- Mardi 9 juillet 2024
- Mercredi 10 juillet 2024
- « Affaires étrangères et défense : les pouvoirs du Président de la République et du Premier ministre » - Audition de MM. Olivier Gohin, professeur émérite en droit public, Pierre Sellal, ambassadeur de France, et Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République d'Indonésie relatif à la coopération dans le domaine de la défense - Examen du rapport et du texte de la commission
- Projet de loi autorisant la ratification de l'accord se rapportant à la convention des Nations unies sur le droit de la mer et portant sur la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale - Examen du rapport et du texte de la commission
- Questions diverses
Mardi 9 juillet 2024
- Présidence de M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et de Mme Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes -
La réunion est ouverte à 18 heures.
Audition de Mmes Monique Legrand-Larroche, M. Bruno Jockers et Sylvie Perez, inspecteurs généraux des armées
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Nous recevons ce soir trois membres du collège des inspecteurs généraux des armées : les inspecteurs généraux des armées Monique Legrand-Larroche, Sylvie Perez et Bruno Jockers, pour évoquer les résultats de leur mission d'enquête sur les violences sexuelles et sexistes au sein du ministère des armées, dont le rapport a été publié le 10 juin dernier.
Les nouvelles dénonciations de ces violences ces derniers mois ont en effet décidé le ministre à commander une évaluation du dispositif existant, qui avait été mis en place en 2014.
Votre travail, mesdames, monsieur les inspecteurs généraux des armées, a d'abord consisté à circonscrire le phénomène. La cellule Thémis, chargée de recueillir les signalements de harcèlement sexuel, de violences sexuelles, d'outrages sexistes et de discrimination, a enregistré un triplement de son activité entre sa mise en place en 2014 et 2023, passant de 73 à 226 cas traités au sein des armées.
Mais le rapport pointe le manque de fiabilité des données de signalements collectées par le ministère, qui ne permettent pas de déterminer précisément « la prévalence des faits à combattre » ni de « déterminer si l'on se rapproche ou pas d'une réelle libération de la parole des victimes ».
Outre les difficultés de mesure, votre rapport évoque des « dysfonctionnements dans la détection des violences sexuelles et sexistes, des hésitations dans leur traitement, quand ce n'est pas une méconnaissance de ce qu'elles recouvrent ».
Cette méconnaissance a des effets sur la politique de sanction, puisque vous relevez une « disparité des sanctions disciplinaires », « des erreurs manifestes d'appréciation ». Vous pointez enfin l'emploi relativement faible des sanctions les plus lourdes. Vous nous direz néanmoins ce que l'on peut savoir de ces comportements, de leur évolution, et du profil type de leurs auteurs.
Vous nous préciserez sans doute dans quelle mesure, d'après la centaine de témoignages de victimes que vous avez recueillis, le phénomène revêt un caractère spécifique dans les armées. Le rapport évoque la « loi du silence propre à la communauté militaire », des « facteurs de risque propres au ministère des armées et aux métiers des armes », ou encore « une autorité plus forte qu'ailleurs qui, lorsqu'elle est en de mauvaises mains, facilite des situations de contrainte, d'emprise ou de harcèlement ». Faut-il en outre faire un sort particulier, selon vous, aux écoles militaires de formation initiale ?
La mission formule une cinquantaine de recommandations sur la prévention, la formation des autorités hiérarchiques, le circuit de signalement. Elle préconise aussi de redimensionner la cellule Thémis au sein d'un programme plus large et de recentrer son action. L'accompagnement des victimes dans leur parcours est également un aspect central sur lequel nous aimerions vous entendre.
Le ministère a produit le 28 juin une nouvelle instruction ministérielle sur la mise en oeuvre du nouveau programme de lutte contre les violences sexuelles et sexistes, complétant celle du 26 mars dernier. Vous nous direz ce que vous pensez des mesures qui y figurent et du calendrier de mise en oeuvre qu'elle prévoit.
Par ailleurs, je rappelle que notre commission a lancé une mission d'information sur l'attractivité du métier des armes, dans un contexte où les objectifs de recrutement n'ont pu être atteints en 2023, notamment dans l'armée de Terre. Cette tension sur le recrutement dans les armées rend encore plus pressante la nécessité d'apporter une réponse claire et efficace aux dysfonctionnements que vous avez pu identifier, sous peine de dissuader les jeunes femmes qui auraient vocation à choisir le métier des armes et d'aggraver encore les difficultés de recrutement de nos armées.
Enfin, je vous demanderai, Madame l'Inspectrice générale des armées, Monique Legrand-Larroche, de bien vouloir présenter le métier d'inspecteur général des armées pour ceux de nos collègues qui ne le connaissent pas.
Je cède à présent la parole à la présidente Dominique Vérien.
Mme Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Merci Monsieur le Président. Mesdames, monsieur les inspecteurs généraux des armées, permettez-moi tout d'abord de saluer cette initiative partagée entre la délégation aux droits des femmes et la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.
Le sujet de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles est depuis de nombreuses années au coeur des préoccupations de la délégation aux droits des femmes du Sénat. Nous l'abordons dans toutes ses dimensions et le traitons dans le cadre de nombreux milieux professionnels. Mais nous jugeons indispensable que ce sujet ne soit pas cantonné aux seuls travaux de notre délégation. En effet, plus ce combat sera partagé, plus nous lutterons efficacement contre les violences sexuelles et sexistes dans la société tout entière.
C'est dans cette perspective que la délégation aux droits des femmes et la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées ont décidé de s'associer pour entendre le collège des inspecteurs généraux des armées, auteurs d'un rapport d'enquête sur les violences sexuelles et sexistes au sein du ministère des armées, qui a été rendu public le 12 juin 2024. Ce rapport avait été commandé par le ministre des armées, Sébastien Lecornu, en avril dernier, après la parution dans la presse de plusieurs témoignages de victimes.
Lors de la présentation de ce rapport, le ministre a réfuté le caractère systémique des violences sexuelles et sexistes au sein des armées, pointant l'existence de dérives individuelles. Ce rapport ne lui aurait pas plu. Le Canard enchaîné a même titré : « Un rapport non consenti » ! Mais l'ampleur systémique de ces violences ne se mesure pas seulement au nombre de cas constatés, elle se caractérise aussi par l'incapacité du système, dans son ensemble, et en l'espèce de l'institution militaire, à prendre ce sujet à bras le corps, à détecter ces violences et à en reconnaître la matérialité, voire la gravité.
De ce point de vue, le rapport de l'inspection des armées constitue sans nul doute une réelle avancée et, je l'espère, un tournant dans la prise en charge des violences sexuelles et sexistes au sein du ministère des armées. Il contient cinquante recommandations, déclinées en quatre axes : accompagner les victimes ; sanctionner les auteurs ; garantir la transparence ; prévenir les violences sexuelles et sexistes.
Ces cinquante recommandations ont un objectif principal : que plus aucune victime de violences ne soit inaudible, réduite au silence ou maltraitée par sa hiérarchie, comme cela a trop souvent été le cas. Au-delà, il s'agit que la commission de ces violences disparaisse du ministère des armées ! J'irai même jusqu'à dire qu'il est temps qu'une culture féministe infuse au sein de ce ministère.
Enfin, dans le contexte politique actuel, on peut s'interroger sur ce qu'il adviendra de ces cinquante recommandations et sur les moyens qui seront mis en oeuvre pour mieux prévenir les violences, sanctionner leurs auteurs et protéger les victimes.
Je vous propose de laisser sans plus tarder la parole aux inspecteurs généraux des armées, auteurs de ce rapport d'enquête, pour une présentation de leurs conclusions et de leurs principales recommandations.
Mme Monique Legrand-Larroche, inspectrice générale des armées. - Je commencerai par vous présenter le collège des inspecteurs généraux.
Nous sommes six inspecteurs généraux, issus respectivement de l'armée de Terre, de la marine, de l'armée de l'air et de l'espace, de l'armement, de la gendarmerie et du service de santé des armées. Nous sommes rattachés directement au ministre des armées et, à ce titre, totalement indépendants. Notre rôle est de répondre à toutes les demandes d'enquêtes ou d'investigations du ministre. Nous avons tous une grande expérience, variée, qui nous permet d'appréhender l'intégralité des sujets qui nous sont confiés.
M. Bruno Jockers, inspecteur général des armées. - La mission d'enquête qui nous a été confiée par le ministre des armées a fait suite à l'interpellation de la presse, mais surtout de victimes. Elle a été conduite en deux mois, du 12 avril au 11 juin, afin d'apporter une réponse rapide, forte et complète. Nous avons pour cela été conduits à faire le bilan de dix ans de lutte contre les violences sexuelles et sexistes au sein du ministère des armées, dix ans après le discours prononcé par M. Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense.
Pour ce faire, nous avons rencontré et échangé avec la hiérarchie et l'ensemble des acteurs : le chef d'état-major des armées, les chefs d'état-major, la cellule Thémis, le service de santé des armées, des associations, des magistrats, le terrain, la Marine nationale, l'Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan. Surtout, nous avons rencontré et écouté des victimes.
Je précise que lorsque nous parlons de violences sexuelles et sexistes, nous y incluons les violences faites aux hommes.
Les violences sexuelles et sexistes restent difficiles à dénoncer. Ainsi, 66 % des personnes ayant répondu à un sondage estiment que dénoncer de telles violences aurait un impact sur le déroulement de leur carrière. Ces violences sont sous-estimées, 226 cas ayant été recensés à l'échelle du ministère des armées, qui compte 270 000 personnes.
On note par ailleurs une surreprésentation des jeunes. En outre, 45 % des victimes sont des femmes militaires du rang alors qu'elles ne représentent que 4,5 % des effectifs ; 48 % des auteurs sont des hommes militaires du rang, alors qu'ils représentent 28 % des effectifs. Telles sont les caractéristiques de ces violences au sein du ministère des armées.
La mission d'enquête a voulu traiter trois symptômes : la peur du signalement, la disparité des sanctions, l'accompagnement des victimes, lequel est parfois défaillant. Pour cela, nous avons proposé un programme de lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Ce programme doit être incrémental et évoluer au même rythme que la société et le droit.
Depuis 2014, les violences sexuelles et sexistes ont changé. Les réseaux sociaux n'avaient alors pas la même importance. De même, la notion de consentement n'était pas tout à fait perçue de la même manière. Il est donc essentiel de s'inscrire dans la durée et de mettre en place un véritable programme incrémental.
Nous avons formulé cinquante recommandations, qui ont toutes été validées par le ministre des armées et déclinées dans l'instruction ministérielle du 28 juin. Leur mise en oeuvre a débuté le jour même de la remise de rapport. Par ailleurs, un guide disciplinaire pour les situations de violences sexuelles et sexistes est en cours de finalisation, ainsi qu'un projet de convention avec une association de protection des victimes, La Maison des femmes.
Il s'agit d'accompagner les victimes, de sanctionner les auteurs, de garantir la transparence et de prévenir les violences sexuelles et sexistes, conformément aux axes fixés par le ministère il y a dix ans.
Mme Sylvie Perez, inspectrice générale des armées. - Le général Jockers l'a rappelé, le premier axe de nos recommandations concerne l'accompagnement des victimes.
Nous avons constaté une hétérogénéité dans la prise en compte et dans la prise en charge des victimes, tant en termes quantitatifs qu'en termes qualitatifs. Pour nos victimes, beaucoup de progrès restent à faire. Il faut pour cela changer de paradigme. Jusqu'à présent, le commandement, lorsqu'il était saisi, rencontrait la victime, à qui il proposait ensuite de rencontrer le ou les auteurs de violences. Nous préconisons de systématiser cette rencontre, le commandement ayant un rôle pivot à jouer. Il s'agit de ne pas laisser la victime s'orienter seule parmi les acteurs de la prise en charge et de faire en sorte que les acteurs se mettent en mouvement avec elle, voire à sa place si elle n'est pas en mesure de faire certaines choses.
L'institution a une forte responsabilité en matière de coordination. Elle doit accompagner la victime dans la durée, jusqu'à la réadaptation et la reprise de l'emploi ou, le cas échéant, la réinsertion pour les victimes qui ne pourraient pas reprendre le service. Cette logique est assez similaire à celle que nous avons mise en place pour la prise en charge des blessés.
Pour mettre en oeuvre cet axe, nous avons fait un certain nombre de propositions, que l'on peut présenter sous la forme de trois blocs, le premier concernant l'accueil des victimes.
Accueillir la victime requiert la mise en place d'un certain nombre d'actions. Il faut tout d'abord former le commandement à l'écoute des victimes. Il importe durant cette phase de ne pas avoir de réflexes malheureux susceptibles de compromettre le cheminement de la victime dans l'institution. Il faut ensuite former le commandement et les différents acteurs au cadre disciplinaire, sur lequel ils doivent avoir de solides connaissances. Il s'agit du guide des sanctions, mais aussi du cadre juridique applicable aux violences sexuelles et sexistes.
Par ailleurs, nous avons pensé qu'il était pertinent de permettre à la victime d'être accompagnée par un tiers de confiance qu'elle choisirait, soit parmi ses compagnons, soit parmi les gradés, afin de pouvoir être aidée et conseillée.
Enfin, il faut encourager le recours aux associations, soit celles qui promeuvent la mixité, qu'elles soient internes ou externes, soit celles qui sont spécialisées dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Une synergie doit être trouvée entre l'institution et ces associations, certaines victimes ne souhaitant pas forcément que leur affaire soit traitée par des intervenants de l'institution.
Le deuxième bloc porte sur la prise en charge administrative de la victime, laquelle conditionne beaucoup de choses dans le parcours. Elle consiste en l'inscription des faits au registre des constatations de l'unité ou, si la victime est une civile, en une déclaration d'accident du travail. Ces démarches permettent de préserver les droits des victimes auprès de la sécurité sociale si des troubles venaient à apparaître après une agression, mais également de déclencher l'étude du lien au service. Cette étude est fondamentale parce qu'elle a des effets sur les droits à indisponibilité - je pense aux congés maladie en cas de besoin - et parce qu'elle ouvre la voie à une possible réparation.
Il convient également de former les équipes des centres médicaux des armées à l'accueil et à la prise en charge de victimes de violences sexuelles et sexistes. Enfin, il faut faire preuve de rigueur dans la traçabilité des actes réalisés au profit des victimes, afin d'assurer leur suivi strict et de préserver leurs droits. Le rôle du service de santé des armées est de conseiller, d'orienter la victime, et, si besoin, de la mettre en relation avec d'autres structures de soins.
Le troisième bloc concerne la protection. Le général Jockers reviendra sur la mise en oeuvre des mesures conservatoires ; pour ma part, j'insisterai sur la nécessité de favoriser et de faciliter le dépôt de plainte, éventuellement en accompagnant physiquement la victime dans sa démarche, qu'il conviendra de doubler au titre de l'article 40 du code de procédure pénale. Les victimes sont extrêmement sensibles à une telle démarche par le commandement, car elle signifie que ce dernier est de leur côté.
Il faut ensuite avoir une lecture bienveillante de la protection fonctionnelle et la faire demander systématiquement, afin de garantir la prise en charge des frais de justice et des frais annexes pour les victimes.
Par ailleurs, nous demandons, et une telle mesure est très simple à mettre en oeuvre, que les victimes ne soient pas sanctionnées pour des faits en lien avec l'agression signalée. Les violences sexuelles et sexistes survenant fréquemment dans des contextes de consommation toxique, légale ou illégale, il arrive que des victimes soient sanctionnées pour consommation de toxiques ou pour non-respect des règles de mixité, parfois même avant que l'agresseur soit pris en compte. Il faut faire preuve de bon sens et être raisonnable.
Enfin, il faut traiter le collectif. Ce n'est pas en cachant les choses qu'on améliorera la capacité à dénoncer dans notre institution. Il faut donc débriefer et examiner les responsabilités de la chaîne hiérarchique.
Telles sont les mesures que nous souhaitons mettre en place pour améliorer l'accompagnement des victimes par l'institution.
M. Bruno Jockers. - Le deuxième axe concerne la sanction des auteurs. Notre traitement disciplinaire n'a pas été suffisamment homogène, cohérent, explicite. Pour autant, ces disparités s'expliquent, et ce de deux manières.
Premièrement, selon des statistiques du ministère de la justice de mars 2018 portant sur 33 000 mis en cause dans des affaires de viols, d'agressions sexuelles ou de harcèlement sexuel, moins de trois mis en cause sur dix ont fait l'objet de poursuites, les autres ayant vu leur affaire classée sans suite pour infraction insuffisamment caractérisée ou pour absence d'infraction. Au sein du ministère des armées, on dénombre 184 signalements de violences sexuelles ou sexistes, 48 protections fonctionnelles et 63 sanctions disciplinaires. Cela montre qu'il est difficile d'établir et de caractériser les faits tant d'un point de vue pénal que d'un point de vue disciplinaire.
Deuxièmement, le principe d'individualisation des peines explique également ces disparités. Le règlement de discipline générale des armées ayant été considéré contraire au principe d'individualisation des peines, chaque autorité dispose désormais de marges de manoeuvre en termes de sanctions, en fonction des circonstances.
Ces deux éléments expliquent les différences de traitement dans une structure aussi hiérarchisée que le ministère des armées. Une plus grande sévérité était donc nécessaire.
Je rappelle que le statut général des militaires prévoit trois groupes de sanctions. Les sanctions du groupe I sont suffisantes pour ralentir votre carrière, voire pour la bloquer. Elles vont jusqu'au blâme du ministre, ce qui n'est pas rien. Les sanctions du groupe II ont un caractère pécuniaire. Il peut s'agir d'un abaissement d'échelon, voire de la radiation du tableau d'avancement. Les sanctions du groupe III sont les plus lourdes, elles peuvent aller jusqu'à la radiation des cadres.
Le projet d'instruction relative aux sanctions dans les situations de violences sexuelles et sexistes prévoit des mesures conservatoires pour protéger les victimes tout en respectant la présomption d'innocence de l'auteur présumé : suspension de fonction quand les faits sont graves et prise en compte particulière lorsqu'il y a autorité, notamment un phénomène de groupe. Il préconise ensuite des mesures complémentaires : relève de commandement lorsque le commandement est en cause, rapatriement lorsque les faits ont eu lieu hors du territoire national ou de la métropole, suspension ou retrait d'un ordre national.
Ce projet d'instruction rappelle l'indépendance des procédures disciplinaires et pénales. Autrement dit, dans certaines circonstances, lorsque les faits sont avérés et clairs, il est possible de sanctionner sans attendre la fin de la procédure pénale et l'épuisement des voies de recours. Le document rappelle également qu'il faut sanctionner les témoins passifs de violences sexistes et sexuelles, y compris, bien évidemment, lorsqu'il s'agit de la hiérarchie.
Sans revenir sur le principe d'individualisation des peines, cette instruction donne des points de repère. Les viols et les actes de pédopornographie relèvent des sanctions du groupe III. Les agressions sexuelles, selon leur gravité - avec ou sans contact physique, dans le cadre d'une relation d'autorité ou non -, sont passibles de jours d'arrêt fermes et peuvent entraîner la radiation. Cette instruction permettra des sanctions plus sévères et plus homogènes.
Se pose ensuite la question de savoir s'il est possible de modifier le code de justice militaire afin que les peines d'emprisonnement pour violences sexuelles et sexistes entraînent une perte de grade et la radiation des cadres. Nous estimons en effet que le port de l'uniforme est incompatible avec une condamnation définitive pour violences sexuelles et sexistes. Quand on porte un uniforme, ce type de comportement est impardonnable.
Le code de justice militaire prévoit que toute privation des droits civiques ou interdiction d'exercer une fonction publique entraîne une perte de grade. Le code de la défense prévoit que la cessation de l'état militaire intervient d'office à la perte du grade.
À la suite d'une question prioritaire de constitutionnalité de février 2012, l'article du code de justice militaire prévoyant que « toute condamnation [...] entraîne de plein droit la perte du grade, si elle est prononcée pour crime » a été censuré, le Conseil constitutionnel ayant considéré que cette disposition était contraire au principe d'individualisation des peines.
Nous proposons dans notre rapport, pour éviter une nouvelle censure du Conseil constitutionnel, de formuler notre proposition de manière différente et de dire que toute condamnation prononcée pour viol ou agression sexuelle entraîne la perte du grade, sauf volonté contraire du juge. Nous comptons sur le Sénat.
J'en viens au troisième axe : garantir la transparence. Tout le monde a pris acte du fait que le ministre des armées a souhaité rendre public ce rapport, sans rien dissimuler du travail qui a été fait.
Pour garantir la transparence, nous proposons la mise en oeuvre d'un véritable programme de lutte contre les violences sexuelles et sexistes et l'instauration d'un comité directeur dirigé par une personnalité qualifiée, extérieure au ministère des armées. Il est sain qu'un regard extérieur soit porté sur la manière dont ce programme est conduit au ministère des armées.
Nous proposons ensuite de conventionner avec une association de protection des victimes, avec le ministère de la justice, notamment pour fluidifier le travail entre la cellule Thémis et la section AC3 (affaires militaires et atteintes à la sûreté de l'État) du parquet militaire de Paris.
Nous précisons dans notre rapport que les violences sexuelles et sexistes n'ayant pas un caractère spécifiquement militaire, il n'est pas souhaitable que l'autorité militaire donne un avis sur l'opportunité des poursuites - c'est l'affaire du procureur -, son rôle étant simplement d'éclairer sur les circonstances.
Nous avons également proposé de renforcer Thémis. Le ministre a décidé de doubler ses effectifs et de la doter d'une cellule d'observation statistique, qui nous permettra de mieux travailler dans la durée sur les violences sexuelles et sexistes au sein du ministère des armées. Il s'agit de faire en sorte que Thémis soit une véritable tour de contrôle sur la manière dont sont instruites les violences sexuelles et sexistes au sein du ministère des armées.
Mme Monique Legrand-Larroche. - J'évoquerai pour ma part le quatrième axe, la prévention, qui vise à réduire les risques de violences sexuelles et sexistes. Nous nous sommes appuyés sur toutes les bonnes pratiques que nous avons constatées, au sein et en dehors du ministère.
La prévention est l'affaire de tous les personnels au sein du ministère. Seul un dispositif de prévention efficace permettra d'éviter la survenue de telles violences. Depuis 2014, de nombreuses actions ont été mises en place. Même si les résultats sont encourageants, il convient d'évoluer en cohérence avec la société.
Nous nous sommes concentrés sur trois axes prioritaires : les référents « mixité », les personnels du ministère des armées, en particulier le commandement, et les écoles du ministère.
Premier axe : un réseau de référents « mixité-égalité » a été mis en place au sein des armées, des directions et des services à la fin de 2019. Conseillers du commandement, ils sont également chargés de relever et de traiter rapidement les incivilités ou les comportements inappropriés. Nous suggérons que ces référents soient mieux organisés en réseau et que leur formation soit améliorée de sorte qu'ils soient capables de bien distinguer ce qui relève de la pédagogie et de la médiation de ce qui relève du disciplinaire ou du pénal.
Le deuxième axe de notre réflexion porte sur la sensibilisation et la formation de tous les personnels tout au long de leur carrière ; il s'agit d'un point clé de notre stratégie de prévention.
Il existe d'ores et déjà de nombreuses formations au sein du ministère, notamment celles qu'a encouragées la cellule Thémis, mais nous considérons que des rappels réguliers doivent être faits, par exemple tous les semestres au sein des unités. Ces rappels doivent s'appuyer sur la diffusion de cas concrets. Par ailleurs, dans un souci pédagogique, nous suggérons qu'une information sur les sanctions qui ont effectivement été prises à l'encontre d'auteurs de violences sexuelles et sexistes soit délivrée lors des rassemblements collectifs.
En matière de prévention, le rôle du commandement est absolument capital. C'est la pierre angulaire du fonctionnement de l'institution militaire. L'exemplarité du commandement est donc essentielle. L'indifférence face au sexisme ordinaire, aux comportements familiers ou équivoques sont dévastateurs pour notre communauté.
Nous préconisons l'intégration d'un module sur les violences sexuelles et sexistes lors des différentes étapes clés du parcours de carrière du commandement. Nous pensons que le rôle social de l'officier devrait être davantage enseigné en école de formation. Tout commandement comprend une fonction d'éducation aux valeurs de l'institution militaire.
Troisième et dernier axe : les écoles. Ces dernières doivent être le moteur de la prévention, en particulier en direction des jeunes qui viennent de s'engager dans les armées. L'analyse que nous avons menée a porté sur les quatre écoles qui sont sous la tutelle de la direction générale de l'armement (DGA), du ministère de la défense, l'école des commissaires des armées, ainsi que l'Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan.
Ce panel se caractérise par une forte diversité des élèves en termes d'âge et, donc, de maturité, de niveau d'études et de modalités de logement ; cela étant, tous les établissements ont mis en place un plan de lutte contre les violences sexuelles et sexistes et engagé des actions concrètes pour endiguer ces phénomènes.
Il ressort de notre mission que ces dispositifs doivent encore être améliorés.
Nous estimons tout d'abord que des sessions de formation devraient être organisées pour les élèves, non seulement en début d'année, mais également tout au long de leur formation, en recourant à des méthodes plus interactives et plus modernes. L'intervention d'un magistrat exposant les sanctions encourues à partir d'exemples concrets nous paraît indispensable, car certains jeunes semblent méconnaître totalement la gravité des actes qu'ils peuvent être amenés à commettre.
Nous considérons également qu'il est indispensable que les élèves eux-mêmes s'impliquent dans la prévention et la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, en particulier au sein du bureau des élèves ou des instances de représentation des élèves, afin que ces derniers ne considèrent pas que cette lutte est du seul ressort des professeurs et de l'encadrement. Les jeunes doivent être les premiers acteurs de cette prévention.
Nous préconisons aussi une formation de tous les personnels enseignants et encadrants à la prévention et à l'accueil des victimes, afin de favoriser la libération de la parole. Il faut encourager les remontées d'informations : des enquêtes anonymisées doivent être régulièrement effectuées dans chaque école. Ces enquêtes ont fait la preuve de leur efficacité : elles concluent à l'existence d'un nombre de signalements bien supérieur au nombre de faits qui sont dénoncés par les élèves eux-mêmes auprès des personnels d'encadrement des écoles, ce qui montre bien que les témoins de violences ont encore peur de les signaler.
Nous recommandons que l'encadrement fasse une communication anonymisée des sanctions qui sont prononcées, de sorte que les élèves prennent conscience de l'existence de ces sanctions et que les victimes se sentent soutenues. Il est important que les victimes soient reçues par les directeurs d'établissement, qui doivent leur apporter toute l'aide nécessaire.
Enfin, l'excès d'alcool ou de produits toxiques est très fréquent dans le cadre d'affaires caractérisées par des violences sexuelles et sexistes. Il est essentiel qu'une réflexion sur la consommation d'alcool soit menée dans les écoles, soit pour parvenir à son interdiction, soit pour l'encadrer selon des règles strictes.
Conformément aux instructions du ministre des armées, nous allons poursuivre notre mission auprès des lycées de défense pour faire le bilan du plan d'action qui a été lancé en 2018 et suivre l'application des recommandations du rapport auprès de l'ensemble des écoles militaires. Cette veille permanente est primordiale ; les dispositifs doivent s'adapter en permanence aux besoins des populations.
M. Bruno Jockers. - J'espère que nous avons su montrer que le ministère des armées était capable de regarder les choses en face, de mener une analyse introspective approfondie et de mettre le doigt sur les lacunes qu'il convient encore de combler.
À l'évidence, il existe des spécificités propres à chaque milieu. Quand un soldat s'embarque sur un bâtiment de la marine nationale, il se coupe de ses racines ou de son environnement familial et doit s'intégrer à un milieu, à une équipe, dans un climat tendu. Un soldat qui exerce une mission en opération extérieure vit dans la promiscuité, subit la pression et la fatigue. Autre spécificité, dans les armées, la population est très jeune. Ce critère n'explique pas tout, mais il fait partie de l'équation.
Ma seconde remarque a trait aux enjeux de recrutement et, donc, à l'enjeu opérationnel. Aujourd'hui, les femmes sont absolument indispensables aux armées. J'ai un souvenir très précis, celui des femmes du bataillon logistique en Afghanistan qui, pour faire en sorte que les convois passent, prenaient tous les risques. La place des femmes dans les armées ne pose plus de problème aujourd'hui.
Je terminerai en citant les propos de l'un des chefs d'état-major des armées avec lequel nous nous sommes entretenus. À la fin de son audition, il nous a dit la chose suivante : « Nous avons considéré ces dernières années qu'il n'y avait pas de femmes ou d'hommes dans l'armée et qu'il n'y avait que des soldats. Peut-être devrions-nous dire que les armées, ce sont des femmes et des hommes, et que ce sont tous des soldats. »
M. Pascal Allizard. - Je tiens à vous remercier, mesdames, monsieur les inspecteurs généraux des armées, de ce rapport, ainsi que de la présentation du travail tout à fait remarquable que vous avez réalisé, qui, d'une certaine façon, fait froid dans le dos.
Avez-vous conduit une étude comparative de la situation de nos armées par rapport aux grandes armées étrangères avec lesquelles nous coopérons régulièrement ? Il serait intéressant de savoir si leurs procédures et leurs normes sont éloignées ou non des nôtres.
La réflexion que vous menez au sein du ministère des armées actuellement est-elle transposable à d'autres ministères ?
M. Bruno Jockers. - Nous nous sommes effectivement intéressés aux armées étrangères : celles-ci font face aux mêmes difficultés que la nôtre. Comme notre rapport le mentionne, même si certaines actions sont utiles et efficaces au sein des armées françaises, il y a certainement des exemples dont il conviendrait de s'inspirer : je pense à l'armée espagnole, qui s'est engagée dans une démarche très volontariste en matière de lutte contre les violences sexuelles et sexistes, notamment en termes de prévention. Je pense à l'armée américaine, qui est confrontée peu ou prou aux mêmes difficultés que celles de notre armée, mais qui dispose d'outils qu'il serait intéressant de transposer en France.
Pour autant, il n'existe pas d'armée modèle ou d'armée idéale. Je pense à l'armée canadienne, pourtant réputée pour sa rigueur. L'enquête anonymisée qui a été conduite récemment dans les deux lycées militaires canadiens montre, par l'ampleur des faits relatés, que le problème des violences sexuelles et sexistes se pose partout. Partout, les victimes manquent de confiance dans leur hiérarchie et ne signalent pas les violences qu'elles ont subies - c'est valable en France comme ailleurs. Nous avons le sentiment que les faits sont largement sous-estimés, ce qui vaut là encore pour notre pays comme dans le reste du monde.
Pour répondre à votre seconde question, le ministère des armées ne s'érige pas en modèle. Je trouve simplement que la démarche du ministère des armées est courageuse. Je le rappelle, le collège des inspecteurs généraux a agi en toute indépendance et n'a reçu aucune consigne. Aucune porte n'est restée close et les échanges ont été francs et sincères ; je tiens plus particulièrement à saluer le chef d'état-major des armées, les chefs d'état-major, le délégué général pour l'armement (DGA) et le secrétaire général pour l'administration (SGA) du ministère.
Évidemment, nous aurions souhaité que la mission aille encore plus loin, que notre rapport soit plus exhaustif, mais nous n'avons pas obtenu toutes les données que nous voulions. Le plus important reste que nous avons engagé cette démarche. Si d'autres institutions, d'autres administrations ou ministères s'inscrivaient dans une démarche similaire, nous n'aurions, à mon sens, qu'à nous en féliciter.
Mme Laurence Rossignol. - Je vous remercie de la présentation que vous venez de faire du travail que vous avez effectué.
Quelles procédures envisagez-vous de mettre en place pour encourager et accompagner les dépôts de plainte ? Quelles sont vos préconisations concernant l'usage de l'article 40 du code de procédure pénale, qui impose à tout fonctionnaire de signaler des faits constituant une infraction ?
Enfin, quelles sont vos recommandations en ce qui concerne l'achat de services sexuels, c'est-à-dire le recours à la prostitution, par des militaires, soit sur le territoire français, soit au cours d'opérations extérieures ? En France, il s'agit d'une infraction pénale, passible d'une contravention. Vous avez évoqué la pression qui s'exerçait sur nos soldats lors des opérations extérieures : c'est pourquoi je tiens à attirer votre attention sur ce sujet d'importance.
Mme Sylvie Perez. - Madame la sénatrice, pour répondre à votre première question, j'insiste, comme je l'ai fait précédemment, sur la nécessité de renforcer l'accompagnement des victimes. La vigilance doit nous conduire à faciliter, voire à favoriser cet accompagnement, un accompagnement qui est d'abord physique, puisqu'il consiste aussi à ce qu'une personne de l'unité accompagne la victime au commissariat de police ou à la gendarmerie, afin de l'aider à porter plainte.
Il est indispensable de dédramatiser et d'encourager le dépôt de plainte, car une telle démarche facilite la prise en charge ultérieure de l'auteur de l'agression ou des violences. Les victimes ont trop souvent peur des représailles ou peur que leur expérience soit exposée sur la place publique.
M. Bruno Jockers. - Concernant le dépôt de plainte, notre philosophie est simple : il faut l'encourager. Il s'agit certes d'une décision de la victime, mais il est primordial que celle-ci se sente en confiance. Comme en matière de violences intrafamiliales, il faut laisser à la victime la possibilité d'être accompagnée par la personne de son choix si elle le souhaite. Il nous semble également intéressant de ce point de vue de travailler avec les associations d'aide aux victimes, car elles peuvent contribuer à rétablir la confiance dont je viens de parler.
Nous recommandons en outre une lecture bienveillante de la protection fonctionnelle. La direction des affaires juridiques a réalisé un énorme travail en la matière ces dernières années. L'octroi de la protection fonctionnelle a ainsi été multiplié par vingt ou vingt-cinq en très peu de temps.
Concernant l'article 40 du code de procédure pénale, la directive du ministre des armées est très claire : à partir du moment où les faits sont graves et présentent un degré certain de vraisemblance, il faut les dénoncer, y compris quand la victime a déjà déposé plainte.
En réponse à votre dernière question, la prostitution est évidemment incompatible avec les valeurs que défendent les armées : elle doit être sanctionnée et réprimée sans aucune faiblesse. Dans un guide en cours de finalisation, nous allons même plus loin, puisqu'il y est indiqué que la hiérarchie doit aussi sanctionner les faits commis en dehors du service. C'est une évolution majeure : nous considérons que le port de l'uniforme est incompatible avec les violences sexuelles et sexistes, quel que soit le cadre dans lequel elles sont commises. Cela va de soi, mais c'est encore mieux quand on l'écrit et quand on le fait appliquer.
M. Grégory Blanc. - Mesdames, monsieur les inspecteurs généraux des armées, je travaille actuellement avec la députée Laetitia Saint-Paul sur le sujet qui nous réunit ce soir. Je tiens à vous remercier du travail que vous avez mené au nom de la mission d'enquête sur les violences sexuelles et sexistes au sein du ministère des armées : cette question me semble fondamentale au regard de la féminisation croissante de nos armées, notamment l'armée de terre, et de l'enjeu opérationnel.
Votre rapport est complet et très utile ; il comporte une mesure fondamentale, qui prévoit que les victimes soient reconnues comme blessées en service. Un tel dispositif contribuera à externaliser encore davantage le recueil de la parole de la victime, à renforcer la protection fonctionnelle et à accroître les sanctions des auteurs.
Votre rapport a également le mérite d'insister sur la nécessité de mettre en place des outils d'évaluation statistique, qui amélioreront le suivi et le contrôle de l'action du ministère des armées.
Parmi les cinquante recommandations de votre rapport, j'évoquerai la recommandation n° 26, qui vise à modifier le code de justice militaire, afin que toute condamnation définitive à une peine d'emprisonnement pour des violences sexuelles entraîne la perte du grade et la radiation des cadres. L'application de cette disposition nécessite l'intervention du législateur : persuadé de son intérêt, j'ai moi-même déposé une proposition de loi en ce sens. Le Sénat s'honorerait à encourager cette initiative.
Enfin, vous insistez dans votre rapport sur l'obligation qui incombe à l'armée d'accompagner les victimes, notamment après leur départ, que ce soit en termes de reclassement ou de reconversion. L'instruction ministérielle souligne la nécessité de mettre en place les moyens suffisants pour aider les victimes, et ce au-delà de leur engagement : comment améliorer la situation de ces personnes qui ont été victimes de violences durant leur service, mais qui ne travaillent plus pour l'armée aujourd'hui ?
Mme Marie Mercier. - Merci de cette audition tout à fait intéressante. Merci également de ne pas fermer les yeux sur un contexte si particulier : on le sait, l'armée a ses codes, ses habitudes, des coutumes solidement ancrées.
Vous mettez à juste titre l'accent - cela m'a frappé - sur la sous-estimation du nombre de victimes. Je me souviens d'avoir été contactée par une jeune fille qui avait réussi le concours d'entrée à Saint-Cyr et qui avait finalement quitté cette école militaire au bout de quelques mois à cause de l'état d'esprit qui y régnait, de la violence sous-jacente à l'égard des femmes qui s'y exprimait. Devant moi, elle avait cité l'exemple de ce professeur de droit qui, en cours, s'était permis de dire : « Les lois, c'est comme les femmes, ça se viole ! » Ce genre de phrase absolument intolérable peut faire beaucoup de mal et blesser. Aussi, on n'insistera jamais assez sur l'urgence qu'il y a à renforcer la prévention, laquelle passe aussi par l'ambiance que l'on est capable d'instituer dans les écoles et le respect qu'inculquent les professeurs. Pourriez-vous me dire si ces enseignants sont inspectés ?
M. Jean-Michel Arnaud. - Mesdames, monsieur les inspecteurs généraux des armées, vous avez mis en avant la problématique de la prévention, qui est essentielle à mes yeux, et qui constitue l'une des principales missions de la cellule Thémis.
Thémis est composée d'une équipe de cinq ou six personnes chargées d'assurer le suivi et l'accompagnement des victimes - cet effectif est à comparer à l'effectif total de nos armées qui est, on l'a dit, de près de 270 000 militaires... Quelles propositions budgétaires concrètes pourriez-vous suggérer à la représentation nationale pour faire en sorte que les moyens à votre disposition soient à la hauteur de l'enjeu dont vous nous avez longuement et efficacement parlé aujourd'hui ?
- Présidence de M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et de Mme Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes -
M. Bruno Jockers. - Le processus de féminisation des armées est au coeur de la réflexion du ministre. Au terme de la dernière réunion de commandement, celui-ci a rappelé l'importance de notre mission d'enquête et estimé que c'est en réussissant la féminisation des armées que nous remplirons notre contrat opérationnel. Il s'agit là d'un enjeu essentiel en termes de recrutement, singulièrement pour l'armée de terre.
Nous considérons que tout ce qui contribue à améliorer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes permet de renforcer l'attractivité des métiers. Cela étant, je le répète, ce problème ne concerne pas la très grande majorité des personnels du ministère des armées : chacun a pu constater que les femmes faisaient la même chose que les hommes sur les théâtres d'opérations. Je ne veux pas donner le sentiment que ce ministère est à la peine pour ce qui est de la féminisation de ses effectifs : ce serait très injuste. S'il y a un ministère où les femmes sont mises à l'épreuve et ont valeur d'exemple pour l'ensemble de la Nation, c'est bien le ministère des armées. Sans les femmes, l'outil de défense dont nous disposons serait insuffisant.
S'agissant de l'accompagnement des victimes, y compris après leur départ de l'armée, le ministre des armées a lui-même donné le ton et l'exemple en recevant une victime qui avait quitté l'armée depuis un certain temps et en se préoccupant de sa reconversion. Il va de soi qu'une personne qui a été victime d'une agression sexuelle durant son service, et qui aurait quitté le ministère des armées, doit être aidée, notamment pour ce qui concerne sa reconversion si elle en a besoin. Cela relève du respect que l'on doit à tout être humain.
Nous n'esquivons pas non plus les problèmes que rencontrent certaines femmes pendant leur formation, à l'Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan comme dans les lycées militaires. La preuve en est que nous nous sommes tous trois rendus à Saint-Cyr pour nous rendre compte de la situation et que nous recommandons que soit dressé un bilan du plan d'excellence lancé dans les lycées de défense en 2018.
Ce qui est fondamental selon moi, c'est la formation des formateurs. Il y a très longtemps, j'ai eu le grand honneur de servir comme instructeur à l'Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan. Je mesure la responsabilité qui est la nôtre, notamment à l'égard de jeunes femmes et de jeunes gens. En écoutant l'exemple que vous avez cité, madame la sénatrice, j'ai eu le coeur serré : qu'une personne qui a envie de servir son pays soit dégoûtée au bout de quelques mois n'est pas acceptable, même si, dans une école comme Saint-Cyr, il est absolument essentiel que tout le monde soit mis à l'épreuve - mais tout le monde doit l'être de la même manière, et pas spécifiquement pour ce qu'il ou elle est. À Saint-Cyr, la mise à l'épreuve fait partie du métier, mais elle doit se faire à la régulière.
Enfin, je précise que la cellule Thémis ne résume pas à elle seule la lutte contre les violences sexuelles et sexistes au sein des armées. Cette cellule constitue plutôt le dernier recours. Dans un monde idéal, nous n'en aurions pas besoin, parce que les signalements seraient directement transmis à la hiérarchie, qui les traiterait intégralement. Nous insistons dans notre rapport sur ce point : la hiérarchie militaire est en première ligne. D'ailleurs, le chef d'état-major des armées revendique lui-même le fait d'être en première ligne et d'être le premier responsable de la manière dont sont traitées les violences sexuelles et sexistes.
Le doublement des effectifs de Thémis contribuera au renforcement de la plateforme d'écoute, permettra de disposer d'une cellule statistique opérationnelle et de mettre en place un responsable de la formation au niveau du ministère. Ces évolutions sont en cours. Le reste est affaire d'organisation, de procédures, de suivi et, bien évidemment, de contrôle.
Mme Monique Legrand-Larroche. - Ce qui importe, c'est que tout le monde au sein du ministère des armées soit un acteur de la prévention des violences. Dans les écoles, j'y insiste, il faut que les élèves eux-mêmes s'impliquent, s'émeuvent et signalent des agissements ou des propos inacceptables, comme ceux que vous avez relatés, madame la sénatrice.
Parce que nous avons constaté que les jeunes victimes ne témoignaient pas toujours et que le nombre de ces violences était largement sous-estimé, nous mettons en oeuvre des mesures, qui visent à rétablir une certaine confiance et à inciter les futures victimes à dénoncer les actes qu'elles ont subis, sans avoir peur du jugement de leurs camarades.
Mme Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes. - En conclusion de cette audition, je formulerai quelques remarques.
Je ne pense pas que les violences sexuelles soient un problème spécifique aux armées ; il existe en revanche une spécificité des relations entre les hommes et les femmes, que l'on doit encore pacifier, et ce dès l'école puisque, comme vous en témoigniez, certains jeunes ne sont pas forcément conscients que le comportement qu'ils adoptent n'est pas le bon.
La formation est essentielle, notamment la formation à l'écoute des victimes, qui suppose de reconnaître les personnes souffrant de psychotraumatismes.
Vous avez insisté à juste titre sur le recours à l'article 40 : c'est tout à fait essentiel tant il est encore difficile aujourd'hui de recueillir les plaintes des victimes, qui ressentent avant tout de la honte et/ou de la peur.
Enfin, vous l'avez indiqué, l'armée se féminise ; la hiérarchie aussi se féminise, ce qui contribuera à modifier le regard porté sur les femmes et à faire évoluer les relations entre les hommes et les femmes. Votre rapport est en tous points exemplaire à cet égard.
Je vous remercie sincèrement de votre travail : nous suivrons évidemment avec attention la traduction législative des recommandations que vous avez formulées et les mesures d'application de ce rapport.
M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères. - Je tiens également à vous remercier de la qualité de votre travail et de la transparence dont vous avez fait preuve tout au long de cette audition. La question des violences sexuelles et sexistes dans l'armée nous interpelle tous.
À la suite de vos témoignages, je signale que notre commission est parfaitement consciente de l'apport fondamental des femmes aux armées, à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique.
La réunion est close à 19 h 20.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Mercredi 10 juillet 2024
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
« Affaires étrangères et défense : les pouvoirs du Président de la République et du Premier ministre » - Audition de MM. Olivier Gohin, professeur émérite en droit public, Pierre Sellal, ambassadeur de France, et Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique
M. Cédric Perrin, président. - Nous accueillons ce matin MM. Olivier Gohin, professeur émérite en droit public, Pierre Sellal, ambassadeur de France, et Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, sur le thème des pouvoirs respectifs du Président de la République et du Premier ministre en matière d'affaires étrangères et de défense.
La dissolution de l'Assemblée nationale, décidée par le Président de la République, a ouvert une période de recomposition politique qui demeure, à l'heure où je vous parle, encore incertaine. Une chose est sûre : le Sénat assure seul la continuité républicaine des missions du Parlement, au moins dans ses activités de contrôle de l'action du Gouvernement, tant que l'Assemblée nationale ne se sera pas reconstituée, ce qui devrait intervenir à compter du 18 juillet prochain.
Dans l'intervalle, j'ai considéré que notre commission devait poursuivre ses travaux, d'autant plus que de nombreuses interrogations sont apparues, notamment dans la presse, sur les rôles respectifs du Président de la République et du Gouvernement en matière d'affaires étrangères et de défense. Nous connaissons tous la fameuse expression du « domaine réservé » du Président de la République, notion qui ne figure pas dans la Constitution, mais découle d'une pratique de la Ve République élaborée au cours des trois cohabitations.
Au-delà du coût en termes d'image de la situation complexe, voire confuse, que nous connaissons depuis dimanche soir, la presse s'est fait l'écho de la crainte des militaires ou de certains diplomates du flottement qui pourrait affecter la conduite de la défense et de la diplomatie françaises. Pour la plupart des professionnels, comme pour le grand public, la dimension gaullienne de la Constitution et la dimension nucléaire de notre dissuasion emportent, dans l'imaginaire collectif, une prééminence du Président de la République. Selon la lettre de la Constitution, le chef de l'État est chef des armées, tandis que le Premier ministre est responsable de la défense nationale. La question de la répartition concrète des pouvoirs entre l'Élysée et Matignon est donc légitime.
C'est pourquoi, au lendemain du second tour du 7 juillet dernier, et sans préjuger de la formation d'un prochain gouvernement, j'ai souhaité que notre commission contribue à éclairer le sujet en réunissant trois experts reconnus dans le cadre de cette table ronde.
Monsieur Olivier Gohin, vous être professeur émérite de l'Université Paris-Panthéon-Assas et vous avez publié des ouvrages et des articles consacrés notamment aux militaires à l'Élysée, ainsi qu'à la défense et à la sécurité dans l'histoire constitutionnelle française.
Monsieur Pierre Sellal, vous êtes ambassadeur de France et vous présidez la Fondation de France. Au cours de vos quarante années d'une carrière diplomatique exceptionnelle au service de la France, vous avez occupé des postes clés pendant les trois précédentes cohabitations : secrétaire général adjoint des affaires européennes durant la cohabitation de 1986 à 1988, puis représentant permanent adjoint de la France à Bruxelles pendant la cohabitation de 1993 à 1995, et enfin directeur de cabinet du ministre des affaires étrangères - alors Hubert Védrine - pendant la cohabitation de 1997 à 2002. La conjonction de votre expertise unique en la matière, mais aussi de votre vision du rôle et de la perception de la France sur la scène européenne et internationale nous rend impatients de connaître votre analyse de la situation actuelle.
Monsieur Bruno Tertrais, vous êtes directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et êtes déjà intervenu à plusieurs reprises devant notre commission. Vous êtes l'un des spécialistes les plus reconnus de la dissuasion nucléaire. Vous avez co-écrit, avec Jean Guisnel, Le Président et la Bombe. Jupiter à l'Élysée. Tout est dit dans le titre ! Sans doute pourrez-vous nous présenter votre analyse des conséquences concrètes de cette situation nouvelle sous la Ve République.
Monsieur Gohin, pourrez-vous nous éclairer sur ce que prévoit la Constitution en matière de diplomatie et de défense et sur l'évolution des usages sous la Ve République en fonction du rapport de force politique entre les deux têtes de l'exécutif et le cas échéant le Parlement ? Monsieur Sellal, pourrez-vous nous éclairer sur le volet diplomatique ? Et Monsieur Tertrais, sur la défense et la dissuasion ?
Deux cas de figure me semblent devoir être considérés : celui d'une cohabitation avec un gouvernement disposant d'une majorité au moins relative ; et le cas spécifique, que nous ne pouvons pas écarter, de l'impossibilité de constituer un gouvernement et de la gestion des affaires courantes, ce qui, en matière de diplomatie et de défense, est peut-être encore plus préoccupant que dans les autres domaines de l'action publique.
M. Olivier Gohin, professeur émérite en droit public. - Dans sa conférence de presse du 31 janvier 1964, le général de Gaulle a prononcé cette phrase bien connue : « Une Constitution, c'est un esprit, des institutions, une pratique. » Le constitutionnaliste contemporain ajouterait que ce sont aussi les droits de l'homme. Une pratique, quand elle est regardée comme étant de droit, est une coutume. C'est donc une norme de droit constitutionnel et violer une coutume, c'est violer la Constitution.
La IIIe République était une république essentiellement coutumière. C'est ainsi que la fonction de président du Conseil n'était pas prévue par les textes de 1875 ; elle s'affirme pourtant à partir de 1876.
S'agissant de la Ve République, il convient de considérer l'ensemble des textes et des coutumes : on ne peut pas s'en tenir au seul texte de la Constitution. D'autant que tout n'est pas d'une parfaite clarté. Aux termes de l'article 15 de la Constitution, « le Président de la République est le chef des armées », quand l'article 21 prévoit que le Premier ministre est « responsable de la défense nationale ». Mais comment être le chef des armées sans être responsable de la défense nationale ? On pourrait considérer que le Président de la République est le chef organique des armées, d'où la récente polémique sur le « titre » de chef des armées.
Sous la IVe République, le Président de la République avait le titre de chef des armées, en vertu de l'article 33 de la Constitution, et le président du Conseil était en charge de la défense nationale. Ce n'est donc pas René Coty qui décida l'expédition de Suez, mais bien Guy Mollet. Cependant, la coutume est en faveur d'un chef fonctionnel - et même opérationnel - des armées, notamment s'agissant de la dissuasion, en vertu du décret du 12 juin 1996.
Cela signifie qu'il faut reconsidérer la situation du Premier ministre et qu'il est responsable de la défense nationale devant le Parlement, au travers du gouvernement qu'il dirige. Il doit notamment répondre devant votre commission et vous contrôlez la politique qu'il conduit sous l'autorité du Président de la République. Je dis bien « sous l'autorité du Président de la République », parce que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 28 novembre 2014, a précisé les choses : en vertu des articles 5 et 15 de la Constitution, le Président de la République est le chef des armées, il assure, par son arbitrage, la continuité de l'État et il est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités ; en vertu des articles 20 et 21 de la Constitution, le Gouvernement dispose de la force armée et le Premier ministre est responsable de la défense nationale. Le juge a donc considéré qu'en application de ces dispositions, le Gouvernement décide, « sous l'autorité du Président de la République », de l'emploi de la force armée.
Le Conseil constitutionnel, dans cette décision du 28 novembre 2014, émet toutefois une réserve relative à l'article 35 de la Constitution, révisé en 2008 et qui prévoit que le Parlement est informé de l'intervention des forces armées à l'étranger, et qu'au-delà de quatre mois, il doit l'autoriser. On voit bien les ambiguïtés : il est dit que « le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l'étranger » ; or il ne s'agit pas d'une décision du Gouvernement, mais du Président de la République, que le Gouvernement doit porter devant les assemblées parlementaires, car dans notre régime parlementaire, le Président de la République n'a pas accès aux assemblées - sauf message devant le Congrès, depuis 2008.
Monsieur le président, vous avez évoqué le « domaine réservé ». Cette expression remonte à 1959, utilisée par Jacques Chaban-Delmas au Congrès de l'Union pour la nouvelle République (UNR). Elle a été contestée par tous les présidents de la République, de tous bords - de droite, de gauche et même du centre. En réalité, le Président de la République me semble être compétent en toute matière, non seulement sur les questions de défense et de sécurité, mais aussi sur les questions économiques et sociales, même si la marge d'action du Premier ministre est certainement plus importante dans ces dernières.
Permettez-moi de citer à nouveau la conférence de presse du général de Gaulle du 31 janvier 1964 : « On ne saurait accepter qu'une dyarchie existât au sommet. Mais, justement, il n'en est rien. En effet, le Président, qui, suivant notre Constitution, est l'homme de la nation, mis en place par elle-même pour répondre de son destin ; le Président, qui choisit le Premier ministre, qui le nomme ainsi que les autres membres du Gouvernement, qui a la faculté de le changer (...) ; le Président qui, en cas de péril, doit prendre sur lui de faire tout ce qu'il faut ; le Président est évidemment seul à détenir et à déléguer l'autorité de l'État. » Quant au Premier ministre, il considère qu'il est en charge de « la conjoncture politique, parlementaire, économique et administrative. (...) C'est là le lot, aussi complexe et méritoire qu'essentiel, du Premier ministre français. ». Tout est dit, ou du moins tout est calé.
Monsieur le président, vous avez également évoqué la notion de pouvoirs propres, c'est-à-dire de pouvoirs que le Président de la République exerce sans contreseing et qui se déduisent de l'article 19 de la Constitution sur le contreseing du Premier ministre et des ministres responsables. Oui, bien sûr, ces pouvoirs propres existent. Ils peuvent d'ailleurs être des pouvoirs conditionnés. Exemple : le Président de la République peut dissoudre l'Assemblée nationale sans contreseing, en vertu de l'article 12, mais il ne peut pas redissoudre l'Assemblée nationale dans un délai d'un an. En matière de défense et de relations internationales, il existe également un pouvoir propre qui se déduit d'un article passé inaperçu : en vertu de l'article 52, « le Président de la République négocie et ratifie les traités ». Il s'agit d'un pouvoir diplomatique conféré au Président de la République par la Constitution.
Je l'ai dit : le chef des armées est devenu, coutumièrement, un chef fonctionnel et non pas seulement organique des armées. Ce pouvoir du Président de la République en matière de défense n'a jamais été sérieusement contesté. Il n'a jamais été contesté en fait majoritaire, c'est-à-dire dans l'hypothèse d'une conjonction des majorités présidentielle et législative, situation que nous avons connue entre 1962 et 1986. Avant 1962, nous avions une coalition majoritaire qui s'effritait, mais pas de véritable fait majoritaire, parce que le Président de la République n'était pas encore élu au suffrage universel direct. Vous me direz qu'en 1962 non plus, mais, avec le référendum de 1962, il engage sa responsabilité politique et gagne : il est alors dans une situation comparable à une élection au suffrage universel direct, confirmée en 1965 par son second septennat, inachevé.
Sur la cohabitation, j'aurais peut-être une divergence de vues avec vous, monsieur le président : c'est aussi une hypothèse de majorité absolue, mais inversée. En réalité, le Premier ministre a une majorité absolue au sein de l'Assemblée nationale et le Président de la République a une légitimité plus faible, parce qu'il est plus loin de son élection. Il y a d'ailleurs eu des difficultés au cours de la troisième cohabitation, entre 1997 et 2002, sur des questions portant sur les relations internationales et la défense. On se souvient de l'opposition de Lionel Jospin, Premier ministre, à l'intervention des troupes françaises en Côte d'Ivoire en décembre 1999 pour soutenir le président Konan Bédier qui venait d'être renversé. Le président Chirac souhaitait cette intervention, qui était d'ailleurs assez simple, car nous avions des troupes à Abidjan, mais le Premier ministre s'y est opposé. Cela a été mal vécu au sein de l'institution militaire. Mais les exemples d'accrocs sont peu nombreux et celui-ci est sans doute le plus fâcheux.
Autre hypothèse : celle d'une majorité relative, comme entre 1988 et 1993, entre 2022 et 2024, et peut-être à nouveau depuis le 7 juillet dernier. Il me semble que, dans cette hypothèse, le système institutionnel n'a pas fonctionné différemment : en vertu du texte et de la coutume interprétative et normative, le Président de la République reste en situation dominante, sur les questions de politique étrangère et de défense, indissolublement liées.
M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique. - Mon propos s'inspire aussi de ma modeste expérience au ministère de la défense, entre 1993 et 2001, puisque j'ai vécu deux cohabitations, de l'intérieur, sur un poste privilégié.
J'articulerai mon propos en cinq points.
Premier point : le statut de chef des armées, fonctionnellement et non pas seulement dans le droit, est difficilement contestable. Le Président de la République n'est pas la reine d'Angleterre ! On le sait peu : la France est le seul grand pays occidental dans lequel le chef des armées est élu au suffrage universel direct. La pratique a confirmé que ce statut se décline, en permanence, en conséquences concrètes, même si, en situation de cohabitation, le Président de la République peut difficilement forcer une intervention ou empêcher une révision budgétaire telle que la revue des programmes de défense de 1998, imposée par le Gouvernement.
Deuxième point : sous la Ve République, la responsabilité du feu nucléaire est indissociable du statut de chef des armées. Certes, il y a eu des controverses sur le fondement juridique du pouvoir nucléaire présidentiel. Mais le décret de 1996 a précisé un dispositif qui n'était pas totalement assuré au travers du fameux décret de 1964 relatif aux forces aériennes stratégiques. Ce décret a été actualisé en 2009 et en 2016. L'assise juridique du pouvoir nucléaire présidentiel me semble aujourd'hui assez solide. Je rappelle également que le Président de la République, aux termes de l'article 5 de la Constitution, est garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du fonctionnement régulier des pouvoirs publics, ce qui n'est pas anodin au regard de la dissuasion nucléaire.
L'élection du Président de la République au suffrage universel direct est directement liée au statut nucléaire. L'une des raisons pour lesquelles le général de Gaulle a voulu cette réforme - c'est très bien documenté par les acteurs de l'époque -, c'est qu'il considérait que seule une élection au suffrage universel direct pouvait lui donner la légitimité nécessaire, intérieure et extérieure, pour disposer du pouvoir nucléaire. D'où l'expression de « constitution atomique » du professeur Bernard Chantebout. Le pouvoir nucléaire consolide la position fonctionnelle de chef des armées du Président. Le poste de chef d'état-major particulier du Président de la République a été créé pour le nucléaire, de même que les cabinets militaires du Premier ministre et du ministre des armées. Le chef d'état-major particulier du Président est le point de contact quotidien, voire pluriquotidien, entre le chef d'état-major des armées et le Président de la République.
Troisième point : dans le domaine nucléaire et, plus largement, militaire, le rôle du Premier ministre reste significatif. En vertu du code de la défense, il prend les mesures générales d'application des décisions prises en Conseil de défense et de sécurité nationale dans le domaine nucléaire. Il est notamment responsable du contrôle gouvernemental de la chaîne de sécurité et de la chaîne d'engagement, dispositifs très complexes et techniques, mais extrêmement importants. Le Premier ministre est premier dans la chaîne de dévolution en cas d'empêchement du Président et d'absence d'intérim. C'est pourquoi, lorsqu'il entre en fonctions, la posture des forces nucléaires lui est présentée. Toutefois, le Premier ministre, dans ces circonstances extrêmes, ne pourrait pas modifier les plans approuvés par le Président de la République : ce pouvoir délégué n'est donc pas la plénitude de l'exercice du pouvoir présidentiel en matière nucléaire.
Au cours des quarante dernières années, le Premier ministre a eu parfois une influence ponctuelle significative : Michel Rocard a affirmé qu'il avait persuadé François Mitterrand de changer très vite un certain nombre de plans nucléaires après la fin de la guerre froide ; Pierre Bérégovoy aurait également eu une influence importante sur François Mitterrand sur la question des essais nucléaires - pérennité, suspension, nombre.
Quatrième point : l'expérience des cohabitations montre que le Président a le dernier mot sur les décisions les plus importantes. Lors de ce que j'appelle la première cohabitation - une quasi-cohabitation entre Jacques Chirac, Premier ministre, et Valéry Giscard d'Estaing, Président -, la doctrine de l'époque a été très vivement débattue et le Président a eu le dernier mot. Souvenons-nous de la controverse, entre François Mitterrand et Jacques Chirac, sur la reprise ou non des essais nucléaires : la suspension a été maintenue, jusqu'à l'élection de Jacques Chirac. Lors de la conférence de presse de 1994, en cohabitation, François Mitterrand a réaffirmé la plénitude de ses fonctions dans le domaine nucléaire de manière très solennelle : c'était véritablement l'affirmation de la « constitution atomique » et du président jupitérien.
L'épisode du Livre blanc sur la défense de 1994 - toujours en cohabitation - est également intéressant. En fin de rédaction de ce Livre blanc par le Gouvernement, un certain nombre de points ont été soumis au Président de la République, qui a - je peux en témoigner personnellement - fait quelques modifications, entre autres sur l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) et le nucléaire. Il s'agissait certes d'un texte gouvernemental sans statut juridique particulier, mais on ne pouvait pas avancer sans le plein accord du Président.
Enfin, au cours de la dernière cohabitation, entre Jacques Chirac et Lionel Jospin, la remise à plat de la doctrine nucléaire a été réalisée de manière extrêmement consensuelle. C'est un modèle de refonte consensuelle et de cohabitation nucléaire apaisée, je peux aussi en témoigner personnellement.
Il est vrai que, lors de ces cohabitations, le Premier ministre était un candidat possible, voire déclaré, à l'élection présidentielle et il avait donc la perspective d'être lui-même, un jour, aux commandes. Toutes les cohabitations passées ne nous informent donc finalement que très partiellement sur ce que serait une éventuelle future cohabitation. Premièrement, parce qu'un Premier ministre n'est pas forcément un candidat à l'élection présidentielle en puissance. Deuxièmement, parce que le régime a évolué dans sa pratique : on a assisté à une certaine présidentialisation supplémentaire depuis 2017, notamment avec l'élargissement du mandat du Conseil de défense à la sécurité nationale, ainsi qu'on l'a vu lors de la crise du covid-19. On peut parler aussi du Conseil national du renseignement (CNR) et de l'effort de coordination du renseignement depuis l'Élysée.
Dernier point, sur la réforme de 2008 relative à l'autorisation parlementaire en cas d'opération extérieure de plus de quatre mois. Reste à définir ce que recouvre exactement l'intervention des forces armées à l'étranger : les juristes en feront probablement leur miel dans les mois et les années à venir.
M. Pierre Sellal, ambassadeur de France. - Il a été rappelé qu'aux yeux du général de Gaulle, il n'y avait pas de dyarchie au sommet de l'État. Néanmoins, la Constitution organise un exécutif bicéphale entre le Président de la République, élu au suffrage universel, et le Premier ministre, nommé par le Président de la République. Une série d'articles de la Constitution précise la répartition des rôles et des pouvoirs, mais une certaine « plasticité » des dispositions constitutionnelles, comme dirait le Conseil constitutionnel, a permis deux pratiques différentes : l'une dans laquelle le centre de gravité du pouvoir est très clairement, voire complètement, du côté du Président de la République, avec une chaîne verticale qui va du Président vers l'administration via le Premier ministre, le Gouvernement et les ministres ; l'autre dans laquelle ce centre de gravité se déplace vers le chef du Gouvernement, avec une application peut-être plus littérale des dispositions de la Constitution selon lesquelles le Gouvernement conduit la politique de la nation. Ces deux types de pratiques sont devenues des coutumes constitutionnelles. Un certain nombre de principes, d'habitudes, de procédures, de méthodes ont été mis en place, qui, sans être contraignants au plan juridique, guident la pratique.
De plus, cette pratique existe également aux yeux de nos partenaires étrangers et des institutions internationales. Nul ne s'étonne que le Président de la République se rende aujourd'hui au sommet de l'Otan. C'est une pratique, une coutume qui n'est pas fixée par un texte, mais nos partenaires se sont habitués, depuis soixante ans, à ce que ce soit le Président de la République française qui siège dans les sommets internationaux.
M. le professeur évoquait le caractère inapproprié de la formule « domaine réservé » selon laquelle la politique étrangère relèverait du Président de la République et échapperait à la sphère gouvernementale. La politique étrangère n'est pas disjointe des questions économiques et sociales, particulièrement en matière de politique européenne. Au titre de l'article 52, le Président de la République négocie et ratifie les traités. Si ledit traité porte sur des matières qui relèvent de tout le champ gouvernemental, le Président de la République aurait, par ce biais, la haute main sur toutes les matières relevant de l'action gouvernementale... On voit bien que, notamment en matière européenne, la formule « domaine réservé » n'est pas appropriée.
Quelles que soient les tensions, in fine, un accord entre les deux têtes de l'exécutif est indispensable à toute prise de décision, qu'il s'agisse de la négociation d'un traité ou de la nomination d'un ambassadeur. Lors de la dernière cohabitation, alors que j'étais, en tant que directeur de cabinet, responsable de l'élaboration des propositions de nominations d'ambassadeurs, c'est par un travail informel et des contacts quotidiens que je m'assurais du consensus entre les deux têtes de l'exécutif. En cinq ans de cohabitation, nous avons nommé quelque cent trente ambassadeurs ; or les points de blocage durable se comptent sur les doigts d'une main. En pratique, le consensus est indispensable. Juridiquement, s'agissant de nominations décidées en Conseil des ministres, présidé par le Président de la République, cela prend la forme du contreseing du Premier ministre et du ministre responsable.
Permettez-moi d'insister sur les questions de politique européenne qui ont donné lieu à diverses interrogations au cours des dernières semaines. Première question : qui doit siéger au Conseil européen ? La pratique française, depuis que le Conseil européen existe - il a été créé sur l'initiative du président Giscard d'Estaing - veut que le Président de la République y siège. Très longtemps, le chef de l'État français a été le seul chef d'État à y participer. Désormais, d'autres chefs d'État élus au suffrage universel y siègent : Bulgarie, Chypre, Lituanie, Roumanie. Certains présidents de la République pourtant élus au suffrage universel, comme le président portugais, n'y participent pas. Ce n'est donc pas un critère : ce qu'il faut considérer, ce sont les dispositions constitutionnelles relatives aux relations entre le chef de l'État et le chef du Gouvernement du pays considéré.
La question de la représentation de la France au Conseil européen a longtemps été atténuée - dernière période de cohabitation incluse - par le fait que chaque État membre disposait de deux sièges, le Premier ministre occupant alors le siège normalement dévolu au ministre des affaires étrangères. Cela a été le cas de 1986 à 1988, de 1993 à 1995 et de 1997 à 2002. Mais, depuis 2004, il n'y a plus qu'un seul siège au Conseil européen... La réponse est apportée par la coutume précédemment évoquée : il paraît difficilement contestable, compte tenu des habitudes et des attentes de nos partenaires, que le Président de la République y siège.
Deuxième question : que peut décider le Conseil européen ? Le Conseil européen n'a pas de pouvoir législatif. Il donne des impulsions, définit de grandes orientations, mais, sauf dans un très petit nombre de cas, il n'a pas de pouvoir décisionnel propre. Dès lors qu'un accord politique se dessine sur une question budgétaire, le lancement d'un programme ou l'ouverture d'une négociation avec un pays tiers, la mise en oeuvre concrète et les décisions juridiques dépendent des formations du Conseil des ministres, où seuls siègent les membres du Gouvernement. Le Conseil européen n'a aucune autorité hiérarchique sur les formations du Conseil des ministres. Il ne peut ni modifier, ni réformer, ni annuler une décision d'un Conseil des ministres. Un Président de la République qui prendrait des engagements en Conseil européen sur des sujets qui ne seraient pas ensuite mis en oeuvre au niveau gouvernemental par les ministres représentant la France dans les conseils correspondants verrait donc son crédit sérieusement entamé.
Il y a donc nécessité de trouver un accord entre le Président de la République et le Gouvernement sur toutes les questions susceptibles de faire l'objet de décisions au niveau européen. C'était certes un peu plus simple à organiser, lorsque le Premier ministre et le Président siégeaient ensemble au Conseil européen, époque que j'ai bien connue entre 1997 et 2002. Toutes les réunions européennes, tous les sommets étaient minutieusement préparés pour vérifier qu'en toutes circonstances le Premier ministre et le Président étaient d'accord. S'il devait y avoir cohabitation demain, il faudrait inventer de nouvelles méthodes, mais elles devront, pour le crédit de la parole de la France, reposer sur un commun accord entre le Président de la République et le Gouvernement.
Dernière question qui a également fait l'objet de polémiques dans le débat préélectoral : qui désigne le commissaire français ? Est-ce une prérogative du Président de la République ou un choix gouvernemental ? Selon les termes mêmes du traité, un membre de la Commission n'est pas un représentant de son État membre. En cas d'alternance, il n'y a donc pas lieu de remplacer le commissaire désigné par le Gouvernement précédent. Le collège des commissaires fait l'objet d'un vote global par le Conseil des ministres : le Gouvernement a donc son mot à dire. Néanmoins, on peut considérer que le Président de la République a un droit préférentiel à choisir une personnalité qui lui paraît correspondre à la manière dont un Français doit être membre de la Commission. Mais, ici encore, il doit s'assurer d'un commun accord, car rien ne serait pire qu'un Président de la République qui désignerait un commissaire qui ne rencontrerait pas l'accord du Gouvernement au moment où le Conseil des ministres serait amené à approuver la composition du collège...
S'agissant de la dissuasion, je confirme ce qu'a dit Bruno Tertrais : l'exercice de remise à plat de la doctrine de dissuasion entre 1998 et 1999, auquel j'ai eu l'honneur de participer, a constitué un modèle de recherche du commun accord. La volonté de faire reposer la stratégie française sur un consensus profond entre les forces politiques a été assez remarquable. Nos partenaires avaient été particulièrement impressionnés par la manière dont les positions françaises reflétaient véritablement une position nationale. Il aurait été extrêmement difficile d'essayer d'enfoncer un coin dans ces positions en jouant une formation politique contre l'autre. Mettre en place ces méthodes et ces pratiques confère solidité, cohérence et unité aux positions françaises, ce qui est, au final, bénéfique à la politique étrangère française.
M. Roger Karoutchi. - Je commencerai par une remarque sur l'appellation « chef des armées ». Elle s'explique par le fait qu'en 1940 les chefs des armées, que ce soit Gamelin, Weygand ou Pétain, avaient insisté auprès de l'autorité politique pour qu'on signe un armistice et non une capitulation. Après la guerre, l'autorité politique a voulu reprendre la main en précisant que le chef des armées n'est pas un militaire, mais l'autorité politique, justement, pour éviter qu'une telle situation se reproduise.
J'ai eu l'honneur de défendre au Sénat et à l'Assemblée nationale la réforme de 2008. Les débats ont duré des mois, au Parlement comme devant le Conseil constitutionnel. Je ne vois pas comment contester la prééminence du chef de l'État en matière de politique étrangère et de défense. Ce n'est pas tant une question de domaine réservé qu'un sujet de continuité de l'État. Le Président de la République était élu pour sept ans, il l'est à présent pour cinq ans : il connaît avec certitude la durée de son mandat. Aucun gouvernement n'a cette certitude. Faire en sorte que la politique étrangère ou la politique de défense puisse varier considérablement en fonction des gouvernements ou des majorités du moment, cela peut être extrêmement compliqué par rapport aux engagements internationaux de la France.
La réforme de 2008, vous l'avez tous rappelé, a créé l'obligation d'informer le Parlement et de le faire voter, dans un délai de quatre mois, en cas d'intervention des forces armées à l'étranger. Je me souviens parfaitement du débat entre Nicolas Sarkozy et François Fillon. Nicolas Sarkozy voulait donner plus de pouvoir au Parlement, considérant que celui-ci avait la main sur les budgets pour payer nos forces ou nos ambassades. Le Président de la République tenait beaucoup, à l'époque, à ce que le Parlement reprenne quelque peu la main et ne soit pas totalement écarté d'un débat qui se serait tenu uniquement entre le Premier ministre et le chef de l'État.
Ministre chargé des relations avec le Parlement, j'étais toujours assis à côté du Premier ministre lors des séances de questions d'actualité au Gouvernement. Je me rappelle de François Fillon s'indignant, m'annonçant qu'il allait démissionner, parce qu'il avait appris par la presse que la France allait ouvrir une nouvelle base militaire à Madagascar...
Dans la gestion même des affaires, on voit donc que le chef de l'État a la prééminence. Sans doute, dans les instances européennes ou sur un certain nombre de sujets, il faut partager. Mais je ne vois pas comment un gouvernement n'ayant pas la certitude de la continuité pourrait reprendre la main en ce domaine. Sur ce point, Mme Le Pen a eu tort de dire ce qu'elle a dit durant la campagne.
C'est moins une question de domaine réservé que de prééminence du chef de l'État, qui incarne la continuité et désigne le Premier ministre. Il avait été question en 2008 de supprimer l'article 20 ; plus exactement, l'idée était d'en modifier la rédaction en écrivant : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation, sauf en matière de défense et de politique étrangère. » Finalement, cette rédaction n'a pas été retenue, mais son sens était clair.
M. Olivier Gohin. - La dernière hypothèse était en réalité une écriture de la coutume...
J'entends bien que la Constitution parle de la continuité de l'État à l'article 5, mais ce n'est pas suffisant pour fonder en droit la prééminence du Président de la République. Et le droit n'est pas clair, précisément parce que tout n'a pas été aligné.
Ainsi, l'article L. 1131-1 du code de la défense, qui reprend l'article 9 de l'ordonnance du 7 janvier 1959, est de droit positif : « Le Premier ministre responsable de la défense nationale exerce la direction générale et la direction militaire de la défense. À ce titre, il formule les directives générales pour les négociations concernant la défense et suit le développement de ces négociations. Il décide de la préparation et de la conduite supérieure des opérations et assure la coordination de l'activité en matière de défense de l'ensemble des départements ministériels. » Il y a du vrai, mais aussi beaucoup de faux, en particulier cette hypothèse selon laquelle le Premier ministre serait à ce point responsable de la défense nationale qu'il formulerait les directives générales pour les négociations concernant la défense et que, surtout, il déciderait de la préparation et de la conduite supérieure des opérations. Ce n'est pas ainsi. Vous voyez donc qu'il y a des résidus, des éléments qui ne sont pas en conformité avec cette thématique générale - qui est juste - de la prééminence du Président de la République.
Nous avons aussi le juge pour interpréter les textes, et en particulier ce juge important qu'est le Conseil d'État. Or le Conseil d'État veille à soutenir la prééminence du Président de la République. Il existe différentes hypothèses juridiques : la théorie de l'urgence, la théorie de la circonstance exceptionnelle, la théorie des actes de gouvernement... Par exemple, dans l'arrêt Greenpeace de 1995, le Conseil d'État dit, au sujet de la reprise des essais nucléaires décidée par le Président de la République, Jacques Chirac, qu'il s'agit d'un acte de gouvernement, ce qui emporte incompétence du juge. Il y a aussi la thématique de la tradition républicaine, qui n'est autre que la coutume. Dans un avis de 1953, le Conseil établit ainsi que les décrets-lois font partie de la tradition républicaine, ce qui affermit la capacité de prendre ce que nous appelons aujourd'hui des ordonnances, malgré l'article 13 de la Constitution de 1946 qui disposait que l'Assemblée nationale vote seule la loi.
C'est d'ailleurs vrai aussi en matière contentieuse. L'arrêt Hollande et Mathus du 8 avril 2009 rappelle la tradition républicaine en matière de place du chef de l'État dans l'organisation constitutionnelle. La jurisprudence Meyet, du 10 septembre 1992, dit que le Président de la République est le président du Conseil des ministres, qu'il en fixe l'ordre du jour et que, par conséquent, il peut faire venir en Conseil des ministres des questions qui ne sont pas prévues par un texte comme relevant de cette instance. Ces questions, pourtant, si elles ne sont pas dans la compétence du Président de la République, sont dans celle du Premier ministre. Mais si une question est venue au Conseil des ministres, elle est régulièrement traitée par le Président de la République et elle l'est par lui tant qu'elle n'est pas rendue au Premier ministre. Il y a donc une sorte d'effet de cliquet. Or le décret du 14 janvier 1964 sur les forces aériennes stratégiques n'a pas été pris en Conseil des ministres, même si le Président de la République l'a signé. C'est un décret présidentiel. Le décret du 12 juin 1996, lui, est un décret en Conseil des ministres. Il bloque donc la situation : tant que la compétence n'est pas rendue par le Président de la République au Premier ministre par un acte contraire, elle reste, en vertu du parallélisme des formes, entre les mains du Président de la République.
Il en va de même en matière de sécurité. La Constitution, qui n'est pas très claire en matière de défense, est muette sur ce point. Au cours de la troisième cohabitation, le Premier ministre a réclamé la sécurité, affirmant que cela relevait de sa compétence. Il a créé un conseil pour cela. Lorsque le Président de la République a été réélu en 2002 et que le fait majoritaire a été rétabli, il a supprimé ce Conseil de sécurité intérieure, présidé par le Premier ministre, et il a créé un Conseil de sécurité intérieure qu'il présidait. Il a donc fait entrer la sécurité dans sa compétence. En 2009, défense et sécurité ont été réunies dans le Conseil de défense et de sécurité nationale, qui est en fait le Conseil de défense de 1962 et le Conseil de sécurité intérieure de 2002.
M. Bruno Tertrais. - Je me rappelle du moment où l'ouverture de la base militaire d'Abou Dhabi a été annoncée. Certains disent que le ministre de la défense lui-même l'aurait apprise par la presse ! Vous avez mentionné l'intervention de Mme Le Pen. J'en ai été très surpris, car un candidat potentiel à l'élection présidentielle ne semble pas avoir intérêt à dévaloriser la fonction de chef des armées... J'avoue que cette déclaration m'a laissé perplexe.
M. Cédric Perrin, président. - Aussi ne la commenterons-nous pas davantage... Gouverner, c'est prévoir !
Mme Vivette Lopez. - On évoque assez souvent, surtout actuellement, le général de Gaulle. Les temps ont changé. Pensez-vous qu'il réagirait de la même façon aujourd'hui ? S'il était encore là, cela dit, la France ne serait sans doute pas dans l'état où elle est... Vous avez évoqué la dissolution de l'Assemblée nationale. On voit bien combien la situation est délicate, et même très délicate, désormais.
Mais être chef des armées, ce n'est pas rien. Le général de Gaulle était lui-même un chef militaire. Les présidents qui lui ont succédé avaient au moins fait leur service militaire, même s'ils n'avaient pas fait la guerre. Je ne crois pas que le Président de la République actuel ait fait son service militaire, pas plus que son Premier ministre. Comment est-il possible d'être le chef des armées dans ces conditions ? J'ose espérer qu'il se fait conseiller par le chef d'état-major...
M. Olivier Gohin. - Je me garderais bien de faire parler le général de Gaulle... Mais il a été le chef de l'État, au moins pendant la période du Gouvernement provisoire de la République française - et c'est à un texte de janvier 1946 que nous devons l'appellation de chef des armées. Mais la Constitution de 1946 est en retrait par rapport à ce texte, qui est l'un des derniers que le général de Gaulle a signés avant de quitter ses fonctions, fin janvier 1946.
J'entends bien que le général de Gaulle correspond à une époque. Précisément, il me semble qu'il a essayé de se survivre, notamment à travers l'élection au suffrage universel direct. Cette décision a été prise en lien avec la question de la dissuasion, bien sûr, et avec la personnalisation du pouvoir qu'elle suppose. Il n'y a pas de dyarchie au sommet de l'État : il y a un chef d'État, et ce chef d'État, qui est le Président de la République, est le chef des armées. L'armée et l'État sont indissolublement liés, comme il le fait remarquer dans Le Fil de l'épée.
Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'avoir fait ses classes, ce que j'ai fait comme aspirant, pour pouvoir être chef des armées. Il s'agit en effet de conduire une politique, qu'on a soutenue devant le peuple français. Je suis d'ailleurs étonné de vérifier à l'occasion des campagnes présidentielles que peu de questions sont posées en matière de relations internationales ou de défense, alors qu'il s'agit d'enjeux considérables, et qu'on descend assez fréquemment dans des domaines qui me paraissent tout de même plus accessoires.
La dissolution de l'Assemblée nationale n'est pas en elle-même reprochée au Président de la République. La question est son motif. Le général de Gaulle a dissous l'Assemblée nationale deux fois. En 1962, il y a un conflit et c'est le peuple qui doit le régler, par le référendum et par la dissolution de l'Assemblée nationale, qui établit le fait majoritaire. En 1968, il y a visiblement aussi une crise politique et cette crise doit être tranchée par le retour au peuple souverain. Actuellement, je ne vois pas très bien ce qui justifiait cette dissolution.
M. Pascal Allizard. - Ces échanges sont très éclairants. Ma question sera dérangeante ; elle ne reflète d'ailleurs pas forcément mon sentiment personnel.
Un certain nombre d'acteurs politiques nationaux, dont je ne partage absolument pas les engagements, sont dans leurs actions militantes à la limite de la sédition - certains ont même franchi le pas. Les principes que nous partageons, que vous avez rappelés et qui me semblent bons pour la conduite du pays, sont-ils encore compris ? Seront-ils encore acceptés pendant longtemps par ceux des Français, qui ont voté pour l'extrême droite ou l'extrême gauche ? Pendant combien de temps encore nos concitoyens, ou en tout cas un certain nombre d'entre eux, vont-ils admettre l'État de droit ? Certains expriment un refus du suffrage universel, avec un sentiment de frustration terrible, car ils estiment que voter ne sert à rien, puisque, de toute façon, tout se décide à Paris et que le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État passent derrière.
Ce n'est pas mon opinion, mais ce que j'ai entendu tout au long de la campagne électorale. Nous sommes dans une situation extrêmement grave et je souhaite que nos institutions puissent tenir. Désolé si je casse l'ambiance, mais je suis très inquiet de ce qui se passe actuellement.
M. Olivier Gohin. - Je vais tenter de donner une réponse en droit. La première chose qu'il faut rappeler, c'est l'article 5 de la Constitution : le Président de la République assure le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Il ne s'agit pas seulement de régularité dans le temps, c'est aussi une régularité dans la norme. Le Président de la République a donc, en particulier, à veiller au respect de l'État de droit.
Par ailleurs, il y a des juges. Bien sûr, ils sont liés à l'État de droit. Ils sont en charge de veiller au respect du droit. Il y a le juge international - j'entends bien que son pouvoir est faible. Il y a deux juges européens, la Cour de justice de l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'homme. Il y a certes un problème au regard du positionnement de la Constitution par rapport au droit international et au droit de l'Union européenne. Je pense que, si on est en situation de souveraineté nationale, c'est la Constitution qui doit primer. Et puis il y a le juge constitutionnel, le juge judiciaire et le juge administratif : ce sont eux, les gardiens de l'État de droit. Au demeurant, l'action des pouvoirs publics est encadrée par le droit, il y a des procédures de vérification de constitutionnalité.
J'entends bien qu'il est difficile à entendre que le législateur soit sous le contrôle d'un juge. Je pense qu'à cet égard le juge doit être exemplaire. Il faut qu'il fasse attention dans sa jurisprudence. En particulier, puisque je suis dans le champ de la critique et que mon métier me le permet, je pense que trouver des cavaliers législatifs aussi facilement qu'il l'a fait en janvier dernier est assez gênant au regard de l'interprétation de l'article 45 de la Constitution...
M. Bruno Tertrais. - Je ne m'aventurerai pas sur des terrains politiques extrêmement sensibles. En revanche, je voudrais vous faire part de mon expérience personnelle de citoyen.
J'entends depuis déjà plusieurs années dans des cercles intellectuels ou politiques, plutôt d'un côté de l'échiquier politique que de l'autre, des choses qui me troublent, notamment parce que j'ai une modeste formation de juriste et que je respecte profondément l'État de droit. Je sens monter dans une partie de l'élite française, au sens le plus large du terme, une contestation de la légitimité du juge : Conseil d'État, Conseil constitutionnel, Cour européenne des droits de l'homme, Cour de justice de l'Union européenne... C'est une chose qu'on n'entendait pas il y a vingt ans, mais qui est bien antérieure aux campagnes européennes et législatives récentes et qui est troublante à bien des égards, à la fois pour le juriste et pour le citoyen.
M. Pierre Sellal. - En tant que citoyen, en tant que diplomate, je trouve préoccupant - tout comme nos partenaires - de voir à quel point les principes de l'État de droit, la primauté des engagements internationaux, la continuité de ces engagements, le respect du droit européen sont contestés par une part très importante de l'électorat français. Ce qui frappe beaucoup nos partenaires, aussi, est que la représentation nationale française au Parlement européen comporte une large composante hostile à ces principes, ce qui est sans aucune comparaison avec d'autres pays d'Europe. C'est un sujet de préoccupation.
M. Olivier Gohin. - Ce qui est contesté, je crois, c'est la supraconstitutionnalité du droit international ou européen. Cela donne aux nationaux une impression de dépossession de la souveraineté. Soutenir la supraconstitutionnalité, c'est entrer dans le fédéralisme.
M. Pierre Sellal. - Je pense que la contestation du rôle du Conseil constitutionnel et celle de la suprématie des droits européens sont de même nature. En tout cas, elles sont exprimées souvent par des voix identiques.
M. Cédric Perrin, président. - Cela me rappelle mes premières années de droit. J'avais dû traiter comme sujet de droit constitutionnel : « Le Conseil constitutionnel, chien de garde de l'exécutif ou charte jurisprudentielle des droits et des libertés ? » De fait, la ligne de crête est très étroite. L'indépendance et la crédibilité du Conseil constitutionnel dépendront aussi de sa capacité à juger en droit et pas de manière politisée.
M. Olivier Gohin. - Ainsi que de sa composition et de ses procédures.
M. Cédric Perrin, président. - Nous compterons beaucoup sur le Conseil constitutionnel dans les mois à venir, à condition qu'il conserve cette crédibilité et cette neutralité. Sur la question des traités européens, je pense aussi qu'il y a une certaine radicalisation de l'opinion et que les élus en général ont tendance à critiquer les décisions du Conseil constitutionnel ou du Conseil d'État en considérant que c'est de leur faute si les choses ne vont pas. Ce faisant, on instille dans l'opinion publique une certaine méfiance vis-à-vis de ces institutions.
M. Bruno Sido. - Quand on dit que le Président de la République est le chef des armées, cela signifie-t-il qu'il peut faire seul ce qu'il veut, comme il veut, quand il veut ? Quand il a été décidé que le Président de la République serait élu au suffrage universel direct, pourquoi la Constitution n'a-t-elle pas été modifiée à cette occasion pour préciser le rôle du Président de la République et celui du Premier ministre, voire supprimer le poste de Premier ministre ?
M. Olivier Gohin. - À bord des bâtiments militaires, par exemple, les photos des chefs sont affichées et, au sommet, figure celle du Président de la République. Être chef des armées, organiquement, c'est donner des ordres en matière militaire, en particulier des ordres d'engagement, en décidant de telle ou telle opération.
Si l'on passe de l'organique au fonctionnel, le Président de la République est aussi le chef fonctionnel des armées : il est en mesure de donner des ordres qui mettent en oeuvre une politique de défense qu'il lui appartient de définir. En fait majoritaire, cela va de soi, mais en cohabitation aussi, car la coutume survit à la cohabitation. La majorité relative est en fait une hypothèse assez proche du fait majoritaire : il y a un écart par rapport à la majorité absolue, mais cet écart n'est pas si considérable qu'il ne puisse être comblé. Après tout, il n'y a pas eu de censure, y compris lors du recours au 49.3, y compris dans les situations de majorité relative que nous avons vécues.
Lorsque la réforme de 1962 a été opérée, il n'a pas été question de redéfinir la Constitution au point d'instaurer un régime présidentiel. Que signifierait la suppression du Premier ministre ? On a voulu un régime parlementaire et il l'est, puisqu'il en a les deux éléments distinctifs : la possibilité de censurer le Gouvernement et celle de dissoudre l'Assemblée nationale. C'est un régime parlementaire très particulier, toutefois, vu le renforcement très remarquable du Président de la République. Celui-ci est indépendant organiquement, puisqu'il dépend du suffrage universel direct, et non pas d'une assemblée ou des assemblées réunies, et fonctionnellement, puisqu'il a des pouvoirs propres dans la Constitution.
M. Bruno Tertrais. - Depuis les années 1960, dans les pays occidentaux, les évolutions technologiques, notamment la capacité de communiquer directement depuis la capitale avec les forces militaires sur le terrain, ont fait que les chefs d'État et de gouvernement américains, britanniques, français ou autres, ont été tentés de piloter eux-mêmes, le plus finement possible, certaines opérations militaires, au point qu'on s'en plaindrait presque dans l'institution militaire.
Ainsi, pendant la guerre du Kosovo, je me souviens des instructions de Jacques Chirac sur les ponts qu'il fallait viser ou non. Ce n'est pas qu'il choisissait les objectifs militaires, mais il estimait, quasiment en temps réel, qu'il ne fallait pas détruire tel ou tel type d'objectifs qui pouvaient être considérés, à tort ou à raison, comme des objectifs civils ou dont la symbolique aurait été trop importante.
Je pense que tous les présidents de la période récente ont raisonné de cette manière. Cela éclaire concrètement ce que cela signifie d'être chef des armées aujourd'hui dans un grand pays occidental pendant les opérations militaires. Je ne dis pas que les chefs des armées remplacent le chef d'état-major des armées ou le commandant de l'opération, mais il y a tout de même des décisions presque tactiques qu'ils peuvent suggérer.
M. Pierre Sellal. - J'ai le même souvenir. Cette question des cibles pendant la guerre du Kosovo faisait l'objet de concertations quotidiennes, qui impliquaient directement la présidence de la République. Être chef des armées, en tout cas, cela ne permet pas de prendre des décisions sur le niveau d'équipement des forces armées ayant des implications budgétaires fortes. Cela avait été précisé dès le début de la dernière cohabitation, en 1997, où les limites de ce que pouvait faire un Conseil de défense en matière de décision ayant des implications budgétaires avaient été fixées très précisément par le Premier ministre de l'époque et le ministre des finances, qui était Dominique Strauss-Kahn. Tout ce qui avait des implications budgétaires relevait exclusivement du Conseil des ministres et de la gestion gouvernementale.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Tout le monde ici défend l'État de droit, monsieur Allizard ! D'une manière générale, la Constitution de 1958 a été construite pour une alternance démocratique entre une droite et une gauche. Quand il y avait une cohabitation, c'est aussi dans ce cadre-là qu'elle a fonctionné. Elle a permis une pérennité des institutions ; c'est une Constitution qui a résisté à travers les années plus que toutes les précédentes.
La configuration actuelle est différente, avec trois blocs, dont l'un est particulièrement divisé. On risque d'avoir un gouvernement minoritaire. Cette Constitution est-elle encore capable d'assurer la survie des institutions ? Répond-elle à la situation, inédite, dans laquelle nous nous trouvons ? Vous parliez du parlementarisme. Quels moyens nous donne-t-elle, à nous parlementaires, pour assurer un fonctionnement traditionnel et normal des institutions ? Quelle prise avons-nous ? La première échéance sera le vote du budget.
M. Olivier Gohin. - Je ne pense pas que la Constitution ait été rédigée dans l'hypothèse d'une alternance droite-gauche. Ce n'est pas une question qui a été abordée au moment de sa rédaction. Ce que l'on a voulu, c'est un parlementarisme rationalisé, une stabilisation institutionnelle et, en particulier, une stabilisation de l'exécutif. L'article 49.3, avec engagement de la responsabilité du Gouvernement sur un texte, ce sont les ministres d'État qui l'ont voulu, en particulier Guy Mollet.
Effectivement, nous sommes en situation d'avoir trois blocs. C'est une situation qui peut ne pas paraître normale, assez étonnante avec un scrutin uninominal majoritaire, même s'il est à deux tours. Sans doute une mue est-elle en train de se produire. En Grande-Bretagne, nous avons eu une hypothèse de tripartisme par émergence du parti travailliste jusqu'au moment où le parti travailliste s'est substitué au parti libéral. En réalité, on avait un bipartisme conservateur-libéral et on est passé à un bipartisme conservateur-travailliste en passant par une phase intermédiaire, pendant l'entre-deux-guerres, qui a vu la disparition du parti libéral au profit du parti travailliste.
Il est possible qu'on observe aujourd'hui une mutation du système politique français, similaire à ce qu'on observe dans beaucoup de pays européens. La droite est en train de changer, de se nationaliser en quelque sorte. En fait, le problème n'est pas l'existence d'un bloc de gauche, mais celle de deux blocs à droite. C'est une question qu'ont à régler en particulier les Républicains.
Ce parlementarisme rationalisé se traduit par des dispositions constitutionnelles qui, par exemple en matière budgétaire, sont extrêmement claires. Ou bien le Parlement donne un budget, ou bien l'exécutif s'en dote lui-même, par des ordonnances budgétaires. Nous n'avons pas eu encore d'ordonnances budgétaires, mais nous pourrions très bien en avoir. Cela ressemble au système des douzièmes provisoires : on prend le budget de l'année précédente, on divise par douze et on exécute chaque mois un douzième. Cela fonctionne, et cela a beaucoup fonctionné sous la IIIe République. Il y a des limites extrêmement contraignantes de dates. Et le 49.3 fait partie de cette rationalisation.
Le Parlement va continuer sa fonction de contrôle et de législation. Le problème est du côté de la censure. Il ne concerne pas le Sénat, mais l'Assemblée nationale. Jusqu'à quand va-t-on permettre au gouvernement minoritaire d'exister ? Le gouvernement Attal peut tomber le 20 juillet prochain : motion de censure le 18, vote sur la motion de censure le 20. Dès lors qu'il n'y a pas de dissolution possible avant le 7 juillet 2025, s'appliquera la célèbre formule du docteur Queuille : vous êtes condamnés à vivre ensemble. Il faut donc que chacun soit raisonnable.
M. Pierre Sellal. - Oui, sachons vivre ensemble, effectivement.
Votre question, madame la sénatrice, donne l'occasion de revenir sur la notion de prééminence. Pour n'être pas une notion très juridique, elle correspond exactement à ce que nous ressentons. Cette prééminence du Président de la République est totalement incontestable dans une période dite normale. Elle est sujette à question, lorsque la prééminence du Président de la République, liée à sa qualité de chef de l'État, à son élection au suffrage universel direct, se trouve en concurrence avec une autre légitimité qui est la légitimité parlementaire. Et la Constitution n'offre pas de réponse évidente à ce risque d'affrontement de deux légitimités.
La prééminence reste incontestable en termes protocolaires et vis-à-vis de l'étranger. Lors de la toute première cohabitation, Jacques Chirac avait essayé de contester cette prééminence protocolaire et cela lui avait beaucoup coûté. Elle est aujourd'hui totalement incontestable dans la pratique internationale. Mais dès lors que la mise en oeuvre des décisions du chef de l'État suppose l'autre légitimité, cette prééminence est, qu'on le veuille ou non, écornée et remise en cause. C'est la raison pour laquelle elle ne peut se poursuivre que s'il y a un commun accord, et il ne peut y voir commun accord que s'il y a une convergence suffisamment forte sur des positions fondamentales.
Je reviens aux affaires européennes. En 1986, c'est Jacques Chirac, Premier ministre, qui a décidé de soumettre à ratification l'Acte unique, négocié et conclu par François Mitterrand. En 1997, Lionel Jospin a contesté pendant quelques semaines ce qui est devenu le traité d'Amsterdam. Il a accepté le pacte de stabilité dès lors qu'on y a ajouté les mots « et de croissance ». Pendant toutes ces périodes, il y a eu une convergence suffisamment forte sur les options fondamentales, notamment en matière européenne, pour que la prééminence du Président de la République n'appelle pas de discussion. Qu'en aurait-il été, ou qu'en serait-il, avec un chef de gouvernement qui serait par principe hostile à de nouveaux engagements européens ou qui, comme un candidat l'a préconisé, demanderait une réduction substantielle de la contribution française au budget européen ? Là, la question de la prééminence du chef de l'État dans la conduite de la politique européenne serait immanquablement en question.
M. Olivier Gohin. - D'abord, je ne suis pas certain, monsieur l'ambassadeur, que la politique étrangère et la politique européenne soient la même chose. La politique européenne, c'est largement une politique intérieure.
Sur la question de la prééminence, je pense que le terme est parfaitement juridique, qu'il est parfaitement adapté et ajusté. Il n'y a pas une distinction entre une période normale et une période d'exception : précisément à raison de la coutume, il n'y a qu'une période normale, et cette normalité est en faveur de la prééminence du Président de la République en matière de défense et d'affaires étrangères.
J'entends bien que, sur les questions internes, économiques, sociales et européennes - qui sont économiques et sociales -, la discussion peut être ouverte. Mais dans le champ ou dans le périmètre, comme on dit, de cette commission, la position prééminente du Président de la République est précisément confortée par cette coutume constitutionnelle qui est une norme, qui est du droit. Vous parlez d'un commun accord. Précisément, la coutume s'exprime à travers ce commun accord. La coutume, c'est une pratique qui est regardée comme étant de droit, parce qu'il y a un commun accord, un consensus en faveur de cette règle de prééminence.
M. Hugues Saury. - Depuis tout à l'heure, nous parlons de cohabitations, qui sont des cohabitations politiques. C'est ce que nous avons expérimenté. Mais face à une chambre introuvable, à une majorité impossible, on évoque un Premier ministre « technique » et un gouvernement qui pourrait être constitué, y compris dans les domaines qui nous intéressent, de spécialistes, d'experts. Pouvez-vous nous dire ce que cela changerait au regard de l'esprit de la Constitution ? Et qu'est-ce que cela changerait dans les relations entre le Président de la République et le Premier ministre et dans les relations entre le Gouvernement et le Parlement ?
M. Olivier Gohin. - Le Gouvernement est fait pour déterminer et conduire la politique de la nation. Les techniciens, eux, mettent en oeuvre cette politique, mais ils ne la définissent pas. Je ne vois pas comment on s'en sort, en somme, en dépolitisant la Ve République, qui est un régime politique. Au demeurant, un gouvernement de techniciens n'échappera pas nécessairement à la censure...
M. Bruno Tertrais. - Permettez-moi une remarque de bon sens : il n'y a pas des gouvernements « techniciens » et des gouvernements « politiques ». Un gouvernement, c'est un gouvernement ! Lorsqu'on appelle des personnalités de la société civile à certains postes, c'est en raison de leur expertise technique plus que de leur engagement politique notoire. À moins d'ouvrir d'énormes débats sur ce que sont la technique et la politique, il n'y a qu'une réponse très simple à votre question : un gouvernement, c'est un gouvernement, et il a les mêmes pouvoirs juridiques, quels que soient l'identité et le curriculum vitae des personnes qui y sont nommées. Ce que vous appelez un gouvernement technique verrait probablement confortée la prééminence du chef de l'État dans certains domaines.
M. Pierre Sellal. - Lorsqu'on évoque cette hypothèse d'un gouvernement technique, on a souvent à l'esprit l'expérience de l'Italie. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que ces périodes où il y a en Italie un gouvernement dit technique, souvent dirigé par un ancien gouverneur de la banque centrale ou un universitaire, comme Mario Monti, cela repose sur un accord entre les chefs de partis pour neutraliser la question du soutien au gouvernement. Pour une période déterminée, parce qu'il y a besoin de remettre de l'ordre dans leurs affaires propres, dans chacune des formations politiques, ils acceptent que le pouvoir soit en quelque sorte dépolitisé. Et ils s'engagent à ne pas le renverser. Lorsque les chefs de ces formations politiques considèrent que l'expérience a assez duré, on congédie le gouvernement technique et on revient à une procédure normale. Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette culture est un peu éloignée de la nôtre...
M. Cédric Perrin, président. - L'absence de majorité absolue à l'Assemblée nationale devrait conduire à déplacer le centre de gravité des institutions vers le Parlement, où des coalitions devront être trouvées pour asseoir la capacité d'un gouvernement à gouverner. Cette configuration est-elle selon vous propice à rediscuter de certaines dispositions de la Constitution qui contribuent aujourd'hui à la présidentialisation du régime ?
Notre commission et le groupe de travail présidé par Gérard Larcher ont plaidé récemment pour un renforcement du contrôle du Parlement, notamment sur la prolongation des opérations extérieures, qui ne remette toutefois pas en cause l'efficacité de la chaîne de transmission politico-militaire, car notre modèle est envié à l'étranger pour son efficacité. Faut-il aller plus loin vers un véritable parlementarisme sur cet aspect ou sur d'autres, dès lors que l'assise populaire et parlementaire du Président se réduit et que le fait majoritaire s'effrite ? Il faut certes un accord minimal entre le Président de la République et le Premier ministre, mais nous voyons bien que la majorité est introuvable...
M. Olivier Gohin. - Il semble difficile, dans la conjoncture actuelle, d'envisager en plus une révision constitutionnelle. Avec quelle majorité ? En faisant un référendum ? L'article 89 exige de passer par un vote des assemblées : cela ne me paraît ni possible ni jouable. Il fallait s'y prendre avant, y penser plus tôt !
Le Parlement a une fonction de contrôle et une fonction de législation. La fonction de législation va continuer autant que possible. Il faudra trouver des textes consensuels, ce qui paraît assez difficile actuellement, si l'on pense aux débats qui concernent les retraites, la nationalité, l'immigration... On peut renforcer la fonction de contrôle, ce qui va jusqu'à l'engagement de responsabilité devant l'Assemblée nationale, qui posera une grave difficulté.
L'idéal serait de trouver une majorité absolue, en associant aux sociaux-démocrates ce qui est plus à l'est, peut-être jusqu'aux Républicains. Je comprends que les partis n'y sont pas favorables. Avec un gouvernement minoritaire, seul le minimum pourra être fait, jusqu'à la prochaine dissolution. Il est évident que la XVIIe législature se terminera en 2025, année où elle sera d'ailleurs peut-être couplée avec une présidentielle !
M. Bruno Tertrais. - Rien n'est écrit en politique : qui sait ce qui se passera dans un an ou ce que sera la durée de cette législature ?
S'il existe un débat, depuis un mois, sur certaines dispositions du régime politique actuel, en particulier le mode de scrutin, je n'ai pas l'impression que les principes fondamentaux de notre Constitution soient contestés. Cela sera peut-être différent dans un an, mais il me semble que c'est un constat que nous pouvons faire aujourd'hui.
En ce qui concerne les pouvoirs du Parlement sur le contrôle des opérations extérieures, la Constitution évoque en fait la décision du Gouvernement de « faire intervenir les forces armées à l'étranger ». Je ne sais pas quelle était l'intention exacte du législateur constituant, mais doit-on considérer certaines actions hors Opex, comme la formation ou des opérations des forces spéciales, comme relevant de ce champ ? J'avoue que je n'ai pas de réponse, mais cela fait partie des sujets à approfondir en cas de cohabitation.
M. Cédric Perrin, président. - Dans le même ordre d'idées, nous devons aussi nous interroger sur le domaine du renseignement pour lequel il existe un grand flou. La coutume veut qu'en règle générale le Président de la République décide et le Premier ministre contresigne. Qu'en sera-t-il demain ? Et quid du financement ?
M. Pierre Sellal. - En ce qui concerne le contrôle parlementaire sur la politique étrangère et de défense, j'ai toujours vécu et ressenti, lors des négociations européennes, le fait que le Président de la République française ait une capacité autonome de décision, fondée sur sa prééminence, comme un avantage comparatif par rapport à nos partenaires qui sont assujettis à des procédures compliquées, par exemple pour décider d'une intervention extérieure ou d'une exportation d'armement. Je pense que cet avantage relatif, qui est un atout dans la négociation internationale, devrait être préservé.
Dans le même temps, j'ai toujours été frappé par le caractère moins poussé du contrôle parlementaire sur nos négociateurs par rapport à ce qui existe dans la plupart des démocraties européennes.
Tout en préservant le premier atout, je pense qu'il y a certainement matière à progresser dans la façon dont un gouvernement rend compte à la représentation parlementaire, justifie ses positions et sollicite son avis. Je ne suis pas sûr que la période que nous allons vivre soit la plus propice à la mise au point de ces nouvelles méthodes, mais il est important, à mon sens, de préserver cet équilibre entre une très grande autonomie de décision et le besoin démocratique d'un contrôle parlementaire efficace.
M. Olivier Gohin. - La question du renseignement relève aujourd'hui du code de la sécurité intérieure. Certains aspects relèvent du champ de la défense, mais pas intégralement. Il est donc peu probable que le renseignement soit couvert par la coutume qui existe dans le champ de la défense ou des affaires étrangères en faveur du Président de la République.
Par ailleurs, j'ai eu à travailler sur l'article 35 de la Constitution relatif à l'intervention des forces armées à l'étranger. En utilisant le mot « étranger », on vise un autre territoire national, alors que le mot « extérieur » signifie « extérieur au territoire national », ce qui inclut la haute mer. Cette différence était importante pour nos armées, en particulier pour la marine. Autrement dit, la notion d'opération « extérieure » est beaucoup plus large que celle d'opération « à l'étranger » et il n'était pas question de donner des informations à la représentation parlementaire au sujet de la position de nos bâtiments ou de leur mission lorsqu'ils sont en pleine mer - on peut en particulier penser aux sous-marins nucléaires lanceurs d'engins.
M. Bruno Tertrais. - En matière de renseignement, un élément non mineur du fonctionnement de l'appareil sécuritaire français est le dialogue direct, d'homme à homme, entre le Président de la République et le directeur général de la sécurité extérieure (DGSE). C'est un dialogue très particulier et, évidemment, extrêmement sensible.
Il me semble que cela fait partie de ces pratiques, coutumières ou pas, qu'il serait sans doute problématique de remettre en cause dans le cas où un gouvernement souhaiterait exercer une tutelle fonctionnelle complète sur l'ensemble des services de renseignement. En effet, à ma connaissance, cette pratique est extrêmement importante pour le fonctionnement normal de l'appareil sécuritaire français. J'ajoute qu'elle ne donne pas toujours lieu à des écrits.
M. Cédric Perrin, président. - Il faudrait effectivement éviter, par une pratique nouvelle, de perdre l'agilité et la réactivité dont nos institutions nous ont permis de faire preuve.
Merci à tous trois, messieurs, pour ces éclairages. Il va falloir inventer de nouvelles manières de fonctionner, mais nous devons préserver l'efficacité et la défense de l'intérêt général.
Chacun a conscience du rôle important que va continuer de jouer le Sénat dans le fonctionnement des institutions. Il y a une dizaine d'années, certains se demandaient encore à quel moment on allait le supprimer... Le fonctionnement de nos institutions ces dix dernières années a clairement montré combien il était important d'avoir deux chambres et combien le Sénat jouait un rôle important. Force est de constater que l'avenir proche ne va pas nous faire revenir sur cette évidence !
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République d'Indonésie relatif à la coopération dans le domaine de la défense - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le projet de loi qui vous est soumis aujourd'hui a pour objet l'accord entre la France et la République d'Indonésie relatif à la coopération en matière de défense, signé à Paris le 28 juin 2021.
La République d'Indonésie occupe une place centrale dans la zone indo-pacifique, qualifiée de « centre névralgique de la planète » par nos collègues Cédric Perrin, Rachid Temal et Hugues Saury dans leur rapport d'information de 2022. Avec une superficie de 1,9 million de kilomètres carrés, elle constitue le plus vaste archipel au monde ; elle abrite une population de près de 285 millions d'habitants, composée de plus de 1 300 groupes ethniques et parlant plus de 700 langues, ce qui fait également d'elle le quatrième pays le plus peuplé au monde.
Première économie de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) grâce à la richesse de ses ressources naturelles, notamment en nickel et en charbon, et à l'expansion rapide de son marché intérieur, l'Indonésie a quadruplé son PIB en vingt ans. Sur la lancée de cette dynamique durable et en l'absence de handicap majeur, elle est en passe de devenir un pays dit à revenus intermédiaires et affiche comme ambition de passer, d'ici à 2045, du seizième rang à celui de quatrième puissance économique mondiale. Elle est en outre candidate à une adhésion à l'OCDE.
En matière de droits humains, si ceux des femmes et des personnes LGBT apparaissent globalement protégés, on déplore le maintien de la peine capitale, essentiellement pour des faits de trafic de drogue, avec 452 personnes, dont un Français, dans le couloir de la mort. Soulignons cependant que, si elle ne s'est pas encore résolue à l'abolir strictement, l'Indonésie observe, depuis 2016, un moratoire sur l'application de cette sanction.
L'élection, en 2014, puis la réélection, en 2019, du président Joko Widodo, dit Jokowi, avaient permis de consolider la jeune démocratie indonésienne. Sa politique économique, résolument ouverte, a permis le lancement d'ambitieux projets d'infrastructures, comme le transfert de la capitale sur l'île de Bornéo avec la création ex nihilo d'une « ville-forêt ».
Pour tout dire, le passé du président récemment élu, le général Prabowo Subianto, qui entrera en fonction en octobre prochain, n'est pas sans susciter quelques réserves du fait de son implication dans la répression du Timor-Oriental, sous la dictature de Soeharto, et de son rôle dans les émeutes de Jakarta en 1998. Cependant, le nouveau Président revendique à présent la continuité de l'action du Président Jokowi, dont il était ministre de la défense et qui a soutenu sa candidature. Les commissaires du Gouvernement, que j'ai interrogés sur cette élection, se sont dit rassurés et convaincus que l'évolution très positive engagée par son prédécesseur ne sera pas remise en question.
Sur le plan diplomatique, la République indonésienne, organisatrice de la Conférence de Bandung en 1955, est demeurée fidèle à son engagement comme pays non aligné : elle revendique une politique étrangère « libre et active », s'attachant à oeuvrer pour la stabilité régionale et à maintenir une balance équilibrée entre l'influence des États-Unis et celle de la Chine. Elle a conclu avec chacune de ces deux puissances, respectivement en 2015 et 2013, un partenariat stratégique. L'Asean, dont elle fait figure de protagoniste, représente un vecteur privilégié pour son rayonnement.
Enfin, l'Indonésie est un membre actif au sein des Nations unies, affichant comme priorités le soutien à la cause palestinienne, les droits des femmes afghanes et la situation des Rohingyas. Elle participe régulièrement aux opérations de maintien de la paix, se classant au huitième rang pour les envois de casques bleus.
Dans ce contexte, tant la France que l'Indonésie sont demandeuses d'une coopération bilatérale renforcée : l'Indonésie voit dans la France un État souverain et un partenaire fiable ; la France considère l'Indonésie comme un marché d'avenir et reconnaît en elle un interlocuteur majeur de la région indo-pacifique.
Cependant, en dépit de ces affinités manifestes, le partenariat franco-indonésien n'est pas actuellement à la hauteur de ce qu'il pourrait être. Si, dès 2011, un partenariat stratégique a été conclu entre nos deux pays, ce n'est qu'à partir de 2019 que la relation a véritablement décollé, avec la mise en place de réunions ministérielles régulières en format dit « 2+2 », c'est-à-dire réunissant les ministres des affaires étrangères et de la défense des deux parties. C'est dans ce cadre qu'une commande de quarante-deux avions Rafale par notre partenaire s'est vue concrétisée en 2022 ; c'est également ce format « 2+2 » qui a permis de mener à bien l'accord qui vous est soumis aujourd'hui et qui constitue un premier pas vers une coopération effective dans le domaine de la défense.
Premier pas, car ce texte présente la particularité de ne pas être assorti d'un volet « statut des forces armées », dit SOFA, comme c'est d'ordinaire le cas pour les accords du même type.
A priori surprenante, cette spécificité s'explique essentiellement pour des raisons historico-culturelles : après plusieurs siècles de colonisation hollandaise, une occupation japonaise particulièrement brutale, une indépendance difficilement conquise et un engagement historique dans le mouvement des non-alignés, la République indonésienne se montre très pointilleuse sur les questions de souveraineté.
De fait, les accords SOFA impliquent la mise en place d'un statut juridique dérogatoire au droit commun pour les personnels de l'autre partie, ce qui en l'occurrence impliquerait notamment le respect des garanties procédurales françaises et la non-application de la peine de mort. Or l'Indonésie se refuse à de telles clauses, qu'elle perçoit comme une limitation de sa souveraineté.
Cette réticence aux accords SOFA de la part du Gouvernement indonésien ne s'adresse pas spécifiquement à la France, qui a par ailleurs globalement plutôt bonne presse dans l'archipel, mais à l'ensemble de ses partenaires : la République indonésienne n'a à ce jour conclu qu'un seul accord relatif au statut des forces armées, avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée, du fait de leur grande proximité géographico-culturelle ; et encore, ce SOFA apparaît-il très anecdotique, compte tenu de l'effectif dérisoire de l'armée papouasienne (3 600 soldats), que notre collègue Hugues Saury nous a récemment décrite.
Toujours est-il que, face à cette position fermée de notre partenaire indonésien, le Conseil d'État a estimé qu'en l'état les garanties essentielles permettant d'assurer la protection effective des personnels français déployés en Indonésie n'étaient pas assurées. Il a conditionné son avis favorable à un échange de lettres stipulant que, « dans l'attente de la conclusion [d'un accord relatif au statut des forces armées], les exercices mentionnés (...) à l'article 4 (...) ne pourront se dérouler qu'en dehors du territoire de la République d'Indonésie ». C'est ainsi que l'accord qui vous est soumis aujourd'hui comporte en annexe les courriers du 18 août 2023, pour la partie indonésienne, et du 9 novembre 2023, pour la partie française, qui entreront en vigueur en même temps que lui. L'article 7 de l'accord prévoit en outre une « clause d'effort », non engageante, stipulant que les parties conviennent de « s'efforcer de conclure un accord bilatéral » sur le statut des forces ; des pourparlers sont effectivement en cours, mais ils n'ont pas abouti à ce jour.
Une seconde « clause d'effort » est prévue à l'article 10, concernant l'échange d'informations classifiées : en effet, de tels échanges d'informations nécessitent la conclusion d'un accord dit de sécurité qui garantit la protection réciproque des informations transmises. Or un tel accord n'existe pas à ce jour entre la France et l'Indonésie ; d'après les informations que j'ai obtenues, les négociations, essentiellement techniques, sont en cours.
Pour le reste, l'accord reprend la plupart des clauses habituelles, dans une rédaction correspondant aux standards français.
Une liste non exhaustive, qui pourra être complétée en cas de besoin par voie d'arrangement technique, définit à l'article 4 les domaines de coopération concernés : cette liste vise notamment le renseignement, la formation, la coopération technologique, l'entraînement des forces, l'aide humanitaire et la lutte contre la piraterie ; la coopération bilatérale pourra prendre la forme de dialogues et consultations stratégiques, de voyages d'échange, d'exercices conjoints ou de tout autre mécanisme souhaité par les deux parties. Un comité conjoint, coprésidé par les représentants des deux parties, doit assurer le pilotage de la coopération mise en place.
L'accord comporte enfin les clauses usuelles concernant la prise en charge des coûts, les modalités de règlement des éventuels dommages, les droits de propriété intellectuelle et le règlement des différends.
Il n'en reste pas moins que ce texte, amputé du volet SOFA et de toute possibilité de présence des personnels français en Indonésie, aura dans l'immédiat une portée opérationnelle très limitée ; cependant, il témoigne d'une volonté commune d'aller plus loin et constitue un premier pas significatif vers un partenariat stratégique complet.
Mes chers collègues, compte tenu de ces éléments, je vous propose d'approuver ce texte qui, en même temps qu'il consolide une relation bilatérale porteuse d'avenir, viendra renforcer la présence française dans une zone d'importance géostratégique majeure.
Le projet de loi est adopté sans modification.
Projet de loi autorisant la ratification de l'accord se rapportant à la convention des Nations unies sur le droit de la mer et portant sur la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale - Examen du rapport et du texte de la commission
M. André Guiol, rapporteur. - Nous examinons maintenant le projet de loi autorisant la ratification de l'accord se rapportant à la convention des Nations unies sur le droit de la mer et portant sur la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale, plus connu sous son acronyme anglais BBNJ ou traité sur la haute mer.
Cet accord, signé à New York au siège de l'ONU le 20 septembre 2023, est souvent qualifié d'historique. Au-delà de son fort niveau d'ambition, il est en effet remarquable que les discussions aient pu aboutir aux Nations unies dans un contexte fracturé par l'agression russe en Ukraine déclenchée un an plus tôt et la rivalité stratégique sino-américaine.
Il concerne juridiquement la haute mer, à savoir les espaces maritimes qui ne sont sous l'autorité d'aucun État - à l'inverse de la mer territoriale, de la zone économique exclusive ou du plateau continental -, soit un peu plus de 50 % de la surface planétaire et 64 % des océans. Autre spécificité, cette ressource collective constitue un potentiel inexploré, avec probablement 70 % à 80 % des espèces à découvrir dans les océans.
Il est l'aboutissement d'un long processus, qui a débuté en 2004, lorsque l'Assemblée générale des Nations unies a formulé ses premières préoccupations sur le caractère insuffisant du droit international relatif à la conservation et l'utilisation durable de la biodiversité dans les espaces maritimes internationaux.
En effet, jusque-là, le cadre juridique applicable aux océans est la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, adoptée en 1982 à Montego Bay et entrée en vigueur en 1994. Cette convention est quasi universelle, puisque 169 États en sont parties, à l'exclusion notable des États-Unis. Elle définit certes de grands principes environnementaux pour la haute mer, mais qui restent d'application limitée.
La communauté internationale a pris conscience qu'il fallait aller plus loin. Un important travail préparatoire s'est tenu pendant plus de quinze ans, précédant la négociation formelle du texte de 2018 à 2023.
Le champ d'application de l'accord exclut toutefois certains secteurs : d'abord, le secteur militaire, puis l'exploration et l'exploitation des minéraux qui restent réglementées par la convention des Nations unies sur le droit de la mer et, enfin, la pêche, qui reste régie par les organisations régionales de gestion de la pêche.
Possédant la deuxième zone économique exclusive, la France est très engagée en matière de diplomatie environnementale en milieu maritime. Elle a ainsi accueilli à Brest le One Ocean Summit en février 2022 et se prépare à la tenue de la future conférence des Nations unies sur l'océan, prévue à Nice en juin 2025. On peut aussi relever que l'Assemblée nationale a adopté à l'unanimité, le 25 novembre 2021, une résolution pour la conservation et l'utilisation durable de l'océan et que l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) a consacré des auditions et un rapport à la protection de la biodiversité en pleine mer.
Très impliquée au niveau politique dans la négociation de l'accord, la France travaille à accélérer le processus de ratification par les États signataires et jouera un rôle important dans sa mise en oeuvre.
Je ne vous présenterai pas en détail le contenu de l'accord, qui comporte trente-quatre pages, soixante-seize articles et deux annexes et qui est assez technique. Je vais me concentrer sur l'essentiel.
L'accord contient principalement quatre volets principaux.
Il s'agit tout d'abord des outils de gestion par zone et des modalités de création d'aires marines protégées. Lorsque l'accord sera entré en vigueur, les États pourront désigner, collectivement ou individuellement, des aires protégées ou tout autre outil de gestion par zone. La procédure inclut la consultation et la collaboration avec toutes les parties prenantes et une évaluation par un organisme scientifique et technique. L'adoption par la conférence des parties du nouvel accord s'effectue, comme il est d'usage, par consensus, mais aussi - et c'est assez inédit - par vote à la majorité des trois quarts afin d'éviter d'éventuels blocages. Cette avancée doit beaucoup à la France et à l'Union européenne.
Un deuxième apport de l'accord est celui des études d'impact environnemental. Les États ont déjà une obligation générale de réaliser de telle études, lorsqu'ils projettent de nouvelles activités en pleine mer, mais jusque-là, aucune procédure spécifique n'était prévue et cette obligation n'était pas toujours respectée. Avec le BBNJ, la procédure est définie et prévoit la consultation des parties prenantes au sens large, y compris celle des États potentiellement affectés.
En troisième lieu, l'accord traite des ressources génétiques marines. Ces ressources, ainsi que les données numériques qui en sont extraites ont une valeur monétaire, dont les entreprises de biotechnologie recherchent l'utilisation à des fins commerciales, par exemple dans le domaine médical ou cosmétique.
Vous imaginez bien les gains potentiels que ces ressources génétiques marines représentent. Or seuls dix pays disposent de 90 % des brevets associés à ces ressources, ce qui soulève des questions d'équité et de justice auxquels le BBNJ tente de répondre.
L'article 7 de l'accord pose le principe de partage juste et équitable des avantages obtenus. Comment ? Cela n'est pas défini par l'accord. Il faudra attendre qu'il entre en vigueur et que soit constitué le comité sur l'accès et le partage des avantages, composé de quinze membres élus par la première conférence des parties. Ce comité formulera des recommandations sur les mécanismes à mettre en place.
Enfin, le quatrième apport principal de l'accord concerne l'accroissement des capacités des pays en développement et le transfert de technologies. Les États parties devront, en fonction de leurs moyens, contribuer au renforcement des capacités des États en développement et coopérer avec eux au titre du transfert de technologies marines. Concrètement, les pays en développement pourraient bénéficier de transfert de technologies à des conditions préférentielles.
Le nouveau traité va chevaucher des réglementations qui existent déjà en matière de navigation, d'exploration et d'exploitation des fonds marins ou de pêche. En effet, pour articuler ce texte avec l'existant, les États ont décidé de ne pas porter atteinte aux instruments juridiques existants et de favoriser la coordination et la coopération entre les différentes instantes compétentes, en particulier l'Autorité internationale des fonds marins ou les organisations de gestion de pêche, qui resteront souveraines dans leurs compétences.
L'une des recommandations de l'Opecst dans son rapport précité était que le Gouvernement émette une réserve afin que les activités relatives aux ressources génétiques marines ne s'appliquent pas aux ressources collectées avant l'entrée en vigueur de l'accord, comme celui-ci le prévoit. En effet, il fallait protéger les collections parfois très anciennes et issues de la haute mer du Muséum national d'histoire naturelle. J'ai obtenu l'assurance des commissaires du Gouvernement que cette réserve serait bien insérée.
À ce jour, quatre-vingt-dix États ont signé l'accord, dont l'ensemble des États européens. Il est d'ailleurs prévu que des États qui ne sont pas parties à la Convention de Montego Bay puissent être parties à l'accord BBNJ. Ainsi, même les États-Unis ont signé l'accord.
Le BBNJ entrera en vigueur cent vingt jours après la date de dépôt du soixantième instrument de ratification. À ce jour, seuls cinq États l'ont ratifié. Le Parlement européen a approuvé sa ratification le 24 avril dernier. Il serait conforme à l'implication de la France de figurer parmi les premiers États à autoriser sa ratification et même être le premier État européen à le faire.
La France ambitionne que soit atteint le stade des soixante ratifications à l'occasion de la conférence des Nations unies qu'elle accueille en juin 2025 à Nice. À ce titre, elle mobilise l'ensemble de son réseau diplomatique, en particulier pour que les États membres de l'Union européenne ratifient avant cette date le BBNJ.
L'adoption de cet accord constitue le début d'une nouvelle dynamique pour la coopération et le multilatéralisme au service de la protection et de la préservation des océans. Tout reste à construire par les conférences des parties qui se mettront en place dès l'entrée en vigueur du texte.
À plus long terme, le BBNJ ne sera efficace que si nous sommes capables d'assurer le suivi, le contrôle et la surveillance des activités humaines en haute mer. Compte tenu de la superficie du domaine maritime français, notre pays a une responsabilité particulière pour assurer cette surveillance.
L'Assemblée nationale s'est prononcée à l'unanimité le 29 mai en faveur de cet accord.
Une des forces de cet accord est de reposer sur des données objectives et des études scientifiques. Il fait confiance à la science pour fonder les orientations qui seront prises par l'organe scientifique et technique composé d'experts internationaux et qui permettront aux différents acteurs de prendre des décisions en toute connaissance de cause.
Cet accord construit une démarche protectrice et durable des richesses et des ressources marines, face à la prédation des hommes. Il permet ainsi à tous les acteurs du monde de prendre conscience de la beauté, de l'immensité, mais aussi de la fragilité des fonds marins. Pour illustrer cette démarche onusienne et vertueuse, je citerai Rabelais : « Science sans conscience, n'est que ruine de l'âme ! »
Mes chers collègues, compte tenu de ces éléments, je vous propose d'approuver ce texte, qui, vous l'aurez compris, constitue une avancée historique pour la protection de la biodiversité marine en haute mer et pour lequel la France s'est fortement mobilisée.
Le projet de loi est adopté sans modification.
Questions diverses
M. Cédric Perrin, président. - Nous devons procéder à la désignation des membres de la délégation sénatoriale pour la conférence interparlementaire PESC-PSDC qui se tiendra à Budapest du 9 au 10 septembre prochain.
La délégation du Sénat français est composée de trois sénateurs issus de notre commission. Je vous propose de désigner nos collègues Ronan Le Gleut, Loïc Hervé et Rachid Temal.
Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 11 h 45.