Mercredi 3 juillet 2024

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Institutions européennes - Priorités de la présidence hongroise du Conseil de l'Union européenne - Audition de S. E. M. Georges Habsbourg-Lorraine, Ambassadeur de Hongrie en France

M. Jean-François Rapin, président. - Nous recevons aujourd'hui Son Excellence M. Georges Habsbourg-Lorraine, Ambassadeur de Hongrie en France, afin qu'il nous présente les priorités de la présidence hongroise du Conseil de l'Union européenne, qui a débuté avant-hier.

Monsieur l'Ambassadeur, votre pays prend le relais de la Belgique à la présidence du Conseil, à un moment charnière où l'Union européenne vient de renouveler son Parlement et où le Conseil européen, réuni la semaine dernière, vient tout juste de s'accorder sur les désignations et nominations aux plus hautes fonctions de l'Union européenne. Pendant ce semestre de transition, la Hongrie a annoncé vouloir jouer un rôle d'honnête courtier, dans un esprit de coopération et au service d'une Europe plus forte et prospère face aux nombreux défis qu'elle doit affronter : la guerre à ses portes et la montée des tensions partout sur la planète, la compétition économique mondiale et la dépendance européenne dans certaines chaînes d'approvisionnement, le changement climatique et les catastrophes naturelles qui en découlent déjà, l'immigration illégale, qui devient si lourde à supporter, notamment pour les États situés aux frontières extérieures de l'Union et, en même temps, le déclin démographique de notre continent.

En réponse à tous ces défis, les 27 ont adopté lors de ce Conseil européen le programme stratégique pour 2024-2029, plan d'action qui définit l'orientation et les objectifs futurs de l'Union européenne. Il reviendra donc à votre présidence, quand les institutions européennes seront en ordre de marche, de contribuer à initier la mise en oeuvre de ce programme stratégique, dans un contexte où l'impulsion franco-allemande risque de faire défaut, le chancelier Scholz et le Président Macron étant chacun affaibli pour des raisons de politique intérieure.

À l'horizon 2029, un défi propre à l'Union européenne sera son élargissement : neuf États sont aujourd'hui candidats, sans compter le Kosovo, candidat potentiel. Les négociations d'adhésion viennent de s'ouvrir avec la Bosnie-Herzégovine et, encore plus récemment, avec l'Ukraine et la Moldavie. Le programme de votre présidence rappelle que l'élargissement doit être fondé sur le mérite, qu'il doit être équilibré et crédible et qu'il doit prioritairement se faire en direction des Balkans occidentaux. J'aimerais à cet égard que vous puissiez nous indiquer comment la Hongrie imagine l'intégration de ces pays, qui souffrent de divisions internes et n'ont pas résolu leurs contentieux avec leurs voisins. Je serais également intéressé de connaître le point de vue de la Hongrie sur la situation en Géorgie, pays candidat où une délégation de notre commission s'est rendue en avril dernier et dont le Conseil européen considère que le processus d'adhésion a été interrompu du fait de l'adoption de la loi sur la transparence de l'influence étrangère.

Corollaire de l'élargissement, des réformes internes de l'Union européenne doivent être menées. Lors de leur réunion la semaine dernière, les 27 ont adopté une feuille de route pour les travaux futurs sur ces réformes internes et ils ont invité la Commission à effectuer, d'ici le printemps 2025, une revue des politiques. Pour sa part, votre présidence entend mener des discussions au Conseil sur le futur des principales politiques d'ici la fin 2024, à poursuivre sous la présidence polonaise qui suivra, en vue d'un rapport d'ici juin 2025 et d'une première proposition, à cette date, de cadre financier pluriannuel. Comment votre présidence entend-elle procéder pour mener ces discussions ? Porteront-elles sur les politiques prises chacune isolément - la cohésion, la politique agricole commune... - ou sur la question globale de leur financement ? Comptez-vous aussi faire porter les discussions sur les réformes institutionnelles à mener ?

Enfin, permettez-moi de relever un dernier point sur lequel son programme de travail annonce que la Hongrie accordera une attention particulière : l'organe d'éthique interinstitutionnel européen. Notre commission est également très préoccupée par ce sujet. En février dernier, elle a adopté un rapport, que nous lui avons présenté, les vice-présidents Claude Kern et Didier Marie et moi-même, sur la lutte contre la corruption dans l'Union européenne. Ce rapport insiste notamment sur la nécessité de revoir à la hausse l'ambition de cet organisme éthique pour le rendre véritablement indépendant à l'égard des institutions participantes, afin qu'il puisse s'auto-saisir sur les potentielles atteintes à l'éthique, mener des enquêtes, et rendre des avis et recommandations. Nous avons aussi proposé que cet organisme assure désormais le secrétariat du registre commun de transparence, qui recense les représentants d'intérêts et qu'il établisse chaque année, dans le cadre du cycle de suivi de l'État de droit, un rapport de vérification du respect de l'État de droit par les institutions de l'Union européenne elles-mêmes. Savez-vous si la présidence hongroise entend promouvoir ces propositions ?

S. E. M. Georges Habsbourg-Lorraine, Ambassadeur de Hongrie en France. - Merci de votre accueil en cette occasion solennelle. Je suis heureux de venir, pour ma première visite en ce lieu, vous présenter les priorités de la présidence hongroise du Conseil de l'Union européenne.

Je rappelle que la Hongrie assurera la présidence tournante du Conseil pour la deuxième fois. Nous avons déjà eu l'expérience directe des tâches liées à la préparation et la gestion des missions de la présidence.

La Hongrie prend la présidence du Conseil de l'Union européenne à un moment où les circonstances et les défis sont extraordinaires. Notre continent est confronté à des défis hors du commun en raison de la guerre dans notre voisinage, du décrochage de l'Union européenne par rapport à ses concurrents mondiaux, d'une situation sécuritaire fragile, de l'immigration clandestine, de la vulnérabilité des chaînes d'approvisionnement internationales, des catastrophes naturelles, des effets du changement climatique et de l'impact des tendances démographiques.

En outre, 2024 étant une année de transition institutionnelle, la présidence hongroise devra assurer la continuité de travail au sein du Conseil, en coopération avec un Parlement européen et une Commission européenne nouvellement établis, et devra commencer la mise en oeuvre de l'Agenda stratégique 2024-2029, qui définit les lignes principales de long terme pour le travail à accomplir au sein de l'Union. En raison de cette transition, la première moitié de la présidence sera dominée par les changements institutionnels. La seconde sera consacrée aux tâches législatives classiques. Je tiens à souligner que la Hongrie oeuvrera, comme vous l'avez dit, en courtier honnête, dans un esprit de coopération sincère entre les États membres et les institutions, pour la paix, la sécurité et la prospérité d'une Europe véritablement forte. La présidence hongroise compte sur le soutien de la France dans cette entreprise.

Les préparatifs de la présidence sont en cours depuis deux ans. Permettez-moi d'en énumérer les pierres angulaires. Nous nous attendons à une charge de travail législatif importante, malgré la transition institutionnelle : nous avons repris 122 dossiers de la présidence belge et nous attendons à 55 dossiers de trilogue. En fonction de l'agenda du Conseil, nous avons prévu à Bruxelles deux réunions du Conseil européen, 37 réunions formelles du Conseil et quatre réunions de l'Eurogroupe. En outre, environ 1 600 réunions formelles des groupes de travail se tiendront.

La présidence hongroise sera basée à Bruxelles. Néanmoins, nous organiserons environ 230 événements en Hongrie, principalement à Budapest. En particulier, se tiendront chez nous trois sommets informels - la réunion informelle du Conseil européen, le sommet de la Communauté politique européenne et le sommet Union européenne-Balkans occidentaux - ainsi que seize réunions ministérielles informelles.

Avec le ministère des affaires de l'Union européenne créé en août 2023, la Hongrie dispose pour la première fois de son histoire d'un ministère dédié aux affaires européennes. Celui-ci assurera la supervision et la coordination des tâches de la présidence. La Hongrie a minutieusement préparé cette séquence. Afin d'intégrer les positions du plus grand nombre possible de parties prenantes, nous avons consulté un nombre sans précédent d'entre elles - 280 - avant de finaliser le programme. Il s'agit en premier lieu des États membres et des institutions de l'Union européenne, des pays candidats, mais aussi des acteurs économiques, des ONG, des organismes publics, des régions, et d'autres parties prenantes comme les personnes appartenant à des minorités nationales. Pour atteindre ces objectifs, le nombre de diplomates de notre Représentation permanente auprès de l'Union européenne a presque été doublé.

Le programme de notre présidence est bien équilibré, innovant et prêt pour l'avenir. Il compte sept priorités.

La première est un nouveau pacte européen de compétitivité. Dans le contexte international actuel de défis multiples, où l'Europe est à la traîne par rapport à ses concurrents mondiaux, il est vital d'améliorer la productivité et donc la compétitivité de l'Union et de ses États membres, et de stimuler la croissance. Il est dans notre intérêt commun de remédier aux effets des circonstances économiques difficiles de ces dernières années, telles que l'inflation élevée, l'augmentation de la dette publique, les prix élevés de l'énergie, la fragmentation des chaînes d'approvisionnement internationales ou la productivité européenne plus faible et la croissance économique plus lente que chez nos concurrents, et de remettre l'économie de l'Union européenne sur une trajectoire ascendante.

La présidence hongroise mettra fortement l'accent sur l'amélioration de la compétitivité européenne en intégrant cet objectif dans toutes les politiques, selon une approche holistique. Notre objectif est de contribuer au développement d'une stratégie industrielle neutre sur le plan technologique, d'un cadre pour stimuler la productivité européenne, d'une économie ouverte et d'une coopération économique internationale, ainsi que d'un marché du travail flexible, qui crée des emplois sûrs et offre des salaires en hausse en Europe - ce qui est un facteur crucial pour la croissance et la compétitivité. L'adoption d'un nouveau pacte européen pour la compétitivité est une priorité essentielle de la présidence hongroise afin de rétablir le développement économique et de créer les conditions d'une croissance durable, d'approfondir le marché intérieur et de concentrer le soutien sur les petites et moyennes entreprises, ainsi que de promouvoir la transition verte et numérique, en partenariat avec les acteurs économiques et les citoyens européens. Nous souhaitons encourager la coopération internationale et assurer la stabilité et la durabilité des emplois.

Notre deuxième priorité sera le renforcement de la politique européenne de défense. Les conflits, actuels et émergents, sur le continent et dans le monde entier, ont une fois de plus mis en évidence la nécessité pour l'Union européenne d'assumer une plus grande responsabilité pour sa propre sécurité et de renforcer sa coopération en matière de défense sur la base de ses intérêts stratégiques et de sa capacité à agir de manière flexible et indépendante. Dans cette optique, la présidence hongroise mettra particulièrement l'accent sur le renforcement de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE), y compris l'innovation en matière de défense et l'amélioration de la coopération entre les États membres en matière de marchés public de défense, au-delà de la mise en oeuvre de la boussole stratégique, qui définit les principales orientations de la politique de défense de l'Union européenne.

Notre troisième priorité concerne l'élargissement. L'élargissement est l'une des politiques les plus réussies de l'Union européenne. Pour préserver cette tendance favorable, il est essentiel que la politique d'élargissement reste fondée sur le mérite, équilibrée et crédible. L'Union européenne s'emploie depuis longtemps à garantir une perspective européenne aux Balkans occidentaux, car la communauté ne saurait être complète sans l'adhésion de cette région. L'intégration de la région profite à l'Union européenne en termes économiques, sécuritaires et géopolitiques. Il faut donc favoriser les processus d'intégration européenne par le nouveau plan de croissance, récemment accepté, qui jouera un rôle essentiel au cours de la présidence, sachant que les premiers rapports et projets de chacun des pays seront attendus à la fin de l'automne. Nous devons rester le premier partenaire économique et politique de la région en empêchant que les pays tiers qui gagnent du terrain n'accroissent leur influence. Il est dans l'intérêt vital de l'Union européenne d'être un partenaire stable et fiable dans son voisinage immédiat, qui souhaite faire partie de l'Union européenne dans un avenir prévisible.

La présidence hongroise considère également l'énergie comme un élément important de l'intégration des Balkans occidentaux et accordera donc une attention particulière à la facilitation des interconnexions avec les systèmes énergétiques de la région, à la promotion de la transition énergétique dans la région et à la coopération en vue d'exploiter son potentiel en matière d'énergie verte. Afin d'élargir et d'approfondir notre coopération, nous inviterons nos partenaires à des consultations dans le cadre du sommet Union européenne-Balkans occidentaux et de la Communauté politique européenne. La présidence prévoit également d'organiser des conférences intergouvernementales avec les pays candidats prêts à adhérer à l'Union européenne. Une attention particulière sera accordée au processus d'élargissement du trio oriental que constituent la Moldavie, l'Ukraine et la Géorgie, conformément aux règles et pratiques établies.

Notre quatrième priorité concerne l'immigration clandestine. La pression migratoire à laquelle l'Europe est confrontée depuis plusieurs années n'est pas seulement un défi pour l'Union dans son ensemble, mais représente également une charge énorme pour les États membres, en particulier ceux qui se trouvent aux frontières extérieures de l'Union. L'Union européenne s'est fixé comme objectif à long terme de s'attaquer à ce problème, ce qui nécessite des instruments efficaces, même à court terme. Afin de trouver des solutions appropriées, une coopération plus étroite avec les pays voisins de l'Union européenne est indispensable, ainsi qu'avec les principaux pays d'origine de ce transit. L'immigration clandestine et le trafic d'êtres humains doivent être endigués.

À cet égard, la présidence hongroise accordera une attention particulière à la dimension extérieure de l'immigration, et notamment à une coopération efficace avec les pays tiers concernés, à des retours plus efficaces et à des solutions innovantes en matière de règles d'asile. En outre, lors du suivi de la mise en oeuvre des priorités annuelles du cycle de Schengen, nous avons l'intention de souligner l'importance de la protection des frontières extérieures et la nécessité de disposer de fonds européens à cette fin.

Outre le renforcement des partenariats stratégiques existants en Afrique du Nord, comme avec la Tunisie et l'Égypte, la présidence hongroise s'efforcera de promouvoir le développement de nouveaux accords globaux avec les pays de la région du Sahel, au sens large, y compris la Mauritanie, le Sénégal et le Tchad, en coopération avec la Commission européenne, tout en soulignant la nécessité d'un dialogue axé sur la sécurité avec d'autres acteurs régionaux clés, comme le Niger et la Libye.

La politique de cohésion fera l'objet de notre cinquième priorité. Pour assurer un développement harmonieux et équilibré dans l'Union, il est essentiel que l'Europe réduise les disparités régionales et garantisse la cohésion économique, sociale et territoriale. Une politique de cohésion bien structurée et équilibrée est l'instrument clé à cet égard. La politique de cohésion, en tant que principale politique d'investissement de l'Union européenne, s'est avérée efficace pendant des décennies pour atteindre les objectifs inscrits dans les traités. Néanmoins, selon le neuvième rapport sur la cohésion, plus d'un quart de la population de l'Union européenne vit dans des régions qui n'atteignent pas 75 % du niveau de développement moyen de l'Union.

La convergence de ces régions est non seulement cruciale pour exploiter pleinement le potentiel de compétitivité de l'Union européenne, mais elle est également essentielle au bon fonctionnement du marché unique. La Hongrie prévoit un débat stratégique de haut niveau sur l'avenir de la politique de cohésion, portant aussi sur son rôle dans la promotion de la compétitivité et de l'emploi, ainsi que pour relever les défis démographiques. Un rôle clé de la présidence hongroise sera également de contribuer à la préparation de propositions législatives en adoptant des conclusions du Conseil sur l'avenir de la politique de cohésion. L'évaluation à mi-parcours des programmes de cohésion aura lieu pendant la présidence hongroise. Les messages politiques issus de ce processus seront essentiels pour les négociations sur l'avenir de la politique de cohésion et son rôle dans le budget de l'Union européenne, au sein du cadre financier pluriannuel, qui débuteront au printemps 2025.

La sixième priorité est l'agriculture. Ces dernières années, l'agriculture a été confrontée à un certain nombre de défis importants et les agriculteurs de l'Union européenne ont dû faire face à des circonstances extraordinaires. Des conditions météorologiques exceptionnelles dues au changement climatique, l'augmentation du coût des intrants, l'accroissement des importations en provenance de pays tiers et des règles de production trop strictes ont considérablement réduit la compétitivité du secteur. L'accumulation de ces défis a conduit à une situation où les moyens de subsistance des agriculteurs européens sont menacés. Il est essentiel de considérer l'agriculture non pas comme une cause du changement climatique, mais comme une partie de la solution, et d'inciter les agriculteurs à adopter des pratiques de production plus durables. Une garantie à long terme de la souveraineté et de la sécurité alimentaire devrait faire partie de l'autonomie stratégique de l'Union européenne. Il est essentiel que l'Union européenne soit en mesure de fournir une alimentation saine à sa population et de maintenir son rôle dans l'alimentation du monde.

Ainsi, la présidence hongroise veillera à ce que le Conseil des ministres de l'agriculture de l'Union européenne fournisse des orientations politiques à la future Commission européenne sur les règles de la politique agricole de l'Union européenne après 2027. La priorité de cette présidence est de mettre en oeuvre une politique agricole européenne centrée sur l'agriculteur. Nous avons besoin d'une politique agricole européenne compétitive, résistante aux crises, durable, favorable aux agriculteurs et fondée sur la connaissance. La question du gaspillage alimentaire figurera aussi à notre agenda.

La septième et dernière grande priorité, c'est naturellement la question démographique. Le vieillissement accéléré des sociétés européennes, les systèmes de protection sociale non viables et les pénuries de main-d'oeuvre sont des défis de longue date qui s'amplifient dans toute l'Europe et qui doivent être traités de manière urgente et efficace. Le vieillissement de la société, la transition verte et numérique, l'exode rural, la pression croissante sur les ressources fiscales et l'évolution du monde du travail sont autant d'enjeux démographiques qu'il convient de mettre en lumière. Ces enjeux sont devenus de plus en plus importants pour la compétitivité de l'Union européenne et la viabilité des finances publiques. La présidence hongroise, respectant pleinement les compétences des États membres, souhaite attirer l'attention sur ces défis. La boîte à outils démographique de la Commission publiée en octobre 2023 constitue une bonne base pour cela. Par une approche horizontale, notre objectif est donc d'intégrer la réflexion liée aux défis démographiques dans tous les domaines, à tous les niveaux de l'Union européenne. La présidence prévoit d'organiser une conférence de haut niveau à Budapest sur la démographie. Nous suivrons cette initiative à Paris, à notre niveau.

Mesdames, messieurs les sénateurs, ce sont là nos sept priorités. Notre programme aborde naturellement d'autres sujets, comme la politique de l'espace, notamment ses aspects juridiques, le terrorisme, l'énergie, ou le problème de l'antisémitisme.

Pour conclure, permettez-moi d'attirer votre attention sur le logo officiel de notre présidence. Il représente un Rubik's cube. C'est une manière de saluer le 50e anniversaire de la création de cette invention hongroise emblématique, mais aussi de porter un message symbolique. Le cube de Rubik est composé de 27 petits cubes, ce qui peut en faire une représentation des 27 États membres de l'Union européenne, et illustre la complexité des questions européennes et l'ingéniosité nécessaire pour les résoudre. Dans cette optique, notre présidence vise à incarner l'esprit d'innovation et de résolution des problèmes. La présidence hongroise a pour objectif d'aborder les vrais problèmes de l'Europe avec de vraies solutions, en promouvant un dialogue ouvert et honnête, afin de parvenir à l'unité dans la diversité. Notre succès sera celui de l'Europe !

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour cette présentation détaillée. Je donne tout d'abord la parole à M. Claude Kern, président du groupe interparlementaire d'amitié France-Hongrie.

M. Claude Kern. - Merci, monsieur l'Ambassadeur, pour la présentation de ces sept priorités, et bravo pour le logo inspiré du Rubik's Cube : il fallait en avoir l'idée !

La Hongrie a déclaré au sein du Conseil « Justice et affaires intérieures » qu'il fallait renforcer la résilience de l'espace Schengen face aux crises. Elle réclame la finalisation du processus d'élargissement par la levée des frontières terrestres avec la Bulgarie et la Roumanie. Pensez-vous que ces pays y sont prêts ?

Sur l'élargissement, vous prônez une approche fondée sur le mérite. Pouvez-vous nous en dire plus ? Quelle est la position actuelle de la Hongrie sur les dernières prises de position, et même le rétropédalage, de la Géorgie ? Le Gouvernement géorgien actuel est-il encore sur la voie de l'adhésion, ou non ? Souhaite-t-il vraiment adhérer aux valeurs de l'Union européenne ?

Votre programme ne compte que quelques lignes à l'adresse du Conseil « Éducation, jeunesse, culture et sport », qui ne se réduit pas aux seuls médias audiovisuels.

M. Pascal Allizard. - Félicitations pour ce symbole sympathique qu'est le Rubik's Cube ; cependant, ne laissez pas les technocrates bruxellois vous imposer leur logiciel, faisons de la politique, c'est beaucoup plus important.

Je partage votre objectif d'une autonomie stratégique en matière agricole et d'une agriculture durable. Pensez-vous possible de sortir l'agriculture des accords de libre-échange ? Nous avons aussi un sujet en matière de lobbying, de taxinomie, de name and shame vis-à-vis de nos industries de défense : pouvez-vous vous y attaquer à l'échelle européenne ?

Mme Florence Blatrix Contat. - Vous évoquez le nouveau pacte européen de compétitivité, c'est essentiel. Comment assurer une concurrence équitable dans le secteur automobile, en particulier sur les voitures électriques, avec la Chine, pays qui subventionne massivement son industrie ? La Commission européenne, ce 12 juin, vient d'annoncer l'application de droits de douane supplémentaires sur ces véhicules électriques chinois, une décision qui a irrité Pékin. La Hongrie ayant, ces dernières années, renforcé ses échanges avec la Chine, en particulier sur les infrastructures, quelle stratégie propose-t-elle pour apporter une réponse européenne coordonnée et efficace aux pratiques commerciales déloyales de la Chine, en particulier dans le secteur automobile électrique, qui est appelé à se développer fortement ?

Le programme de la présidence hongroise, ensuite, inclut l'avancement des négociations sur les propositions législatives en cours en matière financière. Le programme de la présidence mentionne l'importance de l'euro numérique, mais sans précision ; la Hongrie ne faisant pas partie de la zone euro, l'euro numérique sera-t-il une priorité d'action pour votre présidence ? J'ai rédigé, avec Pascal Allizard, un rapport d'information sur le sujet, que vient d'adopter notre commission : nous en soulignons les enjeux en termes de souveraineté monétaire, de concurrence, mais aussi de complétude de notre législation financière. Comment la Hongrie envisage-t-elle d'avancer sur ce sujet ?

Enfin, comment voyez-vous l'avenir de l'union des marchés des capitaux ?

S. E. M. Georges Habsbourg-Lorraine. - Comme nous travaillons en équipe, au sein de l'ambassade, je demanderai à certains de mes collaborateurs ici présents d'apporter leurs éléments de réponse.

La Hongrie a un intérêt historique profond à ce que la Bulgarie et la Roumanie entrent dans l'espace Schengen. Les procédures sont très claires sur les prérequis, en particulier techniques, je le sais d'expérience pour avoir vécu l'intégration de la Hongrie. La Bulgarie et la Roumanie ont beaucoup travaillé dans ce sens. C'est dans notre intérêt qu'elles entrent dans l'espace Schengen : nous travaillerions alors mieux avec elles, surtout pour les minorités communes. Nous aurons encore la Serbie à notre frontière, il restera un travail important à conduire avec ce pays. J'espère que nous ferons bientôt ce pas historique consistant à intégrer la Roumanie et la Bulgarie dans l'espace Schengen.

Pourquoi mentionner le mérite à propos de l'élargissement ? Je parlerai ici encore d'expérience, de la période où la Hongrie était candidate à l'adhésion et où nous avons dû changer notre droit pour le rendre compatible avec les règles européennes. Je crois qu'il faut que les règles d'intégration européenne soient très claires, précises, et que le calendrier en dépende : c'est la meilleure façon pour que l'intégration ne soit pas une question seulement politique, avec ce que cela comporte d'aléa. Quand on fait des promesses irréalisables, on n'est pas rigoureux sur sa responsabilité ; il me semble donc plus correct d'annoncer très clairement les étapes à franchir pour intégrer l'UE. J'ai participé aux négociations pour l'intégration de la Hongrie : nous étions parfois plus avancés que d'autres pays, on nous avait promis une intégration pour 1998, puis pour 2000, puis pour 2002, mais cela n'a pas fonctionné puisqu'il fallait attendre d'autres pays et que l'intégration était d'abord une question politique. Quand on travaille et qu'on avance, sans être reconnu, cela crée un sentiment qu'il faudrait éviter de provoquer de nouveau chez ceux qui veulent entrer aujourd'hui dans l'Europe.

La Géorgie est un pays indépendant, démocratique, qui prend des décisions souveraines ; l'UE peut ne pas partager ces décisions, mais elle doit les respecter, la Géorgie est un pays démocratique et nous devons nous accommoder même de décisions qui ne nous plaisent pas. Je crois donc qu'il faut dire clairement les règles à suivre pour l'intégration à l'Europe, et respecter pleinement les décisions que les candidats prennent souverainement.

Sur l'agriculture, je cède la parole à notre spécialiste.

M. Péter Bartha, Conseiller chargé aux affaires agricoles et environnementales à l'Ambassade de Hongrie. - Nous sommes sur la même position que la France sur les traités de libre-échange : il faut de la réciprocité et des clauses miroirs dans les traités. Peut-on imaginer des traités sans l'agriculture ? C'est un objectif compliqué à atteindre, je crois qu'il faut commencer par demander de la réciprocité et voir comment les différentes parties remplissent les conditions du traité.

M. Balazs Gölöncser, conseiller économique à l'Ambassade de Hongrie. - Sur l'industrie automobile, les pays européens sont divisés, en particulier vis-à-vis de la protection de notre marché face à la concurrence chinoise. La présidence hongroise va tout mettre en oeuvre pour prioriser les questions de compétitivité européenne, dans une approche d'ensemble - je ne suis pas sûr que les mesures protectrices soient toujours les meilleures, il faudra probablement adapter certaines mesures -, et nous devrons aussi, en suivant nos objectifs de développement industriel, tenir compte des objectifs climatiques européens. Une réunion organisée par la présidence hongroise et l'Association européenne de l'industrie automobile se tiendra le 25 septembre à Bruxelles : ce sera l'occasion d'y travailler.

Le Conseil de l'Union européenne discute d'un certain nombre de paquets législatifs reflétant les défis et les opportunités de la numérisation. Le paquet sur la révision des services de paiement, l'accès aux données financières et l'euro numérique, est d'une importance particulière : il devra être examiné rapidement. D'autres volets sont très importants aussi, en particulier la fiscalité, car il y a de nouveaux besoins liés aux nouveaux modèles d'entreprise et aussi parce que la fiscalité est un outil pour renforcer la compétitivité des entreprises, aux côtés des outils que sont la numérisation, l'utilisation efficace de l'information et la simplification des procédures, donc une somme d'enjeux plus larges que l'euro numérique.

Enfin, il est dans notre intérêt commun de veiller à ce que les règles financières apportent une réponse claire aux défis de notre temps et continuent à garantir la stabilité financière. C'est pourquoi nous voulons faire avancer les négociations sur au moins quatre paquets législatifs en particulier. Je veux parler, au sein de l'Union bancaire, de la révision du cadre pour la gestion des crises et la garantie des dépôts ; sur ce dossier, nous espérons faire aboutir la négociation déjà longue avec le Parlement. Sur la stratégie d'investissement de détail, paquet qui a pour but de promouvoir les investissements privés, nous espérons des négociations en trilogue à la fin de notre présidence avec le Parlement. Nous sommes parfaitement conscients également de l'intérêt que la France porte à l'avenir de l'Union des marchés des capitaux. J'ai personnellement assisté tout récemment à une réunion à ce sujet à Bercy ; la Hongrie souhaite faciliter l'accès au financement aux petites et moyennes entreprises, mais aussi aux grands groupes, et réduire la charge administrative qui pèse sur ces entreprises. Je sais que la France a pris des initiatives, notamment au niveau des instituts financiers européens, pour que de nouveaux services financiers puissent également participer à cette union du marché des capitaux. Enfin, nous souhaitons soutenir la réflexion en cours sur la supervision intégrée des activités sur ces marchés des capitaux.

M. Michaël Weber. - Je me réjouis, Monsieur l'Ambassadeur, de votre attachement à la Lorraine et à Lunéville et Nancy en particulier.

La présidence hongroise annonce que ses priorités seront la compétitivité, la défense, l'élargissement et l'immigration illégale : est-ce à dire que les autres priorités seront éludées, en particulier les engagements de l'UE pour une transition énergétique juste, et pour la biodiversité ? Quel accueil la présidence hongroise fait-elle aux dix « tests verts » que le Bureau européen de l'environnement vient de lui adresser, et comment compte-t-elle avancer sur le pacte vert ? La période électorale que nous venons de vivre souligne l'importance du projet politique européen, de la vision qu'on déploie à l'échelle européenne, pour que nos compatriotes y voient leur intérêt et adhèrent au projet européen - et je me demande si les priorités définies par la présidence hongroise y suffisent : qu'en pensez-vous ?

Deuxième sujet, l'élargissement, et le lien que vous faites avec l'idée de mérite. Je pourrais comprendre qu'au moment de l'élargissement, on prenne en compte la cohérence culturelle, géographique, les valeurs démocratiques, mais je me demande quelle est la signification du mérite en l'occurrence, surtout en parlant des Balkans - on peut légitimement s'interroger par exemple sur la différence de traitement qui est faite, à l'aune de la démocratie, entre la Serbie et l'Ukraine. Le mérite technique, d'après ce que j'ai compris de votre propos, n'est pas du tout une garantie du partage des valeurs européennes. Il y a besoin d'un éclaircissement, et aussi sur la question de savoir si la Hongrie bloque un potentiel processus d'adhésion de l'Ukraine, du fait de ce préalable technique que vous mettez en avant.

M. Alain Cadec. - Je ne doute pas de la bonne volonté de la Hongrie, mais je m'interroge. Comment concilier les priorités apaisantes que vous nous présentez, et ce que dit le président Viktor Orban ? Son slogan quelque peu provocateur « Make Europe great again » rappelle ce qui se fait ailleurs, et le président Orban, s'il n'a pas tort en disant que les Européens veulent la paix, l'ordre et le développement, inquiète lorsqu'il ajoute qu'ils n'obtiennent de Bruxelles que la guerre, les migrations et la stagnation... J'ai connu, comme député européen, le Fidesz à Strasbourg, membre du PPE ; Viktor Orban évoque maintenant la création d'un nouveau groupe, les « Patriotes pour l'Europe » : comment s'articulent les propos du Premier ministre hongrois et ce que vous annoncez comme programme de la présidence hongroise du Conseil de l'UE ?

S. E. M. Georges Habsbourg-Lorraine. - Oui, je suis très attaché à la Lorraine, à Nancy en particulier, où je me rends dès que l'occasion se présente.

Merci de m'interroger sur le projet européen, parce qu'il me semble de la plus haute importance d'amener plus de nos compatriotes à mesurer ce que l'Europe leur apporte. J'ai été fasciné par la proposition du président Macron d'une conférence sur le futur de l'Union européenne, qui offrait une occasion forte pour parler d'Europe. On entend beaucoup de critiques sur l'Europe : il est vrai que les institutions européennes ont des défauts, qu'il faut faire des réformes, donc comprendre où l'on en est et débattre de ce qu'il faut faire ; malheureusement, les élections européennes, qui sont l'occasion de ce débat, se sont jouées surtout sur des questions de politique intérieure, les Européens y ont surtout exprimé leur opinion envers leur gouvernement national. Je viens d'une famille très européenne : mon père a travaillé toute sa vie sur des questions européennes et ce que j'ai appris de lui, c'est que le projet européen était d'abord motivé par des questions de sécurité et de stabilité, alors qu'aujourd'hui on parle surtout des questions économiques. Il faut revenir aux bases et parler des sujets européens, ou bien l'Europe ne peut pas se présenter positivement. Cette Europe a changé depuis quarante ou cinquante ans, et cela nécessite des réformes, sur lesquelles des politiciens prennent des positions - vous l'avez souligné, le président Viktor Orban critique l'UE, mais c'est pour changer ce qui ne va pas, débattre sur ce qu'on peut faire mieux. Notre intérêt immédiat, c'est de faire une présidence technique, avec des priorités dont l'urgence est claire - et c'est pourquoi, plutôt qu'un projet politique qui n'aurait pas été suffisamment débattu, nous avons positionné la compétitivité comme question principale, car elle participe des autres priorités, elle est décisive pour le développement économique de l'UE et le bien de tous, de même que pour la démographie, ou encore pour la cohésion entre territoires. Nous avons identifié les priorités de la présidence hongroise après des discussions avec les ONG, avec les pays membres, avec les institutions européennes, nous nous sommes organisés pour les mettre en oeuvre, - nous disposons désormais d'un ministère des affaires européennes dédié. Nous aurons quelque 1 600 réunions à conduire en un semestre, c'est assez complexe mais nous allons faire au mieux de ce que nous pourrons.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour votre présence et vos propos.

La réunion est close à 14 h 40.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible sur le site internet du Sénat.

Voisinage et élargissement - Déplacement d'une délégation du groupe interparlementaire d'amitié France-Balkans occidentaux en Bosnie-Herzégovine du 22 au 26 avril 2024 - Communication

M. Jean-François Rapin, président. - Marta de Cidrac va maintenant présenter le compte rendu du déplacement qu'elle a effectué en Bosnie-Herzégovine, en avril dernier, en qualité de présidente du groupe interparlementaire d'amitié France-Balkans occidentaux du Sénat ; Didier Mandelli, président délégué de ce groupe d'amitié pour la Bosnie-Herzégovine, y a aussi participé et je lui souhaite la bienvenue.

Le 21 mars dernier, le Conseil européen a décidé d'ouvrir les négociations d'adhésion à l'Union européenne avec la Bosnie-Herzégovine, laquelle s'était vu reconnaître le statut de pays candidat quinze mois plus tôt. Aussi le bureau de notre commission avait-il prévu qu'une délégation se rendrait en Bosnie-Herzégovine au cours de l'année. Toutefois, l'ordre du jour des travaux de notre commission étant particulièrement chargé, nous n'avons pu organiser un tel déplacement à cette heure. Nous sommes donc particulièrement intéressés de vous entendre.

Mme Marta de Cidrac, présidente du groupe interparlementaire d'amitié France-Balkans occidentaux. - Sous ma présidence, une délégation du groupe d'amitié France-Balkans occidentaux du Sénat, composée de Didier Mandelli, président délégué pour la Bosnie-Herzégovine, et de Laurence Harribey, présidente déléguée pour le Monténégro, s'est effectivement rendue en Bosnie-Herzégovine du 22 au 26 avril 2024.

À Sarajevo, à Banja Luka et à Mostar, nous avons rencontré les principaux responsables politiques, les représentants de la communauté internationale et plusieurs membres de la société civile. Tout au long de notre séjour, nous avons bénéficié de l'aide précieuse de l'ambassadeur de France en Bosnie-Herzégovine, François Delmas. Je l'en remercie.

Ce déplacement avait pour objectif de dresser un état des lieux de la situation en Bosnie-Herzégovine, près de trente ans après la signature des accords de Dayton-Paris. Nous souhaitions faire le point non seulement sur les tensions entre les différentes communautés dans le contexte de la guerre en Ukraine, mais aussi sur le processus de rapprochement avec l'Union européenne.

À la demande du président Rapin, je vous présenterai, en trois points, les principaux enseignements que nous avons retirés de notre déplacement : tout d'abord, je ferai l'état des lieux de la situation institutionnelle ; ensuite, je décrirai les tensions entre les différentes communautés ; enfin, j'évoquerai le rôle de l'Union européenne et de la France.

L'architecture institutionnelle de la Bosnie-Herzégovine est issue de la dislocation de la Yougoslavie et du conflit qui, entre 1992 et 1995, a déchiré le pays et a causé la mort d'environ 100 000 personnes. Ce conflit, rappelons-le, opposait les Serbes de Bosnie et de Serbie majoritairement orthodoxes aux Bosniaques musulmans et aux Croates traditionnellement catholiques, ces derniers s'étant parfois querellés entre eux.

La capitale, Sarajevo, a été assiégée pendant toute la guerre et porte toujours les stigmates des bombardements. Le massacre de la population bosniaque de Srebrenica en juillet 1995 par l'armée bosno-serbe a été qualifié de génocide par la Cour internationale de justice (CIJ) et le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY).

Après plus de trois ans de conflit, l'intervention de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) a contraint les belligérants à accepter un cessez-le-feu et à signer, en décembre 1995, les accords de paix de Dayton-Paris.

Au cours de notre déplacement, nous avons déposé une gerbe devant le monument dédié aux quatre-vingt-quatre soldats français tombés durant les opérations.

La Constitution de Bosnie-Herzégovine, qui n'est autre que l'annexe IV des accords de Dayton, institue un système politique particulièrement complexe qui s'efforce d'assurer un équilibre entre les trois peuples constitutifs : les Bosniaques musulmans, les Bosno-Serbes et les Bosno-Croates, qui représentent respectivement environ 50 %, 30 % et 15 % de la population.

Aujourd'hui, deux entités composent ce pays de 3,5 millions d'habitants : la Republika Srpska, à dominante serbe, et la fédération de Bosnie-Herzégovine, qui réunit Bosniaques musulmans et Croates.

Leurs frontières ont été définies en fonction des positions des belligérants au moment de la signature des accords de Dayton. Le texte prévoit la mise en place d'un État fédéral qui regroupe les deux entités et dont les compétences sont relativement limitées, l'essentiel du pouvoir étant décentralisé.

Le fonctionnement des deux entités n'est pas pour autant identique : la Republika Srpska est centralisée, tandis que la fédération croato-bosniaque est très décentralisée et divisée en dix cantons, notamment pour garantir la représentation des Croates, chaque canton disposant d'un gouvernement et d'un parlement. À l'échelon central, il existe une présidence collégiale tournante comprenant trois membres, un par peuple constitutif.

In fine, l'exercice du pouvoir en Bosnie-Herzégovine est fragmenté entre quatorze gouvernements, réunissant au total près de 180 ministres, ce qui rend d'autant plus difficile la prise de décision.

Combinée à des dispositions constitutionnelles garantissant à chacun des trois peuples constitutifs une capacité de blocage de toute décision jugée contraire à ses intérêts, une telle architecture institutionnelle aboutit à une paralysie de l'action politique.

La vie politique locale reflète d'ailleurs cet état d'esprit. Les trois peuples constitutifs restent divisés et poursuivent chacun leur agenda : les Bosniaques, majoritaires, cherchent à renforcer les institutions centrales, tandis que les Bosno-Serbes et les Bosno-Croates, chacun selon des modalités différentes, militent en sens inverse pour plus d'autonomie et expriment parfois des velléités sécessionnistes.

Les partis nationalistes dominent la vie politique et entretiennent une relation clientéliste dans leurs fiefs géographiques respectifs, où ils distribuent emplois publics, marchés et subventions.

Le souvenir de la guerre et la haine latente entre anciens belligérants fragilisent tout rapprochement. Ainsi, le projet de résolution de l'Assemblée générale des Nations unies relatif à la création d'une journée internationale de réflexion et de commémoration du génocide de Srebrenica est fortement contesté par les Serbes.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a, de son côté, remis en question le modèle institutionnel bosniaque au travers de l'arrêt Sedjiæ et Finci c. Bosnie-Herzégovine, rendu le 22 décembre 2009.

À l'heure actuelle, la Constitution du pays ne permet pas aux citoyens non membres des trois peuples constitutifs - Juifs ou Roms, par exemple - de se présenter aux élections centrales. Quatorze minorités se voient ainsi privées d'éligibilité. Pour autant, la mise en conformité de la Constitution avec cet arrêt ne semble pas une priorité, quand bien même elle détermine l'avenir européen du pays.

Au cours de notre visite, nous avons pu rencontrer les trois membres de la présidence collégiale. Ils ont chacun tenu un discours très nationaliste, à l'exception du représentant bosno-croate, qui a défendu une approche civique. Sachez que les Croates le considèrent comme illégitime, dès lors qu'il a été élu avec les voix des Bosniaques.

Une tutelle sur la Bosnie-Herzégovine a été créée sous la forme d'un haut représentant international chargé de surveiller la mise en oeuvre des accords de Dayton. Doté de pouvoirs importants, dits pouvoirs de Bonn, le haut représentant peut non seulement imposer des lois ou s'y opposer, en dépit des décisions prises par le Parlement élu, mais aussi destituer les responsables politiques locaux qui contreviendraient aux accords de paix.

Christian Schmidt, l'actuel haut représentant, semble avoir une conception très poussée de son rôle. Il a ainsi eu recours aux pouvoirs de Bonn pour annuler la loi électorale le jour même des élections. À l'évidence, sa présence dans le pays pose question : d'un côté, le haut représentant est un garant de la stabilité, mais, de l'autre, il constitue un facteur déresponsabilisant pour l'engagement des réformes.

Il existe bel et bien un consensus entre les parties en présence sur les insuffisances des institutions en place, mais chacune d'entre elles préfère assigner la responsabilité de l'échec à la communauté voisine.

J'en viens aux fortes tensions internes observées en Bosnie-Herzégovine, que la guerre en Ukraine a accentuées. La Bosnie-Herzégovine mène une politique étrangère largement rendue complexe par ses divisions internes.

La position du pays doit être en principe déterminée de façon consensuelle par la présidence tripartite. Pourtant, chacun des trois peuples constitutifs entretient des relations extérieures parallèles avec ses partenaires privilégiés : la Croatie pour les Bosno-Croates ; la Serbie et la Russie pour les Bosno-Serbes ; la Turquie pour les Bosniaques.

Ainsi, la Bosnie-Herzégovine n'a pas reconnu l'indépendance du Kosovo, en raison de l'hostilité des Bosno-Serbes.

Un consensus existe en faveur de l'intégration européenne, mais les Bosniaques restent divisés sur la question du rapprochement avec l'Otan. En effet, si les Bosniaques et les Bosno-Croates soutiennent l'adhésion à l'Alliance atlantique, les Bosno-Serbes y sont hostiles et plaident pour la neutralité.

Je le disais, la guerre en Ukraine a aggravé les tensions entre les trois communautés. Alors que les Bosniaques et Bosno-Croates prônent un alignement sur les positions de l'Union européenne, y compris en matière de sanctions, les Bosno-Serbes s'y opposent et continuent de ménager la Russie.

Le Président de la Republika Srpska, Milorad Dodik, que nous avons reçu au Sénat peu avant notre visite, tient un discours ouvertement sécessionniste et prorusse. Il a instauré un régime autoritaire et clientéliste et cultive des liens avec la Serbie et la Russie de Vladimir Poutine. Il conteste la légitimité du haut représentant, du fait qu'il n'a pas été désigné par le Conseil de sécurité des Nations unies, et celle de la Cour constitutionnelle, qui comprend des juges étrangers.

Placé sous sanctions américaines et poursuivi par le procureur général de Bosnie-Herzégovine, Milorad Dodik a agité à plusieurs reprises la menace d'un retrait des Bosno-Serbes des institutions de l'État, voire d'une sécession pacifique de la Republika Srpska du reste de la Bosnie-Herzégovine.

Cette crise a atteint son paroxysme lorsque, le 26 mars dernier, le haut représentant a utilisé les pouvoirs de Bonn pour modifier la loi électorale en vue de lutter contre la fraude. Le projet de résolution de l'Assemblée générale des Nations unies pour l'instauration d'une journée de commémoration du génocide de Srebrenica n'a pas arrangé les choses, car cela pourrait faire porter l'accusation d'une responsabilité sur l'ensemble des Serbes.

Comme nous avons pu le constater lors de notre entretien avec le maire croate de la ville de Mostar, les Bosno-Croates craignent d'être marginalisés par rapport aux Bosniaques musulmans. Certains revendiquent une plus grande autonomie, voire la création d'une troisième entité.

Dans ce contexte, faut-il craindre un regain de violence qui pourrait être attisé par la Russie, sans doute pour ouvrir un nouveau front, ce qui aurait pour effet de déstabiliser l'ensemble de la région des Balkans ?

Dans le cadre du volet militaire des accords de Dayton, l'Union européenne a succédé à l'Otan en assurant une présence militaire via l'opération Althea. Les effectifs, réduits de 7 000 à 600 soldats entre 2004 et 2012, ont été récemment accrus : on compte désormais 1 600 soldats, avec le renfort d'un bataillon français d'environ 250 soldats que nous avons rencontrés.

Le mandat de l'opération militaire est fixé par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, renouvelée chaque année à l'automne. Les effectifs seraient insuffisants pour faire face à d'éventuels affrontements armés, mais cette présence militaire remplit une fonction dissuasive.

Si les tensions politiques restent vives, nous avons le sentiment que la majorité de la population aspire à la paix et au développement économique. En effet, la Bosnie-Herzégovine demeure l'un des pays ayant le plus faible niveau de vie en Europe. En outre, elle subit une crise démographique en raison de la baisse de la natalité et d'une émigration massive, en particulier de la jeunesse.

Dans ce contexte, l'adhésion à l'Union européenne constitue l'un des rares objectifs communs partagés entre les trois communautés.

Je conclurai en évoquant le rôle de la France et de l'Union européenne. La perspective d'adhésion des pays des Balkans occidentaux a été reconnue dès 2000, sous présidence française de l'Union européenne. Alors que plusieurs pays issus de l'ex-Yougoslavie sont aujourd'hui membres de l'Union européenne, comme la Slovénie et la Croatie, ou engagés dans un processus de négociations, comme le Monténégro et la Serbie, la Bosnie-Herzégovine est longtemps restée en retrait. La principale raison tient au blocage des réformes résultant de la paralysie du système institutionnel.

En décembre 2022, le Conseil européen a accordé à la Bosnie-Herzégovine le statut de pays candidat et a approuvé, les 21 et 23 mars 2024, l'ouverture des négociations d'adhésion. Cette mesure, qui a été unanimement saluée en Bosnie-Herzégovine, constitue un clair signal d'encouragement aux dirigeants bosniaques à poursuivre les réformes nécessaires dans la voie vers l'adhésion, ainsi qu'un avertissement pour le maintien de l'unité et la stabilité du pays.

Elle signifie aussi la volonté de l'Union européenne de ne pas oublier les pays des Balkans occidentaux, dans le contexte de l'ouverture des négociations d'adhésion de l'Ukraine et de la Moldavie.

L'ouverture effective des négociations reste toutefois conditionnée à la mise en oeuvre de quatorze priorités clés. Définies par la Commission européenne en mai 2019, elles portent notamment sur le renforcement de l'État de droit et sur les réformes institutionnelles. Or la crise politique actuelle née de la multiplication des menaces sécessionnistes en Republika Srpska semble pour le moment bloquer le pays dans la réalisation des réformes nécessaires à la poursuite du processus.

Pour autant, notre délégation considère que l'Union européenne devrait continuer à encourager la Bosnie-Herzégovine à poursuivre ses efforts dans la voie du rapprochement avec l'Union européenne, car cela contribue à la stabilité du pays et de l'ensemble des Balkans.

Enfin, bien qu'elle ait joué un rôle majeur pour mettre un terme au conflit, la France n'occupe qu'une place réduite en matière économique ou d'influence politique, surtout par rapport à l'Allemagne.

Notre pays ne figure respectivement qu'aux quinzième et neuvième rangs en matière d'importations et d'exportations avec la Bosnie-Herzégovine. Nous nous plaçons ainsi loin derrière l'Allemagne, l'Autriche, l'Italie et la Turquie.

La Bosnie-Herzégovine dispose pourtant d'un potentiel important en matière de ressources naturelles - le lithium notamment -, de tourisme, d'infrastructures et de gestion de l'eau et des déchets. À cet égard, le déploiement prochain de l'Agence française de développement (AFD) pourrait contribuer à renforcer nos relations économiques.

Notre dispositif culturel s'appuie sur l'Institut français de Sarajevo et ses antennes de Mostar et Banja Luka, même si la place de la langue française est faible par rapport à l'anglais et à l'allemand. Notre pays pourrait faire davantage pour encourager la francophonie, en accordant plus de bourses aux étudiants.

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie de ce compte rendu, chère collègue. Force est de constater que de multiples conflits ont marqué l'histoire de ces nations.

M. Didier Mandelli, président délégué pour la Bosnie-Herzégovine. - La Bosnie-Herzégovine est un pays d'une grande complexité que nous avons découvert à l'occasion de notre déplacement. ; d'ailleurs, nous en sommes revenus sans être complètement éclairés.

Bien qu'ils aient été signés il y a bientôt trente ans, les accords de Dayton sont relativement récents à l'échelle de l'histoire... Le dernier ouvrage du général Lecointre, ancien chef d'état-major des armées, qui a dirigé nos soldats à Sarajevo, est riche d'enseignements : nous comprenons mieux pourquoi nous en sommes là aujourd'hui.

Il reste de l'espoir, notamment parce que le haut représentant à vocation à se retirer progressivement au fur et à mesure que le projet d'adhésion à l'Union européenne avance. Il faudra sans doute mener des négociations sur ce sujet au sein des Nations unies.

Comment constituer un seul pays à partir de trois entités distinctes qui possèdent chacune son drapeau et sa langue ? Voilà la vraie question qui se pose aujourd'hui.

Le processus d'adhésion à l'Union européenne est très vertueux. Les citoyens de Bosnie-Herzégovine montrent une vraie appétence pour l'Europe, notamment pour la France. Nous avons ainsi rencontré de jeunes viticulteurs formés à Bordeaux puis revenus dans leur pays pour y développer des activités. Dans ce contexte, la diplomatie française aurait intérêt à amplifier les relations avec la Bosnie-Herzégovine.

M. Claude Kern. - En ma qualité de membre de la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, je sais combien la Bosnie-Herzégovine est dans le collimateur : il suffit d'une étincelle pour que les conflits repartent. Ces sujets sont donc à surveiller de très près.

M. Pascal Allizard. - Ayant dirigé la mission d'observation de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) lors des élections de septembre 2022 en Bosnie-Herzégovine, je peux certifier que la présence du haut représentant est très mal vécue non seulement par les habitants et les dirigeants de Bosnie-Herzégovine, mais aussi par l'ensemble du réseau diplomatique local. Son intervention a été jugée contreproductive et complètement à rebours des aspirations du pays.

Depuis, les choses ont peu bougé. Toutefois, la jeunesse qui, après des études dans les pays de l'Union européenne ou aux États-Unis, revient au pays pour entreprendre donne l'espoir de voir un jour la Bosnie-Herzégovine décoller dans le bon sens. Il faut faire le pari de l'avenir à l'échelle européenne, sans quoi nous en serons toujours au même point dans vingt ans.

M. Michaël Weber- Les hauts représentants se succèdent en Bosnie-Herzégovine, où leur intervention renforce le sentiment d'une tutelle internationale. La perspective de leur retrait semble plutôt saine dans ce pays démocratique.

En Bosnie-Herzégovine, on voit bien que la religion divise plus qu'elle n'unit. Dans ce contexte, comment donner du sens à un destin commun ? Il est primordial de répondre à cette question si l'on souhaite voir un jour ce pays sortir de la situation complexe dans laquelle il se trouve.

M. Didier Mandelli, président délégué pour la Bosnie-Herzégovine. - En effet, il n'est pas simple de faire communauté tant les divisions existent en matière religieuse, économique et sociale. Sur quel dénominateur commun le pays peut-il prospérer ? Les interlocuteurs que nous avons rencontrés s'accordent tous à dire que le processus d'adhésion à l'Union européenne est une chance pour fédérer et construire.

Mme Marta de Cidrac, présidente du groupe interparlementaire d'amitié France-Balkans occidentaux. - Le consensus autour de l'adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l'Union européenne est clair. Nous, Européens convaincus, devons saisir cette chance et aider ce pays à nous rejoindre.

Parallèlement, plusieurs leviers peuvent être actionnés, comme l'AFD, qui bénéficie d'une implantation solide dans les Balkans. Nous avons un rôle économique à jouer ; il s'agit d'ancrer la population de Bosnie-Herzégovine autour de ses propres ressources. C'est un pari gagnant-gagnant à la fois pour les Français et les Européens, mais aussi pour les acteurs locaux.

M. Alain Cadec. - La Bosnie-Herzégovine souhaite intégrer l'Union européenne, mais ne nous faisons pas d'illusions : elle n'est pas près d'y arriver à court terme. Les accords de Dayton sont une bonne chose, mais ils ont été signés il y a presque trente ans. Depuis, les conflits ethniques et religieux prospèrent à tel point que les habitants du pays se haïssent toujours.

Avant que la Bosnie-Herzégovine gagne en stabilité, beaucoup d'eau aura coulé sous le vieux pont de Mostar ! Vous l'aurez compris : je suis très inquiet sur la situation du pays.

Mme Marta de Cidrac, présidente du groupe interparlementaire d'amitié France-Balkans occidentaux. - Il faut faire la part entre le discours politique des partis nationalistes et les opinions de la société civile.

Nous restons optimistes, car nous avons le sentiment que la population, qu'il s'agisse des Serbes, des Croates ou des Bosniaques, n'a absolument pas envie de se battre pour les motifs de dissension évoqués. L'animosité qui peut se manifester à l'échelon politique ne s'observe pas à l'échelle de la population.

Reste que ce pays demeure dans une situation complexe : c'est pourquoi nous devons l'arrimer à l'Union européenne. Toutefois, une adhésion rapide ne paraît pas envisageable car le pays n'est pas prêt.

Au demeurant, il existe en Bosnie-Herzégovine un islam séculaire qui pourrait disparaître en raison de l'importation d'un autre type d'islam. Aussi, méfions-nous des influences étrangères, notamment celle de la Russie, bien évidemment.

Plutôt que de choisir la politique de la chaise vide, efforçons-nous de trouver le dénominateur commun, aussi petit soit-il, qui permettra d'intégrer la Bosnie-Herzégovine à l'Union européenne. À cette fin, il nous faut agir au travers des volets culturel et économique et faire confiance à la jeunesse de ce pays.

Culture - Inscription des plages du Débarquement au patrimoine mondial de l'Unesco - Communication

M. Jean-François Rapin, président. - Pour conclure notre réunion, Catherine-Morin Desailly va présenter la candidature des plages du Débarquement de Normandie à l'inscription au patrimoine mondial de l'Unesco. La procédure, engagée il y a un certain nombre d'années, est relancée à l'occasion du 80ème anniversaire du Débarquement : nous allons réfléchir, grâce à notre collègue, aux actions à mener pour la faire aboutir et faire ainsi reconnaître l'importance historique et mémorielle de ces plages, devenues symbole des valeurs qui fondent notre continent.

Mme Catherine Morin-Desailly. - En effet, cette candidature n'intéresse pas seulement la région Normandie ; elle concerne la France entière et, au-delà, tous les pays qui sont attachés à défendre la paix et la liberté.

L'idée de patrimoine mondial remonte aux sept merveilles du monde antique, mais il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que la notion de patrimoine exceptionnel soit affirmée à l'échelle internationale via la création de l'Unesco.

Les valeurs de cette organisation, rattachée aux Nations unies, sont proclamées à l'article 1er de son acte constitutif : « [Elle] se propose de contribuer au maintien de la paix et de la sécurité en resserrant, par l'éducation, la science et la culture, la collaboration entre nations, afin d'assurer le respect universel de la justice, de la loi, des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion, que la Charte des Nations unies reconnaît à tous les peuples. »

La candidature pour l'inscription des plages du Débarquement de Normandie reflète pleinement ces valeurs.

La convention du patrimoine mondial de 1972 vise deux objectifs : d'une part, protéger la nature, les paysages, les sites culturels et les monuments ; d'autre part, assurer la conservation du patrimoine immatériel. La convention fixe également les droits et les devoirs des États signataires, notamment en ce qui concerne la gestion et la transmission des biens classés.

J'appelle votre attention sur la notion de valeur universelle exceptionnelle, définie pour chacun des biens inscrits. Elle « signifie une importance culturelle et ou naturelle tellement exceptionnelle qu'elle transcende les frontières nationales et qu'elle présente le même caractère inestimable pour les générations actuelles et futures de l'ensemble de l'humanité ». À cet égard, la protection permanente des plages du Débarquement revêt la plus haute importance pour la communauté internationale tout entière.

La candidature que je soumets à votre attention intègre la protection du paysage et des reliques du Débarquement sur 80 kilomètres de côte répartis entre le département du Calvados et celui de la Manche. Le périmètre de biens dont nous demandons l'inscription au patrimoine mondial comprend les cinq grandes plages du Débarquement - Utah Beach, Omaha Beach, Gold Beach, Juno Beach et Sword Beach -, mais aussi la pointe du Hoc, la batterie de Longues-sur-Mer et le port artificiel d'Arromanches-les-Bains.

Ces lieux sont déjà inscrits sur la liste indicative des biens que le comité français, au sein duquel j'ai l'honneur de siéger intuitu personæ, est chargé d'examiner après dépôt d'une demande par l'État, les collectivités locales ou les associations. Les biens concernés sont ensuite examinés par un comité mondial.

Le dossier a été déposé en 2008 par la région Basse-Normandie ; il a été repris en 2015 par la région Normandie. Étant présidente de la commission Culture, tourisme, patrimoine de l'exécutif régional, je me suis vue confier le pilotage de ce dossier.

Nous avons franchi les différentes étapes après plusieurs auditions. C'est un parcours du combattant, car il s'agit d'un dossier extrêmement complexe. De nombreuses recherches scientifiques et culturelles ont été menées par un comité international de scientifiques et d'experts.

En 2018, une fois passées ces étapes, la France a déposé la candidature d'inscription des plages du Débarquement au patrimoine mondial de l'Unesco. Il s'agit d'un bien particulier, qui va bien au-delà des paysages, des monuments et du patrimoine immatériel, puisqu'il concerne des sites de guerre d'un conflit récent. D'autres dossiers de candidature visant notamment les itinéraires de la Grande Guerre ou les sites du génocide au Rwanda ont également été déposés.

Face à des demandes concernant un nouveau type de bien, le comité mondial a décidé d'un moratoire, de façon à définir précisément les critères d'éligibilité et de conformité à la notion de valeur universelle exceptionnelle. En effet, tout site de conflit récent n'y répond pas forcément et ce peut être source de débats, voire de contestations.

La crise de la covid-19 a retardé ce processus, mais, en janvier 2023, les critères ont été fixés et portent sur la façon dont la gestion du bien, sa transmission et son interprétation contribuent à la mission de paix de l'Unesco.

Les sites de la Grande Guerre ont été inscrits au patrimoine de l'Unesco en 2023, puisque le dossier a été déposé avant. Le nôtre est en bonne voie : il est en phase d'actualisation pour se conformer aux principes directeurs émis par le comité mondial, même s'il s'inscrivait d'ores et déjà dans cet objectif de promotion des valeurs de paix et de liberté. Le paysage fait lui-même événement, quand on connaît l'histoire du Débarquement.

Nous travaillons avec les collectivités territoriales, le comité du Débarquement, toutes les associations parties prenantes, mais également des instances étrangères. La gestion des biens concerne en effet aussi les Américains, les Canadiens et les Britanniques.

Le dossier sera déposé en 2025 pour être étudié en 2026, année où les plages du Débarquement pourraient être inscrites au patrimoine mondial de l'Unesco.

Une telle démarche est importante. Nous avons vu l'émotion importante suscitée par les cérémonies du Débarquement dans le contexte de fragilisation de la paix que nous connaissons. Il faut rappeler que les hommes et les femmes qui ont contribué au débarquement, à la bataille de Normandie, puis à la libération de la France et de l'Europe, se sont battus pour des idéaux de paix et de liberté. La valeur universelle de cet événement est manifeste.

Je précise que, dans ce dossier, les Allemands sont partie prenante. La dimension de réconciliation est essentielle, notamment dans l'interprétation que l'on peut faire des reliques que l'on trouve.

Plus que jamais, à l'heure où la construction européenne est remise en cause, l'inscription des plages du Débarquement est importante : elle revêt un caractère encore plus symbolique.

Qui plus est, nous allons basculer dans l'histoire : l'âge des derniers vétérans fait que la transmission est finie. Il y a donc urgence à proposer une interprétation de cet événement, après avoir recueilli les témoignages de ces derniers témoins. Cela nous oblige à sanctuariser et valoriser ce site dans le cadre d'un plan de gestion partagée pour promouvoir plus encore le tourisme mémoriel en Normandie.

Le président de la région Normandie, dans la perspective du 80e anniversaire du Débarquement, a écrit au Président la République pour demander qu'un document commun soit signé par l'ensemble des quinze États-nations ayant participé au Débarquement. Cela n'a malheureusement pas abouti.

M. Jean-François Rapin, président. - J'ai tenu à ce que cette présentation ait lieu dans le cadre d'une réunion de la commission des affaires européennes, car on mesure bien la dimension européenne de cette démarche. Il est important de la soutenir.

M. Pascal Allizard. - Je remercie Catherine Morin-Desailly pour son implication. C'est une bonne chose que ce dossier avance, pas seulement parce qu'il engage la Normandie. Je n'ai pas de remarque particulière à formuler, sinon qu'il faut que le Sénat, en particulier la commission des affaires européennes, appuie cette demande.

Mme Christine Lavarde. - Comment a été défini ce périmètre ? Sur la carte qui nous est soumise, j'ai l'impression que certaines parties du littoral ont été retirées, notamment entre Ver-sur-Mer et Courseulles-sur-Mer, et que, à l'inverse, dans cette même zone, certaines terres ont été incluses.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Le périmètre défini est à la fois maritime, lié aux vestiges subaquatiques, et terrestre, et il existe sur le littoral une zone tampon, qui inclut les vestiges et les lieux du Débarquement.

En tout état de cause, il n'y a pas de discontinuité sur les 80 kilomètres de côtes. La carte qui vous a été transmise n'est sans doute pas assez précise.

M. Pascal Allizard. - Je n'ai aucune inquiétude au sujet du périmètre.

Catherine Morin-Desailly a insisté sur la nécessité d'associer les Allemands à cette démarche. Cela me semble une évidence.

Les cimetières militaires britannique et allemand qui sont situés à Saint-Désir-de-Lisieux, à 200 mètres l'un de l'autre, ne sont pas inclus dans le périmètre, qui concerne exclusivement les plages du Débarquement : ils sont pourtant extrêmement importants. Pendant des années, ils n'étaient pas reliés ; grâce à des fonds européens, c'est désormais chose faite. Je vous invite à vous y rendre, d'autant que les cimetières militaires allemands sont extrêmement impressionnants, à la fois dans leur conception et au regard de l'âge des soldats.

À Lisieux, un travail sur la réconciliation franco-allemande a donc été accompli avec des crédits européens. Tout cela doit être valorisé, car cela fait partie de l'environnement de cette opération de préservation.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Il existe un itinéraire culturel européen, reconnu par le Conseil de l'Europe : la Route de la Libération de l'Europe.

On le voit, plusieurs portes d'entrée sont possibles. Les cimetières ne sont pas dans la zone du Débarquement proprement dite, mais rien n'est oublié dans le tourisme de mémoire. Les associations sont très actives et y sont très attentives.

M. Jean-François Rapin, président. - Le soutien unanime de la commission des affaires européennes et l'intérêt qu'elle porte à ce projet pourraient se manifester au travers de trois courriers envoyés respectivement à Audrey Azoulay, directrice générale de l'Unesco, Yves Saint-Geours, président de la commission nationale française pour l'Unesco, et Jean-François Hébert, directeur général des patrimoines et de l'architecture au ministère de la culture. Nous pourrons également adresser un courrier au nouveau ministre de la culture quand il sera nommé.

Ce serait une pierre supplémentaire à l'édifice et pourrait accélérer la reconnaissance de ce site.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Le président du Sénat, qui a déjà soutenu la candidature de la baguette de pain française au patrimoine immatériel de l'Unesco, s'est saisi de ce dossier et m'a confirmé qu'il soutiendrait l'inscription des plages du Débarquement. Il a demandé à l'Assemblée nationale du Québec de prendre une délibération en ce sens.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous avons sans doute tenu aujourd'hui notre dernière réunion de commission, avant la reprise de la session de plein droit qui débutera le 18 juillet avec l'installation de la nouvelle Assemblée nationale.

La réunion est close à 15h35.