Mardi 28 mai 2024

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Mission d'information sur la dégradation des finances publiques depuis 2023, son suivi par l'administration et le Gouvernement et les modalités d'information du Parlement sur la situation économique, budgétaire et financière de la France - Audition de M. Thomas Cazenave, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics

M. Claude Raynal, président. - Monsieur le ministre, monsieur le rapporteur général, mes chers collègues, nous arrivons presque au terme des travaux de notre mission d'information sur la dégradation des finances publiques depuis 2023, son suivi par l'administration et le Gouvernement et les modalités d'information du Parlement sur la situation économique, budgétaire et financière de la France, en entendant, cet après-midi, le ministre délégué chargé des comptes publics, Thomas Cazenave, avant d'entendre Bruno Le Maire après-demain.

Je rappelle que cette mission d'information a été déclenchée à la suite du constat d'un écart massif entre la prévision de déficit public pour 2023 de 4,9 % du PIB, incluse dans l'ensemble des textes adoptés par le Parlement à la fin de l'année dernière - loi de finances de fin de gestion pour 2023, loi de finances initiale pour 2024, loi de programmation des finances publiques - et son exécution, à 5,5 %, chiffre dévoilé par l'Insee le 26 mars dernier, mais dont la presse s'est fait l'écho dès le 20 mars.

Hors période de crise, cet écart négatif entre prévision et exécution est sans précédent. Si l'on corrige cet écart de l'erreur de prévision de croissance, il est tout simplement inédit.

Nous vous avons entendu, monsieur le ministre, minorer cet écart en vous concentrant sur les effets du changement de base de l'Insee. Celui-ci n'est toutefois à l'origine que de 0,14 point de l'écart, qui sans cela serait donc de 0,5 point.

L'écart est en réalité principalement lié à des recettes bien inférieures à la prévision, qu'il s'agisse de l'impôt sur les sociétés, de la TVA, des droits de mutation à titre onéreux (DMTO), des cotisations sociales ou encore de l'erreur massive d'appréciation de recettes sur la nouvelle contribution sur la rente inframarginale de l'électricité (Crim).

Que s'est-il passé pour que cet écart de recettes, donc de déficit, soit si important ? Comment l'exécution a-t-elle pu s'écarter autant des prévisions des textes financiers adoptés en novembre et décembre 2023 ? Je souligne à cet égard que toute déviation observée sur 2023 se traduit nécessairement, par un effet base, sur le déficit 2024.

Le Gouvernement a-t-il sous-estimé l'ampleur de la déviation ? A-t-il manqué de prudence dans ses estimations de recettes ? Est-il resté sourd aux alertes de son administration ? Ou bien encore a-t-il retenu des informations essentielles qui auraient permis aux parlementaires de se prononcer sur un « vrai » budget - notez que je ne dis pas « sincère » ? Il n'est pas envisageable non plus qu'une telle situation se reproduise. Comment s'en assurer ? Quelles améliorations prévoyez-vous pour améliorer les prévisions ?

Vous le savez, monsieur le ministre, cette mission d'information a été déclenchée à la suite de la publication, par voie de presse, d'informations concernant le déficit public 2023, et ici, au Sénat, nous avons assez peu goûté ce contournement du Parlement, qui s'est d'ailleurs prolongé depuis que vous refusez de présenter un projet de loi de finances rectificative. Le rapporteur général Jean-François Husson a donc utilisé ses prérogatives et effectué un contrôle sur pièces et sur place le 21 mars dernier. Il a ainsi assuré la mission de contrôle de l'action du Gouvernement dévolue au Parlement par l'article 24 de la Constitution, en utilisant les prérogatives que lui confère l'article 57 de la  loi organique relative aux lois de finances (Lolf).

L'enjeu de l'information du Parlement est donc également crucial dans notre mission, en particulier à un moment où le déficit public, déjà très élevé, dérape à ce point et où celui-ci ne peut qu'affecter notre position à l'échelon européen à l'approche de l'entrée en vigueur des nouvelles règles budgétaires.

Cette audition est l'occasion pour vous, monsieur le ministre, de nous donner les éclairages nécessaires. Je vous donne donc la parole pour une intervention liminaire, à la suite de quoi le rapporteur général et moi-même, ainsi que les autres membres de la commission aurons, je n'en doute pas, des précisions à vous demander.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur général, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de me donner de nouveau l'occasion de m'exprimer devant vous et de pouvoir donner toutes les explications sur la situation dans laquelle nous sommes.

Pour rentrer directement dans le vif du sujet et répondre à vos interpellations, je reviens sur l'écart constaté en 2023 concernant nos prévisions de solde public. Celui-ci a atteint - 5,5 % du PIB, contre - 4,9 % prévu en loi de finances de fin de gestion. Comment s'explique cet écart ?

D'abord, je veux redire qu'en 2023 nos dépenses ont été tenues. L'État et ses opérateurs ont moins dépensé que prévu, et ce à hauteur de 7 milliards d'euros par rapport au budget initial. Ce résultat a été permis par des mesures de pilotage prises en cours de gestion. Je pense notamment à la mise en réserve additionnelle de crédits faite à hauteur de 1,6 milliard d'euros au mois de mai 2023, ainsi qu'à un décret d'annulation de 5 milliards d'euros pris en septembre 2023.

La trajectoire de l'objectif national de dépenses d`assurance maladie (Ondam) a également été respectée. Les mesures de régulation ont permis de compenser notamment le coût des aides en trésorerie qui ont été accordées aux hôpitaux au titre de l'inflation et le dépassement des soins de ville. Les dépenses de santé liées à la crise sanitaire ont été significativement réduites, passant de près de 12 milliards d'euros en 2022 à 1 milliard d'euros en 2023.

Les dépenses de fonctionnement des collectivités territoriales ont été dynamiques en 2023. La loi de programmation des finances publiques fixait pour 2023 une hausse des dépenses égale à l'inflation. Nous constatons aujourd'hui qu'elles ont augmenté plus fortement, de 5,9 %, là où l'inflation s'est élevée à 4,9 %.

En somme, la situation à laquelle nous faisons face, c'est bien celle de dépenses globalement tenues, mais de recettes affectées par un ralentissement économique mondial. Au total, ce sont 21 milliards d'euros de moindres recettes que nous avons constatées en 2023 par rapport à ce que nous anticipions lors des débats au Parlement en octobre et en novembre.

Voici le détail des raisons de ces moindres recettes.

D'abord, les recettes de l'impôt sur les sociétés (IS) se sont élevées à 4,4 milliards d'euros de moins que ce que nous anticipions dans le cadre de la loi de finances de fin de gestion pour 2023. La dégradation - c'est un point très important - n'a été constatée qu'en décembre, au moment du dernier acompte, avec une baisse de 4,2 milliards d'euros par rapport à la prévision actualisée, et ce alors même que les encaissements de novembre étaient encore légèrement supérieurs à la prévision - de 0,5 milliard d'euros. C'est donc bien une dégradation subite et non prévisible à la date des textes budgétaires qui explique l'écart relatif à l'impôt sur les sociétés. La mécanique de l'impôt sur les sociétés en fait l'une des recettes les plus complexes à anticiper, avec une forte incertitude de prévision, y compris en fin d'année budgétaire. S'il est significatif en niveau, cet écart n'est pas inédit en proportion. Ainsi ont été observées une baisse de 5 %, en 2013, une hausse de 7 %, en 2018, et une hausse de 5 %, en 2022, par rapport aux prévisions.

J'en viens à la TVA, pour laquelle l'écart s'élève à - 4,3 milliards d'euros, dont 1,4 milliard d'euros affectant directement les recettes de l'État.

Cela tient à deux facteurs : premier facteur, un dynamisme moindre qu'anticipé en lien avec la conjoncture ; second facteur, des modifications des pratiques des entreprises en matière de remboursement de crédit de TVA. Il s'agit d'une réaction au contexte économique incertain avec des taux d'intérêt élevés qui pousse les entreprises à mobiliser davantage les leviers de trésorerie dont elles disposent, notamment s'agissant des remboursements de TVA.

Les recettes de l'impôt sur le revenu (IR) sont également moindres : - 1,4 milliard d'euros. Les recettes de prélèvement à la source ont ralenti à partir de septembre et ce ralentissement s'est confirmé en octobre. Il est important de souligner que ce calendrier est lié aux caractéristiques de cet impôt. Les taux de prélèvement sont principalement mis à jour à partir de septembre et d'octobre sur la base des déclarations. Le Gouvernement en a tenu compte en révisant à la baisse la prévision en PLFG (projet de loi de finances de fin de gestion) par rapport à celle qui avait été déjà révisée en septembre pour le projet de loi de finances. L'écart constaté entre la prévision actualisée et l'exécution est de - 2%. Cette proportion-là non plus n'a rien d'inédit : - 3 % en 2013, + 3 % en 2022, par exemple.

Le rendement de la Crim n'a été que de 600 millions d'euros. La prévision initiale reposait sur des estimations d'évolution des prix de l'électricité élaborées en lien avec les services de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). La forte baisse des prix de gros de l'électricité tout au long de l'année a affecté les estimations initiales de rendement. Les prix spot moyens ont ainsi été quasiment divisés par trois entre 2022 et 2023. Autre élément d'explication, la prévision était particulièrement complexe, compte tenu de la difficulté à prévoir la stratégie de vente des producteurs d'électricité. En synthèse, ce décalage s'explique essentiellement, d'abord, par le fait qu'il s'agit d'un impôt nouveau, donc difficile à calibrer, dont les modalités de recouvrement et de prévision sont plus complexes à estimer, ensuite, par une très forte baisse des prix d'électricité par rapport au contexte du PLF 2023, enfin, par la capacité à mobiliser et imputer les pertes pour ceux qui étaient redevables de la Crim.

En raison du ralentissement de l'économie, les cotisations sociales ont également été inférieures de 4,8 milliards d'euros aux prévisions et les prélèvements sociaux de 1,4 milliard d'euros. Ces moindres recettes sociales - cotisations sociales, CSG, taxes sur les salaires, forfait social - résultent du ralentissement économique observé à la fin de l'année 2023. Ainsi, l'augmentation de la masse salariale du secteur privé a finalement atteint 5,7 % contre une prévision du Gouvernement de 6,3 %, engendrant mécaniquement des moindres recettes de cotisations.

Comme vous le voyez, cette baisse de recettes est due à des aléas qu'il était très difficile de prévoir. Les experts que vous avez d'ailleurs sollicités lors de vos auditions ont pu le confirmer. Le directeur des études de l'institut Rexecode a souligné qu'avec l'information disponible à la fin du mois de novembre 2023, qui n'était pas connue au moment de l'examen du PLFG, il était particulièrement difficile de prévoir une telle baisse de nos recettes. Le directeur adjoint de l'OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) a mis en avant des « aléas forts » dans une situation « hors norme », avec des chocs inédits rendant difficile de faire des prévisions économiques.

Sur l'impôt sur les sociétés, lors de son audition devant votre commission, François Écalle a souligné qu'avoir des prévisions fiables était très difficile, notamment parce que les grandes entreprises, qui sont les principales contributrices à l'impôt sur les sociétés, sont amenées à calculer leur dernier acompte, versé au 15 décembre, en fonction de prévisions de bénéfices de l'année en cours.

Par ailleurs, de tels écarts aux prévisions de recettes ont déjà été connus dans le passé. Ainsi, en 2013, les recettes ont chuté, ce qui a entraîné un écart de 25 milliards d'euros entre l'objectif en PLF et le déficit constaté. Il en a été de même en 2011 : l'État a vu ses recettes baisser de 700 millions d'euros pour l'IR et de près de 6 milliards d'euros pour l'IS.

Vos travaux portent également sur les modalités d'information du Parlement, sur la situation économique, budgétaire et financière. Je reviens donc sur les informations qui ont été transmises au Parlement pour vous redire que le Gouvernement n'a rien caché. Dans l'ensemble des notes et documents qui vous ont été transmis, vous avez pu constater que les informations sur les recouvrements de recettes étaient trop tardives - j'y insiste - pour être intégrées dans les textes financiers de fin 2023.

Le 7 décembre 2023, une note des services évoque « un risque de dégradation du déficit 2023 de 4,9 % à 5,2 % du PIB ». Les directions insistent sur l'ampleur des aléas entourant cette prévision et recommandent explicitement de ne pas communiquer sur ce fait. Cette note a d'ailleurs été partagée avec les parlementaires. Il est trompeur de ne citer qu'une partie de cette note, sans dire qu'elle souligne la nécessité de ne pas diffuser les chiffres dans l'attente de données fiabilisées. Par ailleurs, à cette date, la loi de fin de gestion 2023 a été promulguée depuis une semaine et ne pouvait pas être modifiée. Il n'y avait pas lieu non plus d'actualiser la prévision du PLF 2024, dont l'examen au Parlement était encore en cours jusqu'à mi-décembre, dans la mesure où - c'est un point important - les conséquences sur 2024 de ces informations nouvelles sur 2023 n'étaient pas connues. La note des directions indiquait noir sur blanc que la prochaine prévision de déficit 2024 serait faite en février de cette même année. Les administrations de Bercy en charge de la prévision écrivaient dans cette note que nous avons transmise le 29 mars à l'ensemble des membres des commissions des finances de l'Assemblée nationale et du Sénat : « La prévision de solde public de la loi de finances de fin de gestion pour 2023 s'établit à - 4,9 % du déficit. Les dernières informations laissent toutefois anticiper un déficit plus prononcé. Il pourrait en effet s'établir à - 5,2 % du PIB. Cette révision du déficit public s'expliquerait principalement par une révision à la baisse des prélèvements obligatoires au regard des remontées comptables observées à date et par un moindre dynamisme que prévu de la masse salariale privée. Par ailleurs, le dynamisme des dépenses et des administrations publiques locales et la charge de la dette dégraderaient également le solde public. Il n'est pas recommandé de communiquer sur cette mise à jour encore entourée de nombreux aléas. » La conclusion de cette note précise le calendrier des travaux des services : « La prévision de solde public pour 2023 sera réactualisée par la direction du budget et la direction du Trésor, une fois l'exécution budgétaire de l'État connue en janvier, levant une partie des aléas identifiés. Le déficit 2023 sera ensuite notifié par l'Insee lors de la publication du compte provisoire le mardi 26 mars. » Les directeurs des administrations concernées concluent : « Dans la mesure où la prévision 2023 est encore sujette à de nombreux aléas, il n'est pas recommandé de communiquer sur cette mise à jour. »

Dans une note du 24 janvier 2024, ces mêmes services écrivent : « La dernière prévision publique de solde public pour 2023 est celle de la loi de finances de fin de gestion pour 2023, qui s'établit à - 4,9 % du PIB. Selon les dernières prévisions disponibles, notamment l'exécution budgétaire de l'État, le déficit 2023 serait plus dégradé et s'établirait à - 5,3 % du PIB, un niveau proche de celui prévu dans la note d'actualisation de décembre. Cette révision s'explique notamment par une moins-value importante des prélèvements obligatoires et le dynamisme des dépenses locales, partiellement compensés par une sous-exécution des dépenses de l'État. » Toujours dans la même note, « cette actualisation reste soumise à de nombreux aléas jusqu'à la publication des chiffres de déficit prévue par l'Insee le 26 mars ». Comme la note du 7 décembre 2023, la note du 24 janvier 2024 conclut : « Dans la mesure où la prévision 2023 est encore sujette à de nombreux aléas, il n'est pas recommandé de communiquer sur un chiffre précis de déficit public. »

Lorsque, le 16 février 2024, une prévision davantage fiabilisée est remontée à 5,6 % dans le cadre de la préparation technique du programme de stabilité, nous révisons notre croissance pour l'année 2024 de 1,4 % à 1 %, ce qui a été annoncé par Bruno Le Maire. Dès le 18 février, deux jours après, nous prenons immédiatement les mesures nécessaires pour ajuster nos dépenses ; un décret d'annulation est publié le 21 février, c'est-à-dire quelques jours après l'envoi de la note des services fiabilisant le déficit. Dès le 6 mars, nous avons eu l'occasion de dire, dans le cadre de nos auditions au Parlement, que le déficit serait nettement supérieur à la prévision.

Je tiens à revenir sur l'évolution de la dette publique. J'entends souvent que cette majorité serait à l'origine d'une hausse de la dette de 1 000 milliards d'euros depuis 2017. Cet argument est trompeur. En effet, s'intéresser à l'évolution de la dette en euros n'a pas de sens si, dans le même temps, on ne regarde pas l'évolution du PIB, car ce dernier détermine la capacité d'un État à rembourser sa dette.

Depuis 2017, le PIB a augmenté de 570 milliards d'euros, et ce malgré la crise du covid, puis celle des prix de l'énergie. Le ratio de dette sur PIB a progressé de 12 points depuis 2017, ce qui, étant donnée la valeur du PIB en 2023, représente une hausse non pas de 1 000 milliards d'euros, mais de 350 milliards d'euros.

Toujours sur la progression de la dette, je rappelle que certaines dépenses ont permis de protéger l'emploi et l'outil productif pendant la période de crise. Par ailleurs, nous avons maintenu le taux de chômage à 7,5 %. C'est d'ailleurs ce que souligne le FMI, qui salue la qualité de la réponse apportée à la crise du covid et à la crise inflationniste. Cette protection a eu un coût pour les finances publiques, mais son absence aurait été encore plus coûteuse en termes de faillites et d'explosion du chômage. Le Cepremap (Centre pour la recherche économique et ses applications) a ainsi estimé que l'endettement français aurait été plus élevé de 10 points de PIB en l'absence de mesures de soutien face à la crise sanitaire en raison de la chute du PIB et de la destruction du tissu productif.

La politique que nous avons menée a fait ses preuves. Elle a permis de continuer à créer de l'emploi, de la croissance et d'ouvrir de nouvelles usines. Cette situation est à mettre en perspective avec l'évolution observée entre 2007 et 2012, période également frappée par la crise. Dans cette période, l'endettement public a augmenté de 26 %, principalement sous l'effet d'une hausse des dépenses sociales. L'emploi n'a pas été pour autant protégé et le chômage a augmenté durablement de deux points.

Je rappelle qu'il aura fallu attendre 2018 et le quinquennat d'Emmanuel Macron pour voir le déficit public revenir sous la barre des 3 % et notre pays sortir de la procédure pour déficit excessif. Aujourd'hui, l'enjeu est le retour progressif sous les 3 % d'ici à 2027. C'est l'objectif qui a été confirmé dans le cadre du programme de stabilité que nous vous avons présenté, qui nécessitera un effort partagé dont nous discuterons dans le cadre de la préparation et de l'examen des prochains textes financiers.

M. Claude Raynal, président. - Monsieur le ministre, merci de cette intervention qui a embrassé un certain nombre de sujets, même si certains avaient peu à voir avec l'objet de cette mission d'information.

Nous allons bien évidemment revenir sur chacun des points que vous avez évoqués. Néanmoins, il manque une conclusion à votre propos liminaire. Vous avez fait une conclusion factuelle, vous satisfaisant de votre action ; en revanche, rien concernant l'avenir. En effet, si toutes les valeurs de recettes sont sujettes à caution, comment bâtir un budget et, surtout, comment ne pas se retrouver à la fin de l'année prochaine avec un déficit non pas de 5,1 % du PIB comme vous le prévoyez aujourd'hui, mais de 5,6 % ? Après vous avoir entendu, j'ai l'impression que vous pourriez nous dire exactement la même chose l'année prochaine, en constatant une aggravation du déficit : on ne contrôle rien, certains éléments en tout cas sont peu faciles à cerner, etc. En d'autres termes, vous ne nous dites rien. Je vous rassure, cette audition sera l'occasion pour vous de nous dire des choses...

Ce qui compte, ce n'est pas uniquement de savoir ce qui s'est passé, même si c'est important, mais surtout de savoir comment faire pour avoir des chiffres crédibles à l'avenir.

Première question : certains interlocuteurs auditionnés par la commission des finances ont utilisé le terme de « pari » s'agissant des prévisions de recettes d'impôt sur le revenu et de TVA. Certes, des calculs sont faits, mais il reste une dimension aléatoire. C'est d'ailleurs ce que vous avez dit sur l'ensemble des recettes, notamment lorsque vous avez évoqué les entreprises qui avaient utilisé autrement le crédit de TVA. Reprendriez-vous à votre compte le terme de « pari » ? Le Gouvernement fait-il un pari quand il présente un projet de loi de finances, 2023 étant en quelque sorte un pari raté, notamment en ce qui concerne les prévisions de recettes ?

Généralement, les prévisions de recettes sont plutôt justes, avec quelques bonnes surprises, car ce sont des prévisions protectrices. En 2023, n'a-t-on pas un peu poussé les curseurs ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - J'aurais donc mieux fait de terminer mon propos liminaire pour répondre aux questions que vous abordez !

M. Claude Raynal, président. - C'est-à-dire, monsieur le ministre, qu'une partie de vos propos liminaires était en dehors du périmètre de la mission, je vous invite à y revenir pour faire une conclusion.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Je ne reprends naturellement pas à mon compte le terme de « pari ». Ce serait faire offense au travail de toutes les directions de Bercy qui ont à coeur, notamment dans le cadre de la préparation du PLF, de proposer et de travailler sur les hypothèses les plus robustes. D'ailleurs je veux rendre hommage à la fois aux personnels de la direction du Trésor, de la direction du budget et de la direction générale des finances publiques, qui sont des grands professionnels guidés par l'intérêt général.

L'année 2023 est particulière. Nous avons subi des aléas très forts dans les années précédentes et, en 2023, nous sommes dans une forme de sortie de crise, qui peut parfois percuter nos propres modèles de prévision, par exemple nos élasticités. Il est difficile de remettre un modèle de prévision après de tels à-coups, des chocs économiques, exogènes ou plus endogènes. Par conséquent, 2023 est une année post-crise qui a probablement eu des impacts sur nos modèles de prévision.

Par ailleurs, il y a un élément tout à fait conjoncturel. Qui aurait pu anticiper qu'en toute fin d'année, notamment sur le rendement de l'IS, nous aurions un tel effet du ralentissement économique ?

Là où je vous rejoins, monsieur le président, c'est que l'on doit sans arrêt faire mieux, notamment dans la préparation de nos textes financiers. Nous avons donc lancé une mission confiée à l'inspection générale des finances (IGF) courant avril pour pouvoir tout remettre à plat, examiner précisément les écarts en exécution, faire un retour d'expérience sur le circuit de prévision, la prise en compte des remontées financières, l'identification des risques, faire des recommandations à l'avenir avec l'ensemble des administrations sur les modalités de construction des prévisions.

En effet, aussi bien le Parlement que le Gouvernement a besoin de disposer des prévisions les plus robustes possible. Nous sommes les premiers à déplorer qu'une vingtaine de milliards d'euros manquent dans les recettes ! L'IGF travaillera sur les modes de fabrication des estimations, la manière qu'ont les directions concernées de se nourrir les unes les autres. L'objectif est de parfaire nos modèles pour les rendre encore plus robustes. L'IGF travaille avec l'ensemble de nos directions et rendra son rapport en juillet.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. -J'ai collecté plusieurs documents, notamment lors de mon déplacement à Bercy. Cette année, le Gouvernement s'était targué de présenter un budget à l'euro près. Entre les annonces et la réalisation, il y a eu comme un dérapage, voire une vraie dégradation... Les prévisions de recettes figurant dans la loi de finances initiale (LFI) pour 2023 et le PLFG correspondaient-elles aux estimations faites et proposées par vos services ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Oui, nous avons intégré dans les textes financiers les éléments qui étaient en notre possession.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Comment expliquez-vous, alors, un tel décalage entre la prévision et l'exécution ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Je vous renvoie à mon propos introductif : j'y ai expliqué, impôt par impôt, les écarts constatés. Voulez-vous que je reprenne cette explication ?

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous y reviendrons si besoin.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Impôt par impôt, j'ai essayé d'expliquer les écarts. Pour l'IS, jusqu'en novembre il n'y avait pas d'écart. C'est le dernier acompte, en décembre, qui nous a surpris. Pour les cotisations et l'IR, le fait est que la masse salariale a été légèrement inférieure à ce que nous attendions, en raison du ralentissement de l'activité économique en fin d'année.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'est donc la situation mondiale qui serait responsable de l'écart... Cela ne me convainc pas, mais ce n'est pas à ce stade le plus important.

En 2023, le produit de l'IR a dépassé de 1,2 milliard d'euros les prévisions de la LFI - mais il a été inférieur de 1,4 milliard d'euros aux prévisions de la LFG. Comment expliquez-vous cet écart entre la prévision et l'exécution ? Comment expliquez-vous que celui-ci soit plus élevé en LFG qu'en LFI ? En fin de gestion, en principe, on est au plus près de la réalité et l'on connaît beaucoup mieux la situation.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - En ce qui concerne l'IR, voici les chiffres et les écarts entre la prévision et l'exécution - et nous prenons toujours les prévisions qui sont formulées par les administrations. La LFI 2023 prévoyait un produit de 87,3 milliards d'euros. Nous avons révisé ce chiffre - pour 2023 - à 90,7 milliards d'euros dans le PLF pour 2024 et nous l'avons abaissé à 90 milliards d'euros dans le PLFG pour 2023. Nous avons donc revu nos hypothèses au fil de l'année 2023. L'exécution établit ce produit à 88,6 milliards d'euros. Le décalage s'explique par un ralentissement des recettes. Je souligne ici qu'il existe un décalage entre les remontées comptables et la capacité à les prendre en compte. De plus, le taux de prélèvement à la source de l'IR est défini en septembre - alors que le dernier acompte de l'IS est prélevé le 15 décembre. Vous voyez que, quand nous avons pris connaissance d'éléments nouveaux d'information, nous en avons tenu compte dans le PLFG.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous n'avons pas la même explication de ces chiffres. Vous me dites que vous avez tenu compte et, pourtant, il y a eu un dérapage... En principe, quand on en tient compte, on corrige la trajectoire ; vous avez fait l'inverse.

De même, les recettes de TVA ont été inférieures de 2,4 milliards d'euros à la prévision figurant dans la LFG. Comment expliquez-vous ce décalage ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - J'insiste : nous avons revu à la baisse les prévisions de recette de l'IR, puisque le chiffre est passé de 90,7 milliards d'euros à 90 milliards d'euros. Nous avons tenu compte des moindres encaissements constatés.

Pour la TVA, nous étions à 96,6 milliards d'euros dans le PLFG et l'exécution a été de 95,2 milliards d'euros. L'écart est de 1,4 milliard d'euros par rapport à la révision en LFG. Il s'explique par une moindre activité en fin d'année, qui s'est aussi reflétée dans le produit de l'IS et par une modification des pratiques des entreprises, qui gèrent leur trésorerie de manière différente en période de taux d'intérêt élevés. Il est très difficile, vous en conviendrez, d'anticiper à l'euro près les comportements des entreprises !

En ce qui concerne la dépense, nous avons bel et bien géré le budget à l'euro près, puisque l'État a dépensé 7 milliards d'euros de moins que prévu.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ces propos sont audacieux, monsieur le ministre.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Permettez-moi de répondre à la question.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous êtes en audition, vous répondez à la question mais je suis dans mon rôle en instaurant avec vous un dialogue exigeant. Je vous demande de répondre aux questions. Nous n'avons pas les mêmes chiffres, alors que nous utilisons les vôtres !

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Je tire les miens du rapport du Sénat sur le PLFG. Pour la TVA, l'écart de 1,4 milliard d'euros résulte d'une moindre activité en fin d'année et de comportements différents des entreprises.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il n'est pas de 1,4 milliard, mais de 2,4 milliards d'euros si l'on prend le chiffre total - mais nous n'allons pas faire une bataille de chiffres...

M. Claude Raynal, président. - Nous passons à l'IS. Vous avez dit l'essentiel. Vous considérez qu'une grande partie de l'écart est liée à cet impôt, notamment à cause de la faiblesse des recettes liées au cinquième acompte, qui est versé en décembre. Connaissez-vous déjà le produit exact de ce cinquième acompte ? C'est en fin d'exécution, dans la LFG 2023, que la prévision de décembre s'est envolée, créant un écart de 4,2 milliards d'euros avec l'exécution. N'était-ce pas une prévision quelque peu gonflée de cette recette ? Elle reflétait sans doute l'idée que les choses allaient se poursuivre comme les années précédentes - de fait, les années précédentes, l'IS a progressé de manière significative. N'y a-t-il pas eu la tentation de penser que cela allait se poursuivre ? Ces 4,2 milliards d'euros représentent une grosse partie de l'écart.

Depuis le début, la réponse qui nous est faite consiste à parler du cinquième acompte, sans nous donner jusqu'à récemment de montant de celui-ci, ni pour l'année dernière ni pour cette année. D'une manière générale, on peut s'en étonner. Depuis des années, vos prédécesseurs nous disent qu'en baissant le taux de l'IS on augmente son produit. Chaque année, je souligne que cela ne fonctionne pas toujours ainsi. J'ai dirigé de petites entreprises, je connais bien l'IS ; qui plus est, je m'y suis beaucoup intéressé : c'est un impôt très variable, dont il faut se méfier. Le cinquième acompte est à la main des entreprises. On ne sait pas exactement ce qu'il s'est passé, mais nous avons l'impression que ce cinquième acompte a été vu de manière trop optimiste. N'est-ce pas dangereux de le comptabiliser, au fond ? L'État ne sait rien de ce cinquième acompte. Les entreprises décident, selon des intérêts qui leur sont propres, de le payer ou non.

N'aurait-il pas fallu faire preuve de plus de prudence ? Vous avez cité certaines phrases des consultants ou des économistes que nous avons invités, mais, évidemment, vous avez pris celles qui vous arrangeaient. Il y a des phrases qui ne vous arrangeaient pas, notamment sur la question de la prudence, que vous auriez pu citer. Lorsque l'on fait des prévisions, il ne faut peut-être pas compter le cinquième acompte pour zéro, mais il faut se montrer extrêmement prudent sur son estimation. Là, il vous coûte 4,2 milliards d'euros, ce n'est pas rien et nous ne pouvons pas nous le permettre. Qu'avez-vous à dire sur ce point ? Le mot « prudence » vous parle-t-il ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Nous ne connaissons pas encore le montant exact du cinquième acompte. Dès que nous le connaîtrons, nous vous le communiquerons.

M. Claude Raynal, président. - Mais vous avez le sentiment que c'est là que ça se joue...

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - C'est plus qu'un sentiment : nous le constatons. Vous nous reprochez de ne pas avoir prévu à l'euro près le produit de l'IS. Mais personne n'y est jamais parvenu ! Depuis 2011, il y a eu des écarts négatifs à quatre reprises, de 4,5 % en moyenne, et à sept reprises des écarts positifs, de 13 % en moyenne. Il n'y a donc pas de spécificité en 2023 ; ce n'est pas la seule année où un écart a été observé sur le rendement de l'IS.

Vous proposez, monsieur le président, de ne pas comptabiliser le cinquième acompte. Les entreprises sont pourtant obligées de le payer, en fonction de leur taille, sous peine de pénalités. En outre, il se rattache bien à un exercice. Nous avons demandé à l'IGF de regarder comment les estimations de recettes sont faites. Je souhaite que cette question soit posée. Nous avons vu que c'était là que pouvait se jouer une partie de rendement de l'IS. Dans le passé, il y a toujours eu des écarts.

M. Claude Raynal, président. - La remarque sur le budget à l'euro près ne portait pas sur ce sujet. C'était une phrase générale dont vous connaissez l'auteur. Rien à voir avec l'IS qui, en effet, fluctue par nature.

Comme il fluctue par nature, d'ailleurs, il faut être particulièrement prudent sur son évolution. Or vos services ont émis des alertes sur la faiblesse de son produit...

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - J'ai reçu une note le 7 décembre, qui portait sur les recettes et indiquait que les estimations étaient trop fragiles. Vous disposez de la même information que moi.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je reprends vos chiffres, monsieur le ministre. Pour l'IS, la prévision en LFI était de 55,3 milliards d'euros. En LFG, ce chiffre passait à 61,3 milliards d'euros. Ce n'est pas le Parlement qui est intervenu : ce sont les prévisions du Gouvernement. La réalisation a été de 56,8 milliards d'euros, très proche de ce qui avait été initialement prévu. C'est une manière de vous poser de nouveau la question, avec vos chiffres : pourquoi de tels écarts en LFG ? Si près du but, selon quelle logique le Gouvernement a-t-il retenu des chiffres aussi déviants par rapport aux prévisions initiales de votre administration ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Je vous répète que les informations dont nous disposions en novembre étaient bonnes et en ligne avec nos prévisions. C'est le dernier acompte qui a fait apparaître un écart. La prévision en LFI pour 2023 était de 55,3 milliards d'euros, vous avez raison.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Cela m'arrive !

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - L'exécution est de 56,8 milliards d'euros, vous avez raison également. Le chiffre révisé pour 2023 dans le PLF pour 2024 est de 61,3 milliards d'euros, et nous l'avons repris dans le PLFG. Au moment où nous avons fait les hypothèses pour le PLFG, nous avions plutôt de bonnes nouvelles sur les recettes. Ce qui s'est passé s'est produit non pas au printemps, en octobre ou en novembre, mais en décembre.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Puisque vous avez sorti vos notes, je vous citerai celle-ci, qui provient de la DGFiP et date du 12 juin : « Cette nouvelle estimation induirait une révision du niveau des recettes d'IS attendues en 2023 d'environ - 6 milliards d'euros » par rapport à la prévision en programme de stabilité. Une annotation manuscrite complète ainsi : « La probabilité d'un ajustement négatif significatif sur l'IS encaissé en 2023 par rapport à la prévision est désormais élevée. » C'est une note du 12 juin.

Je n'arrive pas à comprendre. Qu'il y ait des erreurs et des corrections, cela me paraît tout à fait naturel et légitime. Pour autant, vos explications ne correspondent ni à la réalité des chiffres ni à la matérialité des notes.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Je répète que nous essayons d'ajuster en fonction des informations qui sont les nôtres. Au moment du débat budgétaire, en octobre, en novembre, nous n'avions pas d'informations négatives à intégrer dans les textes.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il s'agit de votre administration !

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Les notes et les remontées comptables n'indiquaient pas un écart à la cible. Tout s'est joué sur le dernier acompte, comme je vous l'ai dit.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Très bien, nous publierons les éléments de la DGFiP datant de juin 2023, pour la clarté et la transparence du débat.

M. Claude Raynal, président. - En tout cas, monsieur le ministre, nous retenons que cette question du cinquième acompte est au coeur de la mission que vous avez confiée à l'IGF. Sachant que cet acompte est à la main des entreprises, il est évident que, selon ce que celles-ci décident, vous avez tel ou tel chiffre. Ce ne serait pas idiot, dans une période où vous cherchez à faire baisser le déficit public, de faire en sorte que l'on ait plutôt de bonnes surprises en fin de gestion, quitte à élaborer des estimations trop prudentes en début d'exercice.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - La Crim est un impôt nouveau. Comment expliquez-vous l'écart entre la prévision en LFG sur les acomptes des périodes P2 et P3, c'est-à-dire allant du 1er décembre 2022 au 31 décembre 2023, qui s'élevait à 2,4 milliards d'euros, et le montant de 400 millions d'euros constaté en exécution ? Le prix spot, dans la même période, était passé de 97 à 115 euros le mégawattheure.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - La difficulté, avec la Crim, était d'estimer correctement le produit d'un impôt nouveau. Il n'y a pas d'historique, et il faut pouvoir imputer des déficits précédents, pour EDF par exemple. Nous avons donc dû tenir compte de la complexité intrinsèque à cet impôt.

Vous l'avez dit, monsieur le rapporteur général, la baisse très forte des prix de l'électricité a fait effondrer le rendement attendu. Cette forte baisse des prix de gros était attendue, pas nécessairement à ce rythme-là, mais c'était plutôt une bonne nouvelle. Le prix spot entre 2022 et 2023 a été divisé par trois. Nous avions travaillé avec la CRE pour essayer d'avoir l'estimation la plus précise. Quand nous avons des nouvelles, nous les intégrons systématiquement. C'est la raison pour laquelle nous sommes passés de 12,3 milliards d'euros à 3,7 milliards d'euros pour 2023 dans le PLF 2024. Dans le PLFG, nous avons encore revu ce chiffre à la baisse. Vous voyez bien que nous essayons de nous adapter aux informations dont nous disposons. Manifestement, nous n'avons pas réussi à formuler l'estimation la plus précise possible. C'est la raison pour laquelle nous avons indiqué que nous souhaitions y revenir pour 2024, afin de nous assurer que les rendements que nous avions prévus seront bien les rendements effectifs pour l'État.

Un travail a été lancé par un certain nombre de députés sur la taxation des énergéticiens et vise à revenir vers un dispositif plus simple, plus efficace, pour atteindre le rendement attendu. C'est une forme d'adaptation aux réalités que nous avons constatées. Peut-être faut-il revoir le dispositif pour qu'il ait un mode opératoire plus simple, y compris dans les prévisions de recettes.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'est plutôt qu'après être parti très haut, à 12 milliards d'euros - ce que vous avez l'honnêteté de reconnaître -, votre point de mire aujourd'hui, ce que vous appelez le rendement attendu, est à 3 milliards d'euros. Vous prenez cette décision, et c'est votre droit, en tenant compte du niveau des prix de l'énergie et de la situation des énergéticiens. Il faut se replacer dans le débat que nous avons eu à l'époque. La ministre qui était alors au banc sur le sujet de l'énergie nous avait amenés à voter en confiance et à l'aveugle, et nous l'avons fait. Aujourd'hui, vous dites que l'État pense qu'il faut obtenir 3 milliards d'euros des énergéticiens. Vous avez reconnu que l'estimation avait visiblement été mal calibrée. De fait, entre 12 milliards d'euros et 400 à 600 millions d'euros, il y a de la marge ! Honnêtement, je ne sais pas s'il faut maintenir votre objectif de 3 milliards d'euros. Il serait intéressant, dans les débats budgétaires, que vous nous expliquiez la raison pour laquelle les énergéticiens devraient fournir une recette supplémentaire de ce montant.

L'élasticité des prélèvements obligatoires au PIB est passée de 1,5 en 2022 à 0,4 en 2023. Puissant retournement ! Ne pensez-vous pas qu'il aurait fallu être - encore - plus prudent dans vos prévisions de recettes pour 2023 ? Nous avons le sentiment d'une grande dégringolade...

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - L'une des principales difficultés dans l'estimation des recettes réside en effet dans celle des élasticités, qui ont elles-mêmes été bousculées par les retournements de l'activité économique. C'est la raison pour laquelle, sous la supervision de l'inspection générale des finances et avec l'ensemble de mes services, j'ai entrepris d'étudier les hypothèses d'élasticité qui ont un effet sur les rendements des impôts.

D'autres gouvernements, y compris au sein d'autres majorités, ont régulièrement été confrontés à cette difficulté d'estimation des élasticités, à laquelle se heurtent également les modèles de prévision utilisés par le Trésor, la direction du budget ou encore la direction générale des finances publiques.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - On peut dire que vous n'avez pas eu de chance. Je parlais de grande dégringolade, parce que toutes les erreurs d'estimation ont été convergentes - par défaut de prudence ou en raison d'un mauvais pari, je l'ignore...

Vous avez rapidement évoqué la masse salariale. Là encore, les prévisions gouvernementales de la loi de finances de fin de gestion pour 2023 semblaient très, voire trop optimistes. Le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) l'avait d'ailleurs signalé. Comment expliquez-vous cette estimation visiblement mal calibrée en fin d'année ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - La raison, encore une fois, est la baisse d'activité en toute fin d'année 2023. Nous avons constaté un écart entre l'hypothèse sur la masse salariale et son exécution. C'est aussi ce qui explique les moindres recettes issues de la TVA et de l'impôt sur les sociétés.

M. Claude Raynal, président. - Pourtant, les prévisions sur la masse salariale étaient les seules que le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) jugeait optimistes. Toutes les autres prévisions étaient considérées comme « plausibles ». Sur ce point, le HCFP avait totalement raison.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Aucun prévisionniste ne s'attendait à cette évolution de la masse salariale, ce qui montre à quel point l'exercice est délicat. En tout cas, nous avons bien constaté cet écart.

Je vous renvoie de nouveau au ralentissement de l'activité observé en fin d'année, qui est d'ailleurs cohérent avec l'évolution de tous les prélèvements obligatoires. Il était difficile de le prévoir.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Et pourtant, lors de l'élaboration de la loi de finances de fin de gestion pour 2023, nous touchions à la fin de l'année.

Par ailleurs, le taux de croissance de l'année 2023 était relativement conforme aux prévisions du Gouvernement. D'un côté, vous n'auriez pas anticipé le ralentissement de l'activité ; mais de l'autre, vous aviez correctement estimé le niveau de croissance ! Vos propos me paraissent incohérents, du moins contradictoires.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Je ne sais pas si ces remarques appellent une réponse de ma part.

M. Claude Raynal, président. - Avant d'en venir à la seconde partie de l'audition, qui sera consacrée au manque d'information du Parlement et à ses prérogatives en matière de contrôle, je donne la parole aux sénateurs pour une première série de questions.

M. Thierry Cozic. - Dans votre propos liminaire, monsieur le ministre, vous avez indiqué que les recettes de l'État étaient finalement moindres que ce qui était attendu - à hauteur d'environ 7 milliards - et que, dans le même temps, les dépenses de fonctionnement des collectivités étaient dynamiques.

Dans les colonnes du magazine L'Express, le Président de la République a récemment affirmé : « Hormis une dérive des dépenses initialement prévues qui est du fait des collectivités territoriales, il n'y a pas de dérapage de la dépense de l'État. »

Monsieur le ministre, l'augmentation des dépenses des collectivités est liée à deux facteurs indépendants de leur gestion - le transfert des charges de l'État vers les collectivités et l'inflation. Les propos du Président de la République sont non seulement infondés, ils sont aussi malhonnêtes.

Les collectivités contribuent depuis des années à l'amélioration des comptes publics, contrairement à l'État, qui connaît un dérapage structurel de ses dépenses. La dette des collectivités est stable et connaît même une légère diminution depuis trente ans. Elle est passée de 9 % du PIB en 1995 à 8,9 % en 2023, tandis que la dette de l'État, qui était de 40,1 % du PIB, s'établit désormais à 89,7 %.

À la différence de l'État, les collectivités sont tenues au respect de la règle d'or qui les empêche d'emprunter pour financer leurs dépenses de fonctionnement. Avec 1 000 milliards d'euros - une hausse que vous ramenez à 350 milliards - de dette supplémentaire en six ans, le Président de la République et le Gouvernement seraient bien avisés de ne pas donner de leçons à ceux qui tiennent un budget à l'équilibre chaque année !

Dans ce contexte, notamment dans le cadre de cette mission d'information, est-il honnête de tenir les collectivités territoriales responsables du dérapage des dépenses de l'État ? Par ailleurs, pouvez-vous chiffrer l'effet des décisions du Gouvernement qui ont eu une incidence directe sur le budget des collectivités ? Je pense notamment à la revalorisation du point d'indice.

M. Stéphane Sautarel. - En évoquant l'évolution des dépenses de l'État, vous avez omis de mentionner qu'à la sortie d'une période de dépenses exceptionnelles, aucune décision n'avait réellement été prise sur la dépense structurelle - dont acte. C'est pourtant un enjeu d'importance dans la dégradation des finances publiques.

La fin de gestion pour 2023 ne révèle-t-elle pas un manque d'anticipation ? Il serait lié, selon vous, à la sortie de crise qui a marqué cette même année. Néanmoins, la période post-crise avait précisément été dopée à l'argent public - ce dont nous nous étions en partie réjouis à l'époque. Ainsi, si 2023 a été une année de vache maigre, du point de vue des recettes, c'est que seul l'argent public injecté dans l'économie et la consommation, les années précédentes, avait permis de maintenir les rentrées fiscales à un certain niveau !

Vous avez donc manqué d'anticipation. En revanche, je me demande si vous n'en faites pas désormais preuve en pointant du doigt le rôle des collectivités locales dans la dérive des finances publiques, pour préparer une coupe sombre dans le budget de celles-ci. En effet, les causes des malheurs de nos finances publiques sont toujours externes au Gouvernement - qu'il s'agisse de la conjoncture mondiale ou des mauvais contribuables français ! Je me demande donc si les collectivités territoriales ne seront pas le prochain bouc émissaire...

Mme Isabelle Briquet. - J'ai pleinement conscience que couper brusquement les aides aux entreprises reviendrait à dégrader leur compétitivité et à augmenter notre déficit commercial. Néanmoins, la Cour des comptes pointe très régulièrement de grosses lacunes dans l'évaluation de nos politiques publiques, notamment concernant les aides aux entreprises, qui sont chiffrées entre 120 milliards et 170 milliards d'euros.

Je m'interroge notamment sur les exonérations de charges sociales, d'autant plus que pour les salaires supérieurs à 1,6 fois le Smic, elles ne produisent plus d'effet, ni sur l'emploi ni sur la compétitivité. Malgré la communication gouvernementale sur l'évaluation de nos politiques publiques, en sept ans, le suivi de certaines dépenses se révèle souvent bien trop partiel, voire superficiel.

À l'heure où les comptes publics se dégradent, ne faudrait-il pas conditionner davantage certaines aides aux entreprises ?

M. Grégory Blanc. - Les écarts entre les prévisions et l'exécution ont conduit nombre de commentateurs à s'interroger sur la sincérité budgétaire. Nous y reviendrons dans la seconde partie de l'audition. Dans la lignée des questions de MM. Cozic et Sautarel, se pose la question de savoir s'il y a trop, ou pas assez d'anticipation.

J'ai été très surpris d'entendre Éric Lombard, directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, interrogé lors de son audition sur le mur d'investissement de la transition écologique, répondre que les calculettes aboutissaient à la conclusion suivante : les collectivités peuvent financer le choc de la transition écologique grâce à l'emprunt. Ces propos avaient déjà été tenus, notamment par le Gouvernement.

Quels sont les modèles de calcul de la Caisse des dépôts et consignations ? Je suppose que vous les connaissez.

Grâce à un report de crédits de 2023, 7 milliards d'euros avaient été accordés aux aides à la rénovation énergétique en 2024. En février 2024, des coupes ont été annoncées dans le budget de MaPrimeRénov' ou encore du fonds vert. Comment comptez-vous demander aux collectivités de financer la transition écologique à budget constant ?

Mme Ghislaine Senée. - Les propos du Président de la République ont en effet fortement agacé les collectivités territoriales.

Certes, il y a toujours eu des écarts entre les prévisions et l'exécution dans le passé. Cela étant, cette fois, la surprise a été particulièrement déplaisante. Nous sommes l'un des plus mauvais élèves au regard du pacte de stabilité et de croissance et des engagements en matière de réduction du déficit public.

Quand aurons-nous une explication précise sur le dernier acompte sur l'impôt des sociétés, qui aurait généré 4,2 milliards d'euros de recettes de moins que prévu ? On a bien compris qu'il s'agissait en fait d'une prévision de prévision, mais on aimerait une explication. Ce sont surtout les grandes entreprises qui contribuent à cet impôt : en dehors du ralentissement de l'économie mondiale, cet écart serait-il lié au rôle joué par les sociétés financières ou les cabinets de conseil, ou encore à l'impact des outils de défiscalisation ?

Les recettes sont difficiles à prévoir. Cependant, vous faites le pari de maintenir un niveau de recettes aussi bas que possible et de réduire les dépenses de l'État au maximum. Pensez-vous réellement que nous parviendrons à ramener le déficit public à 4,1 % du PIB en 2025 ? Quelles sont vos garanties ?

M. Marc Laménie. - D'un côté, nous avons dépensé 7 milliards d'euros de moins que prévu. De l'autre, l'État a touché 21 milliards de recettes de moins qu'attendu. Or la première source de ces recettes, la TVA, est désormais aussi affectée au budget des collectivités territoriales. La suppression de la taxe d'habitation a posé de réels problèmes, puisque l'État reste le premier financeur des collectivités. La fin de la redevance audiovisuelle a également provoqué une baisse de recettes pour ces dernières, à hauteur de 3 milliards d'euros. Sa suppression était-elle un bon choix ?

Par ailleurs, tous vos services, sur nos territoires respectifs, font de leur mieux pour aider l'ensemble des contribuables. Néanmoins, qu'en est-il de la lutte contre la fraude ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Monsieur le ministre, lorsque le rapporteur général vous a demandé si vous aviez retenu les prévisions faites par vos services dans l'élaboration du projet de loi de finances pour 2024, vous avez répondu qu'elles avaient été intégrées à votre travail. Ont-elles bel et bien été retenues ou seulement prises en compte ? La différence est notable.

La situation mensuelle du budget de l'État en 2023 m'a étonnée. En effet, à partir du mois de juin, on constate que les recettes fiscales mensuelles en cumulé sont toujours significativement inférieures à celles de 2022. L'écart est de - 6 milliards d'euros en juin, - 8,7 milliards en juillet, - 7,5 milliards en août, 6,8 milliards en septembre, - 6,2 milliards en octobre, - 2,3 milliards en novembre et - 7,4 milliards en décembre.

Le constat est particulièrement frappant pour deux impôts en particulier. En 2023, les recettes de l'impôt sur les sociétés sont inférieures à celles de 2022 de 4,6 milliards d'euros en juin, de 4,5 milliards en juillet, de 4,6 milliards en août, de 5 milliards en septembre. La tendance est la même pour la TVA, avec 4,9 milliards de moins en juillet, 4,8 milliards en août, 5,8 milliards en septembre et 8,2 milliards en octobre, pour finir avec une différence de 5,6 milliards d'euros. Ces écarts importants, pendant plusieurs mois d'affilée, vous ont-ils alerté ?

M. Jean-Marie Mizzon. - Ma question concerne un décalage préoccupant entre recettes annoncées et encaissées, concernant une taxe que je contribue personnellement à alimenter - la fiscalité appliquée au tabac.

L'étude d'impact jointe au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 prévoyait une hausse de 375 millions d'euros, qui a été ramenée à 214 millions d'euros dans le rapport de la commission des comptes de la sécurité sociale. Dans ce rapport pour 2023, la douane montre à l'inverse non pas une hausse, mais une baisse de 200 millions d'euros, soit une différence de plus de 500 millions d'euros avec les engagements pris devant le législateur. Cet écart pose non seulement un problème de lisibilité budgétaire, mais aussi de santé publique, le produit de cette fiscalité étant intégralement versé à l'assurance maladie.

Comment expliquer une telle différence ? Dans quelle mesure faut-il y voir l'impact du commerce parallèle de tabac ? Comment abordez-vous, à l'aune de ces éléments, une éventuelle hausse du prix du tabac ?

Par ailleurs, comment l'État peut-il avoir confiance dans ses politiques de santé publique en matière de réduction du nombre de fumeurs tout en misant sur une augmentation des recettes liées au tabac ?

M. Michel Canévet. - Vincent Delahaye, qui a dû s'absenter, s'interrogeait sur la pertinence d'une modification législative visant à inciter les chefs d'entreprise à prévoir le versement de l'impôt sur les sociétés de façon un peu plus étalée sur l'année, afin d'éviter cette incidence sur le cinquième acompte.

M. Christian Bilhac. - Les prévisions ne sont jamais exactes : tout le monde le sait autour de cette table ! C'est un peu comme la météo : la réalité est rarement conforme aux estimations.

Néanmoins, quand les prévisions des élus locaux se révèlent un peu moins optimistes qu'au moment de l'élaboration du budget, ceux-ci s'adaptent. Ils font des économies de manière à présenter des comptes à l'équilibre comme l'impose la loi à la fin de l'exercice.

Je ne comprends donc pas pourquoi l'État n'est pas capable de faire de même. Comment ne pas réagir plus tôt, dès lors que l'on constate que les comptes se dégradent ?

Par ailleurs, j'avais retenu que la dette s'élevait à 1 000 milliards d'euros. Mais vous nous avez expliqué la recette : prenez 1 000 milliards d'euros de dette, mettez-les dans une cocotte, ajoutez un peu de PIB, faites cuire à feu doux, laissez réduire... et il ne reste que 350 milliards ! Les établissements bancaires qui nous ont prêté ces 1 000 milliards d'euros apprécient-ils votre plat cuisiné ou préfèrent-ils revenir à l'ingrédient d'origine ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Monsieur Cozic, je ne pense pas qu'il y ait de malentendu sur l'évolution des dépenses des collectivités territoriales. Dans la loi de programmation sur les finances publiques, le Gouvernement prévoyait pour 2023 une évolution des dépenses de fonctionnement des collectivités égale à l'inflation, soit à hauteur de 4,9 %. Or ces dépenses ont crû plus vite que l'inflation, puisque leur progression s'est élevée à 5,9 %. Alors que l'État a dépensé 7 milliards d'euros de moins que prévu, les collectivités ont dépensé plus.

Pour l'année 2024, nous attendons des collectivités, non pas qu'elles réduisent leurs dépenses de fonctionnement, mais qu'elles veillent à ce que celles-ci évoluent un peu moins vite que l'inflation - pour s'établir à un taux inférieur de 0,5 % à celui de l'inflation. C'est l'hypothèse que nous avons retenue.

Nous avons mis en place de nombreux dispositifs pour accompagner les collectivités dans les crises successives que nous avons traversées. Je pense à la création du fonds vert, du fonds de secours des départements, de l'amortisseur électricité, ou encore à l'augmentation de la dotation globale de fonctionnement (DGF), à deux reprises, à l'élargissement du fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée (FCTVA), de la dotation relative aux titres sécurisés et de la dotation particulière relative aux conditions d'exercice des mandats locaux (DPEL).

Monsieur Sautarel, votre question me permettra de répondre à celle de Mme Carrère-Gée, nous nous appuyons toujours sur les travaux de nos services, qui nous soumettent des propositions d'évolution, par exemple des recettes ou des dotations. Que les choses soient claires : ce n'est pas dans un bureau, au détour d'un échange avec Bruno Le Maire, un soir, que nous estimons les recettes de TVA et de l'impôt sur le revenu ! Des modèles sophistiqués, issus des travaux des directions, construisent les prévisions dont nous discutons ensuite. Si l'évolution des dépenses de l'État - le choix d'investir une politique publique ou un programme - est bien sûr un acte politique discrétionnaire, les évolutions sous-jacentes à la croissance, à la TVA ou aux cotisations sont des données fournies par nos services.

Concernant les coupes sombres dans le budget des collectivités, je pense vous avoir répondu. Nous n'avons pas repris les contrats de Cahors. Nous attendons des collectivités qu'elles modèrent la croissance de leurs dépenses de fonctionnement. Je trouve que c'est un bon accord, qui doit néanmoins se matérialiser pour que nous en constations les résultats à la fin de l'année.

Madame la sénatrice Briquet, vous dites que la Cour des comptes pointe des lacunes dans l'évaluation des aides aux entreprises. Une revue de dépenses sur les aides aux entreprises a été lancée il y a quelques mois. C'est un sujet auquel nous prêtons attention. Par ailleurs, à l'occasion de la conférence sociale d'octobre 2023, les économistes Antoine Bozio et Étienne Wasmer ont été chargés par Élisabeth Borne, alors Première ministre, d'étudier l'impact des allègements des cotisations sociales et leur éventuelle révision afin de faciliter la mobilité salariale professionnelle et d'encourager les hausses de salaire actuellement freinées par le calcul des cotisations sociales. En effet, augmenter un salarié de 100 euros représente un coût de 400 euros pour son employeur.

Monsieur le sénateur Blanc, je ne sais pas quelles sont les modalités de calcul de la Caisse des dépôts et consignations qui ont été partagées avec vous par son directeur général, n'ayant pas assisté à son audition. Je suppose qu'il entendait par là que la situation financière des collectivités territoriales, dans leur immense majorité, est plutôt bonne. Plusieurs d'entre vous l'ont signalé : leur niveau d'endettement a baissé et elles ont des capacités d'investissement.

Les collectivités territoriales jouent un rôle majeur dans la transition écologique au regard de leurs compétences en matière de gestion des déchets, de l'eau, des transports ou encore des bâtiments publics. Aussi, nombre d'investissements relèvent de leur responsabilité. Nous encourageons les communes à s'y engager, au travers notamment du fonds vert, doté à sa création d'un budget de 2 milliards d'euros qui a été pérennisé en 2024, même si nous avions pour ambition de le faire passer à 2,5 milliards.

Malgré le décret d'annulation, le budget de MaPrimeRénov' est toujours en hausse. Les crédits disponibles à l'Agence nationale de l'habitat (Anah) augmentent de 800 millions d'euros.

Madame Senée, nous recevrons les liasses fiscales des grandes entreprises, qui sont soumises au cinquième acompte, au début du mois de juillet. Leur analyse nous permettra de comprendre l'évolution de ce cinquième acompte.

Nous avons bien pour objectif d'atteindre un déficit de 5,1 % du PIB en 2024 et de 4,1 % en 2025. Cela représente en effet un effort important.

Monsieur le sénateur Laménie, la suppression de la taxe d'habitation a été compensée à l'euro près. Concernant la redevance audiovisuelle, les collectivités n'en étaient pas destinataires.

Concernant la lutte contre la fraude, mon prédécesseur, Gabriel Attal, a établi en mai 2023 un plan extrêmement ambitieux en matière fiscale, sociale et douanière. D'ailleurs, une vingtaine de dispositions législatives figurent dans les lois de finances et de financement de la sécurité sociale pour 2024. Nous avons augmenté les contrôles fiscaux, avec un doublement, depuis 2019, du nombre de redressements des personnes les plus fortunées. Après un an de mise en oeuvre, ce plan produit des résultats, dont nous pourrons vous présenter le bilan.

Madame la sénatrice Carrère-Gée, nous intégrons 100 % des données que les services nous fournissent. Par exemple, l'hypothèse de TVA qu'il faut retenir est un travail des administrations. Je le redis : nous ne retravaillons pas, à l'improviste, les hypothèses utilisées dans le cadre du projet de loi de finances.

Les moindres recettes fiscales, que vous évoquez entre 2022 et 2023, et les 7 milliards d'euros que vous évoquez en 2023 sont principalement liées au transfert supplémentaire de TVA aux collectivités territoriales et à la sécurité sociale. Ce n'est que le 7 décembre que nous avons commencé à identifier de premiers éléments ayant un impact sur le déficit de l'Etat et donc le déficit public : nous les avons alors abordés avec prudence.

Monsieur Mizzon, le prix du tabac en France est l'un des plus élevés de l'Union européenne. La loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 a arrêté une trajectoire sur la fiscalité sur le tabac. Par ailleurs, les fabricants eux-mêmes peuvent augmenter le prix. C'est précisément ce qui s'est passé. Vous avez raison d'évoquer le trafic de tabac et de souligner que la douane agit sans relâche pour lutter contre la contrebande. Lors de l'opération Colbert II, menée en mars 2024, nous avons collecté 27 tonnes de tabac contrefait, contre 9 tonnes l'an dernier : c'est trois fois plus.

Bruno Le Maire et moi avons écrit aux deux commissaires en charge pour leur rappeler notre souhait d'avancer sur l'harmonisation des prix du tabac en Europe. Ce fléau alimente en effet la grande criminalité.

Monsieur le sénateur Canévet, attendons l'exploitation des liasses que nous recevrons en juillet pour savoir s'il faut faire évoluer soit nos modèles de prévision et d'estimation des recettes, soit le dispositif de collecte. Il est encore tôt pour se prononcer, mais nous vous partagerons volontiers nos analyses.

Monsieur Bilhac, les élus s'adaptent en cas de coup dur, vous avez raison. Néanmoins, il y a toujours un écart entre les comptes administratifs et le budget : il est très rare que la différence soit à l'euro près. Elle est parfois même significative. Et en cas de difficultés, l'État accompagne les collectivités. Je pense notamment au bouclier face à l'inflation ou à l'amortisseur électricité.

Concernant la recette de réduction de la dette, je salue d'abord votre humour, M. Bilhac ! Je vous invite à lire l'analyse très détaillée qu'a publiée l'OFCE il y a quelques jours. On y lit qu'analyser la dette en euros courants n'a pas de sens. Aussi, les 1 000 milliards d'euros de dette publique supplémentaire avancés correspondent plutôt à une augmentation de 350 milliards d'euros depuis 2017.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Sur l'écologie, je vous propose d'attendre de voir les crédits qui seront réellement mobilisés en 2024. Des coupes budgétaires ont été annoncées en février. Il y a eu aussi de nouvelles annonces. Je pense qu'il y aura sûrement un projet de loi de finances rectificative, car tenir vos prévisions relève quasiment d'une mission impossible.

Concernant les différences de lecture, la note du 7 décembre 2023 du Trésor et de la direction du budget envisageait un déficit public à 5,2 % du PIB pour 2023 au lieu du taux de 4,9 % prévu dans les textes financiers en cours d'examen. Cet écart aurait dû vous alerter pour les résultats de 2023 et, du fait d'un effet base, pour le déficit public pour 2024, alors estimé à 4,4 % du PIB.

Pour que l'examen du projet de loi de finances au Parlement ait un sens, autant intégrer et prendre en compte les informations disponibles.

Dans ces conditions, pourquoi le Gouvernement n'a-t-il pas déposé un amendement crédible sur l'article d'équilibre et l'article liminaire au lieu de persister dans l'erreur ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Précisément pour les raisons que j'ai évoquées en répondant à Mme Carrère-Gée. On ne s'amuse pas à bidouiller les prévisions comme cela. C'est le fruit d'un travail sérieux réalisé par des équipes de la direction du budget et de la direction du Trésor.

C'est ce qui figure explicitement dans cette note à laquelle vous faites référence. Il y est indiqué qu'il faut attendre une nouvelle prévision pour 2024 qui sera réalisée par la direction générale du Trésor, dans le cadre du budget économique d'hiver, en février. Il est également précisé que « les aléas entourant cette prévision pour 2023 sont extrêmement importants », sans même parler de 2024.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Monsieur le ministre, on fait de la politique...

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Moi, je ne fais pas de politique, je vous réponds précisément et techniquement.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Bien sûr que si, vous faites de la politique ! Vous êtes ministre, vous êtes au gouvernement, vous êtes aux affaires.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Que cela vous plaise ou non, les services ont été très clairs : le 7 décembre, pas d'informations, trop d'aléas et pas de conséquences pour 2024. Je ne sais pas comment vous le dire. Nous n'avions pas d'autres informations à ce moment-là,...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Bien sûr que si !

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - ... hormis le fait qu'il y a un risque, mais qu'il est trop tôt pour le confirmer. Ce sera le cas en début d'année. À ce moment-là, Bruno Le Maire et moi-même changeons la prévision de croissance et prenons un décret d'annulation.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je vais vous donner un autre élément de réponse.

Vous nous avez expliqué tout à l'heure que vous aviez inventé en matière budgétaire et de décision le « quarante-huit heures chrono ». En effet, vous avez une nouvelle alerte par une note le 16 février et, le 18 février, le ministre prend les nouvelles décisions. Je doute qu'une décision d'annulation de 10 milliards d'euros puisse être prise en 48 heures. Heureusement que l'on ne prend pas une décision dans ces délais! Ce serait faire peu de cas de tout ce que vous venez de nous dire, et qui est justement l'inverse, à savoir prendre des décisions en tenant compte des éléments des services et des notes.

Ce qui est assez surprenant dans ces notes, c'est tout ce qui a trait à la communication. Pour ma part, je ne vous ai jamais parlé de communication. La communication n'interdit d'ailleurs pas l'action. Vous avez des alertes sur les données brutes - Marie-Claire Carrère-Gée notamment en a fait état - ou sur des moindres recettes.

Certes, nous n'avons pas la même lecture de ces notes, mais ce n'est pas un sujet d'opposition ou de majorité : c'est un sujet budgétaire. C'est la première fois, hors période de crise, sous la Ve République, que le solde budgétaire est aussi dégradé, avec des prévisions qui dévissent de cette manière. Quand on claironne souvent des annonces très favorables, il faut affronter ce qui est moins favorable pour corriger le tir suffisamment tôt.

C'est exactement ce qu'a fait la majorité sénatoriale lorsqu'elle a proposé au Gouvernement une trajectoire pour les cinq ans de la loi de programmation des finances publiques. Je vous invite à la relire ou à en prendre reconnaissance. À l'époque, Bruno Le Maire nous avait expliqué que c'était une folie, que c'était beaucoup trop brutal et qu'on allait lever les Français contre le Gouvernement. Vous estimiez que c'était impossible, je ne partage pas votre point de vue.

Certes, cette note recommandait de ne pas communiquer, mais proposait de prendre des mesures de redressement, en particulier sur les dépenses de fin de gestion. Confirmez-vous cela ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Je vous le redis, monsieur le rapporteur général, même si je pense que l'on n'arrivera pas à se mettre d'accord : sur la base d'une telle note, on ne s'amuse pas à modifier le PLF 2024.

La note du 7 décembre arrive après l'adoption du PLFG. On ne discute donc plus de l'année 2023. Les seules conséquences que vous voulez en tirer, c'est pour le débat sur 2024 ; or cela n'a aucune conséquence sur 2024 ! Au contraire, les services indiquent qu'ils travailleront des hypothèses pour 2024 dans les semaines ou les mois à venir.

On ne fait pas un travail à la petite semaine : il ne s'agit pas de modifier deux ou trois trucs du PLF, alors qu'il n'y a aucun élément sur 2024 et que le PLFG a été adopté.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous dites n'en avoir pas tenu compte, mais, dans les auditions comme dans la note, on vous demande de mieux piloter certaines dépenses. D'ailleurs, vous agissez tout de suite, notamment sur le budget de la mission « Défense ». J'ai lu les notes. Pour ma part, je m'en tiens aux faits, même si, sur leur traduction et leur mise en oeuvre, nos orientations diffèrent.

M. Claude Raynal, président. - Je fais une analyse de même nature.

Les notes donnent des informations techniques et précisent qu'il faut regarder leur évolution dans le temps et ne pas communiquer. Je trouve d'ailleurs curieux que les services proposent au ministre de ne pas communiquer sur des notes ou sur des chiffres - c'est le ministre qui décide.

La question, c'est bien l'action. Nous vivons un moment très particulier. Le PLF est un exercice de plus en plus compliqué, puisque l'Assemblée nationale ne l'examine pas vraiment et que le Sénat, qui, lui, l'examine, est peu écouté. Au final, cet exercice est totalement sous contrôle de l'exécutif. Cela ne me choque pas, c'est ainsi. En revanche, entretemps, des alertes sont lancées, mais ne sont pas prises en compte et il n'y a aucune information du Parlement.

Il n'est pas satisfaisant que l'on étudie un budget reposant sur un certain nombre de prévisions, alors qu'il y a des alertes négatives à peu près à tous les étages. Évidemment, à la fin, c'est au ministre d'en tirer les conséquences qu'il souhaite, et non aux services de lui dire ce qu'il doit faire.

Quand on reprend les événements, aurait-il été pire de modifier l'article d'équilibre en considérant qu'il fallait prendre en compte cette situation, peut-être sur une valeur moyenne à définir, et d'introduire cette notion dès le PLF 2024 de sorte que cette situation soit connue, au lieu de le faire faire un mois et demi après le vote - ou l'absence de vote d'ailleurs, dans le cadre de la procédure définie par l'article 49 alinéa 3 de la Constitution ? Voilà la question qui se pose à vous : fallait-il en parler avant ou après ? C'est un peu comme le capitaine Haddock qui se demande si sa barbe doit être sur la couverture ou en dessous. Pour notre part, nous considérons qu'il aurait fallu modifier l'article d'équilibre, puisque c'est le socle de toute l'année 2024. Vous nous dites que, non, vous n'aviez pas à le faire ; nous pensons au contraire que oui, au moins pour partie.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le 17 décembre 2018, un amendement à l'article liminaire tendait à actualiser les prévisions de déficit nominal et structurel pour l'année 2018 au vu des nouvelles données disponibles. En particulier, les prévisions de recettes fiscales y étaient ajustées à la baisse pour la TVA et les remboursements et dégrèvements de l'IS. L'exécutif avait alors recouru à cette solution pour modifier sa position et la rendre plus conforme à la réalité, par une meilleure réactivité.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - L'exemple que vous prenez n'a rien à voir avec la situation actuelle, puisqu'il reflète la crise des gilets jaunes.

Je suis en désaccord avec vous, monsieur le président, car la note que vous évoquez porte actualisation de la prévision du déficit public pour 2023. Elle est datée du 7 décembre 2023. D'un point de vue budgétaire, l'année est terminée, puisque le PLFG a déjà été adopté - ce qui est un vrai changement puisqu'il est examiné plus tôt que les anciens projets de loi de finance rectificative de fin d'année des années précédentes. Or cette note porte sur 2023. Elle indique que les estimations sont fragiles et que des incertitudes fortes persistent, car des remontées comptables manquent encore. Les services nous disent alors qu'ils pourront actualiser les prévisions pour 2024 en février. Nous n'allions pas modifier un article d'équilibre sans avoir levé les aléas. D'ailleurs, monsieur le président, cette note indique que le déficit pourrait atteindre 5,2 %. Mais le chiffre réel sera encore différent ! C'est bien la preuve que les informations qui figurent dans cette note ne sont pas suffisamment solides pour être définitivement intégrées.

Pour l'année 2023, elle arrive trop tard, le débat est terminé. Pour l'année 2024, il n'y a rien dans cette note qui nous permet d'actualiser nos prévisions. On ne peut pas improviser des actualisations alors que les modèles de prévision nécessitent un travail qui mobilise l'ensemble des directions. Nous avons souhaité disposer d'abord d'une remise à plat précise de l'ensemble des estimations et d'une meilleure évaluation de l'élasticité par l'IGF.

Modifier l'article d'équilibre du PLF 2024 sur cette base-là me semble donc impossible. Il n'y a rien sur l'année 2024 dans cette note !

Pour vous répondre, monsieur le rapporteur général, chaque année, nous procédons à des gels, à des reports... La directrice du budget nous recommande de piloter les crédits 2023, et c'est ce qu'on a fait. Ce sont des actes réglementaires classiques, qui n'ont rien à voir, monsieur le président, encore une fois, avec l'année 2024. D'ailleurs, cette note sera vite caduque, parce que ses estimations sont fausses.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Elles sont partiellement exactes. Tout y est négatif : cela donne une tendance...

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Elles sont loin de la réalité, puisque nous finirons à 5,5 %.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Elles en sont un peu éloignées. En 2018, ce n'était pas le même contexte, mais la facture fut moins douloureuse : la crise des gilets jaunes a coûté autour de 12 milliards d'euros, je crois. Nous étions intervenus après l'adoption de la loi de finances rectificative. Vous n'êtes peut-être pas d'accord, mais c'est un fait.

Le 20 février 2024 - ce n'est pas entre le 16 et le 18 février, les 48 heures magiques lors desquelles le Gouvernement a réagi -, sur France Inter, vous avez dit, s'agissant du déficit public pour 2024 : « Nous maintenons notre objectif de 4,4 % ». Pourtant, à cette date, vous avez entre les mains une note du Trésor, que vous avez citée tout à l'heure, datée du 16 février et annonçant, pour 2024, un déficit de 5,7 % du PIB. Entre 4,4 % et 5,7 %, il y a plus que l'épaisseur du trait ! Cela représente quelque 35 milliards d'euros... Pourquoi avoir choisi à ce moment-là, monsieur le ministre, de ne pas faire état du chiffre de 5,7 % ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - D'abord, je préfère donner la primeur des informations à la représentation nationale.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Quelle pirouette ! Vous avez fait l'inverse !

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Il faudrait savoir, monsieur le rapporteur général ! Vous m'auriez probablement reproché de faire l'inverse. J'en suis certain, car nous commençons à nous connaître.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Non, non, on a une honnêteté intellectuelle !

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - J'ajoute que, comme vous le savez, ce n'est pas le Gouvernement qui communique sur le déficit public, c'est l'Insee. Le 6 mars, j'étais devant vous avec Bruno Le Maire et nous avons clairement dit que le déficit public serait nettement plus élevé que prévu.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous me parlez de 2023, quand je parle de 2024.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Ce n'est pas Bercy qui calcule et publie le montant du déficit public, j'y insiste : c'est l'Insee.

M. Claude Raynal, président. - Il n'y a pas de doute ! C'est l'Insee qui fournit le chiffre du déficit, nous ne le contestons pas. Mais vous savez où vous allez vous situer.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Non.

M. Claude Raynal, président. - Vous ne savez pas si l'Insee vous dira 5,5% ou un autre chiffre, certes. Le Trésor vous annonce 5,7 % pour 2024. Nous ne vous demandons pas de reprendre ce chiffre de 5,7 %, mais abandonnez au moins celui de 4,4 %, voilà tout.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - C'est ce que nous avons fait le 6 mars, devant vous.

M. Claude Raynal, président. - Au moment où vous avez été interrogé, vous auriez pu dire que le chiffre serait un peu supérieur...

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Au moment où vous nous interrogiez ici...

M. Claude Raynal, président. - Et sur France Inter ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - France Inter n'est pas la commission des finances de l'Assemblée nationale ni celle du Sénat ! Mais devant vous, nous disons que le déficit public sera plus élevé.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous vous êtes trompé depuis le début, je vais reformuler ma question. Vous nous avez affirmé maintenir votre objectif à 4,4% de déficit pour 2024. Ne vous énervez pas sur 2023, prenez les bonnes fiches !

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - C'est toujours un plaisir de débattre avec le rapporteur général.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous nous répondez comme si nous étions incompétents...

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Je vais prendre le temps nécessaire pour vous expliquer.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je m'en tiens aux chiffres...

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Le changement de méthode de l'Insee a eu un impact sur 4 milliards d'euros... C'est l'Insee qui définit sa méthode et qui nous donne ensuite son chiffre du déficit public. Dans ce cas, l'institut a changé de méthode.

M. Claude Raynal, président. - Nous sommes tous d'accord sur ce point.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - J'ai l'impression de devoir le redire. J'explique pourquoi l'Insee, qui publie le déficit public, a changé sa méthode, notamment dans son traitement de l'Établissement de retraite additionnelle de la fonction publique (Erafp), ce qui a aggravé le chiffre du déficit public que l'institut a ensuite annoncé.

M. Claude Raynal, président. - Actuellement, votre cible est de 5,1 %, mais le Parlement n'a aucune capacité à juger de la faisabilité de ce chiffre. Je ne redirai pas, pour la énième fois, ce que vous savez en tant qu'ancien parlementaire : un PLFR aurait permis, au-delà des difficultés à présenter un tel texte, de voir quels étaient les critères pour arriver à cette cible de 5,1%. Nous n'avons pas d'informations sur la manière dont ce chiffre est atteint, avec quelles perspectives, dans quel contexte, etc.

Vous partagez avec nous, je le crois, une difficulté : comment pouvons-nous, nous, le Parlement, avoir le sentiment de voter sur des chiffres de solde crédibles ? Vous dites que de tels écarts se produisent régulièrement, mais c'est extrêmement rare à un tel niveau de différence ! Comment faire mieux à l'avenir ? Au-delà de la mission de l'IGF, dont vous nous communiquerez les résultats, quelles sont les voies pour y parvenir ?

Nous rencontrons une difficulté permanente à analyser vos chiffres. Certes, ce souci existait déjà il y a plusieurs années, mais il est bien plus important dans la période actuelle. Votre mission, tout comme celle du ministre des finances, est bien d'avoir des finances publiques mieux gérées.

Quelles sont vos recommandations pour que nous puissions mieux croire à ce chiffre de 5,1 % et comment pourrions-nous être mieux informés sur la manière dont il est obtenu lorsqu'il n'y a pas de PLFR ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Il n'y a pas eu d'audition au Sénat lors de la présentation du programme de stabilité. Nous avons échangé avec l'Assemblée nationale sur ce programme, sur la cible de 5,1 %, et sur la manière dont nous allons atteindre cette cible. Nous aurions dû avoir un échange à ce moment-là, peut-être à votre initiative, pour vous expliquer ce chiffre et la manière de l'atteindre.

Nous vous avons transmis des informations sur les conséquences du décret d'annulation de 10 milliards d'euros. Celui-ci reste totalement conforme aux dispositions de la Lolf, initiative parlementaire, donc à l'intention du Parlement au moment du vote de la Lolf et même de sa révision : nous aurions pu aller jusqu'à 12 milliards d'euros, mais nous nous sommes arrêtés à 10 milliards.

Atteindre 5,1 % de déficit public nécessite un effort supplémentaire de 10 milliards d'euros, au-delà du décret d'annulation. L'État devra faire des efforts complémentaires d'environ 5 milliards d'euros. C'est compatible avec la réserve de précaution - qui s'élevait, au moment de l'audition sur le programme de stabilité, à 7,4 milliards d'euros. La réserve de précaution fait partie des outils classiques de bonne gestion et de pilotage de la dépense. Elle sert à faire face à des aléas. Nous mobilisons cette réserve avec l'ensemble des outils de pilotage pour bien piloter l'exécution de la dépense.

Nous n'avons jamais caché que nous demandons aux collectivités territoriales, conformément à la loi de programmation des finances publiques, entre 2 et 2,5 milliards d'euros d'efforts, pour que leurs dépenses évoluent un peu moins vite que l'inflation. Il n'y a pas besoin de PLFR sur ce sujet, non plus que pour les 5 milliards d'euros d'économies de l'État quand la réserve de précaution atteint 7,4 milliards d'euros.

Ensuite, nous prévoyons des mesures sur les recettes. Les parlementaires de la majorité à l'Assemblée ont lancé un travail sur les rentes. J'ai évoqué la taxation des énergéticiens. La Crim n'a pas rapporté les sommes attendues. Nous étions prêts à rouvrir ce sujet, entre autres. Nous attendons le résultat des travaux des parlementaires qui permettront d'enrichir, dans le débat budgétaire, des mesures pour 2024 afin d'avoir le rendement attendu et atteindre l'objectif de 5,1 % de déficit.

Les dernières publications sur la croissance indiquent que l'acquis de croissance s'élevait, en avril, encore à 0,5%, là où nous avons une hypothèse de croissance de 1 %. Nous sommes donc en ligne avec les hypothèses sous-jacentes à la cible de 5,1 %.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - La note du Trésor du 16 février 2024 sur le budget économique d'hiver mentionne des « hypothèses favorables retenues dans la loi de programmation des finances publiques », chiffrées à 0,8 % du PIB en 2025, soit plus de 20 milliards d'euros. Elle précise que « l'administration ne retient pas ces hypothèses favorables dans ses propres prévisions ». Elle indique qu'il s'agit « d'économies non documentées, d'une évolution favorable du solde des collectivités territoriales et des recettes non fiscales ». Pouvez-vous préciser quelles sont ces hypothèses favorables ? Est-ce de bonne gestion qu'il existe un tel différentiel entre les prévisions techniques de votre administration et ce que vous retenez dans vos projets de loi de programmation et dans votre communication ? Cette note dit l'inverse de vos propos. Vous vous détachez ainsi de votre position qui était de suivre quasi religieusement les orientations proposées par votre administration.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - Il n'y a rien de nouveau dans cette fabrication de notre trajectoire budgétaire. Lorsque les services indiquent ne pas intégrer des hypothèses favorables, c'est qu'il reste à documenter un certain nombre de mesures avant de les intégrer dans le tendanciel, c'est-à-dire à politiques publiques constantes. Nous avons toujours rendu publiques ces mesures. Rappelez-vous, pour 2025, nous avions évoqué les chiffres de 12 milliards d'euros d'économies - 6 milliards pour l'État, 6 milliards pour la sécurité sociale... Ces 12 milliards d'euros restent à documenter par les revues de dépenses. Nous avons toujours été transparents, devant vous comme à l'Assemblée nationale. Compte tenu de la révision de la croissance à la baisse et des mauvaises nouvelles de 2023, j'ai annoncé que le montant des économies à documenter serait probablement plus proche de 20 milliards d'euros que de 12 milliards. C'était le 6 mars.

C'est comme lorsque nous réalisons des hypothèses d'évolution des dépenses des collectivités territoriales : nous n'avons pas beaucoup de leviers puisqu'il n'y a plus les contrats de Cahors. Voilà des hypothèses favorables... C'est un procédé classique.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il n'y avait rien sur les revues de dépenses.

M. Thomas Cazenave, ministre - C'est marqué dans la note !

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous avons une connaissance imparfaite des revues de dépenses, nous vous en avons demandées les résultats. Il faudra bien informer le Parlement.

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - C'est bien ce qui est mentionné dans la note : « 12 milliards d'euros d'économies restant à documenter, notamment par les revues de dépenses. » C'est bien le mécanisme que nous avons annoncé, en toute transparence. Nous avons toujours été clairs sur ce sujet.

M. Michel Canévet. - Les parlementaires ont besoin d'informations ; or nous disposons des informations sur la situation financière de 2024 qui datent du 31 mars. Nous sommes fin mai... Serait-il possible d'obtenir des chiffres plus récents ? Fin mars, nous avions une baisse de 1,3 milliard d'euros de TVA par rapport au premier trimestre 2023, une réduction de 0,4 milliard d'euros de taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), et en revanche, les dépenses de personnel augmentaient de 3 milliards d'euros et celles de fonctionnement de 1,5 milliard d'euros. Il y a déjà un décalage extrêmement significatif des recettes, mais aussi un accroissement des dépenses par rapport au premier trimestre 2023. Que dites-vous de cette situation ? Est-ce un problème ?

M. Thomas Cazenave, ministre délégué. - À la fin du premier trimestre, nous considérons que nos recettes sont en ligne avec les hypothèses retenues dans le nouveau programme de stabilité.

M. Claude Raynal, président. - Vous comprenez nos préoccupations, notamment sur la manière dont la prévision sera effectuée l'année prochaine. Nous suivrons attentivement les évolutions que vous déciderez à la suite de la mission d'inspection et les décisions prises pour améliorer la compréhension des choses.

Auparavant, les recettes s'écartaient très peu des prévisions affichées. Désormais, nous serons très attentifs au moment du PLF pour savoir sur quelles bases ces recettes sont calculées et comment elles évoluent dans le temps. Nous partageons avec vous ce souci supplémentaire, car l'objectif, in fine, est bien d'améliorer les finances publiques de notre pays.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 50.

Mercredi 29 mai 2024

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à mieux indemniser les dégâts sur les biens immobiliers causés par le retrait-gonflement de l'argile - Examen des amendements de séance

M. Claude Raynal, président. - Nous venons, avec le rapporteur général, de recevoir une délégation du Bundestag, ce qui explique notre léger retard. Les rencontres avec nos amis parlementaires allemands sont une nécessité et il nous semblerait utile d'organiser un séminaire de travail pour prolonger nos échanges, qui pourrait être conjoint avec l'Assemblée nationale si nos collègues députés le souhaitaient ; cela nous donnerait un temps de dialogue plus long afin d'aborder les sujets importants qui nous préoccupent.

Nous en venons à l'examen des amendements de séance sur la proposition de loi visant à mieux indemniser les dégâts sur les biens immobiliers causés par le retrait-gonflement de l'argile.

EXAMEN DES AMENDEMENTS DE SÉANCE

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je commencerai par indiquer que seuls quatre amendements ont été déposés en vue de la discussion en séance. Je demanderai le retrait de tous ces amendements, en apportant néanmoins quelques nuances.

L'idée de l'amendement n°  6 de Mme Varaillas n'est pas mauvaise et pourrait compléter de façon utile la proposition de loi du Sénat visant à assurer l'équilibre du régime d'indemnisation des catastrophes naturelles. En effet, la question de la pertinence des données météorologiques a été soulignée et est de nouveau mise en exergue. Nous pourrions conserver la proposition d'utiliser une source conjointe au critère météorologique.

L'amendement n°  7 vise à prolonger la durée de recours contre la décision de refus de la reconnaissance de l'état de catastrophe naturelle. Aujourd'hui, la durée classique de recours prévue en droit administratif s'applique.

Les amendements nos  1 et 2 de Mme Lermytte sont relatifs aux études de sol. Je suis d'accord sur ce point avec l'auteur des amendements : les études réalisées en matière de fondations au stade de la construction des bâtiments sont insuffisantes. Il faut les renforcer, ce que détaille bien le rapport de contrôle budgétaire que je viens de vous présenter. Ces dispositions ont vocation à figurer dans la proposition de loi du Sénat et relèveront de la compétence de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, dont le rapporteur s'est déjà saisi du sujet.

Si l'article 2 était mis en oeuvre, la procédure d'expertise et d'indemnisation serait considérablement rallongée. Je ne suis pas convaincue par la pertinence de l'amendement n° 2.

Article 1er

La commission demande le retrait des amendements nos  1 et 6 et, à défaut, y sera défavorable.

Après l'article 1er

La commission demande le retrait de l'amendement n°  7 et, à défaut, y sera défavorable.

Article 2

La commission demande le retrait de l'amendement n°  2 et, à défaut, y sera défavorable.

EXAMEN DES AMENDEMENTS DE SÉANCE

La commission a donné les avis suivants sur les amendements dont elle est saisie, qui sont retracés dans le tableau ci-après :

TABLEAU DES AVIS

Article 1er

Auteur

Avis de la commission

Mme LERMYTTE

1

Demande de retrait

Mme VARAILLAS

6

Demande de retrait

Article additionnel après Article 1er

Auteur

Avis de la commission

Mme VARAILLAS

7

Demande de retrait

Article 2

Auteur

Avis de la commission

Mme LERMYTTE

2

Demande de retrait

Contrôle budgétaire - Financement public de la filière forêt-bois

M. Claude Raynal, président. - Nous entendons la communication de nos collègues Christian Klinger et Victorin Lurel, rapporteurs spéciaux de la mission « Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales », sur le financement public de la filière forêt-bois.

M. Victorin Lurel, rapporteur spécial. - Le rapport que les Français entretiennent à leur forêt est empreint de passion ; nous le savions et les auditions que nous avons conduites l'ont confirmé. Ce rapport passionné explique sans doute pourquoi nos interlocuteurs, quelles que soient leurs fonctions, ont souvent tenu des propos alarmistes sur le devenir de la forêt française. Nous avons notamment entendu ces phrases : « la forêt jurassienne est condamnée », « les feux de forêt de 2022 ne sont qu'un avant-goût de la suite », « de plus en plus de forêts sont émettrices de carbone », « les élus locaux risquent gros sur le plan pénal s'ils n'entretiennent pas leurs forêts » et « les obligations liées aux plans de gestion forestière ne sont absolument pas respectées ».

Ces remarques pourraient paraître exagérées. Après tout, la France est un pays forestier et nos atouts en la matière sont considérables. La France est l'un des rares pays au monde à connaître tous les types de climat forestier : forêt tempérée, tropicale, subtropicale mais aussi boréale. On estime aussi qu'un hectare de forêt guyanaise compte davantage d'essences d'arbres que l'ensemble du continent européen.

Cette situation est le résultat d'une politique initiée depuis Colbert, qui a été à l'origine du régime forestier tel que nous le connaissons, même si toutes ses initiatives n'ont pas été aussi heureuses

Il nous faut préserver ce patrimoine exceptionnel et le défi est de taille puisque nous comptons 26,9 millions d'hectares de forêt, dont 17,6 millions d'hectares sont dans l'Hexagone et 8,3 millions d'hectares dans les outre-mer. Les forêts couvrent un tiers de la surface de la France.

Ce défi sera difficile à relever. D'abord, il nous faut améliorer notre connaissance de la forêt française. Nous avons la chance de pouvoir compter sur l'Observatoire des forêts françaises, placé sous l'égide de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN). Depuis soixante-cinq ans, l'IGN tient un inventaire précis des forêts mais uniquement dans l'Hexagone. L'inventaire forestier des outre-mer n'a pas encore débuté, malgré le vote d'un crédit de 15 millions d'euros dans le cadre de la loi de finances pour 2024. Notre première proposition vise à établir un traitement juste de tout le territoire national. Il s'agit de prévoir, au premier semestre 2025, un bilan d'étape de l'inventaire forestier ultramarin et d'élargir l'ensemble des missions de l'IGN aux outre-mer.

Le deuxième défi tient au fait que, depuis vingt ans, les aléas que subissent les forêts se multiplient : tempêtes, réchauffement climatique, nuisibles, inondations ou destructions liées à la densification giboyeuse. Par ailleurs, les acteurs économiques concernés sont insuffisamment structurés. De plus, nous regrettons la tentation parfois observée de « mettre la forêt sous cloche » et certains individus - des militants - refusent l'idée même d'un entretien de la forêt, qui suppose de couper des arbres et d'en replanter. Il faut être plus sévère pour réprimer les opérations sauvages visant à empêcher l'action des propriétaires exploitants.

Ce volet répressif doit s'accompagner d'un volet préventif, qui suppose d'éduquer les jeunes générations en les sensibilisant à la cause forestière. Notre troisième proposition vise donc à développer les classes de découverte forestière, qui pourraient bénéficier, pour partie, d'un financement public à destination des familles les moins aisées.

La forêt française compte bien d'autres handicaps. Certes, elle ne cesse de s'étendre, surtout parce que des terres agricoles disparaissent, remplacées de façon naturelle par des espaces boisés. Mais, dans l'Hexagone, les trois quarts des surfaces forestières appartiennent à des propriétaires privés. Ainsi, 3 millions de petits propriétaires privés possèdent en moyenne moins de quatre hectares. Or, dans les faits, un lien existe entre la superficie des parcelles et l'utilisation de documents de gestion. La tenue d'un plan simple de gestion n'est obligatoire qu'à partir de 20 hectares. Les contraintes de gestion ne peuvent pas seulement être liées à ce type de critères et doivent avant tout dépendre de données plus pertinentes et environnementales. C'est le sens de notre quatrième proposition : lier davantage les contraintes de gestion forestière à la durabilité de la forêt et non aux seules caractéristiques des propriétés. Ces propositions supposeront de coordonner un grand nombre d'acteurs. Or, nous avons constaté un certain éparpillement des compétences.

M. Christian Klinger, rapporteur spécial. - La gestion de la forêt se trouve à la croisée d'un grand nombre de politiques publiques, qui touchent notamment aux domaines de l'environnement, de la décarbonation, de la sécurité civile, de l'exploitation économique, du tourisme, de la biodiversité, des paysages ou encore de la construction et de l'ameublement. Un grand nombre d'acteurs sont donc amenés à intervenir dans le secteur forestier et une multitude de financements publics différents en résulte. Aucun de ces acteurs n'est réellement capable de mesurer avec précision et exhaustivité le total des financements publics consacrés à la filière forêt-bois, pas même Bercy.

Nous avons donc décidé de le faire nous-même. Nous sommes partis d'une première évaluation de la Cour des comptes, datant de 2020 et en cours de mise à jour, pour intégrer certaines dépenses. À l'issue de nos travaux, nous évaluons le total des dépenses publiques annuelles consacrées à la filière forêt-bois à 1,45 milliard d'euros, qui se décomposent ainsi : 816 millions d'euros de crédits budgétaires, qui reposent sur un grand nombre de programmes, 60 millions d'euros de financements européens, 28 millions d'euros de financements interprofessionnels et 403 millions d'euros de dépenses fiscales. Concernant ces dernières dépenses, nous nous interrogeons sur la pertinence de certains dispositifs, en particulier celui de l'exonération de 75 % de la valeur des droits de mutation à titre gratuit pour les terrains en nature de bois et forêt, connu sous le nom de dispositif « Sérot-Monichon ». À ce stade, nous nous contentons de questionner mais, s'il fallait trouver des sources d'économies dans les mois à venir, cette piste pourrait être pertinente.

À ces sommes identifiées s'ajoutent des dépenses dont les montants ne sont pas certains. Pour certains postes, il faut évaluer la nature forestière de la dépense, ce qui pose problème. Il faut soit figer une quote-part au sein d'une dépense plus large, soit être plus précis dans certaines évaluations. Pour ce qui concerne les dépenses que les collectivités territoriales consacrent aux forêts, nous les évaluons à 47 millions d'euros par an mais ce montant demeure partiellement estimatif. Notre sixième proposition vise donc à déterminer, en lien avec la direction générale des finances publiques (DGFiP) et la Fédération nationale des communes forestières (FNCOFOR), des modalités d'identification plus précises de la nature forestière de certaines dépenses, pour que les collectivités territoriales puissent les évaluer.

À tous les montants cités s'ajoutent des dépenses issues de programmes divers, que nous détaillons dans le rapport et qui s'élèvent à environ 48 millions d'euros par an, ainsi que quelques dépenses liées à des parcs naturels nationaux, à la lutte contre les incendies ou au soutien à des industries du bois. Au total, environ 15 % des dépenses de la filière sont donc partiellement estimatives.

Nous avons cherché à être complets mais l'exercice est difficile. C'est pourquoi nous demandons au Gouvernement de produire un recensement exhaustif des dépenses publiques consacrées à la filière, afin de déterminer un coût annuel de la politique forestière de la France, en créant par exemple une nouvelle annexe au projet de loi de finances. Il s'agit de notre septième proposition.

Plus globalement, nous considérons que ce total de 1,45 milliard d'euros pourrait être orienté plus efficacement, pour faire de la France la puissance forestière qu'elle devrait être.

M. Victorin Lurel, rapporteur spécial. - En premier lieu, nous considérons que ces moyens doivent permettre de mieux connaitre l'impact des politiques publiques forestières. À titre d'exemple, la France doit rattraper son retard dans le recours à certains outils, dont le Lidar, une sorte de sonar ayant vocation à compléter les relevés humains, pour mettre à jour l'inventaire forestier en permanence, y compris dans les outre-mer.

De la même manière, nous avons appris qu'il existait un différentiel de 3,6 millions d'hectares entre le cadastre et les relevés opérés par l'IGN. Cette différence incroyable est due au fait que les surfaces nouvellement boisées ne sont pas déclarées. Nous demandons donc à la DGFiP de lancer à court terme une campagne de régularisation du cadastre forestier, afin de le fiabiliser, en comparant les données géographiques et cadastrales. Il s'agit de notre huitième proposition.

Par ailleurs, une trentaine d'établissements sont liés à la filière forêt-bois. Malgré l'indéniable volonté de ces acteurs de travailler en bonne intelligence, la répartition des compétences et la gouvernance sont trop complexes et gagneraient à être rationalisées.

M. Christian Klinger, rapporteur spécial. - Nous avons aussi eu l'occasion de mesurer les obstacles rencontrés par la filière bois, qui constitue un moteur important de l'économie française. En 2021, elle a généré 27,6 milliards d'euros de valeur ajoutée, soit 1,1 % du PIB. De plus, les emplois directs de la filière bois représentaient plus de 415 000 équivalents temps plein (ETP), ce qui correspond à 1,38 % de la population en emploi et à 12,4 % du total des emplois des filières à base industrielle de la France.

Malgré ces chiffres, la situation économique de la filière inquiète. En 2022, le déficit commercial du secteur s'est établi à 9,5 milliards d'euros, ce qui représentait une dégradation de 900 millions d'euros par rapport à 2021. Cette augmentation du déficit résulte principalement du déficit lié aux pâtes, papiers et cartons, ainsi qu'aux meubles et sièges en bois. Une meilleure structuration d'une partie de la filière semble indispensable et cette nécessité motive notre neuvième proposition : les activités de transformation doivent faire l'objet d'un plan national de soutien. Une meilleure structuration repose également sur l'augmentation de la taille des propriétés forestières exploitées. Ce dernier point est essentiel puisque 60 % de la production française de bois d'oeuvre et d'industrie est concentrée dans les propriétés de plus de 100 hectares, alors qu'elles ne représentent que 30 % des surfaces forestières.

Compte tenu des effets du changement climatique et des priorités de la planification écologique, certains indicateurs de performance du programme 149 « Compétitivité et durabilité de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt », de la mission budgétaire « Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales », méritent d'évoluer pour mieux correspondre aux nouvelles caractéristiques des forêts. C'est notre dixième et dernière proposition.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ce travail me rappelle celui de la commission d'enquête sur le coût économique et financier de la pollution de l'air. Il est intéressant de se concentrer sur les aspects économiques et budgétaires de ces questions. Il n'y a rien de tel pour préparer l'examen des prochains projets de lois de finances que d'entrer dans le détail des chiffres comme l'ont fait les rapporteurs spéciaux.

Quant à la cinquième recommandation, qui porte sur les dépenses fiscales, elle constitue une bonne suggestion. La disposition aura bientôt un siècle et il nous faudra étudier les raisons qui avaient motivé la création de ce dispositif, qui méritera une mise à jour et sans doute des évolutions.

M. Antoine Lefèvre. - Vous évoquez la nécessité d'une rationalisation en ce qui concerne le grand nombre d'acteurs jouant un rôle dans la filière. Que pensez-vous d'une éventuelle fusion entre l'Office national des forêts (ONF) et le Centre national de la propriété forestière (CNPF) ?

Mme Vanina Paoli-Gagin. - Concernant la dixième recommandation, prendrez-vous en considération les externalités positives, c'est-à-dire les services systémiques rendus par la forêt, dans l'appréciation de ce que vous appelez la « performance économique » ?

Vous avez souligné la nécessité de faire connaître la forêt à des fins pédagogiques. De nombreuses initiatives sont déjà menées et je mentionnerai le programme « Dans 1 000 communes la forêt fait école », développé par la FNCOFOR. Je voudrais que tous les collèges de l'Aube aient une forêt pédagogique de référence car il s'agit d'un outil extraordinaire. Pour financer ces projets, nous utilisons une disposition que nous avons votée : le mécénat au profit des communes forestières. Il faut dynamiser ce mécanisme fiscal et en faire un outil pour développer les connaissances des élèves sur les atouts de notre forêt.

Mme Isabelle Briquet. - Par rapport à votre estimation du montant total des dépenses publiques annuelles, à quel niveau se situe l'estimation de la Cour des comptes en 2020 ?

M. Grégory Blanc. - Dans mon territoire de pépiniéristes, fortement touché par les feux de forêts en 2022, nous constatons une difficulté à produire des plants d'arbres, ce que vous ne mentionnez pas. Cependant, si nous souhaitons structurer la filière de manière durable et replanter, il s'agit d'un sujet important ; quel est votre avis sur la question ?

M. Marc Laménie. - Un opérateur important est souvent évoqué : l'ONF, qui a perdu beaucoup de moyens humains au fil des années. L'Office est en charge des forêts domaniales et communales et sa perte d'effectifs est problématique. Quel regard portez-vous sur son devenir ?

Concernant la huitième recommandation, qui vise à mettre à jour le cadastre forestier, la tâche est immense tant les propriétaires et les petites parcelles sont nombreux ; comment procéder ?

M. Michel Canévet. - Vous avez évoqué le nombre important d'organismes concernés. Quelles considérations ont conduit à leur création ?

Vous avez mentionné un déficit commercial significatif et croissant, qui semble paradoxal compte tenu des atouts dont nous disposons. Comment améliorer la situation ?

Enfin, concernant l'agrandissement proposé de la taille moyenne des parcelles forestières privées, des conflits d'usage ne risquent-ils pas d'apparaître, notamment en raison des besoins en terres agricoles ?

M. Jean-Marie Mizzon. - Vous n'avez pas évoqué le vol du bois en forêt, qui a tendance à se développer et devient inquiétant. Votre rapport ne serait-il pas l'occasion de proposer des mesures pour lutter contre ce phénomène, qui représente une source de préjudice grave pour les propriétaires et les communes concernés ?

M. Olivier Paccaud. - Ma question porte sur la huitième recommandation, qui vise à lancer une campagne de régularisation du cadastre forestier. Lors de vos auditions, avez-vous eu affaire à des représentants de la DGFiP ou des directions départementales des finances publiques (DDFiP) ? Des bureaux sont-ils dédiés à la problématique de la forêt ? En matière de cartographie, la forêt est très bien documentée et depuis longtemps. Je suis étonné que des lacunes existent. La DGFiP a-t-elle oublié de faire son travail ? L'a-t-elle mal fait ?

M. Georges Patient. - Comment expliquer les particularités de la forêt de Guyane ? Elle continue d'appartenir à 95 % à l'État et les communes n'en sont pas propriétaires, contrairement à ce qui se passe dans l'Hexagone. De plus, il n'existe toujours pas d'inventaire forestier ultramarin malgré l'importance reconnue de notre forêt, qui s'étend sur plus de 8 millions d'hectares, ce qui représente une large part des 27 millions d'hectares que compte la France entière. Par conséquent, l'ONF est omnipotent en Guyane et n'hésite pas à mettre ces surfaces sous cloche, interdisant quasiment toute exploitation.

Mme Sylvie Vermeillet. - Vous avez évoqué la prévisibilité de la disparition des forêts du Jura, sujet m'inquiète. De manière plus générale, les forêts du Grand Est sont confrontées au réchauffement climatique et doivent faire face aux incendies, mais aussi à un insecte, le scolyte, qui les ravage et décime 3 millions de mètres cubes de bois par an. L'ONF semble s'organiser pour se débarrasser des arbres touchés par le scolyte, ou les traiter, mais ne se préoccupe pas du problème en amont. Où en sont la recherche et la science sur ce phénomène, qui ne doit pas être perçu comme une fatalité ?

M. Bernard Delcros. - J'aurai deux questions portant sur les aspects financiers. D'abord, vous avez rappelé le morcellement de la forêt privée, qui en complique la gestion. Des dispositifs financiers ont existé, notamment fiscaux, pour encourager les regroupements et l'agrandissement des parcelles à travers des acquisitions ; connaît-on l'efficacité de ces dispositifs ?

Concernant les dépenses fiscales, vous avez évoqué la somme de 403 millions d'euros et l'exonération de 75 % sur les droits de mutation. Il existe aussi des réductions d'impôt. Quelle lisibilité avons-nous de l'ensemble de ces dispositifs ? Leur efficacité a-t-elle été évaluée ?

M. Claude Raynal, président. - Je ferai une remarque sur la recommandation portant sur les indicateurs de performance. De nombreuses demandes ont été formulées lors de différents examens de projets de lois de finances, via des amendements, qui ont été rejetés d'un revers de main. Sur cette question, il faudrait négocier au préalable avec le Gouvernement.

M. Christian Klinger, rapporteur spécial. - Antoine Lefèvre, concernant la possible fusion entre l'ONF et le CNPF, la loi de 1963 pour l'amélioration de la production et de la structure foncière des forêts françaises, dite « loi Pisani », visait à opérer une distinction entre un opérateur public et un opérateur dédié aux propriétaires forestiers privés, pour prendre en compte des perceptions différentes d'une même nature d'occupation du sol. La fusion fait l'objet d'un débat ancien et est régulièrement présentée comme une évolution souhaitable. À moyen terme, elle génèrerait des difficultés, compte tenu des différences de statuts, de contrats d'objectifs et de natures de propriété entre forêts domaniales, communales et privées. Par conséquent, nous n'avons pas repris cette proposition.

Cependant, le rapprochement technique et scientifique des deux établissements doit être encouragé et les échanges doivent se poursuivre. Ces échanges sont facilités par une structure de coopération, le réseau mixte technologique (RMT) pour l'adaptation des forêts au changement climatique (Aforce), qui réunit un certain nombre d'opérateurs, parmi lesquels l'Office français de la biodiversité (OFB), le CNPF ou l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), qui travaillent ensemble à la pérennité de notre forêt.

Vanina Paoli-Gagin, les externalités positives ne figurent pas dans les indicateurs économiques. Nous souhaitons notamment prendre en compte le volume récolté, la part des forêts gérées durablement et les bois commercialisés.

Grégory Blanc, vous avez mentionné les difficultés rencontrées pour produire des plants. Effectivement, il en faut beaucoup et la production ne suit pas. Les crédits budgétaires ont augmenté en la matière. Nous avons pris en compte cette question dans le cadre de la restructuration de la filière bois. Par ailleurs, nous rencontrons des difficultés à trouver de la main d'oeuvre pour planter.

Michel Canévet, en ce qui concerne le déficit commercial, la forêt produit mais, souvent, le bois part à l'étranger pour revenir transformé. Différents plans ont été mis en place, qui doivent notamment permettre d'accroître nos capacités de séchage, qui devrait entraîner le développement de la filière de transformation et de commercialisation. Le déficit commercial de 9,5 milliards d'euros est largement dû aux activités de production des pâtes, papiers et cartons, qui représentent un déficit de 3,9 milliards d'euros, mais aussi aux activités liées à l'ameublement et aux sièges en bois, qui enregistrent un déficit de 3,4 milliards d'euros. En revanche, la balance commerciale s'améliore légèrement pour les produits des industries du bois et le déficit pourrait même légèrement diminuer. Il nous faut restructurer la filière et faire de la France un champion de la transformation du bois. Notre réseau s'appuie sur de trop petites structures : nous comptons 1 500 scieries en France mais aucune n'est capable de rivaliser sur le plan international.

Jean-Marie Mizzon, nous n'avons pas directement abordé la question du vol de bois en forêt. Cependant, nous avons traité celle du renforcement des sanctions contre les militants qui saccagent le matériel forestier, elle pourrait y être adjointe.

M. Victorin Lurel, rapporteur spécial. - Madame Paoli-Gagin, le mécénat aux communes et les forêts pédagogiques sont de bonnes mesures, mais elles rencontrent des problèmes de financement. L'intervention de financements privés n'est pas du tout une mauvaise idée. Il y a encore des problèmes de conception et d'efficacité des outils pour intégrer les externalités positives aux évaluations : c'est un vieux problème en économie.

Isabelle Briquet, la Cour des comptes a évalué en 2020 à 1,16 milliard d'euros les dépenses totales en faveur de la filière forêt-bois. La cour procède depuis à une réévaluation sur la base de chiffres plus récents, comme nous l'avons fait. Comme nous l'expliquons dans le rapport, nous avons une approche plus large que la Cour de la notion de « dépense forestière », d'où cette évaluation de 1,45 milliard d'euros dispersés dans toute sorte de programmes et d'opérateurs.

Monsieur Laménie, il faut évidemment améliorer les données statistiques. Il y a là un problème de conception, de coordination et d'attribution des moyens aux différents opérateurs. Nous avons tous protesté contre la réduction trop importante des effectifs de l'ONF et la situation s'améliore, la loi de finances initiale pour 2024 ayant octroyé des ETP supplémentaires.

En ce qui concerne le cadastre, un énorme travail est à faire. L'inspection générale des finances, l'inspection générale de l'environnement et du développement durable (Igedd) et le Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) ont fait des propositions chiffrées dans la campagne de régularisation cadastrale pour créer 100 postes de techniciens d'animation forestière pour un budget de 7 millions d'euros par an. Un appel à projets pour la création d'associations syndicales de gestion foncière a été lancé dans les documents-cadres de gestion de la forêt. Les propositions émises dans leur rapport de mars 2024 sont intéressantes.

Il n'est pas normal qu'avec 27 millions d'hectares de surface de forêts la filière soit déficitaire de 9,5 milliards d'euros ni que nous vendions du bois brut tout en important du bois travaillé de Chine ou d'ailleurs. Manifestement, il faut renforcer les structures intermédiaires et revoir l'organisation de la filière : il faut une grande politique forestière sur le temps long. Il y a des financements importants, mais il faut mieux coordonner les opérateurs et préciser les indicateurs de performance.

En ce qui concerne l'agrandissement des parcelles, plus de 60 % des volumes de bois livrés proviennent des parcelles de plus de 100 hectares. Il y a un seuil de rentabilité, et il faudrait, par des dispositifs fiscaux incitatifs, favoriser le regroupement des parcelles pour que celles-ci fassent plus de 4 hectares. Il faudrait également imposer des documents-cadres de gestion, notamment des plans simples de gestion (PSG). Ceux-ci sont actuellement obligatoires pour les parcelles forestières privées de plus de 20 hectares, mais faut-il également les rendre obligatoires en deçà de ce seuil ?

Monsieur Paccaud, un bureau doit peut-être se consacrer au dégel du cadastre. L'IGN doit y réfléchir : l'absence de coordination entre la DGFiP, les DDFiP et l'IGN est curieuse. Avec les nouveaux outils technologiques, notamment le Lidar, on devrait pouvoir augmenter la précision des mesures.

Georges Patient a expliqué les particularités de la Guyane, où la forêt est possédée à 95 % par l'État. Le décret qui fixe les missions initiales de l'IGN ne concerne que l'hexagone et ne prend pas en compte les outre-mer. Pourtant, sur les 27 millions d'hectares de forêts, il y en a plus de 8 millions en Guyane ; on y trouve plus de 2 000 espèces végétales, contre 200 en métropole. Cela fait des années que l'inventaire est repoussé. La nouvelle génération d Lidar est supposée être un outil révolutionnaire. Le Gouvernement doit prendre l'engagement de commencer l'inventaire au deuxième semestre 2024 pour qu'il y ait quelques résultats à la fin de 2025. Comment faire pour concilier préservation de la biodiversité et exploitation économique en Guyane ? Il faudra trancher ce sujet.

Sylvie Vermeillet a posé la question de la prévisibilité de la disparition des forêts du Grand Est. Je connais moins le sujet qu'elle, mais je suis également moins pessimiste. En ce qui concerne les scolytes, je suis incapable de répondre sur l'état de la recherche. De Gaulle disait en substance que, en France, il y a beaucoup de chercheurs, mais pas assez de trouveurs... La science va à son rythme, mais il faut peut-être davantage de recherche appliquée.

M. Christian Klinger, rapporteur spécial. - Le dégel du cadastre sous le prisme forestier est le cadet des soucis de la DGFiP. Bien souvent, les propriétaires ne font pas les démarches nécessaires en cas de changement d'affectation des terrains et de déprise agricole. Peut-être l'intelligence artificielle permettra-t-elle un jour de recouper les données du cadastre avec des images satellites, afin d'envoyer directement des courriers aux propriétaires fonciers ?

Georges Patient, le recul de la forêt est alarmant en Guyane, où 30 000 hectares ont été perdus ces dix dernières années, mais le rapport établit que ce recul concerne presque tous les outre-mer : 1 000 hectares perdus en Nouvelle-Calédonie, 2 600 hectares en Guadeloupe... La situation est préoccupante non seulement dans l'hexagone, mais également dans les outre-mer.

Sylvie Vermeillet, l'Inrae et l'OFB tentent de trouver des solutions sur le temps long pour faire face à l'invasion des scolytes, mais il n'y a pas de recette miracle. Les scolytes se trouvent aussi dans le massif vosgien. La seule solution est actuellement de couper à blanc pour éviter leur progression dans les parcelles limitrophes, avant de replanter, mais cette solution présente des limites.

Bernard Delcros, les dispositifs fiscaux, s'agissant de la lutte contre le morcellement, ne fonctionnent pas, car celui-ci s'accentue. Ils sont assez coûteux : le régime fiscal dit « Monichon » coûte effectivement 91 millions d'euros par an, mais son efficacité est sujette à caution. Peut-être faudrait-il conditionner l'exonération fiscale à un plan simple de gestion et favoriser la vente de parcelles provisoirement exonérées pour créer des associations de gestion par massif ? Il faut trouver une solution pour regrouper le petit parcellaire inexploité, qui ne profite à personne ni économiquement ni écologiquement. Ces questions excèdent un peu notre mission de contrôle budgétaire...

M. Victorin Lurel, rapporteur spécial. - Ce dispositif pèse tout de même 91 millions d'euros sur 403 millions d'euros de dépenses fiscales.

Isabelle Briquet demandait pour quelles raisons notre évaluation différait de celle de la Cour des comptes. Pour arriver à un total de 1,16 milliard d'euros, la Cour des comptes fait la moyenne totale des dépenses budgétaires entre 2015 et 2018, alors que nous avons travaillé sur la période entre 2019 et 2022. La Cour des comptes prend en considération des crédits budgétaires portés par les différents ministères concernés, ainsi que les dépenses fiscales mais en retenant un périmètre moins large que nous. Par ailleurs, elle fait face, comme nous, à une évaluation floue des dépenses forestières des collectivités territoriales. Elle prend également en compte divers fonds européens, des financements interprofessionnels ou des fonds portés par d'autres organismes publics, ainsi que, parfois, le mécénat.

Le ministère de l'agriculture a publié un document officiel, « alim'agri », qui indique qu'il y a 17 millions d'hectares de forêts en métropole en 2021, qu'environ 138 espèces d'arbres se trouvent dans la forêt métropolitaine - il y en a en réalité environ 200 d'après ce qui nous a été dit -, et que 72 % de ces forêts sont composées de feuillus et 28 % de résineux. À l'époque, l'industrie du bois produisait 37 millions de mètres cubes - nos chiffres sont actualisés ; elle comportait 395 000 emplois et la construction en bois 28 000 emplois, soit un peu plus que les 415 000 emplois que nous avons comptés. En 2020, la filière comptait 2 336 entreprises, qui produisaient 19 millions de mètres cubes de bois d'oeuvre, 10 millions de mètres cubes de bois d'industrie et 8 millions de mètres cubes de bois d'énergie. Aujourd'hui, ces chiffres ont un peu augmenté, car des emplois ont été créés.

La commission adopte les recommandations des rapporteurs spéciaux et autorise la publication de leur communication sous la forme d'un rapport d'information.

Contrôle budgétaire - Fonds national de l'emploi - Formation (FNE-Formation) - Communication

M. Claude Raynal, président. - Nous allons à présent entendre une communication de M. Emmanuel Capus, rapporteur spécial, et Mme Ghislaine Senée, rapporteure spéciale, de la mission « Travail et emploi », sur le Fonds national de l'emploi-Formation (FNE-Formation).

M. Emmanuel Capus, rapporteur spécial. - Le FNE-Formation est un dispositif ancien, aux origines modestes, qui a fait l'objet d'une métamorphose plutôt heureuse ces dernières années.

Créé en 1963, le FNE-Formation a été pensé comme un instrument permettant d'accompagner, par la formation, les reconversions professionnelles des salariés licenciés pour raisons économiques. Pour un observateur de 2024, la faible voilure de ce dispositif avant 2020 est surprenante : avec 4,2 millions d'euros en crédits de paiement (CP) en 2019, le FNE-Formation demeurait assez marginal, pour ainsi dire à l'état larvaire.

Dès avril 2020, toutefois, le FNE-Formation a été fortement mobilisé. Il l'a d'abord été pour financer des formations au bénéfice des salariés placés en activité partielle, afin de préserver voire d'étendre leurs compétences durant ces périodes d'inactivité forcée. En 2021 et en 2022, le FNE-Formation a continué d'être mobilisé, tout en étant progressivement réorienté.

Les conditions d'éligibilité des entreprises ont en effet été revues pour préparer la sortie de crise : dans le cadre du plan de relance puis du plan de réduction des tensions de recrutement, le FNE-Formation a été dirigé vers des entreprises recourant à l'activité partielle et à l'activité partielle de longue durée, ainsi qu'à des entreprises en difficulté, en mutation ou en reprise d'activité, quelle que soit leur taille.

Depuis 2023, le dispositif a ainsi été ouvert à toutes les entreprises qui souhaitent faire bénéficier leurs salariés de formations visant à préparer les grandes transitions - numérique, écologique et agricole -, ainsi qu'à la préparation de la Coupe du monde de rugby et des jeux Olympiques et Paralympiques. Le dispositif a ainsi achevé sa métamorphose.

Parallèlement, les crédits alloués au FNE-Formation ont considérablement augmenté. Après 4,2 millions d'euros en 2019, le fonds a bénéficié de l'ouverture de 223,1 millions d'euros en 2020, de 448,9 millions d'euros en 2021 et de 333 millions d'euros en 2022. En 2023, les montants alloués au dispositif ont connu une première baisse, cohérente au vu de la sortie de crise, et se sont établis à 141,9 millions d'euros. Ces moyens importants ont permis de financer plus d'un million et demi d'actions de formation entre 2020 et 2023.

Pour filer la métaphore, au sortir de sa chrysalide, le FNE-Formation a toutefois été percuté par le décret du 21 février 2024, qui, avec 1,1 milliard d'euros annulés sur la mission « Travail et emploi », a accentué cette tendance à la baisse des crédits. Alors que 273 millions d'euros en autorisations d'engagement (AE) étaient prévus en loi de finances initiale, seuls 96 millions d'euros seront effectivement alloués au FNE-Formation.

Pour ma part, je considère qu'il faut prendre acte de cette diminution. Dans le contexte actuel, qui appelle à une réduction urgente du déficit public, il ne me semble pas déraisonnable que la mission « Travail et emploi », dont les crédits ont fortement augmenté ces dernières années, participe à l'effort de réduction des dépenses.

Toutefois, je crois parler en mon nom et en celui de Ghislaine Senée en affirmant qu'au terme de ce contrôle, le FNE-Formation nous apparaît comme un dispositif utile. À nos yeux, réduire encore les crédits qui lui sont alloués reviendrait à le replacer dans l'état larvaire d'où la crise sanitaire l'avait tiré. Il serait dommage que, à peine sorti de son cocon, le FNE-Formation vive la vie d'un éphémère.

La première recommandation que nous émettons est donc de stabiliser les financements du FNE-Formation autour de leur niveau actuel.

Cette exigence de stabilité ne s'arrête toutefois pas là. Stabilisé dans son montant, le FNE-Formation gagnerait également à être stabilisé dans le temps.

Jusqu'en 2020, le FNE-Formation était administré par les services déconcentrés de l'État. Toutefois, au début de la crise sanitaire, la gestion du dispositif a été déléguée par un système de conventionnement aux opérateurs de compétences, les Opco. À ce jour, onze Opco gérés par les partenaires sociaux représentent les branches professionnelles et les entreprises d'un même secteur d'activité. Cette délégation de gestion, qui permet aux branches de déterminer paritairement leurs priorités de formation, a malheureusement aussi pour conséquence de retarder l'exécution du dispositif.

En effet, les conventions entre l'État et les Opco sont trop souvent signées tardivement dans l'année, ce qui empêche le déploiement du dispositif. Par exemple, en 2023, les conventions ont été signées au début du mois d'août. Sans surprise, ces délais empêchent les Opco de mobiliser les crédits du FNE-Formation, ce qui suscite l'incompréhension des entreprises. Les conventions ayant été signées aussi tardivement, aucune formation n'a pu être financée en temps utile avant le début de la Coupe du monde de rugby qui avait lieu en septembre, alors même qu'il s'agissait de l'une des priorités ! Cette situation paradoxale a toutes les chances de se reproduire cette année avec les jeux Olympiques et Paralympiques si le conventionnement entre l'État et les Opco intervient aussi tardivement. Surtout, ce sont les projets de formation dont les salariés des entreprises bénéficient qui pâtissent de ces effets de stop and go.

C'est pourquoi nous appelons à ce que le FNE-Formation fasse l'objet, entre l'État et les Opco, d'un conventionnement pluriannuel, au moins tous les deux ans. Nous avons conscience qu'un tel conventionnement serait d'une portée juridique limitée en raison du principe d'annualité budgétaire, mais il permettrait sans doute de considérablement simplifier les procédures de mise à disposition des crédits aux Opco et de fluidifier la gestion du dispositif. Les retards d'ouverture des enveloppes en seraient certainement réduits.

Notre première recommandation est donc de stabiliser le FNE-Formation, dans ses montants et dans le temps. Notre deuxième recommandation vise, quant à elle, à faire face à la diminution des crédits qui s'est accentuée en 2024. Nous proposons, lorsque cela est possible, de varier les sources de financement et de cofinancement.

En effet, le FNE-Formation ne permet qu'une prise en charge partielle des coûts de formation des entreprises. Ce principe, qui découle du droit européen, permet au FNE-Formation de financer 70 % du coût des formations pour les petites entreprises, 60 % de ce coût pour les entreprises de taille moyenne, et 50 % pour les grandes entreprises. Le reste à charge doit provenir de fonds privés, soit par l'employeur lui-même, soit par la mobilisation de fonds conventionnels issus des contributions supplémentaires décidées par les branches professionnelles.

Certains Opco ont d'ores et déjà recours aux contributions volontaires ou conventionnelles des entreprises pour compléter les financements. C'est pourquoi nous recommandons, là où un accord est possible au sein des branches, de mobiliser davantage les fonds conventionnels en complément des crédits du FNE-Formation.

Enfin, les entreprises de moins de 50 salariés, qui peuvent bénéficier de la mutualisation de la contribution unique à la formation professionnelle et à l'apprentissage (Cufpa), pourraient mobiliser en priorité ces fonds qui leur sont spécifiquement dédiés.

Nous recommandons donc également de varier les sources de financement.

Mme Ghislaine Senée, rapporteure spéciale. - Je rejoins Emmanuel Capus sur de nombreux points, mais je souhaite apporter quelques précisions supplémentaires. À nos yeux, le FNE-Formation est un dispositif pertinent, qui a désormais trouvé sa place et sa raison d'être.

Je conviens qu'il mérite d'être stabilisé pour garantir une visibilité aux Opco et aux entreprises. À titre personnel, j'estime toutefois qu'au vu de son efficacité, il n'aurait pas dû faire l'objet d'une telle cure d'austérité. En effet, notre rapport tend à démontrer que le « coût unitaire » du FNE-Formation est bien inférieur à ce qu'il peut être pour plusieurs dispositifs similaires. Ainsi, le coût moyen d'une action de formation financée par le FNE-Formation est de 907 euros ; ce coût est une fois et demie supérieur pour une action de formation financée par le compte personnel de formation (CPF), atteignant 1 467 euros, et trente-deux fois supérieur pour une action financée par le dispositif dit « Transco », à hauteur de 28 056 euros.

Je m'interroge donc sur la pertinence d'une coupe budgétaire sur un dispositif dont l'efficacité est démontrée. Je comprends la nécessité de réduire la voilure du dispositif en raison des contraintes budgétaires, même si nous combattons cette idée lorsque nous examinons les projets de loi de finances, mais je ne peux que regretter qu'il soit amputé de presque deux tiers de son budget...

Je rappelle également que le FNE-Formation a été réorienté en 2023 vers le financement de formations visant à accompagner les entreprises face aux grandes transitions dans les domaines écologique, agricole et numérique, mais aussi du point de vue démographique, c'est-à-dire pour les métiers liés à la petite enfance et au grand âge. Je juge pertinent le choix de ces priorités qui sont à mon sens vitales pour faire face aux enjeux que l'avenir nous réserve.

Je précise enfin que la proposition de mobiliser davantage les fonds conventionnels a été fraîchement accueillie par les Opco. En effet, les contributions des entreprises à la formation ne bénéficient pas toujours à ceux qui les acquittent. Ainsi, la Cufpa est due par l'ensemble des entreprises, mais ne bénéficie qu'à celles de moins de 50 salariés. Or les entreprises de plus de 50 salariés n'acceptent que difficilement de payer une contribution dont elles ne bénéficient pas. Les PME, qui comptent entre 50 et 250 salariés, sont mises à contribution alors qu'elles ont plus de difficultés à financer la compétence de leurs salariés. Nous recommandons donc à la fois de mobiliser davantage les contributions conventionnelles et d'orienter les plus petites entreprises, éligibles à la mutualisation de la Cufpa, vers les fonds qui leur sont réservés. Les marges de manoeuvre ainsi dégagées pourraient bénéficier aux PME de plus de 50 salariés. Cet équilibre est essentiel pour assurer l'acceptabilité d'efforts supplémentaires.

J'en viens à notre troisième et dernière recommandation. Emmanuel Capus vous a déjà indiqué que nous proposions d'une part de stabiliser le FNE-Formation et d'autre part de varier les sources de financement, c'est-à-dire de mobiliser des ressources complémentaires ou alternatives à ce dispositif. Nous recommandons enfin de cibler le FNE-Formation vers les formations et les publics prioritaires.

En effet, l'un des constats les plus saillants de notre rapport est que les dispositifs de formation professionnelle n'atteignent qu'inégalement les salariés qui devraient, à notre sens, en bénéficier en priorité. Or force est de constater que ces publics ne bénéficient pas toujours en priorité du FNE-Formation.

Je pense notamment aux petites et moyennes entreprises, particulièrement celles qui comptent entre 50 et 250 salariés. Entre 2020 et 2023, leur proportion d'entreprises de moins de 250 salariés a décru parmi les bénéficiaires, passant de 62,2 % à 57,5 %, alors que la part des entreprises de plus de 250 salariés a augmenté, passant de 37,8 % à 42,6 %.

De même, les catégories socioprofessionnelles les plus qualifiées sont surreprésentées, au détriment des travailleurs les moins qualifiés. Les ingénieurs et les cadres représentent 36,3 % des bénéficiaires en 2023, alors que la proportion d'ouvriers non qualifiés, fortement en baisse, est passée de 11,1 % en 2021 à 4,1 % en 2023.

Depuis 2020, la part des femmes bénéficiant d'une formation financée par le FNE-Formation est également en baisse : les femmes représentaient 44 % des stagiaires en 2020, contre seulement 34,2 % en 2023. Nous émettons l'hypothèse que ce décrochage s'explique par la fin du recours massif à l'activité partielle, qui constituait une opportunité inédite pour les femmes d'avoir accès à la formation. Ce faible taux de féminisation interroge, l'égal accès des femmes et des hommes à la formation professionnelle étant un objectif auquel nous souscrivons tous.

Nous pouvons toutefois constater une augmentation de la part des plus âgés parmi les bénéficiaires du FNE-Formation. Leur proportion a augmenté de 6 points entre 2020 et 2023. Cela s'explique par la récente réorientation du FNE-Formation qui cible les bénéficiaires seniors, dont nous connaissons les difficultés sur le marché du travail.

Dans ce contexte, il nous paraît donc souhaitable de mieux cibler les fonds du FNE-Formation sur les formations et les publics prioritaires. Ainsi, les formations en lien avec la transition écologique pourraient, en fonction des secteurs d'activité, être particulièrement encouragées. Surtout, afin de cibler des crédits de plus en plus rares vers ceux qui en ont le plus besoin, il est possible, comme le pratique aujourd'hui l'opérateur de compétences pour la coopération agricole, l'agriculture, la pêche, l'industrie agroalimentaire et les territoires (Ocapiat), de moduler le taux de prise en charge en fonction des publics concernés par les formations. Ainsi, le conseil d'administration paritaire d'Ocapiat a introduit une modulation favorable aux seniors. Par exemple, le taux de prise en charge pour une entreprise moyenne est de 60 % si ce sont des seniors qui bénéficient de la formation, mais de seulement 50 % si ce public n'en bénéficie pas. Les entreprises sont ainsi financièrement incitées à faire que des salariés jugés prioritaires par la puissance publique puissent bénéficier de ces formations.

La modulation des taux de prise en charge paraît en tout état de cause une piste intéressante pour mieux cibler le FNE-Formation tout en tenant compte de la raréfaction des deniers publics. Elle apparaît même plutôt efficace, puisque la part des seniors parmi les bénéficiaires du FNE-Formation a augmenté depuis la mise en place de cette modulation selon les données d'Ocapiat.

En conclusion, pour reprendre la métaphore zoologique de mon collègue, la mue du FNE-Formation nous apparaît plutôt réussie. Nos trois propositions - stabiliser, varier, cibler - visent à adapter ce dispositif au retour de la contrainte budgétaire, afin que sa peau neuve ne soit pas le premier trophée de la baisse des dépenses publiques.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le FNE-Formation a connu une amélioration. La formation constitue un vrai sujet en raison de l'évolution de la pyramide des âges. Les études comparatives établissent que nous souffrons d'un problème de productivité et, pour faire face à la forte modification tendancielle de la démographie, il faudra absolument améliorer la formation tout au long de la vie.

Je remarque que les deux rapporteurs spéciaux convergent en ce qui concerne la montée en compétence et un meilleur ciblage des aides. Il me semble que la clé se situe sur ces points : les jeunes peu qualifiés entrant dans le monde du travail doivent tout de suite monter en compétence mais des entreprises peuvent être amenées à se poser la question d'embaucher des collaborateurs ayant autour de 50 ans. Les choses évoluent dans le secteur agricole, mais c'est également en raison de l'effondrement du nombre des exploitants.

Ce rapport démontre qu'il est utile de disposer de données budgétaires et financières objectives. Le montant de ces aides est faible, mais il est nécessaire d'accorder des moyens à la formation dans les parcours professionnels. Ce qui compte, c'est d'améliorer la formation, les compétences et la motivation. Logiquement, si l'on améliore la formation et la qualification, les rémunérations seront meilleures, ainsi que les retraites.

M. Marc Laménie. - Je remercie les rapporteurs spéciaux de leur travail. Vous avez cité divers organismes de formation, mais avez-vous une idée du nombre d'équivalents temps plein (ETP) que cela représente à l'échelon national, et de leur répartition dans les territoires ?

Les grandes régions ont également une compétence en matière de formation. L'Union européenne intervient aussi en la matière. Y a-t-il des interactions financières entre l'État et ces acteurs ?

M. Grégory Blanc. - L'État impose parfois aux entreprises des charges nouvelles, par exemple en ce qui concerne la dématérialisation des facturations. Le poids de cette mesure n'est pas le même pour une très petite entreprise (TPE) que pour une plus grande entreprise. Tous les ans, lors de l'examen du projet de loi de finances, le calendrier est reporté. Cela fait écho à la question de la formation au sein des entreprises, qui doivent absorber les nouvelles techniques liées à la numérisation.

Je partage l'idée qu'il est nécessaire de moduler les taux de prise en charge des formations en fonction de la taille des entreprises. Mais je m'interroge devant celle de recourir à des financements alternatifs reposant sur les seules entreprises pour répondre à une demande de l'État : celui-ci devrait entièrement prendre en charge les contraintes relatives aux larges changements liés à la dématérialisation qu'il impose.

Mme Florence Blatrix Contat. - Le récent rapport de McKinsey Un nouveau futur pour le travail prévoit que le développement de l'intelligence artificielle (IA) générative pourrait conduire à l'automatisation d'environ 27 % des heures de travail d'ici à 2030, et jusqu'à 45 % d'ici à 2035. Cette révolution considérable touchera tous les travailleurs, qui pour partie seront contraints d'occuper de nouvelles fonctions. La montée en compétence des travailleurs sera la clé dans ce changement, tout en sachant que les salariés les moins qualifiés, qui occupent des fonctions de production, administratives ou commerciales, seront les plus exposés. Nous avons besoin d'investir davantage dans la formation : nous risquons sinon de devoir faire face à un déficit de croissance et à des problèmes sociaux. Le sujet est structurel : ces évolutions sont-elles anticipées ? On peut s'inquiéter de la baisse des montants du fonds.

M. Michel Canévet. - Je m'étonne de la forte baisse des crédits consommés ces dernières années. En 2023, l'écart entre les 172 millions d'euros de crédits engagés et les 27 millions d'euros de crédits consommés est considérable. Quelles en sont les raisons, en plus de la signature tardive des conventions ? Comment se passe la répartition des crédits entre les différents Opco ? Ne faudrait-il pas davantage cibler les entreprises bénéficiaires, en concentrant les aides sur les entreprises comptant entre 50 et 250 salariés, pour être sûr de diriger ces aides vers ceux qui ont besoin ? Enfin, comment se fait-il que la part des femmes ayant bénéficié d'une formation diminue aussi fortement ?

M. Victorin Lurel. - Je félicite les rapporteurs spéciaux de la clarté de leur exposé. Toutefois, je reste dubitatif : 177 millions d'euros de crédits sont supprimés sur un total de 271 millions d'euros, et les rapporteurs demandent de stabiliser ces crédits au niveau de 96 millions d'euros. Je me trompe peut-être, d'autant que depuis peu les Opco ont la possibilité de moduler les aides, mais dans ma circonscription, de nombreux salariés n'arrivent pas à boucler les plans de financement et doivent s'adresser à des financeurs alternatifs, auprès de la région ou des chambres consulaires. Maintenir ces fonds au niveau prévu par le décret du 21 février 2024 me semble une proposition austéritaire qui ne répond pas aux nécessités de l'économie.

Quels sont ces financements alternatifs ? Quel est le pouvoir de modulation des Opco ? Comment est évalué le fonctionnement des Opco ? Comment réduire l'assiette des coûts éligibles à la prise en charge par le FNE-Formation ? Les salariés souffrent beaucoup. Comment mieux évaluer ce dispositif, notamment dans l'agriculture et pour les petites entreprises ?

Mme Vanina Paoli-Gagin. - Emmanuel Capus a raison de demander de rationaliser les dépenses de la mission « Travail et emploi ». Il avait fait une proposition en ce sens lors de l'examen du dernier projet de loi de finances.

Vous avez évoqué les secteurs stratégiques pour la formation et les activités liées aux transitions écologique et démographique, notamment les métiers de l'aide à la personne. Ces secteurs nécessitent d'importantes dépenses d'investissement. Avez-vous recueilli des données pour mesurer l'opportunité économique de ces domaines et les mettre en regard des coûts supplémentaires induits ?

M. Emmanuel Capus, rapporteur spécial. - M. le rapporteur général et moi-même partageons la même vision : il est nécessaire d'améliorer la qualification professionnelle au fil de la vie et d'accompagner la montée en compétence.

Monsieur Laménie, tout d'abord, je ne connais pas le nombre d'ETP employés dans les Opco. Ensuite, je vous rappelle que les conseils régionaux n'interviennent plus dans ce domaine. Enfin, le plan de relance a investi dans la formation, à l'aide d'un montant de 800 millions d'euros issu de financements européens.

Monsieur Grégory Blanc, l'exemple de la dématérialisation de la facturation est la parfaite illustration du nécessaire accompagnement par l'État des TPE dans la transition numérique au travers du FNE-Formation. Toutefois, le droit européen ne permet pas une prise en charge totale par l'État de tels financements.

Madame Blatrix Contat, nous souhaitons moduler le dispositif, afin que les salariés les moins qualifiés soient davantage pris en compte, car ce ne sont pas forcément ceux qui demandent le plus de formations, contrairement aux cadres des grandes entreprises, lesquels sont surreprésentés. Selon nous, une telle priorisation est nécessaire.

Monsieur Canévet, les 256 millions d'euros de crédits sont répartis entre les Opco par les services du ministère du travail, en fonction du nombre de salariés concernés, du poids des secteurs d'activité et de la demande. Le faible taux d'exécution des crédits en 2023 est dû à l'exceptionnelle tardiveté de la signature des conventions durant cet exercice.

Nous préconisons de verser les aides aux entreprises de moins de 250 salariés en priorité, car nombre de grandes entreprises demandent à bénéficier de ce dispositif.

Monsieur Lurel, si ma collègue rapporteure spéciale souscrit à votre analyse, ce n'est pas le cas de la commission, qui pourrait légitimement souhaiter revenir à un montant pré-covid de 4,2 millions d'euros pour le FNE-Formation ! Aussi, nous avons trouvé un consensus pour stabiliser les crédits du fonds à hauteur de 96 millions d'euros. Les représentants des Opco nous ont alertés : à moins de 90 millions d'euros, ils n'auraient plus les moyens de travailler et le FNE-Formation disparaîtrait.

Madame Paoli-Gagin, nous ne disposons pas de données relatives aux activités liées aux transitions écologique et démographique. Grâce à la formation, les métiers du secteur médico-social peuvent s'y adapter, et cela montre que le FNE-Formation peut apporter beaucoup à notre économie et à notre population.

Mme Ghislaine Senée, rapporteure spéciale. - Malheureusement, l'État a décidé de couper le budget du FNE-Formation sans passer par un projet de loi de finances rectificative (PLFR). Nous avons à tout le moins essayé de stabiliser le budget des Opco à 96 millions d'euros ; ce qui n'est pas satisfaisant. Aussi, nous mènerons la bataille lors du prochain PLF !

Les différentes branches travaillent en coopération et sont très solidaires, cela m'a impressionnée.

Le champ de la compétence des salariés ne doit pas être abandonné. Il faut accompagner les salariés confrontés aux évolutions technologiques, liées notamment à l'intelligence artificielle.

Les branches ont conscience de la nécessité d'anticiper l'accompagnement des salariés dans ces transitions, qui sont parfois subies. Les évolutions sont très rapides et il faut s'y adapter ; il n'y a pas d'effets d'aubaine. Il convient d'aider en priorité les entreprises qui comptent entre 50 et 250 salariés, car elles ont peu de moyens.

En règle générale, ce sont les femmes qui ont le plus recouru à l'activité partielle. Cela a créé un appel d'air au moment du covid, mais l'activité partielle diminuant, les femmes sont moins présentes dans les formations.

Je suis convaincue de la nécessité d'un tel dispositif : la compétence doit être accompagnée au sein des entreprises, en raison des nouvelles pratiques agricoles ou numériques, et des évolutions sociologiques : à 30 ans ou à 40 ans, certains salariés décident d'opter pour un autre parcours de vie et ont besoin d'être formés pour pouvoir satisfaire leurs aspirations.

La commission adopte les recommandations des rapporteurs spéciaux et autorise la publication de leur communication sous la forme d'un rapport d'information.

Contrôle budgétaire - Aides à la décarbonation de l'industrie du plan France 2030 - Communication

M. Claude Raynal, président. - Nous allons maintenant entendre une communication de MM. Thomas Dossus et Laurent Somon, rapporteurs spéciaux de la mission « Investir pour la France de 2030 », sur les aides à la décarbonation de l'industrie du plan France 2030.

M. Thomas Dossus, rapporteur spécial. - Laurent Somon et moi-même vous présentons ce matin les résultats de notre rapport d'information sur les aides à la décarbonation de l'industrie du plan France 2030.

Nous avons appliqué à l'un des objectifs du plan, lancé voilà plus de deux ans et demi par le Président de la République, un contrôle approfondi pour pouvoir mettre en regard les sommes annoncées, les aides effectivement versées au profit des porteurs de projet et, surtout, leurs résultats observables ou attendus.

Pour rappel, le plan France 2030, d'un montant total de 54 milliards d'euros, est organisé depuis son lancement autour de dix objectifs et de sept leviers, qui ont été identifiés comme des verticales prioritaires d'investissement pour renforcer la productivité de notre économie et pour accélérer sa transition et son adaptation au changement climatique.

La décarbonation de l'industrie est l'un des dix-sept grands défis financés par le plan France 2030, qui bénéficie d'une enveloppe spécifique, laquelle s'additionne à d'autres enveloppes finançant indirectement la décarbonation industrielle, qu'il s'agisse du développement de la production en France de véhicules électriques ou de l'hydrogène vert comme source d'énergie décarbonée.

L'objectif de décarbonation de l'industrie se concentre sur le financement des solutions qui permettent de réduire les émissions de gaz à effet de serre associées aux sites industriels sur le territoire français. Il concerne à la fois les émissions des grands sites industriels et des plus petits, que l'on qualifie d'industrie diffuse. Prises dans leur intégralité, les émissions industrielles représentent 18 % de l'ensemble des émissions de gaz à effet de serre sur notre territoire.

Une des particularités de ces émissions réside dans leur forte concentration autour de quelques dizaines de sites industriels très émetteurs, qui appartiennent à un ensemble de filières lourdes comme la métallurgie, le ciment ou la chimie. D'où l'intérêt de concentrer les aides dans un périmètre limité aux cinquante sites industriels les plus émetteurs. Les usines très émettrices représentent à elles seules 43 millions de tonnes d'équivalent carbone par an, c'est-à-dire 10 % de l'intégralité des émissions en France.

Pour les sites d'industrie lourde comme pour les sites répartis dans l'ensemble du territoire, la décarbonation implique nécessairement des investissements en infrastructures, dont la rentabilité n'est pas assurée dans les conditions de marché actuel : le prix du gaz s'est temporairement stabilisé et l'incertitude demeure élevée sur les prix à venir de l'hydrogène, voire sur sa disponibilité. Aussi, les conditions ne sont pas réunies pour un investissement privé massif sans soutien public.

L'investissement privé dans les solutions de décarbonation, prérequis indispensable à l'atteinte de nos objectifs climatiques, ne pourra donc être atteint sans une rapide et efficace mise en place de dispositifs d'aides publiques adaptées.

J'y insiste, nous devons rapidement soutenir les investissements industriels en faveur de la décarbonation.

En effet, les investissements dans des infrastructures industrielles sont nécessairement de long terme. Le plus souvent, il existe un temps incompressible entre le moment où l'on décide d'investir et le moment où les nouvelles infrastructures décarbonées entrent en fonctionnement.

Par conséquent, s'il faut absolument maintenir un niveau élevé d'exigence dans l'examen des demandes d'aides, qui concernent dans certains cas des subventions de plusieurs centaines de millions d'euros, il est indispensable d'accélérer le déploiement des aides à la décarbonation de l'industrie.

Je l'ai rappelé, voilà plus de deux ans et demi que le Président de la République a annoncé le lancement du plan France 2030. Or dans le périmètre de la décarbonation de l'industrie, près de 30 % des aides ont été attribuées aux bénéficiaires finaux, c'est-à-dire aux industriels et aux porteurs de projet. Toutefois, seulement 1 % des aides a été effectivement versé aux bénéficiaires finaux.

Alors que les délais de mise en fonctionnement des infrastructures industrielles font peut-être de 2025 une des dernières années utiles pour lancer les investissements en mesure de produire des effets avant 2030, le renforcement de l'efficacité du déploiement du plan doit être un objectif partagé pour accélérer l'attribution des aides sans affaiblir l'exigence légitime des instructeurs qui examinent les demandes adressées par les industriels.

Dans ce contexte, alors même que le Sénat examine le projet de loi de simplification de la vie économique, la simplification des procédures administratives doit être une priorité collective. Sans entrer dans le détail de nos propositions, je soulignerai deux idées qui ne sont pas encore appliquées et qui seraient de nature à accélérer le déploiement du plan.

Premièrement, nous proposons une application stricte du principe « Dites-le-nous une fois » à l'échelle des opérateurs du plan France 2030. Il est encore trop fréquent que les porteurs de projet, qui sont souvent des petites entreprises, mobilisent un employé à temps plein pour transmettre à l'administration des informations dont elle dispose déjà pour respecter des critères de pure forme.

Deuxièmement, nous proposons de rehausser le seuil de la délégation de signature dont dispose le secrétaire général pour l'investissement. Cette question peut paraître technique, mais en réalité le délai de signature de la décision atteint deux mois en moyenne, soit un sixième du délai total, alors qu'il est urgent d'accélérer le déploiement du plan.

Enfin, je souligne que le secteur privé ne réalisera pas la décarbonation sans aide publique dans les conditions de marché actuelles. Nous suivrons donc avec attention les réponses apportées aux recommandations que nous formulons pour renforcer l'efficacité du déploiement de ces aides, dont plus des deux tiers restent à attribuer.

M. Laurent Somon, rapporteur spécial. - Je rappellerai brièvement le contexte industriel dans lequel s'inscrivent ces aides à la décarbonation et reviendrai sur deux écueils méthodologiques du déploiement du plan, lequel devrait être amendé.

En dépit des pistes d'amélioration que nous identifions pour accélérer le déploiement des aides à la décarbonation et renforcer la crédibilité de la parole publique, notre contrôle nous a permis de constater la cohérence des dispositifs d'aide à la décarbonation de l'industrie, coordonnés par le secrétariat général pour l'investissement (SGPI).

En effet, les aides du plan financent à la fois l'amont et l'aval de la décarbonation de l'industrie. Une partie des aides du plan est fléchée vers l'offre, c'est-à-dire vers le soutien au développement d'une filière française de conception et de fabrication de solutions de décarbonation industrielle. Une autre partie des aides, fléchée vers la demande, permet de soutenir les entreprises industrielles qui investissent dans des infrastructures de décarbonation de leurs sites. C'est cette seconde partie qui sert à financer la décarbonation des cinquante sites évoqués à l'instant par mon collègue.

En parallèle, je rappelle le contexte de risque de désindustrialisation dans lequel s'inscrivent ces dispositifs d'aide : depuis les années 1990, le secteur industriel a largement contribué à la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre. Malheureusement, celle-ci avait pour cause principale la réduction de la production industrielle sur notre territoire.

Au regard des objectifs climatiques adoptés par la France à l'échelle de l'Union européenne, en particulier l'objectif de réduction de 55 % des émissions à horizon 2030, les émissions industrielles devront continuer de baisser en France.

Pour autant, nous devons tout faire pour ne pas reproduire le schéma des années 1990, afin de ne pas accentuer la désindustrialisation de nos territoires. Nous faisons donc face à un défi inédit : réduire nos émissions industrielles tout en maintenant, voire en augmentant, notre production industrielle. Il s'agit de favoriser la transition à l'aide de financements publics.

Par ailleurs, ce défi s'inscrit dans un contexte international particulier. En Europe, les entreprises d'industries lourdes vont connaître à moyen terme une hausse du prix des quotas carbone. Certaines d'entre elles nous ont fait part de leur inquiétude quant à l'effectivité de la « taxe carbone aux frontières », qui doit compenser cette hausse.

En Chine et aux États-Unis, les plans de relance budgétaire lancés après la crise sanitaire se sont traduits par des subventions massives dirigées vers le secteur privé, dont l'Inflation Reduction Act (IRA), qui risquent d'attirer de nombreuses usines vers les États-Unis.

C'est dans ce contexte particulier que doivent être appréhendées les aides à la décarbonation de l'industrie, qui sont un des éléments de réponse de l'État pour concilier le maintien de la compétitivité de nos industriels et nos objectifs climatiques.

Notre contrôle nous a permis d'identifier des problèmes de méthode dans le déploiement du plan qui nuisent à la crédibilité du Gouvernement dans son soutien à la décarbonation de l'industrie et à la visibilité des industriels du secteur.

Premier problème : la répartition des fonds du plan France 2030. Entre le lancement du plan en octobre 2021 et jusqu'à l'automne dernier dans le cadre de l'examen du budget, le Gouvernement communiquait sur une maquette initiale de répartition entre les crédits du plan dont le total atteignait 57 milliards d'euros, alors que seulement 54 milliards d'euros étaient prévus. Dans cette maquette initiale, l'objectif de décarbonation de l'industrie bénéficiait d'une enveloppe de 5,5 milliards d'euros.

Le Gouvernement a largement communiqué autour du montant de 5,5 milliards d'euros, qui était présenté comme un financement pérenne de nature à garantir aux industriels l'engagement à long terme des pouvoirs publics dans le domaine de la décarbonation de l'industrie.

En octobre dernier, à l'occasion d'une réunion interministérielle consacrée au plan France 2030, le Gouvernement a procédé à une reprogrammation du plan pour en ramener le montant total à 54 milliards d'euros. Dans le cadre de cet exercice de reprogrammation, l'enveloppe consacrée à la décarbonation de l'industrie a été réduite de 1 milliard d'euros, soit 18 % de son montant total.

Si le principe de cette reprogrammation est cohérent avec le montant total du plan, le choix du Gouvernement de ne pas rendre publique cette reprogrammation et de ne même pas en informer le Parlement est incompréhensible. Nous formulons à cet égard une recommandation tendant à compléter la documentation budgétaire existante pour renforcer la transparence sur la programmation du plan France 2030.

Deuxième problème : l'annonce du Président de la République, au sujet de laquelle aucun de nos interlocuteurs n'a pu nous indiquer la source de financement prévue.

En effet, lorsqu'il a reçu les industriels des cinquante sites concernés en novembre 2022, le Président de la République s'est engagé à porter les aides à la décarbonation de l'industrie à 10 milliards d'euros si les industriels se fixaient des objectifs de réduction d'émissions suffisamment ambitieux.

À l'issue du travail de concertation avec les services du ministère de l'industrie, les dirigeants des cinquante sites ont atteint la cible fixée par le Président de la République.

Or aucun arbitrage clair n'a été rendu sur l'hypothèse de doublement des aides avancée par le Président de la République. S'il nous a été clairement indiqué que le doublement ne pourrait pas être financé par le plan France 2030, les services du ministère de l'industrie n'ont pas pu nous indiquer comment cette promesse serait financée.

Aussi, les enjeux associés à ces aides justifient que le Gouvernement adopte une méthode plus transparente et plus responsable pour offrir aux industriels de la visibilité et pour garantir la crédibilité de la parole publique et l'engagement de l'État à soutenir la décarbonation de l'industrie.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je souligne avec plaisir qu'au Sénat les rapporteurs spéciaux, malgré leurs sensibilités politiques différentes, dressent sereinement des constats fondés sur des éléments objectifs ; je les en remercie.

Je rappelle que sur les 54 milliards d'euros du plan France 2030, plusieurs milliards d'euros sont issus du PIA 4, le quatrième programme d'investissement d'avenir.

Laurent Somon a raison de souligner que la hausse du prix des quotas carbone et la mise en place de la taxe carbone aux frontières aura des conséquences sur le secteur industriel. J'ai rencontré des représentants de grands émetteurs qui ont mis en avant le risque de ne pouvoir répondre en même temps et dans de bonnes conditions à ces nouvelles injonctions. Or, les industries chimiques, par exemple, sont déjà confrontées à d'autres sujets environnementaux : je pense à certains rejets et à leurs effets sur la qualité des eaux. Agissons massivement et rapidement, tout en restant vigilants sur la chronologie de la mise en oeuvre de ces mesures.

Vos recommandations de méthode sont bienvenues : il ne peut qu'être bon d'aider le Gouvernement à être plus méthodique !

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Qu'est-ce qui explique de tels délais ? Les industriels tardent-ils à soumettre des projets ? Cela ne devrait pourtant pas être très long, il n'y en a que cinquante... Pourquoi le délai d'instruction des dossiers, soit six mois, est-il aussi long ?

Vous proposez de rehausser le seuil de délégation de signature du Premier ministre au SGPI. Or le délai d'examen par le Premier ministre n'est pas le plus long, et il s'explique par la nécessité d'examiner précisément les demandes d'aides formulée par les industriels.

Je ne comprends pas pourquoi, au total, il faut plus d'un an pour traiter un dossier.

Mme Christine Lavarde. - Que certaines informations ne soient pas rendues publiques, ce n'est pas nouveau ! Je dirais même que depuis l'abondement des 54 milliards d'euros, tout a été fait de manière secrète et précipitée.

Le Président de la République a souhaité doubler les sommes affectées à l'intelligence artificielle via les crédits du plan France 2030. Cela implique donc de les reprogrammer. Or le SGPI, que j'ai croisé par hasard, m'a assuré qu'il y aurait, non pas une reprogrammation, mais un choix en faveur des projets recourant à l'intelligence artificielle. Voilà comment il souhaite atteindre l'objectif fixé par le Président de la République !

Par ailleurs, les projets sont-ils choisis par une procédure d'appel à projets ?

Enfin, les aides versées sont-elles des subventions ou des avances remboursables ?

Mme Vanina Paoli-Gagin. - Vos recommandations sur les délais et les procédures sont-elles articulées avec les dispositifs du projet de loi de simplification de la vie économique, que nous examinons actuellement ?

Mme Florence Blatrix Contat. - Selon le Centre d'études prospectives et d'informations internationales (Cepii), le plan France 2030 pourrait être aussi efficace que l'IRA sur le plan de la compétitivité de nos entreprises et de l'efficacité des mesures en faveur de la décarbonation. Qu'en est-il, selon vous ?

M. Michel Canévet. - Ne serait-il pas opportun de transformer les subventions prévues dans le plan France 2030 en avances remboursables ?

M. Jean-Marie Mizzon. - Les crédits du plan France 2030 ne devraient-ils pas être exécutés par les régions, qui ont la compétence du développement économique ?

Par ailleurs, ce même plan peut-il accompagner une entreprise déjà décarbonée - une aciérie verte, par exemple -, qui rencontre tant de difficultés qu'elle est sous le coup d'une procédure de redressement judiciaire, alors même qu'elle est rentable et vertueuse ?

M. Laurent Somon, rapporteur spécial. - Madame Marie-Claire Carrère-Gée, il s'agit d'investissements très lourds ; ils prennent donc du temps. Nous avons visité le site d'ArcelorMittal à Dunkerque : les projets sont encore à leurs débuts et leur mise en oeuvre industrielle prendra du temps. L'engagement est pris, les décaissements viendront plus tard.

La longueur des délais s'explique également par le fait qu'il s'agit d'appels à projets. Ces dossiers sont adressés non pas au fil de l'eau, mais d'un seul coup : cela entraîne donc un embouteillage, si je puis dire. Enfin, l'instruction est faite par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), les décisions sont examinées par un comité interministériel et le dossier doit être validé par le Premier ministre. Voilà pourquoi les délais sont longs.

Madame Paoli-Gagin, nous recommandons non pas seulement de simplifier les appels à projets, mais d'offrir aux industriels une vision à long terme du renouvellement des aides qui peuvent être versées pour certains types d'investissements.

Je rappelle également que certains projets doivent être instruits par la Commission européenne pour contrôler leur compatibilité avec le régime des aides d'État.

M. Thomas Dossus, rapporteur spécial. - Madame Lavarde, le secrétaire général pour l'investissement, Bruno Bonnell, nous a indiqué qu'il ne disposait pas de marges de manoeuvre sur les crédits fléchés dans les différents objectifs du plan France 2030.

C'est le même problème pour la décarbonation des sites industriels : il manque 6 milliards d'euros. Il y a un décalage entre l'annonce du Président de la République et les crédits du plan France 2030. Il s'agit d'annonces non financées !

Madame Blatrix Contat, selon le cadre d'ArcelorMittal qui nous a reçus, l'acier américain est très bien protégé grâce à l'IRA et aux différents droits de douane, si bien que la décarbonation est plus rentable aux États-Unis qu'en France. Chez ArcelorMittal, ils ont l'impression que les règles du jeu sont différentes en Europe et outre-Atlantique.

M. Laurent Somon, rapporteur spécial. - En ce qui concerne les subventions américaines financées par l'IRA, les ordres de grandeurs des aides ne sont pas comparables : l'IRA représente plus de 350 milliards de dollars alors que les aides à la décarbonation de l'industrie du plan France 2030 ne représentent que 4,5 milliards d'euros. Toutefois, en dehors de cet effet de masse, l'efficacité des aides est comparable en termes de coût d'abattement des émissions de gaz à effet de serre.

Les États-Unis disposent d'infrastructures qui n'existent pas en France, notamment pour capturer le carbone - je pense aux mines ou aux puits de pétrole désaffectés.

Cela étant dit, la différence réside avant tout dans la masse financière consacrée par chacun des pays.

Monsieur Canévet, nous ne savons pas dans combien de temps l'hydrogène vert sera accessible à un coût compétitif. Pour atteindre les objectifs de 2030, il faut verser une subvention qui comblera les défaillances de marché. À défaut, nos aciéristes, par exemple, ne seront pas assez compétitifs.

Monsieur Mizzon, le plan France 2030 ne permet pas de financer les problèmes conjoncturels rencontrés par les entreprises. Il s'agit de financer des projets d'investissements.

M. Thomas Dossus, rapporteur spécial. - Je rappelle également que les subventions sont conditionnées. Si l'entreprise n'atteint pas les objectifs annoncés au moment de la demande de subvention, l'État pourra la récupérer conformément aux conditions fixées dans le contrat passé entre l'opérateur du plan et le bénéficiaire final.

La commission adopte les recommandations des rapporteurs spéciaux et autorise la publication de leur communication sous la forme d'un rapport d'information.

La réunion est close à 11 h 50.

Jeudi 30 mai 2024

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Mission d'information sur la dégradation des finances publiques depuis 2023, son suivi par l'administration et le Gouvernement et les modalités d'information du Parlement sur la situation économique, budgétaire et financière de la France - Audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

M. Claude Raynal, président. - Nous arrivons au terme des auditions de notre mission d'information sur la dégradation des finances publiques depuis 2023, son suivi par l'administration et le Gouvernement et les modalités d'information du Parlement sur la situation économique, budgétaire et financière de la France, en entendant ce matin le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, Bruno Le Maire.

Je rappelle que cette mission d'information a été déclenchée à la suite du constat d'un écart extrêmement significatif entre la prévision de déficit public pour 2023 de 4,9 % du PIB, incluse dans l'ensemble des textes adoptés par le Parlement à la fin de l'année dernière - loi de finances de fin de gestion 2023, loi de finances pour 2024, loi de programmation des finances publiques -, et son exécution, à 5,5 %, chiffre dévoilé par l'Insee le 26 mars dernier, mais dont la presse s'est fait écho dès le 20 mars.

Que s'est-il passé pour que cet écart de déficit soit si important ? Comment l'exécution a-t-elle pu s'écarter autant des prévisions des textes financiers adoptés en novembre et décembre 2023 ?

Monsieur le ministre, il nous semble qu'il aurait fallu être beaucoup plus prudent, en particulier sur votre estimation de recettes. Ainsi en est-il de la contribution sur les rentes inframarginales par exemple. De même, l'hypothèse d'un gonflement des recettes d'impôt sur les sociétés en fin d'année - en espérant une bonne nouvelle qui n'est pas venue, mais qui avait eu lieu les années précédentes -, pour tenir l'objectif de déficit de 4,9 % dans vos prévisions, ne nous semble pas avoir été solidement contredite par Thomas Cazenave.

Nous aimerions donc que vous nous fassiez part de vos explications, après celles de votre ministre délégué Thomas Cazenave qui ne nous a pas toujours convaincus.

Historiquement, l'apparition du Parlement et de la démocratie est étroitement liée au vote de l'impôt et du budget. De ce fait, nous devons disposer de données fiables. Comment y parvenir ? Quelles améliorations prévoyez-vous pour rendre les prévisions plus satisfaisantes ?

Vous le savez, monsieur le ministre, cette mission d'information a été déclenchée car c'est par voie de presse que nous avons appris la forte dégradation du déficit public 2023, notamment à la suite d'une fuite à l'issue d'une réunion à l'Élysée. Devant ce contournement du Parlement - nous aurions aimé être alertés autrement que par la presse -, le rapporteur général Jean-François Husson a très logiquement utilisé ses prérogatives et effectué un contrôle sur pièces et sur place le 21 mars dernier - nous n'en abusons pas. Il a ainsi assuré la mission de contrôle de l'action du Gouvernement dévolue au Parlement par l'article 24 de la Constitution, en utilisant les prérogatives que lui confère l'article 57 de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf).

L'enjeu de l'information du Parlement est donc également crucial dans notre mission, en particulier à un moment où le déficit public, déjà très élevé, dérape à ce point, et où celui-ci ne peut qu'affecter notre position au niveau européen à l'approche de l'entrée en vigueur des nouvelles règles budgétaires. Hier matin, nous recevions une délégation de députés allemands. Il a fallu les rassurer sur ces sujets.

Pour finir, j'aimerais vous rappeler vos propos au début de l'examen du PLF pour 2024. « Ce projet de loi de finances garantit un déficit public de 4,4 % pour 2024, objectif que Thomas Cazenave et moi tiendrons », disiez-vous, avant de poursuivre : « Nous avons toujours tenu nos objectifs en matière de déficit, sauf pendant la période exceptionnelle du covid-19. Je tiens donc à ce que notre parole conserve la même crédibilité pour les années qui viennent ».

Nous sommes sortis du covid-19 et vous n'avez pas tenu vos objectifs, ni pour 2023, où l'écart avec les prévisions en fin d'année dernière est de 0,6 point de PIB, ni pour 2024, où l'écart qui se profile, à la suite du programme de stabilité (PStab), est de 0,7 point de PIB, puisqu'au lieu de ces 4,4 %, le déficit prévu s'élèverait à 5,1 %.

Est-ce à dire, donc, que votre parole a perdu toute crédibilité ?

Cette audition est l'occasion pour vous, monsieur le ministre, de nous donner les éclairages nécessaires. Je vous donne donc la parole pour une intervention liminaire, à la suite de quoi le rapporteur général et moi-même, ainsi que les autres membres de la commission auront, je n'en doute pas, des précisions à vous demander.

M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Merci, monsieur le président. Je suis très heureux de répondre aujourd'hui aux interrogations de la mission d'information et je vous prie de bien vouloir m'excuser à l'avance de prendre tout le temps nécessaire pour répondre aux graves accusations qui ont été formulées par certains sénateurs depuis quelques mois. J'ai toujours fait preuve, depuis sept ans que je suis ministre de l'économie et des finances, de sincérité, d'honnêteté et de sens de la vérité. Toutes les allégations selon lesquelles j'aurais délibérément dissimulé au Parlement des informations qui étaient à ma disposition sont graves et infondées, et je compte bien prendre le temps nécessaire pour en faire justice.

Il est plus intéressant pour le peuple français que nous comprenions ce qui s'est passé, plutôt que nous accusions. Et que nous regardions comment réduire la dépense publique dans notre pays, accélérer le désendettement et la baisse des déficits, plutôt que de faire de mauvais procès à un ministre des finances qui, depuis sept années, chiffres à l'appui, a toujours fait preuve de sincérité dans ses budgets, dans le respect des déficits et dans le désendettement, à l'exception de la période du covid.

Je vais donc essayer de m'attacher à comprendre pourquoi il s'est produit un événement exceptionnel. Effectivement, une année sur sept ans, le déficit, au lieu d'être à 4,9 % comme je m'y étais engagé, a brutalement dérapé à 5,5 %. Je tenterai d'expliquer, en faisant l'archéologie administrative et politique de ces événements, comment cela est arrivé, pour quelles raisons et, surtout, comment nous pouvons faire pour que ces phénomènes ne se reproduisent pas. Toutefois, toute personne qui a occupé mes fonctions sait parfaitement que les prévisions de déficit ne sont pas une science exacte et qu'elles sont soumises à des aléas conjoncturels très forts, notamment sur l'impôt sur les sociétés (IS) et sur la conjoncture économique qui a été révisée dans tous les pays européens. Je compte bien sur cette mission d'information pour que l'on oublie les accusations infondées et graves et que l'on revienne à des propos plus responsables.

Quels sont les instruments de pilotage dont dispose le ministre des finances pour garantir cette sincérité et ce sens de la vérité qui sont au coeur de mon engagement politique depuis vingt ans et dont j'ai toujours fait preuve dans toutes les fonctions ministérielles que j'ai occupées ?

Je dispose d'abord des évaluations de croissance qui sont produites par la direction générale du Trésor. Ces évaluations sont d'ailleurs souvent plus exactes que celles des prévisionnistes. La plupart d'entre eux prévoyaient en 2023 soit une récession, soit une croissance de 0,5 %. La prévision du Trésor était de 1 %, nous avons réalisé 0,9 %. Sincérité, vérité.

Je dispose également de remontées d'informations qui sont produites par la direction générale des finances publiques (DGFiP). Sur une base mensuelle, ce sont les recettes de TVA et les recettes d'impôt sur le revenu (IR) ; sur une base trimestrielle, ce sont les recettes d'impôt sur les sociétés. Je suis tout à fait prêt à regarder avec le Parlement si, sous une forme ou une autre, le rapporteur général et le président de la commission des finances ne pourraient pas avoir accès à ces informations dont ils verront qu'elles sont très fluctuantes, incertaines et ne sont pas des données tant que toutes les remontées comptables n'ont pas eu lieu. Le ministre des finances ne détient pas un compteur exact à l'euro près des recettes fiscales. Cela n'existe pas, tout simplement du fait des variations en fonction de la conjoncture et des remontées fiscales.

La base trimestrielle de l'impôt sur les sociétés est le point le plus important, parce que, sur le cinquième acompte de l'IS, l'information définitive arrive beaucoup plus tard que le moment où j'aurais pu informer, lors de l'examen du budget, le Sénat ou l'Assemblée nationale.

Enfin, je dispose des prévisions d'exécution du budget de l'État qui sont produites par la direction du budget (DB) et des prévisions de solde public provenant de la direction générale du Trésor. Tous ces éléments sont à l'entière disposition de la commission des finances. Je précise que toutes ces informations comprennent chaque fois des marges d'erreur significatives et qu'elles sont soumises à des aléas conjoncturels importants. J'insiste sur ce point, toutes les données dont je dispose, de la direction générale des finances publiques, de la direction du budget et de la direction générale du Trésor ne sont jamais définitives. Vous n'avez pas chaque mois une recette de TVA remontée à l'euro près. Aucun montant précis ne pourrait être établi à la fin de 2023. Ce sont des évaluations avec des variations et des marges d'erreur significatives, en particulier sur l'impôt sur les sociétés, qui dépend non seulement des bénéfices qui vont être réalisés, et donc de la situation conjoncturelle, mais aussi des choix qui sont opérés par les entreprises, notamment en termes de provisions. Et personne ne connaît à l'avance ces montants, issus de choix souverains que nous ne maîtrisons pas.

J'en viens à la chronologie de l'examen budgétaire et de toutes les décisions que j'ai prises à la fin de 2023 et au début de 2024. Là aussi, je prendrai le temps nécessaire par souci d'exhaustivité, de sincérité et de vérité. En effet, on ne peut pas accuser le ministre des finances d'avoir dissimulé quoi que ce soit, alors que, une fois encore, il est en fonction depuis sept ans et a toujours fait preuve de sincérité et d'honnêteté. Prenons le temps de rétablir la vérité des faits. Dans un monde politique qui - hélas ! - est en train de dériver largement et d'abolir la frontière entre la vérité et le mensonge, je fais partie de ceux qui croient à cette frontière.

Première étape : le projet de loi de finances pour 2024. Celui-ci a été déposé, présenté en conseil des ministres par le ministre des finances et le ministre délégué chargé des comptes publics le 27 septembre 2023 à 10 heures. Le Haut Conseil des finances publiques avait été saisi le 15 septembre 2023. Ce projet de loi de finances prévoyait un déficit à 4,9 % en 2023. Était-ce crédible ? Oui. Était-ce sincère ? Oui.

Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le Haut Conseil des finances publiques, dans son avis de 2023 relatif au PLF et au PLFSS pour l'année 2024. À la neuvième page de cet avis, il a estimé que la prévision de croissance pour 2023 du Gouvernement était plausible grâce à une croissance plus dynamique que celle qui était attendue au deuxième trimestre. Le Haut Conseil a d'ailleurs reconnu l'erreur de son évaluation de croissance. Celle-ci est désormais proche des autres prévisions disponibles.

Au paragraphe 58 de la page 15, le Haut Conseil estime le 22 septembre 2023 que les prévisions de prélèvements obligatoires sont plausibles pour 2023.

Deuxième étape : le projet de loi de fin de gestion pour 2023. Nous avons saisi le Haut Conseil des finances publiques le 20 octobre pour ce deuxième texte. Les informations remontées par les notes de la direction générale des finances publiques faisaient état d'une baisse de l'impôt sur les sociétés de 700 millions d'euros par rapport au PLF. Cette note de la DGFiP a été consultée par la commission des finances.

J'en viens à mon deuxième document : une note au ministre du 16 octobre 2023 de la direction générale des finances publiques sur le suivi budgétaire de l'impôt sur les sociétés et sur la situation à la fin de septembre 2023 à l'issue du troisième acompte. Cette note fait effectivement état d'une baisse possible de recettes de 600 millions d'euros par rapport à la prévision de 2023, révisée dans le cadre du projet de loi de finances pour 2024. Elle établit que le rendement de l'acompte de septembre 2023 de l'impôt sur les sociétés s'élève à 14,5 milliards d'euros, l'autolimitation étant estimée à moins 700 millions d'euros. Qu'est-ce que l'autolimitation de l'IS ? C'est la réduction de versements d'acomptes qui est prévue au 4 bis de l'article 1668 du code général des impôts (CGI), qui dispose : « L'entreprise qui estime que le montant des acomptes déjà versés au titre d'un exercice est égal ou supérieur à la cotisation totale d'impôt sur les sociétés dont elle sera redevable [...] avant imputation des crédits d'impôt, peut se dispenser de nouveaux versements d'acomptes ». Ce point technique est très important, car il établit que les entreprises ont toute liberté, si elles le souhaitent, de réduire le montant de l'acompte en fonction des éléments que je viens d'indiquer.

L'IS aurait donc pu être en baisse en fonction de la libéralité laissée aux entreprises. Là encore, ce n'est pas une remontée comptable à l'euro prêt, où l'État sait exactement où en est la jauge. C'est l'entreprise qui a la faculté de décider, au titre de l'article du CGI précité, de faire passer, ou non, en bénéfice fiscal, un certain nombre de sommes.

Sur la base de ces remontées, néanmoins, l'IS était en baisse possible de 700 millions d'euros par rapport au PLF. Nous sommes le 16 octobre. Selon la même direction générale des finances publiques, les recettes d'impôt sur le revenu pouvaient être en augmentation de 400 millions d'euros par rapport au programme de stabilité. Une note pour les ministres du 4 octobre 2023 sur le suivi mensuel de l'impôt sur le revenu à la fin août 2023, juste avant la note sur l'IS, de la direction générale des finances publiques, estimait que les dépenses d'impôt sur le revenu du mois d'août étaient inférieures de 200 millions d'euros à la prévision du programme de stabilité (PStab) et que nous pourrions avoir une augmentation d'impôt sur le revenu de l'ordre de 400 millions d'euros : « Les recettes d'IR net cumulées depuis janvier après retraitement seraient de 45,5 milliards d'euros et en plus-values de 400 millions d'euros par rapport à la prévision ». C'est le point 2 de la note du 4 octobre 2023 de la direction générale des finances publiques. 

Nous avons donc une évaluation de 700 millions d'euros en moins sur l'IS et de 400 millions d'euros en plus sur l'impôt sur le revenu.

Une troisième note du 9 octobre 2023 concerne le suivi budgétaire de la taxe sur la valeur ajoutée au 31 août 2023. Le point 2 de cette note établit que la TVA nette budgétaire d'août pourrait être en augmentation de 600 millions d'euros par rapport au projet de loi de finances pour 2024, en raison du dynamisme des recettes. Là encore, c'est une évaluation et non une certitude.

J'ajouterai un dernier élément : les discussions techniques entre les services, auxquelles le ministre ne participe pas, qui sont consignées et auxquelles vous avez accès, ont indiqué mi-octobre que les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) pouvaient être inférieurs en raison du ralentissement marqué du marché immobilier.

En définitive, sur des notes qui datent du 4 octobre pour l'IR, du 9 octobre pour la TVA et du 16 octobre pour l'IS, nous avons fin octobre 700 millions d'euros de moins-values possibles sur l'IS, 400 millions d'euros de plus-values possibles sur l'IR, 600 millions d'euros de plus-values possibles sur la TVA. Nous avons donc 300 millions d'euros de recettes fiscales supplémentaires prévues fin octobre, selon les estimations de mes services, auxquels s'ajoute une incertitude sur les DMTO.

Tout cela confirme un point fondamental : la très grande prudence dont j'ai fait preuve comme ministre des finances dans la gestion de ces informations. Même en ayant une évaluation de plus-values de recettes fiscales de la part de mes services, en tenant compte de la grande incertitude sur l'IS - notamment la possibilité, pour les entreprises, de passer en provision, en raison de la dégradation de la situation économique et de l'augmentation des taux d'intérêt, d'une part du bénéfice fiscal, ce qui réduit d'autant le cinquième acompte d'IS -, j'ai révisé, pour le projet de loi de finances de fin de gestion, de 500 millions d'euros à la baisse ma prévision de prélèvements obligatoires par rapport au projet de loi de finances. Sincérité, honnêteté, vérité et responsabilité.

Par ailleurs, je rappelle que nous avions de moindres dépenses, notamment de ministères, pour 1,7 milliard d'euros. Plus de recettes fiscales, moins de dépenses des ministères ; et pourtant, une révision des prélèvements obligatoires pour tenir compte de l'incertitude du cinquième acompte de l'IS, et, en deuxième lieu, le maintien des déficits à 4,9 % dans le projet de loi de finances de fin de gestion. Je ne pense pas que l'on puisse m'accuser d'irresponsabilité ou de dissimulation ; au contraire !

De nouveau, se prononçant le 27 octobre 2023 sur ce projet de loi de finances de fin de gestion confirmant un déficit public de 4,9 % pour 2023, le Haut Conseil a estimé cette évaluation comme « plausible ». Dans son avis relatif au projet de loi de finances de fin de gestion pour 2023, en son point 31, à la page 7, il estime également que la prévision de prélèvements obligatoires pour 2023 ajustée par le Gouvernement et la prévision de déficit à 4,9 % sont plausibles. S'agissant des recettes, il estime leur prévision plausible tout en faisant état - cela a justifié les 500 millions d'euros de provision dont je parlais tout à l'heure - de risques et d'aléas importants concernant le rendement de l'impôt sur les sociétés, rendement qui est au coeur du débat.

Ce projet de loi de finances de fin de gestion, qui inclut un déficit à 4,9 % du PIB, une évaluation des recettes et une évaluation de la croissance tous validés - et même confirmés par rapport à sa dernière évaluation - par le Haut Conseil, a été adopté par le Parlement le 22 novembre 2023, et la loi de finances de fin de gestion a été promulguée le 30 novembre 2023. À cette date, tout est jugé sincère et conforme par l'ensemble des instituts qui évaluent les propositions du Gouvernement, notamment par le Haut Conseil.

La troisième étape est l'examen du budget. L'examen parlementaire du projet de loi de finances pour 2024 a démarré le 27 septembre 2023, pour se clore le 21 décembre 2023.

Une première alerte sur le déficit m'a été fournie par une note d'actualisation de la direction générale du Trésor, qui est la seule administration en charge de l'évaluation consolidée du déficit public maastrichtien ; elle évalue en se fondant sur des remontées comptables qui, une fois encore, restent incertaines à ce stade. Il s'agit de la fameuse note du 7 décembre 2023, qui va bientôt devenir aussi célèbre que la dépêche d'Ems. Cependant, à la différence de la dépêche d'Ems, qui était une et unique, la note du 7 décembre était la note n° 8466 du Trésor pour l'année 2023. Cette note est signée par le directeur général du Trésor et par la directrice du budget. Elle révise à 5,2 % du PIB la prévision de déficit public pour 2023, en insistant sur les « nombreux aléas » qui entourent cette prévision, et en recommandant explicitement de ne pas rendre publique cette évaluation. La presse s'est beaucoup émue de cette note et s'est beaucoup répandue ; je pense donc qu'il est bon de la lire intégralement.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous auriez pu la communiquer plus rapidement...

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je communique tous les documents que la commission des finances souhaite qu'on lui transmette. En revanche, monsieur le rapporteur général, je n'accepterai jamais, jamais que, dans mes fonctions de ministre des finances, on m'accuse de dissimulation.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Si c'est à moi que vous vous adressez, monsieur le ministre, il faut le dire clairement.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je cite la note : « Il n'est pas recommandé de communiquer sur cette mise à jour encore entourée de nombreux aléas ». La recommandation des deux directeurs est parfaitement légitime. À cette date, soixante-dix jours de débats parlementaires sont derrière nous et il ne nous reste d'une dizaine de jours ouvrés pour achever l'examen du budget. Il faut donc, avant de mettre le sujet, politiquement, sur la table, être sûr et certain de le faire sur le fondement de faits rigoureux et exacts. Je n'aurais pris la responsabilité de divulguer ces informations que si elles avaient été définitives et certaines. Or les prévisions de cette note se sont avérées lacunaires pour certaines et inexactes pour d'autres. Si je les avais diffusées, j'aurais donc semé le doute et l'inquiétude inutilement, alors même que beaucoup de ces prévisions ne se sont pas révélées exactes.

La note a d'abord été lacunaire sur un point essentiel : la moins-value sur l'impôt sur les sociétés, pourtant décisive pour expliquer l'écart du déficit public réalisé par rapport à la prévision. Les informations sur les moindres recettes d'impôt sur les sociétés n'étaient pas encore connues et ne figuraient pas dans cette note. C'est-à-dire que l'élément clef qui a expliqué très largement le dérapage du déficit ne figure pas dans la note du 7 décembre 2023 ; cet élément n'est mentionné ni par la direction générale du Trésor ni par la direction du budget.

Ensuite, au sujet des dépenses de l'État, cette note est inexacte. Les dépenses sont estimées être en baisse de 300 millions d'euros par rapport à la prévision de la loi de finances de fin de gestion. En réalité, la baisse des dépenses de l'État a été de 6 milliards d'euros, notamment en raison des économies que nous avons engagées, mais aussi en raison de la sous-exécution de certains programmes budgétaires.

Ainsi, si j'avais divulgué ces informations du 7 décembre, en admettant que je m'affranchisse des recommandations de mes deux directeurs, j'aurais divulgué au Parlement des informations lacunaires et inexactes. J'estime donc avoir agi correctement en ne divulguant pas ces informations, que mes directions même recommandaient de ne pas rendre publiques.

Ma responsabilité de ministre des finances n'est pas de crier au loup auprès du Parlement et des représentants du peuple lorsque les informations sont lacunaires et inexactes, mais, sur le fondement de cette note, de convoquer les directions et de leur demander ce qu'il en est réellement. C'est ce que j'ai fait le 12 décembre. Voilà la différence entre le travail administratif et le travail politique du ministre. Je pense les avoir accomplis, l'un comme l'autre, rigoureusement et correctement. Le 12 décembre, j'ai donc réuni les directeurs des finances publiques, du Trésor et du budget. Je leur ai indiqué que, sur le fondement de la note qu'ils m'avaient transmise, il était nécessaire de prendre des décisions de gestion pour réduire la dépense de l'État et parer à toute éventualité.

Ces décisions de gestion, prises mi-décembre, sont par ailleurs les seules décisions possibles à ce stade de l'exécution du budget. Pourquoi divulguer des informations qui sont incertaines, s'il n'est pas possible d'agir par la suite ? Ce qui compte c'est la décision, la décision publique du ministre des finances, qui, en exécution, prend les seules mesures qui sont à sa disposition.

Voilà les quatre points majeurs que je veux donc porter à la connaissance de la commission des finances du Sénat : premièrement, les informations dont je disposais n'étaient ni établies ni certaines, et il s'agissait de prévisions que mes services recommandaient de ne pas diffuser ; deuxièmement, ces informations m'ont amené à prendre toutes les mesures de précaution nécessaires en gestion, seule décision qui était à ma main ; troisièmement, ces informations portaient exclusivement sur la situation des finances publiques en 2023 et ne tiraient pas de conséquences sur la situation de 2024 ; quatrièmement, toutes les décisions possibles ont été prises en temps et en heure et le Parlement a été informé dès lors que ces informations ont été confirmées, comme je vais vous le montrer maintenant.

J'en viens donc à la quatrième étape, après l'examen du projet de loi de finances. Le 21 décembre 2023, une note du directeur général des finances publiques m'avertit du risque que le rendement du cinquième acompte de l'impôt sur les sociétés soit inférieur de 4,2 milliards d'euros par rapport aux prévisions. Au fond, cette note du 21 décembre est peut-être plus importante que celle 7 décembre, car c'est la première qui montre que les recettes de l'impôt sur les sociétés sont bien inférieures à ce qui avait été anticipé. Il s'agit de la note de la direction générale des finances publiques, adressée aux ministres, sur le suivi budgétaire de l'impôt sur les sociétés. Cette note est trimestrielle, contrairement aux notes sur la TVA et sur l'impôt sur le revenu, qui sont mensuelles. Je la cite : « À fin décembre 2023, les recouvrements d'impôt sur les sociétés net seraient en deçà de la recette nette inscrite en loi de finances de fin de gestion pour 2023. Cette moins-value de 4,2 milliards d'euros s'explique principalement par un rendement de l'acompte de décembre moins important que prévu. » La note établit également que ce chiffre de 4,2 milliards d'euros reste incertain le 21 décembre 2023.

Ces chiffres restent à confirmer lors de la clôture des comptes 2023, qui n'intervient qu'au premier trimestre 2024. Le 11 janvier 2024 a lieu le remaniement ministériel et je suis confirmé dans mes fonctions de ministre des finances. Le 19 janvier 2024, la direction générale des finances publiques et la direction du budget, dans une note commune, confirment que les recettes nettes du budget général s'établissent à 280 milliards d'euros, soit 7,8 milliards d'euros en dessous de la prévision établie en loi de finances de fin de gestion.

Je cite donc la note du 19 janvier 2024 de la direction générale des finances publiques et de la direction du budget intitulée Évaluation du solde budgétaire de l'année 2023 : « Le solde budgétaire provisoire en date comptable du 15 janvier 2024 est évalué à -173,3 milliards d'euros, en dégradation de 2 milliards d'euros par rapport au déficit budgétaire prévisionnel affiché en loi de finances de fin de gestion. Les recettes nettes du budget général s'établissent à 280 milliards d'euros, soit -7,8 milliards d'euros en dessous de la prévision établie en loi de finances de fin de gestion ».

Cette note confirme également que la moins-value est due à titre principal à une baisse des recettes fiscales nettes de l'impôt sur les sociétés. Nous avions alors pris des mesures de réduction des dépenses de l'État de 6 milliards d'euros, mesures de fin de gestion, et, pour un certain nombre de postes de dépenses de l'État, les dépenses étaient moindres. Malgré les 7,8 milliards d'euros de recettes nettes du budget général en moins, nous avons fait preuve d'anticipation, grâce à ces mesures de gestion de « refroidissement de la machine », qui ont permis d'économiser 6 milliards d'euros : ainsi, le 24 janvier, au moment où je m'exprime en conseil des ministres sur le déficit budgétaire de l'État, l'écart reste contenu à un peu moins de 2 milliards d'euros.

Je résume donc, pour que chacun comprenne bien ce point essentiel. Dès qu'il y a eu des informations disponibles sur des risques de pertes de recettes, nous avons pris les mesures d'anticipation et de correction nécessaires, si bien que, au moment où une perte de recettes peut effectivement se confirmer - ce n'est pas encore définitif à ce stade - l'écart à la cible s'élève à 2 milliards d'euros, soit 0,1 point de PIB. Nous sommes bien le 24 janvier.

Ainsi, ne laissons pas entendre, comme certains l'ont fait dans la presse, que nous savions dès le 24 janvier que le déficit s'élevait à 5,5 %, parce que cela est simplement et rigoureusement un mensonge. D'après tous les documents dont je viens de faire état, qui sont tous publics et qui ont tous été transmis à la commission des finances, l'écart est alors de 2 milliards d'euros, soit un écart de 0,1 point de PIB. Je n'ai alors aucun autre élément à ma disposition pour établir un chiffre de déficit plus élevé.

Ces éléments sont d'ailleurs explicitement mentionnés dans le compte rendu public du conseil des ministres du 24 janvier, qui a été transmis au Parlement : « Le déficit du budget de l'État s'établirait ainsi pour 2023 à 173,3 milliards d'euros, en détérioration de 2,0 milliards d'euros par rapport à la prévision de la loi de finances de fin de gestion pour 2023 ».

La direction générale du Trésor établit ensuite que le déficit pourrait être plus important que ce qui vient d'être annoncé, en raison du dynamisme de la dépense locale. Une note de la direction générale du Trésor le dit le 24 janvier 2024 ; elle établit que le déficit pourrait finalement s'établir à 5,3 % du PIB en raison des remontées sur le dynamisme de la dépense locale.

En février 2024, le 16 février très exactement, une nouvelle note de la direction générale du Trésor ajoute à ces éléments - moins de recettes, plus de dépenses des collectivités locales - un scénario macroéconomique moins favorable. C'est le 16 février 2024 seulement qu'apparaît ce chiffre d'un solde 2023 à - 5,6 % du PIB.

Tous ces éléments constituent ce qu'on pourrait appeler une perfect storm, une « super tempête », qui s'est produite sur quelques mois, et qui s'est matérialisée très précisément mi-février 2024. C'est le point sur lequel je veux insister.

Nous pourrons avoir toutes les discussions voulues sur l'état de la dépense, pour savoir si elle est trop élevée, s'il faut réduire le déficit, si l'on doit accélérer le désendettement - sur ces sujets, tous les débats sont permis, et vous connaissez mes positions ; le rapporteur général et moi-même pourrons nous retrouver.

Toutefois, je veux établir que tous ces éléments se sont conjugués à un moment précis, à la mi-février 2024. Le 16 février très précisément, tous les éléments se conjuguent pour produire cette « super tempête » sur les comptes publics de la Nation : des recettes fiscales moins élevées, une dépense locale un peu plus importante que prévue et une dégradation de la conjoncture internationale.

J'ajoute à cela deux points très importants. Le premier point est que le ralentissement économique n'est pas français, il est mondial. Entre le 16 février et la fin du mois, tous les principaux États de la zone euro révisent leurs chiffres de croissance, l'Allemagne et l'Italie en particulier. Les révisions sont parfois extrêmement importantes, créant un environnement économique beaucoup moins favorable, ce qui a un impact sur les déficits.

Le deuxième point est que des requalifications comptables participent de cette « super tempête ». Tous les éléments dont nous pouvions penser qu'ils ne seraient pas requalifiés en déficit l'ont finalement été, pour un montant avoisinant les 5 milliards d'euros. Des recettes moins élevées, la décision des entreprises de passer en provision ce qui aurait pu constituer des recettes d'impôt sur les sociétés, ce dans des proportions beaucoup plus élevées que prévu, des dépenses des collectivités locales dynamiques, des requalifications comptables maximales, pour 5 milliards d'euros, et un ralentissement économique mondial ont donc conduit, fin février, à ces 5,5 % de déficit. Voilà comment nous en sommes arrivés à ce dérapage du déficit français.

Des éléments sont communs à d'autres pays de la zone euro, comme le ralentissement économique mondial, et d'autres nous sont propres, comme les requalifications comptables, les recettes moins élevées d'impôt sur les sociétés et un passage en provision de montants beaucoup plus importants que ce que nous avions anticipé.

J'insiste également sur le fait que, à chaque étape, j'ai pris les décisions nécessaires : pilotage des dépenses de l'État pour anticiper une perte de recettes éventuelle le 12 décembre ; annonce de l'accélération de la sortie du bouclier tarifaire sur l'électricité le 21 janvier 2024, pour une économie de 5 milliards d'euros ; le 18 février, immédiatement après la note du Trésor établissant que le dérapage pouvait être plus important, décision de réduire de 10 milliards d'euros les dépenses de l'État pour 2024 et annonce de la révision de la prévision de croissance.

Enfin, je termine par le point qui est au coeur des débats de la commission. À aucun moment, rien n'a été caché, ni à la représentation nationale ni aux Français. Au contraire, les éléments d'information solides et fiables ont à chaque fois été donnés immédiatement, lorsqu'ils ont été confirmés par mes services. Le 19 février 2024, soit trois jours après la note dont je vous parle - seulement trois jours ! -, j'ai communiqué publiquement sur le fait que nous ne tiendrions pas la cible de 4,9 % du déficit pour 2023. Le 6 mars, j'ai alerté le Parlement lors d'auditions au sein de la commission des finances, en indiquant que le déficit public serait cette fois, je reprends mes mots, « significativement au-dessus de 5 % ». Nous sommes le 6 mars ! La note du Trésor date du 16 février 2024. Je ne pense pas que quinze jours puissent être considérés comme un délai déraisonnable, sachant que la communication publique avait été faite juste avant.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous prie de m'excuser d'avoir été un peu long, mais je souhaitais donner tous les éléments techniques nécessaires pour établir la vérité des faits et la responsabilité qui est la mienne.

J'en viens très rapidement à des questions qui me paraissent essentielles.

Premièrement, comment améliorer l'information régulière de la commission des finances, du président des commissions des finances à l'Assemblée nationale et au Sénat et des rapporteurs généraux sur les états comptables des recettes fiscales ? Je suis ouvert à toute proposition à ce sujet, sous réserve que ces éléments ne soient pas nécessairement divulgués publiquement, parce qu'ils pourraient concourir à un affaiblissement de la Nation si l'on apprenait qu'il y aurait une baisse des recettes fiscales à un moment donné, alors que cette baisse pourrait être compensée ultérieurement. Toutefois, je suis prêt à travailler avec les deux commissions des finances, pour éventuellement donner un plus grand accès aux remontées comptables des recettes fiscales aux commissions des finances, de l'Assemblée nationale et du Sénat, afin que nous puissions en discuter de manière plus régulière.

Deuxièmement, une telle erreur s'est produite une fois en sept ans, mais ne peut pas se reproduire une seconde fois. J'ai écrit à l'ensemble des administrations concernées de mon ministère pour le leur signifier. Je reconnais bien volontiers, car je prends mes responsabilités, qu'une erreur a forcément été faite dans l'évaluation des recettes fiscales, notamment pour l'impôt sur les sociétés, par défaut de remontées des informations comptables. Je sais parfaitement que l'article du code général des impôts que j'ai cité laisse la liberté aux entreprises de passer en provisions les sommes qu'elles veulent, mais il faut que nous disposions des éléments informatiques nous permettant d'évaluer la recette d'IS en fonction du niveau de ces provisions, qu'il s'agisse des entreprises financières ou des autres. Un travail doit être fait pour corriger cette erreur, que - j'y insiste - je reconnais, afin qu'elle ne se reproduise jamais.

Voilà les différents éléments que je souhaitais porter à votre connaissance, avec la volonté d'établir la vérité, d'améliorer l'information du Parlement et de corriger les erreurs qui ont pu être faites par mes administrations, dont j'assume toute la responsabilité.

M. Claude Raynal, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre, pour cette brève introduction...

Nous sommes là pour nous dire les choses, et c'est ce que vous avez fait. Je voudrais revenir sur les notions de vérité et mensonge, dont les contours sont flous. Prenons un exemple. Vous avez déclaré hier sur Europe 1 : « 10 milliards d'euros d'économies, aucun soutien ». Est-ce la vérité, un mensonge ou entre les deux ? Vous considérez qu'aucun soutien ne vous a été apporté. En tant que président de la commission de finances, je vous rappelle que la commission vous a fait des propositions d'économies lors de la discussion du PLF, même si je ne les soutenais pas à titre personnel. Ces propositions ont été refusées ; elles ont été reformulées durant le premier trimestre de 2024. On ne peut donc pas dire que vous n'avez pas eu de soutien sur ce plan.

De même, nous vous avons aussi fait des propositions concernant les recettes qui, elles non plus, n'avaient pas trouvé d'écho jusqu'à présent. Aujourd'hui, le groupe majoritaire à l'Assemblée nationale reprend une de nos propositions sur la taxation des rachats d'actions, et vous avez l'air intéressé par une « taxation des riches », une formule que ne renierait pas le G7 !

Nous avions donc fait des propositions pour rééquilibrer les comptes publics : vous ne pouvez pas dire à la radio que vous n'avez eu aucun soutien. Pour nous, c'est un mensonge !

Je crois qu'avec notre commission, nous sommes intéressés par votre tonalité : vous avez souhaité recadrer les choses, et vous l'avez fait avec des éléments qui sont pour partie exacts. Nous évoquerons plus loin dans la discussion les points que nous pouvons éventuellement contester. Mais cela change terriblement du ton très péremptoire que vous utilisez habituellement, comme lorsque vous dites que « ce projet de loi de finances garantit un déficit de 4,4 % pour 2024 et nous le tiendrons, nous avons toujours tenu nos objectifs, etc. ». C'est une phrase, il y en a mille : vous vous connaissez, monsieur le ministre.

Il faut changer de ton, car vous nous avez donné toutes les raisons qui montrent que, justement, sur ces questions, on ne peut pas être péremptoire ! Trop d'éléments échappent au ministre des finances : ce n'est pas la France seule qui décide de son taux de croissance, il faut prendre en compte l'environnement international. Il en est de même pour l'impôt sur les sociétés. Vous nous dites qu'une part de cet impôt est imprévisible, en particulier - vous avez raison - sur le cinquième acompte, mais il en a toujours été ainsi !

Nous souhaiterions que vous preniez des précautions oratoires lors de votre présentation du budget pour évoquer les résultats que vous attendez. Certes, on peut avoir de bonnes surprises, mais quelquefois on en a de mauvaises... En ce qui concerne les recettes, il faudrait un intervalle de confiance. La barre avait été mise trop haut en 2023, et les recettes ont finalement été plus basses que prévu dans les secteurs que vous avez développés. Un intervalle permettrait de fixer deux valeurs entre lesquelles pourraient être comprises les recettes.

Comme lors de l'audition de Thomas Cazenave, je n'ai pas votre conclusion. La question fondamentale est la suivante : qu'est-ce qui nous garantit que le déficit sera cette année de 5,1 % du PIB, comme vous nous l'avez annoncé ? Si l'on suit votre raisonnement, tout peut arriver. On pourrait tout aussi bien atteindre 5,1 % que 5,7 % du PIB. Quels chiffres et quelle trajectoire peut-on retenir de manière certaine ? Nous vous encourageons à en choisir une qui permette d'avoir une bonne surprise, car il est toujours préférable d'améliorer le solde en fin d'année.

Votre propos introductif nous permet de confirmer qu'il faut cesser de dire de façon péremptoire que vous tiendrez la trajectoire fixée et employer un ton plus proche de la vérité : avec autant d'éléments aléatoires, il faut faire preuve de prudence dans les solutions que vous avancez.

Je voudrais évoquer la contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité (Crim), un impôt qui, de l'avis général, est difficile à évaluer : estimé au départ à 12 milliards d'euros, puis à 7 milliards, à 3 milliards, il a permis de récolter 600 millions d'euros. Quand on crée ce type d'impôt, n'aurait-on pas intérêt à faire une recette de constatation la première année ? Faire un premier chiffrage à 12 milliards d'euros était au moins osé. Vous m'accordez peut-être que c'était un chiffrage un peu politique. Il y avait une dépense très élevée, il fallait une recette très élevée. Puis la dépense a diminué et on s'est réajusté. Là aussi, il aurait fallu faire preuve de prudence.

J'en viens à la question de la baisse de l'impôt sur les sociétés de 33 % à 25 %, à laquelle j'étais favorable. On peut espérer sur le long terme un effet en termes d'investissement, puisqu'on permet aux entreprises d'investir davantage avec l'argent qui est remis à leur disposition. Mais cela prend du temps ! Comme pratiquement dès la première année les recettes ont augmenté, vous avez dit qu'il était possible d'accroître le produit tout en baissant les impôts. Ce n'est pas aussi direct que cela, comme je l'ai souvent dit, mais vous avez balayé mon argument. Mais l'impôt sur les sociétés est extrêmement mouvant, c'est ce que vous venez de nous dire. Et cette année il l'a été avec un produit observé significativement à la baisse. Je le répète, l'effet se voit - si on arrive à le voir - sur une période de dix ans, pas d'une année sur l'autre. Il vaut mieux tenir un discours de vérité.

Vous avez fait une remarque sur le fait que nous vous aurions mis en cause. En tant que président de la commission des finances, je ne peux l'accepter. Quand il y a des difficultés, c'est la responsabilité du ministre qui est engagée, et non celle des services. Je ne crois pas que le ton des membres de la commission des finances ait été déplaisant. La mise en cause ne vous concerne pas personnellement : elle vise la mission que vous exercez et la responsabilité qui est la vôtre.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Comme vous, monsieur le président, je n'ai jamais aimé les gens péremptoires. Mais ce n'est pas être péremptoire que de défendre son budget : cela fait partie de mes fonctions de ministre des finances. En revanche, j'aime la clarté et la fermeté. Nous avons un point non pas de divergence, mais de discussion philosophique ; pour moi, il y a une vraie différence entre la vérité et le mensonge.

Sur les mesures d'économie, je confirme que vous en avez suggéré certaines, mais celles que j'ai proposées n'ont reçu que peu de soutien. Quand j'ai annoncé le rétablissement de la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE) pour un montant moins élevé que celui d'avant la crise, je ne peux pas dire que j'ai été très soutenu...

Pourquoi faut-il faire preuve de fermeté quand on défend le budget - bien sûr sans donner l'air d'être péremptoire ? Tout simplement parce que c'est bon pour les Français ! Je prendrai un exemple. Depuis un an et demi, on m'explique que notre pays sera en récession en 2023. Ce sont non pas le Sénat ni l'Assemblée nationale qui l'ont dit, mais de nombreux spécialistes de l'économie. Cette idée se diffuse dans l'opinion publique et, au bout du compte, les Français ne croient plus en eux-mêmes. Quand on leur explique qu'ils sont mauvais et que les choses vont très mal se passer, on constate que la croissance est de 0,9 point, très proche de la prévision du Gouvernement. C'est le rôle du ministre de l'économie et des finances de défendre une position positive. Je le redis, ce n'est pas être péremptoire, c'est croire dans son pays.

Depuis le début de l'année, j'entends tous les commentateurs dire que la croissance sera nulle au premier trimestre. C'est désespérant pour les Français ! Un institut très célèbre explique qu'il est impossible que notre pays dépasse 0,5 point de croissance en 2024, et pourtant nous y sommes déjà ! J'y insiste, ce n'est pas être péremptoire, c'est simplement défendre avec enthousiasme nos entrepreneurs, nos salariés, nos ouvriers et tous ceux qui se battent.

Là où je vous rejoins aussi, monsieur le président, c'est qu'il n'y a effectivement pas de science exacte en matière économique. Vous avez cité l'Allemagne, qui est un très bon exemple. Nous pensons que les Allemands sont forcément vertueux et rigoureux, et que nous le sommes moins. Ce n'est pas vrai ! L'année dernière, ce ne sont pas 5, 10 ou 15 milliards d'euros qui ont été requalifiés en dépenses de l'État fédéral allemand par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, mais 60 milliards d'euros, qui avaient été retirés du budget par le ministre des finances. Les approximations et les incertitudes ne sont pas forcément le fait de la France, elles peuvent être aussi la réalité outre-Rhin.

Quant à la prévision de croissance pour l'Allemagne, elle a été fixée jusqu'au début de l'année 2024 à 1,3 %, puis révisée à 0,2 %, soit 1,1 point de moins ! Là encore, les aléas qui entourent la prévision économique ne sont pas le seul fait de notre pays.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous allons revenir sur les sujets avec méthode. Vous avez dit au début de votre propos, monsieur le ministre, que vous alliez faire un peu d'archéologie, alors allons-y !

À plusieurs reprises, dans une posture tendue, vous avez évoqué des accusations graves, voire mensongères. Je veux dissiper toute mauvaise interprétation de votre propos : pouvez-vous donc préciser votre pensée ? Vous êtes ici dans un bâtiment de la République, une ancienne chapelle, et vous ne venez pas invoquer le pardon, mais vous présenter devant la commission des finances, qui participe du rôle du Parlement, qui est de contrôler et d'évaluer l'action du Gouvernement. Je rappelle que tout est parti d'une information consécutive à une réunion qui s'est tenue à l'Élysée le 20 mars dernier. Vous faites erreur si vous considérez que le travail que nous faisons ne relève pas de notre responsabilité en tant que parlementaires. Vous êtes ici non pas devant un tribunal, mais devant les représentants de la Haute Assemblée, et nous travaillons tout à fait sereinement.

En ce qui concerne l'IS, l'écart constaté est majeur. Le projet de loi de finances pour 2023 prévoyait 55,2 milliards d'euros de recettes et la loi de finances pour 2023 55,3 milliards d'euros, pour terminer en exécution à 56,8 milliards d'euros. Dans le PLF de fin de gestion, donc en fin d'exercice, vous avez augmenté de 6 milliards d'euros cette prévision. Il y a de quoi se poser des questions : la prévision était-elle réaliste au départ et avez-vous procédé à un gonflement des recettes prévues quelque peu artificiel ? Est-ce pour compenser un moindre produit espéré de la Crim ? Je ne sais pas.

Une note du 12 juin de la direction générale des finances publiques évoque une révision de recettes d'IS à la baisse en 2023 d'environ 6 milliards d'euros par rapport à la prévision du PStab.

Enfin, une note du 11 juillet du Trésor, dont on connaît l'importance, précise que la dégradation de l'environnement macroéconomique et l'effet sur les recettes de l'IS de la baisse de cinq points de l'estimation du bénéfice fiscal 2022 conduisent à dégrader les recettes prévues des prélèvements obligatoires d'environ 8 milliards d'euros en 2023 et 2024.

Confirmez-vous les éléments que je viens de porter à la connaissance de l'ensemble des membres de la commission ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Il me semble avoir répondu sur le deuxième point en indiquant que les 6 milliards d'euros résultent à la fois des moindres dépenses prévues pour 2023 dans le cadre du bouclier fiscal et de mesures de précaution...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - J'évoquais les recettes et non pas les dépenses.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Vous m'interrogez sur un écart de 6 milliards d'euros : je pense vous avoir présenté une « archéologie » détaillée en matière de recettes et je peux la reprendre mot pour mot en ce qui concerne les recettes d'IS, à moins que je n'aie pas bien compris votre question.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Reprenons les éléments : le premier correspond à l'estimation effectuée par la DGFiP dans sa note du 12 juin 2023, document que vous n'avez pas évoqué dans votre présentation, mais dont j'ai pris connaissance lors de ma visite à Bercy, le 21 mars 2024. Ladite estimation évoquait une révision à la baisse du niveau de recettes d'IS d'environ 6 milliards d'euros par rapport à la prévision du PStab ; une annotation manuscrite indique même que « la probabilité d'un ajustement négatif significatif sur l'IS encaissé en 2023 par rapport à la prévision est désormais élevée ». Cette note date bien du début de l'été 2023.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Jusqu'au mois de novembre 2023, les recettes d'IS sont supérieures de 2 milliards d'euros à ce qui était prévu dans le projet de loi de finances pour 2023. Jusqu'à ce même mois de novembre, les recettes sont en ligne avec la loi de finances de fin de gestion. Après le PStab, il y a le PLF 2024. L'écart de 4,4 milliards d'euros s'est cristallisé sur le seul mois de décembre 2023. Je ne peux pas être plus précis.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous avons un désaccord sur ce point, monsieur le ministre.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Une fois encore, les recettes d'IS ont été supérieures de 2 milliards d'euros jusqu'en novembre 2023 à ce qui était prévu dans le projet de loi de finances pour 2023.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'est bien le point que j'étais en train de souligner.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je maintiens cette affirmation : il n'y avait donc aucune raison, sur la base des informations dont je disposais...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous suivez les recommandations de vos services, mais votre propos recèle des contradictions avec les éléments dont je dispose...

M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le rapporteur général...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Dans le cadre de cette audition, nous sommes en droit de réagir à vos propos et de citer des notes factuelles que je n'interprète aucunement. Je m'en tiens aux données de l'État.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Remontons au 12 juin 2023 si vous le souhaitez. Évoquez-vous bien la note de la DGFiP indiquant que le bénéfice fiscal de 2022 progresserait de 2 %, et non pas de 7 %, comme le prévoyait le PStab ? Je suis là pour faire toute la transparence et apporter toute la vérité à la commission, et je souhaite donc m'assurer que vous vous référez à la note qui évoque la possibilité de procéder à une révision à la baisse du niveau de recettes attendues en 2023, à hauteur de 6 milliards d'euros. Sommes-nous d'accord sur ce point ?

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Oui.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Tenant compte de ces éléments, nous avons donc révisé notre prévision de recettes d'IS, dont le montant est passé de 67,4 milliards d'euros au PStab pour 2023 à 61,3 milliards d'euros dans le PLF pour 2024.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Dans ce cas, monsieur le ministre, pourquoi avez-vous augmenté les recettes inscrites dans le projet de loi de finances de fin de gestion de 6 milliards d'euros ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Il existe deux montants de 6 milliards d'euros, qui sont très différents.

Il faut distinguer les recettes de l'État de fin d'année des moindres recettes attendues au titre de l'IS en 2023, qui sont bien deux éléments différents.

La note du 12 juin 2023 établit que le bénéfice fiscal de 2022 évoluerait de 2 % et non pas de 7 %, comme le prévoyait le PStab pour 2023, ce qui induirait « une révision du niveau de recettes attendues en 2023 d'environ moins 6 milliards d'euros ». Nous en tenons alors compte pour la révision des recettes d'IS, en les estimant non plus à 67,4 milliards d'euros, mais à 61,3 milliards d'euros, soit une diminution de 6 milliards d'euros. Tous ces documents sont publics et connus, et je ne laisserai pas dire que nous n'avons pas fait preuve de transparence et de vérité.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Les recettes fiscales prévues devaient donc être moindres, mais cela ne vous a pas empêché d'ajouter 6 milliards d'euros dans le PLFG.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Il ne s'agit pas de la même chose. Vous évoquez à juste titre les pertes de recettes d'IS, qui soulèvent d'ailleurs la question clé de la méthode d'évaluation du bénéfice fiscal. Je rejoins l'avis du président de la commission sur ce point : en raison des provisions passées par les entreprises, ledit bénéfice est soumis à des variations plus importantes que prévu, d'où les pertes de recettes dont nous débattons.

N'aurions-nous ni tiré les conséquences de cette perte de recettes, ni informé le Parlement à ce sujet ? Non, trois fois non ! Tout d'abord, la révision de la prévision de recettes d'IS du PStab au PLF 2024 à hauteur de 6 milliards d'euros, de 67,4 à 61,3 milliards d'euros, est publique. Par ailleurs, il y a une sous-consommation d'un certain nombre de dispositifs déployés pour faire face à la crise inflationniste, ainsi que quelques mesures d'économies en gestion, ce qui correspond au total de 6 milliards d'euros d'économies que j'ai évoqué pour la fin 2023. Je le répète : ces éléments étaient publics, nous avons pris les décisions qui s'imposaient et nous n'avons pas laissé filer 6 milliards d'euros dans la nature.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je suis en total désaccord avec votre analyse.

Dans une note du 11 juillet 2023, ensuite, il est ainsi fait état d'une prévision aggravée du déficit public : « l'actualisation des budgets économiques d'été conduit à une prévision de solde public de - 5,2 % du PIB en 2023 et - 4,7 % du PIB en 2024 », contre - 4,9 % en 2023 et - 4,4 % en 2024 pour les prévisions officielles dans le PStab d'avril 2023. Pourquoi ne pas avoir tenu compte des alertes des services, qui indiquaient dès juillet 2023 que le solde serait probablement très dégradé par rapport à la prévision ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Principalement en raison du caractère dégradé des estimations de croissance. Nous avons ensuite confirmé une prévision de croissance à 1 %.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Pas au mois de juillet.

M. Bruno Le Maire, ministre. - J'ai confirmé cette prévision de croissance en septembre. Ce choix s'est avéré plus précis que ce que laissaient entendre les prévisions économiques, puisque nous avons atterri à 0,9 %.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Cela me paraît contradictoire avec vos propos liminaires...

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je souhaitais insister sur un deuxième élément, en prenant, si vous me pardonnez, tout le temps nécessaire à ma démonstration.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Pour le coup, nous vous accordons bien volontiers notre pardon.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Maintenir la prévision de croissance à 1 % était la bonne décision, alors que tous voulaient que je révise ce taux à 0,5 % ou à 0,6 %. De fait, la croissance française a été très proche de cette prévision.

Quant à l'évaluation du déficit à hauteur de 5,2 % du PIB, je rappelle que j'ai dû tenir compte, comme à chaque fois, d'éléments incertains : ces derniers s'étant avérés négatifs, j'ai pris les décisions de correction nécessaires en septembre 2023 sous la forme d'un décret d'annulation de crédits à hauteur de 5 milliards d'euros. En termes de gestion, j'ai donc pris les décisions nécessaires pour corriger les évaluations négatives qui pouvaient avoir des impacts sur le déficit. À partir du moment où j'avais pris cette difficile décision d'annulation de crédits, j'étais donc particulièrement fondé à confirmer un déficit de l'ordre de 4,9 % du PIB.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Fin novembre et début décembre...

M. Bruno Le Maire, ministre. - Ma prévision de croissance a été bonne, tandis que mes décisions de gestion, courageuses et nécessaires, visaient à contenir le déficit à 4,9 % du PIB. Si cette dernière estimation n'avait pas été crédible, le Haut Conseil des finances publiques ne l'aurait pas jugée plausible à deux reprises, en septembre et en octobre.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le Haut Conseil a aussi indiqué, dans un courrier adressé à la Première ministre Élisabeth Borne, que l'information qui lui a été transmise est « en conséquence trop peu détaillée pour permettre une appréciation suffisamment informée du réalisme des recettes et des dépenses ».

M. Bruno Le Maire, ministre. - Excusez-moi, monsieur le rapporteur général, mais ce sont bien les rapports du Haut Conseil des finances publiques qui font foi. Nous sommes dans une démocratie et des règles s'appliquent : d'une part, le ministre de l'économie et des finances fait des propositions sur le budget sous le contrôle des commissions des finances de l'Assemblée nationale et du Sénat ; d'autre part, les propositions de budget présentées au conseil des ministres sont validées par des rapports et des avis du Haut Conseil des finances publiques. Ces derniers établissent, jusqu'à la fin de l'année 2023, que les évaluations de déficit du Gouvernement sont plausibles.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je ne l'ai pas contesté, j'ai simplement livré à l'ensemble des membres de la commission une information utile.

Je poursuis : à la fin novembre 2023 et au début décembre 2023, la DGFiP exprime à nouveau son pessimisme sur les recettes de l'impôt sur le revenu et de la TVA, avec un manque à gagner estimé à 1 milliard d'euros par rapport à la prévision du projet de loi de finances de fin de gestion. En outre, dans la note du 7 décembre que nous avons déjà évoquée, la direction générale du Trésor et la direction du budget envisagent à nouveau un déficit public s'élevant à 5,2 % du PIB et non pas à 4,9 % du PIB. Cet écart aurait dû vous alerter sur les résultats de 2023 et, par conséquent, sur les prévisions de déficit pour 2024, déficit que vous estimiez alors à 4,4 % du PIB.

Le 11 décembre 2023, votre Gouvernement a déposé au Sénat des amendements à l'article liminaire et à l'article d'équilibre du projet de loi de finances, puis des amendements sur les mêmes articles à l'Assemblée nationale, le 14 décembre 2023, pour « mettre à jour les prévisions sous-jacentes au PLF pour 2024 concernant le déficit et les grands agrégats de finances publiques ». De fait, vous avez maintenu à ce moment une prévision de solde public à 4,9 % du PIB, alors même que vos administrations avaient tiré le signal d'alarme.

Pourquoi n'avez-vous pas alors proposé une correction des chiffres, à la fois pour 2023 et pour 2024 ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je veux bien reprendre toute l'argumentation que j'ai développée précédemment, mais je ne corrige pas des chiffres de déficit sur la base de présomptions qui, une fois encore, se sont avérées lacunaires sur certains points et fausses sur d'autres. Il relève de ma responsabilité de prendre toutes les décisions en gestion quand elles sont possibles : je l'ai fait à chaque moment, en prenant le décret d'annulation de 5 milliards d'euros de crédits que je viens de citer, puis le décret d'annulation au début de l'année 2024, mais sur la base d'évaluations fiables et définitives, et non pas à partir d'éléments d'information dont l'administration avait elle-même souligné le caractère incertain et peu fiable.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous occupiez déjà votre poste en 2018 - c'est l'avantage et la singularité de la situation. Un amendement à l'article liminaire du PLF avait alors été déposé à l'Assemblée nationale le 17 décembre, en nouvelle lecture, pour « actualiser les prévisions de déficit nominal et structurel pour l'année 2018 au vu de données nouvelles disponibles à ce stade de l'année ». Toujours selon cet amendement, « les prévisions de recettes fiscales sont ajustées à la baisse s'agissant de la TVA et des remboursements et dégrèvements de l'impôt sur les sociétés ». J'en conclus que deux situations identiques vous ont conduit à prendre deux décisions différentes.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je ne suis pas d'accord, monsieur le rapporteur général : les recettes de la TVA peuvent être plus fiables que les recettes d'IS, et vous confondez les dégrèvements d'IS avec les provisions et les recettes du cinquième acompte dudit impôt. Il faut donc distinguer les sources fiables - les recettes de TVA et les dégrèvements d'IS - des incertitudes sur l'IS et son cinquième acompte : d'un montant de 4,4 milliards d'euros, ces dernières expliquent très largement la dégradation des comptes publics en 2023.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Permettez-moi de ne pas partager votre point de vue et de reprendre vos propos précédents : vous avez bien expliqué qu'il était toujours question de données brutes, évaluatives, susceptibles de connaître des rebonds à la hausse ou à la baisse sur les mois suivants.

M. Bruno Le Maire, ministre. - La remarque est juste en cours d'année, mais pas en fin d'année pour la TVA.

M. Claude Raynal, président. - Le politique décide, et c'est heureux : les administrations vous font remonter des éléments que vous appréciez - c'est votre rôle - pour prendre des décisions. En 2018, vous avez considéré que ces éléments pouvaient justifier une modification de l'article d'équilibre, à un moment sans doute plus facile de notre histoire budgétaire...

M. Bruno Le Maire, ministre. - J'ai parfois l'impression qu'une accusation à charge est menée et je souhaiterais y répondre.

M. Claude Raynal, président. - Mais non !

M. Bruno Le Maire, ministre. - L'actualisation de l'article liminaire se fait sur le fondement de recommandations des administrations. En 2023, la recommandation de mon administration était claire : il y a trop d'incertitudes, il n'est pas nécessaire de réviser l'article d'équilibre. Ma décision, et j'en assume toute la responsabilité, a alors consisté, au regard des incertitudes entourant le cinquième acompte de l'IS et les recettes fiscales, à suivre cette préconisation.

M. Claude Raynal, président. - Il s'agit bien de votre responsabilité, comme vous venez de le dire...

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je pense avoir indiqué, depuis le début de cette audition, que j'assumais l'entière responsabilité des décisions qui ont été prises.

M. Claude Raynal, président. - Il vous est arrivé de suivre le schéma inverse en décidant de maintenir une prévision de croissance différente de celle établie par votre administration à + 0,8 %. Il n'est nullement question de remettre en cause votre responsabilité : le rapporteur général a simplement relevé que vous aviez adopté deux attitudes différentes, en fonction de la situation politique du moment.

En 2018, une modification des prévisions ne posait pas de problème particulier, car le déficit public était alors inférieur à 3 % ; en 2023, avec un déficit déjà élevé, vous avez décidé de ne rien modifier : c'est votre choix, alors que vous auriez pu, dès la fin de l'année, prendre en compte le fait que tous les feux étaient au rouge. On ne sait pas ce qu'on aurait fait à votre place, mais chacun reste à sa place. Vous avez pris cette décision, avant que nous « votions » - je reste prudent sur ce terme, compte tenu des conditions d'adoption du PLF - sur une base qui n'avait pas été retravaillée à la baisse. Les conditions dans lesquelles nous avons travaillé sur le PLF 2024 sont problématiques.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je porte un regard très différent du vôtre : vous laissez entendre que tous les signaux étaient au rouge à l'automne 2023...

M. Claude Raynal, président. - En décembre !

M. Bruno Le Maire, ministre. - Tous les indicateurs n'étaient pas négatifs, comme je l'ai démontré. Fin octobre 2023, les recettes d'IR et de TVA étaient respectivement supérieures aux prévisions de 400 millions d'euros et de 600 millions d'euros, tandis que les chiffres de croissance, censés être négatifs, étaient meilleurs qu'attendu. Il n'est donc pas possible d'affirmer que tous les feux étaient au rouge fin 2023 et qu'il était urgent de corriger l'article d'équilibre, car cela ne correspond pas à la réalité des faits.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ce n'est pas ce qui est dit, monsieur le ministre.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Le président de la commission des finances vient pourtant d'indiquer que tous les signaux étaient négatifs et que cela aurait dû m'amener mécaniquement à corriger l'article d'équilibre.

M. Claude Raynal, président. - Cela aurait « pu » vous amener, plus précisément.

M. Bruno Le Maire, ministre. - J'ai pris une décision différente et j'en assume toute la responsabilité, comme j'ai l'habitude de le faire pour toutes les décisions prises dans mon ministère. Certains signaux, qu'il s'agisse de la croissance, des recettes d'IR ou des recettes de TVA, ont été positifs jusqu'à la fin de l'année 2023, le réel sujet ayant trait à l'IS.

Quant à l'année 2018, comparaison n'est pas raison : la situation économique et politique n'était pas la même, puisqu'il était plus aisé d'apporter des modifications budgétaires avec une majorité absolue à l'Assemblée nationale.

En 2023, deux éléments ont significativement perturbé nos évaluations de recettes : d'une part, la décrue très rapide de l'inflation - et l'inflation perturbe les prévisions économiques ; d'autre part, la situation des taux, qui a sans doute - nous n'avons pas encore de conclusion définitive à ce sujet - amené une grande partie des entreprises à passer en provisions des éléments qu'elles auraient pu placer en bénéfice fiscal.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Monsieur le ministre, vous venez à nouveau d'affirmer que nous tenions des propos accusatoires. Pouvez-vous accepter que le Parlement interroge le ministre dans le cadre de la mission d'information ? Interroger, est-ce accuser ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Absolument pas. Chacun est dans son rôle...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le propos est évidemment exagéré et vous déformez les attitudes, ce que je n'accepte pas, ni au titre de ma fonction, ni à l'endroit du Sénat.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Pour ma part, ce que je n'accepte pas, ni au titre de mes fonctions, ni à l'égard du Gouvernement, c'est que le rapporteur général de la commission des finances dise que le Gouvernement n'a jamais cherché à redresser la situation et qu'il a fait preuve de rétention d'informations, comme vous l'avez déclaré le 21 mars.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'est pourtant vrai.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je suis personnellement mis en accusation...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il ne s'agit pas d'une accusation. Vous ne représentez pas l'ensemble du Gouvernement - vous avez une fonction en son sein. Une rétention d'informations, ce n'est pas du tout la même chose. Je vous sais suffisamment adepte de la langue française pour que le propos soit tenu pour ce qu'il porte, ce qui permettra à notre échange de se poursuivre de manière courtoise, même s'il peut être vif.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Il restera courtois et sa vivacité ne me dérange pas. En revanche, je ne peux pas accepter qu'on accuse le Gouvernement et celui qui, en son sein, est responsable des finances de la Nation, de rétention d'informations. Je ne m'y suis jamais livré.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - J'en viens à votre passage sur TF1, le 18 février, au cours duquel vous avez évoqué le décret d'annulation de 10 milliards d'euros de crédits. Vous avez alors annoncé maintenir votre objectif d'un déficit public à 4,4 % du PIB en 2024, comme si l'annulation précitée pouvait permettre d'atteindre cet objectif.

Vous disposiez pourtant, à ce moment-là, d'une note de vos services prévoyant un déficit public de 5,7 % du PIB en 2024, soit un écart de 1,3 point qui représente 35 milliards d'euros. Vous savez donc, à cet instant, que l'objectif de 4,4 % est inatteignable en 2024, ce qui ne vous empêche pas de continuer à communiquer autour de ce chiffre. Considérez-vous que cette manière de procéder était raisonnable ? Pourquoi ne pas avoir présenté plus franchement les éléments dont vous disposiez ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Vous conviendrez que nous basculons sur l'année 2024 : j'espère avoir établi, pour l'année précédente, que j'ai fait preuve de transparence à chaque moment quant aux informations sérieuses dont je disposais et que j'ai pris les décisions qui s'imposaient pour éviter tout dérapage des finances publiques.

La note du 16 février que vous évoquez établissait un déficit à politique inchangée. En premier lieu, il me semble que ma responsabilité à l'égard des Français ne consistait pas à semer la panique en indiquant que le déficit allait atteindre 5,7 % du PIB, mais à prendre les mesures nécessaires pour contenir les conséquences d'un déficit supérieur aux prévisions pour 2023. En second lieu, toute révision de l'objectif de 4,4 % du PIB est de nature politique et supposait donc des discussions tant au sein du Gouvernement qu'avec le Président de la République et avec les parlementaires, notamment ceux de la commission des finances et ceux de la majorité, afin de fixer un nouvel objectif raisonnable.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je confirme donc qu'entre votre prise de parole sur TF1 et le 20 mars, date à laquelle une fuite a été organisée par l'entourage de l'Élysée, aucune information n'a été adressée au Sénat, pas plus au président de la commission des finances qu'à son rapporteur général. Seule ma visite à Bercy, le 21 mars, m'a permis de découvrir ces données.

Au regard des conditions dans lesquelles le projet de loi de finances a été étudié et voté, notamment au Sénat, comprenez qu'un écart de 35 milliards d'euros puisse nous irriter, car nous sommes bien loin de l'épaisseur du trait. Mon rôle n'est pas d'affoler outre mesure le pays : simplement, le Parlement a le droit d'être informé en temps et en heure, tout en tenant bien sûr compte des exigences de confidentialité de certaines données.

Nous ne pouvons pas accepter d'attendre un article de presse pour être informés : j'ai immédiatement réagi et ne regrette aucunement mon action, car nous devons la vérité aux Français. Ma visite à Bercy a d'ailleurs prouvé son efficacité, puisque nous disposons de davantage d'éléments depuis cette date. Cette démarche n'a rien d'accusatoire : il ne s'agit que du travail de contrôle qui échoit au Parlement.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je suis très attaché au rôle de contrôle du Parlement et distingue cette mission de l'accusation de rétention d'informations, que je n'accepterai jamais.

Pour en revenir au débat, j'ai indiqué, lors de mon audition du 6 mars par la commission des finances du Sénat, que le déficit serait significativement supérieur à 5 % du PIB. Il me semble donc que la représentation nationale a été informée de cet ajustement ; de plus, donner un chiffre plus précis aurait été prématuré.

J'ajoute une précision sur l'année 2018 : l'amendement auquel vous avez fait référence était un amendement de coordination à l'article liminaire qui tirait les conséquences des mesures annoncées par le Président de la République à la suite du mouvement des gilets jaunes. Il ne s'agissait donc pas seulement d'une actualisation sur la base d'une anticipation d'une baisse des recettes, mais aussi d'une prise en compte des dépenses supplémentaires annoncées.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je maintiens l'ensemble de mes observations.

Je note, par ailleurs, que la prévision de croissance de 1 % pour 2024 que vous avez annoncée le 18 février, puis confirmée devant notre commission le 6 mars, et qui figure dans le programme de stabilité, diffère de celle qui figure dans les notes de vos services, qui tablaient sur 0,8 %. S'agit-il d'un choix politique visant à se montrer plus ambitieux que les prévisions de l'administration ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je rappelle que nous avons subi, pendant trois mois, des critiques tous azimuts de la part d'une série d'instituts de conjoncture, selon qui la croissance française ne dépasserait pas 0,5 % en 2024. Permettez-moi de redire, avec le recul qui est le mien en tant que ministre de l'économie, qu'annoncer de manière répétée aux Français des résultats médiocres a un côté déprimant pour nos compatriotes, alors qu'on arrive déjà à la fin du premier trimestre 2024 à 0,5 point d'acquis de croissance.

J'estime que mon rôle de ministre de l'économie ne se réduit pas à tenter de me rapprocher le plus possible du taux de croissance effectif, mais qu'il consiste aussi à montrer que la croissance est portée par une ambition. J'ai décidé de maintenir la prévision à 1 % sur la base de deux éléments, à commencer par les réformes de structure : je pense en particulier à la réforme de l'assurance chômage, grâce à laquelle le nombre de personnes en emploi augmentera, ce qui signifie davantage de croissance, donc davantage de cotisations et davantage de recettes. Le second élément correspond à une anticipation d'une baisse des taux de la Banque centrale européenne (BCE), baisse qui devrait avoir des effets positifs sur l'investissement des ménages et des entreprises.

Nous verrons si nous nous rapprochons de l'objectif que j'ai fixé pour la fin de l'année 2024, mais j'insiste sur la différence entre les prévisionnistes et le ministre de l'économie : les erreurs des premiers n'intéressent personne.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous parlions de vos services et non pas des prévisionnistes.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Comme le soulignait le président de la commission, il m'appartient de prendre des décisions politiques. Or, afficher un objectif de croissance est également une décision politique : mon rôle consiste à fixer une ambition, pas simplement une évaluation.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je suis d'accord avec vous sur ce sujet, mais vous en parlerez avec le ministre délégué chargé des comptes publics : il a indiqué qu'il n'était pas là pour faire de la politique, ce qui m'a sérieusement inquiété.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je me félicite pour ma part de faire de la politique.

M. Claude Raynal, président. - Vous avez évoqué la zone grise qui sépare le mensonge de la vérité. Le 24 janvier, vous avez fait, à l'occasion d'un conseil des ministres, une communication très positive sur l'exécution du budget de l'État en 2023. D'après celle-ci, « le solde budgétaire est proche de celui prévu en loi de finances de fin de gestion pour 2023, les recettes moindres que prévu étant compensées par une très bonne maîtrise des dépenses ». Au même moment, une note de vos services annonçait un déficit public - toutes administrations publiques confondues, cette fois - qui s'élèverait à 5,3 % du PIB au lieu des 4,9 % prévus.

Or vous savez très bien que la population française ignore, lorsqu'elle vous écoute sur ce point, la différence entre le budget de l'État et le budget englobant l'ensemble des administrations publiques : si votre phrase est juste, est-elle pour autant franche et compréhensible par tous ? N'y a-t-il pas une forme de tromperie dans cette explication ? Votre message du 24 janvier pourrait se résumer par la formule « Dormez tranquilles, braves gens », et même « Dormez tranquille, monsieur le président de la commission des finances du Sénat ». Je me suis moi-même dit, en vous écoutant, que tout était sous contrôle.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je suis soucieux du bon sommeil du président de la commission des finances du Sénat, donc j'évite toute inquiétude inutile. Je n'ai rien à ajouter à ce que vous avez dit. Le compte rendu du conseil des ministres en question porte sur l'exécution budgétaire 2023. Libre à vous de la surinterpréter de façon positive, mais les chiffres communiqués étaient rigoureusement exacts, même s'ils n'englobaient en effet pas le budget de l'ensemble des administrations. Je les redonne : des recettes inférieures de 7,8 milliards d'euros, la correction de 6 milliards d'euros dont j'ai parlé précédemment, 2 milliards d'euros de déficit supplémentaire.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le 28 février, à l'occasion de l'examen du décret d'annulation du 21 février et en application de l'article 57 de la Lolf, j'ai demandé au Gouvernement les dernières prévisions de solde public expliquant le plan d'économies. Pour être précis, je vais citer la question : « Préciser le niveau qu'atteindrait en 2024 le déficit public, en pourcentage du PIB, sans les annulations de crédit portées par le décret d'annulation ». Je cite votre réponse, rapide, en date du 5 mars : « l'ensemble des informations pertinentes sera pris en compte et détaillé dans le programme de stabilité ».

Dans le cadre d'un exercice accompli de transparence et de partage de l'information, j'imagine, vous n'avez donc transmis aucun élément à la commission des finances, alors que ces prévisions existaient puisque je les ai découvertes dans une note du Trésor du 16 février 2024, avec une prévision de solde de - 5,7 % du PIB. Pourquoi avoir décidé de ne pas transmettre cette information au Parlement ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je le répète, monsieur le rapporteur général : je suis ouvert à toute évolution en matière de transmission des documents, qu'il s'agisse des documents de la direction générale du Trésor, de la direction générale des finances publiques ou de la direction du budget. Une telle évolution doit garantir la bonne information du rapporteur général et du président de la commission des finances, mais aussi la confidentialité des informations. Je sais que nous vivons dans une ère de transparence totale mais si je parlais sur la place publique à chaque fois que la direction générale du Trésor me dit que, si l'on ne fait rien, on risque d'atteindre 6 % ou 7 % de déficit, ce serait la panique. Quand je reçois des informations, je prends des décisions...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - ...vous auriez dû en parler, monsieur le ministre. Il s'agit d'une obligation fixée par les dispositions de la Lolf. Je m'étonne que la lettre de la Lolf, au-delà de son esprit, n'ait pas été respectée. Il ne s'agit pas seulement de réfléchir à ce qu'il faudra faire demain ; cela aurait déjà dû être hier.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je ne crois pas que la Lolf établisse que l'ensemble des documents qui sont à la disposition du ministre des finances doivent être automatiquement transmis à la commission des finances. Je vérifierai ce point.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il s'agit de l'article 57 de la Lolf.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Nous regarderons. Je vais demander à mes conseillers de regarder immédiatement. Je suis tout à fait disposé à ce qu'un échange d'informations plus régulier et plus transparent ait lieu entre la commission des finances et le ministre des finances, mais ce à quoi je suis opposé...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - ...vous comprenez que je puisse considérer qu'il s'agit d'une rétention d'informations...

M. Bruno Le Maire, ministre. - ...ce à quoi je suis opposé, c'est à la divulgation, sur la place publique, d'éléments qui pourraient inquiéter nos compatriotes de façon inutile ou fragiliser la situation budgétaire française. À cet égard, je rappelle qu'à chaque fois qu'une déclaration négative sur les finances publiques est faite, qu'elle repose ou non sur des faits avérés, le spread entre l'Allemagne et la France s'accroît.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous pourrions peut-être nous faire confiance. Dans le cadre des responsabilités que nous exerçons, on ne peut pas dire que le président Claude Raynal et moi-même ayons recours à une communication abusive. Il faut éviter les amalgames et les propos accusatoires.

M. Claude Raynal, président. - De nombreuses informations nous sont déjà envoyées et je ne crois pas qu'une seule d'entre elles se soit déjà retrouvée dans la presse. Cela peut être le cas lorsqu'il y a des projets d'acquisition de parts d'entreprise par l'État : nous sommes informés immédiatement, sans que cela n'ait jamais été transmis à la presse. Recevoir les informations pertinentes nous permet de bien préparer le travail et les découvrir dans la presse est difficile à supporter. Ces pratiques ne datent pas de votre arrivée au ministère ; il s'agit d'une vieille histoire.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je propose que nous définissions une méthode claire et rigoureuse de transmission des informations. En effet, toute déclaration, que l'on soit président de la commission des finances, rapporteur général ou ministre des finances, a un impact direct sur la dette, les entreprises et les ménages français. Monsieur le rapporteur général, quand vous avez fait des déclarations le 21 mars, qui donnaient le sentiment que la gestion budgétaire du Gouvernement était calamiteuse, le spread français a pris 3,5 points de base, ce qui signifie que les conditions de financement de notre économie se sont détériorées. Je suis ouvert à une meilleure méthode, à la transmission d'un plus grand nombre de documents et à des échanges plus réguliers, mais nous devons faire attention à ce que...

M. Claude Raynal, président. - ...vous ne pensez pas plutôt que c'est la fuite du dîner de l'Élysée - qui a eu lieu avant l'intervention du rapporteur général - qui a entraîné cette hausse ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je dis simplement que toute déclaration non maîtrisée sur les finances publiques...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - ...parce que la déclaration gouvernementale a été maîtrisée ?

Je vais relire l'article 57 de la Lolf : « Tous les renseignements et documents d'ordre financier et administratif qu'ils demandent, y compris tout rapport établi par les organismes et services chargés du contrôle de l'administration, réserve faite des sujets à caractère secret concernant la défense nationale et la sécurité intérieure ou extérieure de l'État et du respect du secret de l'instruction et du secret médical, doivent leur être fournis ». Je précise qu'il s'agit du président et du rapporteur général de la commission des finances.

J'ai demandé les documents dont nous parlons par écrit, dans le cadre de ma fonction. Nous avons été éconduits. Vous pouvez comprendre que je n'en sois pas satisfait. C'est la raison pour laquelle j'ai dit - et je le maintiens - que, à ce moment-là, vous avez retenu de l'information. « Retenu » donne le substantif « rétention ».

M. Bruno Le Maire, ministre. - Tous les documents demandés par le président de la commission et le rapporteur général leur sont transmis par le ministre des finances. Il me semble que cela a toujours été le cas.

M. Claude Raynal, président. - En 2023, des revues de dépenses ont été conduites au printemps mais très peu d'éléments en sont ressortis. Le rapport sur l'évaluation de la qualité de l'action publique de juillet 2023 donnait juste la liste de ces revues et nous n'avons jamais reçu les rapports finaux des cinq missions menées par les administrations, malgré l'envoi d'un courrier envoyé le 17 octobre 2023 et d'une relance. Ces revues de dépenses devaient être utilisées pour construire le projet de loi de finances pour 2024, qui, d'ailleurs, ne les mentionne pas. Serez-vous plus transparents ou plutôt, pour éviter d'employer les mots qui fâchent, serez-vous meilleurs sur cette question ? Cette année, les revues de dépenses sont censées dégager 6 milliards d'euros. Recevra-t-on bientôt ces rapports ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Sera-t-on plus transparent ? Non, parce que je ne pense pas pouvoir l'être davantage que je ne le suis depuis sept ans. Meilleur ? Oui, on peut toujours l'être.

Le rapport sur les revues de dépenses réalisées ces derniers mois sera remis le mois prochain. Il pourra être transmis aux commissions des finances pour examen et faire aussi l'objet d'une réunion de la commission. En effet, un débat sur les revues de dépenses et les économies nécessaires à la réduction des déficits serait utile et précieux. Je pense avoir fait preuve d'une transparence totale et pris des décisions en temps et en heure sur les comptes publics.

M. Claude Raynal, président. - Revenons sur un autre thème délicat : la pratique des reports de crédits. Lors des discussions sur le PLF 2024, nous nous sommes opposés à la levée du plafond de 3 % des reports de crédits pour plusieurs dizaines de programmes budgétaires. Vous avez expliqué devant le Sénat - à moins que ce ne soit le ministre délégué aux comptes publics - que ces reports résultent soit des contraintes de gestion, soit de votre volonté de tenir des engagements pris dans le cadre de la loi de finances de fin de gestion. Or, dans les documents que nous avons obtenus, nous avons reçu confirmation que ces reports de crédits, planifiés tout au long de l'automne, résultent plutôt d'arbitrages rendus en faveur des ministères qui souhaitent recycler les sous-consommations de crédits et ainsi bénéficier d'une « cagnotte » pour l'année suivante.

Pourquoi ne pas dire les choses plus ouvertement lors de la discussion du PLF, afin que le Parlement comprenne pourquoi on lui demande de vider ainsi de sa substance l'un des principes de la loi organique et du vote du budget par le Parlement ? Le report des crédits doit être mineur et clair. Or, depuis plusieurs années, il s'agit de sommes colossales. Cette pratique a un impact. En effet, d'un côté, on annule 10 milliards d'euros de crédits et, de l'autre, on ouvre 16 milliards d'euros de report de crédits. On a du mal à suivre. Quel regard portez-vous sur cette question ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Les reports de crédits ne constituent pas une cagnotte puisque le principe est de reporter à l'année suivante des crédits correspondant à des engagements pris pendant l'année écoulée. Il s'agit donc d'opérations de gestion. Peut-être sont-elles d'un montant trop élevé...

M. Claude Raynal, président. - ...16 milliards d'euros.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Oui, 16 milliards d'euros sur un budget qui avoisine les 500 milliards d'euros.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ces reports de crédits, pour reprendre une expression du langage commun, « c'est abusé ». La pratique a cours depuis 2020 et nous parlons tout de même de 16 milliards d'euros de crédits, qui ont été ouverts, à l'époque, sur des crédits d'urgence et du plan de relance. Nous l'avons déjà souligné et dénoncé dans des rapports budgétaires du Sénat, en pointant une mauvaise pratique, ce que les directions de Bercy ont confirmé. Selon la règle et la pratique, les montants doivent plutôt s'élever à 3 ou 4 milliards d'euros. Dans ces temps difficiles, comment faire comprendre aux Français que, d'un côté, vous annoncez avec gravité sur une grande chaîne de télévision une première coupe sombre de 10 milliards d'euros et que, de l'autre, vous laissez filer de façon insidieuse le fait que vous récupérez pour 2024 des crédits non consommés en 2023, en dehors de toute opération de contrôle, mise à part celle à la discrétion du Parlement. Je l'ai déjà dit : il ne s'agit pas d'une pratique qui doit perdurer. Malgré les annonces, les crédits sont aujourd'hui plus importants que ce qui a été voté, même après le décret d'annulation de 10 milliards d'euros. Pour l'opinion, cette pratique n'entraîne pas l'adhésion et ne facilite pas la confiance.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je partage totalement l'objectif de réduire les reports de crédits, et ils sont en diminution par rapport à 2021. On raisonne comme si l'on n'avait pas connu, voilà quatre ans, la crise économique la plus grave depuis 1929, ou comme si nous n'avions pas engagé un plan de relance de 100 milliards d'euros. Celui-ci a un effet de traîne, des autorisations d'engagements ont été ouvertes à cette occasion, une consommation qui se fait année après année, ce qui explique largement les reports de crédits exceptionnels. Il faut en effet les réduire, mais tenons compte de cette situation inédite ! À ce propos, le plan de relance a été particulièrement bien exécuté, puisque nous sommes le premier pays de la zone euro à avoir retrouvé notre activité d'avant-crise.

M. Claude Raynal, président. - Monsieur le ministre, nous sommes prêts à vous entendre sur ce point, mais vous êtes un peu gêné. Certes, on comprend les effets de traîne de la dépense budgétaire ; cela étant, au moment où l'on veut rééquilibrer les comptes, reporter tous les crédits n'est pas de bonne méthode.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'est une mauvaise pratique.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je partage totalement votre avis à ce sujet. C'est pourquoi nous les avons réduits. Je ne dis pas que c'est suffisant, mais la direction est la bonne.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous auriez juste dû suivre le Sénat, puisque nous avions supprimé ces reports de crédits.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Et le plan de relance ?

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il est terminé.

M. Claude Raynal, président. - Monsieur le ministre, nous allons passer aux questions liées à l'avenir. Comment rétablir la confiance ? Avant cela, je donne la parole aux commissaires des finances.

Mme Christine Lavarde. - Monsieur le ministre a déploré le manque de soutien lorsqu'il avait souhaité réaugmenter la TICFE. Au Sénat, nous étions prêts à aller beaucoup plus loin.

M. Bruno Le Maire, ministre. - C'est vrai !

Mme Christine Lavarde. - Vous avez évoqué le dynamisme de la dépense locale. Nous avons récemment eu une réunion de travail avec la ministre Dominique Faure, qui indiquait que les collectivités locales n'avaient pesé que pour 0,2 point dans le déficit. Comment conjuguer ces deux informations ?

Quant aux outils techniques à mettre en oeuvre, des économistes ont dit qu'il était très difficile de piloter la recette. Comment peut-on avoir une remontée d'informations des directions départementales des finances publiques et du niveau régional vers le niveau national et en temps réel ? Avec les outils numériques, on peut supposer qu'il est possible d'avoir au jour le jour les états d'encaissement. Peut-on améliorer la prévisibilité en la matière ?

M. Thierry Cozic. - Monsieur le ministre, je vous écoute avec beaucoup d'attention. Vous seriez la victime consentante des turpitudes de votre administration, sur laquelle vous faites semblant de ne pas vous défausser ! Nous pourrions vous donner crédit de vos arguments si vous n'étiez pas aux responsabilités depuis près de sept ans. Vous êtes le deuxième ministre de la République et cette position ne vous permet pas de vous défausser sur quiconque. Le Président de la République vous l'a d'ailleurs rappelé en personne, il y a un mois.

Les chiffres sont sans appel : en sept ans, ce sont près de 1 000 milliards d'euros de dette en plus. On est loin du sérieux budgétaire dont vous vous délectez. Notre dette publique atteint le niveau historique de 3 000 milliards d'euros. La situation dans laquelle nous sommes est le résultat direct des politiques néolibérales que le Gouvernement porte. Les taux d'intérêt ne cessent d'augmenter, le fardeau de la dette ne fait que s'alourdir pour représenter des dépenses prévisibles de 70 milliards d'euros en 2027. De plus, l'inflation n'a pas allégé cette charge. L'on constate une croissance anémique et un déficit budgétaire sans précédent. Nous assistons à un dangereux « effet boule de neige » où les intérêts s'accumulent et font croître sans cesse notre endettement.

Monsieur le ministre, vous avez plongé notre pays dans un véritable mur de la dette. Les coupes budgétaires que vous recherchez partout ne changeront rien à cette trajectoire. Elles stérilisent la croissance, essentielle à la maîtrise de l'endettement ; pire encore, elles attisent les mouvements populistes que vos choix politiques n'ont cessé d'alimenter. Comment pensez-vous réduire notre dette sans toucher aux recettes ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Monsieur le ministre, le calendrier évoqué au début de la réunion s'est superposé à un calendrier politique, avec la démission de la Première ministre et la nomination d'un nouveau Premier ministre, M. Attal, le 9 janvier. Ce dernier était-il au courant de la situation budgétaire avant son discours de politique générale du 30 janvier ? Il avait alors déclaré son intention de poursuivre et de renforcer les revues de dépenses et indiqué que les premières propositions d'économies pour le prochain PLF seraient annoncées dès le mois de mars et devraient donner lieu rapidement à des échanges avec la représentation nationale. Son intention de ne pas recourir à un projet de loi de finances rectificative était donc claire, mais je ne vois pas venir les pistes d'économies pour 2024...

M. Jean-Raymond Hugonet. - Monsieur le ministre, je vous écoute avec grande attention. Cette affaire fait l'objet de deux dimensions : financière et humaine. Sur la première, les questions pertinentes du rapporteur général montrent une différence d'appréciation. À propos de la note du Haut Conseil des finances publiques, j'ai recherché la définition du terme « plausible » : c'est ce qui semble devoir être admis et donc également exclu. Sur la dimension humaine, je m'associe aux propos du président Raynal, car il s'agit d'un retour de bâton. Monsieur le ministre, avec M. le ministre délégué chargé des comptes publics, vous avez été péremptoires. Là encore, si je reprends la définition du mot « péremptoire », l'adjectif qualifie ce qui détruit toute objection et contre quoi on ne peut rien répliquer.

Lors de votre présentation, vous avez renforcé cette musique sur l'augmentation constatée des dépenses des collectivités, sachant que, en février 2023, vous aviez déclaré qu'il fallait passer ces dépenses au peigne fin. Or l'article 72 de la Constitution prévoit la libre administration des collectivités territoriales.

La semaine dernière, le Président de la République n'a quant à lui pas été péremptoire - comme à son habitude - mais provocateur en rendant, de façon irresponsable, les collectivités responsables de la dérive des finances publiques. Souscrivez-vous à ses propos ?

Enfin, vous avez fait référence au peuple français, que nous représentons, et l'article 24 de la Constitution confie même au Sénat la représentation des territoires. En n'étant aucunement péremptoire, mais simplement déterminé, je puis vous dire que le discours du Président de la République est suicidaire pour notre pays ; sachez, de plus, que nous ne laisserons jamais porter atteinte aux collectivités territoriales, qui ne sont en rien responsables de la dérive scandaleuse des finances publiques, alors qu'elles doivent voter des budgets en équilibre. Preuve en est la dernière circulaire de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) demandant, contre l'avis des directions consultées, l'élargissement des contrats de relance et de transition écologique (CRTE), alors même que chacun sait qu'ils ne fonctionnent pas.

M. Laurent Somon. - Vous avez affirmé que l'erreur survenue ne devait pas se reproduire. Comment comptez-vous vous en assurer compte tenu de l'incertitude pesant sur la prévision des recettes et des circonstances qui caractérisent l'environnement économique international ? Ne faudrait-il pas envisager grâce à la dématérialisation une remontée plus rapide des données concernant les recettes fiscales, ou bien encore ne conviendrait-il pas de plafonner la possibilité de provision de la dernière part de l'IS ?

Par ailleurs, pourquoi vous obstinez-vous à refuser un PLFR ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - S'agissant des collectivités locales, madame Lavarde et monsieur Hugonet, distinguons les faits de l'aspect politique. Les collectivités locales ont contribué à hauteur de 4 milliards d'euros au dérapage des finances publiques, soit un montant relativement modeste, même s'il équivaut à 0,15 % du PIB. N'opposons pas les uns aux autres : nous devons tous nous engager dans la réduction des dépenses publiques afin de dégager un excédent budgétaire qui nous permettra de faire face à n'importe quelle crise économique ou sanitaire à l'avenir. Tel doit être notre objectif.

En effet, une crise majeure se produit tous les dix ou vingt ans, qui nous conduit à puiser dans les réserves financières publiques pour amortir le choc. Cette intervention a été nécessaire, et je la revendique, monsieur Cozic : la dette supplémentaire a sauvé des emplois, des entreprises et des usines. Par conséquent, je pense qu'il est sage que nous nous fixions pour objectif de dégager des excédents dans le budget afin de nous protéger.

Personne ne peut contester que le millefeuille territorial, dont les collectivités territoriales ne sont pas elles-mêmes responsables, a un coût. Le rapport d'Éric Woerth devrait permettre de l'établir assez clairement. Simplifions-le et donnons davantage d'indépendance aux collectivités pour qu'elles n'aient pas à subir directement les conséquences de décisions nationales telles que l'augmentation du point d'indice, qui alourdissent leurs charges. Surtout, gardons à l'esprit que la maîtrise des finances publiques relève de l'intérêt supérieur de la Nation française : dans le cas contraire, les taux d'intérêt augmentent et la dette nous coûte collectivement plus cher.

Concernant le pilotage des recettes, je suis favorable à l'amélioration des remontées de recettes, même si elle nécessite un changement informatique assez lourd, car la marge d'incertitude reste trop importante et peut être réduite.

Monsieur Cozic, je suis le patron de Bercy depuis sept ans et je ne me suis jamais défaussé sur mon administration en dix années de vie ministérielle. J'assume donc toute la responsabilité des décisions prises par le ministère de l'économie et des finances. En ce qui concerne l'augmentation de la dette, face à des crises aussi graves que celles du covid ou de l'inflation, des dispositifs coûteux tels que les prêts garantis par l'État (PGE) ou le bouclier tarifaire étaient indispensables pour sauver des emplois et des entreprises. Je suis persuadé que vous auriez pris les mêmes décisions à ma place pour protéger nos compatriotes.

Pour ce qui est de la réduction de la dépense publique et de la dette, nous devons nous fixer un objectif de long terme, c'est-à-dire l'excédent budgétaire, avec une étape intermédiaire, à savoir un retour du déficit en deçà de la barre des 3 % en 2027. Je le dis sans être péremptoire, mais avec beaucoup de fermeté : la tâche sera difficile et exigera beaucoup de détermination.

Notre stratégie repose sur trois piliers : la croissance, qui reste le meilleur outil pour réduire la dette - c'est un sujet sur lequel je peux avoir des désaccords avec certains partenaires européens, mais je crois qu'il ne faut pas casser notre croissance ; des réformes de structure, dont la réforme de l'assurance chômage, en cours, et la simplification, au sujet de laquelle un projet de loi est actuellement examiné par le Sénat ; enfin, la réduction de la dépense publique sur la base des revues de dépenses dont le rapport vous sera transmis dans les jours qui viennent.

Madame Carrère-Gée, je tiens à vous rassurer : le Premier ministre est bien tenu informé de manière régulière et complète de la situation budgétaire du pays. Nous travaillons main dans la main avec le Président de la République et le Premier ministre sur ce sujet.

Monsieur Hugonet, si nos échanges peuvent permettre d'établir ma bonne foi et de définir une nouvelle méthode de travail entre la commission des finances du Sénat et mon ministère, notamment en matière d'échanges de notes d'information et de remontées comptables, je pense que nous aurons fait oeuvre utile. J'espère même que nous contribuerons à une prise de conscience collective et à démontrer que le rétablissement des comptes publics est dans l'intérêt de la croissance et de la prospérité.

Enfin, monsieur Somon, les prévisions d'IS peuvent à l'évidence être améliorées, notamment l'évaluation du cinquième acompte. Dès lors qu'une très mauvaise surprise est survenue sur une année, ma recommandation sera simple : mieux vaut avoir des prévisions moins optimistes et être surpris favorablement plutôt que l'inverse.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je pense que vous n'avez pas facilité les choses : en tant que patron de Bercy, vous avez laissé filer le déficit de l'État, passé de 78 milliards d'euros en 2017 à 155 milliards d'euros.

Quant aux relations avec le Parlement, une décision du Conseil constitutionnel rendue le 24 juillet 1991 sur la conformité d'une loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier précisait qu'« une loi de finances rectificative doit être déposée dans le cas où il apparaît que les grandes lignes de l'équilibre économique et financier définies par la loi de finances de l'année se trouveraient, en cours d'exercice, bouleversées ».

J'ai compris, au regard de vos propos, que tel était le cas. Si la loi de finances initiale pour 2024 prévoyait un déficit de l'ordre de 4,4 % du PIB, vous avez confirmé qu'il pourrait se dégrader à 5,1 %, en tenant compte d'un décret d'annulation de 10 milliards d'euros de crédits et de l'annonce de nouvelles mesures d'économies pour un même montant. Tout cela pourrait aboutir à un écart total de 40 milliards d'euros. Ne jugez-vous pas que les grandes lignes de la loi de finances pour 2024 sont bouleversées ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - L'honnêteté et la sincérité me conduisent à dire que les grandes lignes de ladite loi sont en effet profondément modifiées, à la fois par le chiffre du déficit pour 2023 et par la révision de la croissance. Ce constat étant posé, il importe de conserver une trajectoire crédible de rétablissement des finances publiques en revenant sous la barre des 3 % et en appliquant la stratégie en trois points que je décrivais précédemment : croissance, baisse des dépenses et réformes structurelles.

Faut-il passer par la voie réglementaire ou par une loi de finances rectificative ? J'ai fait connaître ma position assez clairement pour ne pas avoir à revenir dessus. Dans un État bien dirigé, une fois qu'une décision a été prise par le chef de l'État, il faut s'y tenir.

M. Claude Raynal, président. - J'en viens à deux questions relevant de l'information au Parlement. Vous avez indiqué votre ouverture de principe à l'amélioration des relations entre le ministère et le Parlement. En période de crise, il semble naturel qu'il y ait des écarts en matière de prévision. En revanche, ce que nous avons connu cette année est particulier. Comment faire pour que le Parlement soit alerté lorsqu'un écart significatif est prévu entre le texte voté et l'exécution ?

Ce qui est redoutable, c'est ceci : on dirait que notre fonction est de lire la presse le soir ou le matin, et ainsi d'avoir une information utile. Ce n'est pas tout à fait notre fonction. On lit les journaux pour voir comment l'information que l'on a déjà eue est interprétée.

De plus, il arrive que des journalistes nous appellent pour que nous commentions des informations que nous sommes censés avoir et que nous n'avons pas ; cela ne peut pas durer. On doit respecter nos fonctions et on doit respecter le Parlement pour ce qu'il est. Celui-ci n'a pas de fonction de décision mais il doit être informé assez tôt lorsqu'il y a un risque, même si ce dernier vient seulement d'être identifié. Bien sûr, en la matière, les précautions de confidentialité doivent rester la règle. Êtes-vous prêt à travailler sur une méthode pour ces cas précis, dont d'ailleurs nous espérons qu'ils ne se reproduiront pas ?

J'en viens à la question des notes relatives à la macroéconomie et à la situation des finances publiques, qui sont adressées aux ministres à l'occasion des budgets économiques d'hiver et d'été. Certes, la nature de ces notes pourrait varier en fonction de la personne censée les recevoir, selon qu'il s'agisse du ministre, des rapporteurs généraux et présidents des commissions des finances, voire de la Cour des comptes et du Haut Conseil des finances publiques. Cependant, elles sont très intéressantes et permettent d'avoir accès à la vision de l'administration sur ces sujets. Nous aimerions avoir accès à ces notes - qui pourraient se trouver modifiées de ce fait -, à cette connaissance qu'il est très difficile d'obtenir par ailleurs. Que proposez-vous sur ces deux questions relatives à l'information au Parlement ?

Enfin, il faut rétablir la confiance. Quand nous recevrons vos chiffres pour le PLF 2025, nous les considèrerons avec une attention particulière. Jusqu'à présent, on pouvait ne pas être d'accord sur certaines mesures mais les chiffrages étaient considérés comme bons. La question de la confiance des Français se pose aussi. En effet, les diminutions de dépenses ont un impact sur eux, comme les mesures en matière de chômage par exemple. Si ces décisions ne produisent aucun effet et que le déficit reste inchangé, c'est désespérant. Il faut recréer cette relation de confiance ; comment voyez-vous les choses à ce sujet ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Depuis sept ans, l'objectif est de réduire les déficits et de revenir sous le seuil de 3 %. Lors de mes trois premières années en tant que ministre des finances, nous avons réduit le déficit, qui est passé de 3,8 % à 2,3 % en 2018 et à 2,4 % en 2019. J'ai donc rétabli les finances publiques du pays. Ensuite, nous avons dû faire face à des crises, qui ont entraîné de fortes dépenses. Il faut revenir à cette réduction des déficits et au rétablissement des comptes, maintenant qu'il n'y a plus ni covid ni inflation.

Si nous pouvons tirer de cet accident de parcours de 2023 des leçons en termes de qualité du travail entre le Parlement et le Gouvernement sur les finances publiques, tant mieux. Si cela peut participer à renforcer la confiance entre le Parlement et le Gouvernement en la matière, tant mieux. Et si cela permet de donner plus d'éléments de contrôle au Parlement sur l'exécution ou les prévisions du Gouvernement, tant mieux.

Je suis venu pour défendre une seule chose : les décisions que j'ai prises et l'information que j'ai donnée au Parlement pendant ces sept dernières années. Je m'en suis toujours tenu aux mêmes règles : transparence, information et vérité.

Je suis prêt à définir un nouveau cadre susceptible d'assurer une meilleure information du Parlement, pour permettre à ce dernier d'exercer un meilleur contrôle et pour renforcer la confiance entre l'exécutif et le législatif sur le sujet stratégique des décisions budgétaires. L'établissement d'un nouveau cadre suppose de définir de manière rigoureuse la manière dont l'information transmise est divulguée sur la place publique. En effet, une information communiquée de façon brute, sans les décisions qu'elle va entraîner, peut inquiéter de façon inutile. La transmission par le Trésor d'une information brute de déficit ou de dette, alors que le Gouvernement n'en a pas encore tiré les conséquences en termes de politique budgétaire et économique, peut avoir des effets dramatiques sur le marché, notamment en termes d'écart des taux entre l'Allemagne, la France et un certain nombre d'autres grands pays européens.

Je mettrai donc sur la table trois éléments : meilleure information, meilleur contrôle et confidentialité des informations.

En ce qui concerne les informations, je suis prêt à travailler sur trois points. D'abord, que faisons-nous des notes de remontée fiscale, mensuelles et trimestrielles, sur l'impôt sur le revenu, sur la TVA et sur l'impôt sur les sociétés ? Comment mieux associer les commissions des finances, en particulier les présidents et rapporteurs généraux, à la connaissance de ces informations, sans que vous ayez besoin de les demander ? Je suis prêt à considérer ce point-là, qui est très sensible puisqu'un tel partage n'a jamais eu lieu sous la VRépublique. Il faudra considérer avec attention les conditions nécessaires pour s'assurer qu'on n'expose pas de documents confidentiels sur la place publique.

Je fais la même proposition pour les notes macroéconomiques du Trésor, qui ne peuvent être transmises que si la confidentialité est garantie. En effet, il s'agit de la politique économique de la Nation française. Qu'elle soit exposée au regard de la commission des finances, de son président et de son rapporteur général, ne me pose aucune difficulté mais elle ne doit pas être exposée au vu et au su de tous ; il s'agirait d'une faute politique lourde.

Enfin, au regard de l'intérêt et de la profondeur de nos discussions d'aujourd'hui, des réunions beaucoup plus régulières pourraient être utiles, y compris dans des formats différents, rassemblant par exemple le rapporteur général, le président de la commission, le ministre des finances et le ministre délégué aux comptes publics. Des décisions difficiles nous attendent en matière de finances publiques, pour atteindre nos objectifs de réduction des déficits. La tenue de réunions plus régulières et sur une base différente me paraîtrait utile. Voilà les trois propositions que je fais ce matin à la commission des finances du Sénat.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Merci pour ces propositions, monsieur le ministre. Cette audition a démontré plusieurs choses, à commencer par le caractère inédit de la configuration politique que nous connaissons : les meilleurs spécialistes auraient difficilement pu imaginer que le scrutin majoritaire aurait conduit à l'élection d'une Assemblée nationale qui semble issue d'un scrutin proportionnel, privant le Gouvernement des facilités offertes par une majorité absolue.

Je tiens à rappeler que les conditions d'examen de la loi de programmation des finances publiques pour la période 2023-2027 nous ont laissé un goût amer. La majorité sénatoriale avait en effet formulé une trajectoire avec des propositions d'économies que vous avez balayées d'un revers de main, les jugeant aussi inatteignables que brutales. J'observe simplement que nous proposions ces mesures sur cinq ans et que vous proposez un exercice plus douloureux encore, cette fois sur une période de trois ans.

Vous avez regretté un manque de soutien politique : à l'époque, vous disposiez pourtant de propositions de notre part. De la même manière, lors de l'examen budgétaire passé, le Sénat vous avait proposé un plan d'économies de 7 milliards d'euros, qui a été tenu pour nul et non avenu. Le procès en démagogie et en irresponsabilité est donc irrecevable : nous avons, comme vous, le sens des responsabilités, et nous portons avec la même sincérité et la même honnêteté intellectuelle et politique que vous des propositions pour le pays.

En outre, je maintiens mon propos du 21 mars relatif à la rétention d'informations. Il ne s'agit pas de mettre l'accent sur nos querelles, mais de rappeler que chacun doit être respecté.

Enfin, alors que vous êtes en poste depuis un certain temps, je note que vos propos ont été assez rapidement contredits par la réalité à plusieurs reprises. Vous avez ainsi déclaré sur TF1 le 18 février : « Nous tiendrons l'objectif de 4,4 % de déficit public en 2024, je m'y engage, de même que nous tiendrons celui de revenir sous les 3 % de déficit public en 2027 ». Au moment où vous prononciez ces mots, vous disposiez pourtant de documents de votre administration vous invitant à une grande prudence. Le fait d'avoir tenu des propos excessivement optimistes devrait inciter à une forme d'humilité ou de modestie.

En conclusion, nous avons pu confronter nos points de vue et nous établirons un rapport d'information qui démontrera que le Sénat doit pouvoir jouer un rôle, en lien avec le Gouvernement, afin de procéder à une indispensable régénération de nos pratiques compte tenu de la perte grandissante de confiance des Français à l'égard de leurs institutions et de leurs dirigeants.

Je m'honore d'avoir pu mener ce dialogue, parfois un peu vertement. La force des convictions doit l'emporter et, surtout, nous sommes attendus sur la vérité des comptes publics et des perspectives à venir. Pour toutes ces raisons, je souhaite, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous remercier les uns et les autres.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je remercie le président, le rapporteur général et l'ensemble des sénatrices et des sénateurs pour cette longue audition, qui a permis de faire la lumière sur les décisions prises depuis six mois en matière de finances publiques, ainsi que sur les informations mises à votre disposition.

Je maintiens ma position : toutes les informations ont été données en temps utile au Parlement et aux Français ; de la même manière, toutes les décisions nécessaires ont été prises en temps utile afin de corriger les conséquences de recettes fiscales moins élevées que prévu. Le véritable sujet est d'éviter que cette mauvaise surprise liée aux recettes fiscales ne se reproduise dans les années à venir. Pour moi, c'est le sujet central, plus que de savoir ce qu'a fait ou décidé le ministre.

Selon moi, trois choses sont bonnes pour la France. En premier lieu, il nous faut disposer de comptes sains, car ils créent la confiance nécessaire, tant pour l'investissement des entreprises que pour la consommation des ménages, qui n'ont pas à anticiper une augmentation des impôts. Sur cet aspect, je compte sur les propositions du Sénat, auxquelles nous accorderons la plus grande attention.

En deuxième lieu, il nous faut disposer de réserves financières pour faire face aux éventuelles crises à venir. Dès lors qu'une crise survient, nous rajoutons une couche de dette de 10, 15 ou 20 points supplémentaires, sans jamais revenir en arrière. C'est là que réside la spécificité française : quand les autres pays européens rétablissent la situation une fois la crise passée, nous maintenons la dépense exceptionnelle en la considérant comme acquise.

Après avoir correctement protégé les Français pendant la crise, j'entends désormais revenir à l'équilibre et reconstituer des réserves financières. Après des crises aussi graves que celles du covid ou de l'inflation, un changement historique pour le pays consisterait à rompre avec cette tradition de maintien du niveau de dépenses publiques et à accepter, pour la première fois depuis une quarantaine d'années, de revenir à la normale, c'est-à-dire en deçà du seuil des 3 % à l'horizon 2027, voire, pourquoi pas, de dégager un excédent budgétaire. S'il faudra du temps pour y parvenir, l'essentiel consiste à partager cette ambition.

Enfin, il est impératif d'améliorer la qualité du travail entre le Gouvernement et le Parlement sur les questions de finances publiques. Nous vivons en effet dans un monde dépassé, dans lequel le niveau d'information des parlementaires et de la commission des finances est sans doute insuffisant. Une fois encore, je suis prêt à travailler à un cadre bien plus rigoureux et ouvert, afin que nous cherchions à atteindre, en bonne intelligence, cet objectif partagé de rétablissement des comptes publics.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je vous remercie de valider le bien-fondé de ma visite à Bercy, puisque les pratiques vont évoluer. Je le note.

M. Claude Raynal, président. - Nous terminons ainsi sur une note ouverte. Je vous remercie, monsieur le ministre.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 15.