Mardi 4 juin 2024

- Présidence de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, et de Mme Elsa Schalck, vice-présidente de la délégation aux droits des femmes -

Table ronde sur la lutte contre les violences sexuelles et sexistes dans le cinéma

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Nous nous penchons aujourd'hui sur un sujet trop longtemps passé sous silence et dont on mesure, au fil des révélations, les dégâts qu'il a causés sur celles et ceux qui en ont été victimes. Il participe de la culture de l'impunité qui caractérise un secteur culturel prompt à se protéger des regards extérieurs au risque de sacrifier certains de ses acteurs ; je veux bien entendu parler des violences sexuelles et sexistes (VSS) dans le cinéma.

Le septième art est en effet entaché depuis plusieurs années par des révélations en cascade qui le fragilisent et créent un climat de défiance.

Il nous faut en convenir, sept ans après l'affaire Weinstein qui a lancé le mouvement #MeToo, beaucoup reste à faire, et il faut saluer ici le courage de celles qui ont parlé, mettant peut-être leur carrière en péril : elles ont parlé pour elles, mais également pour toutes celles qui ne se sont pas exprimées.

Je remercie donc la présidente de la délégation aux droits des femmes du Sénat, Dominique Vérien, d'avoir porté ce débat dans l'enceinte politique, avec l'audition de l'actrice Judith Godrèche qui avait eu un certain écho.

Je dois également mentionner les travaux de notre commission, notamment la proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France portée par Jérémy Bacchi, Sonia de la Provôté et Alexandra Borchio Fontimp, qui comporte un article sanctionnant les producteurs qui ne respecteraient pas leurs obligations en matière de prévention des violences sexuelles et sexistes. Nous aussi, comme législateurs, nous entendons et nous essayons de répondre.

Nous avons choisi de réunir les principaux acteurs concernés. Je remercie donc l'actrice Anna Mouglalis ; pour les associations de producteurs, Sidonie Dumas, présidente de l'Association des producteurs indépendants (API), Valérie Lépine-Karnik, déléguée générale de l'Union des producteurs de cinéma (UPC), et Florence Borelly, membre du bureau long métrage du Syndicat des producteurs indépendants (SPI) ; pour le Collectif 50/50, Clémentine Charlemaine, co-présidente, Sophie Lainé Diodovic, directrice de casting, et Marine Longuet, assistante-réalisatrice ; pour les directeurs de casting, M. David Bertrand, co-président de l'Association des responsables de distribution artistique ; et, enfin pour le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), son directeur général, M. Olivier Henrard.

Mme Elsa Schalck, vice-présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Merci pour ces mots d'introduction et pour cette initiative partagée. Je vous prie d'excuser notre présidente, Dominique Vérien, qui n'a pu se joindre à nous.

Vous l'avez souligné, nous vivons, je le crois, un moment de bascule, dans le milieu du cinéma français, mais aussi, je l'espère, dans notre société tout entière.

Vous l'avez rappelé, l'audition de Judith Godrèche par la délégation aux droits des femmes du Sénat, le 29 février dernier, quelques jours seulement après son intervention à la cérémonie des Césars, aura permis, en quelque sorte, de politiser son discours et sa démarche.

Elle avait non seulement témoigné de son cas personnel qui l'avait conduite à déposer plainte pour viol sur mineur de 15 ans, mais elle avait aussi, très justement, pointé le caractère systémique des violences sexistes et sexuelles dans le cinéma et la profonde vulnérabilité des enfants dans ce milieu qui, en l'absence d'un cadre juridique protecteur, peuvent être victimes de maltraitance.

Au sein d'une industrie qui a longtemps fermé les yeux sur les violences sexistes et sexuelles, qui a aussi invisibilisé la souffrance des enfants laissés seuls, sans encadrement, sans adulte référent et protecteur, nous estimons qu'il est temps de définir des règles et de poser des limites : celles du respect de la dignité humaine, celles de l'écoute de la parole des victimes, celles de la sanction des auteurs de violences et d'agressions.

Plus encore, il est temps d'agir, car, comme l'a dit très justement la comédienne et réalisatrice Anna Mouglalis, qui est avec nous aujourd'hui : « Les victimes n'ont pas besoin d'un confessionnal, elles ont besoin d'actes ! »

Des annonces ont été faites récemment par la ministre de la culture et nous nous en réjouissons, telles que la présence obligatoire d'un « responsable enfants » sur les tournages avec des mineurs, qui constitue une indéniable avancée en matière de protection de l'enfance.

Le secteur lui-même s'organise pour lutter plus efficacement contre les violences sexistes et sexuelles, avec, par exemple, la présence de coordinateurs d'intimité ou de référents harcèlement sur les tournages.

Plus globalement, une action collective doit être menée en concertation avec l'ensemble des représentants de la profession et les pouvoirs publics afin de s'attaquer à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes dans toute sa dimension systémique et politique.

Pour avancer sur ces sujets, nous avons choisi d'unir les compétences de la commission de la culture à celles de la délégation aux droits des femmes, et de donner la parole à un panel varié de représentantes et représentants de la profession.

Madame Mouglalis, nous vous savons très engagée sur ces sujets et à l'origine d'une tribune publiée dans Le Monde le 14 mai dernier, dénonçant le retard de la France dans la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.

Mme Anna Mouglalis, actrice et réalisatrice - Merci de votre invitation. Je viens d'abord en tant que citoyenne.

En tant qu'actrice, je puis dire qu'il y a peut-être encore plus de cas dans le milieu du cinéma, car on recherche chez les artistes-interprètes une forme de vulnérabilité charismatique, et on la trouve souvent chez des personnes qui ont déjà été victimes. Beaucoup de personnes sont à nouveau victimes dans le cinéma ; la porte d'entrée était de repérer cette vulnérabilité. C'est magnifique, la vulnérabilité. Mais elle ne doit pas entraîner une fascination pour les prédateurs. Le cinéma est un milieu extrêmement hiérarchisé, où règne l'omerta.

Je suis à l'initiative d'un rassemblement de beaucoup de femmes et d'hommes victimes de violences sexistes et sexuelles dans tous les milieux, et non pas spécifiquement dans le milieu du cinéma français. Ce milieu peine à prendre la parole ou à agir. Nous nous sommes rassemblés pour dire que ces violences existent dans toute la société, dans tous les milieux professionnels. La société et les médias s'affairent à les séparer pour en repérer la spécificité : le cinéma serait un milieu bizarre avec des gens qui ne font pas vraiment un métier ; le milieu politique rassemblerait des hommes de pouvoir, donc ce ne serait pas étonnant de devenir leur victime... Mais montrer les spécificités de chaque milieu, c'est ce qui permet, à chaque fois, de retomber dans le déni.

Des textes existent. La France a ratifié la convention de l'Organisation internationale du travail (OIT) de 2019 relative à l'élimination de la violence et du harcèlement dans le monde du travail, censée s'appliquer depuis 2021. Tout pourrait être mis en oeuvre pour sanctionner, ne pas écarter les personnes qui parlent, dans tous les milieux. Nous sommes face à un problème de santé publique.

Je trouve intéressant que ce sujet avance dans le secteur du cinéma : c'est un microcosme, où de nombreuses personnes ont accès à la parole et peuvent être médiatisées. Cela a du poids, et c'est formidable que Judith Godrèche et Adèle Haenel aient pris la parole, et qu'Isild Le Besco le fasse désormais. Mais tant qu'il n'y aura pas de volonté politique ni de politique publique sur le sujet... J'aimerais participer et agir, mais je ne vois pas encore comment.

Certes, des formations obligatoires vont être désormais dispensées pour le secteur du cinéma, et c'est très pertinent. Mais penser que les générations futures seraient plus aptes à lutter contre ces violences à partir du moment où c'est nous qui les éduquons, je n'y crois pas trop. On peut se former à n'importe quel âge. Ces formations permettront de découvrir de nombreuses choses.

Une fois que les faits de violence remonteront jusqu'au producteur, que fera-t-il de cette information ? Quels seront les aléas d'un producteur à l'autre ? J'imagine qu'il faudra une ligne d'écoute permanente au CNC pour proposer des protocoles. On ne peut pas dire qu'on ne sait pas. Une femme sur deux est victime de violences sexistes et sexuelles, une sur trois dans son travail - c'est colossal.

Lorsqu'on a accompagné le lobby automobile pour qu'il y ait moins de blessés et de morts sur les routes, on a mis en place la sécurité routière. De nombreuses mesures ont été prises, pas uniquement répressives, mais également préventives : permis de conduire, port obligatoire de la ceinture, limitation de la vitesse, interdiction de l'alcool... Ces actions ont eu des résultats. Ces mesures et ces formations doivent être prodiguées partout, et pas seulement dans le cinéma.

M. Olivier Henrard, directeur général du Centre national du cinéma et de l'image animée. - Le débat vient d'être posé avec le bon point de départ : il faut agir dans ce secteur comme dans tous les secteurs de l'économie. Dans le cinéma, la notoriété des personnes mises en cause a pour conséquence que la filière est objectivement plus observée. C'est parfois jugé comme inéquitable par les milliers d'entreprises et de professionnels responsables et irréprochables qui travaillent dans le secteur, mais c'est un fait. L'action collective, que tout le monde appelle de ses voeux, et que nous avons commencé à mener, devra être exemplaire, et non seulement aboutir à normaliser la filière. Notre filière doit être exemplaire.

Le CNC prendra toute sa part dans le mouvement. Il s'est déjà engagé, depuis environ cinq ans, dans le rôle qui est le sien. Je rappelle que le CNC n'est pas l'administration du travail. Il ne dispose d'aucune prérogative pour modifier le droit du travail, ni surtout pour contrôler son application. Le CNC n'est pas l'inspection du travail du cinéma. Il n'y a qu'une seule inspection du travail en France, pour toutes les entreprises. Le cinéma n'est pas une bulle et n'a aucun intérêt à en être une, à aucun égard. Pour autant, nous disposons d'outils d'incitation puissants pour agir sur le comportement des entreprises, notamment de deux leviers.

Le premier levier, ce sont les aides financières. En les conditionnant au respect de comportements, nous avons obtenu des résultats.

Le CNC est une administration de l'État. Nous entretenons des liens de travail très étroits et permanents avec tous les acteurs de la filière. Cela nous permet de jouer le rôle de maison commune de cette filière : un lieu d'échanges, d'orientation sur les sujets de toute nature, y compris ceux sur lesquels nous n'avons pas nécessairement de prise directe. Nous n'avons pas à nous substituer aux partenaires sociaux, mais nous pouvons les accompagner et faciliter leurs discussions. C'est le second levier sur lequel nous avons essayé de progresser.

Le point commun à ces deux axes, c'est le droit du travail. En vertu de l'article L. 1153-5 du code du travail, « l'employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement sexuel, d'y mettre un terme et de les sanctionner ». Cette obligation du chef d'entreprise vaut pour toutes les entreprises, du cinéma ou non. Pour renforcer l'effectivité de cette obligation, le 1er juin 2021, nous avons conditionné l'accès à toutes nos aides au respect de cette obligation par l'employeur. Pour anticiper cette échéance - 2020 était l'année du covid -, nous avons imposé à tous les responsables d'entreprise de suivre une formation de prévention et de lutte contre les violences, sauf à perdre l'accès aux aides du CNC. Nous avons formé 5 000 producteurs de cinéma, de l'audiovisuel et des jeux vidéo, et 1 200 exploitants de salles.

Pour consolider notre pratique de retrait des aides lorsque l'obligation de formation n'est pas respectée, le Gouvernement a approuvé l'amendement à la proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France, adoptée ici même le 14 février. La ministre soutient vivement l'inscription de cette proposition de loi à l'ordre du jour des travaux de l'Assemblée nationale. Nous espérons que ce sera fait dans les meilleurs délais.

Cet été, nous franchirons deux étapes supplémentaires. D'abord, nous imposerons la formation de la totalité de l'équipe de tournage sous peine de retrait de nos aides. Actuellement, seul le chef d'entreprise est soumis à cette obligation. Nous toucherons toutes les personnes potentiellement concernées, à savoir les potentielles victimes et les potentiels agresseurs. Nous venons de finaliser avec les partenaires sociaux la concertation pour définir le contenu de la formation et les modalités de sa dispensation. Le marché de formation est sur le point d'être notifié, et les formations seront opérationnelles dès le 1er septembre 2024. Elles seront intégralement financées par l'assurance formation des activités du spectacle (Afdas), partenaire que je remercie vivement.

La deuxième étape concernera spécifiquement la protection des mineurs sur les tournages, sujet particulier qui a été identifié. Conformément à l'annonce de la ministre en mars dernier, le conseil d'administration du CNC votera le 27 juin prochain l'obligation de recourir à un responsable enfant sur les tournages, sous peine de se voir retirer l'accès aux aides du CNC. Cette mesure aura un effet immédiat, dès la délibération exécutoire, un mois après son vote.

Les aides du CNC sont un levier indirect. La relation de travail, au premier chef, concerne les partenaires sociaux. Nous ne pouvons pas nous substituer à eux, mais nous les accompagnons et les encourageons. Il faut saluer le travail en un temps record qui a abouti à la signature, à Cannes, le 17 mai dernier, de deux avenants à la convention collective nationale du cinéma. Je laisserai les signataires, présents autour de la table, détailler la liste des avancées - elle est assez impressionnante. Le recours au responsable enfant est devenu une obligation en droit du travail depuis le 1er juin. Le recours au coordinateur d'intimité est désormais fortement incité. La convention collective prévoit maintenant une clause contractuelle type à insérer dans tous les contrats d'artistes qui vont jouer des scènes d'intimité ou à caractère sexuel. Lors des castings, les mineurs sont obligés d'être accompagnés par un adulte référent, et certaines scènes sont encadrées : prohibition de scènes de casting dans certains lieux, prohibition de certains types de scènes, notamment des scènes d'intimité ou à caractère sexuel. C'est désormais interdit dans les castings par le droit du travail. Les signataires en parleront mieux que moi. L'association des directeur.rice.s de casting (Arda) travaille à une charte de bonnes pratiques. Le travail de coordinateur d'intimité fait l'objet d'une fiche métier élaborée par les partenaires sociaux. Elle permettra, à l'horizon 2025, de mettre en place une formation certifiante pour développer considérablement le recrutement de cette spécialité.

Je souligne la complémentarité de l'action entre les pouvoirs publics, l'Afdas, Audiens et les partenaires sociaux sur ces sujets. Cela témoigne de la profonde prise de conscience et de l'efficacité de la réponse.

À Cannes, j'ai rencontré les 36 CNC des pays membres du Conseil de l'Europe. Et j'ai été frappé de voir le caractère unique du cadre que nous avons réussi à mettre en place. Désormais, je suis assailli de demandes de stages au CNC ou de demandes d'expertise dans différents pays européens pour exporter ce que nous avons réussi ensemble à mettre au point ces derniers mois.

Mme Clémentine Charlemaine, co-présidente du Collectif 50/50. - Nous sommes ici trois représentantes du conseil d'administration du Collectif 50/50, créé en 2018 dans la foulée du premier mouvement #MeToo, avec un manifeste qui proclamait : « Nous pensons qu'il faut questionner la répartition du pouvoir. [...] Nous pensons que la diversité change en profondeur les représentations. Nous pensons qu'il faut saisir cette opportunité de travailler à l'égalité et la diversité parce que nous avons la certitude qu'ouvrir le champ du pouvoir favorisera en profondeur le renouvellement de la création. » Cette base permet de nourrir nos réflexions.

Notre collectif rassemble plus de 1 000 adhérents et adhérentes, avec une diversité de profils. Notre conseil d'administration est composé de quatorze membres, et notre équipe salariée de quatre personnes.

Nos actions sont réparties en quatre axes principaux. Nous produisons des études chiffrées pour établir un état des lieux en matière de parité et de diversité, levier d'action pour objectiver les données pour arrêter d'en faire des perceptions, et les transformer en informations.

Nous élaborons avec les pouvoirs publics des mesures concrètes. Nous avons accompagné la création du bonus parité avec le CNC en 2019, et avons contribué à faire en sorte que la formation en matière de violences sexistes et sexuelles, étendue à toutes les professions, se mette en place, comme la première formation de trois heures, destinée à l'ensemble des gérants et gérantes d'entreprises de production, de distribution et d'exploitation. Nous avons travaillé avec le CNC et le ministère de la culture.

Nous avons réalisé un travail de sensibilisation de toute l'industrie : syndicats professionnels, festivals, entreprises de cinéma, de l'audiovisuel, institutions, personnes non syndiquées et rencontrées sur le terrain... Nous essayons de créer des outils concrets mis à la disposition des professionnels pour changer leurs pratiques en matière de parité, d'inclusion et de lutte contre les violences.

Le sujet des violences sexuelles et sexistes n'était pas inscrit dans l'intention initiale du collectif. Mais il s'est imposé et prend énormément de place - beaucoup plus que nous le souhaitions. Initialement, notre passion, c'est le cinéma, pas les violences sexistes et sexuelles. Nous avons dû nous emparer de ces questions, très importantes, mais avons vocation à nous dissoudre quand nous serons obsolètes. Je suis ravie de m'engager pour cette cause, mais je suis capable de faire autre chose de mon temps libre, comme de regarder des films réalisés dans de bonnes conditions !

En 2020, le collectif a organisé les états généraux de lutte et de prévention des violences sexistes et sexuelles et a publié un Livre blanc. Nous avons participé à la rédaction du kit de prévention des violences sexistes et sexuelles avec les syndicats de salariés et de producteurs et le comité central d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail de la production audiovisuelle (CCHSCT-PAV). Nous appelons l'ensemble des personnes composant l'industrie du cinéma à se responsabiliser. Nous essayons de garder ce cap, même si nous attendons des institutions et des pouvoirs publics un cadre, nécessaire. Un festival ne peut pas nous dire qu'il n'est pas responsable de violences commises en marge de ses activités ; ce n'est pas une réponse. Chaque personne, à chaque étape, doit se responsabiliser.

Au sein de notre conseil d'administration, un distributeur de films a imposé des coordinateurs d'intimité en cas de scènes d'intimité. En tant que distributeur, il aurait pu se dire que cela relevait de la responsabilité des autres.

Dans le cinéma, il y a des moments isolants, d'autres de grande collégialité. Se posent des problèmes de hiérarchie et de pouvoir, comme l'expliquait Anna Mouglalis, qui sont présents tout au long de la fabrication des films et qu'on ne peut pas dissocier des violences.

Notre collectif est sollicité par les professionnels, mais nous ne sommes pas une cellule d'écoute ni des lanceuses d'alertes. Nous redirigeons les signalements vers les instances compétentes. Notre but est que les pratiques changent.

Les enjeux de violences sont intrinsèquement liés au pouvoir. Ce qui nous a amenés toutes et tous vers le cinéma, c'est la passion. Pour certains, cette passion devrait être totale : nous devrions tout oublier au service d'un projet. Au nom de l'art, certains ont tendance à excuser des comportements abusifs.

Je viens du monde de la production. J'ai entendu autrefois des réalisateurs se dire entre eux, en parlant de tournages violents : ce sont les films qui restent. J'espère qu'on ne dit plus cela. Peut-être que les films restent, mais des vies ont été brisées : des victimes ont souffert de stress post-traumatique très longtemps. Dans le cas auquel je pense, il y a eu des gens détruits.

Par ailleurs, n'oublions pas que les amis des uns sont les abuseurs des autres. Les abuseurs ne le sont pas tout le temps. Ils peuvent être sympathiques avec une personne, et avoir une relation d'emprise ou être violents avec une autre. N'ayons pas en tête que seuls des monstres seraient concernés. Mettons fin à la confusion entre liberté de création et liberté d'abuser.

Il faut aussi mentionner le rôle de la consommation de substances psychoactives. Le cinéma a une culture de la fête. Celles-ci peuvent être très joyeuses, mais ont parfois des à-côtés violents. L'idée n'est pas d'abolir les fêtes, mais de tracer des limites. La responsabilité d'une production est engagée en cas de débordements lors d'une fête de tournage.

Mme Marine Longuet, assistante-réalisatrice. - Je suis assistante-réalisatrice, mais aussi responsable enfants.

Les violences n'étaient pas invisibles : on en a vu beaucoup ! Une violence indicible. Il ne faut pas croire que personne n'a voulu agir ; c'est plutôt que les outils manquaient. Il y a eu des tentatives, des révoltes ; maintenant, grâce aux outils de notre collectif, il y aura des résultats.

Anna Mouglalis a raison : c'est une question de santé publique. Si le cinéma va mal, c'est que la société va mal. Arrêtons de dire que le cinéma est illisible ou qu'il a des pratiques particulières. C'est un territoire où certains croient que les lois ne sont pas applicables. Je voudrais que les lois de la République soient appliquées partout : dans les loges, les camions de régie, les castings, les festivals...

Mme Clémentine Charlemaine. - Permettez-moi de pointer un élément problématique : l'inspection du travail est organisée par secteurs géographiques. Les particularités du cinéma, avec des tournages dans de multiples régions, rendent son action compliquée. Il faudrait réformer cela.

Mme Sophie Lainé Diodovic, directrice de casting. - Nous aimerions qu'un référent anti-harcèlement externe existe pour soutenir les personnes qui s'impliquent dans les équipes, qui soit apte à mener des enquêtes si besoin et qui soit un soutien à la fois pour la production et les salariés.

Mme Florence Borelly, membre du bureau long métrage du syndicat des producteurs indépendants. - Je suis productrice de films parce que j'aime le cinéma. Mais je suis aussi employeur, donc responsable. Lorsque nous avons suivi la formation de trois heures au CNC, nous avons appris des choses.

Par exemple, en tant qu'employeurs des techniciens sur les tournages - considérés comme étant en mission -, nous sommes responsables de leur santé et de leur sécurité non seulement pendant le travail, mais aussi le soir et le week-end. Nous ne le savions pas.

Nous avons tous envie que les choses changent. Aucun producteur ne souhaite que des actes moralement inacceptables soient commis sur son film. Ce serait une erreur de croire que les producteurs ne pensent qu'à la garantie de bonne fin du film.

Désormais, tout producteur ou toute productrice peut se procurer par le biais du collectif 50/50 le kit dédié à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, qui présente des fiches selon les situations.

Depuis 2020, avec la Fédération des entreprises du spectacle, nous avons monté une cellule d'écoute psychologique pour les victimes chez notre prestataire de retraites Audiens.

L'Afdas a mis en place des formations pour les techniciens, les intermittents et les permanents, pour les encadrants. Moi, par exemple, j'ai complété ma formation au CNC par une autre formation de trois jours. C'est indispensable. Les jeunes générations - j'ai des enfants jeunes adultes - sont très impliquées dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Pour eux, les films avec des problèmes de VSS sont mort-nés : ils n'iront pas les voir. Un producteur ne travaille pas des années avec des équipes très compétentes et motivées sur un film si celui-ci, finalement, ne doit jamais atteindre son public.

En 2022, nous avons publié le kit avec le CCHSCT. Nous travaillons de manière paritaire avec des organisations de salariés. Les avenants que nous avons signés le 17 mai concernent les mineurs, les VSS, les référents et les coordinateurs d'intimité. C'est une révolution en cours. Nous avons tous et toutes intérêt à ce que cela fonctionne.

Mme Valérie Lépine-Karnik, déléguée générale de l'Union des producteurs de cinéma. - Le président de l'UPC, Marc Missonnier, a produit un film intitulé Le consentement. Nous avons souhaité prendre la parole toutes les trois pour exposer le travail de fond de nos trois syndicats qui représentent 700 producteurs.

Il est heureux d'avoir des chambres d'écho pour rendre plus efficaces les mesures que nous prenons. Nous effectuons un travail paritaire important, en négociant avec les syndicats de salariés. Nous saluons tous l'accompagnement par le CNC, qui passe par la formation, notamment des producteurs, et bientôt des artistes et techniciens. Il y a une formation théorique, mais aussi désormais, à chaque tournage, une session sur mesure de deux heures environ qui sensibilisera l'équipe sur les spécificités du film, avec l'accompagnement de l'Afdas.

L'un des avenants signés à Cannes porte sur l'accompagnement des enfants. Rappelons que nous ne partons pas de rien dans ce domaine : la France est très protectrice des enfants, s'agissant du temps de travail et de l'accompagnement sur les tournages. En général, le producteur est présent à côté de l'enfant. Avec l'avenant, cela devient obligatoire jusqu'à ses seize ans.

Le CCHSCT est une spécificité à laquelle nous tenons beaucoup. Son préventeur et sa préventrice n'étaient ni sensibilisés ni formés aux violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS) - ils le sont désormais. Nous voulons renforcer cet accompagnement par cette instance. Nous travaillons en responsabilité et sommes tous désireux de voir la situation s'améliorer.

La commission des enfants du spectacle, qui autorise les tournages, dispose depuis peu d'une plateforme en ligne pour gérer l'ensemble des autorisations de manière fluide : celle d'Île-de-France doit traiter 4 200 autorisations ! Nous avons entendu qu'elle pourrait disparaître, faute de moyens : c'est un peu contre-intuitif !

Mme Florence Borelly. - Les conditions de travail sont réglementées pour les enfants de moins de 16 ans au cinéma ou dans la publicité. Aucun enfant ne peut être engagé sans l'autorisation du préfet après instruction par une commission où siègent un juge pour enfants, un médecin, un représentant de l'Éducation nationale... C'est un dossier très lourd, et si votre scénario comporte une scène qui pose problème, la commission vous demande de la changer. Cela a été le cas d'un de mes films où le scénario prévoyait qu'un enfant coure sur le toit d'un immeuble... On l'a fait courir sur un balcon.

Dans ces conditions, me direz-vous, où est le problème ? Il vient du manque de contrôle. On dépose des dossiers avec des plans de travail, mais sont-ils respectés ? Beaucoup de producteurs font très bien leur travail, mais il y a aussi des brebis galeuses qu'il faut sanctionner. Pour cela, il faut contrôler les tournages. Qui s'en charge ? Les inspecteurs du travail. Encore faudrait-il qu'il y en ait ! Si l'on réduit leur nombre et que l'on supprime la plateforme, cela posera un problème de santé publique, comme l'a dit Anna Mouglalis. L'État doit mettre les moyens nécessaires pour assurer le contrôle du respect des règles et des conventions collectives.

Mme Sidonie Dumas, présidente de l'Association des producteurs indépendants. - Anna Mouglalis a raison, c'est un problème de société. Le cinéma montre qu'il est capable d'être réactif. Nous avons conscience des problèmes. Cheffe d'entreprise, je suis parfois effarée de voir ce qui se passe. Qu'on touche à des enfants, à des gens sensibles, c'est inacceptable ! Nous en prenons la mesure ; ce qui vient d'être dit le montre. Nous sommes unis pour faire encore mieux.

M. David Bertrand, co-président de l'Association des directeurs et directrices de casting. - Le cinéma est une passion. Nous sommes ici aujourd'hui parce que nous rejetons un système oppresseur qui nous a fait du mal. En voulant remettre les structures de ce système en question, nous constatons malheureusement qu'elles sont solides, car ancrées dans une culture profondément patriarcale.

Il est normal que nous, gens du spectacle, soyons les premiers à parler et à faire le ménage. Une énorme souffrance est là, sous nos yeux. Une énième prise de parole a enfin été mieux entendue que de très nombreuses précédentes - et j'en remercie Judith Godrèche. Je n'oublie pas les hommes, pour qui il peut être difficile de dire qu'ils sont victimes. J'espère qu'ils pourront prendre exemple sur les femmes.

Il n'existe pas de formation pour devenir directeur de casting. Nous avons donc considéré qu'il fallait un cadre déontologique. Lors d'un entretien pour un emploi, les candidats ne sont pas déclarés. Nous ne sommes pas des directeurs des ressources humaines (DRH) : nous ne recrutons pas en fonction de diplômes, mais par rapport à ce que la personne dégage et aux besoins du scénario ; avoir fait le conservatoire ne change rien. Cela ouvre la porte à la subjectivité. D'où cette première charte déontologique, à la naissance de l'Arda le 25 octobre 2001, pour définir ce métier qui a longtemps été pratiqué par d'autres professionnels : premier assistant-réalisateur, régisseur, repéreur de décors... Depuis le 1er janvier 2012, nous existons dans les conventions collectives. Nous avons tous senti la nécessité de fixer un cadre.

Autre spécificité : nous employons des enfants, alors que le travail des enfants est interdit en général ; il faut donc que ceux qui recrutent des enfants se dotent d'une déontologie.

Nous sommes sans cesse dans une forme d'ambiguïté. Notre métier participe d'une industrie, grâce au choix politique qui a été fait de protéger le cinéma et de faire travailler pour lui beaucoup de monde, avec 300 productions de films par an et autant de téléfilms... Nous savons ce qu'est un acteur ou une actrice.

Aujourd'hui, nous avons les outils pour agir, mais nous constatons une extrême résistance, tous les jours. Nous n'en voulons plus. La parole des femmes, nous devons l'entendre sans résistance, avec toute l'empathie nécessaire, afin de changer la structure même du pouvoir. Je voudrais que chacun - producteur, réalisateur - ne prenne pas cela à la légère. Cela nécessite un peu de violence pour se remettre en question. Nous sommes venus, car nous pensons que vous pouvez nous aider à passer dans un autre monde. Si nous voyons qu'il est nécessaire que les responsables enfants ou les référents VSS dépendent de la direction régionale et interdépartementale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Drieets) ou du CCHSCT, nous sommes prêts à participer financièrement ! C'est pour protéger le cinéma.

Les agents de la Drieets ne sont pas assez formés. Je ne veux pas les mettre à l'index, mais il a fallu leur dire ce qu'étaient les VHSS. Il faut des moyens. J'espère que vous pourrez nous aider dans ce sens.

Mme Elsa Schalck, vice-présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - C'est tout l'intérêt de cette table ronde : écouter votre vision, mais aussi faire émerger des propositions.

Mme Anna Mouglalis. - Il y a une spécificité dans le cinéma qui vaut pour les enfants, mais aussi pour les adultes : lorsqu'en théorie la journée devrait s'arrêter, car tout le monde a fait son quota d'heures, si l'on veut ce fameux plan sur le toit au coucher du soleil, tout le monde accepte de prolonger la journée pour le tourner.

Il faut donc des formations collectives qui concernent tout le monde, des techniciens aux acteurs, pour que tous soient à l'affût des situations abusives. C'est bien qu'il y ait des coordinateurs intimité, des coachs enfants, mais à condition que ces derniers ne soient pas, comme dans le sport, les premiers agresseurs...

Mme Marine Longuet. - D'où la nécessité de définir le poste avec beaucoup de précision. Les abus viennent souvent de l'obligation de bonne fin, de l'obligation de terminer le film.

Le cinéma est une organisation pyramidale ; il faut que le haut de la pyramide discute avec le bas. C'est ce qui est en train de se passer dans le cinéma, mais il faut s'assurer que tout le monde a bien compris. Il faut également s'assurer que tout fonctionne comme on l'a décidé ; or aujourd'hui, on peut se rendre compte que le médecin de la Drieets n'est pas là parce que son poste a été supprimé...

Mme Clémentine Charlemaine. - Les représentantes des producteurs nous disent qu'il y a parmi eux des gens de bonne volonté ; c'est vrai concernant celles qui sont présentes ici ! Je suis d'accord avec l'idée d'une responsabilité collective à prendre. C'est une bonne idée d'étendre ces formations : elles existent, elles sont gratuites, mais elles ne sont suivies que par des gens extrêmement motivés... Nous sommes ravies qu'elles soient rendues obligatoires : même les réticents devront les suivre. Vous, productrices présentes ce soir, vous représentez un réel engagement, mais nous devons rappeler que ce n'est pas le cas de toute l'industrie.

M. Jérémy Bacchi. - Merci de vos témoignages et de votre engagement contre les violences sexistes et sexuelles ; merci de participer, ici encore, à cette libération de la parole. Comme vous, j'estime que le cinéma n'est pas en dehors de la société, même si l'on parle peut-être davantage des VSS dans ce secteur. Plutôt que de le regretter, je pense que le cinéma, art le plus populaire dans notre pays, peut jouer un rôle d'exemple, afin qu'il ne soit plus le symbole d'un certain entre-soi : si ce secteur peut arriver à surmonter ces problèmes, quel autre ne le pourrait pas ?

La commission de la culture a adopté un amendement à la proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France pour imposer le remboursement des aides perçues en cas de manquement avéré à la lutte contre les VSS sur les lieux de tournage. Y voyez-vous un début de réponse ? Manque-t-il encore d'autres outils ?

Monsieur Henrard, disposeriez-vous d'informations quant à la date d'examen de cette proposition de loi par l'Assemblée nationale ? Ce texte aborde bien des enjeux cruciaux pour cette filière, au-delà du sujet qui nous occupe aujourd'hui.

Enfin, j'ai bien noté vos propos concernant les moyens octroyés au contrôle, notamment par l'inspection du travail.

Mme Annick Billon. - Je me réjouis de la tenue de cette table ronde, après la libération de la parole symbolisée par l'audition de Judith Godrèche, et vous remercie de toutes les informations que vous avez déjà pu nous donner.

Une tribune signée par 100 personnalités a été publiée dans Le Monde, appelant à une grande loi de lutte contre les VSS. Cette tribune appelle notamment à une redéfinition du viol qui intégrerait mieux le consentement, ainsi qu'à consacrer des moyens importants à cette lutte. Les VSS doivent-elles, dans cet esprit, être traitées dans le cinéma de la même manière que dans d'autres métiers, ou dans la société en général ?

Le collectif 50/50 bataille à juste titre pour l'égalité dans le cinéma, ce qui ne peut que contribuer à rendre la société plus sûre et à diminuer la prégnance des VSS. Monsieur Henrard, quelles contraintes imposez-vous en matière de représentation des femmes dans les instantes dirigeantes du cinéma français ? Dans le secteur du sport, nombre de fédérations imposent une représentation équilibrée. Des outils similaires existent-ils pour le monde du cinéma ?

Vous avez beaucoup parlé de formation ; celle-ci est à la base de toute lutte contre les VSS. Pour avoir, en tant que présidente de la délégation aux droits des femmes, conduit un travail sur l'industrie pornographique, qui a abouti au rapport d'information intitulé Porno : l'enfer du décor, j'ai pu constater les conséquences d'un déficit d'éducation à la sexualité, à la vie affective et au sexisme. On parle de responsables de l'accompagnement des enfants sur les tournages, mais des précautions sont-elles prises quant à leur intégrité et leur moralité ? Le fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (Fijais) est-il consulté avant leur recrutement ? Qui procède à ce contrôle, de quelle manière, et à quelle fréquence ?

Pour lutter contre les VSS, il faut connaître l'ampleur du problème, donc disposer de données chiffrées. En avez-vous ? Qui procède à ces études et qui les finance ? Concernant le repérage de ces violences, vous nous avez présenté un kit spécifique. Il existe, par ailleurs, le « violentomètre » qui permet de déterminer si l'on est soi-même victime de violences. Faut-il un outil spécifique pour chaque métier ? Ensuite, comment aider les victimes à se reconstruire et comment éviter leur mise à l'écart ? A-t-on une idée du nombre de victimes, par sexe ? On parle de coordinateurs d'intimité, mais notre travail sur la pornographie a montré que ces outils peuvent n'avoir que peu d'effets sans contrôle ni sanctions.

M. Martin Lévrier. - Merci des informations que vous nous donnez, mais surtout des actions que vous entreprenez, qui ont déjà leur efficacité. Quand on parle du cinéma, cela intègre-t-il les clips vidéo, les publicités, ou encore les courts-métrages ? Concernant ces derniers, comment sont encadrés ceux que réalisent les étudiants des écoles de cinéma ? Je m'inquiète des castings « sauvages » qui peuvent être organisés dans ce contexte. Faut-il un plus grand encadrement des écoles et de ces tournages ?

Mme Colombe Brossel. - Merci de vos témoignages. Vous avez été plusieurs à pointer les spécificités de votre secteur d'activité, mais aussi le fait qu'il s'inscrit au sein de la société. Oui, j'estime, moi aussi, que l'on a besoin aujourd'hui d'une grande loi qui permette de balayer tous les sujets et tous les secteurs.

Martin Lévrier évoquait les écoles de cinéma ; j'y pense également, ainsi qu'à tous les lieux où l'on apprend à être comédien, notamment les écoles de théâtre, que Judith Godrèche avait évoquées. Comment ne pas les laisser hors du champ de la lutte contre les VSS ?

Vous souhaitez rester dans le droit commun du travail et vous demandez notamment que l'inspection du travail joue son rôle. Au-delà de la question des moyens, le caractère itinérant des tournages peut être un obstacle à ce contrôle. Que préconisez-vous en la matière ?

Mme Monique de Marco. - Cette table ronde était nécessaire. En effet, on n'observe presque aucune réponse politique en France au mouvement #MeToo dans le cinéma, à l'inverse des États-Unis. Dans le cadre de l'examen de la proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France, j'avais présenté plusieurs amendements visant à améliorer les relations entre femmes et hommes dans ce secteur et à lutter contre les VSS, concomitamment à la prise de parole de Judith Godrèche ; l'amendement tendant à conditionner les enveloppes d'aides à la production du CNC à la mise en place préalable de dispositifs de prévention des VSS a été adopté. On attend l'examen de ce texte par l'Assemblée nationale. Mais j'avais aussi fait des propositions afin d'atténuer les rapports de pouvoir dans l'industrie cinématographique.

Au-delà de la conditionnalité des aides, il faut progresser en matière de parité et de diversité, à tous les niveaux, des comités d'attribution des aides du CNC jusqu'aux comités de sélection des festivals, dont les plus importants sont encore dominés par les hommes. J'ai également proposé d'inscrire la promotion de la parité et de la diversité dans les missions du CNC. Enfin, j'ai voulu confier à ce dernier une mission de promotion du matrimoine, de manière à garantir que les femmes cinéastes ne perdent pas leur place dans l'histoire du cinéma. Ne faut-il pas renforcer les missions du CNC en ce sens ? Une grande loi pour le cinéma devra aborder les VSS, mais aussi les questions de parité et de diversité.

Mme Sonia de La Provôté. - La dénonciation de ces violences dans le cinéma a un effet symbolique fort, mais ne risque-t-on pas de méconnaître les VSS « ordinaires », si je puis dire : celles qui, pour être moins bruyantes médiatiquement, n'en sont pas moins graves ? Ces violences sont-elles systémiques dans le monde de la création ? Comment diffuser dans ce cas les bonnes pratiques ? La situation est-elle un peu meilleure qu'auparavant ? Le cinéma d'après sera-t-il identique à celui d'hier ? Travaillez-vous à des outils artistiques permettant d'allier une protection absolue des artistes, notamment mineurs, contre ces actes avec une pleine liberté de création ? Des professionnels du spectacle vivant que nous auditionnons s'inquiètent des risques de censure ou d'autocensure sur certains sujets.

Mme Evelyne Corbière Naminzo. - Ces échanges étaient nécessaires ; je vous en remercie. Je salue en particulier le propos très réaliste de Mme Mouglalis et son parallèle frappant avec la sécurité routière. Il était important de mettre en exergue au Sénat la parole des victimes. La prévention est essentielle, mais, quand ces actes n'ont pu être empêchés, existe-t-il aussi un protocole d'accompagnement et de mise en protection des victimes ? Une réelle protection doit permettre aux professionnels victimes de telles violences de continuer à exercer ; il faut lutter contre l'omerta et la mise au ban de ceux qui osent parler.

Concernant la vulnérabilité de certains artistes, des évolutions législatives sont-elles nécessaires pour aller plus loin ? On parle de dispositifs pour la protection des enfants de moins de 16 ans, mais cela suffit-il ? Est-on capable à 16 ans de se défendre contre un abuseur exerçant une relation de pouvoir ou de hiérarchie ?

M. Olivier Henrard. - Tout d'abord, Monsieur Bacchi, j'ignore comme vous la date de l'examen par l'Assemblée nationale de la proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France. Je peux en revanche vous dire que nous sommes très favorables à la disposition relative au retrait des aides du CNC. Cela dit, les dispositions en vigueur du code du cinéma et de l'image animée nous ont déjà permis de procéder à des retraits d'aides ; je pense notamment à un cas récent où le dossier déposé par un producteur auprès de la commission des enfants du spectacle omettait une scène sensible.

L'égalité entre hommes et femmes est un enjeu extrêmement important. Le bonus parité représente tout de même 15 % d'aides supplémentaires. Aujourd'hui, 40 % des films français en bénéficient, car leurs équipes - au niveau des chefs de poste - sont paritaires. Ce ne sont pas que de petits films : on compte parmi eux une Palme d'or - Titane de Julia Ducournau - et un Lion d'or - L'Événement d'Audrey Diwan... Nous avons mis en place la parité dans les commissions d'attribution des aides il y a plusieurs années ; elle s'applique aussi pour la présidence de ces commissions. Les jurys de tous les festivals que nous aidons, soit 159 festivals, sont également paritaires, ainsi que leurs présidences. Aujourd'hui, 34 % des premiers films réalisés en France le sont par des femmes, le taux est en augmentation.

Nous sommes très attachés à la préservation des films réalisés par des femmes dans l'histoire du cinéma, notamment par le biais de leur restauration, ainsi que d'un renforcement considérable de leur place dans les catalogues utilisés par les dispositifs d'éducation au cinéma. Nous venons de réaliser un répertoire de l'ensemble des femmes, artistes ou techniciennes, ayant travaillé dans le cinéma depuis cent ans, qui sera très bientôt rendu public.

Les écoles représentent un sujet essentiel, qui est traité par le ministère de la culture de façon horizontale. Les quarante-cinq écoles qui ont bénéficié d'une aide exceptionnelle de l'État au titre du plan France 2030 ont dû justifier d'engagements particuliers en matière de sensibilisation du corps enseignant et des étudiants aux VSS.

Une cellule d'écoute téléphonique a été développée au sein du ministère de la culture, en lien avec le groupe Audiens. Elle a reçu près de 1 000 appels en deux ans ; deux tiers d'entre eux proviennent du secteur du spectacle vivant, 29 % du spectacle enregistré, dont le cinéma est une fraction. Cette cellule peut proposer un accompagnement tant juridique que médical et psychologique.

Mme Sophie Lainé Diodovic. - La cellule d'écoute animée par Audiens fournit du conseil juridique et psychologique ; on n'en est pas encore, hélas ! à l'accompagnement. Les appels provenant du monde audiovisuel et du cinéma ont augmenté de 75 % depuis février dernier, grâce à la libération de la parole engagée par Judith Godrèche.

Les écoles ne forment qu'aux métiers techniques et non aux métiers humains. Dans les métiers du casting, par exemple, ou l'encadrement des enfants, nous sommes formés au fil des stages et des premiers emplois, par nos supérieurs hiérarchiques. La commission paritaire nationale emploi et formation (CPNEF) de l'audiovisuel travaille à créer des formations certifiantes pour les coordinateurs d'intimité et les responsables d'enfants, métiers aujourd'hui sans aucun cadre. Il faut éviter que n'importe qui puisse être recruté dans ces métiers humains où des personnes peuvent être détruites.

L'omerta est liée à l'impunité. Si des gens se permettent d'agir de la sorte, c'est parce qu'ils savent qu'il ne leur arrivera rien. Si des victimes se taisent, c'est parce qu'elles savent qu'elles ne seront pas écoutées et, contrairement à leurs abuseurs, ne pourront plus travailler. Certes, il y a eu des progrès depuis quarante ans, on ne sexualise plus des mineures de 14 ans de la même manière, mais l'omerta reste une réalité de nos métiers. Il y a encore énormément de travail à faire et il faut des moyens pour que les obligations mises en place soient réellement utiles. Ainsi des responsables d'enfants : ils sont obligatoires, je m'en réjouis, mais personne ne contrôle la compétence de ces personnes. Il faut faire les choses dans l'ordre et donner aux productions les moyens de payer tous ces postes supplémentaires, des responsables d'enfants aux coordinateurs d'intimité et aux coachs de jeu, sans en sacrifier d'autres ni multiplier les tâches, parfois incompatibles, confiées à chaque individu.

Il n'y a pas de censure de la liberté de création : nous voulons juste nous assurer que la fabrication de cette création soit contrôlée, encadrée. De nombreux outils ont été mis en place, tout le monde est de bonne volonté, mais il n'y a aucun suivi de ces outils. C'est pourquoi il faut des inspecteurs du travail qui connaissent nos métiers, ce qui n'est pas vraiment le cas actuellement. Il faut mettre de l'argent sur la table pour qu'on puisse mieux travailler !

Mme Marine Longuet. - Oui, les VSS doivent être traitées dans le monde du cinéma de la même manière que dans le reste de la société, mais il faut, pour ce faire, garder en tête nos spécificités. Ainsi, un inspecteur du travail ne pourra pas nous trouver s'il ne sait pas lire nos feuilles de service, qui détaillent les lieux de tournage qui se succèdent. D'ailleurs, la transmission de ces feuilles de service à la Drieets n'est plus obligatoire. Comment nous retrouver dans ces conditions ?

Concernant les contraintes supplémentaires à faire peser sur les instances dirigeantes, laissons d'abord le temps aux dispositifs mis en place d'avoir leurs effets. Deux mille ans de patriarcat ne se démontent pas en quelques jours ! Le cinéma reste une industrie, dans un système capitaliste ; or toute industrie est violente pour les corps et les personnes, quel que soit son glamour.

Il me semble que le dernier avenant prévoit la consultation d'un extrait B3 du casier judiciaire pour le recrutement des responsables d'enfants. C'est déjà un progrès dont nous nous félicitons.

Pour les données chiffrées, le meilleur interlocuteur est la cellule d'écoute animée par Audiens. Il est difficile d'avoir une photographie exacte des violences, dans le cinéma comme ailleurs. De plus en plus d'acteurs et surtout d'actrices ont le courage de raconter ce qu'il leur est arrivé, mais d'autres types de violences restent moins connues. Ce problème se pose chez nous comme dans le reste de la société ; peut-être chaque membre de celle-ci doit-il chercher à en savoir plus, dans son cercle familial ou professionnel.

L'accompagnement des victimes n'est pas plus formalisé au cinéma que dans le reste de la société. Les militantes féministes travaillent au recueil de la parole. Il faut le faire avec précaution, en ayant recours aux trigger warnings, en prévenant tous les participants à une réunion que des mots violents pourront être prononcés, capables de réactiver des stress post-traumatiques. Pour accompagner les victimes de VSS, il faut baliser la société tout entière. Il faut aussi un système de santé de très bonne qualité. Aujourd'hui, un accompagnement immédiat est généralement indisponible, à l'hôpital comme pour les dépôts de plainte. Partout, les délais sont très longs. Au cinéma, nous n'avons pas de dispositifs particuliers, mais notre visibilité, notamment au sein du milieu militant féministe, a au moins permis que des outils soient mis à notre disposition, par des associations plutôt que par l'État. Nous prenons soin les uns des autres.

Mme Sophie Lainé Diodovic. - Les formations que nous délivrons permettent de rappeler les définitions des violences sexistes et sexuelles et la législation en la matière : on ne doit pas parler de drague lourde, mais de harcèlement ; de blagues graveleuses, mais d'agissements sexistes. Disposer du même vocabulaire diminue le nombre de conflits. Cette sensibilisation est à la base du travail à accomplir pour l'égalité au sein des équipes, afin de contrebalancer certains rapports hiérarchiques.

Concernant les protocoles à mettre en place, les employeurs ont l'obligation de mener une enquête interne quand un signalement de violences est reçu. Nous souhaitons qu'il puisse également y avoir une enquête externalisée, pour diminuer la défiance entre salariés et employeurs. Longtemps on a préféré protéger les films plutôt que les gens. Les tensions sont extrêmes au sein des équipes après de tels signalements, il peut y avoir des vengeances ; pour rétablir la confiance, une enquête externe doit venir étayer l'enquête interne.

Mme Anna Mouglalis. - La spécificité du cinéma est sa très courte durée d'emploi ; un tournage dure très peu de temps. Or une personne ayant subi de telles violences ne le révèle pas nécessairement tout de suite, par exemple pour taire le traumatisme. Puis, au moment du dépôt de plainte, le tournage est déjà terminé, et les équipes n'existent plus.

Nous avons la chance d'avoir des groupes de parole avec des gens compétents, plein de bonnes intentions, même s'il n'y a pas beaucoup d'hommes qui nous accompagnent... Certaines commissions font un travail formidable contre les violences sexistes et sexuelles ou le harcèlement. Je pense ainsi aux quatre-vingt-deux préconisations réalistes et réalisables de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) pour protéger les enfants ou aux conclusions tout aussi réalistes et réalisables de la commission d'enquête sur les violences sexistes et sexuelles dans le sport.

Mais combien faudra-t-il de commissions et de rapports ? Il est temps, me semble-t-il, de mettre en oeuvre les mesures envisagées. Pour cela, nous avons besoin d'une véritable volonté politique. Les textes existent ; il faut qu'ils deviennent réalité. Nous avons l'arsenal répressif sur les viols le plus sévère d'Europe, mais les violeurs ne sont jamais condamnés aux quinze ou vingt ans de prison que prévoit la loi française.

La parole des victimes, le psycho-traumatisme permettent de prendre conscience de l'ampleur du désastre. La société est complètement malade des violences.

Il faut travailler sur les récits. Des films de femmes sont effacés, invisibilisés. En tant que femmes, nous avons toujours l'impression d'être orphelines dans ce métier. Je crois qu'il serait très important d'avoir de la parité et de la diversité dans les écoles. L'effacement est aussi un des gros leviers de la domination : il y a un universel masculin et blanc. Se réapproprier des récits qui ont été invisibilisés permettra de changer beaucoup de choses.

Mme Clémentine Charlemaine. - L'Association des acteur.ices (ADA), créée récemment, a mis en place voilà quelques mois une cellule d'écoute. Depuis lors, au sein du collectif 50/50, nous avons senti un premier souffle. Puis, avec la prise de parole de Judith Godrèche, le souffle est devenu une véritable vague.

Si ces personnes sont entendues, c'est parce qu'elles sont dans une position, certes, de grande vulnérabilité, mais aussi de pouvoir : comme elles sont comédiennes, elles sont entendues. L'écoute est corrélée à la célébrité. On ne peut jamais dissocier les questions de violences des questions de pouvoir. Et là, le public voit que même des personnes en position de pouvoir sont abusées. C'est historique. Je remercie ces actrices de leur prise de parole. Nous n'avions jamais vu une telle sororité se mettre en place ; il faudrait qu'elle se répande partout, dans les cinémas du monde entier. À mes yeux, ce qui s'est passé est très fort.

Pour que les choses changent, il y a effectivement besoin d'une volonté politique. Nous sommes favorables à une modification profonde de la loi pour mieux adapter la justice aux violences sexistes et sexuelles. Jusqu'à présent, les référents n'avaient pas l'obligation d'être formés aux questions de harcèlement. Désormais, cela figure dans l'avenant.

Les assurances ont aussi un rôle à jouer. Imaginez par exemple que leurs clauses pour les interruptions de tournage en cas d'agression sexuelle soient intenables... Nous sommes très fiers qu'elles s'associent à nos démarches.

Il y a beaucoup de choses à revoir en profondeur.

Mme Florence Borelly. - Aujourd'hui, 86 % des appels à la cellule d'écoute proviennent de femmes. Ne nous voilons pas la face : ce sont en particulier les femmes qui sont dans des positions de domination sur les plateaux.

Je siège à la commission d'agrément du CNC. Je suis effectivement très heureuse de voir que le bonus parité fonctionne ; de plus en plus de films l'obtiennent. Mais ce sont toujours les hommes qui ont la masse salariale la plus importante. Les postes tenus par des femmes sont souvent moins rémunérés.

Mme Clémentine Charlemaine. - Par ailleurs, les films qui sont les plus financés sont des films réalisés par des hommes. Nous avons mené des études sur le sujet.

Mme Florence Borelly. - Au sein de la cellule, 52 % des appels viennent des victimes, 17 % des témoins et 4 % des référents.

Il a beaucoup été question de prévention, de formation. J'insiste - c'est ma vision du monde et de la vie - sur l'éducation ! Si les futurs citoyens apprenaient dès l'école qu'ils ne doivent pas faire de remarques sexistes, nous serions mieux entendus dans le monde du travail. Les gens ne savent pas toujours ce que représentent et ce qu'impliquent un agissement sexiste, une agression ou un viol.

Faisons attention. En tant qu'employeurs, nous sommes astreints au principe de la présomption d'innocence. Dans ces affaires, où c'est souvent parole contre parole, la gestion est compliquée. Je pense que la situation va s'améliorer avec l'éducation, la prise de conscience et la libération de la parole. Mais cela prendra du temps. En tout état de cause, lorsque des gens sont accusés de violences, c'est à la justice, et pas à l'employeur, de se prononcer sur leur culpabilité. Or la justice est lente.

Mme Anna Mouglalis. - Mais l'employeur est tout de même censé agir.

Mme Florence Borelly. - J'y viens.

Cette histoire de blacklist peut aussi avoir des effets sur les personnes qui sont accusées. Il faut en tenir compte.

En matière de gestion de crise, le problème est qu'une équipe de tournage est un microcosme très particulier. On déplace des personnes souvent loin de chez elles, en fournissant la nourriture, l'hébergement. Les frontières entre le privé et le professionnel s'effacent. Il faudrait répéter sans cesse à tous les acteurs du tournage que nous sommes sur un lieu de travail, soumis aux règles du droit social et du droit du travail.

Dans ce secteur très particulier, tout n'est pas toujours facile à gérer. Prenons le cas des pots de tournage. Que faire face aux addictions à l'alcool ou à la drogue sur les plateaux ? Et est-ce à nous, employeurs, de vérifier que nos salariés ne consomment pas de telles substances juste avant la journée de tournage ? Nous ne pouvons pas mettre un policier derrière chaque technicien, chaque artiste.

Il y a un vrai travail à mener sur la gestion de crise. Comment protéger la victime à partir du moment où il y a un signalement ? En tant que productrice, je peux vous dire qu'en cas de remarque sexiste, les choses peuvent se régler facilement : le directeur de production ou la directrice de production signifie à l'auteur qu'il n'a pas à parler comme cela. Mais, face à un agissement relevant de l'agression sexuelle ou du crime, c'est-à-dire du viol, c'est une autre affaire. Nous sommes dans un espace-temps extrêmement resserré et coûteux : un tournage interrompu, cela représente un coût important. Il y a donc une omerta : chacun se sent responsable de la potentielle mise en difficulté de la production.

Nous voulons travailler sur le sujet. Nous avons besoin des pouvoirs publics, du CNC, par exemple pour parler avec les assureurs de cette fameuse clause permettant à un producteur d'arrêter un tournage plusieurs jours. Car ce qui guette un producteur ou une productrice, c'est la panique. Il faut trouver des clauses assurantielles moins difficiles à mettre en oeuvre pour pouvoir interrompre un tournage, voire l'arrêter définitivement. Honnêtement, j'aimerais pouvoir arrêter définitivement un tournage quand un réalisateur est soupçonné de viol.

Mme Valérie Lépine-Karnik. - En matière assurantielle, le dispositif actuel est gratuit. Certes, il est incomplet et insuffisant ; il ne peut pas couvrir toutes les situations de ce type. Aujourd'hui, les assureurs discutent d'une clause qui soit vraiment efficace, mais qui sera aussi très coûteuse. Cela a été rappelé, l'arrêt d'une production coûte beaucoup d'argent.

Hier, nous avons eu un bilan de la production chez Canal+. Bonne nouvelle : pour 2023, sur le financement des premiers films, la parité est atteinte. C'est déjà ça !

M. David Bertrand. - Au sein de l'Arda, nous sommes également très attachés à la formation. Nous intervenons dans les conservatoires, mais nous aimerions également intervenir auprès d'autres écoles plus techniques. Nous voudrions présenter, par exemple, le kit 50/50 lors de chaque stage, afin que tout le monde soit d'accord sur les objectifs.

Nous voulons obliger nos membres à suivre la formation, comme cela est préconisé aujourd'hui. D'ailleurs, ne pourrait-on pas étendre une telle obligation à tout le monde ? Les membres du Sénat suivent-ils une formation sur le harcèlement ? Et quid dans les autres professions ?

Dans le monde du travail, le droit protège le salarié, et le juge protège la parole de la victime. Il faut que nous adoptions ce point de vue dans notre secteur. Dans nos métiers, le contrat de travail ne se signe qu'à la fin de notre mission. Cela rend les choses aléatoires...

Quand une victime vient nous voir, nous lui disons que nous allons l'écouter et qu'il faut s'enlever cette idée de blacklist de la tête. Nous sommes à l'écoute, et il faut l'être, je pense, à tous les étages, car la prise de parole est compliquée. Je souhaite rendre hommage à l'ADA, mais également à Actrices et acteurs de France associés (AAFA), association moins visible, mais qui a aussi travaillé sur les violences. En tant que directeurs de casting, nous travaillons sur les représentations liées au genre, à l'orientation sexuelle, aux transidentités, aux origines, sujets qui me semblent essentiels aujourd'hui.

Nous sommes tous ici aujourd'hui pour la même raison : nous voulons que les choses changent, et fortement. Judith Godrèche ne me semble pas avoir envie d'enlever le pied qu'elle a mis dans la porte. Son action nous inspire. Je souhaite que les actrices et les acteurs continuent de parler, et je leur dis : « Nous sommes là ! »

Mme Elsa Schalck, vice-présidente de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. - Au nom de Dominique Vérien, présidente de la délégation aux droits des femmes, je vous remercie de vos interventions, expertises et témoignages.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Nous voyons qu'une prise de conscience s'opère au sein du cinéma et qu'un dialogue émerge entre les différentes professions du secteur. Il me paraît très important que vos échanges avec les législateurs que nous sommes puissent se poursuivre.

Mme Anna Mouglalis. - Nos porte-parole récentes, Judith Godrèche, Adèle Haenel ou Isild Le Besco, ont porté plainte. Pour que notre action soit utile, les délibérés de justice ne doivent pas se faire dans l'indifférence.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Je vous remercie de vos interventions.

Jeudi 6 juin 2024

- Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente -

Femmes dans la rue : table ronde sur le rôle et l'action des collectivités territoriales

Mme Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons ce matin les travaux de notre mission d'information sur les femmes dans la rue.

Je suis entourée de trois de nos quatre collègues rapporteures sur ce thème : Marie-Laure Phinéra-Horth, Olivia Richard et Laurence Rossignol, Agnès Evren ayant un empêchement.

Nous entendons ce matin des représentants de collectivités territoriales :

- Léa Filoche, adjointe à la Maire de Paris en charge des solidarités, de l'hébergement d'urgence et de la protection des réfugiés, de la lutte contre les inégalités et contre l'exclusion, représentante de l'Association des maires de France (AMF) et de l'UNCCAS (Union nationale des centres communaux d'action sociale) ;

David Travers, adjoint à la solidarité à la Ville de Rennes, membre de l'association France urbaine qui représente les grandes villes, métropoles, communautés et agglomérations urbaines.

Nous avions également sollicité la présence d'un élu de l'Assemblée des départements de France (ADF), mais il n'a malheureusement pas été possible pour cette association de trouver un représentant qui accepterait de participer à cette table ronde... Nous le regrettons, compte tenu de la compétence des départements en matière de mise à l'abri des femmes seules avec enfants de moins de 3 ans. J'ai relancé moi-même le président de l'ADF, mais il n'a pas répondu à mon appel.

Parmi les 330 000 personnes sans domicile en France aujourd'hui, on compte 40 % de femmes, seules ou, bien souvent, avec des enfants.

Parmi ces personnes sans domicile, 30 000 personnes, dont environ 3 000 femmes et 3 000 enfants, sont dites sans abri, c'est-à-dire passent la nuit dans la rue. Ces femmes ne dorment pas, elles se cachent et sont en alerte constante pour éviter d'être des proies et échapper aux violences - dont sont victimes 100 % des femmes après un an passé dans la rue.

L'hébergement d'urgence est certes une compétence de l'État, mais, face à l'urgence de la situation, de nombreuses collectivités ont organisé des mises à l'abri, dans des haltes de nuit, des locaux vacants ou des gymnases. En outre, comme je le rappelais à l'instant, la mise à l'abri des femmes seules avec des enfants de moins de 3 ans est de la compétence des départements, dont l'action souffre parfois de manque de coordination avec celle de l'État. Il semble en effet que malheureusement, trop souvent, État et collectivités se rejettent la responsabilité.

Par ailleurs, l'hébergement n'est qu'une solution imparfaite : 90 % des personnes sans domicile interrogées souhaitent en première intention accéder à un logement. Soutenez-vous des évolutions des critères d'attribution des logements sociaux, afin par exemple d'accorder une pondération plus importante aux femmes et familles avec des enfants mineurs sans abri, qui sont les publics les plus vulnérables d'entre tous ? Des actions sont-elles entreprises en la matière dans certaines collectivités ?

Enfin, les collectivités peuvent également proposer des accompagnements, dans le cadre des Centres communaux d'action sociale (CCAS) ou de partenariats avec des associations : accès aux droits, accès aux soins, distribution de repas, bagagerie, etc. Vous nous donnerez des exemples d'initiatives menées par les collectivités et nous exposerez les difficultés qu'elles rencontrent en la matière.

Vous nous direz également comment les communes que vous représentez appliquent l'obligation d'inscription scolaire des enfants sans domicile. Des difficultés nous ont en effet été remontées lors de notre table ronde sur les enfants dans la rue, en particulier s'agissant des enfants vivant en bidonville.

Plus globalement, vous nous ferez part de vos préconisations pour assurer une meilleure prise en charge des femmes en errance.

Je laisse tout d'abord la parole à Léa Filoche, qui intervient sous une triple casquette : Ville de Paris, AMF, et UNCCAS.

Mme Léa Filoche, adjointe à la maire de Paris en charge des solidarités, de l'hébergement d'urgence et de la protection des réfugiés, de la lutte contre les inégalités et contre l'exclusion, représentante de l'Association des maires de France (AMF) et de l'UNCCAS (Union nationale des centres communaux d'action sociale). - Paris est à la fois une ville et un département. Je pourrais donc dire que j'interviens avec une quadruple casquette. Toutefois, je ne dispose pas d'un mandat de l'Assemblée des départements de France, je ne m'autoriserai donc pas à m'exprimer en son nom. Cependant, je peux intégrer certains éléments qui s'y rapportent dans mon propos. Si ma collègue Dominique Versini est en charge des questions de protection de l'enfance sur le territoire parisien, nous collaborons étroitement sur ces sujets.

Je tiens à vous remercier pour votre invitation et pour le temps consacré à travailler sur un sujet qui est rarement abordé. Il est en effet peu commun de traiter la question des personnes sans domicile, et encore plus de travailler en profondeur sur le sujet des femmes à la rue. Vos travaux seront précieux et, au-delà de mon intervention d'aujourd'hui, je suivrai avec attention vos productions et préconisations.

Il est peu fréquent d'avoir l'opportunité d'approfondir ces questions. Le sujet des personnes sans domicile, à l'image de ces individus eux-mêmes, est souvent invisible. Ils développent une grande ingéniosité pour se cacher. Les femmes, notamment, font preuve d'une inventivité et d'une imagination remarquables pour se dissimuler, ce qui rend complexe le travail sur cette thématique.

En plus des difficultés intrinsèques à ce sujet, il est ardu d'atteindre ces publics en raison de leur capacité à se rendre invisibles. En tant qu'adjointe à la maire de Paris en charge des solidarités, membre du conseil d'administration de l'UNCCAS et de la commission de travail sur les sans-abri de l'AMF, j'estime qu'il est de notre responsabilité, en tant qu'élus locaux, d'assurer une coordination efficace.

Je pense que David Travers exprimera des idées similaires concernant le rôle des élus locaux dans la coordination des intervenants sur le terrain à destination des publics à la rue, tous confondus.

Pour ma part, je considère que l'une de mes principales responsabilités consiste à veiller à ce que nous remplissions nos obligations légales en tant que collectivité locale. Celles-ci incluent l'accompagnement social, la domiciliation (qui relève des compétences des CCAS), la scolarisation des enfants, l'aide alimentaire, particulièrement depuis la crise sanitaire liée au Covid-19, ainsi que l'accès à divers droits fondamentaux. À Paris, nous avons mené des réflexions spécifiques sur la question sanitaire (notamment les bains-douches destinés aux femmes), la question vestimentaire (avec des vestiaires), et la gestion des bagages (pour permettre aux personnes de remplir leurs obligations administratives).

Au-delà de la compétence de l'hébergement, qui relève des missions de l'État, nous nous efforçons donc de simplifier, faciliter et soulager le quotidien des personnes à la rue. À cet égard, nous avons mis en place plusieurs dispositifs à la suite de la première Nuit de la Solidarité en 2018. Cette initiative, portée par ma prédecesseure Dominique Versini, permet de recenser les personnes sans-abri sur un territoire administratif - dans le cas présent, la Ville de Paris.

Ce recensement poursuit trois objectifs :

- éviter les tentatives d'instrumentalisation du nombre de personnes à la rue ;

- recueillir des informations précieuses grâce aux questionnaires distribués aux personnes que nous rencontrons cette nuit-là, durant le recensement, de façon à affiner nos politiques publiques municipales, notamment en ce qui concerne les besoins alimentaires particulièrement mis en lumière pendant la pandémie de Covid-19, ainsi que la problématique des bagageries. Les personnes à la rue ont souvent du mal à se déplacer avec leurs effets personnels. Nous nous efforçons de traduire concrètement les enseignements de cette nuit dans nos politiques municipales ;

- rendre visible la situation des personnes sans domicile.

J'ai souvent l'impression de jouer le rôle de l'oiseau de mauvais augure, notamment à Paris, à la veille des Jeux olympiques et paralympiques, destinés à être un moment de partage pour tous. Il est indéniable que la question des personnes à la rue, dans ce contexte, est complexe et perturbe les perspectives de chacun. Nous nous efforçons de rendre visible cette problématique pour que chacun comprenne la nécessité d'une mobilisation collective. Il est tout à fait possible de construire des parcours de sortie de rue dignes et durables.

J'en viens ici à la question des femmes. La dernière étude de l'Insee sur les personnes à la rue à Paris, datant de 2012, estimait que seulement 1 à 2 % des individus concernés étaient des femmes. Or les résultats de la première Nuit de la Solidarité révèlent qu'en réalité, 14 % des personnes sans domicile à Paris sont des femmes. Ce taux correspond à environ 400 femmes, un chiffre qui nous a tous surpris. Nous savons qu'il est sous-évalué, car ces femmes sont très habiles pour se cacher. Toutefois, ces données estimatives nous permettent d'ajuster nos dispositifs municipaux.

Nous avons travaillé à la mise en place d'accueils de jour dédiés aux familles, mais aussi aux femmes seules. Certaines haltes de jour n'accueillent que ces populations. Des créneaux horaires leur sont réservés dans les bains-douches municipaux, au nombre de dix-sept à Paris. Nous y avons également aménagé des espaces bien-être pour permettre aux femmes de se réapproprier leur corps, souvent dénié lorsqu'elles sont à la rue.

Aujourd'hui, Paris compte sept accueils de jour exclusivement réservés aux femmes, dont trois sont implantés dans des espaces de solidarité insertion, cofinancés avec l'État et la RATP, à destination des personnes vivant dans le métro. Nous proposons également six haltes de nuit pour accueillir les femmes sans domicile, dont deux dans le centre de Paris et trois dans les mairies des 5e, 18e et 20e arrondissements, ainsi qu'une dernière dans le 9e arrondissement, dans les locaux d'une ancienne crèche. Parallèlement, deux accueils de jour spécifiques existent pour les femmes victimes de violences.

Certaines distributions alimentaires ont mis en place des créneaux ou des adaptations spécifiques pour les femmes en grande précarité. Souvent, celles-ci n'y font pas la queue et bénéficient d'une forme de coupe-file. En général, les distributions alimentaires sont fréquentées à 80 ou 90 % par des hommes. S'y rendre occasionne un important sentiment de déclassement pour bon nombre des bénéficiaires. Les publics les plus vulnérables, en particulier les femmes, sont ceux qui ressentent le plus ce sentiment dans les files d'attente de ces dispositifs, auxquels elles revendiquent moins souvent leur droit d'accès.

Avec les associations, nous essayons de concevoir des solutions qui leur soient spécifiquement réservées. Nous oeuvrons également à créer des lieux plus chaleureux, où elles se sentent à l'aise. Par exemple, nous avons ouvert un restaurant administratif, utilisé par les fonctionnaires de la ville pour leurs déjeuners, aux personnes sans-abri le soir. Nous constatons que près de 30 % des usagers sont des femmes, ce qui prouve que ce lieu, conçu pour être accueillant, remplit bien sa mission.

Nous finançons également une sage-femme itinérante. Elle mène des actions de protection maternelle et infantile en dehors des structures traditionnelles, auprès des femmes enceintes vivant dans des campements ou à la rue, ainsi qu'auprès des nourrissons. Nous collaborons en outre avec l'association Règles Élémentaires, qui compte plus de cinquante-cinq associations partenaires et a accompagné près de 30 000 femmes en 2023. Elle distribue des protections hygiéniques adaptées à la vie à la rue, car toutes ne le sont pas.

Par ailleurs, le bus des femmes circule et traite de questions de prostitution.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Je précise que nous avons auditionné la sage-femme itinérante à laquelle vous faites référence, Mme Véronique Boulinguez.

Mme Léa Filoche. - Depuis 2023, nous finançons des actions de socio-esthétisme, souvent en cofinancement avec des fondations privées, notamment des fondations d'entreprises. Nous apportons des fonds tant pour les investissements que pour le fonctionnement de ces initiatives. Par exemple, Emmaüs Solidarité a ouvert deux lieux où les personnes sans domicile peuvent se procurer des produits de soins et de beauté.

De manière surprenante, ces lieux sont davantage fréquentés par des hommes que par des femmes, ce qui s'explique par la proportion plus élevée d'hommes parmi les personnes sans domicile. Cependant, il apparaît clairement que le désir de réappropriation de son corps et de bien-être n'est pas réservé aux femmes, et que leurs homologues masculins souhaitent également retrouver un lien avec la société par le biais de leur corps. Ainsi, Emmaüs Solidarité a ouvert deux centres à Paris, dans les 10e et 18e arrondissements.

Récemment, nous avons inauguré un bus qui circule dans les zones où se trouvent des femmes sans domicile. Il est occupé par une socio-esthéticienne et une coiffeuse, et permet aux femmes de retrouver un peu de dignité.

Nous savons que les femmes ne représentent que 10 % des personnes fréquentant nos distributions alimentaires et nos bains-douches. Ce constat montre que nous avons des améliorations à apporter dans ces domaines qui relèvent de droits fondamentaux.

Il reste beaucoup à faire et nous avons longtemps négligé cet enjeu, en partie parce que les femmes sont très discrètes, ce qui nous a conduits à penser qu'elles n'étaient pas vraiment dehors.

Nous avons identifié plusieurs réalités. D'abord, celles des femmes qui fuient un conjoint violent et pour qui la rupture est très brutale. Il existe des dispositifs à leur égard, mais ils sont perfectibles et souvent insuffisants pour empêcher qu'elles ne se retrouvent dans une grande précarité. Nous sommes inquiets quant à leur pérennité car ils sont souvent évolutifs en fonction des budgets. Surtout, ils doivent être renforcés. À Paris, l'offre actuelle n'est pas suffisante.

Par exemple, nous avons conclu une convention avec un hôtel dans le 20e arrondissement pour bénéficier d'une chambre toujours disponible afin d'accueillir immédiatement une femme en danger, évitant ainsi qu'elle ne passe par un centre d'hébergement ou qu'elle ne reste à la rue. Ce type d'initiative est utile, mais il est difficile de le généraliser sans davantage de soutien.

Parmi les autres profils de femmes à la rue, nous identifions celles qui y sont depuis des années, parfois en raison de violences, mais souvent à cause d'accidents de parcours comme un veuvage ou un divorce. Ces ruptures peuvent être rapides à Paris. La cherté des loyers et des remboursements de prêts immobiliers peut rapidement plonger une personne dans le surendettement. Tout s'enchaîne très rapidement. Les femmes dans ces situations ont beaucoup de mal à en sortir et peuvent rester longtemps dans la rue, subissant alors des violences et des dégradations psychiques importantes.

La rue tue. Elle rend fou. Les femmes sont les premières à subir les effets secondaires ou tertiaires de l'isolement à la rue. Nous sommes un peu démunis pour y faire face. Nos centres d'hébergement ne sont pas toujours adaptés à ces personnes qui nécessitent souvent un soutien psychologique plus intense que ce que nos dispositifs habituels peuvent offrir.

Ce constat vaut également pour les hommes, mais nous rencontrons souvent des femmes en situation d'addiction - nous n'avons que peu de lieux ouverts pour les accueillir - ou ayant des problèmes psychiatriques importants. Elles ne trouvent pas toujours leur place dans les centres d'hébergement, qui ne sont pas adaptés à leurs besoins spécifiques. Elles ont besoin de dispositifs plus personnalisés, mais nous sommes souvent démunis face à ces situations. Nous sommes ouverts aux suggestions pour améliorer notre approche, mais à ce jour, nous n'avons pas encore trouvé de solution adéquate.

C'est pour ces femmes que nous avons mis en place des dispositifs très souples.

Les haltes de nuit sont conçues pour elles, car nous savons qu'un centre d'hébergement d'urgence ou de réinsertion sociale ne convient pas toujours. Ces femmes elles-mêmes ressentent souvent l'échec de ces propositions car la vie en collectivité n'est pas adaptée à leurs besoins. Les haltes de nuit offrent une alternative moins contraignante : elles peuvent y rester une heure, deux heures, toute la nuit, s'asseoir, boire un café, parler avec quelqu'un ou non, recharger leur téléphone, etc.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Sont-elles équipées de lits ou de fauteuils ?

Mme Léa Filoche. - Cela dépend des places dont nous disposons. Par exemple, dans la mairie du 20e arrondissement, les haltes sont équipées de fauteuils inclinables. Au nombre de douze environ, ils sont installés dans une salle plus petite que celle dans laquelle nous nous trouvons actuellement. L'espace n'est pas particulièrement confortable. Dans la mairie du 5e et à l'Hôtel de Ville, ce sont des lits. Nous essayons de varier les solutions en fonction de l'espace disponible et des projets, en évitant les contraintes administratives trop fortes.

Ces dispositifs fonctionnent plutôt bien. Les femmes accueillies dans la mairie du 20e arrondissement peuvent en témoigner. Elles se sentent soulagées. Comme vous l'avez souligné, Madame la Présidente, même celles en situation sanitaire ou psychique très dégradée expriment en premier lieu le souhait d'obtenir un logement. Elles ne sont pas toujours aptes à y accéder immédiatement. Les professionnels de l'accompagnement social le mesurent. Ce n'est pas mon métier.

Avec davantage de moyens, nous pourrions mettre en place plus efficacement le concept du « logement d'abord », permettant de répondre à une partie des demandes de ces femmes.

Nous avons besoin d'augmenter le nombre de places d'hébergement généralistes et l'accès à des logements pérennes.

Permettez-moi d'évoquer la situation des femmes enceintes ou des familles. Selon le dernier chiffre du Samusocial, gestionnaire du 115 à Paris, à la date du 3 juin, 621 personnes en famille sont restées sans solution après avoir sollicité le 115, dont 301 mineurs. Cela signifie que 621 personnes, dont des enfants accompagnés de leur mère ou de leurs parents, n'ont pas trouvé de place pour la nuit. Cette situation est extrêmement préoccupante. Elle ne fait qu'empirer depuis la fin de la crise du Covid.

Nous portons une compétence en matière d'accompagnement des femmes seules avec des enfants de moins de 3 ans, que nous assumons tant bien que mal. Je ne vous cache pas que les volumes à traiter sont très conséquents à Paris. Nous avons mis en place un système de priorisation avec le Samusocial qui nous permet de réserver des chambres d'hôtel pour ces femmes. Cependant, nous rencontrons des difficultés à trouver des hôtels à Paris, les établissements disponibles étant souvent situés à 40 kilomètres de la capitale. La problématique réside dans la dichotomie entre ces lieux de vie provisoires - elles peuvent en effet être amenées à déménager très régulièrement - et les éventuelles obligations qui peuvent se trouver ailleurs.

La scolarisation des enfants peut faire office de stabilité. Nous faisons donc tout notre possible pour que les enfants restent à l'école. Toutefois, il est difficile d'assurer une continuité scolaire lorsque les familles ne savent pas où elles dormiront d'un jour sur l'autre.

Notre principal souci concerne les personnes en situation irrégulière sur le territoire, qu'elles soient primo-arrivantes ou présentes depuis des années. Il s'agit principalement de femmes travaillant dans des métiers en tension tels que le soin ou le service à la personne, pour qui la garde d'enfants est souvent primordiale. Elles travaillent souvent sans être déclarées.

Aujourd'hui, un gymnase accueille 90 familles à la rue à Paris. Toutes ces femmes et ces hommes travaillent. Beaucoup n'auront pas accès à des papiers avant des années, ce qui les maintient dans une situation précaire et informelle. Ils ont des enfants à charge dans des conditions inadaptées.

Nous relevons un véritable besoin de régularisation des sans-papiers sur notre territoire. Cette régularisation permettrait non seulement de garantir les droits fondamentaux de ces femmes sans abri, mais aussi de soulager les métiers en tension et les collectivités locales qui assurent la gestion de l'urgence de ces publics, qui participent à la saturation globale du dispositif. Actuellement, ces personnes n'ont accès à rien d'autre qu'à nos bains-douches, nos distributions alimentaires, nos centres d'hébergement d'urgence, etc., alors qu'elles devraient pouvoir suivre un parcours de droit commun. Cette solution les protégerait de la violence, de l'exclusion et des difficultés liées à la parentalité.

Je suis une fervente défenseure d'une régularisation massive des personnes dans nos dispositifs d'hébergement d'urgence. Elles ne devraient pas y être, et empêchent d'autres personnes qui en ont vraiment besoin d'accéder à ces services. Nous sommes très mobilisés à cet égard, et prêts à faire beaucoup, comme ouvrir des gymnases pour accueillir ces publics. Cependant, nous sommes souvent seuls, en tant que collectivité locale, pour assumer cette responsabilité. Ce n'est pas toujours facile.

Ensuite, les femmes à la rue sont confrontées à des défis supplémentaires. Vous le savez bien, ayant travaillé sur ces sujets. Elles veulent s'insérer, travailler et s'intégrer. Elles adoptent des stratégies de contournement de la loi, qui est - selon moi - mal faite en ce qui concerne les sans-papiers. Elles préfèrent parfois tomber enceinte pour espérer obtenir des papiers par l'intermédiaire du volet de lutte contre l'excision. Cette solution ne fonctionne que pour une minorité d'entre elles.

L'année dernière, nous avons dû ouvrir des gymnases pour accueillir 300 ou 400 femmes venant principalement d'une région spécifique de la Côte d'Ivoire. Elles étaient parties travailler au Maroc dans les métiers de service à la personne, par le biais d'un accord en ce sens entre leur région d'origine et ce pays. Cependant, la crise du Covid a fragilisé ces familles marocaines, les empêchant de payer ces travailleuses qui ont été renvoyées. Elles ont alors traversé le désert libyen dans des conditions dramatiques, survécu à des épreuves terribles, ont traversé la Méditerranée et sont arrivées en France souvent très enceintes, parfois volontairement, dans l'espoir d'obtenir des papiers si elles attendaient une fille.

Ces situations sont complexes et témoignent de la nécessité d'une réponse adaptée et humaine à la gestion des sans-papiers, ainsi que d'une régularisation pour permettre à ces femmes de sortir de la précarité et de l'invisibilité.

Je vous l'assure, nous avons vécu des moments difficiles. Nous avons assisté à des décompensations dans les gymnases et à des situations complexes sur le plan de la parentalité. Parfois, nous avons dû séparer les familles, en prenant les femmes et les enfants, mais pas les pères, faute de place. Ces décisions ont été traumatisantes. J'en fais encore des cauchemars. Nous, élus locaux, nous sentons souvent très seuls face à ces réalités, qui vont parfois à l'encontre de nos valeurs.

Je voudrais aussi conclure en soulignant qu'accueillir dignement et correctement les personnes cherchant refuge ne crée pas un appel d'air. C'est un mythe. Certains interlocuteurs de l'État disent que si nous avons autant de sans-abri à Paris, c'est parce que nous les accueillons bien. Je refuse de dégrader notre lutte contre le sans-abrisme, notamment pour les femmes, par peur d'attirer plus de personnes.

Personne ne traverse la planète en risquant sa vie juste parce que nous ouvrons un gymnase dans le 11e arrondissement ou une distribution alimentaire dans le 18e. C'est une illusion de théoriser cela. En tant que septième puissance mondiale et capitale mondiale, nous avons pour rôle de rendre leur dignité à chacun et chacune, quelle que soit la raison pour laquelle ils se retrouvent à la rue - qu'ils aient traversé la moitié de la planète, été victimes de violences domestiques, ou perdu leur emploi.

Nous avons le devoir de fournir à chacun et à chacune les moyens de sortir de la rue de manière digne et pérenne.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Vous indiquiez que vous ne disposiez que d'une chambre pour les victimes de violences conjugales. Il existe tout de même des prises en charge par l'État, et d'autres solutions.

Mme Léa Filoche. - Il existe d'autres solutions, mais elles ne sont pas assez nombreuses.

Mme Dominique Vérien, présidente. - En effet. À l'échelle de Paris, il est clair qu'une unique chambre dans un hôtel ne suffit pas.

Le programme « Un chez-soi d'abord » est-il déployé à Paris pour loger des personnes à la rue atteintes de troubles psychiatriques ?

Mme Léa Filoche. - Depuis 2007, nous travaillons sur le concept du « logement d'abord » grâce à un dispositif appelé « louer solidaire et sans risque ». Il s'adresse aux propriétaires de logements à Paris. Je ne vous cache pas que le succès n'est pas fulgurant. Pour les personnes que nous avons installées dans ces logements, tout se passe très bien, ce qui prouve que le dispositif fonctionne. Pour autant, nous gérons actuellement 1 200 logements à Paris. Autant dire que ce n'est pas suffisant. Nous préparons une nouvelle campagne de communication pour la fin de l'année civile, mais ce n'est pas le premier dispositif vers lequel les propriétaires se tournent.

Mme Olivia Richard, rapporteure. - Comment fonctionne-t-il ?

Mme Léa Filoche. - Il est un peu complexe, parce qu'il implique des structures associatives que nous mandatons pour prendre en charge les personnes à l'intérieur des logements, notamment celles ayant des difficultés psychiatriques.

De mémoire, je dirais que 60 % des personnes accueillies dans ces logements sont des femmes, peut-être même plus.

C'est un très beau dispositif. Nous gérons directement certains logements, et en confions d'autres à des associations. Ensuite, comme pour l'attribution de logements, une commission statue sur les bénéficiaires. Malheureusement, les temps d'attente sont très longs par rapport à nos capacités.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Vous évoquez une augmentation importante du nombre de personnes qui vivent dans la rue, de familles, de femmes et d'enfants. Comment l'expliquez-vous empiriquement ? Quelle est votre analyse de terrain ?

Ensuite, quel est l'impact de l'organisation des Jeux olympiques et des opérations « Paris ville propre » ou de réquisition de l'offre hôtelière au détriment de l'hébergement ?

Enfin, nous avons vu à Marseille une équipe psychiatrique mobile mise en place par l'APHM avec des associations elles-mêmes liées à la ville. Cette initiative existe-t-elle à Paris ?

Mme Léa Filoche. - Je regrette de ne pas pouvoir fournir de réponse à votre troisième question, car ces dispositifs relèvent clairement de ma collègue responsable de la santé. Ces dispositifs existent, mais je ne dispose pas de données spécifiques à leur sujet. En général, ces questions relèvent plutôt de l'Agence régionale de santé (ARS), avec laquelle nous collaborons.

Quant à l'explication de l'augmentation du nombre de femmes et d'enfants sans domicile fixe, je peux notamment mentionner une reprise des flux migratoires. Les fluctuations économiques mondiales affectent toutes les grandes villes françaises et européennes, Paris ne faisant pas exception. Après la période du Covid, entre 2020 et 2022, nous avons observé une diminution significative des flux migratoires et des arrivées sur le territoire national. Par ailleurs, nous avons connu une expansion considérable des capacités d'accueil à Paris.

Des partenariats ont été conclus avec des hôtels déserts en raison de l'absence de touristes. Ils ont entraîné une diminution substantielle du nombre de personnes sans abri. Nous l'avons vérifié concrètement par les résultats de la Nuit de la Solidarité maintenue en 2020, 2021 et 2022. Toutefois, l'augmentation réelle des flux migratoires est indéniable. Ces ménages ne sont pas exclusivement parisiens, mais sont affectés par les effets en cascades des différentes crises traversées.

La crise du Covid a particulièrement touché les publics précaires, qui n'ont pas vu d'amélioration notable de leur situation à l'issue de cette période difficile. Ils ont ensuite été sévèrement impactés par l'inflation et la hausse des coûts énergétiques, fragilisant davantage leur parcours. Ces familles qui parvenaient jusqu'alors à s'en sortir tant bien que mal ont été précipitées vers la précarité. Il semble que certains dispositifs ne soient pas activés ou pas suffisants, ce qui en pousse certains à la rue avec leurs enfants.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Quelle est la proportion des personnes aujourd'hui à la rue qui avaient ou n'avaient pas de logement en France par le passé ?

Mme Léa Filoche. - Je n'ai pas de réponse à cette question. Je ne pense pas que les données de la Nuit de la Solidarité pourraient contenir des informations pertinentes à ce sujet. Il pourrait être envisagé d'intégrer une question de cette nature dans les questionnaires en lien avec cet événement. Ceux-ci nous apprennent d'ailleurs qu'environ 70 % des personnes rencontrées à cette occasion sont à la rue depuis plus d'un an.

Nos politiques publiques devraient avoir pour objectif de prévenir le fait que des individus se retrouvent ou demeurent sans domicile, quelles que soient leur histoire personnelle ou les raisons qui les ont menés à cette situation. Une fois dans cette situation, il est extrêmement difficile d'en sortir. En effet, il faut retrouver des réflexes du quotidien perdus lorsque l'on est isolé de tout le reste.

Ensuite, les effets des Jeux olympiques et paralympiques sont divers. Je ne blâme pas les hôteliers d'avoir repris leur activité touristique. Ils ont coopéré avec l'État pendant la crise sanitaire en mettant à disposition leurs établissements pour abriter les sans-abri, une initiative qui mérite d'être soulignée. Cependant, il est regrettable que personne n'ait anticipé que ces mêmes hôtels pourraient retrouver leur activité normale, surtout à l'approche des Jeux.

Depuis 2022, nous avons constaté une baisse significative du nombre de places d'hébergement à Paris.

Le préfet de région est notre principal interlocuteur sur la question de l'hébergement d'urgence. Je ne suis malheureusement pas en mesure de fournir des chiffres précis, car il joue un peu sur la frontière floue entre les places disponibles à Paris, ou en Île-de-France à destination des Parisiens. Or ces offres ne sont pas les mêmes.

Si nous proposons à une femme de s'installer avec son enfant à quarante kilomètres de Paris dans une Zone d'aménagement concerté (ZAC) sans accès à des transports collectifs, des commerces, des écoles ou des services sociaux, et qu'elle doit faire des allers-retours quotidiens pour ses obligations à Paris, cette solution est loin d'être idéale. Pourtant, elle est considérée comme une forme d'hébergement stable. De plus, si elle ne souhaite plus rester là-bas, ou si elle ne parvient pas à s'y maintenir, la bénéficiaire risque d'être exclue de la liste d'attente du Samusocial. Les menaces de ce genre sont bien réelles.

Nos dirigeants auraient pu faire preuve d'un peu plus d'anticipation quant aux effets des Jeux olympiques et paralympiques. Il existe à Paris d'autres espaces vides que nous aurions pu utiliser, sans nécessairement recourir aux hôtels. Personnellement, je ne suis pas particulièrement favorable à l'hébergement dans ces lieux, car ils ne constituent pas une solution idéale pour fournir un accompagnement social efficace. De plus, cette forme d'hébergement est souvent temporaire. Elle demande aux bénéficiaires concernés d'être très mobiles, de s'adapter à des changements de situations et de repères qui ne sont pas toujours simples.

Ainsi, cette proposition ne me semble pas optimale, pour les familles qui ont besoin de stabilité et de points de repère fixes. Nous qualifions ce type d'hébergement de « bas seuil » ou de « très bas seuil ».

Certes, être logé dans un hôtel à Taverny est toujours préférable au fait d'être à la rue, je le reconnais, mais je ne considère pas que cela relève d'un travail social efficace permettant à une personne de sortir durablement de la rue.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Taverny est situé à côté de Cergy-Pontoise. Les concernés n'ont donc pas nécessairement à se rendre à Paris pour leurs diverses obligations.

Mme Léa Filoche. - Je ne suis pas au fait de la situation à Cergy-Pontoise. Pour autant, ces femmes nous rapportent qu'elles ne sont pas nécessairement accueillies au centre communal d'action sociale (CCAS) local. Leur domiciliation n'est pas toujours réalisée dans la ville où se trouve l'hôtel. La scolarisation n'est ni automatique ni simple.

Nous ne contraignons personne à rester dans le giron administratif de Paris. Cependant, si une femme se trouve à Taverny une semaine, puis à Créteil, par exemple, je ne peux pas lui reprocher de préférer rester administrativement rattachée à Paris. C'est là que j'identifie un problème.

La question de la domiciliation peut soulever plusieurs enjeux. J'ai déjà eu de longues discussions à ce sujet avec le préfet de région qui coordonne ces questions en Île-de-France. Il est indéniable que certains CCAS ne remplissent pas leur mission en matière de domiciliation administrative.

Pendant la période du Covid, par exemple, l'État avait ouvert un centre d'hébergement dans une ancienne station météorologique pour y installer des familles. Cet espace, qui était d'ailleurs plutôt agréable, aurait pu être utilisé de manière pérenne à cette fin. Cependant, le maire a pris plusieurs mesures restrictives : d'abord en installant des caméras à toutes les entrées et sorties du site, puis en bloquant les portails avec des pierres pour empêcher les livraisons de nourriture et de vêtements, entre autres. Enfin, il a refusé de scolariser les enfants présents sur le site, ce qui a nécessité leur scolarisation dans le 14e arrondissement de Paris, le plus proche de la ville.

Malheureusement, de telles situations persistent encore en France. Je ne parle pas de faits datant de dix ans, mais bien de seulement deux ans en arrière.

Mme Dominique Vérien, présidente. - C'est là que le préfet de région a un rôle à jouer.

Mme Léa Filoche. - Absolument. Il a pour rôle de faire respecter la loi dans toutes les collectivités locales. Dans ce cas précis, pour assurer l'application de la loi, il nous a été demandé de scolariser les enfants.

Toujours dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques, nous avons assisté à quelques belles histoires. Malgré le tri opéré par l'État entre ceux qui possèdent des documents légaux et ceux qui n'en ont pas, ce que je déplore, certaines personnes ont réussi à sortir de la rue. Nous avons pu observer quatre-vingts parcours de sortie de rue réussis grâce à ce dispositif, même s'il reste assez opaque quant à son format et à sa durée.

Je ne crois pas que ce dispositif concerne des femmes. Il avait été promis il y a un an que 400 places seraient disponibles grâce à ce programme, en héritage social des Jeux olympiques et paralympiques. Cependant, à Noël, ce nombre était réduit à 200, et aujourd'hui, seules quatre-vingts places sont effectivement opérationnelles. Nous avons réussi à sortir quatre-vingts personnes de la rue grâce à ce dispositif, ce qui mérite d'être souligné.

Ensuite, je ne comprends pas l'intérêt de l'État à évacuer les squats à travers toute l'Île-de-France, alors que pour le bon déroulement des Jeux, il serait préférable que les personnes ne se trouvent pas dans l'espace public, mais plutôt à l'abri. Cette stratégie d'évacuation ne fait qu'augmenter la présence de personnes dans la rue à Paris, car ces personnes ne resteront pas à Ivry ou à Montreuil. Je suis consciente qu'idéalement, il ne devrait pas y avoir de squats.

Ces squats ne sont pas situés sur des sites olympiques. Cette action n'a donc pas de lien direct avec les Jeux.

Pour ma part, je nuancerai mes positions vis-à-vis de certaines associations. Je ne suis pas convaincue que les Jeux olympiques et paralympiques définissent la stratégie gouvernementale en matière d'accueil et d'accompagnement des migrants. Je pense que c'est un choix assumé du Gouvernement, indépendamment de cet évènement. D'ailleurs, la récente loi sur l'immigration votée en décembre à l'Assemblée nationale et au Sénat en est un exemple probant.

Je suis profondément en désaccord avec cette stratégie, mais elle est mise en oeuvre. Que les Jeux olympiques aient lieu ou non, ce choix politique est bien présent. Nous avons fortement ressenti ses effets à Paris depuis deux ans. En effet, des opérations de mises à l'abri et de déplacement des personnes, qu'elles soient nouvelles arrivantes ou non, ont toujours eu lieu, parfois de manière plus ou moins visible et avec des moyens variables, mais elles se sont toujours déroulées. Depuis 2022, nous assistons à une mise en oeuvre plus affirmée d'une stratégie choisie en matière de flux migratoires.

Penser que l'on peut trier efficacement ceux qui ont des papiers et ceux qui n'en ont pas parmi les personnes sans domicile est illusoire. En réalité, la plupart d'entre elles n'ont pas de papiers, ne serait-ce que parce qu'elles les ont perdus et doivent les renouveler constamment. Croire qu'en les poussant à partir, on résoudra le problème ou qu'en les ignorant ils disparaîtront relève du fantasme. Les démarches administratives sont une réalité constante pour ces individus.

Les Jeux olympiques et paralympiques auraient pu être une opportunité pour accélérer la création de nouvelles places d'hébergement et promouvoir des solutions innovantes. Nous avons proposé diverses alternatives comme l'utilisation d'espaces vides, d'anciens lycées, d'écoles, mais ces propositions ont été rejetées. Actuellement, des bâtiments comme l'Hôtel-Dieu ou le Val-de-Grâce restent vides, alors qu'ils pourraient parfaitement répondre aux besoins temporaires grâce à leurs infrastructures adéquates.

L'État a refusé toutes nos propositions et a même annulé des dispositifs qu'il avait précédemment annoncés. Par exemple, un projet d'occupation temporaire dans les anciens locaux de l'AP-HP sur le parvis de l'Hôtel de Ville prévoyait initialement 350 places d'hébergement, mais elles n'ont jamais été créées. De même, le projet d'occupation temporaire à l'ancienne université Paris V à Censier, nommé Césure, qui devait fournir 250 places d'urgence, n'a abouti à aucune place disponible. En outre, la reprise des activités hôtelières a réduit encore davantage notre capacité d'accueil.

Je pense que ce gouvernement a fait le choix de considérer que si nous ne gérons pas les pauvres, ils disparaîtront. C'est une erreur. Cette stratégie revient à transférer la responsabilité aux collectivités locales sans leur fournir les moyens financiers, techniques ou administratifs nécessaires pour assumer cette responsabilité correctement.

M. David Travers, adjoint à la solidarité à la Ville de Rennes, membre de l'association France urbaine. - Je suis honoré de participer à cette table ronde, et fier de le faire en compagnie de ma collègue Léa Filoche que je salue chaleureusement au passage. Je remercie France urbaine pour la confiance qu'elle me témoigne en me permettant de représenter ses positions.

J'évoquerai notamment des exemples concrets et pertinents issus de la métropole rennaise, où j'occupe les fonctions d'adjoint à la maire de Rennes, délégué à la solidarité et de conseiller métropolitain sans délégation spécifique. Je tiens à souligner que c'est mon premier mandat électoral. Par ailleurs, je suis psychiatre aux urgences du CHU de Rennes, ce qui me confronte quotidiennement à la réalité des personnes dont nous discutons aujourd'hui.

La problématique des femmes à la rue, particulièrement celles accompagnées d'enfants, est une préoccupation majeure pour France urbaine depuis plusieurs années, ainsi que pour la Ville de Rennes et sa métropole. Elle fait l'objet d'un engagement profond de la part de la maire, Nathalie Appéré.

Je rejoins pleinement Léa Filoche sur le fait que nous identifions trois grandes catégories de femmes sans domicile. Nous observons d'abord des parcours de vie marqués par des trajectoires personnelles complexes, des histoires de violence physique ou psychologique ou de négligences dans l'enfance, qui entraînent des parcours à la rue extrêmement difficiles. Les séparations conjugales représentent également un sujet majeur sur lequel des progrès doivent être accomplis. Enfin, nous devons traiter la question importante des personnes exilées.

Pour France urbaine, l'un des enjeux principaux réside dans le décalage significatif entre l'offre et la demande. Nous observons aussi un phénomène de transfert tacite des responsabilités, alors que les collectivités locales sont confrontées à l'impériosité politique et humaine de construire une réponse de proximité avec l'aide des associations, des collectifs et des initiatives citoyennes. Je reviendrai sur ces aspects si le temps me le permet, en mettant en lumière cette extrême précarité et les dispositifs que nous développons, aussi bien en matière d'hébergement que d'accompagnement.

Madame la Présidente, vous avez abordé dans vos questions préliminaires des aspects cruciaux tels que la scolarisation, le transport, l'alimentation. Ces domaines sont essentiels, mais revenons d'abord sur le sujet de l'hébergement d'urgence, compétence de l'État à deux égards : d'une part, l'hébergement lui-même et, d'autre part, la politique migratoire. Il est crucial de reconnaître qu'une part massive du parc d'urgence est aujourd'hui saturée en raison de situations non traitées de personnes exilées qui ne sont ni régularisées ni reconduites aux frontières malgré les politiques affichées, et qui sont donc en grande difficulté.

L'analyse de la situation des femmes à la rue met en évidence la vulnérabilité spécifique de ce public et sa « sur-vulnérabilité » en matière de sécurité. Elle entraîne des stratégies de repli et de discrétion cruciales qui maintiennent les femmes sans domicile hors des radars, particulièrement lorsqu'elles sont isolées, peut-être davantage que lorsqu'elles sont accompagnées d'enfants.

En dépit de cette vulnérabilité, voire de cette sur-vulnérabilité, les critères de priorisation des profils accueillis au 115, qui met de plus en plus en place une conditionnalité de l'hébergement d'urgence assumée par l'État, n'intègrent pas la question du genre, négligeant ainsi les besoins spécifiques des femmes à la rue, et donc de celles avec enfants.

En septembre 2022, les élus de France urbaine ont interpellé la Première ministre sur le projet du Gouvernement visant à fermer plusieurs milliers de places d'hébergement dans le cadre du projet de loi de finances. Nathalie Appéré, maire de Rennes et présidente de Rennes Métropole, avait notamment soulevé la problématique des personnes ni accueillies ni reconduites ne répondant pas aux critères de vulnérabilité du 115. Si elles n'ont pas un nourrisson de moins de quinze jours, ces personnes sont exclues des dispositifs.

À Rennes, nous avons pris l'engagement local d'héberger progressivement un nombre croissant de personnes : d'abord 100, puis 200, 300, 400, et aujourd'hui plus de 900 personnes, exclusivement des familles avec enfants mineurs, afin de les préserver de la rue. Ce dispositif, mis en place progressivement, a atteint 950 places dans les derniers recensements. Il représente un coût annuel de plusieurs millions d'euros. Nous ne pourrons plus l'augmenter. Bien que nous continuions à agir, nous atteignons désormais nos limites d'expansion.

Quels sont les conséquences de cette incapacité à accroître notre capacité d'accueil, pourtant déjà significative et sans précédent ? Pour la première fois, nous avons vu s'installer à Rennes un campement à l'année avec des femmes accompagnées d'enfants mineurs en situation de rue, même durant l'hiver, ce qui est inédit. C'est une nouveauté dans un contexte où une politique volontariste visait à éviter ce phénomène. La Première ministre avait exprimé sa surprise face à cette situation de saturation et à notre incapacité à offrir un abri aux enfants et aux femmes dans ces conditions, ce qui avait occasionné la mise en place de certaines mesures.

À l'époque, le ministre du logement Olivier Klein avait promis une mise à l'abri durant l'hiver 2022, suivie par une application stricte par l'État en région Bretagne, ce qui n'avait pas été le cas partout en France. La même promesse, renouvelée en 2023, n'a en revanche été suivie d'aucune application sur notre territoire ou ailleurs.

Parallèlement, des alertes ont été lancées non seulement par les collectivités et les réseaux comme France urbaine, mais également par des organisations telles que la Fondation Abbé Pierre et la Fédération des acteurs de la solidarité. Tous ont souligné la difficulté d'accès à l'hébergement, notamment pour les femmes victimes de violences, avec ou sans enfants. À titre d'exemple, la Fédération des acteurs de la solidarité a souligné qu'une femme sur neuf seulement parvenait à accéder à une mise en sécurité en hébergement d'urgence. Ceux-ci ne sont pas toujours adaptés à leurs besoins.

Les problématiques soulevées par les territoires reflètent des phénomènes démographiques et sociaux très particuliers, tels que les situations de décohabitation, de rupture ou de fuite, particulièrement vécues par les femmes seules ou accompagnées d'enfants. La pression accrue sur le marché locatif dans les grandes villes, caractérisé par des loyers élevés et l'offre de logements extrêmement en tension exacerbent les difficultés rencontrées par ces populations vulnérables.

Nous observons également des enjeux liés au comptage et au repérage précis des situations, qui ne peuvent se limiter strictement aux chiffres rapportés par les SIAO. En effet, au-delà des appels au 115, il existe une réalité non captée par ces appels en raison d'un taux élevé de non-réponses ou de réponses négatives. Bon nombre des concernés cessent d'appeler ce numéro et échappent donc aux radars des statistiques officielles.

À ce stade, je me permets une remarque plus locale. À Rennes, nous avons décidé de ne pas reconduire la Nuit de la Solidarité, du fait de nos articulations étroites au sein du réseau « SolidaRen ». La collectivité y joue un rôle d'articulation et de mise en relation des acteurs associatifs au sein de divers groupes thématiques, facilitant ainsi leur interconnaissance et synchronisation, et la répartition équitable de leurs missions. Nous avons un groupe de travail sur les maraudes qui permet une meilleure répartition des activités sur le terrain et une présence quasi continue sur le territoire et qui nous donne accès à leurs propres comptages. Les associations sont en capacité d'aller repérer, plus que nous, plus que le 115, les femmes qui développent des stratégies d'invisibilisation.

Il est évident qu'il existe des enjeux significatifs spécifiques aux femmes, notamment en ce qui concerne la mixité des hébergements et des services proposés tels que les douches, les services et les restaurants sociaux. La mixité de ces lieux pose des questions en matière de sécurité, d'apaisement et de sûreté des lieux d'accueil pour les femmes isolées.

Sans pour autant envisager une segmentation stricte des dispositifs exclusivement masculins ou féminins, il est essentiel de considérer des structures d'accueil avec des adaptations spécifiques pour les femmes.

Un autre enjeu réside dans la coordination entre la collectivité et la préfecture, en lien avec les SIAO, afin de réduire les non réponses et les renvois mentionnés précédemment. Il convient également de souligner une vigilance particulière concernant l'évolution actuelle des SIAO, historiquement pilotés par le secteur associatif et incluant l'ensemble des parties prenantes, vers des groupements d'intérêt public (GIP) où les associations pourraient ne pas avoir le même degré de participation et hériteraient, au mieux, d'un droit de parole, malgré leur rôle quotidien crucial auprès des publics dont nous parlons aujourd'hui.

Enfin, il est primordial de garantir une fluidité optimale dans les parcours des personnes en difficulté, avec des offres suffisantes et complètes permettant à chaque individu d'évoluer dans un parcours, par étapes ou plus direct, vers un logement. Bien que des initiatives telles que le dispositif « Logement d'abord », largement soutenu par France urbaine, représentent une avancée majeure, elles ne peuvent à elles seules répondre à toutes les situations. Ainsi, il est impératif de développer des offres et des parcours complets pour éviter les blocages actuels du système.

Nous sommes entièrement d'accord avec la nécessité, pour les grandes villes, de conforter leur recensement des personnes sans abri, à condition que l'offre y soit mise en regard, notamment pour les femmes isolées.

Un autre aspect important concerne l'offre de logements abordables. Nous parlons de l'hébergement, mais in fine nous parlons de logement, que ce soit à travers le dispositif « Logement d'abord » ou d'autres formes de logement pour ceux qui ont tous les droits pour y accéder.

Les demandes de France urbaine incluent la reconnaissance des actions des collectivités, mais aussi celle de leur lien avec les associations et les citoyens pour soutenir et coordonner leurs initiatives. Il est essentiel que cette capacité à proposer et à agir soit accompagnée par l'État, étant donné les implications financières considérables de ces actions dans le contexte actuel. Il est en outre nécessaire de bénéficier d'un pouvoir de régulation renforcé dans les zones tendues pour encadrer les loyers et promouvoir l'investissement locatif, et de déployer une cellule nationale de vigilance et d'alerte pour avancer dans la mise en place, sur le parc social et privé, de dispositifs de garantie de loyers facilitant ainsi l'accès au logement.

Madame la Présidente, vous avez évoqué la question des critères d'accès au logement social. Ils sont nombreux, mais aussi extrêmement restrictifs, rendant l'accès au logement social extrêmement lointain pour ceux qui ne répondent pas à ces critères de « sur-vulnérabilité ». Ces critères, liés par exemple à des situations de ruptures conjugales, peuvent percuter d'autres critères tels que la santé mentale.

Nos demandes comprennent également le renforcement de l'approche « Logement d'abord » et la lutte contre le sans-abrisme, ainsi que la forte relance de la construction de logements sociaux et très sociaux dans les zones tendues. À une époque où les inquiétudes sur le détricotage de la loi SRU sont nombreuses, nous demandons la suppression de la proposition d'intégrer la comptabilisation du logement locatif intermédiaire dans la loi SRU. Il est également crucial de renforcer le maillage territorial en offre de santé mentale.

En tant qu'acteur local à Rennes, je peux témoigner de la présence, bien que largement insuffisante, de services de santé mentale sur notre territoire. Nous disposons par exemple d'une équipe mobile de précarité gérée par la psychiatrie publique, présente sur tout le territoire rennais, pour alerter et faciliter le retour vers les soins et l'accompagnement social des personnes concernées. Nous avons contractualisé, avec l'aide de l'ARS, un accueil psychiatrique dans notre restaurant social, qui sert quotidiennement plus de 250 repas aux personnes à la rue. Bien que l'accueil des femmes n'y soit pas spécifiquement sanctuarisé dans un circuit distinct, toutes les mesures sont prises pour leur assurer un accueil positif et tenir compte des risques spécifiques auxquels elles peuvent être confrontées.

Je tiens également à souligner l'accompagnement à la réduction des risques fortement implanté sur notre territoire par le biais du Caarud (Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues). Il mérite d'être salué pour son action vigoureuse.

Notre rôle, en tant que collectivité, a consisté à faciliter la collaboration entre les associations. Par exemple, les Restos du Coeur ont lancé l'initiative du Restobus, qui installe un restaurant avec service à table sur la place publique une fois par semaine, offrant ainsi un cadre de dignité et un soutien actif. Le Caarud, également présent ici et ailleurs, joue un rôle crucial dans les maraudes menées par la Croix-Rouge.

De plus, notre ville a lancé des initiatives historiques que j'ai connues en tant que psychiatre, bien avant d'occuper la position que j'occupe aujourd'hui devant vous, comme le Conseil Rennais de santé mentale. Ces conseils développent des actions locales, notamment un dispositif local de vigilance sur ce que nous appelons les « situations préoccupantes ». Je pense en particulier à une dame dont l'état de santé mentale et d'addiction pose de graves défis sur notre territoire, nous mettant souvent dans l'impasse pour l'aider, l'accompagner et la soigner.

Il est essentiel que ces dispositifs fonctionnent en étroite collaboration pour apporter des réponses efficaces, tout en respectant la volonté des individus, et en tenant compte des barrières que leurs propres maladies peuvent poser pour percevoir et accepter l'aide proposée.

Au titre de France urbaine, les grandes villes métropoles s'engagent à contribuer activement au dispositif d'expérimentation « Logement d'abord », et à améliorer l'observation et le suivi statistique. À Rennes, nous avons développé des outils de suivi des données sociales extrêmement réactifs et efficaces. Je pense notamment à l'association Apras, que j'ai l'honneur de présider, qui fonctionne comme un observatoire des données sociales permettant un suivi en temps réel des indicateurs sociaux.

De plus, les grandes villes s'engagent à développer, en partenariat avec l'État ou en pilotage propre, des outils pour répondre aux situations de violence intrafamiliale. Il est nécessaire de développer des contingents dédiés à la mise à l'abri des femmes. Je peux saluer l'initiative nantaise des haltes de nuit, par exemple.

Toutefois, les dispositifs que nous développons ont un coût extrêmement important, alors même que nous n'avons aucune compétence en matière d'hébergement d'urgence. Les départements - qui sont absents aujourd'hui, et au nom desquels je ne m'exprimerai pas -, mais aussi les territoires urbains et les grandes villes telles que Rennes, Lyon, Strasbourg ou Paris, sont actuellement en recours contentieux contre l'État en vue de se faire rembourser et de permettre de repenser les capacités d'hébergement d'urgence. Nous hébergeons à Rennes plus de 900 personnes chaque soir : 200 familles dont 485 enfants. Quarante personnes, dont vingt-quatre enfants, sont hébergées au sein d'écoles. Sept familles avec dix-sept enfants de 16 mois à 17 ans vivent également dans un campement à Rennes. Une association que nous accompagnons héberge 200 personnes, dont des femmes avec enfants. Nous proposons tous des initiatives, mais nous sommes débordés.

Enfin, je rejoins totalement l'avis de Léa Filoche sur la politique d'accueil. Il n'y a pas d'appel d'air ; les gens ne viennent pas chez nous parce que c'est « bien », mais parce qu'ils fuient des situations tragiques. Ils font de leur mieux une fois dans notre pays.

Cependant, il demeure une répartition inégale sur notre territoire, où certaines villes et régions, malheureusement, excluent ou renvoient les personnes vers des territoires perçus comme plus accueillants. Il nous revient alors de répartir l'accueil et de structurer nos efforts. À Rennes, par exemple, nous participons activement au réseau « Territoire accueillant » d'Ille-et-Vilaine, en collaboration étroite avec les associations et collectifs locaux autant que possible.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Je regrette sincèrement l'absence des départements. Ils sont aussi les premiers à dire qu'ils sont en charge d'énormément de missions pour lesquelles ils ne reçoivent pas d'aide de la part de l'État. Une colère gronde, y compris dans les départements ruraux. Il est dommage qu'ils ne viennent pas l'exprimer ici.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Lorsque j'ai établi le rapport sur la proposition de loi relative à la Nuit de la Solidarité, j'ai vu les mêmes acteurs que ceux que nous rencontrons aujourd'hui. Lorsque nous voulons discuter des politiques de l'aide sociale à l'enfance avec les départements, personne ne vient. On trouve pourtant des compétences dans les départements.

Mme Léa Filoche. - Dominique Versini interviendrait avec plaisir.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Il serait opportun de sortir du seul giron parisien.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Je me tourne vos nos rapporteures : qui souhaite interroger nos invités ?

Mme Marie-Laure Phinéra-Horth, rapporteure. - Je suis agréablement surprise de découvrir tous les dispositifs mis en place par la Ville de Paris. Je suis très sensible à cette cause. J'ai été moi-même maire de Cayenne, la capitale de la Guyane française. Nous y faisons face à ce même phénomène aujourd'hui. Je pense sincèrement que nous devrions prendre exemple sur vous.

Nos voisins allemands ont réussi à éviter que des enfants se retrouvent à la rue. Ne pourrions-nous pas nous inspirer de leur stratégie ? Je crois qu'une seule entité, comme une collectivité, devrait coordonner ces efforts, plutôt que de multiplier les organismes qui ne parviennent pas toujours à travailler ensemble efficacement. Nous devrions bien entendu conserver un soutien financier de l'État.

Monsieur Travers, vous représentez France urbaine. Avez-vous été contacté par les maires de Guyane, surtout des grandes villes, pour obtenir de l'aide face aux flux migratoires en provenance de l'Orient, notamment de Palestine, de Syrie, du Maroc ou du Sahara ? Ils passent par le Brésil pour arriver chez nous, le seul territoire français en Amérique du Sud. Les maires sont véritablement dépassés par cette situation et je me demande si vous avez été sollicité pour les accompagner dans ces circonstances difficiles.

Mme Léa Filoche. - J'avoue ma méconnaissance du dispositif allemand. Je vais me renseigner. D'un point de vue philosophique, je suis convaincue que la question de l'hébergement d'urgence doit relever des compétences de l'État. Bien sûr, il est possible d'imaginer et de réfléchir à d'autres formules, mais cette approche garantit une égalité de traitement pour toutes les personnes sans domicile sur l'ensemble du territoire. Elle évite les disparités entre collectivités locales, qui pourraient varier en fonction de leurs préférences, empathies, choix politiques ou moyens disponibles.

Cela dit, les collectivités locales peuvent et doivent compléter le dispositif de l'État selon leurs choix politiques. À Paris, par exemple, il existe depuis longtemps une fierté et une tradition de solidarité, initiées avant même l'arrivée de la gauche au pouvoir. Jacques Chirac, alors maire de Paris, a ouvert les mairies pour distribuer la soupe populaire, héberger les sans-abri et créer des lieux d'accueil spécifiques sous régime municipal. Il est juste de reconnaître cette volonté politique forte à Paris en matière de solidarité. Elle se traduit également par un soutien financier conséquent.

Cependant, c'est lorsque ces initiatives locales ne viennent pas simplement compléter, mais remplacer le dispositif existant que les problèmes commencent. Cette réalité remet en cause, à mes yeux, le rôle régalien de l'État dans la protection des personnes sans abri et dans la mise en place de dispositifs adaptés. C'est particulièrement insupportable, surtout lorsqu'il s'agit de mettre à l'abri des personnes - a fortiori des femmes à la rue. Nous ne pouvons accepter que la mission régalienne de protection soit abandonnée sans alternative crédible. Nous avons besoin d'un engagement total pour réaffirmer le sens et la cohérence de cette mission.

Personnellement, je n'ai aucune objection à une organisation et une répartition des nouveaux arrivants sur le territoire. Je pense même que c'est une démarche positive et nécessaire. C'est la manière désorganisée dont l'État gère actuellement cette question qui me dérange. À Paris, par exemple, les bus censés transporter les personnes vers des centres d'accueil en province sont aujourd'hui largement sous-utilisés. Contrairement à ce que certains peuvent penser, l'État n'organise pas de rafles pour embarquer les gens dans des bus.

Par conséquent, nous devons organiser nous-mêmes des opérations de mise à l'abri, comme celle que j'ai supervisée ce matin. Seulement six personnes sont montées à bord d'un bus de soixante places envoyé par l'État vers l'un des onze centres d'accueil en province. Il est regrettable que l'État ait refusé d'ouvrir un centre d'accueil en Corse - en raison de son caractère insulaire -, dans le Nord - estimant que Calais faisait office de SAS, j'imagine -, et en Île-de-France. Ici, l'État semble préférer opérer une répartition nationale sur des trottoirs plutôt que dans des cadres dignes et appropriés.

Je me suis sérieusement demandé pourquoi il n'existait pas de centres d'accueil en Île-de-France, voire à Paris, alors que c'est là que le besoin est le plus pressant. Nous devons pouvoir travailler efficacement avec les personnes pour assurer des prises en charge agréées, pérennes et respectueuses de leur situation individuelle ainsi que des contraintes que nous pouvons rencontrer.

Il y a un an, lors de la création des centres d'accueil, les gens montaient dans les bus avec enthousiasme, pensant que tout se passerait bien. Qu'en est-il vraiment ? Après trois semaines, ils étaient transférés dans des hôtels avec un accompagnement social superficiel, pour ensuite s'entendre dire : « C'est fini, vous pouvez partir. » Par la suite, vous appelez le Samusocial à Besançon et découvrez qu'aucune place n'est disponible, alors que la liste d'attente des personnes en région s'allonge de façon absurde.

Nous ne pouvons pas continuer ainsi, dans l'opacité totale. L'État ne s'appuie pas du tout sur les collectivités locales pour ouvrir ces centres. Il ne partage pas les chiffres ni le sens de ses actions, et ne veut pas politiquement assumer la nécessité d'une répartition nationale. Pour ma part, je n'ai aucun problème avec cette idée ; au contraire, si c'est bien fait, c'est ce qu'il faut faire. Mais cette opacité suscite des inquiétudes, comme l'a exprimé le maire d'Orléans en disant qu'il ne voulait pas accueillir toute la misère de Paris.

Pourtant, ce n'est pas ce qui lui est demandé. Au contraire, il faut assumer cette répartition nationale en fonction des parcours individuels.

Nous ne pouvons pas le faire à moyens constants. Nous avons besoin de moyens supplémentaires, spécifiquement dédiés à la régularisation administrative et à la simplification des procédures. Nous avons réussi à le faire pour les réfugiés Ukrainiens. Ces mesures devraient servir d'exemple pour le reste du monde. Il est tout à fait possible d'ouvrir des lieux, de permettre l'accès aux soins sanitaires, psychologiques, professionnels et d'adapter le soutien selon les besoins individuels. Nous l'avons remarquablement bien fait pour les Ukrainiens. Pourquoi ne pourrions-nous pas le faire pour d'autres ? Il est tout simplement incroyable que les femmes, à chaque étape, soient davantage fragilisées et exposées aux effets systématiques d'une absence de prise en charge digne et appropriée.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Les Ukrainiens ont bénéficié en province de réseaux qui les ont aidés à venir et à s'établir. Le risque n'est-il pas que des réseaux mafieux ne s'installent en Île-de-France ou autour des grandes villes pour exploiter ces migrants ?

Mme Léa Filoche. - Je pense que oui, mais je n'utiliserai pas le terme « réseaux mafieux ». Je parlerai plutôt d'« ubérisation ». C'est un vaste réseau qui contribue à maintenir les gens à Paris, étant donné qu'il emploie massivement des travailleurs sans papiers - peu de femmes, je l'admets.

En réalité, les emplois non déclarés pour les personnes en situation administrative irrégulière sont concentrés principalement à Paris ou en Île-de-France. Ce constat est beaucoup moins évident dans les régions et les villes de taille plus modeste.

Nous sommes confrontés à une situation où le travail est « ubérisé » dans un cadre non réglementé et sans statut. Cette réalité concerne le secteur du bâtiment, les métiers d'aide à la personne, et bien sûr, les services de livraison. Ce phénomène est essentiel pour comprendre pourquoi les personnes choisissent de rester dans les zones où elles ont initialement trouvé un emploi.

Il faut également reconnaître l'existence de réseaux associatifs qui jouent un rôle important.

Le territoire parisien est particulièrement riche en structures associatives, qui interviennent de manière spontanée ou organisée pour aider les personnes à la rue. Les maraudes sont nombreuses, tout comme les divers lieux d'accueil, financés de manière variable. Tous contribuent à ancrer les individus dans un territoire donné à un moment donné. C'est particulièrement visible lorsque nous plaçons une personne qui était sans abri dans un centre d'hébergement : elle développe un attachement à son quartier et souhaite y rester. Par conséquent, proposer un autre centre d'hébergement à quarante kilomètres pourrait poser problème, en perturbant son quotidien et son sentiment d'ancrage initial.

M. David Travers. - Je ne connais pas davantage les dispositifs allemands, au sujet desquels je me renseignerai rapidement.

Nous avons une conscience extrêmement vive et douloureuse des limites des initiatives locales. Nathalie Appéré avait pu s'exprimer à ce sujet il y a un an. Il est possible de développer des actions, nous l'avons fait. Cependant, je vous rappelle la chronologie des faits, qui est terrible : nous avons ouvert cent places il y a cinq ans, 200 places six mois plus tard, puis 300, et ainsi de suite, pour éviter d'avoir des femmes avec enfants à la rue. Nous l'avons fait pendant deux, trois ans, en dehors des arrivées qu'il a fallu constamment absorber. La plupart des individus et des familles accueillis dans ces dispositifs n'ont ni droit ni titre. Ils sont condamnés aux limbes de la société, à attendre des années sans autre aide que la solidarité et d'éventuelles actions politiques locales. Par exemple, il existe une aide du département les concernant. Elle est volontariste. Ils sont contraints de travailler en dehors du cadre légal pour attendre et prétendre à une nouvelle demande au titre de leur présence longue sur le territoire, ce qui est un paradoxe inacceptable. En attendant une potentielle réponse favorable dans dix ans, ces familles sont coincées dans des dispositifs, dans des tentes, dans une association. Cette réalité contribue à une absence de fluidité dans les dispositifs.

Je tiens à souligner l'importance viscérale de l'action locale, mais parfois limitée en raison du flux continu de nouveaux arrivants et d'une certaine hypocrisie politique à ce sujet. Cela me ramène à la politique migratoire, qui impacte considérablement le débat d'aujourd'hui.

Madame la Présidente, nous accueillons bien sûr sans aucune limite les enfants concernés dans nos écoles. Leurs familles, en errance sur notre territoire, ont accès à toutes nos tarifications solidaires. Je le disais plus tôt : point de salut sans la territorialisation et la répartition équitable. Cependant, il reste un défi : tous les centres communaux d'action sociale (CCAS) n'ont pas les ressources financières nécessaires pour soutenir pleinement cette initiative. Derrière cela, il y a des coûts à assumer, que nous prenons en charge, ainsi que le besoin de développer des moyens supplémentaires pour tout cela.

Par ailleurs, la solution ne peut pas être qu'une question d'hébergement. Une femme seule, surtout avec un enfant, qui est en train d'apprendre le français, se retrouve dans une situation inhumaine : isolée, sans capacité de transport, sans accueil social, sans savoir où trouver de l'aide alimentaire, etc. Vous comprenez bien la gravité de la situation que je décris.

Il se pose également une question s'agissant de la capacité variable des collectivités à assumer les coûts et les surcoûts liés à l'hébergement, à la scolarité et aux autres dépenses nécessaires lorsque nous accueillons et hébergeons des femmes, même hors exil.

Ensuite, je ne connais pas toutes les participations à France urbaine. La communauté d'agglomération Centre Littoral en Guyane fait partie de ses adhérents, bien qu'elle ne soit pas nécessairement présente dans tous les groupes de travail auxquels j'ai pu prendre part.

Je peux insister sur le fait qu'en tant qu'élus locaux, nous avons un besoin critique de réseaux d'échanges comme France urbaine et l'UNCCAS, dont je suis également membre du conseil d'administration. Nous discutons via un groupe WhatsApp très actif qui nous permet de nous soutenir mutuellement, de partager nos difficultés, nos idées et de renforcer notre solidarité.

En effet, il existe divers réseaux qui nous aident à intégrer les élus locaux de tous les territoires de France. Cependant, il est aussi essentiel de trouver le temps nécessaire pour remplir nos obligations en tant qu'élus. Personnellement, au cours de mes deux premières années de mandat, j'ai dû me concentrer sur l'apprentissage et l'action directe sur le terrain, ce qui limitait ma participation à ces réseaux.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Il est important de noter qu'il existe également dans les territoires ruraux des initiatives locales où les gens savent s'organiser, accueillir, et parfois mettre des logements à disposition de ces personnes. Certaines d'entre elles travaillent et sont capables de payer des loyers.

La différence entre les Ukrainiens et d'autres migrants relève du fait que les premiers ont pu commencer à travailler immédiatement. Nous constatons aussi, même dans nos territoires très ruraux, la présence d'artisans prêts à embaucher rapidement. Il est vrai que le traitement de la demande d'asile implique un choix dans les personnes que l'on souhaite accueillir ou non. Tous les pays, y compris la France, peuvent légitimement le faire. Cependant, il est essentiel de répondre promptement à ceux dont nous savons qu'ils resteront de toute façon sur le territoire. Il serait bénéfique de leur délivrer rapidement des papiers, pour qu'ils puissent travailler immédiatement, accéder à un logement, et contribuer par le biais des cotisations sociales et des impôts. C'est par ailleurs avantageux pour nos systèmes de retraite.

Mme Olivia Richard, rapporteure. - Merci pour vos propos passionnants et très complets.

Pour rebondir sur le point précédent, je voudrais mentionner un cas qui a attiré mon attention récemment : des Français en Ukraine ont été contraints de revenir en France par leurs propres moyens durant la crise sanitaire, sans aucune assistance, puisqu'ils ne peuvent pas être considérés comme des réfugiés dans leur propre pays. En contraste, les Ukrainiens ont été accueillis à bras ouverts, ce qui soulève la question de la sélection des personnes que nous choisissons d'accueillir, qui ne se limite pas nécessairement aux ressortissants français.

Cette semaine, j'ai eu l'occasion de rencontrer une femme dont le parcours reflète parfaitement les défis sur lesquels nous travaillons depuis plusieurs mois. Actuellement hébergée à Créteil, elle a été sans-abri, traversant tous les départements de l'Île-de-France. Elle est domiciliée à Montparnasse, elle doit parcourir chaque jour une heure de trajet pour emmener ses cinq enfants à l'école dans le 14e arrondissement. Cette situation est devenue insupportable pour elle. Elle a droit à un titre de séjour, étant donné que ses cinq enfants sont nés en France et qu'elle réside elle-même ici depuis douze ans. Elle vient du Congo. Elle peine même à obtenir un rendez-vous à la préfecture pour renouveler son titre de séjour. Dans ce cadre, pourriez-vous nous dire si vous avez des relations avec la Préfecture de police ?

Ensuite, nous avons eu l'occasion d'entendre des chercheures parler de la Nuit de la Solidarité, qui soulignaient notamment les difficultés rencontrées pour réaliser un décompte précis des personnes concernées. Vous-même, Monsieur, avez insisté sur la nécessité d'adapter les ressources en fonction des personnes dénombrées. Il semble donc qu'il persiste une certaine imprécision dans ces chiffres, ce qui pose la question de leur fiabilité. Pourquoi devrions-nous nous appuyer sur ces derniers si nous ne pouvons pas avoir une vision exacte des personnes sans abri, de leur nombre, de leur genre, de leur durée d'errance, et du fait qu'elles sont souvent cachées, réticentes à répondre par crainte des autorités ? La Présidente Vérien a souvent souligné l'importance de compter ces femmes pour qu'elles comptent, mais comment pourrait-on améliorer ce décompte ?

Enfin, vous avez évoqué une approche esthétique et sociale. Une chercheure auditionnée a attiré notre attention sur le fait qu'une approche genrée des parcours perpétuait une forme de violence en imposant aux femmes une injonction de rester dans leur rôle traditionnel. Elles seraient contraintes de rester vigilantes à leur apparence physique et de s'enfermer dans ce rôle. Pourtant, certaines se masculinisent, se coupent les cheveux pour s'invisibiliser.

Il me semble également intéressant de noter que la plupart des intervenants qui font appel à ces services sont des hommes.

J'imagine que vous proposez également des dispositifs pour la réinsertion professionnelle et l'apprentissage du français.

Mme Evelyne Corbière Naminzo. - Merci pour votre présentation franche et claire de la réalité quotidienne. En tant que sénatrice de La Réunion, je tiens à souligner que le réseau France urbaine est également présent chez nous. Le phénomène des femmes sans abri reste très invisible dans notre région.

Je tiens à vous remercier particulièrement pour avoir abordé avec profondeur la détresse et l'urgence de ces situations. Vous avez parlé d'individus, de familles, d'enfants, en apportant des exemples concrets. J'ai été particulièrement frappée par votre usage du terme « sur-vulnérabilité » pour décrire ces publics spécifiques. C'est précisément pour cette raison que notre délégation accorde une attention particulière à cette question.

J'aimerais maintenant vous interroger sur vos recommandations concernant le logement. En effet, lorsque nous parlons du problème du sans-abrisme, nous évoquons à la fois l'hébergement et le logement. Cependant, lorsqu'il s'agit de politiques du logement, les discussions sur leur articulation avec les politiques d'hébergement sont très rares. D'un côté, le logement est discuté indépendamment de l'hébergement, alors que de l'autre, l'hébergement est généralement abordé dans le contexte d'une pénurie et des difficultés de gestion qui en découlent.

Je vous saurais gré de préciser vos recommandations concernant le projet de loi visant à intégrer le logement intermédiaire dans la loi SRU, et plus particulièrement d'expliquer quelles pourraient être ses répercussions sur la question du sans-abrisme. Cette dimension n'a pas été pleinement explorée lors des débats au Sénat. Mon intérêt pour cette question découle de mon rôle au sein de la commission des affaires économiques, où nous avons traité ces sujets. J'espère pouvoir bénéficier de vos éclaircissements.

Mme Léa Filoche. - L'hébergement d'urgence trouve son origine dans l'appel de l'abbé Pierre de 1954, un jalon essentiel dans ce combat. L'objectif initial était de fournir un accueil inconditionnel permettant à toutes les personnes à la rue en difficulté d'être prises en charge de manière digne et durable.

Au fil du temps, la loi a évolué pour accompagner, améliorer, structurer et organiser ces dispositifs. Depuis plusieurs décennies maintenant, l'État a choisi de confier la gestion de ces lieux d'hébergement à des structures associatives, bénéficiant souvent d'une délégation de service public. Parmi celles-ci, on trouve des acteurs importants tels que le Groupe SOS ou Emmaüs, et bien d'autres, initialement issus du secteur caritatif ou de l'économie sociale et solidaire.

Ces structures gèrent une diversité de sites d'hébergement tels que des CHU, des CHRS, des pensions de famille, ainsi que des dispositifs spécifiques pour les familles, les réfugiés, les personnes en situation d'addiction et celles ayant des problèmes de santé. Cette segmentation, si elle permet un accompagnement au plus près des individus, entraîne souvent des critères d'éligibilité complexes qui excluent malheureusement beaucoup de personnes de ces dispositifs.

Nous avons besoin de revoir cette approche, de réaffirmer le caractère de mission de service public de ces dispositifs. Tout en reconnaissant l'importance des délégations de service public, il serait pertinent de réaffirmer le cadre inconditionnel de l'accueil qui évite toute forme de critérisation excessive pouvant mener à l'exclusion.

Je partage l'avis selon lequel il est temps de repenser notre politique d'hébergement en France. Actuellement, elle oblige souvent les bénéficiaires à justifier maintes fois leur situation auprès de multiples intervenants, ce qui peut être très éprouvant et inefficace. Une approche plus efficace et moins intrusive pourrait réduire les échecs rencontrés dans nos dispositifs d'accompagnement.

Concernant l'intégration du logement intermédiaire dans la loi SRU, je n'ai pas d'opinion tranchée à partir du moment où on augmente en conséquence les objectifs à atteindre mais je serais favorable à l'idée d'inclure également l'hébergement d'urgence et de réinsertion sociale dans la loi SRU. Cela me semble nécessaire dans un contexte où l'on demande une répartition nationale dans laquelle chaque acteur prendrait sa part. Cette démarche permettrait en outre de faire tomber quelques fantasmes dans le cadre de l'ouverture de lieux d'accueil de personnes à la rue.

Je suis confrontée à des résistances et des inquiétudes de la part de riverains, qui craignent une baisse du prix de l'immobilier ou un risque de cambriolages, de viols, de violences, etc. Une transparence accrue sur le fonctionnement de ces dispositifs d'accueil, ainsi qu'une meilleure connaissance des profils des personnes qui en bénéficient, pourraient contribuer à réduire ces préjugés et favoriser une plus grande acceptation sociale, y compris avec une répartition sociale plus équilibrée. Cette acceptation est d'autant plus cruciale dans le cadre d'une répartition territoriale équitable, qui reconnaît la diversité des parcours individuels. Chacun ne doit pas nécessairement aspirer à vivre à Paris ou dans une grande ville, et il est essentiel de prendre en compte cette réalité dans nos politiques.

Je suis favorable à une politique inclusive et équitable assumée, portée, construite en ce sens. Aujourd'hui, on ne construit rien. On se débrouille.

Quant à mes relations avec le préfet de police, elles sont plutôt inexistantes. En réalité, elles se sont détériorées ces dernières années, en raison principalement de la difficulté de la Préfecture de police à répondre aux demandes liées à l'arrivée et au séjour des personnes sur le territoire. Elle crée des sans-papiers. En effet, un nombre significatif de titres de séjour, environ 60 à 70 %, ne sont pas renouvelés à temps chaque année, ce qui résulte d'un choix politique gouvernemental.

Cette politique de pression maximale sur les personnes concernées, qui doivent chaque année justifier de leur installation en France, crée des situations où même des individus légalement présents sur le territoire peinent à obtenir un rendez-vous administratif à temps. Lorsqu'ils perdent leurs papiers, ils perdent aussi leur logement, leur travail, tout. On les retrouve donc dans les dispositifs d'urgence.

Ensuite, je vous invite vivement à participer à la Nuit de la Solidarité à Paris, traditionnellement organisée chaque dernier jeudi du mois de janvier. Cette initiative repose sur une méthodologie scientifique rigoureuse : Paris est divisé en 355 secteurs couverts par des équipes mixtes de professionnels et de bénévoles. Elles réalisent un décompte objectif, essentiel pour évaluer la situation dramatique des personnes sans abri. Bien que ces chiffres ne soient pas l'unique solution aux problèmes, ils fournissent une base factuelle incontestable, que l'État est parfois réticent à reconnaître pleinement. Il ne peut toutefois pas dire qu'ils ne sont pas fiables, puisqu'ils reposent sur une méthodologie solide.

Je vous invite à vous joindre à nous lors des phases de préparation annuelles de la Nuit de la Solidarité, où nous bénéficions d'un encadrement clair et d'un conseil scientifique chargé de l'élaboration des questionnaires. Cette approche nous permet de comparer précisément, rue par rue, le nombre de personnes recensées depuis 2018.

Nous sommes en mesure de localiser aujourd'hui les principaux campements des nouveaux arrivants, distincts de ceux des personnes sans papiers établies depuis longtemps. Nous avons également identifié les endroits où les femmes se cachent, ce qui nous permet ainsi d'affiner nos politiques et nos dispositifs publics. Il n'en reste pas moins que nos chiffres représentent probablement le minimum de la réalité, comme en témoigne par exemple le décompte précis de 3 492 personnes lors de la dernière Nuit de la Solidarité à Paris, auquel s'y ajoutent environ 1 000 autres dans les gymnases en raison du grand froid, ce qui nous amène à un total de 4 492 personnes. Il est probable que nous ne parvenions pas à recenser entre 10 et 15 % des personnes présentes.

Nos équipes couvrent un large éventail de lieux, des talus du périphérique aux tunnels des Halles, des parkings aux halls d'immeubles où nous avons été préalablement alertés par les bailleurs sociaux sur la présence de personnes sans abri. Nous visitons également les hôpitaux, les métros et les gares, explorant tous les endroits possibles où ces personnes peuvent se trouver. C'est ainsi que nous avons découvert, par exemple, une personne qui dormait dans une colonne de la place de la Concorde. Elle s'y était installée avec un lit, un réchaud, un arrosoir qui lui servait de point d'eau... Certains individus sont capables de trouver refuge dans des endroits inattendus. Cet événement nous permet également de trouver des femmes, malgré leurs stratégies d'invisibilisation.

Vous m'interrogiez sur nos actions en faveur du socio-esthétisme. Il existe des étapes dans la vie, dans le parcours de rue et de sortie de rue. À certains moments, la réappropriation de son corps par le fait d'en parler, de se regarder, d'en prendre soin participe à une remobilisation globale, à une prise de conscience. Elle peut permettre de se projeter dans un travail - il est compliqué de le faire en étant sale et en sentant mauvais, en ne sachant plus se laver, choisir ses vêtements, prendre soin de soi, se maquiller. Nous proposons ces actions pour les publics éloignés de l'emploi en général, qu'ils soient à la rue ou dans des espaces d'hébergement divers. Elles doivent, selon nous, être proposées dans le parcours et être accessibles.

Ces lieux sont préconisés par des travailleurs sociaux. Ils ne sont pas ouverts. Les personnes ne s'y rendent pas de manière spontanée. Dans le cadre de la prise en charge d'un parcours, il leur est proposé d'accéder à un dispositif de bien-être, au sens large du terme. Cela peut consister simplement à se masser les mains, voire les pieds, ce qui, pour les personnes à la rue, représente un changement significatif. Ces actions ne prennent pas la place d'autres interventions, mais les complètent. Pour moi, elles font partie intégrante des dispositifs visant à aider la personne à s'élever vers une sortie de la rue à long terme.

Il est essentiel de reconnaître le droit à l'échec dans les dispositifs destinés aux personnes sans domicile. Il faut envisager que parfois, les initiatives ne fonctionnent pas. Ce n'est pas simple à gérer pour nous, car les actions auxquelles nous sommes habitués sont uniques : si vous quittez le programme, c'est terminé. Par exemple, si vous refusez une proposition de logement social, on ne vous en proposera pas une seconde. Si vous manquez un rendez-vous ou si vous adoptez un comportement inapproprié dans votre centre d'hébergement, nous devons pouvoir dire à la personne concernée que ce n'est pas grave, qu'elle peut revenir plus tard. Cette souplesse fait partie intégrante du travail social et de la prise en charge des parcours de sortie de la rue, qui ne sont pas linéaires, mais comportent des hauts et des bas constants.

Actuellement, les contraintes et la pression dans les services sociaux ne permettent pas cette approche, pourtant fondamentale. Il est nécessaire d'accepter le droit à l'erreur, car c'est ce qui rend les parcours de sortie de la rue humains et adaptés aux réalités complexes des personnes concernées.

À mon sens, la question du socio-esthétisme contribue largement à cet objectif. En réalité, elles ne représentent pas un coût élevé, car beaucoup de fondations s'engagent dans des actions de responsabilité sociale d'entreprise grâce à ces initiatives.

Nous fournissons principalement les locaux, et les fondations financent souvent les produits, et même parfois les socio-esthéticiennes. Ensuite, ce sont des professionnels du travail social qui dirigent les personnes vers ces activités à un moment clé de leur parcours.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Monsieur Travers, avez-vous des relations avec votre préfecture ?

M. David Travers. - Oui, nous entretenons des relations avec la préfecture. Nous sommes en contact avec l'État. Le dialogue est souvent ferme ou tendu, mais nous l'assumons. Nous sommes adultes. Si la maire de Rennes était présente, elle dirait qu'il nous est absolument nécessaire de travailler avec l'État, en tant que collectivité. Je la rejoins totalement. Nous devons maintenir ce dialogue, même s'il est parfois difficile.

Ensuite, la dématérialisation et la délocalisation des procédures sur des plateformes réparties par région ont rendu impossibles certaines discussions que je n'ai pas connues durant ce mandat, mais qui existaient auparavant pour régler des situations individuelles par le biais du dialogue entre la collectivité et l'État, au titre du pouvoir discrétionnaire du préfet. Je ne sais pas si c'est une réalité nationale ou si certains préfets se retranchent derrière ce fait pour éviter l'arbitrage local.

Par ailleurs, je constate localement une absence de communication de l'État avec les réseaux associatifs. Je ne parle pas du dialogue politique ou des revendications, mais du dialogue concret pour l'action. Les associations locales, notamment celles qui s'occupent de l'accueil des femmes à la rue, pâtissent du manque de dialogue avec l'État.

Je tiens à clarifier que je n'oppose pas les grandes villes aux petites villes. De plus petites villes comme Mordelles, en Ille-et-Vilaine, jouent un rôle crucial en matière d'accueil et d'accompagnement. Pour autant, les grandes et petites villes doivent éviter de réinventer la roue en permanence. Elles manquent souvent de temps, d'énergie et de ressources pour le faire. Nous devons collaborer pour partager nos bonnes pratiques et avancer ensemble sur le suivi des femmes avec enfants ou des femmes isolées.

C'est pourquoi, en octobre prochain, sera organisée la journée annuelle du réseau « Territoire accueillant d'Ille-et-Vilaine ». Cette journée sera dédiée à la création d'une boîte à outils pour bien accueillir, afin que les villes soient convaincues que c'est faisable sans rencontrer de difficultés imprévues.

Je tiens également à souligner l'importance de la Nuit de la Solidarité, qui reflète en effet la fourchette basse de la réalité. Pour autant, il n'est pas possible d'aller dans les lieux privés où se cachent de nombreux individus. De même, il se pose un problème de sécurité pour les citoyens qui nous rejoignent et se rendent dans des parcs la nuit, par exemple. À mon sens, les associations sont capables de fournir des chiffres précis et des lieux spécifiques où les personnes à la rue, notamment les femmes, se réfugient. Il est crucial de continuer à soutenir ces initiatives et de prêter attention aux données fournies par les associations.

Ensuite, je rejoins Léa Filoche sur l'absence de superflu dans les propositions d'action. L'esthétique peut sembler très éloignée des préoccupations initiales - la mise à l'abri, par exemple -, mais il est important de se rappeler que, pour ceux qui vivent dans la rue depuis longtemps, obtenir un logement n'est pas une simple formalité. Se sentir légitime à y accéder et en avoir envie est très compliqué. Certaines personnes veulent directement un logement, et c'est ce que prône la démarche « Logement d'abord ». Le parcours traditionnel à travers l'hébergement d'urgence et les CHRS peut constituer un frein pour accéder au logement, car on part de très loin. Il faut donc des circuits courts pour ceux qui le souhaitent, ainsi que des dispositifs d'accueil diversifiés (esthétiques, alimentaires, loisirs, etc.). À Rennes, nous avons par exemple emmené des sans-abri à l'Opéra, car ces lieux peuvent créer des liens. Nous faisons notre possible pour faire émerger une légitimité lorsqu'elle n'existe pas.

En ce qui concerne les recommandations de France urbaine sur le logement, je dois admettre que je ne suis pas assez compétent pour vous donner une réponse précise. Nous vous transmettrons donc les recommandations de France urbaine, notamment celles pilotées par Nathalie Appéré. Je peux en revanche affirmer à quel point il est crucial de penser le lien entre hébergement et logement. France urbaine assume ses compétences territoriales, mais souligne aussi que l'hébergement doit être assumé pleinement par l'État.

La réforme « SIAO », malgré ses défauts, a pour avantage de créer une instance de partage des ressources existantes, permettant ainsi de réfléchir aux parcours de l'hébergement d'urgence vers le logement. Il faut envisager toutes les options : accès direct au logement, hébergement d'urgence et hébergement d'urgence adapté aux personnes ayant des difficultés à respecter des règles strictes qui les excluraient du parcours. Par exemple, l'initiative « Un chez soi d'abord », partie de Marseille, qui concerne les personnes en situation de santé mentale difficile, est très importante.

Nous avons besoin d'une pluralité de dispositifs, interconnectés, pour offrir des parcours adaptés à chacun. Il est également crucial de ne pas oublier le sujet de la construction de logements sociaux, face à une demande qui explose. Les délais de réponse pour obtenir un logement social prioritaire ont augmenté de plus de six mois, ce qui bloque les gens dans des solutions d'hébergement d'urgence. Nous hébergeons depuis des années des individus sans droits ni titre. Lorsqu'ils obtiennent enfin un titre, il nous faut des mois avant de pouvoir leur attribuer un logement social. Il est donc impératif de construire davantage de logements sociaux et de faciliter l'accès à ces logements pour tout le monde, car de cette étape finale dépend tout le reste.

Mme Dominique Vérien, présidente. - À cet égard, nous avons d'ailleurs entendu Emmanuelle Cosse, présidente de l'Union sociale de l'habitat (USH). Son audition était très importante dans le cadre de nos travaux.

Il me reste à vous remercier pour cette audition passionnante. Nous remettrons nos travaux le 8 octobre prochain.