Mardi 21 mai 2024
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Proposition de loi visant à remédier aux déséquilibres du marché locatif - Examen des amendements au texte de la commission
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous sommes réunis ce matin pour examiner les amendements de séance déposés sur la proposition de loi visant à remédier aux déséquilibres du marché locatif, ainsi que sur la proposition de loi visant à faciliter la transformation des bureaux en logements. Nous avons près de 180 amendements à examiner au total : 150 sur le premier texte et une trentaine sur le second. Les rapporteures Sylviane Noël et Martine Berthet nous proposeront aussi quelques amendements remords.
Pour chaque amendement, la rapporteure proposera un avis sur lequel la commission devra se prononcer. Comme nous en avons désormais pris l'habitude, un tableau vous a été distribué qui récapitule les avis proposés par les rapporteures. Je vous propose d'en donner lecture et de ne nous arrêter que sur les amendements pour lesquels vous souhaiteriez obtenir davantage d'explications de la part de la rapporteure. Nous aurons bien évidemment l'occasion de débattre de chacun d'entre eux lors de l'examen du texte en séance publique, qui commencera cet après-midi.
Tout d'abord, je vous propose d'entériner les irrecevabilités proposées par la commission des finances sur les articles dont l'examen lui a été délégué au fond par notre commission s'agissant de la proposition de loi visant à remédier aux déséquilibres du marché locatif.
Les amendements nos 82, 86 rectifié bis, 132, 23, 59, 68, 109, 29, 30 et 66 sont déclarés irrecevables en application de l'article 45 de la Constitution.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous commençons par examiner les amendements de Mme la rapporteure.
EXAMEN DES AMENDEMENTS DE LA RAPPORTEURE
Mme Sylviane Noël, rapporteure. - L'amendement n° 159 vise à simplifier les pièces justificatives demandées dans le cadre de la déclaration avec enregistrement. Il s'agit de veiller au respect du cadre réglementaire existant sans créer d'obligations supplémentaires. Le loueur devra attester que le meublé de tourisme respecte les obligations de sécurité incendie applicables aux locaux à usage d'habitation et, lorsqu'il dépasse une capacité de quinze personnes, aux établissements recevant du public (ERP). Les loueurs d'une résidence principale ne seraient pas tenus de fournir ces justificatifs.
L'amendement n° 159 est adopté.
Mme Sylviane Noël, rapporteure. - L'amendement n° 160 vise à rendre possible la suspension d'un numéro de déclaration lorsque le loueur n'a pas obtenu d'autorisation de changement d'usage, si elle est nécessaire.
L'amendement n° 160 est adopté.
EXAMEN DES AMENDEMENTS AU TEXTE DE LA COMMISSION
Mme Sylviane Noël, rapporteure. - Avis défavorable aux amendements identiques nos 108 et 133.
M. Fabien Gay. - J'ai bien compris que la logique suivie par la rapporteure consistait à ne pas alourdir les conditions qui pèsent sur les loueurs. Mais ces amendements identiques visent seulement à prévoir une déclaration sur l'honneur pour dire que le meublé n'est pas un logement social : pourquoi y être défavorable ?
Mme Sylviane Noël, rapporteure. - Ils sont satisfaits dans leur objectif par le texte de la commission qui permet à une commune de suspendre la validité d'un numéro d'enregistrement, dès lors que l'on se trouve dans le cas d'un logement social.
La commission émet un avis défavorable aux amendements identiques nos 108 et 133.
Mme Sylviane Noël, rapporteure. - Avis défavorable à l'amendement n° 20 rectifié.
Mme Anne Chain-Larché. - Quels arguments justifient cet avis défavorable ?
Mme Sylviane Noël, rapporteure. - L'autorisation de changement d'usage et le diagnostic de performance énergétique (DPE) sont adossés de manière que ce dernier pèse davantage dans les zones où se pose un problème d'éviction vers le logement permanent quand il s'agit de locations touristiques.
Mme Anne Chain-Larché. - Mais pourquoi l'amendement n° 137 a-t-il reçu un avis favorable ?
Mme Sylviane Noël, rapporteure. - L'amendement n° 137 vise les résidences de tourisme.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 20 rectifié.
La commission a également donné les avis suivants sur les autres amendements dont elle est saisie, qui sont retracés dans le tableau ci-après :
Proposition de loi visant à faciliter la transformation des bureaux en logements - Examen des amendements au texte de la commission
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous passons à présent à l'examen des amendements de séance sur la proposition de loi visant à faciliter la transformation des bureaux en logements. Nous examinons tout d'abord l'amendement de Mme la rapporteure.
EXAMEN DE L'AMENDEMENT DE LA RAPPORTEURE
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Mon amendement n° 31 est de clarification rédactionnelle.
L'amendement n° 31 est adopté.
EXAMEN DES AMENDEMENTS AU TEXTE DE LA COMMISSION
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Avis défavorable à l'amendement n° 29.
M. Daniel Gremillet. - Comment justifiez-vous votre avis défavorable sur cet amendement qui vise l'applicabilité de la dérogation aux bâtiments agricoles ?
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Votre amendement est satisfait, car la dérogation pourra s'appliquer sans restriction dans les communes disposant d'un plan local d'urbanisme (PLU) ou d'un autre document d'urbanisme. Actuellement, le PLU peut lister limitativement les bâtiments qui, en zone agricole, peuvent faire l'objet d'un changement de destination. La dérogation permettra de sortir au cas par cas de cette liste, sans restriction pour les bâtiments agricoles.
M. Daniel Gremillet. - Mais cela ne règle rien en matière de fiscalité.
Mme Antoinette Guhl. - Nous sommes d'accord avec notre collègue Daniel Gremillet.
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Des amendements ont été déposés sur les articles qui portent sur la fiscalité, mais nous avons délégué leur examen à la commission des finances.
La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 29.
La commission a également donné les avis suivants sur les autres amendements dont elle est saisie, qui sont retracés dans le tableau ci-après :
La réunion est close à 10 h 25.
Mercredi 22 mai 2024
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Audition de M. Arthur Mensch, cofondateur de l'entreprise Mistral AI
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Arthur Mensch, cofondateur et directeur général de l'entreprise Mistral AI, une start-up aujourd'hui considérée comme la « pépite tricolore » de l'intelligence artificielle, créée voilà seulement un peu plus d'un an, en avril 2023, avec Timothée Lacroix et Guillaume Lample.
Votre audition s'inscrit dans la continuité de celle d'Anne Bouverot et de Philippe Aghion, tous deux coprésidents de la commission de l'intelligence artificielle, dont vous êtes également membre, que nous avions reçus voilà quelques semaines. Nous sommes également heureux de vous accueillir en ce jour d'ouverture du salon VivaTech et alors qu'une grande réunion sur l'intelligence artificielle s'est tenue hier à l'Élysée.
Il nous semble en effet important de mieux comprendre la révolution technologique à l'oeuvre grâce à l'intelligence artificielle, ses répercussions économiques et industrielles, en particulier pour l'écosystème français, et ses implications pour les pouvoirs publics et pour les parlementaires que nous sommes en matière de soutien, d'accompagnement, mais aussi de maîtrise et d'anticipation des risques.
Nous saluons les nombreuses initiatives nationales prises dans ce domaine, tout comme l'organisation du prochain sommet sur la sécurité de l'intelligence artificielle en France, avec le sentiment qu'« il se passe quelque chose dans notre pays », sentiment que vous partagez également, je suppose, puisque vous avez choisi d'y fonder votre start-up.
D'abord, en matière de recherche scientifique, un sujet qui, je le crois, vous tient particulièrement à coeur, puisque vous avez travaillé en tant que chercheur chez DeepMind, l'entreprise de recherche en intelligence artificielle de Google, nous observons la multiplication des laboratoires de recherche. Je pense, par exemple, au lancement du premier laboratoire commun de recherche ouverte, financé par Xavier Niel, Rodolphe Saadé et Éric Schmidt, qui ont investi dans votre start-up, me semble-t-il. Quel regard portez-vous sur le développement de notre écosystème national de recherche en intelligence artificielle ? Est-il satisfaisant à vos yeux ? Parvenez-vous à recruter facilement des chercheurs et à trouver les compétences dont vous avez besoin ?
Ensuite, en matière de production de modèles d'intelligence artificielle et de services associés, voilà un peu plus de deux mois, vous avez mis sur le marché votre service d'assistance baptisé Le Chat, que vous voulez le plus neutre possible, multilingue et parfaitement fonctionnel en français, dont l'ambition est de rivaliser directement avec les services existants que sont ChatGPT d'OpenAI, Bard / Gemini de Google ou encore Claude d'Anthropic. Pourriez-vous faire un point sur votre développement et surtout sur ce qui distingue votre offre de celles des Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft ?
Au-delà de la production, la distribution et la commercialisation de vos modèles constituent également un enjeu et, à travers cela, la diffusion de l'excellence de l'innovation à la française. Récemment, l'annonce de votre partenariat avec Microsoft Azure a suscité des réactions, d'autant plus que Microsoft a investi dix milliards de dollars dans votre concurrent OpenAI et détient 49 % de son capital. Pourriez-vous nous éclairer sur la structure de détention du capital de votre entreprise et sur sa gouvernance, ce qui n'est en aucun cas incompatible avec une forte internationalisation ?
Je ne doute pas que vous êtes sur la voie du succès, car vous avez réalisé une levée de fonds d'amorçage de 105 millions d'euros un mois après votre création, puis une levée de fonds de série A de 385 millions de dollars. Selon la presse, une nouvelle levée de fonds de série B de plusieurs centaines de millions de dollars serait en cours de finalisation : des chiffres vertigineux ! Les acteurs français et européens du capital-risque sont-ils au rendez-vous ? Ou vos levées de fonds reposent-elles essentiellement sur des fonds américains ? En effet, au Sénat, nous déplorons depuis longtemps le manque de mobilisation d'acteurs institutionnels, mais aussi de fonds d'investissement capables d'investir des montants importants dans la durée, selon des logiques technologiques et industrielles.
Enfin, en tant que législateurs, nous ne pouvons que nous interroger sur la nécessité et la pertinence de l'élaboration d'un cadre de régulation adapté. Que pensez-vous de l'adoption du règlement européen établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle et modifiant certains actes législatifs de l'Union, ou AI Act, que vous avez publiquement critiqué pendant sa phase d'élaboration ? Selon vous, l'Union européenne a-t-elle trop anticipé les risques ? Quels sont les points précis qui ne vous convenaient pas ? Dans tous les cas, nous serons, sans aucun doute, amenés à légiférer au niveau national sur ce sujet dans quelques années.
Monsieur Mensch, vous participez à une audition au Parlement pour la première fois, aussi sommes-nous heureux que ce soit au sein de la commission des affaires économiques du Sénat. Je vous cède la parole pour répondre à ces premières questions et pour nous faire part de toute information complémentaire que vous souhaiterez apporter, puis ce sera au tour de mes collègues de vous poser leurs questions.
Cette audition est retransmise en direct sur le site du Sénat.
M. Arthur Mensch, cofondateur et directeur général de l'entreprise Mistral AI. - Je suis ravi et honoré de vous présenter l'histoire de la construction de Mistral AI, en quoi celle-ci est liée aux enjeux de l'intelligence artificielle et de la révolution industrielle qui s'annonce, et de vous indiquer quelles sont, à mes yeux, les forces et les faiblesses de la France et de l'Europe - ou plutôt les défis qu'elles ont à relever.
Mistral AI existe depuis un peu plus d'un an - ses statuts ont été déposés le 28 avril 2023 - et compte cinquante salariés, ce qui est important au regard de son ancienneté. Nous élaborons des modèles de fondation (autrement dit d'apprentissage automatique), c'est-à-dire la couche infrastructurelle de l'intelligence artificielle d'aujourd'hui. Ce sont des modèles statistiques qui permettent de lire et de produire à grande échelle du texte, qui ressemble quelque peu - c'est un peu moins bien - à ce qu'écrivent des humains, de visionner des images et de raisonner à partir de corpus de documents dont la taille est particulièrement importante. Ces modèles sont difficiles et chers à produire. Le nombre de personnes disposant des connaissances nécessaires est assez limité dans le monde ; il faut donc disposer de certains talents.
Aujourd'hui, nous nous positionnons comme un concurrent des grandes entreprises américaines, qui élaborent aussi de tels modèles, mais de manière très centralisée, et qui les proposent derrière des services, si je puis dire, fermés. Notre démarche est plus ouverte. Nos stratégies de distribution, pour la première année, sont ainsi fondées sur la mise à disposition de modèles ouverts. Nos technologies sont disponibles gratuitement, afin que les développeurs, ceux qui conçoivent des applications, qui sont les premières personnes auxquelles nous nous adressons, puissent s'en emparer, les déployer dans le cadre qu'ils souhaitent - par conséquent, ce n'est pas nécessairement au sein des trois clouds publics américains - et les modifier. Voilà notre angle d'approche.
Guillaume, Timothée et moi-même, qui venons de ce type d'entreprises - Guillaume et Timothée travaillaient chez Meta et j'ai passé trois ans chez DeepMind -, avons fondé Mistral AI, car nous étions convaincus que nous savions produire cette technologie en France, mais aussi que nous pouvions recruter une équipe talentueuse et proposer rapidement des modèles de fondation et de génération de textes. C'est exactement le même principe que lorsque vous tapez un texto sur votre téléphone et que des mots vous sont suggérés ; simplement, dans ce cas, on appuie plusieurs fois sur le bouton, ce qui engendre un texte particulièrement long. Toutefois, les modèles utilisés sont bien plus gros et performants et coûtent des millions d'euros à entraîner, ce qui n'est pas véritablement le cas pour les téléphones.
En France, l'avantage de disposer rapidement d'une équipe performante a permis de lancer Mistral AI en juin et de mettre à disposition, quatre mois plus tard, un modèle particulièrement pertinent pour les développeurs qui élaboraient des applications en intelligence artificielle. Par conséquent, nous avons réintroduit un peu plus de décentralisation dans ce domaine, qui s'apprêtait à être particulièrement oligopolistique. Nous proposons une solution de remplacement ouverte, portable et indépendante des fournisseurs de services cloud (cloud service providers). Cette indépendance repose sur l'ouverture de plusieurs canaux de distribution, via ces fournisseurs, qui sont donc à la fois des concurrents et des partenaires.
Mistral AI est une entreprise européenne, implantée en France, qui s'intéresse certainement davantage à un certain nombre de sujets culturels. Une de nos différences avec nos concurrents est que nous sommes les seuls à ne pas être américains. À ce titre, nous avons mis l'accent sur la maîtrise des langues européennes, dans un premier temps, car c'était notre marché, et sur la personnalisation des modèles. Notre modèle produit du contenu, ce qui revêt en réalité une dimension culturelle, mais aussi de sélection des biais et des valeurs. À mon sens, notre approche diffère grandement de celle des entreprises américaines, car nous permettons aux développeurs et aux utilisateurs de nos technologies d'y incorporer les valeurs qu'ils choisissent et donc de les spécialiser.
Au lieu de laisser les clés de cette technologie aux quatre entreprises qui ont capté l'essentiel de la valeur du secteur de la tech au cours des vingt dernières années et qui peuvent capter aussi l'essentiel de la valeur ajoutée de la nouvelle révolution industrielle des vingt prochaines années en raison de leur position dominante, nous proposons une autre solution. C'est notre ambition. Ce n'est pas évident, mais, en dépit de quelques difficultés, nous avons bien démarré.
Dans le cadre du déploiement de l'intelligence artificielle générative, nous sommes attachés à cette dimension d'ouverture pour plusieurs raisons. Cette ouverture, y compris entre les laboratoires privés, a permis à l'intelligence artificielle de progresser pendant dix ans. Elle favorise la transparence - il s'agit d'une technologie puissante, qui comporte potentiellement des risques, aussi est-il utile de pouvoir auditer les systèmes -, mais aussi la collaboration - nombre de groupes et d'entreprises se sont fondés sur nos modèles pour élaborer des choses encore plus intéressantes - et l'innovation, car les techniques que les laboratoires choisissent de diffuser accélèrent le développement de la technologie.
Le traitement législatif de l'intelligence artificielle est, me semble-t-il, un sujet pour le Sénat. Cette technologie nouvelle revêt des risques. À l'instar d'un langage de programmation, au travers duquel il est possible de créer des logiciels utiles comme des virus, les modèles de langue sont une technologie neutre, il est donc possible d'y recourir pour toutes sortes d'usages : ils permettent ainsi de produire du texte, de réaliser des applications qui ressemblent à des logiciels, mais ils peuvent aussi servir pour de mauvaises utilisations.
Toutefois, ce qui est intéressant avec les technologies neutres, c'est qu'elles contiennent l'antidote. En effet, s'il est possible d'améliorer les virus, cela permet également d'améliorer grandement les systèmes de défense. Par conséquent, il s'agit, comme pour toute amélioration logicielle, de perfectionner les capacités de défense à mesure que la technologie devient de plus en plus performante. C'est pourquoi nous travaillons à développer l'autonomie de nos utilisateurs en la matière, en leur fournissant les outils pour contrôler les applications qu'ils déploient à partir de nos technologies, qui n'en sont que les infrastructures. Ainsi, ils peuvent empêcher un chatbot qu'ils ont développé de traiter de terrorisme ou de nier l'existence de l'Holocauste grâce à des outils mis à leur disposition.
Depuis un an, nous soutenons qu'il s'agit non pas d'un changement de paradigme, mais de logiciels que l'on sait réguler au travers des applications. Par exemple, dans le domaine médical, la justesse des recommandations de l'application logicielle d'aide au diagnostic peut être vérifiée de manière statistique.
De notre point de vue, la régulation doit se focaliser sur les applications, ce qui était l'objet de la première version du règlement européen sur l'intelligence artificielle (AI Act), mais cela a un peu changé l'année dernière en raison du lobby américain. Nous avons alors publiquement déclaré que réguler la technologie plutôt que les applications était une mauvaise idée, car cela favorisera surtout les gros acteurs. Et nous continuons à plaider en ce sens, même si, à notre échelle, il nous est possible de recruter nos collaborateurs dans un tel cadre.
J'ai présenté les risques liés à l'IA, mais il nous faut aussi considérer tout ce qu'elle peut apporter à notre société : la mise à disposition d'une intelligence peu chère permet de développer des applications plus performantes et facilite l'accès de tous à la connaissance. À ce titre, l'IA est porteuse de profondes révolutions dans l'éducation - elle sera plus personnalisée - et dans la santé - l'IA aide par exemple à la réalisation de diagnostics dans des déserts médicaux. Elle permet aux utilisateurs d'avoir accès à la « bibliothèque mondiale », et c'est la meilleure manière de monter « sur les épaules des géants »... En mettant des muses à notre disposition, l'IA est également un outil d'aide à la créativité.
Elle change notre manière de travailler, en automatisant les tâches réalisées par les humains qui ne pouvaient l'être jusqu'à présent. Ainsi, nombre de métiers de service, même bien payés, seront transformés dans les prochaines années - je ne dis pas qu'ils vont disparaître. La structure du travail va profondément changer au cours des dix prochaines années et je ne suis pas certain que le législateur en ait conscience.
Par ailleurs, j'ai commencé ma carrière à l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), où j'ai fait ma thèse. D'ailleurs, nombre de nos employés ont également fait leur thèse en France ou sont passés par l'enseignement supérieur public français. Recrutés comme juniors, ils montent en compétence au sein de notre entreprise et parviennent rapidement au même niveau que certains ont atteint après dix ans d'expérience dans d'autres pays. C'est une très grande force et il ne faut pas la perdre ! Hélas, elle a été un peu affaiblie sous l'effet des réformes de l'éducation, en particulier de l'enseignement des mathématiques, décidées lors du précédent quinquennat.
Nous avons le contrôle du capital de l'entreprise. Nous avons fait un premier tour de table pour lever des fonds d'amorçage - en seed -, qui étaient, pour une moitié, américains et, pour une autre, européens. Nous avons ensuite fait un tour de table en série A ; nous ne générions pas de revenus à l'époque, alors même que nous avions besoin de beaucoup de capitaux. Or les fonds européens ne sont pas structurés pour faire des paris à forte conviction - écrire des chèques de 50 millions ou 100 millions d'euros sans connaître le revenu de l'entreprise -, contrairement aux fonds américains, en raison de la structure du marché des capitaux. Dès qu'il y a des revenus, les fonds européens peuvent revenir dans le jeu, mais jamais au niveau des paris tentés par les fonds américains. Aussi, l'upside de l'entreprise, que l'on espère démontrer, ira en partie vers les fonds américains. Le législateur a davantage de leviers que nous pour traiter cette question.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Que pensez-vous de l'adoption du règlement européen sur l'intelligence artificielle ?
M. Arthur Mensch. - Nous pensons qu'il faut réguler les applications et non les modèles de fondation. Évaluer une technologie protéiforme n'est pas nécessaire.
Nous fournissons des outils statistiques vérifiant que le modèle a le comportement attendu ; c'est pour nous la condition suffisante pour son déploiement. Or le règlement demande de se focaliser sur la technologie ; nous ne pensons pas que ce soit une bonne idée. Bien sûr, nous nous y conformerons, car il nous suffit de documenter une suite d'évaluations, mais, encore une fois, une telle disposition n'a que peu d'intérêt.
Par ailleurs, nous entraînons nos modèles à partir de données extraites du web ouvert ou du domaine public. La transparence sur les jeux de données d'entraînement, prévue par le règlement, est un sujet critique pour nous, car une grande partie de l'intelligence de notre entreprise réside dans la façon dont nous traitons les données et dont nous les extrayons pour faire tourner nos modèles. Nous ne créons pas de données ; aussi, donner toutes nos recettes - elles sont de fait plus compétitives que nos concurrents américains - nous mettrait en difficulté. Il faut trouver un équilibre entre l'exigence de transparence et le secret des affaires, qui garantit la viabilité de notre modèle économique.
M. Patrick Chaize. - Qu'attendez-vous du prochain sommet IA, annoncé hier par le Président de la République, qui se tiendra au début de l'année 2025 ? Mistral AI est-elle encore une pépite « française » ? Comment ferez-vous pour le rester ? Selon vous, l'IA dépasse-t-elle aujourd'hui l'intelligence humaine ? Quels sont les freins à votre développement en France ?
M. Arthur Mensch. - Nous n'attendons pas grand-chose du prochain sommet sur l'IA, si j'ose dire. Son organisation par la France permettra à tout le moins de recentrer le débat : la récente série de sommets sur l'IA s'est concentrée sur les aspects sécurité et sûreté - safety, en anglais -, sur le risque existentiel et sur le risque de perte de contrôle, aspects qui ne sont pas pertinents pour nous.
D'ailleurs, à l'occasion de l'AI Safety Summit qui s'est tenu au Royaume-Uni en 2023, l'open source a été critiqué comme dangereux, avant que ses acteurs ne défendent son importance ; résultat : il ne s'est rien passé.
La France a une position plus mesurée en la matière. Aussi, ce futur sommet permettra d'avoir un débat intéressant sur la manière de transmettre les bénéfices de l'IA à toute la population, et cela de la façon la moins inégalitaire possible. Sans cela, les gros acteurs en captureront les bénéfices, ce qui entraînera l'enrichissement des plus riches et l'appauvrissement des plus pauvres.
Rien de concret n'est jamais sorti de ces sommets jusqu'à présent, selon nous. Ce n'est pas facile d'instaurer une gouvernance mondiale en la matière ; d'ailleurs, à l'époque, pour les logiciels, une telle coopération s'est faite grâce à l'open source, notamment par le biais de Linux.
Aujourd'hui, 75 % du capital de l'entreprise est français, en comptant les fonds, les fondateurs et les employés ; le board est contrôlé par les fondateurs, l'entreprise est incorporée en France et les trois fondateurs habitent en France. La gouvernance est complètement française.
Parce que c'était nécessaire et bénéfique pour nous, nous nous sommes alliés avec des fonds américains, qui comprennent malheureusement mieux la technologie que l'État français et les fonds européens. Organisés en limited partners (LP), ces fonds peuvent signer de très gros chèques à un stade où l'entreprise en est encore à un stade précoce.
Notre entreprise est française et elle le demeurera, c'est bien notre intention. Cela ne veut pas dire que nous n'avons pas un marché substantiel aux États-Unis, où nous venons d'ouvrir une filiale, laquelle grossit rapidement.
Au passage, ce qui est catastrophique pour l'économie française, c'est le préavis de démission de trois mois, qui bloque la croissance d'entreprises comme la nôtre ; s'il fallait changer une disposition du droit du travail, ce serait bien pour permettre aux employés de partir quand ils veulent ! Cela permettrait aux entreprises françaises de gagner en compétitivité. C'est ce qui explique pourquoi nous grossissons moins vite en France qu'aux États-Unis.
Le débat n'est pas celui de la supériorité de l'intelligence artificielle sur l'intelligence humaine, car elles n'ont rien à voir. L'IA, c'est la compression de la base de connaissances humaines à laquelle on peut accéder par des questions et c'est un langage de programmation auquel on s'adresse en français ou en anglais et non par des lignes de code.
L'intelligence artificielle n'a donc rien à voir avec l'intelligence humaine : il n'y a ni conscience, ni volonté, ni autonomie. L'humain contrôle l'ensemble des « sorties » du logiciel. C'est un changement de performance et non de paradigme : l'IA permet de développer des applications plus rapidement, car il suffit d'adresser quelques commandes à un modèle de langue.
C'est pourquoi le débat est davantage celui de l'augmentation de la productivité humaine. Cela va changer notre façon de travailler : il faudra être plus créatif ou encore se concentrer sur les relations humaines, car les aspects procéduraux seront progressivement traités par des machines.
Lever des capitaux n'est pas ce qui nous gêne : nous pouvons le faire outre-Atlantique. Les freins sont davantage dus à la fragmentation du marché européen et à la culture des affaires, qui est moins prégnante en Europe qu'aux États-Unis. De plus, la croissance est plus difficile à trouver en France - j'ai déjà évoqué le problème du préavis de démission de trois mois.
Il n'y a pas de problèmes de recrutement d'ingénieurs talentueux. Toutefois, l'écosystème tech européen n'étant pas le même qu'aux États-Unis, il nous est plus difficile de recruter des personnes chargées du marketing en Europe, ce que l'on appelle en anglais go to market. Dans la tech, les Français sont de très bons ingénieurs, mais pas de bons commerciaux de la tech. C'est donc difficile de rester uniquement en Europe, pour deux raisons : notre marché est mondial - la tech traverse les frontières - ; en France, nous manquons de certaines compétences, notamment en marketing.
Mme Anne Chain-Larché. - Vous forcez notre admiration, en nous disant que l'entreprise est française et devrait a priori le rester. Ma question porte essentiellement sur le retard des pays européens concernant l'intelligence artificielle, là où les États-Unis et la Chine ont pris le problème à bras-le-corps. Vous avez exprimé vos réticences à ce sujet, là où il s'agit d'un véritable enjeu de puissance économique mondiale. Selon vous, s'agit-il seulement d'un problème technique ou, plus gravement, d'un déficit législatif ? L'Europe n'aurait-elle pas tendance à ne pas prendre le virage de l'innovation ?
Aujourd'hui, vous êtes devant les législateurs. Nous avons entendu vos remarques sur la formation et la suppression des mathématiques, qui serait pour vous une erreur. Que pouvons-nous faire concrètement sur le droit du travail et sur la formation, pour que la France reste un leader européen et soit au premier rang sur la scène internationale ?
M. Bernard Buis. - Merci, monsieur Mensch, pour vos propos clairs et directs. J'aurai deux questions : selon vous, la France a-t-elle les moyens de ses ambitions en matière d'attractivité dans l'IA ? Quels sont les domaines de recherche et développement prioritaires pour Mistral AI ?
M. Olivier Rietmann. - Merci pour votre exposé très intéressant. J'ai un petit point de désaccord : contrairement à ce que vous avez déclaré avec insistance, les parlementaires ont pleinement conscience de l'impact du développement de l'intelligence artificielle sur l'emploi et les métiers du futur. Certains d'entre eux seront remplacés par l'IA. À ce propos, la délégation sénatoriale aux entreprises a encore auditionné Juan Carlos Martinez, fondateur d'une start-up aux États-Unis utilisant l'IA et qui travaille beaucoup pour les entreprises françaises.
D'un point de vue législatif, comment voyez-vous l'impact de l'IA sur le travail parlementaire, qu'il s'agisse des réflexions sur la loi, des rapports parlementaires, des amendements, des discours, etc. ? Je pense que nous serons très fortement affectés par le développement de l'IA.
M. Arthur Mensch. - Première question : ce qui manque à l'Europe, c'est l'échelle. Nous n'effacerons pas, en un an, trente ans de décrochage dans la technologie. L'IA est une révolution technologique qui permet de faire fonctionner des systèmes pour un coût plus réduit qu'avant. Cela crée des opportunités pour rétablir cette échelle. Mais ce n'est pas aisé, car le marché est plus petit, le droit du travail plus restrictif et les capitaux moins disponibles.
Je conseille vivement de donner plus de liberté aux employés pour qu'ils puissent partir de leur entreprise. Nous payons les nôtres avec des salaires américains, tandis que nous appliquons le droit du travail français. Nous devrions recruter extrêmement vite, quitte à nous séparer de 30 % de nos collaborateurs au bout de deux mois. Cela ne devrait pas exiger de grands changements en France.
Quant à l'aide aux entreprises, elle serait très utile. En particulier, le crédit d'impôt recherche (CIR) permet de financer une partie de la R&D ; il pourrait être plus efficace, surtout pour les petites start-up, si nous pouvions financer l'essentiel de notre budget, à savoir la capacité de calcul.
Avons-nous les moyens de nos ambitions ? Il y a une vraie volonté politique d'accompagner le début d'un écosystème. Le rôle des pouvoirs publics est important, mais les entreprises privées sont les acteurs principaux. Nous pourrions être beaucoup plus ambitieux concernant les dépenses de la recherche publique en France. Cela permettrait d'augmenter le recrutement de docteurs compétents.
Pour ce qui est du travail parlementaire, il sera important d'y réfléchir sur le fond. La technologie de l'IA traite des textes, les relie entre eux et facilite la navigation. Une réflexion permettrait la préparation des différents arguments et de l'historique des lois, avec une vision plus objective des modèles. En outre, l'accès à la loi et la transparence du débat public à l'égard des citoyens sont essentiels.
M. Franck Montaugé. - Merci, monsieur Mensch, pour votre présentation très intéressante. Autant je peux comprendre que l'IA apporte un plus, autant je m'interroge sur ses conséquences concernant les relations interpersonnelles. Vous avez évoqué la santé, l'éducation, notamment en zone rurale, en laissant entendre que l'IA réglerait les difficultés actuelles sans que les personnes soient en vis-à-vis. Cela pose un problème d'ordre moral. Avez-vous entamé une réflexion à ce sujet ?
Par ailleurs, vous avez fait allusion aux études d'impact de l'IA dans la société. Celles qui prendraient en compte tous les aspects de la vie en société - économique, social culturel, environnemental et éthique - mériteraient-elles d'être connues ?
Mme Anne-Catherine Loisier. - Merci, monsieur Mensch. Je suis ravie d'entendre que vous n'attendiez pas grand-chose des politiques. C'est nous qui attendons davantage de votre part, car cette technologie est assez complexe. Sur les centrales d'achat à l'étranger, j'avais interrogé ChatGPT. Or il ne m'a pas donné une analyse prospective. En définitive, l'IA se limite à compiler les données dont on dispose déjà. Le travail du parlementaire a de l'avenir, car il pense les textes du futur. Comment appréhendez-vous cette réalité ?
Sur la souveraineté numérique, nous discutons souvent de la territorialité de nos infrastructures en matière de protection des données. Quand on sait que ces dernières font le tour de la planète en quelques secondes, cet enjeu nous paraît important. Qu'en pensez-vous ?
Enfin, je suis surprise par votre propos sur le déficit en marketing tech. Que manque-t-il à nos ingénieurs ?
M. Rémi Cardon. - En premier lieu, vous avez déclaré lors d'interviews que l'Europe devait disposer de compétences, mais que les financements n'étaient pas à la hauteur des enjeux. En pleine campagne pour les élections européennes, il serait temps de chiffrer les besoins de vos ambitions. Comment voulez-vous réveiller l'Europe, sachant que le marché mondial a déjà triplé entre 2020 et 2022 et pourrait atteindre 1 300 milliards de dollars dans dix ans ?
En second lieu, l'un de vos actionnaires, Cédric O, a un parcours remarquable - outre ses fonctions politiques -, car il a investi 176 euros et en a récupéré 23 millions. Comment le définissez-vous ? Est-ce un facilitateur, un accélérateur ou le chat noir ?
M. Arthur Mensch. - S'agissant de l'aspect relationnel, nous voyons plutôt cette technologie comme un levier d'efficacité pour les professeurs et les médecins. Par ailleurs, à certains endroits où les humains n'ont pas leur place, ne vaut-il pas mieux avoir un dispositif pertinent ? Les assistants conversationnels et les chatbot sont parfois plus empathiques que certains professionnels... L'enjeu n'est pas de faire disparaître les relations personnelles, mais de rendre les choses plus efficaces.
Les études d'impact sont encore peu nombreuses, mais le rapport du comité IA est prometteur. En matière environnementale, de très importants investissements seront réalisés dans les data centers pour accroître les capacités de calcul. Toutefois, cela devrait se transformer en productivité accrue pour chaque watt consommé.
Les IA peuvent-elles être créatives comme les parlementaires ? Aujourd'hui, la créativité, à savoir l'interpolation de concepts préexistants, est l'apanage des humains, en particulier pour la créativité de très haut niveau. Mais cela ne devrait pas rester le cas très longtemps. Et la contribution des hommes doit gagner en efficacité pour ne pas être marginale.
Sur les biais, nous considérons que la technologie est neutre et qu'il faut donner aux développeurs les outils pour mettre en avant leurs propres valeurs. Contrairement à certains de nos concurrents, nous promouvons la diversité, car il n'existe pas de système de valeurs universelles.
J'en viens à la territorialité. Cette technologie n'est pas dans le cloud, mais dans les data centers et les Graphics Processing Unit (GPU). L'atout français d'un parc nucléaire est très intéressant pour construire les data centers, qui utilisent beaucoup d'énergie pour créer de l'intelligence. Une réflexion industrielle doit être menée en la matière. Je ne suis pas certain que la présence importante des investissements étrangers soit une très bonne idée sur le long terme.
Comment développer les financements européens ? Par exemple, pour la série A, les fonds ont surtout été levés aux États-Unis, car les capitaux souverains européens n'étaient pas disponibles sur le long terme. Il n'y a pas de marché de capitaux de long terme en Europe, l'épargne n'est pas investie en venture. Le système de retraite par répartition, qui est très performant, pourrait être repensé pour favoriser les investissements de très long terme. Tant qu'il n'y a pas de fonds stratégiques de plusieurs centaines de milliards d'euros en Europe avec un retour sur investissement sur vingt ou trente ans, les fonds de croissance seront inexistants. C'est pourquoi les entreprises en forte croissance se tournent vers les États-Unis. Ces considérations sur les marchés de capitaux sont un vrai sujet ; c'est l'une des explications du décrochage de l'Europe par rapport aux États-Unis.
Les investissements en connectivité internet se sont élevés à 2 300 milliards d'euros entre 1990 et aujourd'hui. Les investissements pour l'intelligence artificielle seront encore plus élevés ; ce sera de l'ordre de plusieurs milliers de milliards d'euros. Ils seront surtout réalisés aux États-Unis si nous ne faisons rien.
Cédric O, qui a cofondé l'entreprise et qui en est maintenant un conseiller, détient des parts dans l'entreprise, ce qui est normal dans cette situation, et n'a aucun conflit d'intérêts du fait de sa participation à Mistral AI. Il existe à mon sens une crispation française sur les allers-retours entre le privé et le public. Pourtant, cela facilite la communication.
M. Christian Redon-Sarrazy. - Merci, monsieur Mensch, pour vos propos. Vous avez cité le nombre de cinquante employés à Mistral AI. Quelle est la taille de vos concurrents ?
Vous avez aussi parlé du contrôle de l'IA générative par l'humain. Cela est-il possible ? Dans le cadre des auditions que nous avons organisées au sein de la délégation à la prospective sur « IA et santé », certains médecins se sont inquiétés de ce phénomène.
Enfin, vous avez beaucoup évoqué le secteur des services en termes d'emplois ; qu'en est-il dans le secteur de la production ? Le développement de l'IA va-t-il entraîner les mêmes mutations ?
M. Franck Montaugé. - Madame la présidente, il me semble qu'aucune réponse n'a été apportée aux questions que j'avais posées.
M. Arthur Mensch. - Excusez-moi. L'intelligence artificielle ne remplace pas les humains ou les relations interpersonnelles, mais facilite les transactions. Les services clients peuvent par exemple remplacer des employés, ce qui se développera, car cela coûte beaucoup moins cher. Est-ce une bonne chose ? Nous voyons cet outil comme une manière d'augmenter les humains. Une grande partie de la valeur ajoutée des humains réside dans leurs manières de communiquer. L'intelligence artificielle ne sera bénéfique que dans la mesure où elle facilitera et augmentera les interactions entre les humains.
M. Franck Montaugé. - Vous avez évoqué la santé et l'éducation, au sujet desquels les préoccupations sont importantes dans les territoires ruraux.
M. Arthur Mensch. - Dans un désert médical, une téléconsultation avec un médecin est déjà possible. Les médecins peuvent s'appuyer sur une intelligence artificielle pour améliorer leurs diagnostics ; cela est vrai en France, mais aussi dans les pays du sud global, où ils sont moins nombreux. La question, c'est de savoir quels outils nous voulons pour augmenter la santé générale de l'humanité.
M. Franck Montaugé. - Et à propos de l'éducation ?
M. Arthur Mensch. - L'intelligence artificielle permet de regarder les exercices scolaires de manière plus fine qu'un seul professeur devant trente élèves. Elle peut proposer des cursus personnalisés. C'est presque une manière pour chacun d'avoir un professeur particulier, tout en ne conservant qu'un seul professeur devant les élèves. Cet outil permet une plus grande efficacité de l'éducation. Beaucoup d'entreprises tentent d'améliorer l'éducation en ce sens.
M. Franck Montaugé. - Sur quelles études d'impact vous appuyez-vous ?
M. Arthur Mensch. - Le rapport du comité de l'intelligence artificielle générative fournit un bon point de départ.
M. Fabien Gay. - Nous sommes heureux de voir une entreprise française réussir à concurrencer les entreprises américaines et chinoises, car l'enjeu stratégique est extrêmement important.
J'ai un point de désaccord avec vous : vous avez indiqué que l'intelligence artificielle est neutre, je pense tout le contraire. La neutralité de l'outil et de la technique est une vieille question politique et philosophique, qui anime les êtres humains et l'histoire du progrès scientifique. L'humain se différencie de son écosystème par l'intelligence et la parole. Si demain l'intelligence artificielle peut produire de la parole en contrepoint de nous, une question philosophique se pose.
Par ailleurs, le biais selon lequel vous construisez votre intelligence artificielle n'est pas le même que celui de votre voisin. Personne dans cette salle n'est capable de faire ce que vous faites, mais si nous développions chacun nos outils d'intelligence artificielle, nous aurions cinquante outils différents.
Vous avancez que vous avez développé cet outil pour permettre des gains de productivité. Pour ma part, je souhaiterais que les intelligences artificielles transforment le travail et modifient le sens qu'on lui donne collectivement, non pour accroître la productivité, mais pour libérer du temps. Cette question politique animera nos débats. Le fordisme et le taylorisme avaient déjà développé des outils permettant d'accroître la productivité et non autre chose. Qu'est-ce qui vous anime ?
Enfin, je n'ai pas bien compris vos propos selon lesquels il faudrait donner plus de droits aux salariés. Pouvez-vous les préciser ?
M. Daniel Fargeot. - Il y a quelques mois, vous indiquiez que la régulation européenne du secteur risquait de gêner l'éclosion de votre start-up. A priori, il n'en est rien, comme votre développement vers les États-Unis l'illustre. Quels sont les freins que vous avez identifiés à l'échelon européen concernant l'émergence de champions européens ?
Mme Annick Jacquemet. - Vous avez parlé de l'utilisation de l'intelligence artificielle dans le travail parlementaire. Anne-Catherine Loisier affirmait que les parlementaires travaillent sur l'avenir, en particulier en examinant et en amendant des textes de loi. J'ai entendu que l'intelligence artificielle était capable en quelques minutes de produire des milliers voire des millions d'amendements. Est-elle aussi capable de faire le tri parmi ceux-ci ? Ce rythme risque de complètement bloquer le travail parlementaire et de rendre impossible l'examen des textes de loi en provoquant l'enlisement des débats.
M. Arthur Mensch. - En ce qui concerne la taille de nos concurrents, les quatre grandes entreprises américaines du même secteur, Meta, Google, Amazon et Microsoft, emploient un peu plus de 100 000 personnes chacune. Nous avons trente-huit employés en France, sept aux États-Unis et cinq au Royaume-Uni. Les entreprises concurrentes liées aux quatre premières que j'ai mentionnées spécialisées dans l'IA emploient environ un millier de personnes. Nous devons grandir rapidement, c'est l'un de nos enjeux.
La génération de code permet de créer des agents qui peuvent interagir avec des outils. Nous ne créons pas un type nouveau de logiciel : c'est l'humain qui décide d'utiliser des outils et d'exécuter le code. Créer des applications construites à l'aide de l'intelligence artificielle permet d'ouvrir un peu plus l'espace des exécutions possibles. Cela rend les vérifications un peu plus complexes, ce pour quoi nous élaborons des outils. Mais nous ne changeons pas de paradigme : nous faisons toujours des logiciels.
Au sujet du service et de la production, vous pourriez auditionner des entrepreneurs du domaine de la robotique, où l'évolution vers des androïdes dotés de dextérité est rapide. Dans moins de cinq ans, nous pourrons mettre des modèles Mistral dans des robots se déplaçant à vitesse humaine et ayant une dextérité proche de celle des humains. Pour l'instant, nous n'arrivons pas encore à transmettre d'un robot à un ordinateur le sens du toucher ou la capacité d'agir. Dans la production et la manufacture, des changements profonds sont cependant à prévoir.
Un outil n'est jamais neutre quand il apporte un changement de société. La neutralité s'entend pour nous du point de vue culturel : nous laissons aux utilisateurs le choix de la langue, du ton, de l'orientation politique d'un assistant lorsque nous lui imposons des consignes. Certaines entreprises pensent au contraire qu'il faut imposer des codes universels. Nous défendons plutôt la personnalisation de l'outil par ses utilisateurs, même s'il est porteur d'un changement de société. Aujourd'hui, ces outils sont des générateurs de texte. Ils vont transformer les services, mais nous ne pouvons pas nous prononcer sur la manière dont ils vont changer la production.
Ce qui anime les co-fondateurs de Mistral AI et moi-même, c'est la volonté de pousser la science sans être vassalisé envers les États-Unis ou des entreprises qui existent depuis vingt-cinq ans et qui utilisent leurs succès passés pour consolider leur position dominante. Il est important de perpétuer les cycles d'innovation et de lancer des entreprises innovantes.
Au sujet du droit des salariés, je le redis : de manière générale, les start-up sont favorables à une plus grande fluidité du marché du travail.
M. Fabien Gay. - Ce n'est pas ce que vous avez dit tout à l'heure !
M. Arthur Mensch. - Nous voudrions pouvoir embaucher en dix jours un salarié travaillant chez un concurrent, comme cela est possible aux États-Unis. En contrepartie, il devrait également être plus facile de se séparer d'un employé qui ne correspond pas à notre entreprise. Chez nous, tout le monde est bien payé, mais il faut être performant pour rester. Il faut moins de protection des employeurs et moins de protection des salariés, en particulier quand les salaires sont élevés.
M. Fabien Gay. - Nous ne sommes pas d'accord sur la question sociale. Dans le monde de la presse, les impacts du changement de production provoqué par cet outil ne sont pas neutres. Elon Musk vient d'annoncer qu'il va investir des milliards pour créer un site d'information où les articles seront entièrement générés par l'intelligence artificielle, ce qui risque d'amplifier tous les travers qui existent déjà aujourd'hui, des fake news aux tentatives de déstabilisation. L'intelligence artificielle peut certes accompagner certains métiers de la presse, mais je ne suis pas d'accord avec le fait qu'elle produise entièrement des articles. L'impact est très concret, dès aujourd'hui, et il ne cessera d'augmenter : l'intelligence artificielle génère déjà des relais puissants dans les réseaux sociaux.
Vous maîtrisez ces sujets, mais vous décidez de vous tenir à l'écart de la manière dont ils vont modifier les processus de production. Il y a là matière à débat, et je serai heureux de vous revoir pour parler des implications sociales de votre outil.
M. Arthur Mensch. - Pour les journalistes, l'intelligence artificielle est un outil. Ce qu'elle ne peut pas faire, c'est être sur le terrain, réaliser des entretiens, constater ce qui se passe. Ce qu'elle peut faire, c'est faciliter l'investigation, notamment lorsque des données importantes sont collectées, par exemple lors d'une enquête comme les Panama Papers. Nous travaillons avec plusieurs journaux sur ces questions. S'il s'agit d'un outil permettant d'améliorer l'information, il s'agit aussi d'un outil qui permet de faire plus de désinformation. Il faut donc notamment améliorer la modération des réseaux sociaux.
Quoi qu'il en soit, cette transformation et ces outils arrivent. Il faut que quelqu'un en Europe les développe, si l'on veut se préparer à ne pas les subir.
La régulation du secteur sera effective à la fin de 2025. Nous recrutons un collaborateur pour nous aider à réunir la documentation nous permettant d'entrer en conformité avec les dispositions de l'AI Act. Ce que nous redoutons en revanche, c'est que les normes ne soient pas cohérentes et que nous devions payer un coût proportionnel au nombre de pays dans lesquels nous nous déploierons.
Enfin, quant à la question du spam parlementaire, il y aura sûrement un sujet. Cela pourra sûrement faciliter l'obstruction et quelques règles de conduite devront sans doute être adaptées. Ne le faites pas trop vite et attendez le premier événement, cela sera facile à détecter.
M. Laurent Duplomb. - Je suis agriculteur et la traite est robotisée dans mon élevage depuis près de quinze ans. Cela améliore considérablement nos conditions de travail, mais il y a aussi des vulnérabilités : les données peuvent être récupérées par l'industriel ayant construit le robot, auquel nous sommes étroitement liés et la maintenance des machines doit être assurée. Pendant quinze ans, elle était facile à faire, mais aujourd'hui il est de plus en plus difficile de trouver le personnel nécessaire à cette maintenance.
Plus il y aura de robotisation, plus l'intelligence artificielle se développera et plus ces problèmes se poseront. Comment arriver à les traiter ? Il faudra des gens disponibles en permanence pour assurer la maintenance.
M. Arthur Mensch. - Il y a là deux sujets : la robotisation fait émerger de nouvelles dépendances envers le fournisseur de l'outil mécanisé, mais celles-ci existaient déjà auparavant du côté du personnel. L'intelligence artificielle peut contribuer à la maintenance en détectant et en anticipant les pannes. La maintenance prédictive, importante dans les transports, mais également dans l'agriculture, me semble porteuse de davantage de productivité.
Le changement dans la structure de l'économie doit s'accompagner d'un changement dans celle des compétences. S'il n'y a pas suffisamment de personnes pour maintenir l'intelligence artificielle et les robots, il faut en former davantage.
M. Daniel Gremillet. - Vos propos passionnants montrent que notre société évoluera et que de nouveaux risques se poseront. Les sociétés sont déjà fragilisées par les attaques informatiques, mais l'intelligence artificielle ouvrira un nouveau champ de fragilité. Comment se protéger ?
Philippe Séguin disait que l'homme doit conduire la finance et que la finance ne doit pas conduire l'homme. La même question se pose pour l'intelligence artificielle : comment l'homme peut-il rester maître de sa décision et comment éviter que l'intelligence artificielle ne prenne le pouvoir sur l'homme ?
M. Arthur Mensch. - Nous parlons de logiciels. Il n'y a pas de changement de paradigme. Personne ne se fait contrôler par un langage de programmation. Les développeurs créent des applications et vérifient leur fonctionnement avant de les déployer dans le monde réel. Les peurs relatives à l'autonomisation de l'intelligence artificielle sont dues à une anthropomorphisation de ces assistants : ils génèrent du texte, sont des modèles statistiques, mais n'ont pas de personnalité. Ces outils sont performants, ils vont changer les manières dont les hommes travaillent ; la question est alors de créer sur le long terme une symbiose entre les machines et les hommes, dont les sociétés bénéficient.
L'intelligence artificielle peut être utilisée à des fins néfastes. Elle permet de spammer, de générer des contenus qui ont l'air vrai, notamment en produisant des images ou des fichiers audio, auxquels les humains ont tendance à croire facilement. Le sujet des deepfakes est potentiellement problématique. Il ne se pose pas à notre entreprise, car nous ne générons pas d'images ou de contenus audio.
En revanche, il faut améliorer la modération des contenus et du contrôle de la validité des informations par les plateformes qui les relaient. Le problème se pose plus au niveau de la diffusion des contenus qu'à celui de leur production. L'intelligence artificielle permet d'ailleurs d'améliorer les systèmes de modération : l'antidote est en quelque sorte contenu dans le poison.
À propos de la cybersécurité, des systèmes artificiels plus flexibles peuvent éventuellement exploiter un peu plus efficacement des failles de sécurité, mais là encore l'intelligence artificielle permet d'élaborer des antivirus ou des pare-feu également un peu plus performants. Il faut faire l'hypothèse que nos adversaires utilisent ces outils ; nous devons donc les utiliser nous aussi.
À chaque fois que l'humain invente une nouvelle technologie, il se pose la même question. Nous estimons que nous facilitons l'accès à la connaissance : l'intelligence artificielle est plus performante que des moteurs de recherche. Certaines connaissances peuvent être utilisées à des fins néfastes, mais ce même discours était déjà tenu lors de l'invention de l'imprimerie. Nous pensons qu'améliorer l'accès à la connaissance améliorera l'humanité.
Évidemment, ceux qui seront animés de mauvaises intentions, notamment les terroristes, devront être d'autant plus surveillés. Il est beaucoup question aux États-Unis des risques représentés par des groupes utilisant des modèles de langage à de mauvaises fins. Nous pensons que l'effet est marginal et que, si l'on veut arriver à de mauvaises fins, le chemin le plus facile n'est pas d'utiliser l'intelligence artificielle. Il faudra toutefois surveiller ce sujet au fur et à mesure du développement de la technologie.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous sommes très heureux de vous avoir entendus. Nous souhaitons que Mistral AI continue à croître, tout en restant majoritairement dans le giron national. Nous suivrons l'évolution de votre entreprise avec intérêt.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 10.