas toujours l'évolution du profil des résidents ; toute amélioration de l'état de santé des résidents conduit à une baisse des moyens alloués à l'Ehpad ; enfin, la prévention n'est pas valorisée.
Nous vous proposons donc de simplifier ce dispositif en le remplaçant par un système d'autodéclaration annuelle par les Ehpad de leurs besoins en soins, avec un contrôle aléatoire ou hiérarchisé par les ARS. Une solution alternative serait de mettre en place une simple évaluation collective des besoins en soins de tout l'établissement en lieu et place d'une évaluation individu par individu.
Par ailleurs, le tarif dit global pour la détermination du forfait soins, qui concerne aujourd'hui une minorité d'Ehpad, apparaît comme une source d'efficacité et d'attractivité en permettant d'internaliser certaines dépenses médicales. Son développement a longtemps été gelé, de même que la revalorisation de ce tarif. Il semble désormais opportun de tendre vers sa généralisation, en veillant néanmoins à ce qu'il évolue en proportion de l'inflation.
S'agissant des moyens financiers, je rappelle que les recettes de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) sont abondées à partir de 2024 de 2,6 milliards d'euros par l'affectation d'une part de contribution sociale généralisée (CSG) en provenance de la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades). Il existe donc des ressources pouvant être mobilisées à court terme pour faire face à des situations d'urgence financière : l'excédent de la branche autonomie serait cette année de 1,2 milliard d'euros. Toutefois, cet excédent devrait s'éroder progressivement sous l'effet du dynamisme tendanciel des dépenses, jusqu'à s'annuler en 2027.
Afin d'accompagner le renforcement du financement des Ehpad, il importe de doter la branche autonomie de recettes à la hauteur des besoins. Dans cette perspective, la création d'une deuxième journée de solidarité, qui pourrait se traduire par la suppression d'un jour férié, permettrait de fournir 2,4 milliards d'euros de recettes supplémentaires, voire 3,3 milliards si l'on augmentait symétriquement la contribution des retraités, comme cela a été fait lors de l'instauration de l'actuelle journée de solidarité.
Pour solvabiliser les résidents, nous préconisons la généralisation d'une solution d'assurance dépendance. Cette prestation, rattachée aux contrats d'assurance complémentaire santé, pourrait être fléchée vers le financement des établissements et services pour personnes âgées.
L'augmentation des moyens financiers consacrés aux Ehpad est indispensable pour améliorer le ratio d'encadrement des résidents. Même si cet indicateur présente des limites, augmenter le nombre d'équivalents temps plein (ETP) moyen par résident, en visant une cible globale de 0,8, permettrait notamment de diminuer le taux d'absentéisme lié aux risques professionnels et d'améliorer le service rendu aux résidents. Une loi de programmation pour le grand âge, telle que promise par le précédent gouvernement et prévue par la loi du 8 avril 2024 portant mesures pour bâtir la société du bien vieillir et de l'autonomie, dite « loi bien-vieillir », avant d'être renvoyée aux calendes grecques, pourrait être le bon instrument pour fixer cette cible.
En matière de ressources humaines, une stratégie efficace en faveur de l'attractivité des métiers devrait actionner les leviers de la rémunération, de la formation et de la qualification ainsi que de l'amélioration des conditions de travail. Elle devrait s'accompagner de mesures de reconnaissance, notamment à l'égard des infirmiers coordonnateurs, qui sont devenus un maillon essentiel du fonctionnement des Ehpad, ainsi que des aides-soignants, qui en constituent les piliers.
Dans un contexte de pénurie des ressources humaines, et pour favoriser la flexibilité et la complémentarité entre les modes de prise en charge, il nous apparaît pertinent de développer des stratégies de mutualisation à l'échelle des territoires.
Dans cette perspective, le groupement de coopération sociale ou médico-sociale (GCSMS) apparaît comme un outil de coopération souple et adapté au secteur médico-social. La loi bien-vieillir a introduit l'obligation pour les Ehpad publics autonomes d'adhérer à un groupement territorial social et médico-social d'ici à 2028. Nous invitons les ARS et les départements à se saisir de cet outil afin d'organiser une stratégie territoriale.
En outre, le déploiement des centres de ressources territoriaux (CRT) doit être mené à bien afin de mettre à profit les ressources humaines et techniques des Ehpad. Pour aller plus loin, une simplification du régime des autorisations permettrait aux Ehpad d'offrir plus librement une gamme de services à la population âgée de leur territoire, y compris aux personnes résidant à domicile.
Enfin, les questions de financement et d'organisation ne sauraient être complètement résolues sans traiter la question de la gouvernance des Ehpad. Les départements seront demain appelés à piloter le service public départemental de l'autonomie, mais ils devraient plus largement rester en mesure de mener une politique de prise en charge des personnes âgées cohérente, qui tienne compte du continuum entre la prise en charge à domicile et l'entrée en établissement.
Le projet de fusion des sections soins et dépendance représente une opportunité de traiter cette question. Toutefois, une clarification des rôles respectifs des ARS et des départements ne saurait être menée à bien sans un consensus entre les parties concernées.
Mme Solanges Nadille, rapporteure. - Refonder le modèle des Ehpad, c'est aussi parler de l'investissement, de la rénovation du bâti et de son adaptation aux besoins du personnel et des résidents.
Le rapport Libault recommandait un plan de 3 milliards d'euros sur dix ans pour rénover les Ehpad. À la suite du Ségur, le Gouvernement a lancé un plan d'aide à l'investissement de 1,5 milliard d'euros pour les établissements médico-sociaux, dont 1,3 milliard d'euros à destination des Ehpad entre 2021 et 2025. Ce plan, ambitieux dans ses objectifs, a été confronté à une conjoncture financière plus que dégradée : explosion des coûts de la construction, augmentation des taux d'intérêt, coups de rabot des départements dans un contexte de dégradation des finances locales, déficit des Ehpad. De nombreux projets ont donc été abandonnés, conduisant à un sous-engagement des crédits du plan.
Les Ehpad sont également confrontés à un manque de compétences en matière d'ingénierie de projets - seuls les grands groupes nationaux privés disposent de cette compétence. La gestion de l'investissement est donc sous-optimale. Le travail de l'Agence nationale d'appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux (Anap) est un soutien précieux pour ces établissements, pour établir un diagnostic des besoins en investissements et pour soutenir le pilotage des projets.
L'investissement est donc un enjeu crucial pour refonder notre modèle d'Ehpad. Nos travaux nous ont conduits à réaliser que les Ehpad n'ont pas été conçus comme des lieux de vie, mais comme des lieux de soin. L'architecture d'un Ehpad se rapproche davantage de celle d'un hôpital que de celle d'un domicile. Les espaces collectifs sont trop grands, les espaces privatifs trop petits. Tout est impersonnel, médicalisé, mal agencé : longs couloirs blancs, portes identiques, pièces communes surdimensionnées et vides. Ni chaleur ni intimité. Quant aux chambres : 21 mètres carrés en moyenne, avec le droit d'apporter quelques objets choisis précieusement en souvenir d'une vie, car elles sont livrées meublées. Le matériel médical est à portée de vue, le lit visible depuis le couloir. Comment les résidents peuvent-ils s'y sentir chez eux ?
Nous proposons un grand projet de rénovation des Ehpad autour d'un triptyque : moderniser, personnaliser, démédicaliser. C'est une partie de l'ambition de ce rapport : offrir aux résidents la possibilité de reconstituer un véritable chez-soi. Alors comment faire, me direz-vous ? Égayer un établissement ne se décrète pas, mais refonder le cahier des charges, non révisé depuis 1999, pourrait permettre de redéfinir de nouveaux standards : des espaces privatifs de 26 mètres carrés, l'obligation d'une salle de bain complète dans toutes les chambres - comme le cahier des charges actuel le prévoit déjà -, l'aménagement de coins au sein de la chambre comme une kitchenette ou un petit salon, le droit de louer une chambre non meublée dans les limites de ce que la perte d'autonomie et la médicalisation imposent.
Repenser la place de l'Ehpad, c'est aussi le sortir de son isolement social et géographique. L'entrée en Ehpad est perçue comme une mort sociale pour le résident. Cette perception se confirme, faute de services à proximité. Il est donc crucial, alors que les résidents sont de plus en plus âgés et dépendants, de recréer au sein des Ehpad des micro-coeurs de ville avec de petites places, des bancs, des jardins aménagés. Mieux, l'Ehpad pourrait devenir un vecteur de redynamisation des territoires ruraux dévitalisés où il n'y a plus ni commerces ni services publics. Il y a plus d'Ehpad en France que de bureaux de postes, alors servons-nous-en comme des relais de la politique d'aménagement du territoire. Les Ehpad pourraient accueillir sur leur foncier des services comme des antennes de maisons France Services, des supérettes, des cafés. L'Ehpad reviendrait ainsi au coeur de la cité et sortirait de son isolement.
Mme Anne Souyris, rapporteure. - Rénover les Ehpad, c'est aussi les adapter aux enjeux contemporains.
L'un des principaux défis auxquels les établissements vont être confrontés est le réchauffement climatique. La canicule de 2003 nous a collectivement rappelé la fragilité des personnes âgées face aux températures extrêmes. Lors de cet épisode, 87 % des personnes décédées avaient plus de 70 ans. Au-delà de sept jours de vague de chaleur, la surmortalité des résidents en Ehpad est multipliée par 4,5. Des mesures ont été prises pour disposer d'une pièce rafraîchie dans chaque Ehpad, mais l'adaptation de ces bâtiments n'est pas suffisante. Seuls 4 % des Ehpad publics disposent d'un système de climatisation. Durant l'été 2022, 60 % des Ehpad ont subi un inconfort thermique, délétère tant pour les résidents que pour les personnels. Nous vous proposons donc de lancer un grand plan d'adaptation climatique du bâti financé par une extension du fonds vert à l'ensemble des Ehpad publics et soutenu par la création d'une foncière nationale qui apporterait un soutien opérationnel dans la gestion des projets.
La transition énergétique est le deuxième volet de ce plan de rénovation du bâti. 47 % de l'énergie consommée par les Ehpad provient du gaz, créant une grande sensibilité à tout choc exogène sur les cours. Nous vous proposons donc d'engager un plan de transition énergétique autour de trois axes : sobriété, efficacité, électrification.
La troisième et dernière transition à opérer est celle du numérique, qui exige une adaptation du bâti, alors que seuls 45,7 % des Ehpad publics ont accès à internet dans l'ensemble de l'établissement. Il conviendra donc de lancer un grand plan d'adaptation du bâti au numérique, mais aussi à la domotique qui a un rôle à jouer pour compenser ou prévenir la perte d'autonomie, tant qu'elle ne se substitue pas au personnel et à la relation humaine... Si nous saluons l'investissement de 600 millions d'euros dans les progiciels du médico-social, nous soutenons un rôle renforcé de l'État dans la structuration d'un marché des géronto-technologies, à destination des personnes âgées ou du personnel à leur chevet. Cela pourrait notamment passer par la création d'une structure nationale qui évaluerait les innovations, ouvrant la voie à des subventions pour leur adoption par les établissements.
Mme Solanges Nadille, rapporteure. - Adapter l'offre aux besoins, c'est aussi prendre en compte les spécificités territoriales de la transition démographique qui s'opère. Vous connaissez, mes chers collègues, ma sensibilité aux territoires ultramarins. Trois de ces collectivités connaissent un vieillissement accéléré : la Guadeloupe, la Martinique et La Réunion. Ces territoires, qui étaient parmi les plus jeunes de France, feront partie des plus vieux d'ici à 2050. Ce mur du vieillissement est annoncé par tous les démographes, mais les pouvoirs publics y sont aveugles ; rien n'est mis en place pour anticiper les besoins à venir.
Ces territoires ont aussi en commun un taux d'équipement pour 1 000 personnes âgées de plus de 75 ans environ trois fois inférieur à celui de la moyenne nationale. Pour la seule Martinique, il faudra augmenter de 25 % le nombre d'ETP au chevet des personnes âgées d'ici à 2030 par rapport à 2020. Plus qu'une inégalité, il s'agit d'une fracture territoriale qui, si elle n'est pas résorbée, conduira à une crise sanitaire majeure.
Le plan de rattrapage de l'offre en outre-mer et en Corse lancé par le Gouvernement dans le cadre du Ségur était le bienvenu, mais il se révèle insuffisant. Seuls 40 % des 55 millions d'euros alloués depuis 2021 ont été engagés. Les acteurs locaux et nationaux doivent enfin coopérer pour mettre en oeuvre ce plan.
Plusieurs freins structurels à la création d'Ehpad ont été relevés au cours de nos auditions : manque de disponibilité et prix du foncier, surcoûts liés à l'inflation dans le secteur du bâtiment et travaux publics (BTP), manque de compétences locales en matière d'ingénierie de projets. Cette faiblesse de l'offre et le coût exorbitant du foncier conduisent à des prix journaliers moyens dépassant les 100 euros pour une chambre non habilitée à l'aide sociale, alors que les revenus médians sont plus faibles que dans l'Hexagone. En Guadeloupe, la surreprésentation de l'offre privée à but lucratif conduit à des prix élevés et à une faiblesse du nombre de places habilitées à l'aide sociale.
Pour l'instant, le système tient grâce à la solidarité familiale : en 2021, 25 % des Guadeloupéens apportaient de l'aide ou des soins à une personne dépendante. Cependant, l'exode de la jeunesse, l'évolution des structures et des liens familiaux ainsi que la diminution de la part des actifs dans la population vont progressivement affaiblir cette solidarité qui ne pourra être compensée autrement que par la création de places d'Ehpad.
Face à ce constat, nous préconisons de lancer un plan massif de construction d'Ehpad en Guadeloupe, en Martinique et à La Réunion, et de renforcer la formation du personnel soignant sur place. Le recours au bail réel solidaire, c'est-à-dire la vente des murs et non du terrain, pourrait être une des pistes à explorer pour réduire le poids du prix du foncier dans le tarif hébergement et conditionner la conclusion du bail à un pourcentage minimal de places habilitées à l'aide sociale. À La Réunion, où l'espérance de vie à la naissance recule depuis 2011, il convient d'ajouter un volet spécifique sur la perte d'autonomie et le bien-vieillir.
Mme Anne Souyris, rapporteure. - À la suite de nos travaux et actant certains désaccords respectueux avec mes deux corapporteures, j'ai souhaité faire figurer en annexe de notre rapport une position et mes propres préconisations.
En matière de financement, il me semble nécessaire d'ouvrir le débat de l'imposition pour trouver de nouvelles recettes en direction de la branche autonomie, tout en assurant une justice sociale et fiscale. Je propose notamment une hausse de 0,1 à 0,2 point de CSG sur l'ensemble des revenus, dont le produit serait affecté à la CNSA pour un montant estimé de 1,7 à 3,5 milliards d'euros. Je propose également de réviser le mode de calcul de l'imposition sur les successions en créant un impôt par tranches prenant en compte l'accumulation du capital transmis tout au long de la vie. Enfin, je préconise de moduler, selon les revenus des résidents, le tarif hébergement des places habilitées à l'aide sociale pour les résidents qui ne sont pas à l'aide sociale.
Le second axe de mes propositions porte sur le meilleur encadrement des résidents en Ehpad. Pour cela, je propose notamment d'étendre le titre de séjour dit « Passeport talent » aux aides-soignants dans les Ehpad ainsi qu'aux personnes admises dans ces formations. Cette mesure desserrerait l'étau autour des ressources humaines dans les Ehpad et pourrait enclencher une dynamique pour restaurer des conditions de travail dignes pour les soignants et, ainsi, renforcer l'attractivité de ces métiers.
Toujours en matière d'encadrement, je souhaite que la cible de 8 ETP pour 10 résidents, dont au moins 6 ETP au chevet des résidents, devienne impérative d'ici 2030 ou 2034. Enfin, je propose que l'on étende le forfait soins à davantage de métiers du care, comme les kinésithérapeutes coordonnateurs. Une plus grande intégration des métiers du mieux-vivre - animateurs, coiffeurs, pédicures - pourrait aussi être réalisée.
Le troisième axe de ma contribution vise à proposer un modèle alternatif à celui préconisé par le rapport, avec le développement d'Ehpad à taille humaine accueillant une vingtaine de résidents dans la ruralité. Le modèle de la coopérative permettrait de créer des synergies et d'impliquer tous les acteurs du bien-vieillir.
Enfin, pour ne pas emboliser les Ehpad, il me semble nécessaire de développer l'habitat intermédiaire, comme le préconise un récent rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), avec pour objectif de doubler le nombre de places en résidence autonomie d'ici à 2030.
M. Philippe Mouiller, président. - Merci de vos interventions, sur ce sujet qui n'est pas sans lien avec notre débat précédent. Je constate votre accord sur l'état des lieux, même si vous divergez sur certaines propositions.
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Je remercie nos collègues de leur travail, même si je ne suis pas d'accord avec deux de leurs préconisations.
Ce n'est pas le premier rapport du Sénat sur la situation des Ehpad, laquelle s'aggrave à mesure que l'État ne prend pas ses responsabilités. Dans nos départements, nous constatons tous l'absentéisme et les difficultés de recrutement, qui s'expliquent par le manque d'attractivité, notamment salariale, de ces métiers.
Nous avons connu une multitude de ministres : sept au cours de la mandature précédente ! Tous nous ont annoncé une grande loi sur l'autonomie et le grand âge - Mme Bourguignon, des dizaines de fois ! -, mais celle-ci n'est jamais arrivée. Espérons que ce nouveau gouvernement nous la présentera enfin, mais j'ai des doutes...
Les Ehpad privés lucratifs sont un véritable scandale : souvenez-vous du directeur général d'Orpea, qui nous expliquait combien il gagnait par mois ! Nos Ehpad vont mal.
Je m'interroge sur deux de vos préconisations.
Tout d'abord sur la proposition n° 4, qui vise à créer une deuxième journée de solidarité pour financer la branche autonomie. Qui va payer ? Encore une fois, ceux qui vont être rackettés, ce sont les salariés et les ouvriers de notre pays, véritables vaches à lait, qui payent à la place de l'État.
Ensuite, sur la proposition n° 18 qui vise à généraliser une solution d'assurance dépendance obligatoire afin de couvrir une partie des restes à charge des résidents. Même question : qui va payer ? Les résidents ? Les départements ?
M. Dominique Théophile. - Ce rapport est important pour les territoires ultramarins. Quel regard les acteurs ultramarins portent-ils sur la prise en charge du vieillissement ? En Guadeloupe notamment, mettre ses grands-parents en Ehpad est vu comme un abandon : comment dépasser ce biais culturel ? Il faut améliorer le maintien à domicile, catastrophique compte tenu du manque de moyens.
Mme Corinne Féret. - Je remercie à mon tour les rapporteures pour ce travail sur un tel enjeu de société. L'échéance de 2030, c'est demain. La situation est connue - les rapports se sont multipliés depuis une bonne dizaine d'années -, mais rien ne change.
Vous l'avez dit, plus de 80 % des Ehpad publics et privés non lucratifs sont en difficulté. La Bretagne a vu la naissance d'un mouvement de colère des élus locaux, mais la situation est la même partout ailleurs.
De nombreux rapports ont été rédigés, tant au Sénat qu'à l'Assemblée, dans l'attente d'une grande loi autonomie, mais on ne voit toujours rien venir.
En début d'année, nous avons adopté la proposition de loi bien-vieillir, qui a posé le principe d'une loi de programmation de financement pluriannuelle - c'est le nerf de la guerre. Les ministres et la Première ministre de l'époque s'étaient engagés à y travailler.
La situation nécessite des moyens. Nombre de vos propositions sont intéressantes. J'ai toutefois les plus grandes réserves sur deux d'entre elles.
Tout d'abord sur la proposition n° 4 relative à l'instauration d'une deuxième journée de solidarité. Ce n'est pas le bon moyen d'obtenir des moyens à la hauteur de l'enjeu. La première journée de solidarité a montré ses limites. C'est injuste et il faut trouver d'autres recettes. La loi grand âge devra préciser le financement de la cinquième branche et un débat démocratique permettra de clarifier nos positions respectives.
Je suis également réservée sur votre proposition n° 18 relative à l'assurance dépendance obligatoire, qui mérite un vrai débat.
En revanche, je tiens à souligner que je soutiens votre proposition n° 16 sur un plan de rattrapage pour les territoires ultramarins. En Martinique, la commission avait constaté que la situation était catastrophique.
M. Alain Milon. - Avec Corinne Imbert, nous sommes attachés au principe d'un maintien à domicile le plus longtemps et le mieux possible. Le départ en Ehpad ne doit être envisagé que lorsque le maintien à domicile n'est plus possible.
J'adhère aux propositions financières de Chantal Deseyne afin de rendre la cinquième branche financièrement autonome, sans impôt supplémentaire sur l'activité économique.
Plutôt qu'à un GCSMS, les établissements doivent adhérer à un groupement hospitalier de territoire (GHT). Dans ma région, les établissements médico-sociaux publics sont adhérents à la Fédération hospitalière de France (FHF). Leurs directeurs demandent un financeur unique et à bénéficier de ce qui existe déjà dans les GHT. Dans le Vaucluse, les Ehpad sont nombreux à adhérer au GHT départemental, avec de nombreux avantages par rapport à un regroupement entre établissements médico-sociaux à côté des groupements sanitaires. Une telle coopération devra se mettre en place entre tous les établissements et elle devra se faire le plus rapidement possible.
Nous adhérons à nombre de vos propositions - pas à toutes cependant.
Mme Raymonde Poncet Monge. - On ne peut pas parler de l'Ehpad, sans parler de ce qu'il y a en amont, du virage domiciliaire, de la prévention de la perte d'autonomie. Le rapport Bonne-Meunier était excellent sur ce point. Le modèle économique de l'aide à domicile, avec une tarification à l'heure, est délétère, tout comme celui de la tripartition du financement des Ehpad ; en ce sens, la fusion des sections soins et dépendance est une bonne chose. Arrêtons de raisonner en silo et réfléchissons au virage domiciliaire. Cela ne veut pas dire « pas d'Ehpad », mais Michelle Meunier et Bernard Bonne avaient osé dire qu'il ne fallait plus construire d'Ehpad, notre taux d'équipement étant déjà très supérieur à la moyenne européenne. Bien sûr, si nous poursuivons la politique d'autonomie actuelle, nous n'aurons pas assez de places en Ehpad. En revanche, il y en aura assez si nous entamons un virage domiciliaire.
Hier, c'était la journée de mobilisation des directeurs d'Ehpad et de services à domicile, autour d'un mot d'ordre : « les vieux méritent mieux ». Voici leur message : stop aux débats, stop aux rapports, des actes ! Pour eux, ces rapports - dont je ne nie pas la qualité - sont d'insupportables mesures dilatoires.
J'entends vos préconisations : l'Ehpad doit s'ouvrir à la ville, il faut faire entrer le domicile dans l'Ehpad - plutôt que de penser l'Ehpad hors les murs. Mais les décrets sur les animaux de compagnie et le droit de recevoir des visites n'ont toujours pas été publiés.
L'Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA) demande une mission de contrôle qui se penche sur l'affectation des fonds issus de la première journée de solidarité. Ils sont prêts à apporter la preuve que tout n'est pas allé à la dépendance.
Toutes les pistes de financement sont documentées dans le rapport Libault et le choix entre ces différentes options devra être fait dans le cadre de la grande loi sur l'autonomie, pas dans une proposition de loi ni dans un rapport. Veut-on de la solidarité nationale ? Au lieu d'augmenter les impôts, on veut imposer une journée gratuite de travail aux salariés. Mais c'est aussi un prélèvement...
C'est bien de se focaliser sur les Ehpad, mais n'oublions pas que le domicile n'a bénéficié ni du fonds d'urgence, ni du Ségur I, ni du Ségur II. Désormais, dans les services à domicile, il manque non pas 5 % de personnels, mais 25 %. On n`embauche plus. On ne prend plus de nouveaux usagers. 20 % des plans d'aide ne sont pas réalisés faute de personnel. La crise des ressources humaines doit être envisagée dans son ensemble. On est en train de créer des déserts médico-sociaux dans l'aide à domicile, que les Ehpad ne pourront pas absorber. Le secteur est en difficulté depuis dix ans ; 40 % des structures sont en cessation de paiement et risquent de mettre la clef sous la porte. À vrai dire, ils ferment déjà. Autre exemple : la plus grosse association de la métropole de Lyon dans le secteur du handicap va peut-être disparaître... Qui prendra le relais ?
Je regrette donc ce énième rapport sur les Ehpad - alors que le rapport Bonne-Meunier avait à peu près tout dit -, qui fait l'économie d'une réflexion systémique.
Attention, il n'y a pas d'effet de cliquet de la journée de solidarité : certains veulent revenir dessus, car de fait elle n'est payée que par les salariés. Pour être à la hauteur des besoins, il faudrait quatre jours de solidarité, autant dire tout de suite qu'on va supprimer les onze jours fériés !
Mme Annick Petrus. - Merci pour ce remarquable rapport. Permettez-moi de partager mon expérience : en Martinique, des associations agréées permettent à des personnes âgées, sans pathologie lourde, de vivre en famille d'accueil, avec de la chaleur humaine et une vie de famille, à moindre coût qu'en Ehpad. L'impact sur les personnes âgées est positif, cela crée des emplois et libère des places d'Ehpad. Pourquoi ne pas développer ce mode d'accueil alternatif, pour ce public ?
Mme Anne-Marie Nédélec. - L'entrée en Ehpad est de plus en plus tardive, avec une dépendance de plus en plus lourde. Oui, quand on pénètre dans un Ehpad, en dépit des efforts architecturaux et décoratifs, on sent la médicalisation, c'est inévitable. Bien souvent, les espaces extérieurs sont peu utilisés par les résidents. Vos propositions de kitchenette et de micro-quartier me semblent donc plus adaptées à des structures intermédiaires dotées d'un service de surveillance et d'assistance, qu'aux Ehpad. Les études montrent que les personnes âgées souhaitent rester le plus longtemps possible à domicile. Lorsque cela n'est pas possible, elles peuvent être accueillies dans ce type de structures adaptées, avant l'Ehpad.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Merci à nos collègues. Nous sommes tous sollicités par des élus, des directeurs, des personnels, parce que la situation très grave. Le Sénat devait s'y intéresser. Selon la FHF, 85 % des établissements publics sont en situation difficile, en raison de la non-compensation de l'inflation. Le modèle des Ehpad est certes à revoir, mais notre situation financière est fragile. Comment faire ? Je ne crois plus au vote d'une loi relative au grand âge, même si je l'appelle toujours de mes voeux.
Dans l'immédiat, il faut améliorer l'équilibre financier des Ehpad, qui doivent aussi retrouver leur capacité à investir. Toutefois, nous ne serons sans doute pas d'accord sur les recettes à adopter pour y parvenir.
Certes, la sécurité sociale repose sur la solidarité intergénérationnelle, mais nous devons trouver des solutions pour assurer le bon fonctionnement des Ehpad : nous ne pouvons pas laisser cette dette à la charge des prochaines générations. Pourquoi ne pas dégeler la réserve prudentielle, comme le préconise la FHF ?
J'en viens à l'investissement. Nous devons admettre qu'en investissant aujourd'hui, nous oeuvrons aussi utilement pour les générations futures, c'est pourquoi d'autres modèles de financement sont envisageables.
De nombreux établissements regrettent que les coupes PATHOS ne soient pas actualisées plus régulièrement : je souscris pleinement à votre proposition de les revoir chaque année ; il faut faire confiance aux établissements. En outre, les résidents souffrent davantage de maladies chroniques. Or lorsque les établissements sollicitent une hausse de leurs moyens auprès des ARS, ces dernières leur rétorquent qu'ils n'ont pas embauché. Mais c'est la double peine : les établissements ne disposent pas des ressources humaines nécessaires sur leur territoire pour embaucher et, partant, les coupes PATHOS les pénalisent. Il faut pourtant préserver ce secteur économique et ces compétences dans nos territoires.
Mme Jocelyne Guidez. - Merci pour votre travail ; je retrouve de nombreux constats que nous avions formulés avec Jean Sol dans notre rapport sur la loi bien-vieillir.
Je rejoins mes collègues : avec une telle valse de ministres, nous avons l'impression d'un manque de suivi des dossiers.
Comment financer nos Ehpad ? Voilà quelques années, la vignette automobile a été supprimée - il est vrai que nous ne savions pas trop où allait l'argent. En tout cas, l'État ne pourra pas tout faire : tous les citoyens doivent faire montre de solidarité pour nos anciens, même si je sais bien que les choses se crispent dès qu'on parle d'impôts. Mais l'argent ne tombe pas du ciel.
Je plaide aussi pour le développement des assurances visant à prévenir la perte d'autonomie, car l'on s'assure déjà pour se protéger de nombreux risques de nos jours.
Trouver du personnel compétent est un problème majeur. J'en ai assez d'entendre que ces métiers ne sont pas attractifs. Comment améliorer les choses ? Comment mieux former les agents ?
Mme Chantal Deseyne, rapporteur. - Je me réjouis que nos constats soient largement partagés. Je me doutais que certaines de nos propositions seraient irritantes, notamment la proposition n° 4 visant à créer une journée de solidarité supplémentaire, financée par les employeurs...
Mme Raymonde Poncet Monge. - Non, c'est le salarié qui paie !
Mme Chantal Deseyne, rapporteur. - Non, la contribution est payée par l'employeur ! En contrepartie, le salarié abandonne un jour férié ou un jour de repos.
Mme Raymonde Poncet Monge. - C'est donc bien à la charge du salarié.
M. Philippe Mouiller, président. - Nous n'avons pas la même lecture des choses.
Mme Raymonde Poncet Monge. - Sept heures de travail gratuites !
Mme Chantal Deseyne, rapporteur. - La journée de solidarité existe déjà dans les entreprises, même si son fonctionnement a été aménagé : elle ne correspond plus nécessairement au lundi de Pentecôte.
L'assurance obligatoire visant à prévenir la dépendance suppose effectivement une cotisation supplémentaire - tel était le principe de la vignette automobile, comme le rappelait Jocelyne Guidez. Nous devrons y venir, tôt ou tard : la solidarité nationale a ses limites et nous sommes déjà les champions du monde en matière de prélèvements.
Je suis favorable à un continuum entre le domicile, les structures intermédiaires et enfin l'Ehpad, dans lequel les résidents restent en moyenne 2,4 ans. Des expérimentations se développent dans nos territoires, comme dans mon département : il existe ainsi des petites structures destinées à des personnes qui ne sont pas lourdement handicapées ou médicalisées, mais qui souffrent de la solitude. Il convient de développer ces solutions intermédiaires.
Les coupes PATHOS sont de véritables usines à gaz : chaque résident est évalué individuellement - les équipes y passent un temps fou -, puis les données sont agrégées au niveau de l'établissement en vue de définir le montant de sa dotation. Je préconise des mesures de simplification : il faut introduire de la souplesse, quitte à ce que les ARS organisent des contrôles aléatoires ou hiérarchisés.
Monsieur Milon, il est obligatoire d'adhérer à un groupement, mais pas nécessairement à un GCSMS : l'adhésion est possible auprès d'un GHT ; cette précision figure dans le rapport.
Mme Solanges Nadille, rapporteure. - Certes, nous disposons d'un nombre suffisant d'Ehpad, mais certains territoires en manquent - c'est le cas en Guadeloupe. Nous devons prendre en compte cette fracture territoriale : il faut rééquilibrer le nombre de places selon les besoins de chaque territoire. Nul besoin de créer des places supplémentaires à court terme si le virage domiciliaire est bien pris, estime l'Igas. Malheureusement, ce virage est mal engagé actuellement, car l'on ne s'en donne pas suffisamment les moyens.
En Guadeloupe, d'ici à 2030, le nombre de personnes de plus de 75 ans va augmenter de 50 % et 40 % d'entre eux seront dépendants. Si la solidarité familiale joue son rôle dans certains de nos territoires, elle ne sera pas suffisante pour répondre à un tel défi.
Cette solidarité sera mise à rude épreuve, car les jeunes quittent nos territoires. Nous sommes conscients que certains de nos concitoyens ultramarins partent travailler dans l'Hexagone : faut-il freiner cette tendance, en montrant à ces personnes les opportunités d'emploi dans nos territoires, surtout dans le champ de la dépendance ? Oui, il faut le faire. Monsieur Théophile, les acteurs du secteur manquent de moyens pour faire face à la situation. Organisons une opération de communication avant le lancement de la Semaine bleue. C'est une poudrière sur laquelle nous sommes assis.
Le placement en Ehpad représente un blocage culturel. Mais je me souviens aussi d'une dame qui s'occupait de ses parents restés dans leur domicile. Elle passait la journée avec eux, mais ne pouvait pas rester la nuit ; malheureusement, ceux-ci sont tous deux décédés lors de l'incendie de leur maison, faute de présence permanente. Le maintien à domicile n'est pas toujours la solution parfaite et la peur de l'Ehpad peut conduire à des drames humains.
Les Ehpad à but lucratif représentent la majorité des établissements outre-mer, surtout en Guadeloupe. Dès lors, il convient de limiter le reste à charge et d'encourager les collectivités territoriales à créer des Ehpad publics - on en recense seulement deux dans mon département. Nous devons aussi former localement le personnel et rendre le métier plus attractif.
Mme Anne Souyris, rapporteure. - Monsieur Milon, nous n'avons pas étudié la question du domicile, car notre rapport portait sur les Ehpad. Nous sommes toutefois pleinement conscientes que le virage domiciliaire constitue une priorité. Cela dit, quand on parle de virage domiciliaire, c'est aussi se dire que les Ehpad peuvent aussi devenir un domicile bis, même pour un court séjour, utile pour soulager les aidants.
J'en viens à la démédicalisation. Nous ne remettons bien sûr pas en cause la médicalisation, nécessaire dans certaines situations. Mais il ne faut pas transformer les Ehpad en hôpitaux et multiplier les lits et les fauteuils médicalisés. Le Royaume-Uni a mené des initiatives intéressantes afin de réhumaniser certains établissements, en cachant le matériel médical derrière des panneaux dans les chambres.
À titre personnel, je ne suis pas favorable à l'idée d'une deuxième journée de solidarité pour créer une assurance généralisée visant à prévenir la dépendance. Mes collègues du groupe GEST l'ont dit, celle-ci ne reposerait que sur les employés : les revenus autres que ceux du travail ne seraient pas mis à contribution, c'est un problème.
Une assurance généralisée n'est pas une idée horrible, mais on retombe sur les écueils constatés voilà quelques jours pour les mutuelles. Les coûts de gestion de ces dernières sont plus élevés ; mieux vaut confier cette tâche à l'État, qui ne s'octroiera pas de commission. Que l'État gère cette cotisation serait aussi plus juste, car celle-ci serait modulée en fonction des revenus de chacun.
Mme Chantal Deseyne, rapporteur. - Merci à mes collègues corapporteures, malgré nos approches différentes : nous avons mené un travail fructueux, dans une ambiance sympathique.
La mission d'information adopte le rapport d'information et en autorise la publication.
Proposition de loi visant la prise en charge intégrale des soins liés au traitement du cancer du sein par l'assurance maladie - Désignation d'un rapporteur
La commission désigne Mme Cathy Apourceau-Poly rapporteure sur la proposition de loi n° 2519 (A.N., XVIe lég.) visant la prise en charge intégrale des soins liés au traitement du cancer du sein par l'assurance maladie, présentée par M. Fabien Roussel et plusieurs de ses collègues.
La réunion est close à 12 h 15.