Jeudi 19 septembre 2024

- Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente -

Table ronde sur les mesures prises à l'égard des personnes sans abri en vue de l'organisation des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024

Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous achevons ce matin notre cycle d'auditions sur les femmes dans la rue. Nos collègues rapporteures Agnès Evren, Marie-Laure Phinera-Horth, Olivia Richard et Laurence Rossignol, nous présenteront dans quelques jours leur rapport d'information.

Si nous nous félicitons toutes et tous du succès des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de cet été, il convient d'en dresser un bilan à 360 degrés. En particulier, nos travaux portent sur les conséquences de cet événement pour les populations sans domicile et sans abri d'Île-de-France et la manière dont elles ont été anticipées et gérées.

Plusieurs milliers de personnes ont été expulsées de leur hébergement ou délogées des habitats de fortune ou squats où elles vivaient. Selon la préfecture d'Île-de-France, environ 3 000 personnes ont été mises à l'abri entre janvier et juillet derniers. Selon le collectif Le Revers de la médaille, que nous recevons ce matin, plus de 12 500 personnes ont été expulsées entre avril 2023 et mai 2024, en prévision de la compétition.

Depuis 2023, dix sas régionaux assurent l'orientation des personnes d'Île-de-France vers d'autres départements. Un centre d'hébergement pérenne dit « pour grands marginaux » a été ouvert, il accueille 216 sans-abri qui vivaient à proximité des sites olympiques - quasi exclusivement des hommes. Des solutions d'hébergement temporaires ont été proposées en Île-de-France au cours de l'été, et des gymnases ont été ouverts pour accueillir de jeunes migrants sans abri à Paris.

Deux mois après ces opérations et deux semaines après la fin des Jeux paralympiques, nous souhaitons savoir ce que sont devenues les personnes concernées. Quel accompagnement leur a été proposé ? Sont-elles toujours hébergées, sont-elles revenues en Île-de-France pour celles qui en étaient parties ? Quid, en particulier, des femmes et des familles ?

Telles sont les questions que nous posons à M. Emmanuel Bougras, responsable du service Stratégie et analyse des politiques publiques de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), qui regroupe plus de 900 associations et organismes, ainsi qu'à Mmes Bénédicte Maraval, assistante sociale référente au Comité pour la santé des exilés (Comede), et Francesca Morassut, coordinatrice d'Utopia 56 Paris, association française d'aide aux étrangers en situation irrégulière et réfugiés, toutes deux représentantes du collectif Le Revers de la médaille, composé de 80 associations et qui alerte depuis un an sur les conséquences sociales des JOP.

Au-delà du bilan post-JOP, ils nous feront part de leur analyse sur la situation des femmes et familles sans abri en ce début d'automne. En particulier, la FAS nous présentera les chiffres de son dernier baromètre FAS-Unicef sur les enfants à la rue.

Enfin, je tiens à saluer les travailleurs sociaux, essentiels à la prise en charge des publics dont nous parlons. Nous savons que leurs conditions de travail sont précaires et que la pénurie d'hébergements d'urgence, la discontinuité des prises en charge et le manque de solutions à proposer rendent leur travail difficile émotionnellement. Nous sommes donc à l'écoute de vos préconisations pour les soutenir et les valoriser.

Cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux du Sénat.

M. Emmanuel Bougras, responsable du service Stratégie et analyse des politiques publiques de la Fédération des acteurs de la solidarité. - Si le contexte politique actuel est incertain, le contexte social, lui, est certainement préoccupant, et particulièrement pour les femmes et les enfants en situation de grande précarité.

La FAS a constaté, à l'occasion des JOP, des expulsions de lieux de vie informels. Nous avons suivi de près cette dynamique - négative, de notre point de vue - de « nettoyage social ». Avant les Jeux, un contexte tendu a été instauré, je pense à des sous-entendus de contrôles accrus à proximité des lieux de solidarité - accueils de jour, points de distribution d'aide alimentaire -, avec délivrance d'OQTF. Au bout du compte, les contrôles n'ont pas forcément été plus nombreux, mais un contexte a été facteur d'angoisse et de non-recours.

Les 216 places pour grands marginaux qui vivaient près des sites olympiques ne présentent pour l'instant aucune garantie de pérennité. Ouvrir des places est évidemment une bonne chose, mais celles-ci ont bénéficié, pour l'essentiel, à des hommes isolés. Or les besoins sont importants aussi du côté des femmes, des enfants et des familles, qui ont plutôt été orientés vers des gymnases, soit une solution non qualitative et très temporaire. Il s'agit de savoir quelles solutions vont leur être proposées désormais.

Quant aux sas régionaux, ils n'ont pas été créés, d'après les services de l'État, en relation directe avec les JOP ; je relève toutefois la concordance de calendrier. La FAS juge ce dispositif relativement intéressant pour organiser la solidarité territoriale.

Des orientations régionales étaient déjà pratiquées, par exemple dans le cadre du programme Emile (Engagés pour la mobilité et l'insertion par le logement et l'emploi). Il arrivait aussi que, à la suite de l'évacuation d'un campement ou d'un squat, les personnes soient déplacées en région sans connaître leur destination et sans que les acteurs locaux soient avertis de l'arrivée du car... Nous voyons donc plutôt d'un bon oeil les sas régionaux, tout en insistant sur les conditions de réussite de ce dispositif, qui hélas ne sont pas réunies.

En particulier, il convient de créer des places d'hébergement supplémentaires en région et d'agir en liaison avec les élus et tous les acteurs locaux - les collectivités territoriales et même les préfets n'ont pas toujours été prévenus de l'ouverture des sas -, afin d'éviter la concurrence entre publics. De fait, dans certains centres, la priorité donnée aux personnes issues des sas a conduit à des remises à la rue de personnes hébergées. Nous déplorons le manque de soutien et de vision politiques autour d'un dispositif qui peut avoir du sens si l'État et le Gouvernement se donnent les moyens de le faire réussir.

Au début du mois, nous avons reçu des services de l'État les données relatives à ces sas : 5 400 personnes prises en charge, dont 36 % sont orientées vers des dispositifs nationaux d'accueil pour demandeurs d'asile et 46 % vers des centres d'hébergement généralistes ; 12 % des personnes sont parties - peut-être sont-elles revenues à Paris depuis lors - et 6 % ont pu accéder à un logement ou à un dispositif d'accueil et d'accompagnement des réfugiés, ce qui est peu, certes, mais représente une victoire collective. Malheureusement, l'État ne procède pas à une analyse genrée de ces orientations, mais environ un tiers des personnes orientées étaient en famille.

La FAS, comme beaucoup d'autres, s'interroge sur l'héritage social des JOP. Nous nous réjouissons de la promotion d'une société inclusive, mais il s'agit de savoir quel modèle de société et de protection sociale nous voulons construire sur ces bases, dans un contexte budgétaire extrêmement contraint depuis un moment. Alors que la pauvreté et la précarité s'installent, il faut plus que jamais lutter pour l'insertion et contre la reproduction sociale. En effet, les enfants nés de parents pauvres restent pauvres toute leur vie, ce qui est inacceptable dans un pays comme la France.

Au-delà des Jeux, l'inquiétude est forte en matière d'hébergement et, plus largement, de logement.

Le baromètre FAS-Unicef France des enfants à la rue, récemment publié, fait état de 2 043 enfants à la rue à quelques jours de la rentrée : il s'agit d'un minimum, puisque seules sont prises en compte les personnes qui ont réussi à entrer en contact avec le 115. Les mineurs non accompagnés ne sont pas pris en compte, non plus que celles et ceux qui n'appellent plus le 115 ou qui ignorent son existence.

Le nombre de demandes de logement bat record sur record : selon l'Union sociale pour l'habitat (USH), le réseau des bailleurs sociaux, 2,7 millions de ménages demandent un logement. Tout aussi inquiétante est l'augmentation des expulsions avec concours de la force publique : 21 500 en 2023, soit 23 % de plus que l'année précédente.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Était-ce avant ou après la loi dite anti-squat ?

M. Emmanuel Bougras. - On ne peut affirmer, pour l'instant, qu'il y a un lien direct avec cette loi qui a été promulguée en 2023. Mais nous craignons en effet qu'elle n'aggrave notablement le phénomène et, par voie de conséquence, la pression sur l'hébergement d'urgence.

La FAS appelle à créer des places d'hébergement supplémentaires, notamment dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025. Nous avons aussi besoin de relancer la production de logements sociaux, qui est en chute libre depuis 2017. Plus globalement, c'est toute la chaîne du logement qui est bloquée - je pense à l'accès au parc privé ou à la propriété. Face à ce blocage systémique, une politique beaucoup plus ambitieuse est nécessaire.

Enfin, je vous remercie d'avoir rendu hommage aux travailleuses et travailleurs sociaux. L'accompagnement doit être au coeur des politiques d'insertion.

Or la dégradation des conditions de travail des professionnels entraîne une crise du sens du travail social et d'attractivité du secteur, qui pâtit d'injonctions contradictoires, de moyens limités et de barrières administratives sans fin. Dans ces conditions, on peut comprendre la perte d'intérêt pour le secteur. Nous appelons à une meilleure valorisation de ce métier, qui est trop peu connu et reconnu dans sa technicité ; elle passe par des rémunérations plus élevées, mais aussi un meilleur financement des dispositifs. En outre, nous sommes de plus en plus convaincus que, si le secteur est mal valorisé et mal rémunéré, c'est aussi parce qu'il est féminisé : nous comptons sur votre délégation pour agir dans ce domaine...

Mme Dominique Vérien, présidente. - En la matière, on ne sait pas qui de l'oeuf ou de la poule... Le secteur est-il moins payé car féminisé ou est-ce parce que les salaires sont moindres que les femmes sont plus nombreuses à y aller, car plus sensibles au sens, contribuant ainsi à féminiser encore davantage le secteur ?

Mme Laure Darcos. - En effet, c'est un cercle vicieux.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Ce phénomène est général dans le secteur médico-social.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Et aussi dans d'autres, comme la Justice.

Francesca Morassut, coordinatrice d'Utopia 56 Paris, membre du comité de pilotage du collectif Le Revers de la médaille. - L'association Utopia 56 apporte une aide d'urgence aux personnes exilées et à la rue, en particulier aux femmes seules et aux familles précaires. Nous distribuons du matériel aux personnes vivant dans des campements informels et essayons de trouver des solutions d'hébergement pour des femmes seules et des familles à la rue.

Utopia 56 et Le Revers de la médaille ont constaté, dans le contexte des JOP, une précarisation et une marginalisation accrues des personnes vivant dans la rue. Les chiffres sont en constante augmentation. Des centaines de lieux de vie informels ont été évacués depuis la création des sas régionaux, condamnant à l'errance et à l'isolement des milliers de personnes, forcées de s'éloigner de Paris et de se cacher pendant les JOP. Aujourd'hui encore, il nous est très difficile d'aller à leur rencontre, car elles sont invisibilisées et éloignées de tous les services.

Toutes n'ont pu accéder aux sas régionaux, car dans nombre de cas, les solutions proposées ne sont pas adaptées. Ainsi, des personnes ont été orientées vers une demande d'asile alors que cette démarche n'était pas adaptée à leur situation administrative : elles se sont finalement vu délivrer une OQTF. De même, des mineurs non accompagnés ont été orientés vers des procédures pour majeurs. Je pense aussi à des démarches entreprises en Île-de-France qui ont été interrompues, sans continuité de suivi, et qu'il faut désormais reprendre à zéro. Toutes ces personnes sont restées à la rue.

Avant les JOP, les évacuations de campements informels se sont multipliées. Quelque mille personnes, dont des mineurs non accompagnés, des familles et des femmes seules, ont été orientées vers des centres d'hébergement franciliens, ce que nous avons salué. Toutefois, les personnes hébergées avec lesquelles nous sommes restés en contact ont très peu de visibilité sur leur devenir et s'inquiètent d'être remises à la rue. Des familles avec des enfants en bas âge nous contactent après avoir reçu des menaces de sortie d'hébergement.

Nous vous alertons sur le nombre de personnes qui n'ont pas bénéficié de solutions d'hébergement pendant les JOP et qui sont restées à la rue. Entre le 29 juillet et le 15 septembre, nous avons rencontré 447 nouveaux mineurs non accompagnés garçons et au moins dix filles, dont la situation est en cours d'examen par le juge des enfants. Environ 200 mineurs non accompagnés, dont une vingtaine de filles, vivent actuellement dans des campements informels à Paris.

S'agissant des familles et des femmes seules vivant à la rue, Utopia 56 a rencontré 658 personnes entre la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques et le 1er septembre, dont 255 enfants parmi lesquels 74 bébés de moins de 3 ans. Nous avons ouvert un hébergement d'urgence alternatif, dans lequel nous accueillons 130 personnes chaque soir. Au cours des dernières semaines, nous y avons accueilli plus de 900 personnes très vulnérables, en attente de prise en charge. Nous souhaitons que ces personnes soient intégrées dans les dispositifs de droit commun.

Ces chiffres, qui témoignent d'une urgence humanitaire, nous les transmettons depuis des années à la Ville de Paris comme à la Préfecture de Paris - de fait, la situation préexistait aux JOP. En 2021, Utopia 56 a rencontré 1 802 familles en situation de rue ; en 2022, 5 700 personnes, dont 2 051 enfants et 702 de moins de 3 ans ; en 2023, plus de 5 155 personnes, dont 1 926 enfants. Toutes ces personnes sont en grande détresse : des solutions doivent être trouvées pour elles, durables et adaptées à leurs vulnérabilités.

Il faut tirer les conséquences du fait que l'orientation dans les sas régionaux ne constitue pas, la plupart du temps, une réponse efficace. Un diagnostic social et la prise en compte des situations et démarches de chaque famille sont le meilleur moyen de garantir le droit à l'hébergement d'urgence de façon inconditionnelle, pérenne et continue. Notre volonté est d'oeuvrer, dans la concertation, à une politique d'accueil adaptée aux situations de ces personnes.

Mme Bénédicte Maraval, assistante sociale référente au Comité pour la santé des exilés (Comede), membre du comité de pilotage du collectif Le Revers de la médaille. - En tant qu'assistante sociale, je vous décrirai les situations de certaines personnes que nous accompagnons.

Le Comité pour la santé des exilés (Comede) est une association qui agit depuis quarante ans pour la santé et les droits des exilés à Paris, dans le Val-de-Marne, à Saint-Étienne, à Marseille et à Cayenne. Dans tous les lieux où nous recevons du public, nous travaillons avec des interprètes professionnels. Nous tenons également des permanences téléphoniques. L'année dernière, nous avons accompagné plus de 9 400 personnes. Nous disposons en outre d'un centre de ressources, d'un observatoire et d'un centre de formation.

Notre mission est aussi de témoigner de la situation des personnes que nous accompagnons. Au centre de santé de Bicêtre, plus précisément, 96 % des femmes accompagnées n'ont pas de « chez soi » et 47 % pas d'hébergement ; 36 % sont hébergées par un tiers, une situation qui soulève d'importantes difficultés.

Voilà plusieurs années que la situation des femmes et des familles, bien souvent monoparentales, se dégrade en Île-de-France, mais ce phénomène s'est aggravé dans les mois précédant les JOP. En août 2023, le Samusocial de Paris, croulant sous les demandes, a instauré une nouvelle doctrine renforçant encore la priorisation pour bénéficier d'un hébergement d'urgence - femmes enceintes de plus de sept mois, femmes victimes de violences, familles accompagnées de nouveau nés de moins de 3 mois, personnes à mobilité réduite ou présentant une pathologie grave. Or au second semestre de l'année dernière, selon l'association Solipam (Solidarité Paris Maman) 56 % des femmes entrant dans ce périmètre, pourtant très restreint, n'étaient pas prises en charge par le 115... Entre autres conséquences, les pathologies de la grossesse ont augmenté.

En outre, fait nouveau, quand les femmes sont prises en charge par le 115, c'est pour une semaine seulement. Je pense à une mère que j'accompagne, qui a accouché le 27 février 2024 à Paris. La maternité l'a gardée jusqu'au 5 mars, après quoi elle a été déplacée de semaine en semaine. Je vous ai apporté un document retraçant le parcours géographique de cette jeune mère et de son bébé, y compris leurs passages à la rue, ainsi que le dossier SIAO (Service intégré d'accueil et d'orientation) correspondant. Lors des passages à la rue, elles sont avec Utopia la nuit et, le jour, dans les accueils de jour, comme Les Amarres, dans le XIIIe arrondissement - un centre qui a été fermé une semaine pendant les JOP.

Fatigantes pour les femmes, ces situations ne permettent pas un accompagnement adapté à moyen et long terme. Comment bénéficier des services de la PMI de façon suivie quand on change de département toutes les semaines ? Pour l'aide alimentaire, je ne sais pas orienter les personnes vers des acteurs et des villes différents, de semaine en semaine. Ces femmes sont constamment dans l'urgence : trouver à manger, trouver des couches, espérer que le 115 réponde, que l'enfant ne tombe pas malade, qu'il n'y ait pas de contrôleurs dans les transports, puisque le ticket de transport n'est pas fourni avec la place d'hébergement...

La question se pose aussi de la scolarisation. Je pense à une autre mère que j'accompagne et qui a trois enfants, en CM2, en quatrième et en seconde professionnelle. Ils étaient scolarisés en Moselle jusqu'à l'année dernière. À la fin de la procédure asile, ils ont été remis à la rue et ont pu être hébergés en Île-de-France par une connaissance pendant deux semaines. Dans le cadre des JOP, ils ont été mis à l'abri à Tournan-en-Brie, dans un dortoir situé à dix-sept minutes de la gare, avec un long passage dans la forêt, jusqu'à la fin du mois de septembre au plus tard. La scolarisation de la plus jeune s'est faite à Paris, puisque Tournan-en-Brie n'est pas un lieu d'accueil pérenne, et les deux grands ne sont pas encore affectés à un établissement. Tous les matins, la petite se lève à 5h40, sa mère aussi et le grand frère de même, car il les accompagne pour traverser la forêt de nuit - idem le soir.

Les femmes sans enfant sont aussi malmenées, notamment quand elles sont hébergées par un tiers. Invisibilisées, elles ont, au mieux, le droit de dormir sur un tapis en échange du ménage et d'autres services domestiques ; le plus souvent, elles subissent des rapports sexuels non consentis, souvent par des hommes violents. Deux femmes que j'accompagne sont dans cette situation : l'une va dormir le week-end dans une maison close à la frontière belge « pour au moins pouvoir dormir » ; l'autre, après avoir refusé un rapport sexuel avec un homme qui boit et la violente, a fini par lui céder, car il menaçait de la jeter dehors en pleine nuit avec son fils, opéré du coeur en avril dernier. Ces situations, trop nombreuses, sont dramatiques pour les femmes et pour les enfants.

J'ajoute que les trajets migratoires sont de plus en plus violents, les femmes subissant des violences sexuelles avant le départ, pendant le trajet et, de plus en plus, en France. Elles ont besoin d'un lieu stable et sécurisé, d'un accompagnement et d'une scolarisation pour leurs enfants. Elles sont très demandeuses d'un travail et d'une place normale dans la société. En fait, elles veulent être invisibles, au sens où elles seront comme tout le monde.

Sur un registre plus positif, certaines femmes arrivent à atteindre une étape plus stable. Notre travail devient alors très différent. Je pense à une maman de deux enfants de 2 et 3 ans, pour lesquels nous avons mis en place un suivi rapproché. Nous étions très inquiets pour cette famille, qui dormait dans le métro ou sous une tente d'Utopia. Aucune demande au 115 n'aboutissait. Le 2 mai, la maman est arrivée au Comede, effondrée. La veille, alors que les accueils de jour étaient fermés et que ses enfants avaient faim, elle avait accepté une passe pour dix euros ; le client l'a violée et ne l'a pas payée. Nous avons débloqué des fonds pour leur payer quatre nuits d'hôtel. Le 20 juin, cette famille a enfin pu être accueillie de façon pérenne dans un centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) où elle dispose d'une chambre pour elle et ses enfants. Aujourd'hui, le fils va à l'école et on cherche une place en crèche pour la fille. La mère peut travailler sur son traumatisme psychologique. Je n'assure plus son suivi, qui est passé à une assistante sociale du CHRS. Cet exemple confirme que l'hébergement stable fait partie intégrante du soin.

Assistante sociale, j'adore mon métier. Mais nous avons des difficultés croissantes à orienter les personnes vers des assistants sociaux de droit commun ou des associations, faute de travailleurs et d'assistants sociaux. Les conditions de travail se dégradent - je pense notamment aux assistantes sociales de secteur. La dématérialisation des démarches administratives est source de difficultés, alors que nous sommes là pour créer un lien de confiance personnel. Nous manquons d'interprètes, même pour les bénéficiaires d'une protection internationale, ainsi que de temps, le temps consacré aux personnes au départ permettant d'en gagner ensuite. Nous demandons plus de moyens, des dispositifs qui fonctionnent et une meilleure reconnaissance.

Nous préconisons donc de permettre aux personnes d'accéder à une assistante sociale, un métier qui doit être revalorisé et dans lequel il faut massivement recruter. Il faut penser différemment les procédures administratives, pour tenir compte des difficultés d'accès aux équipements, de la mauvaise maîtrise du français ou de l'illectronisme. Nous appelons aussi à inclure la gratuité des transports en commun dès le départ dans les conditions matérielles d'accueil (CMA). Enfin, pour ce qui est des méga-événements, il conviendrait d'inclure dès le dossier de candidature la prise en compte des personnes en grande précarité, avec une ligne budgétaire pour des places d'hébergement pérennes et le soutien aux associations ainsi qu'un fonds d'aide sociale à destination des publics marginalisés - nous l'avions demandé au Comité d'organisation des jeux, mais aucun financement spécifique n'a été prévu.

Pour finir, j'ajouterai deux précisions. Les sas n'offrent une prise en charge que pour trois semaines. Par ailleurs, s'agissant des travailleuses du sexe et des victimes de la traite, le rapport du collectif Le Revers de la médaille mentionne des violences policières. En particulier, on constate une nette augmentation des contrôles de la situation administrative des femmes nigériennes du Bois de Vincennes, victimes de la traite d'êtres humains, avant les JOP : vingt opérations de la Préfecture de police ont été menées entre le 1er juin 2023 et la fin du mois de mars 2024, conduisant à quarante-quatre retenues administratives, dont trente-et-une visant des femmes, trente-sept OQTF et deux placements en CRA (centre de rétention administrative).

Mme Dominique Vérien, présidente. - Dans ce cadre, personne n'est donc orienté vers un parcours de sortie de la prostitution ?

Bénédicte Maraval. - En effet.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Et vous-même, en proposez-vous ?

Mme Bénédicte Maraval. - Je ne suis pas experte de ce sujet. En tout cas, ce travail prend du temps. Les associations le mènent sur le terrain, à l'instar du Barreau de Paris Solidarité, en lien avec le commissariat. Dans le cadre des JOP, tout ce travail a été remis en cause, d'autant que 5 000 militaires ont été stationnés au Bois de Vincennes : les femmes venaient donc de plus en plus tard, en prenant des risques accrus.

Mme Olivia Richard, rapporteure. - Je pensais m'être fait un peu le cuir depuis neuf mois que nous travaillons sur ces questions... Or vous m'avez touchée, Madame Maraval. Je vous remercie de votre témoignage sur les conséquences concrètes du nomadisme administratif, notamment pour les mères de jeunes enfants, qui est difficile à imaginer de l'extérieur.

Quand nous aurons enfin un Gouvernement, ce sera le troisième depuis mon élection, il y a moins d'un an... Espérons que notre rapport sera entendu par un ministre en place pour plus que quelques semaines ! Peut-être pourrons nous ainsi nourrir le débat public et porter votre parole, parce que votre travail est infiniment précieux.

Il faudra s'intéresser en particulier à la scolarisation des enfants. S'agissant des procédures inadaptées, qui donne les mauvais conseils ? Est-ce un problème de formation ? Je suis sidérée, Monsieur Bougras, que des collectivités territoriales n'aient pas été averties de l'arrivée de personnes dans le cadre des sas. Comment, dès lors, pourrait on éviter les ruptures d'accompagnement ? Enfin, s'agissant du rapport FAS-Unicef France sur les enfants à la rue, quelqu'un sait-il combien d'enfants dorment à l'hôtel, qui constitue un hébergement ô combien inadapté et précaire ?

Mme Francesca Morassut. - Ce qui manque, c'est un diagnostic social en amont de l'envoi des dossiers aux sas régionaux. Les personnes y sont transférées - par bus, tôt le matin -, sans que leurs besoins médicaux et administratifs spécifiques aient été identifiés au préalable et sans qu'on leur ait dit où elles allaient. Lors des expulsions, malgré la présence de traducteurs ou d'associations, elles n'ont pas toujours la capacité de prendre des décisions éclairées sur leur futur. Arrivées dans une région, elles doivent parfois reprendre à zéro les procédures, notamment en matière de demande d'asile, et certaines d'entre elles ne sont pas correctement orientées... En tant qu'associations, nous avons très peu de visibilité sur ce qui se passe à l'intérieur des sas.

M. Emmanuel Bougras. - Je serai plus mesuré s'agissant des sas régionaux. Certes, il est arrivé que des orientations soient ratées ou ne correspondent pas à l'objectif des sas : après des expulsions, des personnes n'ont pas toujours été informées de leurs droits ou du lieu où elles allaient. Mais, dans la majorité des cas, les personnes orientées vers les sas étaient passées auparavant par un centre d'accueil ou un accueil de jour ; le travail d'explication avait donc été fait.

Les sas, c'est trois semaines d'accueil. Puis, après étude de la situation, l'orientation se fait soit vers le logement, soit vers les dispositifs d'accueil des demandeurs d'asile, soit vers des dispositifs d'hébergement généraliste. Nombre de nos adhérents gèrent des sas, et ils nous disent que cet accompagnement de trois semaines se passe bien. Lors du lancement du dispositif, certes, les collectivités locales n'étaient pas forcément informées et certains problèmes de santé des personnes concernées étaient mal diagnostiqués, ou ne l'étaient pas du tout, mais ce point a été amélioré.

En fait, il faut distinguer de mauvaises utilisations du dispositif par l'État - lors des expulsions de campements ou pour des mineurs non accompagnés (MNA) -, qui sont des dévoiements, car les sas n'étaient pas prévus pour cela, et des utilisations classiques, prévues, en partant des accueils de jour.

Pour répondre à votre question, dans la nuit du 19 au 20 août dernier, 28 659 enfants étaient hébergés à l'hôtel. Or, en effet, cette situation n'est ni pérenne ni qualitative. On le sait, dans la majorité des hôtels, il n'y a ni accompagnement social - les services sociaux des départements n'y interviennent pas, faute du temps et des capacités nécessaires -, ni solution d'alimentation - il faut avoir recours à des tickets ou réchauffer son plat dans un micro-ondes. Nous cherchons donc à réduire le nombre de ces nuitées hôtelières et à proposer des solutions pérennes plus qualitatives aux personnes, sachant que l'accompagnement social permet leur insertion durable et réussie.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Quand les collectivités ne sont pas prévenues, est-ce la faute de celui qui envoie le dossier ou de celui qui le reçoit ?

M. Emmanuel Bougras. - En fait, ce problème s'est posé surtout au moment du lancement des dix sas régionaux. C'est alors que des collectivités, des associations locales, des gestionnaires ou des voisins des sites concernés n'ont pas été prévenus, ce qui a suscité de fortes tensions, par exemple en Bretagne. Mais, depuis lors, des liens ont heureusement été créés.

Selon nous, c'est l'État, en l'occurrence le préfet, qui devrait informer les collectivités, car il s'agit d'une politique publique qui dépend de lui.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous indique une autre piste d'amélioration : souvent, dans la ruralité, les services sociaux ne se déplacent pas jusqu'aux villages les plus éloignés. C'est dommage, car l'intégration pourrait s'y faire aisément, même si quelques familles seulement sont concernées.

Pouvez-vous nous parler de la famille de Tournan-en-Brie ? Quelle était sa nationalité ? Où voulait-elle aller ?

Mme Bénédicte Maraval. - C'est une histoire très dure. La mère, originaire de la République démocratique du Congo, est arrivée avec son mari et ses trois enfants en Grèce, où ils ont obtenu le statut de réfugiés. Le mari est décédé à la suite d'un AVC mal pris en charge. La mère s'est fait violer devant sa fille de 14 ans.

La famille est alors venue en France ; c'est d'ailleurs ce que font de plus en plus de femmes congolaises, qui sont mal considérées en Grèce, d'autant que s'y ajoute la barrière de la langue. En arrivant dans notre pays, elle a formulé une demande auprès de l'Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), qui a répondu par une notification d'irrecevabilité. Elle a déposé un recours devant la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), mais celui-ci n'est pas suspensif. Elle a donc dû sortir du Cada (Centre d'accueil pour demandeurs d'asile).

Cette dame n'est pas encore passée devant la CNDA, mais elle n'a plus de place dans le dispositif national d'accueil. Elle est venue en région parisienne parce qu'elle y avait un contact, en emmenant sa plus jeune fille. Elle a laissé sa fille de 14 ans et son fils de 17 ans chez des copains de classe en Moselle pour qu'ils finissent leur année scolaire là-bas. Sur le dernier bulletin scolaire de sa fille, nécessaire à l'inscription en Île-de-France, il était écrit : « 52 absences, dont 41 non justifiées, il faudra faire mieux l'an prochain » ...

Mme Laurence Rossignol, présidente. - Tout d'abord, d'après vos observations empiriques, combien de femmes à la rue environ sont isolées, c'est-à-dire vivent sans homme et sans père pour leurs enfants, et combien sont en famille ?

Pour tout vous dire, nous rédigeons notre rapport en ce moment, et je ne suis pas sûre que nos préconisations doivent se limiter à demander plus de places d'hébergement, aussi nécessaires soient elles. Les pouvoirs publics répondent que de telles places ont déjà été créées, et le climat n'est pas vraiment à la création de dépenses nouvelles.

Le problème, c'est que toute la chaîne d'accès au logement est embolisée. Un certain nombre de femmes la bloquent involontairement : elles sont en CHRS (Centres d'hébergement et de réinsertion sociale), où d'ailleurs elles ont recréé une communauté de vie - nous les avons rencontrées -, tout simplement parce qu'elles se trouvent en situation irrégulière et ne peuvent donc prétendre à un logement social. Et pendant ce temps, d'autres sont à la rue car il n'y a pas de place en CHRS... Pour ma part, je serais favorable à les régulariser, mais, là encore, je ne suis pas sûre que le climat soit à élargir les conditions de régularisation. Notre rapport va sortir dans un climat épouvantable. Que pouvons-nous proposer, dès lors ? Attention aux déceptions !

Par ailleurs, sans vouloir manifester des désaccords avec vos propos, je ne sais pas comment vous pouvez associer dans la même phrase traite des êtres humains, c'est-à-dire esclavage, et travail du sexe. Pour moi, l'esclavage est par définition incompatible avec le travail. Quant aux contrôles de police, ils portent sur la régularité ou l'irrégularité du séjour, non sur l'activité prostitutionnelle. Et je suis parfaitement consciente que si les violences policières sont une réalité, les violences des clients restent aujourd'hui le plus grand problème pour ces femmes.

Enfin, est-ce que, dans les associations qui s'occupent des femmes migrantes, certaines sont agréées pour faciliter les parcours de sortie de la prostitution ? Comment travaillez-vous avec elles ?

Mme Bénédicte Maraval. - Je n'aurais peut-être pas dû aborder le sujet de la prostitution, dont je ne suis pas spécialiste. Nous en avons beaucoup discuté entre nous, et les associations membres du collectif Le Revers de la médaille n'ont pas forcément le même point de vue. Une page de notre rapport porte sur le vocabulaire retenu et détaille les positions des uns et des autres. Notre objectif est que les différentes associations puissent travailler ensemble au sein du Revers de la médaille.

M. Emmanuel Bougras. - En ce qui concerne le parcours de sortie de la prostitution, un certain nombre d'adhérents à la FAS sont des associations agréées. En particulier, nous travaillons beaucoup avec l'Amicale du Nid.

Par ailleurs, nous constatons qu'il est de plus en plus difficile de mettre en oeuvre les parcours de sortie de la prostitution : dans les commissions départementales, le ministère de l'intérieur, qui est très présent, tend de plus en plus à considérer ces parcours comme une façon d'obtenir plus facilement des papiers.

Mme Laurence Rossignol, présidente. - C'est la théorie de l'appel d'air, qui marche pour tout !

M. Emmanuel Bougras. - Tout à fait !

Nous avons également rédigé un amendement, qui pourrait être examiné dans le cadre du projet de loi de finances, visant à revaloriser l'Afis (Aide financière à l'insertion sociale). En effet, le montant de cette allocation est extrêmement faible - environ 300 euros par mois, soit encore moins que le RSA.

Le rapport que nous avons réalisé avec l'Unicef répond à votre question sur le nombre de femmes à la rue. Dans la nuit du 19 au 20 août dernier, on dénombrait 492 femmes seules à la rue qui sont parvenues à joindre le 115. Le rapport indique un total de 1 174 femmes et enfants seuls dans la rue ; il atteste d'une augmentation constatée de la présence des femmes à la rue. La FAS a lancé une enquête sur les liens entre le SIAO et les femmes à la rue, pour voir en particulier quelles sont les places dédiées aux femmes victimes de violence et aux femmes sortant de maternité et qui sont sans solution d'hébergement ; nous vous transmettrons nos résultats courant novembre.

Nous partageons l'idée que la régularisation débloquerait l'accès au logement pour les ménages étrangers qui sont présents depuis des années sur notre territoire, qui y travaillent, mais qui font face à un blocage politique.

Ce blocage est patent, mais nous ne lâcherons pas notre demande de régularisation de ces ménages, car c'est la clé pour leur accès au logement. Il faut aussi créer des places d'hébergement d'urgence supplémentaires. Nous avions porté un amendement lors du dernier projet de loi de finances (PLF) dans ce sens, l'Assemblée nationale et le Sénat l'avaient accepté, dans une démarche transpartisane, mais le 49.3 est passé par là... Nous allons persévérer dans le PLF pour 2025.

Avec la crise sanitaire, l'État a certes créé de nouvelles places et porté le parc au niveau historique de 203 000 places, mais cela commence à dater, et les besoins, hélas, augmentent. Le sujet est évidemment à relier à celui du logement social : le nombre d'expulsions augmente, la construction ralentit et la rotation dans le parc social s'effondre, il faut investir dans le logement social, en particulier par le levier de l'aide à la pierre, qui aide à financer des opérations de logements très sociaux.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Je suis un peu plus optimiste que Laurence Rossignol, parce que cette crise du logement, il va bien falloir la résoudre. Et cela désengorgera les centres d'hébergement. J'ai entendu également que l'on allait donner plus de latitude aux préfets pour régulariser. Les entreprises ayant besoin de main d'oeuvre, j'espère qu'ils appliqueront les règles en conséquence - ce n'est pas le cas pour l'instant, puisque l'application semble varier beaucoup d'un département à l'autre, ce qui constitue en soi un sujet intéressant à contrôler...

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Si les préfets appliquaient tous la circulaire Valls, ce serait déjà bien ! Tant qu'ils voudront complaire à leur autorité de tutelle en régularisant le moins possible, on se heurtera à un problème qui touche, en réalité, à la conception même de ce qu'est l'État...

Avez-vous identifié sur le terrain un effet des restrictions apportées par nos voisins européens à leurs politiques migratoires, sur la situation dans notre pays ? On m'a raconté qu'on recevait des gens qui parlaient le suédois, ce qui voudrait dire que des migrants arrivent en France après avoir résidé en Suède... Est-ce le cas ? Et avez-vous identifié une telle tendance ?

M. Emmanuel Bougras. - Plusieurs de nos adhérents gèrent des dispositifs d'accueil des demandeurs d'asile et de réfugiés, mais je n'ai pas eu connaissance d'arrivées massives de migrants depuis la Suède... Cependant, tout est lié : quand un pays se ferme davantage, il y a inévitablement des conséquences sur les pays avoisinants.

Du reste, nous avons une politique publique d'hébergement, mais cela ne veut pas dire que nous accueillions les migrants à bras ouverts ; la comparaison avec nos voisins immédiats montrerait que nos politiques d'accueil sont dans des dynamiques proches, hormis l'Italie, et cela même si l'Allemagne a récemment durci son discours. En Espagne, le gouvernement a avancé sur la régulation par le travail, ce qui est aussi l'un des sujets de la loi relative à l'immigration que le Parlement a récemment votée.

Mme Annick Billon. - Je vous remercie de vos réponses et de votre engagement enthousiaste dans l'accomplissement de vos missions.

Premièrement, vous nous confirmez que des critères d'accueil ont été mis en place, qui sont difficiles à appliquer. Dès lors que les places font défaut et que ces critères se révèlent peu ou pas applicables, faut-il les maintenir ?

Deuxièmement, quelles ont été les conséquences pratiques de l'instabilité politique que nous connaissons depuis quelques mois, en particulier pour vos financements, pour les appels à projets et, finalement, pour la pérennité de votre action ?

Troisièmement, je comprends de vos exposés que la stabilité de l'accueil est à rechercher, car il s'agit d'un atout. Dès lors, comment penser que les sas régionaux répondent aux besoins d'hébergement ? Ils consistent à emmener des gens dans des territoires qu'ils ne connaissent pas forcément, et pour une durée limitée : je doute qu'il y ait là des atouts pour l'intégration. Cette façon de procéder est-elle adaptée ? Quel est son coût ? Qu'en pensez-vous ?

Quatrièmement, et enfin, j'aimerais plus d'informations sur l'hébergement de femmes par les tiers. Qui sont ces tiers ? S'agit-il de connaissances, de membres de la famille, ou bien de prédateurs ? Si ce phénomène se développe, ne faudrait-il pas l'encadrer de façon urgente pour éviter la prédation ?

En conclusion, je signale que le Sénat vient de rendre un rapport d'information sur l'avenir de la santé périnatale et sur son organisation territoriale, dont les conclusions et les préconisations présentées par nos collègues Annick Jacquemet et Véronique Guillotin, respectivement présidente et rapporteure de la mission d'information, font écho à ce que nous avons entendu ici.

M. Emmanuel Bougras. - Les critères mis en place dans certains territoires sont par définition hors la loi, puisque celle-ci dispose que l'hébergement d'urgence est inconditionnel. Ensuite, comme vous le dites, s'il n'y a pas de place, l'enjeu n'est pas d'ajouter toujours plus de critères à l'accès, mais de se mobiliser pour qu'il y ait davantage de places. Les critères ne règlent rien, j'ai en tête l'exemple, à Lyon, d'une femme avec un enfant de 41 jours à qui l'accueil était refusé parce que, selon les critères, l'enfant n'était pas suffisamment vulnérable au regard de son âge... Le véritable sujet, c'est donc de répondre à la demande et de débloquer l'accès à l'hébergement, qui doit être inconditionnel.

L'instabilité politique a compliqué les financements des projets, d'autant que, pour les sujets qui nous concernent, les ministres ont changé dans les trois gouvernements qui se sont succédé ces toutes dernières années - ceux des affaires sociales, du logement et des droits des femmes -, tandis que les ministres de l'intérieur et des finances, eux, restaient en place... Les difficultés ont eu moins trait aux appels à projets, qui ont été poursuivis par l'administration, qu'au retard dans la délivrance des crédits, l'État en arrivant à compter sur la trésorerie des associations pour accueillir et accompagner les personnes précaires.

La trésorerie du secteur associatif étant limitée, on a vu des associations emprunter de l'argent pour continuer leur action et se mettre en difficulté parfois avec leur banque, des cas de figure qui n'existaient pas avant. L'instabilité politique fait que l'administration elle-même attend des directives qui ne viennent pas, et elle doit temporiser. On voit aussi, dans l'accueil des déplacés d'Ukraine, se poursuivre une vision à très court terme de l'action publique, avec des conventions signées pour trois mois seulement au terme desquels la prise en charge du prix de journée chute brutalement, ce qui déstabilise les associations. Il n'y a pas d'engagement politique, donc les services de l'État font aussi ce qu'ils peuvent en attendant. Très concrètement, cela fait que des associations se retrouvent bien seules sur le terrain avec les déplacés d'Ukraine. Elles doivent prendre sur leurs réserves en attendant des financements plus stables.

Je comprends votre interrogation sur la cohérence entre l'objectif de stabilité et le déplacement dans des sas régionaux, mais il faut bien voir que l'objectif de ces sas est de procéder à une analyse précise et approfondie de la situation des demandeurs, avant qu'intervienne une proposition plus stable et pérenne. Par rapport à ce qui existe, avec des personnes qui sont à la rue et n'accèdent pas à des solutions durables, les sas régionaux peuvent apporter un mieux. Les services de l'État nous disent proposer de pérenniser ce dispositif - nous attendons le point de vue du nouveau Gouvernement. De notre côté, par rapport à l'expulsion de campements, avec des gens qui sont mis dans des autocars sans plus d'explication, le sas de trois semaines consacrées à l'examen de la situation et de la demande est plus qualitatif, même si les choses peuvent certainement être améliorées.

Mme Bénédicte Maraval. - L'hébergement par des tiers n'est pas constitué en réseau. C'est un ensemble d'initiatives d'accueil par des gens qui voient des femmes à la rue et qui leur proposent de les héberger ou de les accompagner quand elles déposent des plaintes pour agression. Amnesty International vient de publier un rapport sur les violences sexuelles qui souligne l'épreuve que constitue pour les femmes migrantes, mais aussi transgenres et travailleuses du sexe, le fait de porter plainte - je pense à une patiente que j'accompagne et qui a témoigné des difficultés à faire aboutir une plainte contre son hébergeur.

Nous travaillons sur la sortie de ces situations, en proposant en particulier de payer une nuit d'hôtel ; une nuit, c'est peu, mais nous n'avons pas les moyens de payer un mois, par exemple. Les femmes à la rue sont harcelées, il faut les aider. Je signale que le Samusocial de Paris a fait une enquête l'an dernier sur l'hébergement par des tiers.

Ensuite, dans le dispositif de demande d'asile, je ne crois pas que le fait d'aller en région soit un problème en soi, les femmes concernées n'ont pas d'exigence géographique particulière et elles sont prêtes à aller ailleurs, à condition qu'on leur garantisse une place, surtout quand elles sont avec leurs enfants, il y a aussi l'enjeu de la scolarisation.

Mme Francesca Morassut. - Nous demandons que la prise en charge se fasse sans critères d'accès, car la conditionnalité laisse des gens de côté et ne règle rien. Le nombre de femmes à la rue augmente, en particulier les femmes seules avec enfants, les femmes enceintes - elles ont d'autant plus de difficultés à quitter l'Île-de-France qu'elles y ont un suivi médical, que leurs enfants y sont scolarisés ou qu'elles y ont un travail. Hier soir, parmi les 180 personnes que nous avons rencontrées dans la rue, il y avait dix-huit femmes seules avec leurs enfants et douze femmes enceintes. Ces personnes vivent à la rue depuis souvent plus de deux mois. Elles ne parviennent pas à joindre le 115, ni à ouvrir un dossier d'aide sociale, elles travaillent et leurs enfants sont scolarisés. Elles ont vraiment besoin d'une prise en charge en Île-de-France. Nous demandons la réquisition de logements vides, car il y a des milliers de bâtiments vides qui pourraient servir de centres d'accueil et d'orientation de ces personnes vers des solutions stables.

Pour les financements, Utopia 56 étant une association de mobilisation citoyenne, nous ne recevons pas d'aide ni de financement de l'État.

Notre association pratique l'hébergement par des citoyens solidaires : nous accueillons tous les soirs des femmes seules dans nos permanences, des adhérents de notre association sont hébergeurs solidaires et accueillent chez eux. Nous encadrons cet accueil, nous accueillons au moins 130 personnes, mais cela ne devrait pas être à nous de le faire ; cet accueil précaire et éphémère montre encore combien le droit commun fait défaut.

Mme Colombe Brossel. - L'article du journal Le Monde rapportant hier la publication du rapport du collectif Le Revers de la médaille illustre bien la période actuelle : la ministre démissionnaire Catherine Vautrin a pris début juillet la décision louable d'ouvrir plusieurs centaines, voire un millier, de places d'hébergement supplémentaires, mais quand la journaliste interroge la préfecture de région sur les suites, on lui répond : « On attend la nomination du nouveau Gouvernement » ...

De votre point de vue, que faudrait-il faire pour les personnes qui ont été hébergées en urgence cet été ? Le Gouvernement aura des décisions à prendre. Quelles seraient les bonnes décisions ? Et que vous en disent les services de l'État ?

M. Emmanuel Bougras. - Pour nous, la solution dans ce type de dispositif transitoire, c'est de déclencher immédiatement une évaluation sociale, pour voir très concrètement où en est l'accès aux droits sociaux. En effet, souvent, il s'agit de personnes et de familles qui vivent depuis longtemps à la rue, qui ont perdu leurs papiers, qui n'ont pas ouvert leurs droits. Ensuite, il faut entendre la demande de ces personnes : souhaitent-elles être hébergées ? Ont-elles d'autres demandes ? Il faut, alors, déclencher des dossiers d'ouverture, comme une demande de logement si la personne est éligible, ou encore un dossier de droit au logement opposable (Dalo), pour tenter une solution pérenne.

L'enjeu, c'est aussi de parvenir à une vision territoriale, il faut donc mettre autour de la table les services de l'État, les associations, les bailleurs, les collectivités territoriales, pour bien évaluer les besoins, les ressources, les solutions, et préparer la sortie le plus en amont possible. On ouvre des places d'hébergement dans les gymnases ou autres équipements quand il fait froid, mais on les referme dès qu'il fait 10°C, car on considère que, alors, on peut vivre dans la rue - on peut articuler mieux les choses pour trouver des solutions, mieux se coordonner. Je ne sais pas si, dans l'opération dont vous parlez, cette préparation de sortie est en cours ; les sas régionaux peuvent être une solution pour les personnes qui en expriment le souhait. En tout cas, on ne peut pas se satisfaire de dire aux personnes que l'hébergement est terminé et qu'elles doivent retourner à la rue. Ce n'est évidemment pas une solution pour lutter durablement contre le sans-abrisme.

Mme Francesca Morassut. - La solution, pour nous, c'est d'abord le respect des droits fondamentaux des personnes, donc un accueil inconditionnel des personnes exilées ou en grande précarité, le respect des droits de base à la santé, à l'hébergement, mais aussi la présomption de minorité quand il y a un recours judiciaire. Ensuite, il faut une concertation avec les acteurs associatifs de terrain pour adapter les politiques publiques et les outils. Il faut un dialogue pour trouver des solutions. Et du côté des outils, il y a bien sûr les diagnostics sociaux, mais il faut aussi une régularisation, pour que les personnes vulnérables accèdent à des solutions de long terme.

Mme Bénédicte Maraval. - Il faut aussi du temps. Depuis trois ans, des personnes qui arrivent se voient tout d'abord délivrer un numéro par l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii) pour une orientation vers une plateforme pour l'accueil des demandeurs d'asile, puis on leur propose un hébergement en région. En fait, pour les personnes qui arrivent, qui n'ont pas d'attaches en Île-de-France et à qui l'on explique bien la procédure de demande d'asile, la possibilité d'aller en région et les conditions d'accueil qui leur seront faites, les choses se passent bien. Mais cela demande du temps, ainsi que des moyens d'interprétariat. Il faudrait cesser de faire de la rue un passage obligé dans le parcours de la demande d'asile. Voyez ce qui s'est passé avec les déplacés d'Ukraine : il y a des façons de faire bien coordonnées.

Pour la famille de Tournan-en-Brie, j'ai fait valoir auprès du coordonnateur du foyer combien il était important que cette famille reste en Île-de-France, parce qu'un travail de suivi médical et psychologique y avait été commencé ; le médecin avait même écrit un certificat médical dans ce sens. Mais le coordonnateur m'a dit que la préfecture lui opposait qu'il y avait des médecins et des psychologues partout en France et que, en conséquence, l'argument médical n'était pas retenu... Or on sait que la couverture médicale a ses défauts, et il faut compter aussi avec le besoin d'interprétariat pour une prise en charge de ces personnes.

Mme Olivia Richard, rapporteure. - Un recours en justice a été déposé contre les critères d'accueil : où en est-il ?

M. Emmanuel Bougras. - Un recours a été déposé en Île-de-France contre les critères de priorité définis par les préfets, et un autre en Occitanie contre le préfet de la Haute-Garonne, qui a défini des critères d'accès et de maintien en hébergement - des femmes se sont retrouvées à la rue du fait de l'application de ces critères. L'instruction est en cours, nous n'avons pas été suivis sur la demande de référé, car nous n'avons pas su caractériser l'urgence de la demande. Nous attendons le résultat sur le fond. À Toulouse, des familles, notamment des femmes avec enfants que nous avions accompagnés, ont gagné des recours individuels : c'est une bonne nouvelle, et nous incitons les familles et les associations à se lancer dans des recours individuels, qui peuvent prospérer.

Mme Olivia Richard, rapporteure. - La préfecture fait elle appel ?

M. Emmanuel Bougras. - Non, pas pour le moment.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous remercie de ces échanges et informations.

Nous présenterons notre rapport le 9 octobre à l'occasion d'une conférence de presse.

Nous aussi avons subi les changements de ministres, en particulier pour notre rapport sur la santé des femmes au travail, qui a déjà plus d'un an et que nous voudrions voir traduit en mesures opérationnelles. En tout état de cause, la délégation aux droits des femmes continuera dans ce sens et exercera pleinement son travail de contrôle.