Mercredi 29 mai 2024
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Audition de Mme Régine Hatchondo, présidente du Centre national du livre
M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui Mme Régine Hatchondo, présidente du Centre national du livre (CNL).
Madame Hatchondo, nous vous remercions d'avoir pu vous rendre disponible pour venir devant nous ce matin, au milieu d'une activité chargée pour le CNL, notamment avec le lancement de l'opération Partir en livre, qui aura lieu du 19 juin au 21 juillet.
Le secteur du livre est l'un des axes majeurs de travail de notre commission, comme en témoignent les deux lois adoptées à l'initiative de Sylvie Robert et de Laure Darcos en 2021, respectivement consacrées aux bibliothèques et à l'économie du livre. Notre intérêt pour le livre traduit sa place éminente dans notre culture, tout spécialement dans notre pays, qui s'est largement construit sur ses oeuvres littéraires.
Créé le 11 octobre 1946, soit quatorze jours avant ce qui est aujourd'hui le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), le CNL a pour vocation de soutenir l'ensemble de la chaîne éditoriale, des auteurs, libraires et traducteurs à la promotion de la lecture dans les territoires. À ce titre, vous disposez d'une vision très précieuse pour nous sur les grands mouvements qui agitent l'édition et vous vous trouvez aux premières loges pour analyser la place du livre dans notre société.
Vous avez en particulier rendu public le 9 avril dernier un rapport consacré aux jeunes français et la lecture, qui a fait, c'est le moins que l'on puisse dire, beaucoup parler.
Ce travail confirme ce que beaucoup de parents ressentent certainement, à savoir une très préoccupante perte d'attractivité de la lecture par rapport au temps d'écran. Un seul chiffre suffit à le résumer : les jeunes consacrent en moyenne 19 minutes par jour à la lecture, soit une baisse de 20 % par rapport à 2022. Ils consacrent en revanche 3 h 11 par jour aux écrans.
Nous sommes donc dans une proportion de un à dix, encore plus marquée pour les garçons et qui s'accroît avec l'âge. La moyenne pour la population s'établit à 41 minutes par jour, ce qui signale un décrochement générationnel massif.
Cette situation est bien entendu alarmante quand on croit, ce qui est notre cas à tous ici, au rôle essentiel de la lecture dans la transmission des savoirs et des valeurs, la construction d'une pensée critique autonome, plus largement, pour le bien-être des plus jeunes, que l'on sait précisément affecté par la fréquentation des réseaux sociaux.
Il s'agit là d'une lame de fond et nous sommes intéressés par vos développements et les remèdes qui pourraient être apportés, je pense en particulier aux jeunes de plus de 16 ans. La question est au fond assez simple : la fin de la lecture est-elle une fatalité ?
À l'occasion de cette audition, je voudrais mentionner une autre problématique, qui est relative aux incertitudes entourant le rôle et la place des opérateurs de l'État, dont vous faites partie.
À l'occasion de son discours devant les cadres de l'État le 12 mars dernier, le Président de la République a interrogé l'articulation entre les administrations déconcentrées et les opérateurs, en soulignant que « vos capacités d'action sont faibles, parce que beaucoup de ces fonctionnaires sont chez les opérateurs ». Cette déclaration semble viser implicitement tous les opérateurs qui, comme le CNL, ont une action territoriale. Comment percevez-vous ces propos et avez-vous avancé sur cette thématique avec le ministère de la culture ?
Après avoir rappelé que cette audition était diffusée en direct sur le site internet du Sénat, je vous laisse la parole, madame Hatchondo, pour un propos introductif d'une dizaine de minutes.
Mme Régine Hatchondo, présidente du Centre national du livre. - Je vous remercie de consacrer du temps aux livres et à la lecture, qui sont un enjeu essentiel pour notre démocratie.
Le Centre national du livre, opérateur public sous tutelle du ministère de la culture, dispose d'un budget de 27 millions d'euros, 21,5 millions étant distribués à nombre d'acteurs de la chaîne du livre, dans l'idée de préserver la diversité éditoriale et de soutenir les prises de risque. Cette enveloppe se répartit de manière quasi équitable entre, d'une part, les auteurs au travers des bourses dites de découvertes, créations et années sabbatiques, en fonction de l'expérience et de l'âge de l'auteur, de ses ouvrages précédents - nous n'aidons les auteurs lorsqu'ils ont été édités par une maison d'édition au moins une fois - et sur la base d'un projet et, d'autre part, les traducteurs, à la fois les traducteurs étrangers pour les encourager à s'immerger dans la culture française et la langue française et les traducteurs français dans les pays dont ils traduisent la langue.
Nous apportons également un soutien de taille aux maisons d'édition, à la fois sur la base de prise de risque éditorial, dans des champs autres que le tourisme, le bien-être et la cuisine. Cela recouvre deux départements, la fiction - roman, littérature générale, roman graphique, jeunesse, bande dessinée, poésie, théâtre - et la non-fiction - tout ce qui touche à la littérature classique et critique, sciences humaines et sociales, philosophie, histoire et littérature scientifique -, secteur qui a plutôt tendance à souffrir sur le marché.
Nos aides sont disproportionnées par rapport à la taille de ces différents types de littératures et de disciplines sur le marché. Le théâtre et la poésie en bénéficient plus que la littérature générale, car, d'un point de vue éditorial, ils sont plus menacés. Il en est de même pour les ouvrages de philosophie, psychanalyse, science des religions ou histoire des religions. Ce n'est pas le cas de la bande dessinée ou de la littérature jeunesse. J'en profite pour dire que la littérature jeunesse et la bande dessinée en France sont extrêmement créatives : elles représentent plus de 60 % de nos ventes à l'étranger ; nous arrivons à casser les frontières et à atteindre un niveau d'écriture plus universel.
Nous aidons de manière très équitable tout le secteur de la librairie, en particulier la librairie indépendante. Les aides nationales concernent les librairies au chiffre d'affaires supérieur à 250 000 euros ; les aides entrant dans le cadre de nos conventions territoriales, qui nous lient aux régions et aux directions régionales des affaires culturelles (Drac), sont destinées aux librairies plus petites, afin de garantir le maillage territorial.
Certaines aides sont destinées à ce que l'on appelle la vie littéraire, pan très important de la dynamique de la littérature en France, à savoir les festivals littéraires, les foires et salons du livre, qui sont plus de 1 500. Le Centre national du livre a vocation à aider ceux dont le rayonnement est national ou international, ce qui ne l'empêchera pas, dans le cadre des nouvelles conventions territoriales, de penser à des aides plus ciblées pour des manifestations importantes à l'échelle territoriale. Nous aidons environ 140 festivals de littérature par an.
Nous aidons aussi les institutions qui développent tout au long de l'année une politique à destination du livre et de la lecture : la Maison de la poésie à Paris, à Nantes, le Centre de Poésie de Marseille...
Depuis trois ans, nous avons mis en place une politique volontariste à destination du développement du goût de la lecture auprès de tous les publics, en particulier de la jeunesse, dont, comme vous l'avez souligné, monsieur le président, la dernière étude prouve le décrochage, qui s'accentue.
Dans le cadre de la politique en faveur de la lecture, nous avons d'abord noué une convention partenariale avec le ministère de l'éducation nationale, autour de deux axes différents.
Le premier axe concerne des masterclass de deux heures d'auteurs dans les collèges et les lycées en partenariat avec le pass Culture. Nous en comptons aujourd'hui 1 800 ; c'est d'ailleurs l'offre collective du pass Culture la plus demandée par les enseignants. Notre objectif est de doubler les masterclass d'ici à 2027.
Le second axe a trait aux résidences d'auteur dans les établissements scolaires : nous finançons les bourses liées aux résidences d'auteur à hauteur de 2 000 euros de droits d'auteurs : 70 % du temps des auteurs est préservé pour l'écriture de leurs projets de création d'écriture et 30 % de leur temps, soit six demi-journées dans le mois, est consacré à un projet développé dans les établissements scolaires en relation avec les enseignants. Cela peut prendre différentes formes : mise en voie de textes, lecture à voix haute qui est une manière de casser le frein du goût de la lecture, mais, surtout, atelier d'écriture. Les auteurs s'attachent en particulier à faire écrire les jeunes en atelier sur l'émotion, car nous savons que les émotions ont de plus en plus de mal à s'exprimer. Nous appelons cela « les nuances d'amour et d'émotion ».
Nous soutenons une quinzaine d'associations qui oeuvrent dans le domaine de la littérature - Lire et faire lire, Lire pour en sortir, Quand les livres relient -, qui interviennent particulièrement dans les services de protection maternelle et infantile, en les subventionnant sur la base de projets qui sont soumis à notre commission de soutien à la lecture des publics spécifiques.
Il y a deux ans, nous avons créé le Goncourt des détenus en partenariat avec l'académie Goncourt. Pour la troisième édition, l'administration pénitentiaire a choisi 45 centres de détention ; mi-décembre, une fois que tous les prix ont été remis, les détenus choisissent le titre qu'ils souhaitent décorer du Goncourt des détenus. Celui-ci bénéficie du même soutien de l'Académie Goncourt : tous les auteurs sélectionnés pour le prix se rendent dans les centres pénitentiaires et un bandeau rouge de l'éditeur entoure l'ouvrage choisi par les détenus.
Dans le même esprit, nous avons créé plus récemment, en partenariat avec l'AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris), une expérimentation auprès d'enfants atteints de longue maladie dans les hôpitaux, en oncologie ou en psychiatrie. Nous organisons des ateliers de lecture à voix haute, des enregistrements de podcasts, lesquels sont diffusés au sein des hôpitaux. La demande est grandissante et nous espérons, une fois cette expérimentation finie et évaluée, la déployer dans les centres hospitaliers universitaires (CHU) en région.
Nous organisons également deux importants événements.
Premier événement, Partir en livre, qui aura lieu du 19 juin au 20 juillet. À cette occasion, les jeunes et les adolescents pourront avoir un accès ludique et fortement démocratisé aux livres, un cadeau d'un chèque lire ou d'un livre que nous coéditons avec des grandes maisons d'édition et des petites indépendantes. À cette occasion, plus de 950 auteurs se fédèrent au travers de 6 000 événements dans les médiathèques, les théâtres, les musées, mais aussi à travers le livrodrome, qui est notre parc d'attractions littéraire qui circule dans plusieurs villes pour accueillir des ateliers à destination des jeunes et des enfants - nous évaluons à 280 000 le nombre de jeunes touchés dans ce cadre.
Second événement que nous organisons, Les Nuits de la lecture, un festival dont l'organisation nous a été confiée par le ministère de la culture il y a deux ans. Il a lieu le troisième week-end du mois de janvier et réunit plus de 8 000 événements en France. Chaque année, un thème différent est retenu. Le Centre national du livre participe à la communication de l'événement et distribue à cette occasion des chèques lire.
Enfin, en partenariat avec le ministère de l'éducation nationale, nous avons créé le Quart d'heure de lecture national, le deuxième mardi de chaque mois de mars, qui invite tous les Français à fermer leur portable ou à décrocher de leur activité pour lire un quart d'heure. On aimerait que cette journée trouve sa place, à l'instar de la Journée mondiale sans tabac ou de la Journée internationale des droits des femmes des femmes. À cette occasion, nous avons développé Lire en entreprise, pour inviter les entreprises, petites ou grandes, à signer la charte pour le livre et la lecture en entreprise, afin que le livre redevienne dans l'entreprise un outil de partage des adultes, qui permet aussi de se retrouver et de s'enrichir.
Voilà les actions du Centre national du livre. Par ailleurs, nous avons développé une veille sur tous les sujets qui agitent le secteur, que ce soit les problématiques liées à la concentration, à l'intelligence artificielle et à son impact sur la création, en particulier sur la traduction, ou à celles qui concernent les industries culturelles de manière générale, dont certaines sont propres au livre.
M. Laurent Lafon, président. - Le rapporteur Mikaele Kulimoetoke étant absent, je vous pose les questions qu'il a préparées.
Sa première question porte sur les relations entre les éditeurs et les auteurs. L'actualité a été marquée par les très vives polémiques qui ont suivi la sortie du rapport du Syndicat national de l'édition (SNE) sur le partage de la valeur entre auteurs et éditeurs le 6 mars dernier. Ce sujet n'est d'ailleurs pas propre au livre, mais se retrouve également en matière de production audiovisuelle. Le CNL est un lieu d'échange et de dialogue entre les différents maillons de la chaîne du livre. Pouvez-vous nous présenter les positions des uns et des autres et l'état actuel du dialogue entre auteurs et éditeurs en matière de rémunération, sujet que nous suivons avec beaucoup d'attention ?
Sa deuxième question a trait aux craintes suscitées par les mouvements capitalistiques autour des groupes Hachette et Editis. Ils ont été évoqués dans le rapport de la commission d'enquête afin de mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France et d'évaluer l'impact de cette concentration dans une démocratie. La situation vous paraît-elle aujourd'hui pacifiée et le nouveau paysage éditorial vous semble-t-il propre à garantir la diversité de la création ?
Sa troisième question concerne la question des violences sexuelles et sexistes dans le milieu de l'édition. Quelques affaires ont montré que le secteur n'était pas épargné, je pense bien sûr au livre Le Consentement de Vanessa Springora. Le CNL a adopté en mai 2022 une charte des valeurs qui mentionne explicitement la lutte contre les violences sexuelles et sexistes comme condition de l'accès aux aides. De quelle manière faites-vous respecter cette charte et quelle est votre évaluation du problème à ce jour ?
Mme Régine Hatchondo. - Compte tenu de la concentration des achats sur les ouvrages plus connus, de la concentration de l'édition et de la diffusion et de la distribution, le tout mâtiné d'une politique de surproduction, qui est commune à toutes les industries culturelles, il est évident que la manne des droits d'auteur se répartit moins bien sur l'ensemble des auteurs. Les plus affectés sont les auteurs qui ne vivent que de leur métier ou dont c'est l'activité principale. Il s'agit d'une minorité, mais ceux qui ne sont pas dans le top 20 voient leur enveloppe de droits d'auteur versée chaque année diminuer.
Plus l'édition édite, moins les tirages par titre sont importants et plus la durée de vie d'un livre est courte. Par conséquent, la part de droits d'auteur diminue et les auteurs concernés par ce phénomène voient leur situation se précariser.
Plusieurs mesures ont été prises pour faire en sorte que les revenus parallèles à l'édition d'un ouvrage puissent rémunérer les auteurs. Je pense notamment à la rémunération des auteurs intervenants dans les festivals ou les salons du livre, qui représente parfois presque 50 % de leurs revenus. Le Centre national du livre pose comme condition sine qua non de son soutien aux festivals ou salons la rémunération systématique des auteurs qui y interviennent selon le tarif de la charte des auteurs, soit 300 euros pour une intervention de trois heures.
À ce titre, le Centre national du livre se réjouit du succès des masterclass et des bourses, qui constitue un cercle très vertueux : non seulement les élèves découvrent en classe un auteur et s'aperçoivent que les auteurs sont vivants et que la création contemporaine littéraire est faite de chair et d'os, mais ce sont aussi des revenus non négligeables pour les auteurs qui, après la promotion de leur dernier livre, sont dans une période de latence. Pour eux, se consacrer pendant un ou deux mois aux rencontres d'auteurs leur permet d'avoir à la fois une rémunération et une respiration ; cela peut même nourrir leur travail créatif, car les questions que leur posent les jeunes ne sont jamais celles des adultes ou des médias.
Cela fait partie des actions permettant de rémunérer l'auteur sur tout ce qu'il fait en parallèle de l'écriture.
Il y a plus de dix ans, des auteurs ont lancé un cri d'alerte auprès des pouvoirs publics sur leur précarisation grandissante. En mars 2021, la ministre de la culture Roselyne Bachelot-Narquin a confié au professeur Pierre Sirinelli une mission de médiation sur la répartition de la valeur, dont les conclusions n'ont pas été jugées satisfaisantes par les auteurs. En décembre 2022, la ministre de la culture, Rima Abdul Malak, a demandé au service du livre et de la lecture, qui dépend de la direction générale des médias et des industries culturelles, d'organiser une consultation entre les auteurs et les éditeurs sur les sujets suivants : vente de livres soldés, assiette de rémunération de l'auteur en cas de cession à un tiers, vente de livres à l'étranger, systématisation de la progressivité des taux de rémunération, sécurisation de l'à-valoir, encadrement des pratiques de l'à-valoir et prestations particulières.
Ces deux démarches ont permis un accord sur la mise en place d'une reddition des comptes semestriels, qui permettra une plus grande régularité et périodicité du paiement des droits d'auteur, un meilleur encadrement de la pratique de la provision des exemplaires invendus, la création d'une obligation d'information à la charge de l'éditeur lorsqu'il procède à une sous-cession de l'oeuvre ou d'une partie de l'oeuvre d'un auteur, un principe de résiliation du contrat de traduction en cas de disparition du contrat de cession de l'oeuvre première et de la fin de l'exploitation commerciale de cette première oeuvre première traduite, et l'amélioration de certains points, notamment le pilonnage des stocks, les arrêts de commercialisation et une meilleure définition de la période qui suit la fin du contrat liant un auteur à un éditeur.
Même si elles sont réelles, ces avancées ne sont pas encore totalement satisfaisantes, les auteurs considérant qu'elles ne concernent pas l'à-valoir et la progressivité du taux d'à-valoir. C'est un sujet plus complexe, car tous les genres littéraires ne fonctionnent pas de la même manière. Ainsi, les travaux de recherche, par exemple une thèse, qui donnent lieu à l'édition d'un ouvrage ne sont jamais publiés comme tels, mais sont retravaillés. Ces ouvrages ont écrit par des chercheurs, professeurs d'université dont l'activité principale et la rémunération principale ne sont pas celles d'un auteur. Cela ne signifie pas qu'ils n'ont pas à percevoir de droit d'auteur, mais l'à-valoir est plus faible. C'est pour la bande dessinée que l'à-valoir est le plus important, car il y a souvent deux auteurs, l'auteur et l'illustrateur.
Les genres littéraires peuvent difficilement être traités de la même manière. Nous allons reprendre les discussions avec les auteurs sur la conditionnalité des aides du Centre national du livre, puisque Mme Rachida Dati a, après l'étude du SNE sur le partage de la valeur, lancé un groupe de travail sur le revenu des auteurs, en prenant en compte toutes leurs charges.
Ce travail sera réalisé sous la houlette du ministère de la culture et du service du livre et la lecture. Parallèlement, à partir du mois de septembre prochain, nous reprendrons les discussions sur la conditionnalité de nos aides avec les sociétés qui représentent les auteurs et celles qui représentent les éditeurs. Nous les avions interrompues, car nous attendions le résultat de la négociation entre le ministère de la culture, les auteurs et les éditeurs. Certes, le volume que nous éditons est très petit par rapport à la totalité du volume édité en France, mais, souvent, les règlements du Centre national du livre donnent le la. Ainsi, nos aides à la traduction sont conditionnées à une rémunération minimale de 21 euros le feuillet du traducteur - lors du prochain conseil d'administration, nous en proposerons d'ailleurs l'augmentation. C'est donc susceptible de donner un cadre sur lequel les auteurs pourront mieux négocier leur contrat avec les éditeurs.
Sur la question de la concentration, les douze premières maisons d'édition représentent 87 % du marché, et les quatre premières maisons d'édition 55 %. Avec ces deux chiffres, on a presque tout dit. À cela s'ajoute une forme de concentration verticale concernant les points de vente, notamment avec International Media Invest (IMI) qui a racheté Editis, qui détient 25 % au capital de la Fnac. De fait, les éditeurs indépendants craignent une plus grande visibilité des livres provenant de la maison d'édition du groupe dans l'un des plus gros points de vente. Des inquiétudes sont nées du rachat d'Hachette par Vivendi, qui détient des titres de presse - même si l'autorité de la concurrence à Bruxelles a demandé la vente de deux d'entre eux. Vivendi dispose par conséquent d'une force de frappe à la fois médiatique, d'adaptation via Canal+, d'une visibilité sur les radios et les chaînes de télévision.
Pour autant, je ne suis pas en mesure de vous dire si cela a un effet sur le marché ; il faut attendre au moins un an et des études multifactorielles qui tiennent compte des outils de distribution et de diffusion de Hachette Livre Distribution et d'Interforum pour le groupe Editis, et qui évaluent les impacts sur tous les aspects - couverture médiatique, cessions à l'étranger, adaptations possibles, effets sur les points de vente... L'observation des parts de marché des plus gros groupes montre d'ores et déjà qu'il y a un effet de concentration.
Sur les violences sexuelles et sexistes, une charte a été mise en oeuvre avec un référent médiateur, une cellule d'écoute, etc. Sur cette question, je donne la parole à Marlena Mathon.
Mme Marlena Mathon, secrétaire générale du Centre national du livre. - Le CNL a adopté en mai 2022 une charte des valeurs qui contient trois volets. Le premier concerne la lutte contre les violences et harcèlement sexuels et sexistes. Le deuxième concerne la lutte contre les discriminations. Le troisième est en faveur de la transition écologique.
Depuis juin 2022, il est permis à chaque demandeur d'aide de souscrire à cette charte et de s'engager. Toutes les structures employeuses s'engagent à respecter les prescriptions légales en matière de santé, sécurité et harcèlement sexuel, pour protéger leurs salariés, mais aussi leurs collaborateurs, les partenaires et les prestataires avec lesquels elles travaillent. Toute personne physique concernée par la charte s'engage également à n'adopter aucun comportement de harcèlement ou de violence sexuelle et sexiste dans le cadre de ses activités.
Les demandeurs d'aide s'engagent par ailleurs à informer et sensibiliser à tous les niveaux pour prévenir les risques. Ils s'engagent à favoriser et à multiplier les formations dans ce domaine. Il en est de même pour les organisateurs de manifestations littéraires. Tous ces engagements doivent être respectés. Le CNL est vigilant et se réserve le droit, en cas de non-respect de ces engagements et de toutes ces obligations et en fonction de la gravité des faits établis et par des manquements constatés, de suspendre l'accès à ces aides dans les conditions déterminées par le conseil d'administration. Depuis mai 2022, nous n'avons pas eu à statuer.
Mme Régine Hatchondo. - L'ensemble des aides que nous distribuons ne sont pas décidées par les équipes du CNL sur leur bon vouloir. Il existe vingt-quatre dispositifs d'aide et autant de commissions qui comptent entre treize et vingt membres, experts indépendants qui décident des aides allouées selon des critères précis. Cette charte a été adressée aux vingt-quatre présidents de commission et nous en avons rappelé le contenu lors de la signature, pour que chaque membre de commission soit conscient de l'existence de ce dispositif.
Mme Laure Darcos. - Le ministère de l'éducation nationale a pour ambition d'instituer un quart d'heure de lecture quotidienne. Le CNL y est-il associé et de quelle façon ?
Mme Sylvie Robert. - Je rappelle combien la chaîne du livre et l'ensemble de ceux qui la constituent sont importants. C'est un écosystème qui se tient et qui a vocation à être solidaire.
Je ne reviens pas sur les relations entre auteurs et éditeurs, vous en avez beaucoup parlé. Je poserai trois questions.
La première question concerne la paupérisation, voire la précarisation des auteurs. Le numérique et la façon de fabriquer des livres en sont l'un des facteurs. Aujourd'hui, en 48 heures, un éditeur reçoit un ouvrage et est capable de l'imprimer. Il me semble que le rapport au temps a beaucoup joué dans la surproduction et, de facto, la paupérisation. Vous avez rappelé les aides existantes, mais ne pensez-vous pas qu'une aide aux « primo-auteurs » serait intéressante ? Cela permettrait, sur le modèle des aides au premier film du CNC, un accompagnement renforcé, avant même que cet auteur ait trouvé un éditeur.
Ma deuxième question porte sur la parution de l'étude sur les adaptations cinématographiques et audiovisuelles des oeuvres littéraires, dont l'un des axes consiste à améliorer l'accompagnement des éditeurs pour valoriser leur catalogue d'oeuvres auprès des producteurs. Le CNL est-il partie prenante de cet accompagnement ? Par ailleurs, ne faudrait-il pas mieux sensibiliser les auteurs sur cet enjeu en grand développement ?
Ma troisième question porte sur l'idée émise par le Président de la République de taxer les livres d'occasion. Qu'en pensez-vous ?
M. Pierre Ouzoulias. - L'édition scientifique est confrontée à une double problématique : la place du français dans l'édition scientifique et le conflit latent avec les directives sur la science ouverte imposées par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche. Malgré les multiples rapports, malgré l'avis du médiateur du livre, M. Mochon, en 2023, certains organismes institutionnels de la recherche continuent à imposer à leurs auteurs de rendre publics les manuscrits qu'ils donnent aux éditeurs, ce qui met en grave danger les éditeurs qui sont souvent des petites maisons d'édition dont le modèle économique est complètement dépendant de la vente au numéro. Couperin vient de passer un contrat de 33 millions d'euros avec Elsevier, ce qui représente le tiers des dépenses des ressources documentaires pour l'université. Cela crée un déséquilibre.
Cela aura pour conséquence que l'édition en sciences humaines sera de plus en plus anglo-saxonne et en langue anglaise. Qui plus est, il y a un risque d'étatisation de la production scientifique qui pose problème pour la diversité des opinions.
M. Pierre-Antoine Levi. - Comment le CNL compte-t-il relever le défi posé par l'attrait des écrans et les réseaux sociaux pour encourager les jeunes à lire davantage ? Existe-t-il des applications de lecture ou des plateformes interactives pour rendre la lecture plus attrayante et accessible à cette génération numérique ?
Avez-vous des résultats à nous présenter concernant la participation à l'initiative Lire en entreprise et son impact sur les employés ? Comment comptez-vous valoriser cette initiative ?
Mme Else Joseph. - Comment encourager la traduction réelle par de véritables traducteurs et le recours éventuel à des contrats de traduction ? Comment le CNL se positionne-t-il sur cet enjeu ?
Pouvez-vous nous en dire plus sur l'expérience de la rencontre entre les jeunes et les auteurs dans le cadre du projet de résidence d'auteurs en colonies de vacances et centres de loisirs, lancé en 2021 et renouvelé ? Quels enseignements peut-on tirer de cette expérimentation ?
Mme Monique de Marco. - Près d'une librairie indépendante sur dix a fermé ses portes, les sites Internet et les grandes surfaces grignotent chaque jour davantage de parts de marché. Quelles sont aujourd'hui les démarches du CNL pour renforcer les politiques publiques et protéger les librairies indépendantes ?
Emmanuel Macron a annoncé vouloir mettre en place une contribution sur le marché du livre d'occasion pour protéger le prix unique sur les ouvrages neufs. D'après vous, le marché du livre d'occasion serait-il un concurrent au livre neuf ? Faut-il mettre en place une contribution sur ce marché qui se développe ?
M. Bernard Fialaire. - Je découvre tous les partenariats développés par le CNL. En revanche, je n'ai pas noté de partenariat avec l'audiovisuel. On sait quelle a été l'influence d'émissions comme Apostrophes sur la lecture. Y a-t-il un soutien à des émissions littéraires pour la promotion des livres ?
Je n'ai pas relevé non plus de partenariat avec la Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts, pour promouvoir la langue française et les livres. Est-ce prévu ?
À l'occasion des travaux de la délégation sénatoriale à la prospective sur l'intelligence artificielle, on nous a présenté un modèle qui montre qu'une machine qui ne parvient pas à résoudre des équations à quatre inconnues peut y arriver, quand on l'alimente avec beaucoup de littérature. Cela montre que la lecture permet de progresser dans le domaine scientifique, ce qui est valable autant pour la machine que pour les individus. Pourtant, dans les filières scientifiques, il y a très peu d'incitation à la lecture et aux autres cultures. Cela montre également qu'il ne faut pas empêcher les gens qui ont fait carrière dans le domaine littéraire de postuler à des postes qui nécessitent des compétences scientifiques qu'ils arrivent tout à fait à relever.
Mme Laurence Garnier. - Vous avez la chance d'exercer un beau métier dans un monde envahi par les écrans et d'encourager le livre à prendre toute sa place dans notre société.
Je rejoins Sylvie Robert sur l'écosystème du livre, dont on sait à quel point il est fragile.
Je souhaite vous faire part de ma consternation après qu'un professeur de français de Seconde m'a dit combien faire lire un texte de cinq pages à ses élèves était devenu difficile. Cela donne la mesure du chantier qui est devant nous, d'autant que l'on sait à quel point la lecture permet de maîtriser le langage, donc de développer une pensée complexe. Je rejoins également Bernard Fialaire : les mécanismes neuronaux mis en place par une lecture intense favorisent la réussite, y compris dans les sciences dures.
En outre, des études montrent que la lecture, notamment le roman de fiction, favorise l'empathie, en permettant d'entrer dans la psyché de l'autre. Dans une société de l'immédiateté où le niveau d'éducation baisse et où la violence se développe, où l'on met en place des cours d'empathie dans les écoles, je suis convaincue qu'une pratique de la lecture est la clé de nombre d'enjeux de notre société.
Pour autant, toutes les lectures ne se valent pas. Il faut soutenir certaines formes de lecture et de littérature plus exigeantes que d'autres. Comment encourager ce type de lecture auprès des jeunes ? En tant que présidente du CNL, avez-vous une typologie des livres achetés grâce au pass Culture ? D'après ce que j'entends autour de moi, il y a beaucoup de BD et de mangas. Je n'ai rien contre, mais peut-être que l'argent public serait mieux utilisé si nous encouragions davantage les jeunes à se frotter à des littératures plus exigeantes.
M. Jean-Gérard Paumier. - J'ai l'honneur de représenter le Sénat au conseil d'administration du CNL, où j'ai été très bien accueilli. J'y ai succédé à Mme Laure Darcos, qui a laissé un très bon souvenir.
Lors de mon premier conseil d'administration, le 14 mars, j'ai retenu particulièrement quatre points. D'abord, j'ai eu la confirmation que le livre perdait 4 % à 5 % de parts de marché par an. Ensuite, il y a l'érosion préoccupante de la lecture chez les jeunes. En outre, l'intelligence artificielle crée une situation nouvelle, particulièrement pour les auteurs et les traducteurs. Enfin, il convient de souligner la concentration croissante des achats sur un nombre limité de livres, d'où des problèmes sérieux pour les éditeurs indépendants.
Je pense qu'il serait utile d'organiser avec le CNL une sorte de mission flash dans un certain nombre de départements pour faire un point précis sur ce qui se passe en matière de promotion du livre dans les collèges, les Ehpad, les prisons, etc.
Ensuite, nous pourrions faire un sondage par département sur le développement des boîtes à livres. Beaucoup de communes, notamment rurales, se sont lancées dans ce type d'initiatives et il serait peut-être utile de prévoir un appui financier du CNL à cet égard.
Mme Agnès Evren. - Je voudrais revenir sur la corrélation entre le décrochage par rapport à la lecture et la surexposition aux écrans. Les conséquences éducatives sont documentées, avec la perte de capacité de concentration, d'imagination, de mémorisation. Comment réconcilier les jeunes avec le livre et le support papier ? Vous avez parlé de toutes les conventions mises en place, notamment avec le ministère de l'éducation nationale, sur les masterclass et les leçons de littérature. J'ai eu l'occasion d'y assister en tant que vice-présidente de la région Île-de-France et j'ai été effarée de constater que les jeunes s'intéressaient plus au train de vie des auteurs qu'à leur travail de création. Très peu d'entre eux, d'ailleurs, reconnaissaient disposer d'une bibliothèque chez eux. L'influence familiale est pourtant essentielle.
En ce qui concerne ces leçons de littérature, y a-t-il un maillage territorial ? Quels sont les établissements concernés ?
Par ailleurs, Mme la ministre de l'éducation nationale a récemment évoqué une expérimentation relative à l'obligation de déposer les portables à l'entrée des écoles et des collèges. L'Unesco a émis une recommandation similaire à l'échelle mondiale. Cette interdiction a fait l'objet d'une loi en 2018, sauf qu'en pratique elle n'est absolument pas respectée, puisqu'un élève sur cinq, d'après une étude récente, a son téléphone dans la poche ou à portée de main. Or tout le monde sait que c'est une source de perturbation et de distraction. Quelle est votre position sur la nécessité d'une rupture entre le temps scolaire et le temps passé à la maison, marqué par la surexposition aux écrans ?
M. Jacques Grosperrin. - Les enquêtes du CNL ont confirmé la baisse tendancielle de la pratique de la lecture chez les jeunes. Peut-être faut-il nuancer les constats et distinguer lecture en milieu scolaire et lecture pour les loisirs.
De quels outils le CNL dispose-t-il pour introduire une dimension sociale dans ses analyses ? Quelles sont vos relations avec l'éducation nationale, les collectivités locales et la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Le Centre national du livre est le bras armé du ministère de la culture pour la promotion du livre. Les agences en région font malgré tout état de tensions avec le service du livre et de la lecture du ministère. Qu'en est-il exactement ? Éprouvez-vous des difficultés pour mettre en oeuvre vos actions ?
Vous avez évoqué les conventions territoriales avec les agences en région. Elles sont très importantes. Existe-t-il des nuances selon les régions ?
Autre question sur l'action extérieure de l'État : le Centre national du livre travaille-t-il avec l'Institut français et le ministère des affaires étrangères pour soutenir les librairies francophones et les festivals francophones à travers le monde ?
Je souhaite également vous interroger sur la question des droits culturels. Vous avez évoqué le remarquable travail que vous faites en faveur des CHU. Je pense que cela va s'inscrire dans la nouvelle convention du ministère, que nous attendons depuis trois ans. J'espère que le ministère va enfin faire le nécessaire pour renouveler cette convention et intégrer les actions des différentes agences et établissements publics. Pouvez-vous nous en parler ?
Ma dernière question porte sur les actions en faveur des malvoyants et de l'audiodescription. Qu'est-ce qui est fait à l'heure actuelle dans ce domaine ?
Mme Sonia de La Provôté. - Je souhaite avoir votre sentiment sur la rémunération des auteurs. Elle est de 6 % à 7 % pour un auteur de BD ou d'un livre pour la jeunesse, 9 % pour un auteur de littérature classique et autour de 8 % pour les autres types d'ouvrages. Qu'est-ce qui explique cette différence ? Nous savons pourtant que la littérature jeunesse ou la bande dessinée est une façon d'entrer dans la lecture pour les enfants. Chaque auteur contribue de façon identique à la promotion de la lecture. Est-il prévu dans les négociations actuelles de mettre tout le monde au même niveau ?
Par ailleurs, le bilan environnemental du papier est assez lourd. Il est réputé pour sa consommation d'eau et d'énergie. Nous savons aussi que l'industrie du papier est en grande souffrance actuellement. Cependant, le livre crée un lien physique et permet d'identifier un moment particulier, au contraire du numérique. Est-ce que vous avez des propositions à faire autour de ce sujet, sachant que le bilan environnemental du numérique est meilleur ?
Mme Sabine Drexler. - Dans le même esprit, pourriez-vous nous dire quelle est la stratégie du Centre national du livre pour réduire l'impact environnemental du secteur du livre ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Les écrans n'ont pas fait plier le livre papier, malgré l'annonce régulière de sa mort. En revanche, la capacité de concentration est en baisse. On stigmatise souvent les jeunes, mais je rappelle que les adultes aussi sont concernés par cette diminution du taux d'attention provoquée par la surcharge informationnelle que nous subissons au quotidien. Il est donc fondamental de diversifier les initiatives pour encourager la lecture, ce que vous faites très bien.
En tout cas, ce qui est encourageant, c'est que les jeunes aiment lire : 81 % des jeunes déclarent aimer cette activité. Réjouissons-nous d'ailleurs que le livre reste le premier poste d'achat des jeunes via le pass Culture. Dans votre étude du mois dernier, il apparaît que la lecture des livres numériques progresse fortement chez les 7-19 ans, où l'utilisation du smartphone reste privilégiée, tout comme les livres audio et les podcasts, qui ont doublé depuis 2016.
Les jeunes lisent par contrainte scolaire, bien sûr, mais aussi pour les loisirs, privilégiant les mangas, les BD ou encore les romans.
Aussi, sans remettre en cause l'intérêt de la découverte de la littérature en classe, je me demande s'il ne serait pas pertinent de donner le goût de la lecture aux enfants avec des ouvrages contemporains. Certains diront qu'il y a le foyer familial pour cela, mais chaque enfant ne dispose pas toujours de parents lecteurs, c'est-à-dire prescripteurs de livres, qui déclenchent l'envie de lire.
On observe une rupture, un décrochage après 16 ans. Ce phénomène est-il récent ? Comment créer un continuum et une diversification des supports pour retenir cette tranche d'âge qui décroche subitement, juste après le bac français ?
Mme Annick Billon. - A-t-on une connaissance du budget qui est alloué au numérique à l'école ? Peut-on mettre en parallèle le budget qui est alloué aux médiathèques et aux bibliothèques de ces établissements scolaires ?
Une obligation d'activité sportive a été inscrite dans les textes. Est-il envisageable de faire de même avec la lecture ? Cela ne me paraît pourtant pas très motivant.
Avez-vous identifié un lien entre l'assiduité à la lecture et l'histoire familiale, la parentalité ? Un enfant mis en contact très tôt avec les livres sera-t-il forcément un grand lecteur ?
Mme Régine Hatchondo. - Nous n'intervenons pas dans l'organisation du quart d'heure de lecture déployé par l'éducation nationale dans les écoles. En revanche, lors du Quart d'heure de lecture national, nous faisons en sorte de mettre à disposition des enseignants, des entreprises et des citoyens une offre de lecture thématisée. Dans ce cadre, certains éditeurs nous offrent le premier chapitre d'un ouvrage récemment paru. Cette lecture inédite d'une durée d'un quart d'heure peut donner envie de lire la suite. Avec l'autorisation de l'éducation nationale, nous faisons donc de ce quart d'heure un angle de communication une fois par an sur l'importance de la lecture.
Pour ce qui est de la chaîne du livre, plusieurs d'entre vous ont souligné l'importance de maintenir les équilibres entre le soutien apporté aux auteurs, aux traducteurs, aux librairies, à la vie littéraire et aux actions en faveur de la lecture. Nous nous sommes beaucoup interrogés - certains nous y invitent - sur la pertinence d'un soutien aux primo-romanciers. Nous considérons néanmoins que, ce faisant, nous nous substituerions aux éditeurs, qui, grâce à leur savoir-faire, sont mieux placés que nous pour sentir l'auteur en devenir dès le premier ouvrage. Il nous semble plus raisonnable que l'aide publique soutienne davantage le deuxième ouvrage, qui est souvent, comme dans le cinéma, le plus dur à réaliser.
Sur l'amélioration de l'accompagnement des éditeurs auprès des producteurs, je vous annonce que notre étude retraçant sept ans d'adaptations littéraires sera complétée en janvier 2025 par les données 2022-2023, qui seront d'autant plus intéressantes qu'elles portent sur le redressement post-covid. Une production audiovisuelle sur cinq est issue d'un ouvrage littéraire. Au-delà de la rémunération non négligeable qu'elles représentent pour l'auteur et l'éditeur, ces adaptations créent un cercle vertueux sur les ventes du livre dont sont issus le film ou la série.
La France est encore un pays de lecteurs : on y adapte plus de livres qu'aux États-Unis ou dans le reste de l'Europe. Ces chiffres nous confortent dans notre décision d'augmenter notre soutien à la Société civile des éditeurs de langue française (Scelf), qui perçoit des droits sur les cessions d'adaptation et qui organise notamment l'opération Shoot the book dans les principaux festivals audiovisuels ou cinématographiques. Grâce au soutien du CNL, la Scelf a pu, par exemple, mettre en place un Shoot the book lors des deux dernières éditions du festival Séries Mania.
Avec les grands producteurs, les diffuseurs d'audiovisuel et les éditeurs, nous réfléchissons à la pertinence d'organiser une journée consacrée à un grand pitch international, au cours de laquelle les éditeurs français pourraient présenter leurs oeuvres. Certains jugent toutefois préférable de cibler les festivals et de se concentrer sur l'animation à Annecy, la fiction à Cannes ou encore la série à Lille. Nous devons encore en discuter, mais nous ne nous empêcherons pas de rêver grand s'il le faut.
Au sujet du livre d'occasion, plusieurs d'entre vous ont évoqué les déclarations du Président de la République lors de sa venue au Festival du livre de Paris. La contribution sur laquelle a travaillé le Syndicat national de l'édition pourrait permettre une forme de redistribution en faveur des auteurs et des éditeurs de livres neufs, dont on peut imaginer que la part de marché pourrait être atteinte par le développement croissant du marché de l'occasion. C'est en effet ce qu'on constate dans les secteurs du meuble, de la décoration, du design ou de la mode.
L'idée selon laquelle le livre d'occasion serait vertueux en matière environnementale mérite d'être confirmée par des études précises tenant compte des flux et du parcours de livraison de ces livres. Lorsqu'une oeuvre audiovisuelle est diffusée par une chaîne de télévision par exemple, ses auteurs et producteurs touchent de l'argent. Les artistes d'art contemporain bénéficient quant à eux d'un droit de suite. Dans le même esprit, il me semble sain de réfléchir à la manière dont la réutilisation commerciale d'un ouvrage pourrait contribuer à l'équilibre de la filière du livre. Pourquoi cette filière ne serait-elle pas traitée avec les mêmes égards que le cinéma ou l'art contemporain ? Je tiendrais le même discours si je n'étais pas présidente du Centre national du livre.
Je partage totalement votre point de vue sur les études scientifiques : il y a un véritable danger à privilégier l'accès gratuit à tout vent. Je suis désolée de voir que les droits des auteurs de littérature scientifique ne sont pas préservés. La France est une puissante terre scientifique. Si l'édition scientifique devait devenir 100 % publique ou 100 % gratuite, nous perdrions en diversité de regard, mais aussi toute notre puissance. C'est très grave.
Si la corrélation entre l'accroissement du temps passé sur les écrans et la baisse d'attractivité de la lecture n'est pas établie scientifiquement, certains éléments de notre étude plaident toutefois dans ce sens.
Certes, il existe une vision plus optimiste selon laquelle les écrans n'auraient pas tué le livre. Certains chercheurs pro-écrans considèrent que le cerveau humain s'est toujours adapté, que les mêmes peurs s'étaient exprimées lors de l'apparition de la télévision et qu'il ne faudrait pas être inquiet à ce sujet. Mais cela n'a rien à voir : la télévision n'est pas le prolongement de notre corps. Et comme le dit Alain Damasio, l'homme digital native aura passé, à la fin de sa vie, plus de temps à caresser une vitre, la fenêtre de son écran, qu'à caresser le corps d'une femme. Cette comparaison est très belle et elle dit tout.
Nous constituons en ce moment autour de nous une équipe de médecins, pédiatres, pédopsychologues, pédopsychiatres et neurologues, afin d'être informés sur l'état des enfants qu'ils soignent. Je ne suis pas chercheuse, mais il me paraît évident que le temps passé par les enfants devant les écrans est un problème.
Bien évidemment, tout dépend de l'utilisation des écrans, mais généralement c'est la double peine : les enfants qui sont abandonnés sept ou dix heures par jour sur les écrans sont précisément souvent ceux qui ne sont pas incités à lire, ceux dont la bibliothèque, si elle existe, est plutôt vide. Ces enfants-là ont aussi un problème de concentration et de sommeil. Il est en effet prouvé scientifiquement que regarder l'écran ne serait-ce que vingt minutes avant de s'endormir réduit les chances d'avoir un sommeil paisible.
Au sein du Centre national du livre, nous réunissons actuellement toutes les études françaises et internationales disponibles afin de constituer une sorte d'annuaire des données. Sur les questions de concentration, de sommeil, d'enrichissement du langage et d'apprentissage de la langue, les bienfaits de la lecture versus ceux des écrans sont avérés.
Dans nos études, nous distinguons le temps passé par les enfants sur les écrans à faire autre chose qu'à lire. Ce temps est aujourd'hui dix fois plus élevé, contre sept fois il y a deux ans. Loin de nous l'idée de condamner la lecture sur écran, qu'il s'agisse du livre numérique ou de toute autre forme de lecture ; nous ne prônons pas la fin des écrans. S'il faut vivre avec son temps, nous aurions tort toutefois de taire les méfaits de cette évolution et de nous voiler la face. Le corps enseignant, tout comme le corps médical, est conscient du problème. Quant aux chercheurs, ils sont dans l'exigence d'une analyse multifactorielle beaucoup plus poussée scientifiquement et c'est la raison pour laquelle notre étude ne permet pas d'établir une corrélation directe.
Nous avons la chance, en France, d'avoir une littérature de jeunesse contemporaine extrêmement riche, très prisée du monde entier, à commencer par la Chine. Il faut soutenir ce secteur.
Dans notre étude, 92 % des grands lecteurs disent se souvenir avec émotion de la petite lecture du soir, qu'ils partageaient avec leurs parents. Certains enfants disent souffrir du temps que leurs parents passent sur leurs écrans. Le Quart d'heure de lecture national peut être l'occasion de communiquer sur ces questions, tout en évitant les discours trop culpabilisateurs à l'égard des parents. On connaît en effet la difficulté de ce métier qu'évoquait Freud. L'organisation de fortes campagnes de sensibilisation sur le comportement de l'adulte qui entoure l'enfant est néanmoins essentielle et la dimension de mimétisme fondamentale.
Je ne saurais répondre à la question sur les données chiffrées du budget numérique de l'école en comparaison, je suppose, de l'achat de livres par les centres de documentation et d'information (CDI).
Vous me demandez s'il faut s'inquiéter du fait que, dans le cadre du pass Culture, le premier achat se porte vers les mangas et les BD, auxquels il faut ajouter désormais les romances, qui plaisent beaucoup aux jeunes filles. À cet égard, je suis beaucoup moins inquiète aujourd'hui que je ne l'étais au lancement du pass Culture. Dans les premiers mois, les mangas représentaient 70 % des achats de livres, le livre représentant lui-même 70 % des achats individuels du pass. Réjouissons-nous, d'abord, de cette prépondérance du livre, même si le pourcentage a légèrement baissé depuis que la vie culturelle a complètement repris ses droits.
Compte tenu du nombre d'enfants qui s'endorment sur leurs réseaux sociaux, je préfère qu'ils s'endorment en lisant un manga. Je m'y suis mise depuis et il en existe des excellents, très poétiques, qui défendent des valeurs nobles et humanistes. Par ailleurs, les mangas représentent aujourd'hui non plus 70 %, mais 38 % des achats de livres. Cela prouve que le manga peut jouer le rôle de passerelle. Lorsque l'on se rend en librairie muni de son pass Culture, on instaure un dialogue avec son libraire. Les libraires nous disent d'ailleurs que, grâce au pass Culture, ils ont accueilli pour la première fois beaucoup de jeunes qui ne seraient jamais entrés dans une librairie et qui, progressivement, adoptent les codes, écoutent les conseils ou lisent les quatrièmes de couverture.
En ce qui concerne les questions d'environnement, nous avons inscrit dans notre charte un angle environnemental. En complément, nous avons lancé des groupes de travail déclinant ces enjeux dans trois thématiques : édition, vie littéraire et librairies. Nous disposons ainsi d'une enveloppe dédiée de 4 millions d'euros sur trois ans afin d'accompagner les investissements permettant d'améliorer la vie du livre. Le comité librairie s'est par exemple réuni hier. Deux gros projets respectivement de 35 000 euros et de 40 000 euros permettront de financer 50 % des investissements de deux librairies visant à améliorer la performance énergétique de leurs toit et façade. Nous ferons en fin d'année un premier bilan des actions ainsi soutenues financièrement grâce à l'enveloppe votée par notre conseil d'administration.
Enfin, nous avons contribué au financement de l'outil Filéas, développé par le Syndicat national de l'édition et le Syndicat de la librairie française (SLF). Cet outil de gestion a vocation, comme dans le domaine du cinéma, à sortir les ventes quotidiennes par lieu et par titre. Il sera d'une aide précieuse pour la gestion des stocks des éditeurs et nous en attendons beaucoup pour réduire le pilon.
Nous avons organisé notre séminaire de fin d'année à la Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts. Le CNL a financé son premier festival de littérature Des Mets et des Mots, qui met en lien la gastronomie et la littérature ; il soutiendra la prochaine édition.
Nous réfléchissons à des actions dans le cadre du Sommet de la francophonie qui se tiendra les 4 et 5 octobre, ainsi que l'organisation de résidences d'auteurs francophones à Villers-Cotterêts.
Paul Rondin, directeur de la Cité internationale de la langue française, souhaite accueillir certains des événements et des débats que le CNL organise en soutien aux ouvrages auxquels il apporte son aide : animations culturelles, résidences, festivals - Nuit de la lecture, Partir en livre.
Le CNL ne soutient pas financièrement France Télévisions et Radio France, mais a des partenariats très importants. Ainsi, France Inter couvre le Quart d'heure de lecture national, en ponctuant chaque émission de lectures à voix haute de textes choisis par elle, la Grande Librairie soutient tous nos événements.
À l'étranger, nous soutenons les librairies francophones en partenariat avec le ministère des affaires étrangères et la Centrale de l'édition, qui garantit l'acheminement des ouvrages. Nous avons particulièrement soutenu les librairies francophones pendant la crise du covid.
Nous avons créé deux nouvelles aides dans le cadre de la francophonie. Nous finançons les éditeurs francophones de la francophonie du sud, s'ils se lancent dans une coédition avec un éditeur français ou s'ils obtiennent une cession de droit du français au français. Ce faisant, nous encourageons les connivences afin que les livres soient édités au plus près de la distribution. Il s'agit d'avoir des livres à 8 euros et non pas à 27 euros, qui n'ont aucune chance d'être vendus dans les librairies francophones de la francophonie du sud. Ces aides ont été confiées à la commission des librairies francophones qui s'est réunie hier pour la première fois. Huit projets pourront être annoncés lors du Sommet de la francophonie.
Le CNL a créé une commission de soutien à la lecture des publics spécifiques. Cela passe par les livres à très gros caractère, les livres Falc (facile à lire et à comprendre), qui, dans les médiathèques, sont rangés dans un rayon spécifique, des ouvrages numériques à destination des personnes atteintes de troubles Dys. Il s'agit d'une politique active.
Depuis deux ans, nous assistons à une grande dynamique de création de librairies indépendantes : seules 22 ont fermé, alors que plus de 144 ont ouvert. C'est le fait d'urbains qui changent de vie - banquiers, enseignants... - et qui prennent le risque d'ouvrir une librairie indépendante dans une plus petite commune. Nous les aidons beaucoup, grâce à des formations en lien avec L'École de la librairie, mais aussi par des conseils d'agencement.
M. Laurent Lafon, président. - Madame, je vous remercie de vos réponses.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11h25.
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, dans le cadre de la mission d'information sur l'antisémitisme dans l'enseignement supérieur
M. Laurent Lafon, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir cet après-midi Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, dans le cadre des auditions de la mission d'information relative à l'antisémitisme dans l'enseignement supérieur. Madame la ministre, nous vous remercions de vous être rendue disponible pour éclairer les travaux de notre commission sur ce sujet d'une actualité malheureusement aussi brûlante qu'inquiétante, et qui connaît de nouveaux développements depuis quelques semaines en marge de la mobilisation propalestinienne sur les campus.
Face à l'urgence de la situation, les deux rapporteurs désignés par notre commission, MM. Bernard Fialaire et Pierre-Antoine Levi, ont travaillé extrêmement vite, puisqu'ils ont conduit dix-sept auditions depuis le 10 avril dernier. La plupart ont été tenues sous la forme de tables rondes, ce qui leur a permis de rencontrer la grande majorité des acteurs concernés par le sujet - des présidents d'universités au ministère et à délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), en passant par les associations étudiantes, les référents racisme et antisémitisme des universités, les instituts d'études politiques ou encore le réseau de recherche Alarmer. Ces entretiens s'achèveront demain, après l'audition de la procureure générale près la Cour d'appel de Paris cet après-midi et des représentants de diverses institutions juives demain matin, après quoi nos rapporteurs nous présenteront leurs conclusions avant la fin de la session - à temps, donc, pour la prochaine rentrée universitaire.
Nous constatons avec soulagement que, depuis la première audition conduite au Sénat sur ce thème, le 10 avril dernier, le Gouvernement s'est également emparé du sujet. Madame la ministre, vous avez en effet annoncé le 2 mai, à l'occasion d'une intervention devant les membres du conseil d'administration de France Universités, plusieurs mesures visant à mieux suivre, d'une part, et à mieux prévenir, d'autre part, les actes antisémites au sein des établissements universitaires. Le 6 mai, c'est ensuite la ministre déléguée chargée de la lutte contre les discriminations, Aurore Bergé, qui a lancé des assises de la lutte contre l'antisémitisme visant à faire reculer le phénomène dans l'ensemble de la société.
Si ces différentes annonces témoignent d'une prise de conscience partagée que je salue, nous avons besoin de comprendre la portée opérationnelle de ces mesures. Nous avons en effet pu constater au cours de nos différentes auditions que le hiatus est parfois grand entre les condamnations de principe de l'antisémitisme et les actions réellement mises en oeuvre, ce qui conduit notamment à de fortes variations dans le traitement des actes antisémites par les différents établissements de l'enseignement supérieur.
Madame la ministre, je vous cède la parole pour un propos liminaire et de premières réponses à ces observations, après quoi mes collègues de la commission, et notamment nos rapporteurs de la mission Bernard Fialaire et Pierre-Antoine Levi, ainsi que notre rapporteur pour les crédits de l'enseignement supérieur Stéphane Piednoir, vous interrogeront à leur tour sur les premiers enseignements qu'ils ont pu tirer de leurs travaux.
Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Merci de me donner l'occasion de vous exposer de manière approfondie la démarche du ministère dans la lutte contre l'antisémitisme. Nous sommes, vous l'avez dit, dans un moment de recrudescence de ce fléau, alors que nous assistons à une tentative d'importation d'un conflit international au coeur de nos campus. Certaines des choses que je dirai ici devant vous, je les ai déjà dites dans le cadre plus restreint du conseil d'administration de France Universités le 2 mai dernier. Pouvoir les réaffirmer avec force ici, devant vous, dans le cadre des travaux menés par le Sénat, est une opportunité que je saisis avec gravité et responsabilité.
Depuis plusieurs semaines, des revendications se sont exprimées de manière de plus en plus radicale sur nos campus, en ne permettant pas le dialogue, qui est pourtant la base en de tels lieux. Ce mouvement, parti notamment des États-Unis, s'étend sur la planète, en Europe, en Australie, en Inde ; il peut conduire à des affrontements entre groupes d'étudiants, comme on l'a vu à Los Angeles. Au-delà des revendications portées par les étudiants, ce sont surtout leurs modes d'action qui ont connu une escalade, que je condamne fermement. Une petite minorité d'étudiants ne peut pas bloquer une majorité d'entre eux et faire régner un climat de peur, voire de violence, par des propos et des gestes inacceptables - surtout quand on leur propose un cadre de débat respectueux, où la liberté d'expression se conjugue avec les valeurs universitaires, le respect de la loi et les principes de la République.
Je commencerai par rappeler quelques évidences. Tout d'abord, la ligne de fermeté absolue que je porte et que j'ai eu l'occasion de rappeler lors d'autres exercices parlementaires, comme les questions aux Gouvernement : l'antisémitisme n'est pas une opinion, c'est un délit pour lequel nous avons une tolérance zéro. Face à la montée de l'antisémitisme, nous devons être implacables.
Je tiens également à exprimer ma compassion évidente et mon soutien absolu à tous les étudiants, notamment juifs, victimes d'actes ou de propos abjects, ou qui se sentent ostracisés. Aucun étudiant ne doit penser qu'il n'a pas sa place au sein de nos établissements. Tous nos efforts visent à ce que chacun puisse y étudier sereinement, sans jamais être inquiété parce qu'il est juif. Avoir à le rappeler, je le dis franchement, m'attriste. J'aurais aimé que ce fléau reste la tache indélébile des heures les plus sombres de notre Histoire et ne se rappelle pas à notre actualité récente.
J'en viens aux mobilisations qui se déroulent au sein de certains de nos établissements, tout particulièrement à Sciences Po et dans ses campus délocalisés. La position que je tiens à réaffirmer devant vous est simple et claire : le débat, oui ; le blocage, non. Dit autrement, le débat et la liberté d'expression ont toute leur place dans nos universités ; mais cela n'autorise pas tout, et les blocages et les intimidations, tout comme l'incitation à la haine ou l'appel à l'insurrection, sont inacceptables. J'ai deux priorités : que les étudiants puissent étudier dans de bonnes conditions ; que le cadre démocratique et républicain soit respecté. Ce sont ces deux principes qui ont guidé et qui continuent de guider mon action face aux évènements récents - dans le respect, bien sûr, de l'autonomie des établissements.
Cela étant dit, je vous propose de faire un bilan rapide des derniers évènement survenus dans les campus. Les examens ont eu lieu sans perturbations majeures ; dans les rares cas où cela a été nécessaire, des centres d'examens de substitution à la sécurité renforcée ont pu être déployés. Lorsque des blocages ou des occupations ont eu lieu, ils n'ont dans la plupart des cas pas donné lieu à des violences physiques, à quelques exceptions près que je condamne avec la plus grande fermeté. Tout acte de violence est en effet un acte de trop ; je pense notamment à l'agression d'étudiants juifs à Strasbourg, ou encore aux actes visant le collectif Golem à Lille. Une fois le cadre reposé, des débats sereins et apaisés ont pu se tenir entre la fin du mois d'avril et le début du mois de mai. Nous continuons à y travailler avec France Universités.
Depuis le 27 avril, une trentaine d'interventions des forces de l'ordre, nécessaires mais proportionnées, ont eu lieu pour permettre à l'Université de retrouver son cadre de fonctionnement normal et aux examens de se tenir. Ces interventions ont lieu, je le rappelle, sur réquisition du président d'université, lorsque le mouvement survient à l'intérieur de l'établissement, ou sur décision du préfet, lorsque le trouble est constitué sur la voie publique, notamment aux abords du campus. Aucune occupation ne s'est établie durablement.
Face aux mobilisations, il est primordial de rappeler ce qu'est l'Université, ce qui peut et doit s'y passer - et, à l'inverse, ce qui ne peut pas et ne doit pas s'y passer -, ainsi que ce que nous voulons pour nos étudiants, nos enseignants, nos chercheurs et l'ensemble du personnel. Les polémiques du moment semblent en effet brouiller cette évidence que le rôle fondamental de l'Université est la construction et la transmission des savoirs. Tout le reste, je dis bien tout le reste, ne peut s'apprécier qu'à l'aune du respect de cette mission première de nos établissements, qui ne peut être accomplie que dans un cadre de fonctionnement serein et apaisé, reposant sur la démocratie, la pluralité et la neutralité.
C'est pour cette raison que je refuse de voir l'Université instrumentalisée à des fins politiques. Oui, certains irresponsables politiques soufflent sur les braises ; ils instrumentalisent le conflit et utilisent les étudiants en appelant au soulèvement ou à l'insurrection. La surenchère, l'outrance ne font pas de bien à notre démocratie. Il en va des principes fondamentaux de notre République et de l'image de la France dans le monde.
Pour que notre modèle universitaire fonctionne, il faut que chacun s'y sente à sa place. C'est tout le sens du plan que mon ministère déploie depuis plusieurs mois pour lutter contre l'antisémitisme, réappréhendé dans sa spécificité historique et contemporaine. En complément des mesures du plan national de lutte contre le racisme, l'antisémitisme et les discriminations liées à l'origine, lancé en 2023, mon ministère développe ses propres actions.
Dès le 9 octobre, j'ai rappelé, dans un courrier adressé à tous les présidents d'universités, le principe de tolérance zéro et de grande fermeté face aux actes et propos antisémites. Nous avons mis en place dès cette date un dispositif de suivi ad hoc des signalements effectués pour des actes en lien avec la situation au Proche-Orient dans les universités, qui couvre à la fois les actes antisémites et les manifestations en faveur de Gaza susceptibles de constituer des troubles à l'ordre public. À ce jour, 244 faits nous ont été remontés, parmi lesquels 214 manifestations individuelles ou collectives favorables à la Palestine susceptibles d'entraîner des troubles à l'ordre publics, ainsi que 30 actes de type inscriptions, menaces, violences antisémites ou apologie du terrorisme et du nazisme. Toute manifestation pro-Palestine étant ainsi recensée, il faut bien entendu prendre des précautions avec ce chiffre élevé.
Nous poursuivons par ailleurs la structuration du réseau des référents racisme et antisémitisme. Après les avoir réunis en octobre 2023, j'ai pris en janvier 2024 une circulaire qui précise le cadre de leur action ainsi que leurs missions, dans le but de les rendre plus visibles, plus incontournables et plus proches des gouvernances des établissements. L'animation de réseau se poursuit et ces référents seront à nouveau réunis par mon cabinet avant l'été.
Avec les rectorats de région, nous recensons en outre toutes les commissions disciplinaires déclenchées pour des faits d'antisémitisme depuis le 7 octobre ainsi que leurs décisions. Pour mémoire, le code de l'éducation prévoit que le recteur de région académique est informé par les universités de l'ouverture d'une procédure par une section disciplinaire et de la décision prise par celle-ci. C'est ainsi que 76 actes antisémites ont été signalés, dont 17 font ou ont fait l'objet d'une enquête administrative suivie de l'enclenchement d'une procédure disciplinaire, 9 d'un dépôt de plainte, et 11 d'un signalement au procureur de la République au titre de l'article 40 du code de procédure pénale.
Nous poursuivons également les travaux visant à la mise en place à la rentrée d'un nouveau système de signalement dans l'application Dialogue, déjà utilisée par les établissements de l'enseignement supérieur. Ce dispositif permettra d'opérer un suivi des actes tout au long de la chaîne de réponse, entre leur survenue et leu dénouement disciplinaire ou judiciaire, via un système d'information unifié et accessible aux gouvernances des universités, aux rectorats et à l'administration centrale. J'ai demandé à France Universités de me transmettre, d'ici au début de l'été, une liste d'établissements bêta-testeurs volontaires de cette nouvelle procédure. Dans l'intervalle, c'est-à-dire jusqu'à la fin de l'année universitaire, j'ai demandé aux chefs d'établissements de procéder scrupuleusement aux transmissions d'informations prévues par le code, au moyen des procédures actuelles ; ces transmissions sont consolidées au ministère, qui dispose ainsi d'une vue d'ensemble.
Nous renforcerons également la formation des présidents nouvellement élus, qui sera aussi ouverte aux présidents déjà en responsabilité. Cette formation comportera un module spécifique à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, à la prévention des discriminations et à l'ensemble des enjeux de société auxquels les chefs d'établissements sont confrontés dans l'exercice de leurs fonctions.
J'ai également indiqué devant France Universités notre souhait que la mise en place d'une formation obligatoire à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme des responsables d'associations soit une condition de leur agrément ou de leur subventionnement par les universités. Cette évolution est en cours d'instruction sur les plans juridique et opérationnel.
Nous travaillons également au développement de partenariats avec des associations oeuvrant dans le champ citoyen et mémoriel, notamment celles qui transmettent la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, pour mettre en place des actions de sensibilisation des étudiants à la lutte contre l'antisémitisme. Je forme le voeu que les établissements et les rectorats développent à leur tour de telles conventions à l'échelle territoriale.
Enfin, pour renforcer nos argumentaires de réponse aux revendications de suspension des coopérations universitaires, j'ai saisi le collège de déontologie d'une demande de précision du cadre déontologique dans lequel s'inscrit la coopération scientifique et technologique internationale dans les domaines de la formation, de la recherche et de l'innovation, si essentielle pour nos universités, au regard des principes fixés par les codes de la recherche, de l'éducation et de la fonction publique. Je souhaite que ce collège propose également des repères et des lignes directrices dont les établissements pourront se saisir pour définir leur propre stratégie de coopération. J'attends enfin qu'il rappelle le rôle et la place de l'Université dans l'organisation des débats publics et précise le cadre dans lequel ils doivent s'inscrire.
Mesdames et messieurs les sénateurs, la lutte contre l'antisémitisme est l'affaire de tous ; c'est un combat que nous devons collectivement mener pour que mettre fin à ce climat de peur aux relents abjects et de sinistre mémoire dans notre histoire nationale. Votre commission a décidé de s'emparer de ce sujet important, qui doit tous nous réunir, et je vous en remercie sincèrement. Vos travaux viendront utilement nourrir nos réflexions sur les actions à mettre en place pour continuer à lutter efficacement contre ce poison.
Aux chefs d'établissements devant lesquels je me suis exprimée le 2 mai et auxquels j'ai demandé d'utiliser tous les moyens à leur disposition pour garantir le retour au calme et le bon déroulement des examens, j'ai rappelé le cadre de liberté et de responsabilité qui doit permettre à l'Université de remplir sa mission. J'ai également cité devant eux un article de 1970 du Doyen Vedel - grande figure s'il en est de l'Université et de Sciences Po -, qui écrivait que « la plus sûre manière d'assassiner une liberté est d'en donner une image absurde. » Je leur ai rappelé qu'il nous appartenait collectivement de ne pas tomber dans ce piège, et que nous devions renforcer, dans le cadre de l'autonomie des établissements, nos outils et leviers d'action pour lutter fermement et efficacement contre l'antisémitisme, afin que l'Université reste le lieu de débat apaisé qu'elle doit être - un lieu où chacun doit pouvoir étudier sereinement et sérieusement, sans jamais être inquiété en raison de sa religion réelle ou supposée.
M. Pierre-Antoine Levi, rapporteur. - Les auditions que nous avons conduites ont fait ressortir un clair problème de mesure des actes antisémites dans l'enseignement supérieur. Nous partageons donc le constat que vous venez d'exprimer, madame la ministre. Les récents incidents notamment survenus à Sciences Po Paris et dans ses campus délocalisés sont des exemples frappants de cette réalité inquiétante.
Faute de dispositif de suivi adapté et unifié, faute également d'une bonne identification par les étudiants des référents pourtant présents dans la plupart des établissements, et en raison enfin de la réticence de nombreux étudiants juifs à se tourner vers les institutions universitaires suite aux actes dont ils sont victimes, la plupart des dirigeants que nous avons rencontrés n'ont cependant pu que reconnaître, avec beaucoup d'honnêteté, qu'ils n'avaient qu'une vision très partielle du phénomène dans leurs établissements. En témoigne l'immense décalage entre les faits recensés par France Universités et votre ministère, et les résultats du sondage réalisé par l'Institut français d'opinion publique (Ifop) à la demande de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) en septembre 2023 - qui présente certes des problèmes de méthode, en raison notamment de la petite taille de l'échantillon interrogé, mais qui permet en tout état de cause d'établir le terrible constat d'un sentiment d'insécurité partagé par de nombreux étudiants juifs : 91 % d'entre eux déclaraient avoir été victimes d'actes antisémites.
Or, pour agir efficacement contre un phénomène, il faut en avoir une vision claire ; et paradoxalement, on ne pourra considérer que le combat est véritablement enclenché que lorsque les remontées des actes antisémites par les établissements seront plus étoffées, car elles témoigneront alors d'un meilleur suivi par les établissements et d'une plus forte propension des étudiants juifs à dénoncer en toute confiance les agissements dont ils sont victimes.
Il est impératif de prendre des mesures concrètes et immédiates pour protéger nos étudiants et garantir un environnement respectueux et sécurisé. Il est essentiel de restaurer la confiance des étudiants juifs envers leurs établissements et de s'assurer que ceux-ci puissent se concentrer sur leurs études sans craindre pour leur sécurité ou leur bien-être. C'est donc dans ce contexte très préoccupant, madame la ministre, que nous avons besoin de réponses claires et d'actions déterminées de votre part.
Pourriez-vous donc nous présenter de manière détaillée les actions que vous entendez mettre en oeuvre pour parvenir à une meilleure évaluation quantitative des actes antisémites dans les établissements ? Au-delà du déploiement du système de signalement Dialogue, comment comptez-vous améliorer la détection des cas d'antisémitisme par les personnels, et mettre fin à l'auto-censure dont font trop souvent preuve les étudiants juifs ?
M. Bernard Fialaire, rapporteur. - Notre deuxième question est liée à la précédente. Nos travaux nous ont permis de mettre en évidence une difficulté grave dans la définition même des actes antisémites, face à laquelle de nombreux chefs d'établissements nous ont confié se trouver démunis. Alors que de nombreux étudiants se mobilisent et prennent position sur le conflit israélo-palestinien, il n'est pas toujours aisé de départager ce qui relève de l'expression politique de ce qui relève d'un antisémitisme d'opportunité, notamment face à des slogans importés des campus américains.
Ces difficultés de qualification conduisent par ailleurs à des différences d'appréciation fortes entre les chefs d'établissement face à des situations comparables, ce qui fonde une inégalité de traitement des actes antisémites que nous jugeons inacceptable au sein de notre système d'enseignement supérieur.
Comment aider les chefs d'établissement à qualifier les actes qui se déroulent au sein de leurs établissements ? Des instructions seront-elles diffusées par vos services ? Sur ce sujet, travaillez-vous en lien avec le ministère de la justice ? Et comment rappeler ce qu'est la liberté académique, qui s'applique à un enseignement et pas à un établissement, ainsi que la liberté d'expression, qui engage la responsabilité des organisateurs des débats comme celle de ceux qui s'y expriment ?
M. Pierre-Antoine Levi, rapporteur. - Une autre question divise les chefs d'établissement que nous avons entendus : celle du traitement à réserver aux actes antisémites survenant en dehors du cadre universitaire strict, c'est-à-dire en ligne, que ce soit sur les réseaux sociaux ou sur des messageries privées, comme cela arrive malheureusement très souvent, ou dans le cadre privé, par exemple lors de soirées étudiantes organisées en dehors des campus. Devant des situations très proches, certains dirigeants s'abritent derrière le caractère privé du contexte et choisissent de ne pas intervenir, tandis que d'autres activent des leviers juridiques semble-t-il efficace pour saisir la justice. Quelles sont les consignes de votre ministère sur ce point ? Envisagez-vous la diffusion d'un guide pratique permettant de soutenir les chefs d'établissement dans l'appréhension de telles situations ?
M. Bernard Fialaire, rapporteur. - La lutte contre l'antisémitisme dans les établissements d'enseignement supérieur repose aujourd'hui principalement sur l'action des référents racisme et antisémitisme, dont la présence n'est cependant pas obligatoire dans tous les établissements et dont les conditions d'intervention ne sont pas homogènes. Nous avons deux interrogations à ce sujet. En premier lieu, dans le but de parvenir à une réponse unifiée des établissements, envisagez-vous d'harmoniser ce dispositif dans l'ensemble des établissements ? Nous pensons ici non seulement à la présence de ces référents, mais aussi à leur statut, à leur décharge horaire, à leur rémunération éventuellement, à leur formation bien entendu, et surtout à leur visibilité.
En second lieu, quelle place l'antisémitisme doit-il selon vous occuper dans l'arsenal des mesures de lutte contre les discriminations dans l'enseignement supérieur ? Faut-il l'aborder parmi les autres discriminations que sont les racismes et le sexisme, avec l'avantage d'un dispositif plus puissant mais au risque d'une invisibilisation de la lutte contre l'antisémitisme derrière d'autres priorités, notamment les violences sexistes et sexuelles, ou existe-t-il selon vous une originalité du phénomène qui doit justifier un traitement particulier ? Cette deuxième option pose peut-être un problème constitutionnel, et porte le risque de la stigmatisation. Les différents interlocuteurs auxquels nous avons posé la question se sont montrés, ici encore, divisés sur le sujet - ce qui témoigne sans doute plus globalement d'une certaine urgence, madame la ministre, à ce que vos services diffusent des consignes claires et unifiées.
En ce qui concerne les leviers à activer que vous évoquiez, madame la ministre, nous constatons une forme de banalisation de l'inscription dans l'enseignement supérieur, qui se fait parfois en ligne, voire de la rentrée - deux moments qui pourraient pourtant être l'opportunité de rappeler les valeurs et les règles à respecter dans le cadre universitaire, comme le font du reste déjà certains établissements.
M. Stéphane Piednoir. - Merci pour vos propos liminaires, madame la ministre, qui témoignent de ce que le ministère prend la mesure de la situation et répond aux perturbations et aux blocages.
Les événements survenus sur plusieurs campus au cours des dernières semaines, notamment à Sciences Po et à l'École normale supérieure, posent la question du maintien de l'ordre au sein des établissements d'enseignement supérieur. Vous avez rappelé les modalités de l'intervention des forces de l'ordre dans les établissements. Pourriez-vous nous présenter plus précisément votre doctrine en ce qui concerne le déclenchement des différentes mesures de police à la main des présidents ? En particulier, dans quels cas est-il selon vous légitime ou même souhaitable de procéder à l'interdiction préalable d'une conférence ou d'une manifestation ? Quelle est par ailleurs la ligne de partage à observer entre les événements réglés dans le cadre universitaire et ceux qui requièrent l'intervention des forces de l'ordre ?
Les différents présidents et directeurs d'établissements entendus par la mission ont fortement regretté le manque de liens avec les autorités judiciaires, soulignant en particulier l'absence totale de retour après la transmission d'un article 40 ou d'un dépôt de plainte, ce qui ne peut que fonder un sentiment d'impuissance. Il semble que la situation soit un peu meilleure dans les établissements ayant signé, de leur propre initiative, une convention avec le parquet local, qui leur permet en particulier de disposer d'un interlocuteur dédié au sein des services judiciaires. Ne faudrait-il pas généraliser ce dispositif sur l'ensemble du territoire afin de rendre les signalements plus efficaces ?
Enfin, les procédures disciplinaires, davantage conçues pour des cas de fraude que pour sanctionner des violences et des agressions, ne doivent-elles pas aujourd'hui évoluer, notamment sous l'angle de la place faite aux victimes ? Vos services ont-ils lancé des travaux sur ce sujet ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Comment mieux mesurer et mieux détecter les actes antisémites, et comment mieux y répondre ? Ainsi que je l'indiquais en introduction, nous travaillons depuis le mois de mars au déploiement d'un système de signalement unifié au niveau national, que nous allons tester dans des établissements volontaires dans la perspective de sa mise en service dans l'ensemble des établissements en janvier 2025 au plus tard.
Cependant, avant même de signaler l'urgence, il faut accompagner les victimes, et il faut qu'elles sachent à qui s'adresser. C'est le travail que nous avons fait avec les référents racisme, antisémitisme et discriminations présents dans les établissements, dont le nombre est passé de 140 en 2020 à 222 aujourd'hui. L'enjeu est désormais de les rendre plus visibles ; c'est pourquoi les sites Internet des universités comportent désormais des bandeaux permettant de les identifier.
L'écart entre l'enquête de l'Ifop et le nombre de signalements enregistrés par les établissements pose par ailleurs la question de la confiance des étudiants dans leurs interlocuteurs : à qui souhaitent-ils s'adresser en cas de difficulté ? Nous constatons qu'ils se tournent le plus volontiers vers les associations ; nous nous efforçons en conséquence de développer des liens, le cas échéant par le biais de conventions, avec ces acteurs. Les établissements doivent travailler main dans la main avec les associations pour orienter et accompagner les victimes, y compris par la saisine de la commission disciplinaire.
Diffuser l'information, accompagner les victimes et sanctionner efficacement : tels sont les trois piliers sur lesquels nous travaillons avec les établissements, sur la base de la circulaire diffusée en janvier.
La question de la qualification des actes survenant dans les établissements est un sujet difficile. Leur qualification pénale relève bien entendu de la justice ; c'est pourquoi nous travaillons en lien avec le ministère compétent, auquel il incombe d'affirmer ou non le caractère antisémite des troubles constatés sur le terrain. Tous les événements enregistrés par les établissements font l'objet, après leur signalement, d'une enquête administrative visant notamment à les qualifier. Le cas échéant, une action disciplinaire est ensuite conduite en interne, parallèlement à la procédure judiciaire en externe. Dans le cas des événements du 12 mars à Sciences Po, l'enquête interne a débouché sur la saisine de la commission disciplinaire ainsi que sur la transmission d'un signalement au procureur de la République au titre de l'article 40.
Je vais solliciter le garde des sceaux pour évaluer la possibilité de constituer des partenariats sur l'enseignement supérieur, comme certains établissements en ont en effet déjà noués. Ces partenariats pourraient associer les rectorats, sur le modèle de ce qui existe déjà dans l'enseignement scolaire - je pense notamment à l'académie de Versailles. C'est en effet une bonne chose que des référents soient identifiés dans les parquets et dans les rectorats, ce qui leur permettra d'affiner les signalements effectués, et plus généralement de mieux travailler ensemble.
La distinction entre liberté académique et liberté d'expression est un sujet important. Vous avez distingué les libertés applicables aux enseignements de l'expression plurielle à organiser dans les établissements. Pour moi, ces libertés doivent être comprises en lien avec l'autonomie des universités ; la liberté académique appliquée aux enseignants et aux enseignements doit être orientée par la pluralité et la neutralité découlant de la responsabilisation impliquée par l'autonomie des universités. Nous devons poser non pas des limites à ces libertés, mais un cadre républicain permettant un débat pluriel et permettant effectivement les échanges. Nous y travaillons. Ces dernières semaines, plus de 160 événements de type débat se sont passés dans nos universités de manière cadrée. Ils se sont bien déroulés.
Vous évoquez les faits commis lors de soirées privées. Les fonctionnaires sont tenus de respecter l'article 40 du code de procédure pénale : dès lors qu'ils ont connaissance d'actes délictueux ou criminels, ils doivent les porter à la connaissance de l'autorité judiciaire. En ce qui concerne les soirées étudiantes, un article du code de l'éducation prévoit le déclenchement de procédures disciplinaires pour des faits entravant l'ordre, le bon fonctionnement ou la réputation de l'établissement. Nous avons diffusé une circulaire d'information aux référents concernés, et nous tiendrons un séminaire avec France Universités en juin pour déterminer la meilleure manière de continuer à formaliser les choses. Faut-il un guide, des circulaires sur des points particuliers ? Nous en débattrons.
J'ai fortement incité les établissements à procéder au signalement des actes de haine en ligne que commettraient leurs étudiants sur la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos). Il faut aussi faire connaître cette procédure à tous nos personnels et à nos étudiants. Nous prévoyons une formation pour les équipes des présidents d'établissements et les responsables d'associations. Plus largement, les établissements sont invités à passer des conventions avec des associations pour élargir la sensibilisation et les formations de tous les étudiants et des personnels.
Vous évoquez l'harmonisation du dispositif des référents. La circulaire du 9 janvier, qui explique comment valoriser les compétences et l'action de ces personnels, en a représenté une première étape. Je rappelle toutefois que la définition du nombre d'heures d'activité de ces référents, ainsi que des décharges horaires dont ils peuvent bénéficier, incombe à chaque université. La circulaire indique en tous cas qu'ils doivent être valorisés et bénéficier d'aménagements horaires pour pouvoir s'investir fortement dans leur mission.
Je ne suis pas favorable à la fusion des différents référents. Un fait sexiste n'est pas un fait antisémite. Nous souhaitons faire des référents des experts locaux thématiques, en comptant sur leur professionnalisation pour traiter les cas qui leur parviennent ; or des compétences spécifiques, qui peuvent être acquises par des formations, sont requises pour traiter la diversité des situations. La circulaire du 9 janvier interdit le cumul des fonctions de référent racisme et antisémitisme avec, par exemple, celle de référent radicalisation. Nous devons par ailleurs poursuivre nos efforts en ce qui concerne la coordination de l'action des différents référents. Dans certaines universités étrangères, ces professionnels sont regroupés dans un bureau unique identifié, où ils peuvent partager leur expérience et avoir accès à des compétences juridiques.
Les journées d'accueil des étudiants sont effectivement un point à travailler. De plus en plus d'établissements en organisent en début d'année pour sensibiliser les étudiants à ces sujets et leur faire connaître leur environnement. Il y a plusieurs années, lors des journées d'accueil des nouveaux étudiants en première année de licence, la présentation des référents était systématique. Je pense qu'il serait pertinent de remettre ces pratiques à jour.
La doctrine sur le recours aux forces de l'ordre est très claire. Une trentaine d'interventions ont eu lieu, toujours après que les responsables et les présidents ont proposé des cadres de discussion et de débat aux étudiants - il est important d'effectuer cette démarche en amont. Dans la plupart des cas, une grande partie des étudiants sont partis et il n'est resté qu'un tout petit noyau dur, ce qui a conduit à l'intervention des forces de l'ordre. Le maintien de l'ordre devient nécessaire lorsque, une fois que la loi et le règlement intérieur ont été rappelés et qu'un cadre de discussion a été proposé, on constate qu'il existe une atteinte aux activités d'enseignement supérieur et de recherche, et notamment une entrave aux examens, ou un trouble à l'ordre public. Nous avons vu, notamment à l'étranger, que ces situations pouvaient conduire à des affrontements entre étudiants. C'est pourquoi nous avons absolument voulu éviter que le conflit s'installe et que des violences, qu'elles soient verbales ou physiques, se développent. S'il y en a eu très peu, c'est parce que nous avons pris ces situations au sérieux et que les responsables d'établissement ont agi en tant que tels.
Empêcher une conférence ou un rassemblement doit être justifié par une évaluation du trouble à l'ordre public, et non par des raisons idéologiques. Bien sûr, lorsque l'intitulé de la conférence projetée contient des termes délictueux, la décision est facile à prendre ; dans le cas contraire, c'est l'évaluation du trouble à l'ordre public qui permet, le cas échéant, de l'interdire. Nous avons demandé aux présidents d'universités de travailler en trinôme avec les recteurs et les préfets sur ces questions.
M. Laurent Lafon, président. - Faut-il adapter les procédures disciplinaires ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Leur cadre a été redéfini en 2020. Le cadre ainsi réformé permet notamment aux victimes d'être entendues par le rapporteur de la commission de discipline et d'être assistées dans leur démarche ; il prévoit également la possibilité de prononcer des sanctions disciplinaires assorties de mesures de responsabilisation, qui s'inspirent des méthodes de justice restaurative. Ces mesures peuvent consister en des activités de solidarité dans le cadre culturel, ou encore en des actions de formation à des fins éducatives. Observons comment ces nouvelles normes s'appliquent avant de les modifier.
M. Pierre Ouzoulias. - Merci pour la clarté et la force de votre propos, madame la ministre. L'idéologie que vous dites importée des États-Unis est en fait d'inspiration française : il s'agit d'une pensée post-moderniste, pour laquelle ce qui compte, c'est l'individu humain, ramené à une forme d'essentialisation qui tient à sa supposée confession, origine ethnique ou culturelle - ce qui n'est pas du tout dans notre tradition républicaine, dans laquelle le citoyen appartient au corps de la Nation. J'y vois une dérive post-républicaine très inquiétante.
Je vous ai entendue sur les trois éléments fondamentaux que sont la liberté académique, le droit d'expression - des professeurs comme des élèves - et les franchises académiques. Sur les franchises des universités, l'article L. 712-2 du code de l'éducation est un peu court et ne suffit pas pour définir précisément les pouvoirs du président de l'université. Ce concept vient de la bulle papale Parens scientiarum de 1231, consacrée à l'université de la Sorbonne, juste à côté de chez nous. Nous sommes en pleine tradition ! Il serait utile d'envisager un chantier législatif qui permettrait de donner des définitions plus précises à ces notions. Vous êtes d'accord avec moi, d'ailleurs, sur le fait que les libertés académiques ne s'appliquent pas de la même façon au sein de l'Université selon le statut des personnels. Les enseignants-chercheurs n'ont pas les mêmes libertés académiques que les chercheurs, alors qu'ils travaillent souvent dans les mêmes unités mixtes de recherche (UMR). Il y a là un décalage qui est difficilement compréhensible. De plus, la France, comme d'autres pays européens, a signé la déclaration de Bonn. Ce texte fort mériterait une transposition dans le droit de français.
Mme Mathilde Ollivier. - Il y a quelques semaines, nous avons entendu le président de France Universités dans le cadre notre mission d'information. Lors de cette audition, des sénateurs de droite ont tenu des propos inquiétants, comme l'a mentionné ensuite le communiqué publié par France Universités. Certains ont suggéré que les présidents d'université pourraient être nommés par l'exécutif. Ils ont aussi remis en cause l'engagement de ces derniers dans le combat contre l'antisémitisme, et ce, dans le contexte de tension qui règne dans les universités depuis le 7 octobre. Ces propos représentent un vrai danger pour le principe d'autonomie et de liberté académique des universités et j'espère que vous exprimerez votre plein soutien, madame la ministre, à l'ensemble des directions universitaires et au monde des universités.
Les universités ne sont pas en dehors de la société et, depuis l'attaque du 7 octobre, les actes antisémites qui y sont commis ont été multipliés par deux, selon une enquête menée par France Universités. Ainsi, 67 actes ont été enregistrés depuis le 7 octobre alors qu'on en avait compté 33 pendant l'année scolaire 2022-2023. Cette hausse est à l'image de l'augmentation du nombre d'actes antisémites commis en France, qui ont été multipliés par quatre entre 2022 et 2023. Nos rapporteurs l'ont aussi rappelé : 91 % des étudiants juifs indiquent avoir été victimes d'antisémitisme. Ces constats sont très inquiétants et nous devons réfléchir, de façon collective, aux moyens d'aider les universités à lutter contre l'antisémitisme.
D'abord, il faut libérer la parole. Les étudiants doivent se sentir en confiance pour évoquer les actes antisémites et ils sont nombreux à préférer se tourner vers des associations spécialisées. Vous avez évoqué la nouvelle plateforme Dialogue. Au-delà, que comptez-vous mettre en place pour retrouver la confiance des étudiants, afin que leur parole se libère sur les actes antisémites mais aussi racistes, ainsi que sur toutes les formes de discrimination ?
Par ailleurs, pourriez-vous revenir sur les chiffres des sanctions disciplinaires prises par les universités ?
Je terminerai en disant que je regrette l'instrumentalisation politique dont les débats sur les universités font l'objet. Je veux croire qu'il reste possible de ne pas tomber dans les amalgames qui sont trop souvent faits entre la mobilisation d'étudiants en soutien aux droits des Palestiniens, dans la situation dramatique que connaît Gaza, et l'antisémitisme. Les universités doivent être des lieux de construction pour la pensée critique et il est nécessaire de préserver ces espaces essentiels à notre démocratie, dans le respect de chacun.
M. David Ros. - Merci, madame la ministre, pour la clarté et la force de vos propos. Lutter contre l'antisémitisme, ce n'est pas soutenir la politique de Netanyahou ; et dénoncer les excès de l'armée israélienne, ce n'est pas être antisémite. Ces sujets sont d'une grande complexité et nous les abordons dans le cadre d'une société extrêmement tendue. Comme l'ensemble de la société, l'Université est traversée par ces questions. La mobilisation d'un jeune face à ce qu'il considère comme de l'injustice est légitime mais aussi naturelle. Certes, des récupérations et des instrumentalisations sont à l'oeuvre et il faut faire attention de ne pas tout mélanger ; c'est notre rôle et nous le jouons pleinement.
Quand il s'agit d'antisémitisme, nous devons être clairs : il faut une tolérance zéro. Après le 7 octobre et avant même l'intervention de l'armée israélienne, le nombre de faits antisémites ont augmenté, ce qui prouve qu'il s'agit d'un phénomène latent dans notre société. Un article du Monde mentionnait hier que les actes antisémites sont commis par des personnes de plus en plus jeunes et que l'on observe une banalisation de ces actes, ainsi qu'une levée des tabous. L'institution doit réagir face à ce phénomène et une réaction classique de l'autorité doit avoir lieu.
Cependant, dans le milieu universitaire, la réponse doit-elle être homogène et couvrir de la même manière l'ensemble des territoires et l'ensemble des universités, quelles que soient les matières qu'on y enseigne ? En effet, la situation n'est pas la même dans une université qui dispense un enseignement scientifique et dans une université qui se concentre sur les sciences sociales ou économiques. Un observatoire national pourrait-il établir une cartographie des faits observés, permettant ainsi de déployer une action chirurgicale ?
J'en viens à la question du débat. L'ADN du milieu universitaire est d'éclairer le citoyen et le citoyen en devenir. En la matière, j'évoquerai le lien entre l'éducation nationale et l'éducation nationale supérieure. Pourrait-on organiser des journées de sensibilisation autour de la citoyenneté, qui comprendraient un focus sur l'antisémitisme, notamment en faisant des rappels historiques ? Un tel travail ne devrait pas avoir lieu le jour de la rentrée dans l'enseignement supérieur mais pourrait être intégré au programme de l'enseignement secondaire et être validé au moment de l'obtention du bac.
Un débat permanent doit être organisé dans le respect de la liberté académique. N'est-ce pas le rôle de certaines universités, dont l'enseignement dispensé se rapproche des questions en jeu, de permettre ces débats ? Je ne pense pas ici à des débats qui auraient lieu dans l'urgence et en réaction, mais à un débat permanent sur certains sujets de société. S'ils ont déjà lieu, il faudrait les médiatiser davantage et utiliser les réseaux sociaux. L'Université ne devrait-elle pas jouer un rôle sur les réseaux sociaux, qui pourrait être défini par les acteurs concernés, dans l'objectif d'ajouter l'autorité de la connaissance à la réponse classique de l'autorité ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - La liberté académique et la liberté d'expression sont liées à l'autonomie des universités. Dans des pays comme la Hongrie ou l'Argentine, où des gouvernements issus des extrêmes exercent le pouvoir, c'est d'abord aux universités que ces derniers s'attaquent. Souvent, ceux qui s'opposent à l'autonomie prétendent qu'il s'agit d'un outil pour se débarrasser de certains problèmes, notamment financiers. Mais l'autonomie est un fondement de l'Université et permet de renforcer ces bastions de la démocratie. Elle le fait dans un cadre qui doit permettre le respect de la liberté académique et de la liberté d'expression. Tous ces éléments peuvent et doivent se combiner. C'est pour cette raison que nous avons lancé l'acte II de l'autonomie des établissements d'enseignement supérieur.
En Hongrie, l'autonomie des universités a été attaquée ; l'Union européenne y a répondu en bloquant l'accès des ressortissants du pays aux programmes Erasmus et Horizon Europe, ce qui fonctionne puisque la Hongrie explique qu'il s'agit pour elle d'une catastrophe. Mais la catastrophe, c'est le non-respect des principes et des valeurs. L'autonomie et la liberté académique ne sont pas en contradiction avec le cadre de la loi et le cadre républicain, qui doivent sans cesse être travaillés et maintenus. Mon soutien en la matière ne signifie pas qu'il ne faille pas faire évoluer la gouvernance des universités, tout en gardant notamment la notion de présidents élus, qui correspond à la vision de l'Université qui prédomine à l'international.
La liberté académique est protégée par un certain nombre de textes. Dans la loi du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche (LPR), nous avons renforcé la rédaction de l'article 952-2 du code de l'éducation, qui affirme que « Les libertés académiques sont le gage de l'excellence de l'enseignement supérieur et de la recherche français. Elles s'exercent conformément au principe à caractère constitutionnel d'indépendance des enseignants-chercheurs ». Faut-il envisager un nouveau chantier législatif, comme le propose le sénateur Pierre Ouzoulias ? J'ai demandé au Collège de déontologie de l'enseignement supérieur de se pencher sur la possibilité de faire évoluer la loi ou d'en clarifier l'application. Son retour nous éclairera et nous permettra de poursuivre le débat.
J'en viens à la question de la confiance des étudiants. Comme dans le cas des violences sexuelles et sexistes, sur lequel nous avons obtenu un certain résultat, il faut proposer diverses possibilités aux étudiants pour qu'ils puissent faire remonter leur mal-être ainsi que les attaques dont ils sont victimes. Il faut continuer à travailler avec les associations pour traiter les problèmes, accompagner les étudiants et prendre d'éventuelles sanctions, et poursuivre ces actions pour toutes les discriminations - en multipliant les accès et les accompagnements, et en répétant aux étudiants que l'université est d'abord là pour les aider, comme en attestent les nombreux dispositifs déployés.
Quant aux sanctions disciplinaires, elles n'ont pas encore été prises en ce qui concerne les récents événements. Depuis les événements du 7 octobre, nous comptons dix-sept enquêtes administratives, qui ont toutes conduit à des saisines de commissions disciplinaires ; onze signalements et neuf plaintes ont par ailleurs été déposés. Qu'elles soient disciplinaires ou judiciaires, les procédures prennent du temps ; nous les suivons avec attention, et la plateforme Dialogue nous aidera à le faire de façon quotidienne. En attendant que les commissions disciplinaires rendent leurs décisions, d'autres mesures, comme une interdiction d'accès au campus, ont pu être prises par les responsables d'établissements.
En ce qui concerne l'homogénéité de la réponse, je suis d'accord avec vous, monsieur Ros. L'État doit tracer un cadre fort, global et homogène, notamment via les circulaires adressées aux établissements ; il revient ensuite à ces établissements, qui sont plus ou moins confrontés à ces problématiques, de les appliquer.
Les universités doivent aussi travailler ensemble. Il est fondamental que la réflexion soit menée au niveau de France Universités, des académies ou de groupes d'universités, qui peuvent partager leur savoir-faire, leurs bonnes pratiques et leurs expériences singulières. La notion de site et l'animation par les recteurs, que nous sommes en train de mettre en place, sont importantes.
Un observatoire existe, que nous travaillons à renforcer : mon ministère finance l'Observatoire national des discriminations et de l'égalité dans le supérieur (Ondes), dont les équipes de recherche travaillent sur la base d'une méthodologie scientifique, et qui a déjà publié plusieurs enquêtes et propositions, dont un rapport sur les discriminations auxquelles sont confrontés les étudiants lorsqu'ils postulent à des masters.
En ce qui concerne le lien entre l'éducation nationale et l'enseignement supérieur, nous y travaillons dans les deux ministères. La sensibilisation doit se faire de façon continue : il faut commencer tôt, grâce à l'éducation civique, qui s'enseigne depuis l'école primaire jusque dans l'enseignement supérieur.
Sur la question des débats dans les universités, un travail important a été accompli. Environ 160 événements se sont tenus de façon correcte, offrant des débats et des invités pluriels. Je rappellerai à cette occasion que, lorsque des personnes sont invitées pour participer à des conférences à l'université, elles ne sont pas invitées par l'université mais par des associations de l'université. Le règlement intérieur fixe des règles, selon lesquelles l'université doit être avertie suffisamment tôt du sujet de la conférence et des invités qui doivent y participer. Le non-respect de ces règles constitue l'un des motifs d'interdiction des conférences.
Enfin, je ne sais pas s'il faut inciter les universités à être présentes sur les réseaux sociaux, ou s'il faut former l'ensemble de nos jeunes à mieux utiliser les réseaux sociaux. Les universités ont aussi un rôle de formation en la matière.
M. Max Brisson. - Nous parlons sous le portrait du roi Louis IX, que l'Église catholique, apostolique et romaine appelle Saint-Louis, et qui n'était pas le roi le plus philosémite de notre histoire. Nous sommes aujourd'hui confrontés à quelque chose d'insupportable, mais l'antisémitisme et la recherche de boucs émissaires sont des phénomènes anciens dans notre pays. Cependant, si l'antisémitisme est ancien, nombre de ses ressorts, de ses motivations et de ses origines ont changé. Une sénatrice a interpellé mon groupe au sujet de tensions ayant eu lieu lors d'une précédente audition. Ces tensions ont eu lieu car ce que nous entendions nous donnait l'impression d'une négation absolue de ces nouvelles formes, de ces nouvelles natures et de ces nouveaux moteurs de l'antisémitisme.
Je suis heureux que ceux qui s'inscrivent dans la filiation des opposants à l'autonomie des universités et à la loi de 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités, dite « loi Pécresse », en soient désormais devenus les garants et considèrent ce texte comme une sorte de loi d'airain. Nous n'avons pas l'intention de remettre en cause la loi Pécresse et avons plutôt l'intention de la défendre contre ceux qui s'y sont violemment opposés, y compris en organisant des manifestations et des occupations d'universités.
En revanche, ce n'est pas parce que l'Université est autonome qu'elle ne peut être soumise à la critique dans le cadre de l'action publique. Et j'ai des critiques à émettre sur le sujet qui nous préoccupe, en particulier sur la manière dont l'approche universelle qui fonde notre République est transmise à l'Université. Notre République a été émancipatrice pour les juifs français et un lien particulier s'est noué entre la République et le judaïsme français, qui se sont nourris et enrichis l'un l'autre. Aujourd'hui, cette exception française est parfois malmenée à l'Université, au nom d'un relativisme venu d'outre-Atlantique dans des allers-retours dont la complexité m'échappe. On peut le dire sans attaquer pour autant l'autonomie des universités.
Madame la ministre, vos propos ont été très forts et je vous en remercie. Ils auraient sans doute pu être plus précoces, mais ils sont au rendez-vous aujourd'hui.
J'en viens à mes questions. Au cours des auditions auxquelles j'ai pu assister, ce qui m'a le plus marqué a été d'entendre des étudiants juifs dire qu'ils avaient peur d'aller à l'université. Le rôle premier de la République et du Gouvernement est de protéger nos compatriotes, parmi lesquels nos jeunes compatriotes et étudiants, éventuellement de confession juive. J'ai aussi été effrayé par l'idée que, puisque certains ne pourront plus aller à l'université, ils iront dans l'enseignement supérieur privé. Qu'allez-vous faire, madame la ministre, pour que l'enseignement supérieur ne connaisse pas la gangrène insupportable qui touche l'enseignement secondaire et pousse nombre d'élèves de confession juive à choisir l'enseignement privé ?
Enfin, combien de sanctions disciplinaires ont été prises ? De quelle nature sont-elles ? Le 7 octobre a eu lieu il y a huit mois ! A-t-on encore affaire à des procédures sans fin, qui nous poussent à nous demander si la sanction finira par tomber un jour ?
M. Laurent Lafon, président. - Dans le cas de Sciences Po, l'administrateur provisoire a évoqué dix-sept sanctions administratives et j'ai l'impression que ce chiffre est le même que celui que vous avez donné pour l'ensemble des universités ; pourriez-vous préciser ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Ce chiffre ne concerne pas que Sciences Po Paris : au niveau national, dix-sept enquêtes ont été lancées et ont été suivies de la saisine des commissions disciplinaires. Ces enquêtes permettent de réunir des preuves et de qualifier des actes tels que celui qui a consisté à empêcher une jeune fille de rentrer dans l'amphithéâtre de Sciences Po Paris. Je précise d'ailleurs que j'ai été la première - sans caméra, certes - à me rendre sur place le jour même, car il est hors de question d'interdire à une étudiante d'accéder à un amphithéâtre, quelle que soit la raison invoquée. Je n'ai pas rencontré immédiatement de personnes pouvant témoigner qu'ils avaient entendu des propos antisémites ou l'insulte « sioniste » qui aurait été proférée à l'encontre de l'intéressée, d'où l'enquête qui a permis de qualifier les faits et d'identifier des témoins, avant de saisir la commission disciplinaire. Il importe de bien différencier ces étapes, l'objectivation des preuves étant essentielle à la justice.
À la suite de cette enquête, l'administrateur de Sciences Po Paris a donc saisi la commission disciplinaire pour huit étudiants qui ont été identifiés comme ayant tenu des propos de nature à être soumis à cette instance. Dès le lendemain de cet événement intolérable, j'ai moi-même déposé auprès de la justice un dossier sur la base de l'article 40 du code de procédure pénale, afin de montrer notre refus de ce genre d'actes. En résumé, Sciences Po Paris a mené cette enquête et étoffé un dossier qui a donné lieu à une double procédure, judiciaire et disciplinaire.
Si les délais peuvent paraître longs, monsieur Brisson, je rappelle que les commissions disciplinaires des universités traitent en premier lieu les dossiers de fraudes. Depuis l'évolution intervenue en 2020, elles prennent en charge d'autres types de dossiers tels que ceux que nous connaissons actuellement. Il n'existe pas pour l'instant de résultats en termes de sanctions, mais les enquêtes ont permis de réunir des preuves et de consigner des faits qui pourront ensuite déboucher sur une décision de la commission disciplinaire ou un jugement. Certes, il faudra s'assurer que ces dossiers avancent, d'où le déploiement de la plateforme qui a vocation à cadrer le délai moyen de traitement, en fonction d'une typologie d'enquêtes et de commissions disciplinaires. Je vous rejoins sur la nécessité d'accélérer le traitement de certaines affaires, y compris en engageant une professionnalisation des commissions disciplinaires. Je peux vous assurer que nous suivons l'avancement de ces dossiers, dont le traitement prend effectivement un certain temps.
En outre, je partage une série de vos constats, à commencer par le fait que le climat de peur est inacceptable. Cependant, lutter contre un climat n'a rien d'évident et le sujet est difficile à traiter dans l'ensemble de la société, l'Université n'étant qu'un reflet de cette dernière, avec ses points forts et avec ses faiblesses. Je me félicite que votre commission se soit emparée du sujet, car notre « communauté » - terme qu'il faudrait peut-être ne pas employer - a des difficultés à appréhender et à combattre ce climat, tout comme à adopter les mesures concrètes qui permettront à nos étudiants de venir travailler dans un environnement serein. Il s'agit d'un combat collectif qui doit nous réunir, afin de tester et d'appliquer différentes propositions.
Par ailleurs, je n'oppose pas l'Université publique aux établissements privés : je souhaite que les étudiants disposent d'un véritable choix et ne sélectionnent pas tel établissement comme un pis-aller. Je veux agir à plusieurs niveaux : en lien avec la ministre du travail, j'entends avancer sur les modalités de reconnaissance de la qualité d'une formation, qu'elle soit privée ou publique. Parmi ces éléments, la solidité de la gouvernance devra être prise en compte, car la présence de référents, de procédures, de commissions et de professionnels en charge de ces problématiques est une garantie de confiance pour les étudiants. Les circulaires et formations que nous mettons en place devront permettre à tous nos étudiants, quelle que soit leur religion, de venir travailler et se former dans nos universités plus sereinement.
À cet égard, la parole des présidents d'universités importe : ces derniers ont été violemment attaqués, non pas par votre commission, mais au travers d'instrumentalisations venant de tous les côtés ; ils ont été également exposés à une forte pression du fait de la gravité des événements, car tous attendaient une forte réaction de leur part, alors qu'ils doivent prendre des décisions difficiles.
Je me bats afin que l'Université défende un discours d'équilibre, de nuance et d'objectivation. La construction de ce discours nécessite du temps, au-delà de la réaction immédiate à des faits. De surcroît, la réaction des présidents d'universités a été proportionnelle à l'intensité des attaques subies par certains d'entre eux, comme cela a été le cas à l'université de Lille.
M. Laurent Lafon, président. - Merci pour ces réponses, madame la ministre, sur ce sujet profondément républicain sur lequel vous êtes pleinement investie et mobilisée.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 55.