Jeudi 16 mai 2024
- Présidence de M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Présentation du rapport de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur l'état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France en 2023
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Je souhaite la bienvenue et remercie de leur présence le président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), M. Bernard Doroszczuk, ainsi que ses collègues commissaires, Mmes Stéphanie Guénot Bresson et Géraldine Pina, ainsi que M. Olivier Dubois. Je salue également le directeur général de l'ASN, M. Olivier Gupta, et l'ensemble de ses collaborateurs.
Conformément à la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, nous entendons pour la dix-huitième année consécutive l'Autorité de sûreté nucléaire pour la présentation de son rapport annuel sur l'état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France. Cette audition devrait être la dernière avec l'ASN dans son périmètre actuel, puisque la loi relative à l'organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, adoptée le 9 avril, prévoit la création d'une nouvelle grande autorité, qui prendra la suite de l'ASN et de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).
Cette audition n'a pas pour objet la réforme de l'organisation de la sûreté nucléaire de notre pays. Nous avons eu l'occasion, à de multiples reprises, d'évoquer ce sujet au sein de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) et d'autres réunions y seront spécifiquement consacrées à la rentrée, probablement dès septembre. En effet, la loi confie à l'Office la mission de suivre la mise en place de la réforme et de la nouvelle Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR). Nous serons à la hauteur de la confiance que nos collègues parlementaires ont décidé de nous accorder, mais il ne s'agit pas de notre ordre du jour de ce matin.
Au long des dix-huit dernières années, l'Office a eu de nombreux échanges avec l'ASN, que ce soit à l'occasion de la présentation des rapports annuels ou d'auditions plus ciblées, par exemple au sujet des nouveaux réacteurs ou de la corrosion sous contrainte. Ils ont toujours été très approfondis, fructueux et intéressants pour l'ensemble des participants. Je souhaite qu'il en soit toujours ainsi à l'avenir.
Ce dernier rapport sur l'état de la sûreté et de la radioprotection en France souligne à la fois le caractère plutôt satisfaisant de la situation en 2023 - heureusement moins tendue qu'elle ne l'était l'année précédente - et l'importance des défis que nous avons à relever : allongement de l'exploitation du parc existant, poursuite du traitement des problèmes de corrosion sous contrainte, déploiement du nouveau programme nucléaire, avec l'EPR 2 et les petits réacteurs modulaires, renforcement des installations du cycle du combustible, gestion des déchets radioactifs, résorption indispensable des difficultés industrielles rencontrées ces dernières années, sans oublier le sujet sensible de la radioprotection dans le secteur médical.
M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office. - Avec la création de l'ASNR, prévue par la loi, une nouvelle page va s'ouvrir concernant l'organisation de la sûreté nucléaire dans notre pays. À cette occasion, je souhaite que les relations avec l'Office restent étroites et empreintes de confiance. Au moment où le secteur du nucléaire connaît un regain d'intérêt, la sûreté nucléaire est en effet un sujet de toute première importance, voire le sujet principal.
Il y a quelques jours, l'ASN a autorisé la mise en service de l'EPR de Flamanville. Quelques étapes restent à franchir avant que celle-ci soit effective. Le combustible a été chargé, mais des essais de démarrage doivent notamment être effectués. Même s'ils ne concernent pas 2023, nous sommes intéressés par tous les éléments complémentaires que vous pourrez nous apporter à ce sujet.
Flamanville sera le quatrième EPR à entrer en service dans le monde, après les deux réacteurs de Taishan en Chine et celui d'Olkiluoto en Finlande. L'Office a porté une attention particulière aux difficultés rencontrées tout au long de sa construction et a réuni, à chaque étape, les meilleurs experts pour éclairer le Parlement et le public. Le voir enfin entrer en exploitation est une réelle satisfaction. Je félicite l'ensemble des acteurs de la filière, qui ont réussi une prouesse technologique mondiale de premier plan.
M. Bernard Doroszczuk, président de l'ASN. - Je vous remercie de nous accueillir pour vous présenter le rapport de l'Autorité de sûreté nucléaire pour l'année 2023 et le début 2024. Comme à l'habitude, je suis accompagné de membres du collège, du comité exécutif et de représentants des services de l'ASN.
Je vous présenterai d'abord les constats faits chez les exploitants nucléaires, puis Géraldine Pina et Stéphanie Guénot Bresson traiteront de la radioprotection dans le domaine médical et des petits réacteurs innovants - petits réacteurs modulaires (SMR) et réacteurs modulaires avancés (AMR). Olivier Gupta évoquera ensuite le bilan de l'action des services. Enfin, je conclurai notre intervention en insistant sur les points d'attention pour l'avenir et nous répondrons à vos questions.
Le bilan de la sûreté chez les exploitants nucléaires m'amène à faire trois constats généraux.
Le premier constat général est que le niveau de sûreté des installations nucléaires pour 2023 et le début 2024 a été satisfaisant. Même si cela ne constitue pas en soi un indicateur absolu et que nous devons rester prudents, le nombre d'événements significatifs de niveaux 1 et 2 sur l'échelle INES (International Nuclear Event Scale, soit « échelle internationale des événements nucléaires et radiologiques ») est en baisse régulière depuis cinq ans. En 2023, 88 déclarations ont été effectuées par les exploitants, contre 115 en 2019 par exemple. Cette diminution ne s'est pas faite au détriment de la transparence, puisque le nombre d'événements déclarés de niveau 0 est resté globalement stable.
En 2023, deux événements de niveau 2 ont été déclarés sur les installations. Le premier est relatif à la détection d'une fissure de corrosion sous contrainte de taille importante sur le réacteur numéro 1 de la centrale de Penly. Le second porte sur la contamination externe d'un intervenant à la centrale de Cattenom, conduisant au dépassement de la limite annuelle réglementaire pour la dose équivalente reçue.
Le deuxième constat général concerne les performances atteintes par les différents exploitants.
En ce qui concerne EDF, outre les réexamens de sûreté des réacteurs de 900 mégawatts, qui se sont déroulés de manière satisfaisante, l'année 2023 a été marquée par la mise en oeuvre de la stratégie destinée à traiter le phénomène de corrosion sous contrainte. Celle-ci, jugée appropriée par l'ASN, prévoit le remplacement systématique de parties de tuyauterie susceptibles d'être affectées, notamment sur les réacteurs les plus récents du palier N4 et du palier 1 300 mégawatts, et le contrôle de certaines soudures qui avaient été réparées dans des conditions insatisfaisantes lors de la fabrication. Ces interventions ont entraîné des arrêts plus longs, mais mieux maîtrisés qu'en 2022. Dans les prochaines années, des opérations de contrôle ciblées, nécessitant des arrêts plus réduits, se poursuivront. En cas de découverte de nouveaux problèmes, la stratégie devra toutefois être révisée.
S'agissant d'Orano, l'année 2023 a été caractérisée par de moindres tensions qu'en 2022. Le plan d'action destiné à surmonter les difficultés de production de l'usine Melox a permis d'améliorer significativement les quantités de combustibles MOX produites et de réduire les rebuts générés. Ces éléments ont contribué à stabiliser le fonctionnement du cycle du combustible. Néanmoins, l'ASN estime qu'il reste nécessaire de disposer à terme de nouvelles capacités d'entreposage des combustibles usés répondant aux standards actuels de sûreté et de marges suffisantes pour faire face aux aléas pouvant survenir sur les installations.
Concernant les installations de recherche exploitées par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l'ASN considère que le niveau de sûreté est resté maîtrisé en 2023. En revanche, les projets de reprise et de conditionnement des déchets générés par les installations historiques présentent toujours des résultats contrastés. Malgré le renforcement progressif des pratiques de pilotage, ils restent exposés à des aléas majeurs. Les avancées sont en outre freinées par les moyens disponibles et par les capacités opérationnelles des prestataires de la filière. Par ailleurs, la réalité des chantiers s'avère presque systématiquement plus complexe que prévu, au point de remettre parfois en cause l'ensemble d'un projet ou d'en reporter très significativement les échéances.
Enfin, les installations de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) ont conservé un niveau satisfaisant en matière de sûreté, de radioprotection et de protection de l'environnement. La demande d'autorisation de création du centre de stockage en couche géologique profonde Cigéo a par ailleurs été déposée le 16 janvier 2023. Le dossier est en cours d'instruction.
Le troisième et dernier constat général est lié aux nouvelles orientations de la politique énergétique de la France.
En 2023, l'ASN a pris position sur les points techniques majeurs soulevés par un allongement jusqu'à 60 ans de la durée d'exploitation du parc nucléaire d'EDF, ainsi que sur les analyses ou les recherches à effectuer en amont des réexamens périodiques pour envisager une poursuite de fonctionnement au-delà de 60 ans. Concernant les nouveaux réacteurs, elle a commencé à instruire la demande d'autorisation de création des réacteurs EPR 2 de Penly et s'est fortement mobilisée sur les nombreux projets de petits réacteurs modulaires et de réacteurs modulaires avancés qui lui ont été présentés. Dans les deux cas, l'ASN a fait évoluer son organisation et ses modes de travail au regard des retours d'expérience et des spécificités des nouveaux acteurs.
S'agissant des installations du cycle du combustible, Orano a déposé en 2023 une demande d'augmentation des capacités de production de l'usine Georges Besse 2 d'environ 30 %. Celle-ci vise à faire face à l'augmentation de la demande d'enrichissement au niveau mondial et au niveau national. Dans son rapport, l'ASN souligne la qualité du dossier et des échanges techniques avec l'exploitant, mais attire l'attention sur le fait que les engagements de ce dernier concernant ce projet, ou les investissements annoncés lors de la dernière réunion du Conseil de politique nucléaire (CPN) pour l'usine de La Hague, ne doivent pas se faire au détriment du traitement du passif de substances radioactives entreposées sur le site.
Mme Géraldine Pina, commissaire de l'ASN. - Dans le domaine médical, l'ASN relève depuis plusieurs années que le niveau de radioprotection est satisfaisant. Malgré la crise sanitaire de 2020 et 2021 et malgré les tensions sur les moyens et sur les personnels, la situation ne s'est pas dégradée. Ce constat est évidemment très positif. Néanmoins, derrière ce résultat global, la réalité apparaît plus contrastée. Aux fragilités connues, qui persistent, s'ajoutent des éléments nouveaux et un peu inquiétants.
S'agissant des fragilités connues, la culture de radioprotection peine à suivre l'évolution des pratiques interventionnelles radioguidées, en particulier dans les blocs opératoires. Pour limiter l'exposition des travailleurs, des règles de conception des locaux ont été définies, mais la mise en conformité de ces derniers s'avère très lente. Les personnels manquent en outre de formation. Même si des engagements ont été pris par les professionnels, la situation reste très éloignée de ce qu'elle devrait être. En 2023, l'ASN a donc engagé une démarche coercitive.
Par ailleurs, des signaux faibles sont apparus dernièrement. Paradoxalement, ils peuvent être liés à la maturité de la culture de radioprotection. Avec le temps, celle-ci risque en effet de s'amoindrir. Les erreurs du passé sont oubliées et peuvent se reproduire. En 2023, un nombre inédit d'erreurs de cible a été déclaré en radiothérapie. Face à ces événements, l'analyse des retours d'expérience est fondamentale pour évaluer la robustesse des barrières mises en place et éviter qu'ils se répètent. Ce travail est important sur le plan local, mais également sur le plan national, afin de disposer d'une vision globale.
Compte tenu du manque de moyens et de personnel, de nouvelles organisations se mettent en place : mutualisation, travail multisite, téléradiologie ou recours à des prestataires. En soi, leur caractère nouveau ou complexe n'est pas un problème. Toutefois, comme lors de tout changement significatif, ces évolutions nécessitent de réévaluer les risques. Il est essentiel que les rôles de chacun soient clairement définis, afin d'éviter une dilution des responsabilités et une moindre appropriation des enjeux de radioprotection.
La pénurie de personnel entraîne une suractivité, des déséquilibres de la charge de travail, un glissement potentiel des tâches d'une profession à l'autre ou des conflits internes. L'ASN a relevé une augmentation de ces situations, qui remontent à l'occasion des inspections ou par des signalements.
Dans ce contexte, la capacité des personnels à s'approprier et à développer une culture de radioprotection adaptée à leurs pratiques sera le meilleur garant d'un niveau de radioprotection à la hauteur des défis que le secteur médical doit relever.
Mme Stéphanie Guénot Bresson, commissaire de l'ASN. - En 2023, nous avons assisté à la multiplication des projets de petits réacteurs modulaires aux technologies plus ou moins innovantes. Sur le territoire métropolitain, ces réacteurs de petite taille se présentent comme n'ayant pas vocation à être en concurrence avec les systèmes de production de forte puissance. Ils visent plutôt à répondre à des besoins de décarbonation de la chaleur industrielle ou à des besoins limités d'électricité dans des territoires enclavés. En matière de sûreté, ils sont prometteurs, laissant augurer d'une plus grande facilité à confiner les matières et à évacuer la puissance.
Le plan France 2030 a décidé de soutenir douze projets, représentant cinq technologies de fission et deux technologies de fusion différentes. Ils sont développés par douze entreprises, dont une seule dispose d'une véritable expérience en tant qu'exploitant nucléaire. Il est donc nécessaire de les accompagner pour atteindre un niveau de sûreté compatible avec les enjeux, en particulier s'agissant de la maîtrise des responsabilités qui leur incombent. En 2023, l'ASN a créé une mission des réacteurs innovants, qui évalue la maturité des projets. En fonction de cette dernière, des séquences de revue technique sont organisées. Elles prennent la forme de séminaires d'échanges, qui interviennent très en amont des phases réglementaires de demande d'autorisation.
Ces séminaires ont un double intérêt. D'une part, ils permettent aux porteurs de projets, dont les retours sont très positifs, de mûrir leurs choix techniques et de mieux comprendre les objectifs de sûreté auxquels ils devront répondre. D'autre part, ils permettent à l'ASN, ainsi qu'aux experts de l'IRSN, de se familiariser avec les technologies en jeu. Être impliqué dès les premières étapes de conception est un moyen de contribuer à l'amélioration de la sûreté. Il s'agit d'une bonne pratique que nous présentons régulièrement à nos homologues étrangers.
Les projets les plus innovants - dont les réacteurs à neutrons rapides - prévoient toutefois d'utiliser des combustibles spécifiques, pour lesquels les capacités de production à une échelle industrielle et les installations de retraitement des combustibles usés n'existent pas en France.
La création d'installations du cycle du combustible correspondant à tous les projets de réacteurs modulaires représente un défi d'ampleur similaire à celui du développement des réacteurs eux-mêmes. Il s'accompagne de besoins significatifs en capitaux, en compétences, mais aussi en sites d'accueil. Or conformément à la réglementation française, qui a transposé les engagements des conventions internationales relatives à la sûreté et les directives Euratom, aucun réacteur ne doit être autorisé à entrer en service si la bonne gestion des déchets générés par son fonctionnement puis de son démantèlement n'est pas démontrée. Les projets de petits réacteurs modulaires et de réacteurs modulaires avancés ne pourront donc aboutir que s'ils sont adossés à des projets cohérents d'installations du cycle du combustible.
M. Olivier Gupta, directeur général de l'ASN. - Depuis un an, la nature du travail réalisé par l'ASN a souvent été évoquée, y compris dans les débats de l'Office. Je voudrais donc le mettre en lumière.
Malgré les incertitudes liées aux discussions et au vote du projet de loi sur l'organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, les équipes de l'ASN sont restées mobilisées sur leurs missions de protection des personnes et de l'environnement. Tout au long de l'année, elles ont maintenu le même niveau d'exigence et de contrôle.
En 2023, près de 1 800 inspections ont été réalisées. Celles-ci permettent de rester en contact étroit avec la réalité des installations, avec les difficultés que peuvent rencontrer les exploitants nucléaires et les professionnels du secteur médical ainsi qu'avec l'évolution des enjeux. Les contrôles font l'objet d'adaptations permanentes. Pour tenir compte des retours d'expérience issus de la construction de l'EPR de Flamanville, l'ASN a ainsi renforcé la prise en compte des fournisseurs des installations nucléaires. L'an dernier, plus de cinquante inspections ont été effectuées sur cette thématique de la chaîne d'approvisionnement. Ces efforts continueront à être amplifiés dans le futur, en lien avec le développement des nouveaux projets de réacteurs.
En 2018, l'ASN a mis en place un portail de recueil des signalements, qui peuvent être des irrégularités ou de potentielles fraudes. En 2023, nous en avons reçu quarante-six, que nous avons tous examinés. Pour dix d'entre eux, des inspections ont été réalisées.
Au-delà du travail de terrain, nous réalisons l'instruction technique des dossiers. En 2023, nous avons rendu près de 2 000 décisions. Celles-ci se sont appuyées sur près de 200 avis de l'IRSN. Je tiens d'ailleurs à saluer la qualité de la collaboration entre les équipes de nos deux établissements.
La loi nous confie également une mission d'information du public, voire, pour certaines procédures, d'association du public à la prise de décision. Plus de quatre-vingts documents produits par l'ASN ont fait l'objet d'une consultation du public en 2023.
Nous continuons par ailleurs de nous entraîner à la gestion des situations d'urgence. En 2023, nous avons ainsi participé à onze exercices nationaux et à deux exercices internationaux. Notre centre d'urgence a été activé à deux reprises en conditions réelles.
Indépendamment des aspects quantitatifs, l'état d'esprit des personnels de l'ASN et notre mode de management influent sur l'efficacité de nos contrôles, la qualité de nos décisions et, de manière indirecte, sur la sûreté nucléaire et la radioprotection. L'an dernier, nous avons confié une mission à un sociologue pour identifier les modalités de travail et d'organisation nous permettant de remplir au mieux nos missions. Les résultats intermédiaires mettent en évidence plusieurs éléments forts de la culture interne de l'ASN, qui favorisent la juste priorisation des sujets et le traitement approprié des enjeux. Parmi eux figure l'importance du travail collectif. Aucune de nos décisions ne repose sur une seule personne. Nous mettons également l'accent sur l'intérêt de la confrontation d'avis argumentés, la curiosité intellectuelle, l'écoute des différents points de vue et évidemment la rigueur. Cette approche, que nous allons continuer à promouvoir et à développer, constitue un fondement robuste pour relever les défis du nouveau nucléaire.
Les personnels de l'ASN sont pleinement engagés pour remplir l'ensemble de leurs missions. Ils ont conscience de leurs responsabilités vis-à-vis de vous et plus largement vis-à-vis de tous nos concitoyens. À l'occasion de la présentation de ce dernier rapport annuel, je souhaitais leur rendre cet hommage.
M. Bernard Doroszczuk. - En conclusion, j'insiste sur trois sujets d'attention pour l'avenir.
Premièrement, les perspectives ambitieuses de poursuite d'exploitation des installations existantes imposent d'identifier rapidement les mesures de sécurisation nécessaires pour atteindre ces horizons qui s'éloignent. S'agissant des réacteurs, il s'agirait de les maintenir en fonctionnement jusqu'à 60 ans, voire davantage. Pour les installations du cycle du combustible, l'objectif serait d'aller au-delà de 2040, échéance qui reste inscrite dans la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) pour le retraitement des combustibles usés.
Tout en poursuivant les actions de maintien en conformité et d'amélioration de la sûreté, décidées lors des réexamens de sûreté, les exploitants doivent définir les conditions dans lesquelles les installations actuellement en service pourraient gagner en robustesse et en résilience, afin de faire face aux risques d'aléas et de vieillissement. Il est également indispensable de sécuriser les capacités d'entreposage des combustibles usés et les installations supports du cycle du combustible.
Deuxièmement, nous constatons que le développement des SMR et des AMR connaît un véritable engouement. Ces réacteurs possèdent des caractéristiques intrinsèques de sûreté potentiellement prometteuses, mais ils soulèvent des questions qui ne doivent pas être éludées. Du point de vue technique, l'ASN s'interroge sur la capacité de l'ensemble des parties prenantes et du Gouvernement à soutenir les travaux de recherche nécessaires pour justifier les choix technologiques proposés par les porteurs de projets. Du point de vue sociétal, l'acceptabilité d'une implantation des nouveaux réacteurs en dehors des sites nucléaires dédiés supposera de démontrer une réduction drastique des conséquences des accidents dans leur périmètre immédiat. Enfin, du point de vue systémique, le développement d'une approche intégrée de la fourniture et de la gestion des combustibles, pour chacune des filières technologiques de réacteurs innovants, apparaît indispensable. Dans un souci de cohérence, le plan France 2030 doit intégrer cette dimension. Sinon, une partie du chemin seulement aura été parcourue et les projets ne seront pas viables.
Troisièmement, les nombreux projets envisagés dans le nucléaire imposent un effort exceptionnel de renforcement des compétences et des moyens d'ingénierie, mais aussi de rigueur industrielle.
La disponibilité des compétences techniques à un niveau suffisant, y compris pour l'infrastructure de contrôle et d'expertise - la future ASNR -, reste le point déterminant de la soutenabilité des ambitions du Gouvernement et de la filière nucléaire. La succession d'annonces de ces derniers mois concernant les installations en service ou les projets nouveaux nécessiterait une réévaluation d'ensemble de la « capacité à faire », en particulier en matière d'ingénierie. En outre, malgré les progrès constatés dans la maîtrise technique et le pilotage des projets, les contrôles de la chaîne d'approvisionnement des matériels destinés aux installations nucléaires réalisés par l'ASN continuent de mettre en évidence des faiblesses dans la rigueur industrielle. Celles-ci sont principalement dues à un manque de connaissances chez les fournisseurs. Certains sous-traitants de rang 2, 3 ou 4 ignorent parfois qu'ils interviennent sur des équipements destinés à une installation nucléaire et importants pour la sûreté. De fait, ils n'ont pas conscience des exigences spécifiques liées à cette situation.
La surveillance de la chaîne d'approvisionnement doit être renforcée, notamment en ce qui concerne les risques d'irrégularités et de fraudes. Dans un contexte de montée en charge, nous estimons que la lutte contre les falsifications et les contrefaçons doit rester un point de vigilance pour toute la filière, en s'appuyant à la fois sur des mesures de prévention, de détection et de traitement des écarts, afin que des démarches vertueuses soient mises en place.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Je vous remercie. Nous en venons aux questions des parlementaires.
M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l'Office. - Le rapport qui nous a été présenté dans ses grandes lignes est particulièrement riche et montre la qualité du travail effectué par l'ASN. Ceux qui ont prétendu que les équipes étaient composées de « gratte-papier » étaient bien loin de la vérité ! Nous n'en doutions pas, mais le contenu scientifique de ce document ne fait que le confirmer. Les personnels de l'ASN sont des employés de haut niveau qui accompagnent la mise en oeuvre de la stratégie énergétique de notre pays. Nous ne pouvons que nous en féliciter.
Votre rapport indique que vous avez poursuivi l'analyse des retours d'expérience des EPR construits à l'étranger. Comment avez-vous travaillé avec les autorités de sûreté des différents pays ? Quels enseignements avez-vous pu tirer de ces échanges ?
Votre rapport est très complet et vous ne pouviez pas aborder tous les sujets dans le cadre de votre présentation orale. Je souhaiterais néanmoins évoquer la question du démantèlement. À la page 348, vous indiquez que trente-six installations de tout type sont arrêtées ou en cours de démantèlement en France. Pensez-vous que les acteurs concernés apportent suffisamment d'attention à ces opérations ? L'observatoire des projets de démantèlement que l'ASN a mis en place en 2022 dispose-t-il de moyens suffisants, notamment humains, pour mener à bien ses travaux ?
Dans la perspective de la réforme, des groupes de travail ont été mis en place avec les personnels de l'IRSN. Pouvez-vous nous apporter des précisions quant à leur fonctionnement ?
D'ici 2035, le secteur du nucléaire pourrait générer jusqu'à 100 000 emplois supplémentaires. Ces perspectives sont intéressantes pour les jeunes qui voudraient participer à la stratégie énergétique du pays et oeuvrer en faveur de la décarbonation ou plutôt de la défossilisation - je préfère utiliser ce terme, car sans carbone aucune vie n'est possible ! Prenez-vous le temps de présenter vos métiers dans les établissements d'enseignement supérieur ? Si tel est le cas, j'espère, en tant qu'ingénieur et universitaire, que vous ne ciblez pas uniquement les grandes écoles. Beaucoup d'étudiants en licence ou en master pourraient également être intéressés.
M. Bernard Doroszczuk. - Dès l'origine du programme EPR, il y a maintenant un certain temps, une communauté internationale s'est créée. Elle a d'abord regroupé les autorités de sûreté française et finlandaise, puisque les deux pays ont lancé leurs projets à peu près au même moment. Elle s'est ensuite élargie aux autorités chinoise et, plus récemment, britannique. Les échanges ont d'abord porté sur la conception, puis sur les retours d'expérience liés à l'exploitation. Les enseignements les plus riches proviennent de la Chine, plus particulièrement du réacteur numéro 1 de la centrale de Taishan. Ils ont été utilisés dans les discussions avec EDF au sujet de l'EPR de Flamanville et ont conduit à des prescriptions qui figurent dans l'autorisation de mise en service délivrée par l'ASN.
Cette communauté intègre désormais des pays qui ne développent pas forcément des projets d'EPR, mais qui sont intéressés par le partage d'informations, parfois autour de leurs propres technologies de réacteurs. Elle s'est progressivement structurée. Initialement baptisée MDEP (Multinational Design Evaluation Programme, soit programme multinational d'évaluation des conceptions), elle a été transférée au sein de l'Agence pour l'énergie nucléaire (AEN) de l'OCDE. Nous avons proposé à notre homologue tchèque de la rejoindre, si le pays retenait la proposition qui lui a été faite par EDF.
En ce qui concerne le démantèlement, les trente-six installations actuellement concernées sont des installations historiques, qui, hormis les réacteurs Uranium naturel-graphite-gaz (UNGG), ne sont pas de série. Pratiquement toutes sont des cas particuliers. Cette situation explique les difficultés rencontrées dans la réalisation des opérations. Leur complexité technique est parfois sous-estimée. L'état de pollution peut en outre être découvert tardivement. Il en résulte des retards par rapport aux calendriers initialement définis. En France, la règle reste un démantèlement immédiat. Nous constatons toutefois, comme nous l'avons relevé dans nos précédents rapports, que le décalage est systématique. Nous avons donc fait évoluer notre pratique pour la rendre plus agile et plus réaliste. Au lieu de fixer une échéance ultime de démantèlement à un horizon lointain que nous devons sans cesse repousser, nous privilégions désormais des objectifs à cinq ans, dont le suivi est assuré par l'observatoire. Celui-ci dispose des ressources nécessaires à son fonctionnement.
M. Rémy Catteau, directeur des centrales nucléaires de l'ASN. - Dans le cadre de l'AEN, un groupe est dédié à l'analyse des retours d'expérience sur la conception et plus récemment l'exploitation des réacteurs EPR. Cette communauté est essentielle pour nous. En France, nous disposons de cinquante-six réacteurs standardisés, ce qui nous permet de profiter de nombreux retours d'expérience. Quand un événement survient quelque part, nous pouvons immédiatement en tirer des enseignements pour le reste du parc. Nous n'avons pas ce recul pour les EPR. Nous devons donc recueillir des informations auprès des autres exploitants et des autres autorités de sûreté. Celles-ci nous seront utiles pour Flamanville 3 et l'expérience que nous y acquerrons contribuera à son tour à améliorer la sûreté des EPR déjà en service.
Le groupe, qui se réunit deux fois par an, est actuellement présidé par l'ASN. Y participent les autorités de sûreté chinoise, britannique et finlandaise. Ces pays disposent de réacteurs EPR en fonctionnement ou en construction. Nous partageons systématiquement les conclusions de nos contrôles et de nos instructions, ainsi que les événements qui sont intervenus sur chacun des sites. Nous confrontons également nos points de vue. Nous l'avons fait pour toutes les positions importantes que nous avons prises concernant Flamanville. Quand nous rencontrons des difficultés à propos de ce réacteur, nous cherchons à savoir comment elles ont pu être résolues chez ses équivalents étrangers.
En 2021, nous avons pu bénéficier d'un retour d'expérience majeur lié à des percements de gaines de combustible sur les réacteurs chinois de Taishan. Grâce à ce groupe, nous avons pu échanger directement avec l'autorité de sûreté chinoise et recueillir des informations essentielles sur cet événement. Nous avons pu mettre en place des mesures pour éviter que ces difficultés apparaissent à Flamanville ou au moins en limiter les conséquences.
Une nouvelle réunion du groupe doit se tenir d'ici à la fin du mois. Les échanges multilatéraux sont en outre complétés par des échanges bilatéraux avec chacune des autorités de sûreté. Également avant la fin du mois, il est prévu que nous nous entretenions avec les Chinois. Les relations étroites que nous entretenons sont au bénéfice de la sûreté de l'ensemble des réacteurs EPR dans le monde.
M. Bernard Doroszczuk. - Comme nous le soulignons de manière régulière, le besoin en compétences est considérable. Sa satisfaction constitue une condition indispensable pour concrétiser l'ambition nucléaire de la France. Si nous ne pouvons pas compter sur des ressources suffisantes, le déroulement du programme se heurtera à de graves difficultés. Les efforts à mettre en oeuvre ne portent pas sur quelques années, mais sur une ou deux générations qu'il faudra progressivement engager dans des processus de formation. Les projets annoncés actuellement nous conduiront jusqu'en 2060 ou 2070, c'est-à-dire au milieu de la seconde partie de ce siècle.
Depuis longtemps, nous organisons des actions avec les écoles d'ingénieur pour présenter les métiers du contrôle. Nous avons entrepris cette démarche plus récemment vis-à-vis des universités. Elle gagnera probablement en attractivité dans la configuration ASNR, puisqu'elle s'élargira à des métiers d'expertise et de recherche. Les parcours de carrière qui seront offerts s'accompagneront en outre d'une variété de statuts, puisque la future instance ne sera pas uniquement composée de fonctionnaires. Les recrutements seront plus agiles.
Par ailleurs, nous avons pris l'initiative d'aller rencontrer, avec des associations, des collégiens et des lycéens. Il est important de « planter des graines », en expliquant aux jeunes qui n'ont pas encore choisi leur future orientation ce qu'est le secteur du nucléaire et l'activité de contrôle. C'est un travail de proximité, qui est mené par certaines divisions territoriales de l'ASN. En Auvergne Rhône-Alpes par exemple, notre chef de division s'est déjà rendu dans plusieurs établissements.
M. Olivier Gupta. - Dans la perspective de la fusion, douze groupes de travail ont été mis en place. Depuis le vote de la loi, les travaux se sont notablement intensifiés. Plusieurs réunions se tiennent chaque semaine, voire chaque jour.
L'un des enjeux est d'assurer la continuité de fonctionnement entre l'organisation actuelle et, dès le 1er janvier 2025, la nouvelle ASNR. Les sujets sont à la fois très nombreux et essentiels, puisqu'ils concernent la rémunération des personnels, le paiement des factures, l'encaissement des recettes ou la disponibilité des systèmes d'information. Nous devons en outre rester en mesure de gérer une situation d'urgence.
Nous devons par ailleurs définir l'organisation future et les modalités de travail. Il nous faut déterminer comment les dossiers seront répartis, instruits et expertisés, puis comment les décisions seront prises. Les réflexions n'ont pas encore abouti, mais nous notons déjà des avancées importantes. Plusieurs réunions sont prévues dans les prochains jours à ce sujet.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Nous ne doutons pas des efforts de préparation qui sont mis en oeuvre, mais nous y reviendrons de manière plus approfondie à l'automne.
M. Gérard Leseul, député, vice-président de l'Office. - Vous avez fait état de deux événements significatifs, à Penly et à Cattenom. Pouvez-vous nous apporter quelques précisions sur ce qui est arrivé dans ces centrales et nous présenter les mesures mises en oeuvre ?
Votre rapport évoque des inspections inopinées, ce qui est important en matière de contrôle. Elles ont représenté 21 % des inspections pour les installations nucléaires de base et les équipements sous pression, 14 % pour le transport de substances radioactives et 6 % pour le nucléaire de proximité. Parallèlement, nous constatons que 8 % d'événements significatifs sont de niveau 1 et 2 pour les installations nucléaires de base et les équipements sous pression, 2,3 % pour le transport de substances radioactives et 12,4 % pour le nucléaire de proximité. Comment expliquez-vous ces différences dans le taux de contrôles inopinés ? Un lien peut-il être établi entre leur relative faiblesse et la fréquence des événements significatifs de niveau 1 et 2 dans le nucléaire de proximité ?
Concernant le nouveau nucléaire, vous indiquez dans votre rapport que tous ces projets soulèvent des enjeux inédits en matière de sûreté. D'une certaine manière, ils s'accompagnent d'une prolifération du risque, qui peut notamment poser des problèmes d'acceptabilité. Vous avez mis en place des groupes de travail pour traiter ces différents sujets, mais faites-vous appel à des compétences extérieures ? En effet, les réacteurs modulaires utilisent potentiellement des technologies différentes de celles que vous connaissez actuellement.
Le démantèlement est désormais l'une des problématiques majeures du nucléaire. Quelle est la stratégie de l'ASN pour s'assurer que la mémoire de la conception et de l'exploitation des installations ne sera pas perdue et que, malgré le temps qui passe, le démantèlement pourra être effectué sur la base de connaissances précises ?
Enfin, au-delà de la gestion des flux, vous avez rappelé l'importance de la gestion du stock de déchets. Quelles sont, selon vous, nos capacités de stockage actuelles ? Quel pourrait être l'impact de la relance du nucléaire sur ces dernières ?
M. Bernard Doroszczuk. - Dans mon propos introductif, j'ai évoqué les capacités d'entreposage des combustibles usés, qui ne sont pas des déchets.
Les combustibles usés sont entreposés à La Hague, mais les capacités de cette usine sont limitées. Or un certain nombre de réacteurs utilisent du combustible MOX, qui ne peut être retraité. Par conséquent, les stocks ne cessent d'augmenter. Nous devons donc trouver de nouvelles capacités d'entreposage. La saturation du site de La Hague aurait un effet systémique. Les piscines des centrales d'EDF ne pourraient plus être évacuées et les réacteurs ne pourraient plus fonctionner. Le sujet est donc crucial.
L'évolution des capacités d'entreposage dépend de deux facteurs. Le premier est le fonctionnement de l'usine Melox. Si celle-ci n'est pas pleinement opérationnelle, la production de MOX est insuffisante et des rebuts doivent éventuellement être entreposés à La Hague. Malheureusement, depuis de nombreuses années, Melox n'atteint pas sa production nominale. Un important travail de fiabilisation a été engagé. L'amélioration de la situation est en bonne voie. Néanmoins, cette usine reste un maillon faible de la chaîne, notamment parce qu'elle est unique. Le second élément est le fonctionnement de l'usine de retraitement elle-même. Elle a également connu des aléas au cours des dernières années. Là aussi, un travail de fiabilisation est nécessaire.
Pour ces raisons, toute perspective d'allongement de la durée de vie des installations actuelles doit être accompagnée d'un travail de consolidation de la filière. Celui-ci est indispensable si nous voulons atteindre les nouvelles échéances.
Concernant les déchets, l'enjeu est de disposer d'un exutoire final. Aujourd'hui, une filière existe pour 90 % des déchets nucléaires, mais ceux-ci ne représentent que 10 % de la radioactivité. Les déchets les plus radioactifs doivent donc être entreposés dans l'attente d'une solution définitive, ce qui constitue l'objectif du projet Cigéo.
Il n'est pas concevable d'avoir un programme nucléaire ambitieux, s'inscrivant dans un horizon encore plus lointain que celui envisagé jusqu'à présent, sans traiter en parallèle la question des déchets. Tous doivent avoir des perspectives de stockage final. Ce travail prend du temps, mais il est essentiel pour crédibiliser la démarche.
Nous ne sommes pas en retard par rapport aux autres pays. La qualité du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR) est d'ailleurs reconnue au niveau international. Le projet Cigéo devrait apporter une solution pour les déchets de haute activité à vie longue. La France est l'un des seuls pays, avec la Suède et la Finlande, à avoir avancé de manière concrète dans ce domaine. Les autres n'en sont parfois qu'au stade de la recherche d'un site.
M. Julien Collet, directeur général adjoint de l'ASN. - Deux événements de niveau 2 sont intervenus en 2023.
Le premier concerne la découverte d'une fissure de corrosion sous contrainte sur une ligne du système d'injection de sécurité du réacteur numéro 1 de Penly. Cette fissure était la plus profonde que nous ayons rencontrée, puisqu'elle atteignait jusqu'à 23 millimètres pour une épaisseur de la tuyauterie de 27 millimètres. Dans ces conditions, la tenue mécanique de la tuyauterie ne pouvait plus être démontrée. La rupture de cette dernière était toutefois prise en compte dans la démonstration de sûreté du réacteur.
Cet événement était important en termes de retour d'expérience, puisque la soudure était située sur une ligne considérée comme non sensible, mais qui avait fait l'objet de réparations majeures au moment de sa fabrication. Nous avions demandé à EDF de contrôler les soudures ayant connu des réparations significatives. La découverte de ce cas a confirmé le bien-fondé de cette stratégie et nous a conduits à demander une accélération de ces opérations. Depuis 2022, trois fissures d'une profondeur supérieure au quart de l'épaisseur de la tuyauterie ont été mises en évidence dans le cadre du programme de contrôle.
Le second événement significatif concerne la radioprotection. Il est intervenu en février, à la centrale de Cattenom. Un intervenant, qui participait à un chantier en lien avec la corrosion sous contrainte, a été contaminé par une particule radioactive au niveau du visage. Il a immédiatement été pris en charge par les services médicaux du site. Une reconstitution de la dose reçue a été effectuée en fonction du temps d'activité de la particule et du temps durant lequel la personne était restée à l'intérieur du réacteur. Malheureusement, l'origine de la contamination n'a pas pu être identifiée, y compris lors de l'inspection réactive que nous avons menée. Aucun dysfonctionnement n'a été constaté dans l'organisation d'EDF sur ce chantier. De tels cas de figure se produisent parfois. Certaines contaminations restent difficiles à expliquer.
M. Christophe Quintin, inspecteur en chef de l'ASN. - Nous ne réalisons des inspections inopinées que si elles présentent un intérêt. Lors de l'inspection d'un service d'ingénierie par exemple, nous nous attachons à regarder comment les ingénieurs travaillent. Ne pas les informer de notre visite n'apporterait rien.
Les inspections inopinées se heurtent à deux types de contraintes. Tout d'abord, nous devons avoir la certitude qu'une activité est en cours. Par exemple, les contrôles radiographiques effectués sur les canalisations doivent être déclarés à l'avance dans une application informatique. Par conséquent, même si la réglementation n'est pas toujours respectée, nous parvenons à avoir une vision assez précise des chantiers. Plus de 80 % de nos inspections peuvent donc être inopinées. Dans d'autres domaines, nous n'avons pas cette visibilité. Par ailleurs, nous devons prendre en compte les perturbations liées à la présence d'une équipe d'inspection. Mme Pina a évoqué les problèmes de radioprotection liés aux pratiques interventionnelles radioguidées dans les blocs opératoires. Nous y avons tenté quelques inspections inopinées, mais, en tant qu'inspecteur en chef, j'ai demandé de cesser cette pratique. Il est difficile pour les personnels de travailler lorsque nous nous présentons à l'improviste.
La déclaration des événements significatifs est un outil davantage destiné à l'exploitant ou à la personne autorisée qu'à l'autorité de sûreté. Nous en identifions très rarement lors de nos inspections. Quand nous constatons des dysfonctionnements, nous dressons un procès-verbal et nous convoquons les responsables.
Les disparités en termes de déclaration sont un indicateur de la culture de sûreté ou de radioprotection. Dans le secteur médical, celle-ci est plus ou moins ancrée selon les services. L'augmentation des déclarations peut être liée à une plus grande sensibilité vis-à-vis du sujet. À l'inverse, leur absence est souvent liée à un manque de prise de conscience. La situation est comparable dans les installations nucléaires de base (INB). Nous sommes vigilants quand nous constatons une baisse trop importante, car nous savons qu'elle ne correspond pas forcément à une amélioration de la performance.
Mme Stéphanie Guénot Bresson. - S'agissant des réacteurs modulaires, les technologies utilisées ne sont pas nouvelles. La France a, depuis très longtemps, développé des compétences en matière de réacteurs à neutrons rapides. Nous avons l'expérience de Phénix et de Superphénix ou encore du projet Astrid. Toutefois, les usages et la manière dont les start-up envisagent de déployer leurs projets sont inédits.
Dans le cadre des séminaires techniques que j'ai évoqués tout à l'heure, l'ASN s'appuie sur les groupes permanents d'experts et sur l'expertise de l'IRSN. À ce stade des travaux, elle n'a pas eu besoin de faire appel à des compétences extérieures pour réaliser ses instructions. Si c'était le cas, elle serait tout à fait à même de le faire.
L'ASN ne mène des inspections que chez des exploitants, statut obtenu en déposant un dossier de demande d'autorisation de création. Pour le moment, les porteurs de projets ne font pas l'objet de contrôles. En revanche, nous les accompagnons dans leur montée en compétences et dans la compréhension de ce qui sera attendu d'eux à l'avenir.
M. Maxime Laisney, député. - Mme Pina, je n'ai pas de question portant sur la radioprotection dans le domaine médical, mais je vous remercie d'en avoir évoqué les enjeux. Mme Guénot Bresson, je vous remercie également pour vos propos sur les SMR, qui ont été complétés par le président Doroszczuk. Je les reformulerai avec mes mots : ce n'est pas pour demain, ça va coûter cher et un choix devra être fait entre les différentes technologies, car nous ne pourrons pas démultiplier les infrastructures en amont et en aval !
Pourrions-nous avoir des précisions sur le phénomène de corrosion sous contrainte ? J'ai l'impression que la cause n'a pas vraiment été identifiée. Est-ce le cas ? Comment pouvez-vous nous garantir que le problème ne réapparaîtra pas à la fois sur les réacteurs existants et sur d'éventuels futurs réacteurs ?
Dans la perspective d'une prolongation de l'exploitation des réacteurs existants, ne serait-il pas raisonnable, passé 40 ans, de ramener la fréquence de l'examen périodique de dix à cinq ans ? Cet amendement, soutenu par mon groupe l'an dernier dans le cadre de la loi sur l'accélération du nucléaire, n'avait malheureusement pas été adopté.
Vous avez autorisé le chargement du combustible dans l'EPR de Flamanville. Nous avons néanmoins compris que d'autres autorisations de votre part seront nécessaires pour qu'il soit réellement mis en service et qu'il atteigne sa pleine puissance. Puisque le couvercle qui est installé doit être remplacé, pourquoi ne pas attendre la livraison du nouveau couvercle ? Celle-ci, en provenance du Japon, est attendue dans quelques mois. Cette solution ne serait-elle pas plus raisonnable que d'irradier un objet pesant 27 tonnes d'acier dont nous ne saurons pas vraiment quoi faire ensuite ?
S'agissant des EPR 2, votre rapport semble exprimer un certain scepticisme quant au rythme de construction annoncé par EDF. Pouvez-vous être un peu plus précis à ce sujet ?
Enfin, avez-vous des recommandations à faire au législateur pour résoudre le problème des falsifications et contrefaçons dans l'ensemble de la filière nucléaire, notamment chez les fabricants de pièces ?
M. Bernard Doroszczuk. - S'agissant de la corrosion sous contrainte, nous avons identifié un faisceau de causes et non une seule cause racine. Certaines causes sont avérées, notamment la géométrie des lignes qui a été modifiée sur les réacteurs du palier N4 et les réacteurs de 1 300 mégawatts, les plus affectés par ce phénomène. Dans leur cas, ce n'est pas un problème de vieillissement, mais de conception. D'autres éléments sont à prendre en compte, comme les soudures à haute énergie ou réparées à plusieurs reprises. Toutes les lignes peuvent donc être touchées et pas seulement les lignes considérées comme sensibles. L'hypothèse d'un problème de chimie de l'eau n'est pas non plus écartée. Elle fait encore l'objet d'investigations de la part d'EDF.
Nous avons beaucoup échangé avec nos homologues étrangers au sujet de la corrosion sous contrainte. EDF a également échangé avec d'autres exploitants. Le phénomène s'est développé dans d'autres types de réacteurs, y compris sur des circuits en acier inoxydable. Jusqu'à présent, aucun problème similaire à ceux observés en France n'avait toutefois été constaté dans des réacteurs à eau sous pression. Nos homologues ont demandé à leurs exploitants d'effectuer des vérifications. La situation peut donc évoluer. Par ailleurs, le champ des contrôles a été étendu à de nouvelles lignes, dont nous ne pensions pas qu'elles pourraient être concernées. EDF devra les mettre en oeuvre progressivement, mais ils ont vocation à devenir systématiques. Nous devons rester vigilants, car les réparations ont été effectuées à l'identique, sans revoir la conception.
Nous avons également demandé à EDF d'intégrer les risques de corrosion sous contrainte dans tous les nouveaux projets. Une analyse a été menée pour savoir si la conception de l'EPR de Flamanville était susceptible de générer ce phénomène et tous les retours d'expérience recueillis en France et à l'étranger devront être pris en compte pour l'EPR 2.
Concernant la prolongation du fonctionnement des installations, accélérer le rythme des réexamens de sûreté ne me semble pas pertinent. En effet, ceux-ci visent à la fois à vérifier la conformité et à envisager des améliorations, ce qui suppose d'avoir un peu de recul. L'un des sujets qui nous préoccupent est la prise en compte du réchauffement climatique. Or il faut au moins dix ans pour en percevoir les effets. Nous avons besoin d'aborder les sujets sur le long terme. Pour aller au-delà de 60 ou 70 ans, il ne faut pas attendre que les réacteurs aient dépassé 50 ans. Nous devons y travailler dès aujourd'hui. Avec EDF, l'IRSN et le CEA, nous avons identifié quelques composants irremplaçables ou difficilement remplaçables qui pourraient poser des difficultés. Des travaux de recherche seront nécessaires, ainsi que des partages d'expérience avec les Américains, les Suédois ou les Suisses, qui ont des réacteurs plus anciens que les nôtres.
Un calendrier a été annoncé pour les EPR 2. Son respect n'est pas de la responsabilité de l'ASN. Nous considérons que la décision de ne pas lancer le programme avant que toutes les études de conception détaillée soient achevées est raisonnable. Cet enseignement peut être tiré de la construction de l'EPR de Flamanville. Le retard ainsi pris pourra peut-être être rattrapé par la suite. Tout dépendra de la disponibilité des capacités industrielles. Le rythme prévu ne pourra être respecté que si elles sont suffisantes. Il n'est pas irréaliste, à condition d'anticiper et d'investir.
Pour un prestataire qui vit du nucléaire, prendre le risque de dissimuler des choses ou de frauder est un acte grave, qui peut avoir de lourdes conséquences. Les problèmes que nous avons constatés remontent plutôt aux années 2010 ou 2020, lorsqu'il n'y avait pas de nouvelles commandes. Dans ce domaine, nos recommandations ne s'adressent pas tant au législateur qu'à la filière. La qualité de la relation avec les fournisseurs doit être revue et devenir partenariale. Les conditions contractuelles doivent les inciter à déclarer les écarts plutôt qu'à les cacher dans l'espoir de tenir les délais et d'éviter des pénalités. Il faut accepter les non-conformités, car elles sont inhérentes à l'activité industrielle. L'important est de les détecter le plus tôt possible. Par ailleurs, EDF, qui est le client final, ne doit pas avoir recours de manière excessive à la justification a posteriori. Celle-ci entraîne des procédures extrêmement longues et chronophages pour l'exploitant, les experts et l'ASN. In fine, il arrive que les écarts ne soient pas acceptés. Nous avons connu cette situation avec les soudures au niveau des traversées de l'enceinte de l'EPR de Flamanville. Le problème était connu depuis 2013, mais il avait été décidé de les laisser en l'état, en pensant qu'une justification a posteriori serait possible. Comme elle ne l'a pas été, les réparations ont dû être effectuées en 2019.
M. Julien Collet. - L'ASN a rendu une décision en 2018 sur la cuve et le couvercle de l'EPR de Flamanville, puis récemment une nouvelle décision permettant à l'exploitant de procéder au remplacement du couvercle à l'occasion du premier arrêt du réacteur, qui devrait intervenir dans quinze à dix-huit mois.
Le nouveau couvercle devrait être livré sur le site vers la fin de l'été 2024, mais il ne pourra pas être installé directement. Il faudra y ajouter des équipements démontés sur le couvercle actuel. La réalisation de ces opérations reporterait le démarrage du réacteur d'environ un an.
Compte tenu de l'impact d'un tel report, l'exploitant souhaite démarrer l'exploitation avec le couvercle actuel et procéder ultérieurement à son remplacement. Au regard de la décision de 2018, il en a le droit. Il nous a toutefois demandé de ne pas effectuer cette opération à la fin 2024, ce qui interromprait un cycle de fonctionnement, mais lors de la première visite complète, qui se traduira par un arrêt relativement long. Cette demande lui étant apparue comme légitime, l'ASN l'a acceptée. Le décalage ne pose évidemment aucun problème de sûreté.
M. Arnaud Bazin, sénateur. - Nous avons eu l'occasion d'auditionner les porteurs de projets de petits réacteurs modulaires. Vous avez répondu à leur volonté d'entretenir un dialogue étroit avec l'ASN en mettant en place une mission dédiée et en organisant des séminaires techniques. Ils ont toutefois exprimé leurs préoccupations sur la dimension internationale. Pour que leurs projets soient viables, ils devront vendre un certain nombre d'exemplaires de leurs réacteurs. À lui seul, le marché français ne pourra pas garantir leur équilibre économique. Ils devront donc se tourner vers d'autres pays, européens ou non. Leur crainte est d'être obligés de faire face à des exigences différentes, alors que leur objectif est de proposer les produits les plus standardisés possible. Avez-vous pris en compte ce besoin d'uniformisation ?
M. Daniel Salmon, sénateur. - La presse a annoncé l'installation d'un petit réacteur modulaire à Bazancourt, dans l'usine Cristanol de Cristal Union. Le site est pourtant classé Seveso seuil haut. Pouvez-vous nous apporter quelques précisions ? La transparence n'a pas été au rendez-vous, puisque les maires n'avaient pas été informés de ce projet, qui constituerait une première. L'ASN a théoriquement établi un protocole en quatre étapes, mais il ne semble pas avoir été respecté.
L'examen de tous ces petits projets demande énormément de temps. L'ASN disposera-t-elle de moyens suffisants pour faire face à cette charge de travail, avec le risque que d'autres missions soient laissées de côté ? Certains personnels se sont interrogés à ce sujet.
S'agissant d'Orano, vous avez souligné la nécessité d'augmenter les capacités de production d'uranium enrichi, probablement pour réussir à se passer d'importations qui, me semble-t-il, continuent de venir en partie de Russie. Toutefois, vous avez précisé que celle-ci ne devait pas se faire au détriment du passif des déchets entreposés sur le site. Pouvez-vous nous apporter quelques précisions à ce sujet ?
De nombreuses questions ont déjà été abordées, notamment concernant le démantèlement. Étant Breton, je tiens à évoquer la centrale de Brennilis. Bien qu'elle soit arrêtée depuis 1985, son démantèlement n'est toujours pas achevé. Les retards sont plus que conséquents. Presque quarante ans après la fin d'exploitation, que reste-t-il de la mémoire de ce site ?
M. Bernard Doroszczuk. - L'engouement que nous constatons en France pour les SMR existe également à l'étranger. Les porteurs de projet souhaiteraient une convergence dans les exigences en matière de sûreté, mais il n'existe pas d'harmonisation internationale en la matière. Le niveau de ces exigences ne fait pas tellement débat. En revanche, la manière d'en démontrer le respect peut varier d'un pays à l'autre.
L'implantation des SMR s'inscrit forcément dans un contexte local spécifique. Vous l'avez évoqué en citant l'exemple de Cristal Union. Par conséquent, il me semble illusoire d'espérer une totale harmonisation des règles. La coopération internationale, multilatérale et bilatérale, peut toutefois favoriser l'acceptation d'un même type de réacteur dans différents pays cibles pour le porteur de projet. L'initiative prise en ce sens avec nos partenaires tchèques et finlandais, puis suédois, polonais et néerlandais, est unique. Les Américains et les Canadiens ont engagé une démarche comparable, mais, en Europe, nous sommes les seuls à l'avoir fait. Il s'agit d'élargir à six autorités de sûreté l'évaluation préalable de la conception du réacteur Nuward, porté par EDF.
Faire une partie du chemin en commun et permettre à l'étape finale d'être adaptée au contexte local nous semble être un moyen de faciliter la vente des réacteurs dans différents pays. Il faut cependant se rappeler qu'aucun SMR n'est actuellement en service. Pouvons-nous vraiment harmoniser des règles dans ces conditions ? Dans l'aérien, aurait-il été légitime de le faire avant que le premier avion vole ? Nous préférons avancer par étape. Dans le futur, lorsque suffisamment d'opérations auront été menées, nous pourrons peut-être définir un cadre commun. En attendant, la démarche que nous avons engagée avec le projet Nuward pourra être dupliquée. Nous avons notamment prévu de travailler avec les Pays-Bas sur le projet Thorizon.
Concernant Cristal Union, le porteur de projet, la start-up Jimmy, n'a pas brûlé les étapes. Comme vous l'avez rappelé, nous avons mis en place un processus en quatre étapes, dont deux interviennent avant l'engagement du processus réglementaire. Celles-ci permettent de découvrir le projet, de s'assurer de sa robustesse technique et financière, puis d'engager des échanges plus approfondis dans le cadre de séminaires auxquels nous associons l'IRSN. Elles n'ont toutefois rien d'obligatoire, même si en dehors des acteurs historiques qui n'ont pas besoin de cet accompagnement, la plupart des porteurs de projet saisissent cette opportunité. Le processus réglementaire en lui-même comporte deux étapes. La première consiste à demander à l'ASN un avis sur les options de sûreté. Elle n'est pas non plus obligatoire, mais nous sommes généralement sollicités. EDF l'a fait pour tous ses réacteurs. Enfin, les porteurs de projet déposent leur demande d'autorisation de création, qui est régie par décret et dont nous instruisons la partie technique.
Nous avons eu des discussions préliminaires avec Jimmy, qui correspondent aux deux premières étapes, mais l'entreprise a directement déposé une demande d'autorisation de création, sans passer par l'avis sur les options de sûreté. Son dossier concerne deux installations, l'une prévue au Creusot pour assembler les éléments combustibles qu'elle recevrait des États-Unis et l'autre pour l'implantation et l'exploitation de son premier réacteur, qui produirait de la chaleur et non de l'électricité, dans l'usine de Cristal Union. Nous allons maintenant examiner la recevabilité de cette demande et déterminer si tous les éléments sont réunis pour poursuivre le processus.
Pour le moment, nous avons la capacité de traiter tous les dossiers, mais l'engouement autour des réacteurs modulaires nécessitera des ressources supplémentaires. Nous avons obtenu les renforts que nous avions demandés dans le cadre de la loi de finances pour 2024. Des recrutements ont été réalisés, mais nous formulerons une nouvelle demande pour 2025, au titre de l'ASNR.
L'IRSN a également bénéficié de moyens supplémentaires en 2024. Nous travaillons étroitement ensemble, notamment dans les phases préliminaires d'évaluation et de dialogue. Les équipes d'instruction et d'expertise sont en relation directe avec les porteurs de projet et peuvent ainsi exprimer leurs remarques. Nous nous sommes déjà projetés dans la perspective de la réforme.
M. Pierre Bois, directeur général adjoint de l'ASN. - En ce qui concerne Orano, le site du Tricastin comporte à la fois des installations en activité, qui peuvent être concernées par des projets d'extension, comme l'usine d'enrichissement Georges Besse 2, et des installations en cours de démantèlement. Cette cohabitation se retrouve dans beaucoup de sites de l'industrie du cycle du combustible. Elle peut entraîner une concurrence dans l'affectation des ressources dont dispose l'exploitant. Personne ne conteste l'utilité des projets de développement, mais nous avons insisté sur la nécessité de ne pas leur donner la priorité au détriment des chantiers de démantèlement et de la gestion des déchets.
Outre l'ancienne usine d'enrichissement Comurhex, qui est en cours de démantèlement, le site du Tricastin abrite, dans un certain nombre de parcs d'entreposage, des containers et des colis contenant différents résidus. Orano a l'obligation de les trier et de les traiter comme des déchets. Ils pourront ensuite être évacués, ce qui réduira le potentiel radioactif en cas d'accident.
Pour des raisons différentes, les projets d'avenir et les projets de résorption du passé constituent des priorités. L'enjeu est donc de trouver un équilibre dans l'affectation des ressources.
Le démantèlement de la centrale de Brennilis va entrer dans sa dernière ligne droite. Le décret qui prescrit les opérations finales a été publié l'an dernier. Les travaux vont donc se poursuivre. Une grande partie du site a déjà été démantelé. Il ne reste que le bâtiment du réacteur, c'est-à-dire le coeur de l'installation. Le délai important qui s'est écoulé depuis l'arrêt de l'exploitation n'est pas uniquement dû à des problèmes techniques. Il s'explique également par les nombreuses procédures juridiques engagées sur des actes précédents.
Aujourd'hui, la réglementation impose de prendre en compte les enjeux futurs de démantèlement dès la conception des nouveaux projets nucléaires. Un plan de démantèlement, qui décrit la stratégie qui sera mise en oeuvre pour effectuer ce chantier et gérer les déchets, doit figurer dans le dossier de demande d'autorisation. Des obligations financières s'imposent également aux exploitants. Dès la création de leur installation, ils doivent commencer à constituer des provisions. Celles-ci sont contrôlées par la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC). L'ASN s'assure, quant à elle, du caractère réaliste de leurs montants.
L'ensemble du dispositif réglementaire est fait pour que les enjeux du démantèlement soient pris en compte et que les financements soient assurés dans la durée, ce qui constitue d'ailleurs un défi pour les porteurs de nouveaux projets. Avant la création de leur premier réacteur, ils doivent se poser des questions de très long terme et présenter des garanties suffisantes.
Pour certaines installations nucléaires anciennes, ce dispositif réglementaire n'existait pas. Avant d'engager le démantèlement, il faut reconstituer toutes les connaissances, refaire la caractérisation des matériaux, rechercher d'éventuelles traces de pollution, etc. Tout ce travail de reconstruction de la mémoire est indispensable, mais demande du temps, surtout quand une période longue s'est écoulée depuis l'arrêt de l'exploitation. Il explique les retards et les délais parfois vertigineux auxquels nous sommes confrontés dans la réalisation de ces chantiers.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - La France souhaite engager une nouvelle étape de sa politique nucléaire, ce qui se traduit par plusieurs changements en matière d'organisation et de moyens financiers et humains. Nous reviendrons à la rentrée sur les sujets de gouvernance. Toutefois, au-delà des discours et de la nouvelle orientation annoncée par le Président de la République, nous ne disposons toujours pas d'une programmation pluriannuelle de l'énergie. Vous y faites d'ailleurs référence dès le début de votre rapport, en indiquant que cette situation obère une partie de votre analyse. Elle rendrait difficiles les prévisions, notamment concernant la production de déchets et les capacités de stockage, en particulier sur le site de La Hague. Vous avez pourtant souligné que les enjeux devaient être appréhendés sur le très long terme, c'est-à-dire sur plusieurs générations. En quoi une programmation pluriannuelle de l'énergie à cinq ans - que nous appelons de nos voeux - vous permettrait-elle de fiabiliser les projections ?
En juin 2023, l'ASN a jugé recevable la demande d'autorisation de création du centre de stockage géologique de Cigéo. Vous indiquez dans votre rapport que ce projet, qui s'inscrit dans le temps très long, a atteint un niveau de maturité tout à fait satisfaisant. Quand l'instruction technique du dossier pourrait-elle s'achever ? Quand aurons-nous de la visibilité sur le lancement éventuel du chantier ?
S'agissant des SMR, vous soulignez que l'engouement actuel se traduit par une diversité de technologies et vous faites part de vos craintes sur la gestion de l'ensemble du cycle, jusqu'au stockage des déchets, à leur retraitement et au démantèlement. Cela signifie-t-il que vous privilégiez les projets comme Calogena, qui utilisent le même combustible que les réacteurs à eau pressurisée actuellement en service en France, par rapport à ceux fondés sur d'autres technologies, dont les réacteurs à neutrons rapides ?
Enfin - cette ultime question m'est particulièrement chère -, en quoi la relance de la filière des réacteurs à neutrons rapides, dans laquelle nous avions été précurseurs il y a vingt-cinq ans et à laquelle vous êtes favorable, pourrait avoir un impact positif sur le volume de déchets produits et sur les besoins de stockage de matières radioactives sur notre territoire ?
M. Bernard Doroszczuk. - Je comprends l'importance de ces questions, qui sont légitimes, même si elles sont à la limite du politique.
Ce qui nous manque n'est pas tant la PPE à cinq ans que des perspectives à un horizon beaucoup plus lointain. Nous demandons de la visibilité à long terme. Les sujets que nous devons traiter exigent une très grande anticipation.
Nous avons deux sujets de préoccupation majeurs. D'une part, la poursuite d'exploitation n'est envisageable que si les installations stratégiques pour faire fonctionner l'ensemble du système nucléaire sont fiables et sécurisées. Si cette condition n'est pas remplie, les objectifs annoncés ne sont pas réalistes et pourraient poser de réels problèmes de sûreté. Des plans robustes de fiabilisation doivent être mis en place pour les réacteurs, les installations du cycle du combustible et l'usine Melox. D'autre part, nous avons besoin de savoir comment le mix énergétique français sera assuré lorsque les réacteurs existants seront mis à l'arrêt. Nous pouvons peut-être espérer qu'ils fonctionnent jusqu'à 60 ans, voire au-delà, mais à un moment donné ils s'arrêteront ! Or ils représentent une puissance installée considérable, de l'ordre de 63 gigawatts.
La poursuite d'exploitation des réacteurs nucléaires ne peut pas être la variable d'ajustement d'une politique énergétique qui aurait été mal calibrée. Nous devons avoir une approche réaliste. Ces installations ne seront pas éternelles. Ce n'est pas à l'ASN de conduire cette réflexion, mais avoir une vision à long terme est indispensable. Elle permettra de construire une stratégie raisonnable, prenant en compte les exigences de sûreté, et d'éviter qu'en raison de l'absence de marges de manoeuvre, une pression excessive s'exerce sur le maintien en fonctionnement des installations existantes.
Pour les SMR et surtout les AMR, nous avons besoin d'une vision systémique. Le soutien apporté par le programme France 2030 au développement de multiples petits réacteurs n'a de sens que si nous nous préoccupons parallèlement des combustibles utilisés et de leur gestion une fois qu'ils seront usés. Lorsque nous examinerons la recevabilité de leur demande, nous interrogerons les porteurs de projet à ce sujet. Ils doivent nous apporter des réponses, mais ce ne sont pas Jimmy, Newcleo, Naarea ou les autres concepteurs de réacteurs à neutrons rapides qui peuvent, chacun dans leur coin, imaginer des solutions. Nous devons les envisager de manière globale, en mobilisant les acteurs qui disposent des compétences techniques pour le faire. Or pour le moment, ils ne participent pas aux projets qui nous sont présentés.
Des projets comme Calogena ou Nuward ne sont pas confrontés aux mêmes difficultés, puisqu'ils utilisent des combustibles existants. Néanmoins, ce n'est pas une raison pour exclure les autres projets et nous n'avons aucune intention de le faire. Nous ne faisons que remplir notre mission et alerter sur le fait que les porteurs de projet ne pourront pas, compte tenu de leur diversité et de leur taille, trouver seuls des solutions. Le Gouvernement et les acteurs historiques doivent se préoccuper de cette question. Tout le monde doit travailler ensemble.
M. Pierre Bois. - Nous ne nous prononçons pas sur l'opportunité de telle ou telle filière, mais nous soulignons que le sujet doit être abordé dans sa dimension systémique. Suivant les technologies et les combustibles qui seront choisis, des installations nouvelles devront certainement être mises en place. Il convient de le prévoir dès que la création de nouveaux types de réacteurs est envisagée.
Concernant Cigéo, la demande d'autorisation de création de l'installation a été déposée en janvier 2023. Cette date constitue un événement majeur dans la vie de ce projet, puisqu'elle marque le début de la procédure d'instruction technique et l'aboutissement de plusieurs décennies de travaux préalables. L'ASN a déjà émis un grand nombre d'avis sur différents volets techniques du dossier, ce qui l'avait conduit à considérer que celui-ci avait atteint un niveau de maturité suffisant pour que l'exploitant, en l'occurrence l'ANDRA, dépose une demande d'autorisation de création.
La procédure va maintenant connaître deux grandes phases.
Tout d'abord, l'ASN va réaliser, avec l'appui de l'IRSN, l'instruction technique du dossier. Cette mission lui a été confiée par le ministère. Elle s'assurera de la robustesse des hypothèses qui sous-tendent le projet et examinera les données liées à la sûreté en exploitation et à la sûreté à long terme, après la fermeture du site. Les groupes permanents d'experts de l'ASN se réuniront à trois reprises, ce qui constitue la partie visible du travail effectué. Ils analyseront l'expertise réalisée par l'IRSN, questionneront l'exploitant et, le cas échéant, formuleront des préconisations.
Conformément au calendrier qui avait été fixé, la première réunion de ces groupes permanents d'experts s'est tenue en avril. La deuxième est prévue à la fin 2024 et la troisième courant 2025. À l'issue de son instruction technique, l'ASN remettra et présentera un avis au Parlement. Il sera accompagné d'un avis de la Commission nationale d'évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs (CNE 2). Celui-ci apportera un éclairage complémentaire, puisqu'il permettra d'apprécier la qualité du dossier au regard des meilleures connaissances scientifiques et de l'état de l'art.
Après cette première phase technique, les consultations pourront débuter. Le dossier, ainsi que les avis qui auront été rendus, seront présentés aux parties prenantes. L'enquête publique est la plus visible de ces consultations, mais d'autres seront également organisées. Elles commenceront courant 2026 et pourront durer jusqu'à dix-huit mois ou deux ans. Il appartiendra au ministère de veiller à ce qu'elles se déroulent dans les meilleures conditions possibles, afin que les objectifs de concertation fixés par la loi soient atteints. Le Haut Comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) s'en assurera. Il en va de la validité de la procédure et de l'acceptabilité de ce projet unique en son genre. Nous savons que les questions des parties prenantes sont nombreuses et que leurs attentes sont particulièrement fortes.
Le décret qui, le cas échéant, sera signé par les ministres pour autoriser la création de l'installation ne pourra intervenir qu'après les consultations. La procédure arrivera vraisemblablement à son terme en 2027, avant ou après la période électorale. Entre la date de dépôt du dossier et la date à laquelle la signature du décret est envisageable, cinq années se seront écoulées. Ce délai correspond à ce qui est prévu par le cadre légal. La durée d'instruction des dossiers d'INB est en effet de trois ans, prolongeable à cinq ans.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - L'ASN a de multiples tâches, qui englobent le suivi des sujets anciens, dont Cigéo fait partie, des sujets nouveaux, comme tous ceux qui ont été évoqués aujourd'hui, et la reconfiguration de l'expertise et de la décision en matière de sûreté nucléaire. Douze recrutements lui ont été accordés, ce qui correspond sans doute à ses besoins pour monter en puissance. Nous aurons l'occasion d'en reparler à la rentrée, lorsque nous reviendrons sur l'avancement des travaux qui ont été évoqués tout à l'heure par le directeur général. En attendant, nous vous remercions de votre disponibilité et d'avoir accordé la primauté de la présentation de votre rapport à l'OPECST.
La réunion est close à 11 h 50.