Mercredi 5 juin 2024

- Présidence de M. Franck Montaugé, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

M. Franck Montaugé, président. - Monsieur le ministre, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, et notamment de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Le Maire prête serment.

M. Franck Montaugé, président. - Le Sénat a constitué, le 18 janvier dernier, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons de 2035 et 2050. Nous centrons nos travaux sur le présent et l'avenir du système électrique. Ce système est-il capable de faire face à la demande et d'offrir aux particuliers et à nos entreprises une électricité à un prix raisonnable ? Quelles sont ses perspectives de développement ?

Nous vous entendons aujourd'hui en votre qualité de ministre chargé, depuis janvier, selon les termes du décret relatif à vos attributions, « de préparer et mettre en oeuvre la politique du Gouvernement dans les domaines de la transition énergétique et de l'énergie ».

Avant même que l'énergie ne soit rattachée à votre portefeuille, vous n'avez pu vous désintéresser du sujet, tant son impact est crucial sur l'industrie et l'économie en général, mais aussi sur les finances publiques et sur de grandes entreprises dont l'État est actionnaire, comme EDF. Vous êtes désormais responsable et comptable de la stratégie électrique de la France, avec Roland Lescure, que nous avons entendu.

Pour toutes ces raisons, il était indispensable de vous entendre sur plusieurs des dossiers qui sont au coeur de nos travaux.

Le premier est celui du modèle de régulation post-Arenh (accès régulé à l'électricité nucléaire historique). Vous nous présenterez votre vision des enjeux de l'accord entre EDF et l'État de novembre 2023 et votre point de vue sur sa mise en oeuvre, pour le fournisseur et pour les consommateurs.

Nous souhaiterions en outre avoir un point sur notre politique nucléaire civile. Pourriez-vous analyser la performance opérationnelle du parc nucléaire en exploitation et les progrès envisageables ? Quelle est votre appréciation du programme de nouveau nucléaire et de son ampleur ? Des rumeurs discordantes circulent à ce sujet. Où en est le processus de décision relatif aux huit EPR 2 (réacteurs pressurisés européens) supplémentaires ?

Nous voudrions également connaître le point de vue du Gouvernement sur les risques de raréfaction de l'uranium et de tension sur les prix de cette matière première - un sujet trop rarement abordé, et à notre avis minoré - et sur la nécessité de relancer les recherches sur la quatrième génération de réacteurs nucléaires, en particulier sur les réacteurs à neutrons rapides (RNR).

La politique du Gouvernement en matière d'énergies renouvelables est aussi au coeur de nos préoccupations. Quelle est votre stratégie pour que ce « renouvelable » soit durable et souverain ? Votre ministère a récemment annoncé le lauréat de l'appel d'offres pour l'attribution du premier parc éolien flottant au sud de la Bretagne, qui ressort à 86,45 euros par mégawattheure, hors raccordement, pris en charge par Réseau de transport d'électricité (RTE).

Certains estiment que ce prix est bas, au regard de l'ampleur du projet. Vous engagez-vous à ce que l'État ne remette pas au pot, si ce prix se révélait insuffisant pour le consortium qui a remporté l'appel d'offres ? Celui-ci, d'ailleurs, est composé de sociétés qui ne sont pas françaises et qui, contrairement à ce qu'a avancé M. Lescure, n'ont encore jamais opéré un parc éolien flottant...

Nous aborderons aussi le dossier des concessions hydroélectriques. Cette source d'électricité renouvelable, propre et pilotable, représente près de 12 % de la production d'électricité en France. Or ce dossier est à la dérive depuis plus de quinze ans. Bruxelles demande d'ouvrir à la concurrence les concessions échues à la France, qui s'y refuse, et les gouvernements successifs n'ont pas avancé sur le sujet, ce qui bloque les investissements pourtant indispensables. Vous avez éludé ce dossier lors de votre grand entretien pour le journal Le Figaro du 11 avril dernier. Vous vous êtes engagé, lors des questions d'actualité au Sénat du 13 mars dernier, à trouver d'ici à la fin de l'année 2024 une solution juridique. Votre réflexion, sur un dossier de plus de quinze ans, a-t-elle avancé ?

Je ne peux terminer sans vous demander si vous trouvez acceptable, en démocratie, que l'État s'engage pour des décennies en matière énergétique sans consulter réellement le Parlement ni au travers d'un débat ni en lui présentant un projet de loi.

Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur, puis nos collègues vous interrogeront, à la suite de votre propos liminaire.

M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Je suis très heureux de contribuer aux travaux de cette commission d'enquête. Son objet - la production d'électricité décarbonée dans notre pays - est sans doute le sujet économique le plus important du XXIe siècle. Il s'agit, en effet, d'une question majeure pour l'avenir et l'indépendance de la nation française et qui, sans doute, fera le partage entre les États compétitifs et ceux qui ne le seront pas.

Je veux commencer par un élément de fierté, qui fera taire nombre de critiques sur la qualité de l'électricité produite en France. Si l'on considère la carte européenne de la production d'électricité décarbonée, on constate que la France produit beaucoup d'électricité, puisqu'elle en exporte, et, de toutes les grandes nations européennes, elle est celle qui produit le plus d'électricité décarbonée à un coût raisonnable. Les choix qui ont été faits depuis les années 1960 ont mis la France dans la bonne direction en matière d'énergie nucléaire, de renouvellement du parc et d'électricité décarbonée, avec les énergies renouvelables.

Comparaison est ici raison. De toutes les grandes nations européennes, je le répète, la France est la seule à garantir une électricité décarbonée en quantité suffisante. L'objectif est évidemment de garder cet atout compétitif pour l'économie française dans les années qui viennent.

Cet enjeu est d'autant plus important que, au cours des deux dernières années - et cela explique les critiques de certaines formations politiques qui se concentrent sur le seul présent, sans penser ni au passé ni à l'avenir du pays -, nous avons été confrontés à une crise énergétique majeure, telle que la France n'en avait pas connu depuis plusieurs décennies, à l'origine d'une forte augmentation des prix de l'électricité.

En 2022, une triple crise est survenue. D'abord, l'invasion russe de l'Ukraine a fait flamber les prix du gaz, qui ont été multipliés par plus de dix, et, par conséquent, de toute la production électrique à partir de centrales au gaz. Nous n'avions pas connu de crise aussi grave depuis 1973. Dans le même temps, la production des barrages hydroélectriques - qui fournissent l'électricité décarbonée la moins coûteuse - a été réduite de 20 % par une pluviométrie basse. Enfin, un problème de corrosion sous contrainte sur les circuits de certains réacteurs nucléaires a entraîné une baisse de plus de 20 % de la production du parc nucléaire français. Autrement dit, un malheur n'arrivant jamais seul, nous avons fait face à une moindre production d'électricité nucléaire et hydroélectrique et à une flambée des prix du gaz et, par conséquent, de l'électricité.

Cette situation nous a amenés à importer 16,5 térawattheures (TWh) d'électricité, à un prix plus élevé que celle qui est produite en France, alors que nous en exportons habituellement 50 TWh par an, soit 10 % de notre consommation. En outre, nous avons dû augmenter de 30 % la production de nos centrales à gaz. Les prix très élevés induits pour le consommateur ont justifié l'instauration des boucliers tarifaires.

Au-delà de la protection du consommateur, nous avons relancé la production électrique, rétabli la production nucléaire, accéléré le déploiement des énergies renouvelables, rouvert la centrale de Saint-Avold, mis en place un terminal méthanier flottant pour nous approvisionner en gaz naturel liquéfié (GNL), lancé des campagnes de sobriété, et, enfin, engagé et obtenu une réforme du marché européen de l'électricité. Nous avons donc pris toutes les décisions nécessaires pour surmonter la crise exceptionnelle de 2022, qui est désormais derrière nous.

Le grand défi de la France est désormais de produire plus d'électricité décarbonée. C'est à la fois une question de volume, de mix et de capacité de production. J'y vois le plus important enjeu économique des vingt-cinq prochaines années, et l'état de l'économie française dépendra grandement de nos décisions en la matière, surtout au vu des deux défis qui nous attendent : la réindustrialisation et la transition énergétique.

Il n'y a pas de réindustrialisation sans production massive d'électricité décarbonée. La réindustrialisation, c'est l'électrification massive de la France. Il est donc décisif que nous redevenions une grande nation de production. Tel est mon objectif depuis sept ans. La France doit produire plus de biens verts. Elle a besoin de plus d'électricité. Notre production est d'environ 460 TWh en 2024. Il faudrait que nous atteignions 560 TWh en 2030, 640 TWh en 2035 et 860 TWh en 2050. Autrement dit, la France doit doubler sa production d'électricité décarbonée sous vingt-cinq ans, soit en une génération, si elle veut faire face aux besoins de la réindustrialisation du XXIe siècle, qui sera électrique.

À ce titre, je profite de cette audition pour m'inscrire totalement en faux contre toutes les formations politiques qui voudraient abandonner l'objectif du passage au véhicule électrique. Je confirme que la production des véhicules thermiques sera mise à l'arrêt en 2035. Nous avons encore onze ans pour continuer à les produire et à les écouler. Ne suscitons pas d'inquiétudes chez nos compatriotes. Maintenant que nous avons lancé la révolution du véhicule électrique, consenti des investissements majeurs sur les batteries, les anodes, les cathodes, le recyclage des batteries, les sites industriels - comme l'usine de Douai où est fabriquée la Renault 5 -, nous commettrions une faute économique et politique en abandonnant cet objectif.

En outre, contrairement aux discours nationalistes que j'entends, cela se traduirait par un triple affaiblissement de la nation française. Je parle, premièrement, d'un affaiblissement industriel, car nous accuserions encore plus de retard par rapport à nos concurrents, notamment chinois. Nous risquerions de manquer la révolution du véhicule électrique. Nous subirions, deuxièmement, un affaiblissement technologique. Le véhicule électrique ne cesse de s'améliorer, aussi bien dans sa motorisation que dans ses batteries, au fil des mois et des années. Troisièmement, ce renoncement serait synonyme d'un affaiblissement financier, car cela nous laisserait une nouvelle fois à la merci des pays producteurs de pétrole et d'énergies fossiles, et de la volatilité des cours de ce combustible.

Il est donc essentiel de continuer à tenir sereinement, mais fermement, le cap du véhicule électrique. Sans cela, nous nous abandonnerions aux mains de l'Arabie saoudite pour le pétrole et de la Chine pour les véhicules électriques.

Comme je crois à la souveraineté nationale et à l'indépendance, contrairement à ceux qui veulent à tout prix protéger le véhicule thermique, je pense qu'il est essentiel de continuer à avancer vers le véhicule électrique de manière très déterminée. C'est un des exemples de cette réindustrialisation qui va demander beaucoup d'électricité, pour à la fois produire les véhicules, avoir des usines décarbonées et disposer du réseau de puissance de charge nécessaire sur l'ensemble du territoire national.

Le deuxième défi, c'est la transition énergétique. Nous devons sortir des énergies fossiles et électrifier nos usages par souci d'indépendance et d'économies financières. Pour cela, notre stratégie doit reposer sur deux piliers simples, qui ont été définis par le président de la République à Belfort : la production d'énergie, et la sobriété et l'efficacité énergétiques.

Dès lors, quel mix énergétique voulons-nous pour les trente prochaines années ?

D'abord, le nucléaire est et doit rester notre base de production électrique. Simplement, les 56 réacteurs disponibles aujourd'hui doivent être prolongés. Ensuite, 6 nouveaux réacteurs EPR leur succéderont. Dans l'intervalle, le manque de production devra être comblé notamment par les énergies renouvelables.

La première décision est de rétablir la production de nos réacteurs nucléaires. Tombée à 278 TWh en 2022, elle est remontée à 320 TWh en 2023. Nous avons apporté les bonnes réponses pour qu'EDF retrouve sa capacité de production d'électricité nucléaire. Je salue, d'ailleurs, le travail exceptionnel qui a été fait par les ouvriers, les salariés, les ingénieurs et les techniciens de maintenance à cet égard.

Nous avons également pris la décision de prolonger la durée de vie des 56 réacteurs nucléaires, de façon à assurer une production plus longue qui les rentabilise encore davantage. Le coût de ce grand carénage - 55 milliards d'euros - a nécessairement été répercuté sur le prix de l'électricité, mais cela nous permet d'avoir un outil nucléaire à disposition.

Ensuite, le deuxième élément du mix énergétique, ce sont les énergies renouvelables. Notre objectif est de doubler la capacité installée d'éolien terrestre d'ici à 2035. Cela ne signifie pas un doublement du nombre de mâts. Je le précise, car c'est une réelle inquiétude pour nos compatriotes. L'augmentation de la puissance installée de chaque mât permettra en effet de réduire le nombre d'éoliennes installées. Nous devons traiter la question de l'hétérogénéité du déploiement territorial, qui se traduit par un sentiment d'injustice, notamment dans le grand quart nord-est, de la part de la population qui estime qu'on met toujours les éoliennes aux mêmes endroits. L'éolien est une énergie à la fois nécessaire et contestée par les Français. Ceux-ci doivent donc être consultés autant que possible : c'est ce que je ferai dans les semaines qui viennent.

Pour ce qui concerne les éoliennes maritimes, nous avons également l'objectif d'implanter 45 gigawatts (GW) à horizon de 2050, dont 18 GW d'ici à 2035, en conciliant évidemment les usages - pêche, biodiversité, éolien - et en rattrapant notre retard grâce à des dispositifs normatifs plus légers et des autorisations de déploiement plus rapides. Nous avons corrigé les procédures administratives pour éviter que douze années ne s'écoulent entre le début de l'examen et le déploiement du champ éolien, car ces délais avaient pour conséquence de déployer des technologies déjà obsolètes...

Nous souhaitons multiplier par cinq la capacité de production photovoltaïque d'ici à 2035 pour atteindre 100 gigawatts. Deux gigafactories de panneaux photovoltaïques sont en préparation, l'une à Hambach, l'autre à Fos-sur-Mer, pour que nous maintenions notre capacité de production de manière souveraine et indépendante.

Enfin, nous voulons réinvestir pour augmenter le potentiel de production de l'hydroélectricité, qui représente actuellement près de 20 % de la production électrique, pour passer de 26 GW à 29 GW en 2035.

J'en profite pour répondre à votre question sur les concessions hydroélectriques. Deux contentieux en droit de la concurrence sont en cours. Nous voulons, en effet, garder la pleine maîtrise des barrages hydroélectriques et éviter les mises en concurrence. C'est ce qui nous pose une difficulté juridique avec la Commission européenne. Initiée par plusieurs parlementaires, la mission d'information des députés Marie-Noëlle Battistel et Antoine Armand étudie l'ensemble des options. Je serai évidemment très attentif à ses conclusions.

Nous réfléchissons à la possibilité de passer du régime de concession au régime d'autorisation. Cela impliquerait de résilier les contrats avec les concessionnaires actuels, de leur verser une indemnité, de vendre de gré à gré les biens aux anciens exploitants, et de mettre en place un régime d'autorisation pour l'exploitation et la gestion, avec une redevance et un contrôle de l'État. La faisabilité juridique de cette option n'est pas garantie. Il faut donc envisager d'autres options comme celle d'une quasi-régie.

Pourquoi ne pas retenir la voie de la mise en concurrence pour le renouvellement des concessions ? Ses inconvénients sont très lourds. D'abord, le processus est lent, avec des délais de l'ordre de sept à neuf ans avant de pouvoir engager de nouveaux investissements, alors que nous en avons besoin immédiatement. Il y a ensuite des enjeux opérationnels industriels, car les ouvrages hydrauliques sont extrêmement différents. Enfin, nous cherchons à éviter des processus complexes et inefficients. Si l'option de la mise en concurrence semble pour certains attractive, elle présente des obstacles insurmontables en matière de souveraineté et d'exécution juridique et technique.

Le dernier volet de notre stratégie est la sobriété et l'efficacité énergétiques. Il s'agit de lutter contre le gaspillage d'énergie et d'investir dans de nouvelles technologies pour consommer moins à usage égal. Cela fait partie de notre plan en trois piliers - le nucléaire, le renouvelable, la sobriété.

Une fois produite, l'électricité doit être vendue et répartie sur l'ensemble du territoire. C'est toute la question de l'organisation du marché européen de l'électricité. J'en ai demandé la réforme dès septembre 2021.

Ce marché est extrêmement critiqué. Ses avantages sont pourtant considérables. Grâce à lui, la France n'a jamais connu de blackout, contrairement à la Californie ou à New York. Si certains, qui se disent nationalistes ou attachés à l'indépendance de la France, veulent nous faire courir le risque de l'arrêt complet de la fourniture d'électricité sur une partie du territoire national, grand bien leur fasse ! Je préfère la sécurité que nous procure ce marché, et qui a, d'ailleurs, joué pendant la crise. Nous avons été bien contents de pouvoir importer de l'électricité pour éviter toute difficulté d'approvisionnement.

Par ailleurs, le marché européen d'électricité est rentable pour un pays qui augmente ses capacités de production, comme la France. Il nous permet, en effet, d'avoir les interconnexions nécessaires pour exporter notre production électrique décarbonée. En 2023, nous avons exporté 50 TWh, ce qui a représenté plusieurs milliards d'euros de revenus pour EDF, qui a ainsi pu financer une partie de ses investissements.

L'idée de sortir du marché européen de l'électricité est une folie, qui expose la France au risque de blackout, et qui fait perdre à notre grande société nationale EDF des revenus indispensables à ses investissements futurs. Je maintiens donc notre position, même s'il était absolument indispensable d'obtenir une réforme structurelle.

Celle-ci nous permettra, en cas d'envolée des prix de gros, de plafonner les revenus et d'en redistribuer les bénéfices aux consommateurs. En effet, nous avons bien vu pendant la crise que cette situation aboutissait à des recettes bien trop élevées pour les producteurs d'énergie. Il est donc indispensable de les récupérer, de les plafonner et les redistribuer. Cette réforme est ainsi, à mes yeux, un grand succès français dans les négociations européennes.

Sur la base de ce nouveau marché, nous avons conclu, le 14 novembre 2023, un accord entre l'État et EDF, qui utilise la faculté offerte par la réforme, en prévoyant un prélèvement des revenus au-dessus d'un certain prix. Entre 78 euros et 110 euros par mégawattheure, 50 % des revenus sont redistribués aux consommateurs. Au-delà de 110 euros de 2022 par mégawattheure, 90 % des revenus sont redistribués aux consommateurs. L'énorme avantage est d'éviter l'effet de rente et de redistribuer les revenus qui pourraient être à disposition d'EDF.

Une autre option, que nous avons étudiée pendant près d'un an avec l'ensemble des directions concernées, notamment la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC), EDF et l'ensemble des services de l'État concernés, aurait été de fixer un prix administratif de type Arenh. Je n'y ai pas été favorable, pour une raison simple. L'objectif de l'accord est de trouver un équilibre entre la rentabilité pour EDF et la compétitivité pour l'industrie. Le meilleur moyen d'y parvenir est ce système de prélèvement, tout en laissant jouer les forces du marché.

Avec des contrats de plus de dix ans, nous donnons aussi aux grandes entreprises énergo-intensives de la lisibilité sur leur facture d'énergie sur le long terme. Il me semble que c'est le bon équilibre qui a été trouvé. Une mission de suivi a été confiée à Philippe Darmayan et Julien Janes, dont les conclusions sont attendues en juin.

Vous m'avez également interrogé sur les performances opérationnelles du parc nucléaire. La durée des arrêts des réacteurs s'est allongée au cours de la décennie 2010, en raison du grand carénage engagé en 2008. Le nombre de réacteurs à mettre en maintenance a progressé, et l'année 2021 a été marquée par le phénomène de corrosion sous contrainte. La réaction d'EDF a été appropriée.

Je redis ma reconnaissance aux salariés d'EDF et au président-directeur général d'EDF, Luc Rémont, pour la qualité de la réponse du programme Start 2025, engagé depuis 2019. La production nucléaire a augmenté de 15 % en 2023 pour atteindre 320 TWh. La durée moyenne de prolongation des arrêts a été ramenée à dix-huit jours contre trente-deux jours en 2022, une performance exceptionnelle. Le jalon de déchargement du premier combustible a été respecté pour 64 % des arrêts contre 44 % en 2022. Ces chiffres témoignent d'une amélioration substantielle des performances du groupe. Ces indicateurs sont un outil parmi d'autres. Il faudra vérifier que dans les mois qui viennent et sur le long terme, ces objectifs sont bien maintenus.

Un mot sur la quatrième génération de réacteurs nucléaires. Chacun connaît ici la stratégie actuelle, au moins jusqu'en 2040, de monorecyclage des combustibles usés, qui vise à accroître notre souveraineté énergétique en réduisant de 25 % notre besoin en uranium naturel, grâce à la filière de mélange d'oxydes (MOX), pour 10 %, et de combustibles à l'uranium de retraitement enrichi pour 15 %.

Le réacteur à neutrons rapides permet de retraiter l'ensemble des combustibles usés, afin de ne plus importer d'uranium : c'est le fameux cycle fermé. Mais faisons attention à ne pas avancer trop rapidement et à ne pas courir le risque de nous disperser, alors que les stocks d'uranium sont encore considérables. Selon nous, il s'agit davantage d'une vision de long terme, pour les décennies plutôt que les années à venir.

L'opportunité d'un réacteur à neutrons rapides de moyenne puissance est donc réexaminée régulièrement en fonction des perspectives d'utilisation de l'uranium et des innovations disponibles. En 2022, dans le cadre du programme France 2030, nous avons lancé trois appels à projets destinés à soutenir les projets de réacteurs nucléaires innovants. Nous avons dix lauréats, dont six réacteurs à neutrons rapides, refroidis au sodium, au plomb et à sels fondus. Nous attendons les résultats des recherches sur ces trois options.

Le programme du nouveau nucléaire, qui s'appuie sur la construction de 6 EPR 2, est suivi par l'État au travers de la nouvelle délégation interministérielle au nouveau nucléaire (DINN). Un groupe de revues rassemblant EDF, la DINN et des experts indépendants a constaté, à l'automne 2023, que les choix de conception sont aujourd'hui en progrès, mais qu'ils pourraient encore être améliorés par rapport à l'EPR de Flamanville, tout en soulignant la nécessité de disposer d'une gouvernance de qualité pour maîtriser les risques du programme.

À ce titre, EDF a annoncé la suppression de la direction ingénierie et projets nouveau nucléaire pour créer trois nouvelles directions - projets et construction, ingénierie et supply chain, et stratégie, technologies, innovation et développement - afin de séparer maîtrise d'ouvrage et maîtrise d'oeuvre. Cette réorganisation s'appuie sur les recommandations du rapport de Jean-Martin Folz, que j'avais chargé d'une mission d'audit en 2019.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie pour cette présentation. Plusieurs de vos réponses restent néanmoins insuffisantes.

L'accord conclu entre EDF et l'État - même si le terme me semble sujet à débat -sera-t-il de nature à garantir des revenus suffisants à EDF ?

Le Gouvernement a, d'abord, poussé pour une solution promue par Bruxelles, les CFD (Contracts for Difference, ou contrats sur la différence). Pourquoi celle-ci a-t-elle finalement été abandonnée ? La volatilité des prix sur ce marché est considérable. Certains sont nuls, voire négatifs, depuis le début de l'année. Si les contrats historiques d'EDF lui assurent pour l'heure une sécurité, le groupe ne pourrait-il pas connaître des difficultés dans les années à venir ?

Par ailleurs, comment contraindre les fournisseurs à réviser les contrats souscrits avec des entreprises lorsque les prix étaient élevés, au regard des conditions actuelles du marché ?

Quelles sont les perspectives de financement du nouveau nucléaire ? Le nouveau nucléaire désigne actuellement la relance des EPR. La presse évoquait un total de 67 milliards d'euros pour leur construction, soit plus de 10 milliards chacun. Si ces chiffres sont encore sujets à caution, ce sont des montants considérables. Au vu de son endettement, il sera difficile à EDF d'assurer seule leur financement. L'État est-il prêt à participer ? Sous quelle forme ? De grandes sociétés comme la Caisse des dépôts et consignations pourraient-elles mettre la main à la poche ?

Vous semblez très confiants sur les petits réacteurs modulaires (SMR). Les précédentes auditions ont été l'occasion d'interrogations nombreuses, notamment sur la capacité de start-up à mener à bien ces projets compliqués. Ne faudrait-il pas dès à présent renforcer la recherche en la matière ?

Vous dites que la mise en concurrence des concessions hydroélectriques prendrait du temps. Néanmoins, le passage à un régime d'autorisation ou de régie ne permettrait pas forcément d'aller plus vite ; il faudra, notamment, transférer la propriété des équipements, ce qui posera la question du prix auquel ils seraient cédés à EDF. L'État peut avoir la main dans un système de remise en concurrence.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Nous nous sommes effectivement ouverts à l'option des CFD en obtenant une victoire sur la réforme du marché européen de l'électricité, avant de l'écarter, pour deux raisons.

Premièrement, après de multiples échanges avec la Commission européenne, il est clairement apparu que la mise en oeuvre du Contract for Difference amenait automatiquement à remettre sur la table le projet Hercule. Nous aurions ainsi heurté de front le corps social d'EDF, qui a estimé que, dans toutes les configurations que nous avons envisagées, l'autonomisation d'une branche d'EDF par rapport à une autre revenait à un démantèlement. J'ai donc écarté le projet Hercule, en déclarant qu'il était caduc. Je n'ai qu'une seule parole dans ma vie politique : c'est la raison principale pour laquelle j'ai abandonné ce scénario.

Deuxièmement, je ne suis pas certain que le CFD aurait été profitable pour EDF. J'ai donc cherché un équilibre entre les intérêts d'EDF et ceux des industriels. Je n'ai pas voulu privilégier l'industrie française, en lui garantissant le prix compétitif, au détriment d'EDF, que l'État aurait alors dû recapitaliser ; une telle posture aurait été irresponsable du point de vue des finances publiques. Cependant, il ne s'agissait pas non plus de tout donner à EDF, en espérant que l'industrie trouve des financements ailleurs.

Les chiffres donnent plutôt raison aux choix qui ont été faits par l'État. Aujourd'hui, EDF gagne encore de l'argent en vendant son électricité 77 euros par mégawattheure - cela reste assez bas - pour un coût de production moyen de 57 euros par mégawattheure. En revanche, le dispositif permet à EDF de gagner davantage si les prix remontent.

Des aides sont encore apportées aux PME. Par ailleurs, j'ai obtenu du PDG d'EDF qu'il s'engage à permettre aux PME de renégocier leurs contrats lorsque ceux-ci ont été souscrits à des tarifs prohibitifs en période de crise. Certes, les obstacles et les réticences sont nombreux, mais EDF devra le faire.

M. Franck Montaugé, rapporteur. - Et les autres fournisseurs ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Dès lors que l'entreprise peut changer de fournisseur, la même possibilité devrait être offerte aux PME.

M. Franck Montaugé, président. - Cela vaut-il pour tout type de contrat et toute taille d'entreprises ? Y a-t-il des seuils ? Sur nos territoires, nous avons des exemples de renégociations qui n'aboutissent pas.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Ces renégociations sont prévues pour les PME ainsi que pour les très petites entreprises (TPE), sachant que ces dernières sont pour la plupart couvertes par les tarifs réglementés de vente (TRV). Les entreprises de plus grande taille peuvent souvent amortir davantage. En outre, la renégociation est possible si l'entreprise est menacée par le prix de son énergie et qu'elle est liée par un contrat pluriannuel. C'est le cas d'encore beaucoup de PME, et je reconnais bien volontiers qu'il reste du travail à faire. Je veillerai néanmoins au respect de cet engagement par la direction générale d'EDF.

Je ne peux pas donner de nouveaux chiffres sur le financement du nouveau nucléaire, car nous sommes en train de le réévaluer. La précédente estimation, établie par le rapport sur les travaux relatifs au nouveau nucléaire de 2022, était de 51,7 milliards d'euros 2020. Il va de soi que le montant sera significativement supérieur, au regard des réévaluations, de l'inflation, des différents coûts supplémentaires.

Nous travaillons sur trois grandes options de financement. Nous pourrons évidemment échanger dans les mois qui viennent avec le Parlement sur ce sujet pour entendre votre avis. La première option de financement serait une société de projet, dont la responsabilité principale est de réaliser les six nouveaux EPR et au capital de laquelle l'État participerait. Cette solution a des avantages et des inconvénients, puisque l'État ferait directement partie d'une société de projets industriels. Certains estimeront que c'est la vocation de l'État, d'autres non. La deuxième option est une subvention de l'État, ce qui représenterait bien entendu un grand avantage pour EDF. Néanmoins, ce n'est évidemment pas la solution la plus attractive au regard de la situation des finances publiques. Enfin, la troisième option est un système d'avances remboursables qui éviterait le risque de déficit.

Il faut ajouter à cela les règles européennes. J'ai demandé à mes services d'étudier d'abord quelle était la meilleure option pour la nation française, pour l'État français et pour les consommateurs français. Ensuite, nous regarderons comment s'appliquent les règles européennes. Mais ne limitons pas notre réflexion sur un projet aussi important, pour des sommes aussi significatives, avec des règles européennes qui s'appliqueront ensuite. Par ailleurs, les règles européennes sont assez souples dès lors qu'il s'agit de nouveaux projets et non de financement d'anciens projets. L'Union européenne a approuvé, par exemple, le financement d'Hinkley Point ainsi qu'une aide à la République tchèque sur le nucléaire.

Nous ne disons pas que nous sommes particulièrement avancés sur les SMR, mais cela fait partie des options très intéressantes. On est au début du programme, auquel je crois. Il est absolument essentiel pour la filière nucléaire française de rester dans la course et de pouvoir offrir des offres de substitution par rapport aux projets canadiens, américains ou russes. Il en est de même pour le réacteur à fusion. Nous devons garder un niveau de technologie avancé. Selon nous, le niveau de financement est suffisant, mais cela peut prêter à discussion. Il est toujours difficile de savoir si le niveau de financement d'un programme de recherche est suffisant ou non : je laisse cela à l'appréciation des parlementaires.

En ce qui concerne les barrages, la concurrence peut fonctionner. En réalité, aucune solution n'est parfaite ; sans cela, le sujet, qui traîne depuis plus de dix ans, aurait été tranché depuis longtemps par mes prédécesseurs. Concurrence, régie, régime d'autorisation, chacune des solutions a ses avantages et ses inconvénients. Nous n'avons pris aucune décision définitive. J'attends les propositions des parlementaires et leur rapport. Selon nous, la concurrence peut fonctionner, mais elle est longue à mettre en oeuvre.

Mme Christine Lavarde. - Vous avez indiqué que, si une entreprise avait signé un contrat à un tarif élevé avec EDF, EDF devait le renégocier. L'État, en tant qu'actionnaire unique, vient compenser les pertes d'EDF, puisqu'il existe un mécanisme de couverture. Lorsqu'un fournisseur conclut un contrat, il achète en même temps sa couverture de fourniture s'il n'est pas en capacité de produire par lui-même à l'échéance de temps de la livraison. Fixez-vous la même injonction aux entreprises qui ne seraient pas EDF, mais qui pourraient avoir signé des contrats de même nature à une période où les prix de l'électricité étaient très élevés ?

Le 8 septembre 2020, vous avez communiqué sur le lancement d'un plan hydrogène pour aider la France à obtenir une énergie décarbonée et pour décarboner l'économie. Rapporteur spécial de la mission « Écologie, développement et mobilité durables », je constate que, déjà en 2024, les crédits du fonds hydrogène piloté par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) ont été réduits par rapport à ceux qui étaient inscrits en 2023. J'ai lu récemment dans la presse que l'action 18 du programme 345, créée en 2023 et abondée pour la première fois en 2024 à hauteur de 680 millions d'euros en autorisations d'engagement et de 25 millions d'euros en crédits de paiement, verrait ses crédits fortement diminuer pour financer le plan d'économies du ministère de la transition écologique. Revenez-vous sur l'ambition de septembre 2020, ou constatez-vous un retard dans le développement de la filière qui explique ce décalage dans le temps des crédits ?

M. Stéphane Piednoir. -Nous sommes là pour imaginer l'avenir, d'ici à 2050, pour la construction des prix de l'électricité. Le ministre a dit qu'il voulait bien tout entendre. Plusieurs éléments m'ont choqué dans votre propos liminaire ; vous réécrivez en quelque sorte l'histoire, lorsque vous dites que nous avons toujours fait ces choix sur le nucléaire. Je ne vous compte pas dans ceux qui ont sacrifié le nucléaire en 1997, mais...

M. Bruno Le Maire, ministre. - J'ai toujours soutenu le nucléaire, y compris la centrale de Fessenheim.

M. Stéphane Piednoir. - Dont acte, mais, en 2019, lorsqu'il a été décidé d'arrêter Astrid, vous étiez déjà en poste, même si vous n'étiez pas encore en charge de l'énergie... On a relancé les centrales à charbon, comme Saint-Avold, que vous avez cité, mais aussi Cordemais. Ces décisions alourdissent le bilan carbone de notre pays.

Certaines décisions vont dans le bon sens. La réforme du marché est encore perfectible. Nous pouvons avoir des centaines d'idées différentes de redistribution des « bénéfices » réalisés par EDF, mais c'est plutôt malin.

Selon vous, il n'est pas question de remettre en cause l'objectif de 2035 pour l'arrêt des véhicules thermiques. Un délai de onze ans, pour un foyer modeste, est assez court. Et ce type de foyer achète plutôt un véhicule d'occasion, thermique, plus polluant et moins cher... Sans remettre en cause l'objectif, la pente de la transformation vers le tout électrique n'est-elle pas un peu trop ambitieuse ? Peut-on ajuster cette politique publique ?

Vous avez cité tout ce qui a conduit une partie de l'Europe à avoir des prix de production en forte inflation. Le propre des politiques, c'est de tirer les leçons des échecs passés. La France et le Gouvernement semblent bien alignés sur une politique pronucléaire. Qu'en pensent vos collègues européens ? Consentent-ils, désormais, à cet avantage concurrentiel de la France qui lui permet de produire une électricité décarbonée, pilotable, à un prix raisonnable ? C'est un vrai challenge européen.

En ce qui concerne le nouveau nucléaire, vous avez parlé de réindustrialisation, qui doit passer par un meilleur accès à l'électricité. La production va quasiment doubler en vingt ans. La réindustrialisation électrique va passer par l'installation de SMR sur des sites qui ne sont pas actuellement des sites nucléaires. Le Gouvernement va-t-il faciliter l'installation sur ces sites ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Sur l'hydrogène, je vous confirme nos ambitions, intactes, avec un objectif de 6,5 gigawatts de capacité de production par électrolyse, ce qui correspond à nos besoins pour notre industrie. Nous travaillons aussi sur les financements avec l'Alliance européenne du nucléaire : ses financements pour l'hydrogène bas carbone compléteront notre stratégie de financement.

Nous avons obtenu des engagements formels d'EDF et d'Engie pour leurs contrats avec les PME, et TotalEnergies a déjà plafonné son prix. Il reste les petits fournisseurs avec lesquels les PME doivent négocier. L'objectif, c'est que pour la plupart des PME, l'amortisseur sur le prix continue à s'appliquer. Si une PME connaît des difficultés en raison de contrats à des tarifs prohibitifs, sur plusieurs années, qui pourraient la menacer, EDF et Engie, qui s'y sont engagés, doivent renégocier le contrat, soit en allongeant la durée, soit en baissant les tarifs, soit en mêlant les deux options.

Malheureusement, vous avez raison sur les valses-hésitations de nombreuses personnalités politiques sur le nucléaire. Je ne pense pas en faire partie, puisque j'ai toujours défendu l'option, la relance et la filière nucléaires.

Les véhicules électriques sont un sujet absolument décisif : ce sont des choix qui permettront à la France de rester, ou non, une grande puissance automobile au XXIe siècle. Il serait infiniment regrettable que notre pays, qui a fait partie des grandes nations qui ont créé l'automobile thermique, ne soit pas une grande nation du véhicule électrique. Contrairement à certains et contrairement à ce qu'avançait Marine Le Pen ce matin, je pense que ce serait une faute politique et une faute économique de changer de stratégie et d'abandonner le cap de 2035 ; c'est dans onze ans ! Si vous achetez un véhicule thermique en 2033, en 2034, il a une durée moyenne de vie de 15 ans : nous avons donc encore 26 ans devant nous, au moins. Ne laissons pas croire aux Français que du jour au lendemain, la possibilité d'acheter un véhicule thermique va s'arrêter. Un délai de 26 ans correspond à une génération entière qui pourra continuer à acheter un véhicule thermique ou à rouler dans un véhicule thermique, sachant que la vente de véhicules d'occasion restera possible. Voilà la première chose sur laquelle je veux rassurer nos compatriotes. Il n'y a pas un couperet qui tombera d'un coup en 2035. Votre véhicule thermique durera encore plusieurs années et vous pourrez continuer à avoir accès au marché de l'occasion.

En revanche, renoncer à l'ambition du véhicule électrique pour la France, c'est renoncer à toute ambition automobile pour la France. Si nous n'avons pas les meilleurs produits, si nous n'améliorons pas nos produits, si nous n'avons pas de meilleures technologies, si nous ne perfectionnons pas nos batteries, nous courons le risque d'être rayés de la carte de l'industrie automobile au XXIe siècle. Et comme le cap va vite changer, nous laisserons tomber le véhicule électrique. Que se passera-t-il ? Nous resterons dépendants de l'Arabie saoudite pour les énergies fossiles si nous continuons à rouler en thermique, ou nous consommerons des véhicules électriques chinois ou américains. Et c'est là que j'ai une divergence majeure avec Marine Le Pen.

Je ne veux pas une nation de consommateurs, je veux une nation de production. Je ne veux pas que la France soit pieds et poings liés avec l'Arabie saoudite et la Chine, je veux que la France produise ses propres véhicules électriques et accélère tout de suite, et puisse avoir des chaînes de production, des ouvriers, des usines, pour les batteries, pour les anodes, pour les cathodes, pour produire des véhicules électriques sur notre sol. Que dirai-je demain à Luca de Meo ou à Carlos Tavares, qui ont investi à Douai et à Sochaux ? Que nous avons changé d'avis, et que leur investissement n'est pas avisé car le Gouvernement a décidé de changer de stratégie ? Faire de la politique, c'est tenir son cap.

M. Stéphane Piednoir. - Et la pente ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je parle de la pente, je parle du calendrier, je parle des investissements qui sont nécessaires, je parle de la concurrence avec la Chine. Il faut aussi protéger notre industrie automobile électrique, protéger nos véhicules électriques. Cela veut dire renforcer le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières et s'assurer qu'il n'y a pas de surcapacité ou de dumping en Chine. C'est le sens de l'enquête qui a été lancée par la Commission européenne, qui doit nous permettre de nous assurer de l'équité commerciale entre l'Union européenne et la Chine. Cette stratégie est cohérente, complète, offensive, et repose sur la croyance dans les capacités industrielles de la France.

Moi, je regarde l'avenir avec confiance. Marine Le Pen reste accrochée au passé. Je crois à l'avenir de l'industrie automobile française. Je crois à notre capacité à rivaliser avec la Chine sur les véhicules électriques. Cela demande de la constance et du sang-froid dans notre stratégie.

Le leasing social est un grand succès, c'est donc une des options possibles pour que les ménages modestes aient aussi accès aux véhicules électriques.

Pour ce qui est du nucléaire, nous avons obtenu de l'Union européenne un point absolument central : le respect de nos choix nationaux souverains en matière de nucléaire. Pendant des années, l'Union européenne nous a expliqué que la Commission pouvait décider, à la place des États souverains, de leur mix énergétique ; le nucléaire avait été cloué au pilori. C'était inacceptable. Avec Agnès Pannier-Runacher et le Président de la République, nous avons mené le combat pour que le nucléaire soit reconnu comme un choix souverain de la France et d'un certain nombre d'autres États, et traité à égalité avec d'autres sources d'énergie décarbonée.

Nous avons obtenu trois victoires. La première, c'est la réforme du marché européen de l'électricité. La deuxième, c'est la taxonomie : l'énergie nucléaire a été reconnue comme une énergie décarbonée, ce qui est le bon sens ; mais, parfois, le bon sens est très éloigné de Bruxelles. La troisième, c'est la directive dite RED III (Renewable Energy Directive).

Le nouvel enjeu maintenant, c'est d'avoir une politique européenne de soutien au nucléaire et à l'innovation en matière de nucléaire. Quand il a fallu choisir la nouvelle présidente de la Banque européenne d'investissement (BEI), nous avons fixé comme condition à son choix le soutien de la BEI à la recherche sur le nucléaire.

Il reste une prochaine bataille à livrer, mais le paysage a radicalement changé en l'espace de quelques années. Je ne serais pas surpris que des États qui ont tourné le dos au nucléaire y reviennent.

Mme Martine Berthet. - La réforme du marché prévoit une redistribution au consommateur au-delà de certains paliers de prix. Incluez-vous les industriels ?

Les contrats d'allocation de long terme adossés à la production nucléaire (CAPN) répondent à une attente de contrat de long terme par les industriels, mais sans garantie de volume. Il n'y a pas non plus de garantie sur le prix avec un volume complémentaire à prendre sur le marché, non connu d'avance. Cela induit un défaut de visibilité des industriels, alors que la tripartition repose beaucoup sur eux.

Cela fait dix ans que le sujet des barrages est sur la table, et sept ans que j'interroge le Gouvernement et que je relaie les inquiétudes des élus savoyards, notamment sur les travaux de maintenance. À quelle échéance, précisément, la décision sera-t-elle prise ?

M. Alexandre Ouizille. - Mes questions sont à la lisière des sujets industriels et énergétiques. L'industrie manufacturière stagne en valeur depuis 2019. Indicateur avancé de la situation industrielle, la consommation énergétique des grands acteurs industriels baisse de plus de 15 % par rapport à la période antérieure. Cela veut donc dire qu'en dépit de Choose France et des implantations étrangères, l'activité de ces industriels ralentit. Craignez-vous une forme de désindustrialisation rampante dans les prochaines années, en lien avec le coût de l'énergie ? En effet, à moins qu'il y ait une augmentation de l'efficacité énergétique, une baisse de la consommation énergétique signifie une baisse de la production de ces grands acteurs.

Les voitures chinoises s'accumulent dans les ports du nord de l'Europe. À Anvers, on rajoute des parkings pour accueillir le surplus de voitures chinoises. La production automobile chinoise est passée devant celle des États-Unis. Je vous rejoins sur le fait qu'il ne faut pas ralentir sur l'objectif. En revanche, êtes-vous favorable à des quotas et à une augmentation des droits de douane, qui sont ridicules chez nous par rapport aux droits américains ? Quelle est la stratégie française pour convaincre l'Europe qu'il faut bouger ? Sans cela, il arrivera dans l'industrie automobile ce qui est arrivé dans le secteur photovoltaïque.

Les turbines Arabelle viennent d'être rachetées par l'État au double de la valeur à laquelle il les avait vendues. L'usine de pointe de Belfort a besoin de produire au moins deux turbines par an pour réussir à fonctionner. Le programme industriel français ne permet que d'en produire la moitié. Comment assurer le fonctionnement à plein régime de l'usine de Belfort pour éviter le chômage partiel des salariés ? Qu'allez-vous faire ? Quelle est la stratégie de l'État sur les autres activités de General Electric Vernova, c'est-à-dire à la fois les turbines à gaz, l'éolien en mer et les turbines hydroélectriques ?

M. Daniel Salmon. - Je n'ai pas la même analyse que vous sur le doublement à long terme de la consommation d'électricité en France. Vous vous inscrivez dans une société qui consomme massivement des biens peu durables, alors que je m'inscris dans la frugalité.

En ce qui concerne la réindustrialisation, dans les années 1970, la part de l'industrie dans le PIB était de 35 %. Elle est désormais de 13 %. On ne peut pas dire que le nucléaire soit une condition suffisante pour maintenir l'industrie, même si elle est peut-être nécessaire...

Si le mégawattheure était très cher il y a encore un an, le prix se tasse sérieusement. Les contrats de long terme d'EDF sont à la peine. Avons-nous la capacité de financer le nouveau nucléaire dans un contexte futur, peut-être, de mégawattheure pas cher ?

Vous évoquiez la souveraineté de la France à décider de son mix énergétique. Le nucléaire n'est pas qu'une question nationale si les centrales sont à quelques kilomètres d'une frontière.

Combien de temps a-t-on parlé respectivement du nucléaire et du renouvelable ? Il faudrait faire les calculs, mais nous ne sommes pas à l'équilibre... Nous avons besoin de lisibilité. Bercy s'est interrogé récemment sur le tarif de rachat S21 du photovoltaïque, ce qui a mis en émoi toute la filière. En France, nous sommes assez habitués au stop and go, surtout sur le photovoltaïque. Même si apparemment le sujet n'est plus évoqué, cela inquiète les filières, qui n'ont pas besoin de cela : quand on sait comment notre filière photovoltaïque a été soutenue en France, alors que nous étions des précurseurs, la France a laissé passer une chance incroyable.

Nous avons besoin de visibilité sur le véhicule électrique. Je vous suis reconnaissant d'avoir une stratégie claire. Mais de quels véhicules parle-t-on ? Les Français achètent plutôt des SUV ou des véhicules assez lourds, qui ne sont pas une solution d'avenir. Les Chinois sont positionnés sur les véhicules légers, solution écologiquement plus probante. Comment faire pour ne pas dépendre des véhicules chinois et protéger ce segment industriel fondamental ?

M. Daniel Gremillet. - Vous avez déclaré avoir obtenu de Bruxelles le respect des choix énergétiques français. Depuis la création de l'Union européenne, l'article 194 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) stipule que chaque État membre est libre de son mix énergétique. Ce n'est donc pas quelque chose que nous avons obtenu, c'est quelque chose que nous n'avons pas su faire respecter.

La France a connu des difficultés pour faire respecter la taxonomie : le fonctionnement de l'Union européenne n'a pas été respecté concernant ce libre choix.

Il en est de même sur l'hydroélectricité. Actuellement, l'hydroélectricité est l'énergie la plus décarbonée et la moins chère. À quelques jours des élections européennes, revenons à l'essentiel pour que chaque État soit libre de choisir son mix énergétique.

Vous avez donné votre vision de l'évolution des prix de l'énergie et de l'électricité. Il serait judicieux d'avoir une perspective de long terme. Nous souhaitons tous que la France réussisse la réindustrialisation. Durant la COP28, la France s'est engagée à ne plus consommer d'énergies fossiles. C'est un choix fort, au regard de ce que représente cette consommation dans notre pays : le delta est énorme. Il faudra investir massivement. Vous avez donné une fourchette avec des tranches. Sur la tranche annuelle, il y a une différence d'appréciation sur les tarifs entre EDF et la Commission de régulation de l'énergie (CRE). Il faut avoir une vision à dix ou à vingt ans, compte tenu de l'importance des investissements projetés.

Vous avez évoqué le retour aux entreprises et aux consommateurs, notamment pour les grands consommateurs. Ne pourrait-on imaginer une organisation territoriale et un financement des consommateurs sur une échelle plus fine pour qu'ils puissent bénéficier de contrats ? Un groupe de petits consommateurs pourrait former un consortium, ce qui donnerait de la lisibilité sur financement, et ce projet pourrait être dupliqué à l'échelle territoriale.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Mon objectif est de parvenir à une solution sur l'hydroélectricité à la fin de 2024. Cela fait dix ans que cela dure. L'hydroélectricité est extrêmement profitable en termes de rentabilité et en termes d'émissions de CO2 : elle est propre et efficace. Actuellement, les barrages ne bénéficient pas des investissements qui seraient indispensables pour les rentabiliser encore davantage. C'est un gâchis. Il faut avancer vite. Je me suis fixé jusqu'à fin 2024, une fois le rapport parlementaire remis, pour prendre une décision sur ce sujet.

L'objectif est de parvenir à une solution qui fonctionne juridiquement - à la fois constitutionnelle et conventionnelle - sur le schéma de passage de la concession à l'autorisation. La garantie est fragile, sauf s'il y a mise en concurrence. Chaque solution doit être vraiment pesée, politiquement, financièrement, juridiquement, pour garantir qu'elle soit la plus efficace pour la nation française et pour notre indépendance énergétique. C'est ce qui sera fait dans les semaines qui viennent, avec l'aide des parlementaires, en vue d'une solution fin 2024.

Les contrats de long terme pour de petits consommateurs font partie de l'accord avec EDF, et nous y travaillons avec EDF et Bpifrance. Nous avons des incertitudes sur les prix à long terme. Je me garderai bien de faire des prévisions. Actuellement, les prix sont bas et tout le monde dit que ce n'est pas rentable pour EDF. Demain, ils peuvent remonter en raison d'une crise géopolitique, on dira que c'est trop avantageux pour EDF. L'énergie, c'est le temps long. Cela demande là aussi, comme pour les véhicules électriques, du sang froid et la capacité à tenir une stratégie sur le long terme, sans changer tous les quatre matins, parce que cela désorganise les acteurs économiques.

Madame Berthet, tous les consommateurs ont droit à cette redistribution, y compris les industriels. Je vous ai répondu sur les barrages.

Monsieur Ouizille, je ne pense pas qu'il y ait de désindustrialisation liée à la baisse de la consommation d'énergie. D'abord, parce qu'avec plus d'efficacité énergétique, vous pouvez consommer moins d'énergie et produire plus de biens industriels. Ensuite, parce que le secteur industriel évolue assez largement vers des consommateurs à plus faible intensité énergétique. On peut donc obtenir une baisse de la consommation énergétique et une réindustrialisation. C'est bien là notre objectif.

En réalité, ce qui va précipiter la désindustrialisation européenne, si nous n'y prenons pas garde, ce sont les normes. Je le dis avec beaucoup de gravité : les normes tuent l'économie européenne. À force d'avoir des normes toujours plus strictes, toujours plus contraignantes, les industriels investissent moins en Europe et plus en Asie ou aux États-Unis. J'aimerais que chacun prenne conscience de la gravité du risque qui pèse aujourd'hui sur l'industrie européenne, alors même que c'est l'industrie, notamment en France, la plus décarbonée du monde. On va finir, à force de normes environnementales, à recarbonner la production industrielle mondiale, en faisant fuir la production industrielle d'Europe.

Par exemple, la part de la chimie européenne dans le monde est en chute libre. Plus de 16 000 pages de réglementation doivent être respectées par les industriels de la chimie qui veulent s'implanter en Europe. Ils préfèrent donc aller dans des pays où la réglementation est moins lourde. Cette documentation, supportable par des géants industriels, ne l'est pas par le tissu de PME. Je tire la sonnette d'alarme sur le sujet normatif. L'excès de normes européennes tue notre croissance, notre économie et notre industrie. Nous le verrons dans les prochains mois et les prochaines années, très brutalement. À la veille des élections européennes, d'une nouvelle majorité et d'une nouvelle Commission, je redis que l'excès de normes tue la croissance, les emplois et l'industrie. L'enfer étant pavé de bonnes intentions, nous avons paradoxalement rajouté des normes environnementales qui font fuir notre industrie vers des pays moins respectueux de l'environnement. Prenons garde à ce risque, majeur pour l'industrie.

Notre stratégie, sur les véhicules électriques, c'est de produire vite, produire mieux et de protéger. Que chacun entende bien ce terme. Il faut protéger notre industrie automobile, protéger notre industrie verte.

Produire vite, cela veut dire ne pas dévier du cap de l'accélération de la production de véhicules électriques en France et en Europe. Il faut respecter le cap de 2035, soutenir nos industriels dans les investissements qu'ils font partout en France pour ouvrir des sites de production de véhicules électriques.

Produire mieux, c'est être capable, à chaque fois, de maîtriser les meilleures technologies, notamment sur les batteries électriques. Actuellement, il existe des batteries électriques moins performantes mais aussi moins coûteuses et dans le fond, parfaitement compatibles avec un usage du véhicule électrique en ville qui peuvent se développer. La question du recyclage est absolument clé. Le travail réalisé par certains industriels sur les batteries lithium-ion solides est intéressant. Nous devons être dans la course technologique. C'est le deuxième volet de notre stratégie sur les véhicules électriques.

Enfin, il faut protéger notre industrie. Il sera toujours plus cher, dans les prochaines années, de produire un véhicule électrique en France plutôt qu'à Shanghai, mais ce sera plus propre. Il faut donc des compensations. Nous l'avons fait puisque nous sommes le seul pays européen à avoir réservé les bonus sur les véhicules électriques, il y a un an, aux seuls véhicules construits en Europe. Ces bonus, soit plus de 1 milliard d'euros d'aides pour les véhicules électriques, qui peuvent atteindre 7 000 euros par véhicule, n'ont pas vocation à financer les usines qui sont installées en Chine, même si ce sont des usines de Renault. Peu importe que Renault développe cette activité en Chine !

Ce que je souhaite, c'est que Renault ouvre des usines en France, comme l'entreprise le fait et je salue les choix de Luca de Meo. Les bonus sur les véhicules électriques ont vocation à financer exclusivement les véhicules électriques français et européens. Je revendique cette position. Qu'on ne me taxe pas de protectionnisme, il s'agit juste d'équité commerciale.

Des centaines de milliers de véhicules électriques attendent d'être livrés sur le marché européen, qui est le marché de consommateurs le plus riche de la planète, donc il est très attractif. Une enquête de la Commission européenne est en cours, nous en attendons les conclusions. Si la Commission conclut qu'il faut appliquer de nouveaux tarifs sur ces véhicules électriques qui ont été largement subventionnés, ce sera sa décision. Cela fait partie des instruments commerciaux à notre disposition pour rééquilibrer le rapport commercial entre la Chine et l'Europe. Je n'ai pas hésité à le dire. Si l'on veut que l'on sache que le tigre a des dents, il faut parfois les montrer. Si l'on veut que chacun comprenne que l'Europe a des instruments commerciaux à sa disposition, il faut les sortir de temps en temps. Sinon, nous n'aurons pas de crédibilité et nous ne pourrons pas rééquilibrer les échanges commerciaux entre l'Europe et la Chine. Le déficit commercial entre l'Europe et la Chine a été multiplié par trois, de 100 milliards à 300 milliards d'euros, en l'espace de quelques années. Il faut protéger notre industrie et rééquilibrer les échanges commerciaux par tous les instruments à notre disposition, avec notamment la Chine.

Le rachat des turbines Arabelle s'est fait, selon moi, à un coût équivalent car il faut tenir compte aussi de la dette et du cash qui étaient dans l'entreprise. D'autres activités de General Electric doivent permettre de maintenir l'activité, et nous échangeons avec l'entreprise pour les développer, par exemple dans l'éolien. Cela fait partie des possibilités de développement des activités de ce groupe, donc je n'ai pas d'inquiétude particulière sur le sujet. Pour avoir négocié pendant deux ans le rachat des turbines Arabelle par EDF et être passé par toutes sortes de difficultés financières juridiques et politiques, je pense que c'est une bonne chose d'être arrivés à cet accord qui permet à EDF de maîtriser l'intégralité du cycle de production de l'énergie nucléaire.

Monsieur Salmon, nous sommes parfaitement d'accord sur l'énergie renouvelable et sur le tarif de rachat pour la production par panneaux photovoltaïques. Nous cherchons en permanence à optimiser la dépense publique, mais nous donnons aussi de la lisibilité aux producteurs. Cela ne remet pas en cause notre ambition, qui est de multiplier par cinq notre production photovoltaïque d'ici à 2035. Mais nous devons aussi tenir compte des finances publiques. Les discussions sur la taille de rachat se font sur la base d'une formule négociée avec les producteurs, pour ne pas les prendre par surprise. Précédemment, l'absence de formule ou de transparence de la discussion peut poser des difficultés aux producteurs de panneaux photovoltaïques.

J'ai toujours considéré qu'un véhicule électrique performant était davantage un petit véhicule qu'un véhicule lourd. Roulant moi-même dans une Peugeot 208 électrique, je suis convaincu des vertus des petits véhicules électriques de catégorie B, qui permettent d'optimiser la puissance sans avoir des batteries trop lourdes.

M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Les dispositifs de soutien aux énergies renouvelables doivent-ils être nécessairement maintenus, ou faut-il les laisser en concurrence avec le reste ?

Même si elle a rapporté moins que prévu en 2023, la contribution sur la rente inframarginale (CRIM) corrige des anomalies du marché, notamment quand les prix s'envolent, et permet de récupérer une partie des profits extraordinaires réalisés. Faut-il la maintenir ou réviser le fonctionnement du marché pour éviter que ces rentes se constituent ?

M. Franck Montaugé, président. - Je ne partage pas votre raisonnement, monsieur le ministre : vous estimez que nous avons évité des blackouts en raison du marché de l'électricité européen. Or ces connexions existaient avant le marché européen ; ces deux sujets ne sont donc pas liés.

Pouvez-vous répondre à la question posée sur les huit EPR 2 annoncés ? Les études de six EPR 2 sont déjà engagées. Où en est ce dossier du nouveau nucléaire ?

Vous êtes la dernière personnalité que notre commission d'enquête interroge. De votre point de vue, surplombant, comment anticipez-vous l'évolution des prix de l'électricité à l'horizon de 2035 ou de 2050 ? Vous avez évoqué la difficulté de faire des prévisions, mais je vous interroge tout de même : si une personne dispose de tous les éléments pour y répondre, c'est bien vous !

M. Bruno Le Maire, ministre. - Il est bon de donner de la visibilité aux acteurs sur les énergies renouvelables. Une fois que la rentabilité du champ éolien est garantie, on peut voit comment réduire les soutiens. Mais le stop and go a tué la filière des panneaux photovoltaïques. Donner de la visibilité sur les soutiens suppose de négocier des soutiens raisonnables.

Autre exemple frappant, le véhicule électrique : lorsque j'ai reçu la filière de l'industrie automobile, je me suis engagé à maintenir un bonus sur les véhicules électriques, parce qu'aujourd'hui, il n'y a pas de solvabilité du marché sans un soutien public à la base - ce que font les Chinois ou les Américains. Quand l'Allemagne a décidé d'abandonner son bonus sur les véhicules électriques, le marché s'est effondré de 35 %. Soit on croit dans la capacité de la France à être un des grands acteurs de l'industrie automobile au XXIe siècle et on lui donne les moyens d'investir et de financer le passage à l'électrique, soit on fait du stop and go, et là, la messe est dite : il n'y aura plus d'industrie automobile en France à l'échéance de quinze ans. Certes, on aura gardé le thermique pendant quelque temps, puis les usines et les forges fermeront. Rien ne s'y substituera. Comme il faut dix ans pour construire une filière, on importera massivement soit des Tesla, soit des BYD. La France n'a pas vocation à rouler uniquement en Tesla ou en BYD ; c'est ce à quoi aboutit la proposition de Marine Le Pen dans dix ans. Je crois à l'indépendance industrielle française.

Je partage l'avis du rapporteur sur la CRIM, instrument utile. On peut réfléchir à maintenir ce dispositif sur plus long terme. Il n'a pas rapporté ce qu'il aurait dû rapporter en 2023, car le prix de l'énergie a baissé plus brutalement que prévu ; mais prévoir qu'on récupère la rente qui ne résulte pas d'investissements de la part des énergéticiens me paraît une option tout à fait compréhensible.

Je maintiens mon argument sur le blackout : on ne peut pas avoir de marché européen à la carte, c'est-à-dire utiliser le marché européen uniquement quand on manque d'énergie pour s'approvisionner, comme nous l'avons fait à l'hiver 2022. Sans marché européen, on aurait couru le risque de blackout. Nous nous en sommes sortis grâce à lui. Certains estiment que c'est trop coûteux, mais une garantie d'approvisionnement, cette sécurité, cela se paie ! C'est aussi une garantie de revenu à partir du moment où ce marché nous permet d'exporter massivement, lorsque nous produisons suffisamment d'électricité pour financer nos investissements futurs.

Le chiffre de six EPR 2 correspond au maximum que notre industrie peut faire d'ici à 2040. Chacun doit mesurer l'ampleur gigantesque de ce chantier industriel. Cette filière, malheureusement, a connu des hauts et des bas, a été trop souvent pointée du doigt, a perdu de nombreuses compétences et doit maintenant se reconstruire, aussi bien sur l'ingénierie civile que sur les sujets plus technologiques. Six EPR 2 me paraissent constituer la quantité raisonnable d'absorption par notre industrie nucléaire. Nous étudions effectivement, monsieur le président, la possibilité de construire huit réacteurs supplémentaires. Cela va dépendre de la faisabilité technique, de la faisabilité économique et de la capacité d'EDF à réaliser dans de bonnes conditions, dans les coûts et les délais prévus, ces six premiers EPR. Il est sage de garantir la bonne réalisation de ces six EPR avant de décider de la suite.

M. Franck Montaugé, président. - Attendrez-vous 2040 pour décider de la suite ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Il s'agit de voir dans les prochaines années comment se réalise le lancement des six EPR 2. Le premier devant être construit à partir de 2035, cela fait une échéance de neuf ans. D'ici à cinq ans, nous verrons assez clairement la manière dont avance le programme des six nouveaux EPR 2 : les éventuelles difficultés insurmontables, les problèmes de financement, les blocages technologiques... Si tout se déroule bien, rapidement et en respectant les coûts annoncés, à ce moment-là nous pourrons étudier la possibilité de construire huit EPR 2 supplémentaires, avec un effet de série extrêmement intéressant pour ce type de ce type d'outils industriels.

Je vais me prononcer avec beaucoup d'humilité sur les prix, parce que je n'ai pas de boule de cristal et que tous ceux qui ont eu des jugements définitifs sur le sujet s'exposent à être contredits par la réalité. Il est intéressant, pour la bonne information de nos compatriotes, de regarder l'évolution du prix de l'électricité payé par le consommateur en France depuis janvier 1996, en euros courants de 2024. Il y a une relative stabilité à la baisse au fur et à mesure de l'amortissement des réacteurs nucléaires. À partir de la crise, on observe une flambée des coûts résultant des événements que j'ai indiqués : la perte de production, la corrosion sous contrainte, le coût de l'importation d'électricité produite à partir du gaz, alors que le prix du gaz a lui-même flambé, et le coût de fonctionnement de nos propres centrales électriques à gaz. Si l'on prolongeait cette courbe aujourd'hui, je pense qu'on verrait une décrue extrêmement rapide.

Certains éléments poussent à la hausse, comme la très forte demande d'électrons dans les années futures. L'industrialisation verte est une électrification décarbonée massive, qui pousse les coûts à la hausse.

L'augmentation des capacités de production - énergies renouvelables et nucléaire - et la sobriété, qui est, à mon avis, un des champs extrêmement prometteurs de réduction des coûts, tirent les prix à la baisse.

J'ajoute à ce panorama global les incertitudes géopolitiques qui peuvent faire basculer tous les scénarios les plus sérieux. Sur ce sujet-là, et c'est la seule fois de cette audition, vous me permettrez de me réserver un joker.

M. Franck Montaugé, président. - Comment la France s'affranchit-elle le plus rapidement possible d'énergies fossiles comme le gaz naturel, dont le prix marginal est important ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Opérationnellement, il faut prolonger la durée de vie des réacteurs nucléaires. Vous les passez de 40 à 50 ans, et de 50 à 60 ans, et on peut aller jusqu'à 80 ans. Sur nos 56 réacteurs, voilà le meilleur rapport coût-efficacité

M. Franck Montaugé, président. - Le prix marginal est défini à la pointe, et souvent par les énergies fossiles importées.

M. Bruno Le Maire, ministre. - C'est tout l'objectif du plafond de prix sur le nucléaire prévu par l'accord entre l'État et EDF, qui permet justement de s'affranchir de ces pointes liées à une crise énergétique.

Ce sujet est fondamental pour réduire au maximum le prix pour le consommateur et pour l'industriel, et préserver le pouvoir d'achat. Légitimement, nos compatriotes sont très sensibles au prix de leur facture d'électricité et c'est fondamental pour notre compétitivité industrielle.

Voyez où se situe le prix de l'électricité en Allemagne. C'est un sujet de compétitivité majeur pour l'industrie allemande, tous les industriels allemands vous le disent. En moyenne, nous payons l'électricité moitié moins cher. Nous avons donc intérêt à conserver cet avantage compétitif. Réduire la part de l'énergie fossile dans le mix énergétique et passer d'un 60-40 à un 40-60 d'ici à 2035, voilà notre objectif stratégique. Et 2035, c'est demain. Actuellement, dans notre mix énergétique, nous consommons 60 % d'énergies fossiles. Certes, 75 % de l'électricité est décarbonée, mais 60 % de l'énergie reste fossile. Voilà la première façon de se prémunir contre les chocs de prix résultant de la volatilité du prix du pétrole. La deuxième façon, c'est d'avoir un plafond de prix sur le nucléaire qui a été fixé dans l'accord entre l'État et EDF pour qu'il n'y ait pas de transmission de cette flambée des prix au prix fixé pour le consommateur.

M. Franck Montaugé, président. - Je vous remercie de cet échange, monsieur le ministre.

La réunion est close à 18 h 10.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.