Mardi 30 avril 2024

- Présidence de M. Dominique de Legge, président -

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Audition de Mme Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique

M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons, pour cette première audition de la journée, Mme Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique depuis septembre 2022.

Madame l'ambassadrice, nous vous remercions de vous être rendue disponible pour venir éclairer notre commission d'enquête.

Il est apparu assez clairement, au fil de nos auditions, que la France a subi des influences étrangères en Afrique - je pense tout particulièrement à la Russie.

Il me revient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Anne-Sophie Avé prête serment.

M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo, qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je vous cède la parole pour un propos liminaire d'une quinzaine de minutes.

Mme Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique. - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, j'espère que cette audition pourra vous être utile, même si la mission qui m'a été confiée par le Président de la République ne recoupe qu'à la marge le sujet de votre commission d'enquête.

Je vous ai déjà adressé ma lettre de mission, laquelle part du constat des difficultés que notre pays rencontre en Afrique. À ce titre, l'on m'a confié le volet de la diplomatie publique : j'ai été chargée non pas de modifier notre stratégie ou notre diplomatie, mais de déployer la stratégie définie par le Président de la République dans le discours de Ouagadougou, puis lors des échanges menés avec la société civile au sommet Afrique-France de Montpellier et lors de diverses prises de parole.

Avant tout, j'ai été chargée de formaliser ce narratif, de sorte que l'ensemble de nos postes puissent se l'approprier. Il s'agit, en changeant notre manière de dire les choses, de présenter notre action en Afrique de manière plus précise et plus fidèle.

Ce narratif « décomplexé » se lit en creux dans les interventions du ministre de l'Europe et des affaires étrangères et du Président de la République. Il s'agit, globalement, de garantir une plus grande transparence.

Les relations bilatérales avec les différents pays d'Afrique relèvent d'un choix, de part et d'autre : la France et les pays considérés peuvent tout aussi bien choisir d'être ou de ne plus être partenaires.

Je rappelle que la France est partenaire de la plupart des pays du monde et que, sur le continent africain, ces liens ne se limitent pas à l'Afrique francophone. Le tropisme de l'Afrique francophone donne même une vision totalement biaisée de la relation entre la France et ce continent. Sur plus de quarante-cinq pays que compte l'Afrique subsaharienne, nous éprouvons quelques difficultés avec trois États, mais, avec plus de quarante pays, les relations sont extrêmement bonnes : des accords sont régulièrement conclus en parfaite intelligence, qu'il s'agisse de relations commerciales ou de coopération culturelle - je pense notamment à l'enseignement du français. Nous sommes les partenaires de ces États, au même titre que de très nombreux pays de l'Union européenne ou du G7, ceux que l'on appelle les « like minded ». En matière commerciale, ces pays nouent des contrats avec des entreprises d'États qui ne sont pas nécessairement like minded sans que cela pose de difficulté.

Nous devons assumer nos cibles. Nous nous adressons non seulement aux chefs d'État et aux membres de gouvernements - c'est ce que fait traditionnellement la diplomatie - mais aussi à la société civile, au travers des associations, notamment les organisations non gouvernementales (ONG), dont nous soutenons les projets. En Afrique comme en France, le tissu associatif présente l'avantage d'être au plus près du terrain, dans des domaines que l'action publique ne peut pas forcément couvrir.

Nous nous adressons aussi aux diasporas, qu'il s'agisse des très nombreux Français vivant en Afrique ou des Africains vivant en France. Certains apprécient le terme « diaspora », d'autres beaucoup moins : nés en France de parents eux-mêmes présents en France depuis très longtemps, ils se vivent non comme les membres d'une diaspora, mais comme des Français disposant d'une double culture, française et africaine.

Je précise que ma mission s'est limitée à l'Afrique subsaharienne ; je ne me suis pas du tout occupée de l'Afrique du Nord ou du Moyen-Orient.

L'enjeu est de valoriser notre relation avec l'Afrique ; d'expliquer peut-être avec plus de transparence pourquoi nous y sommes attachés, le silence ayant, dans un certain nombre de pays, donné libre cours à une vaste fantasmagorie. Si les Français sont présents en Afrique, ce serait en vertu d'intérêts secrets, d'un agenda caché. Ce fantasme a progressé au fil du temps. Il a évidemment alimenté les discours antifrançais dans ces territoires.

Les pays africains avec lesquels nous coopérons ne sont en rien comparables à des régions ou des départements français : voilà pourquoi nous devons changer de posture, parler de nous en parlant d'eux. Si nous coopérons avec ces pays, c'est parce que leur population est jeune ; parce que, demain, l'Afrique sera plus peuplée que l'Europe ; parce que ces hommes et ces femmes sont non seulement des citoyens, mais aussi des consommateurs en puissance. Nous avons tout intérêt à ce que ces pays développent ; demain, leurs classes moyennes consommeront nos produits et nos services, elles alimenteront notre tourisme. Ces pays seront autant de partenaires commerciaux utiles.

Il est important de valoriser ce que nous apprécions dans ces pays, donc de sortir d'un dialogue asymétrique d'inspiration postcoloniale. On ne peut pas se contenter de répéter à ces pays : « La France vous aide, la France finance ; la France fait ci, la France fait ça. » C'est tout à fait possible quand on est président de région et qu'il s'agit de justifier, auprès de ses administrés et en particulier de ses électeurs, l'utilisation des deniers publics ; mais, quand on est en Afrique, on ne peut pas communiquer de cette manière.

Tout d'abord, la plupart des crédits sont déployés sous forme de prêts, qui seront remboursés à plus ou moins long terme. En outre, les États et collectivités territoriales africains sont à l'origine des projets : notre grammaire ne doit pas laisser croire que ces derniers sont menés par la France. Enfin, nous en tirons bénéfice à court et moyen termes ; il faut le dire en toute transparence, faute de quoi tous les narratifs fantasmés continueront de prospérer.

Une fois ce nouveau narratif validé, il a fallu s'assurer que les ambassades s'en saisissent. À cet égard, nous avons eu recours non pas aux éléments de langage, dont on connaît pourtant l'importance dans la culture du ministère des affaires étrangères, mais aux éléments de posture, aux recommandations d'attitudes, précisant avant tout les manières de dire. J'ai donc eu pour mission de me rendre dans un certain nombre d'ambassades afin de mettre en oeuvre ce narratif dans des contextes nationaux précis. Je suis allée au Cameroun, en Guinée Conakry, au Togo, au Sénégal, en Ouganda, au Tchad et au Congo-Brazzaville - autant de pays très différents, notamment dans le domaine des médias.

C'est un exercice extrêmement nouveau qui a été demandé à nos ambassades : communiquer en utilisant les canaux les plus appropriés. Dans certains pays, les réseaux sociaux sont extrêmement développés, qu'il s'agisse de Facebook, d'Instagram, de Twitter ou de TikTok. Dans d'autres, l'accès à internet restant très faible, il faut passer par la radio ou la télévision. Je me suis efforcée d'accompagner les ambassades en les aidant à prendre ce virage ; c'est aussi le rôle de la direction de la communication et de la presse (DCP) et, à terme, de l'école pratique des métiers de la diplomatie.

S'il était indispensable d'élaborer un narratif positif pour faire comprendre ce que nous faisons, c'est parce que la nature a horreur du vide et que le vide a laissé prospérer des contre-narratifs.

Les grandes antiennes ont la vie dure : le franc CFA serait une monnaie coloniale, grâce à laquelle la France tirerait les ficelles en Afrique ; la France pillerait les ressources du continent... Ces fake news reviennent régulièrement.

S'y ajoute une foule de nouveaux contre-narratifs, de nouvelles histoires et de nouveaux fantasmes. Je pense notamment au faux charnier de Gossi - si vous les auditionnez, les représentants du ministère des armées pourront évoquer ce point avec davantage de détails. Puisque mentir ne suffit plus, on fabrique des preuves. Grâce à l'intelligence artificielle, on peut produire de fausses photos ou de fausses vidéos ; en l'occurrence, on est allé jusqu'à fabriquer physiquement un faux charnier ; par chance, un drone a pu filmer ces opérations. Mais, pour une manoeuvre que nous controns, combien de fausses informations sont diffusées, que nous n'avons pas forcément le temps matériel de débunker !

Il est extrêmement facile de mentir : on n'a pas besoin d'étayer son propos. Mais, pour révéler un mensonge, il faut produire des éléments tangibles, notamment des chiffres, ce qui exige beaucoup de temps. Il faut donc commencer par identifier les fausses nouvelles : c'est le travail de la cellule de veille de la DCP et du pôle anticipation stratégique et orientation (ASO) du ministère des armées. Ces structures traquent l'apparition de fausses nouvelles, en source ouverte, sur les réseaux sociaux.

Très récemment, on a pu affirmer que, du fait de l'élection de Bassirou Diomaye Faye à la présidence de la République du Sénégal, les entreprises françaises présentes dans ce pays payeraient désormais leurs impôts au Sénégal : cela a toujours été le cas... De même, certains s'efforcent de faire croire que les pays du Sahel se portent beaucoup mieux depuis l'arrivée au pouvoir des juntes, qu'il s'agisse d'économie ou de sécurité. Dans le premier cas, la désinformation est facile à contrer ; c'est beaucoup plus difficile dans le second, car nous ne disposons plus vraiment d'une présence sur place et n'avons donc plus accès aux informations.

Il faut commencer par identifier les fausses nouvelles - qu'il s'agisse de vidéos ou de cartoons, procédant du même roulement de tambour permanent, ou drumbit -, puis déterminer lesquelles vont vraiment se diffuser et, dès lors, avoir un impact.

Des fake news apparaissent sans cesse, mais certaines restent très confidentielles : il faut savoir lesquelles vont avoir un impact et toucher beaucoup de monde. Ce sont celles que l'on a intérêt à démonter. À l'inverse, en démontant une fausse information qui n'a été vue que par très peu de personnes, on crée un « effet Streisand » : on attire l'attention sur un élément qui était resté confidentiel.

C'est bien pourquoi il faut mesurer l'ampleur de la diffusion. À ce titre, vous avez auditionné les représentants du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). Ils ont pu vous expliquer comment ils parviennent à identifier l'amplification artificielle de fausses informations : des fermes à trolls permettent d'en accroître la visibilité, par des interactions avec telle ou telle publication, par la simple mécanique des réseaux sociaux.

Une fois que nous identifions de fausses nouvelles largement diffusées et même en train de devenir virales au sens des réseaux sociaux, nous devons créer un contre-narratif et débunker, c'est-à-dire fournir des arguments à nos ambassades et à la DCP. Toutefois, si le mensonge prend l'ascenseur, la vérité prend l'escalier : par construction, même si vous disposez d'arguments massue pour démonter une fausse information, il est extrêmement difficile de toucher toutes les personnes qui ont pu être atteintes.

Ainsi, depuis 2019, la France n'a plus de siège à la Banque centrale de Dakar, pour ce qui concerne le franc CFA d'Afrique de l'Ouest. De même, le Trésor français ne conserve plus les réserves de francs CFA d'Afrique de l'Ouest : ces fonds ont été restitués. Nous avons coupé nos liens avec le franc CFA d'Afrique de l'Ouest, mais une grande majorité d'Africains de l'Ouest l'ignorent. Ils continuent de penser que leurs pays placent leurs réserves en France, ce qu'ils apparentent d'ailleurs au versement d'une taxe, alors que le placement des réserves leur rapportait des intérêts. Vous pouvez répéter sans cesse ces évidences, de telles idées perdurent.

Une grande partie des missions qui m'ont été confiées ont été assez naturellement reprises par la DCP - il s'agit pour elle d'une compétence pérenne -, laquelle s'est dotée d'une sous-direction chargée précisément de l'influence. En parallèle, le ministère des armées s'est doté du pôle ASO, dont, sauf erreur de ma part, vous allez entendre les représentants. Si le Président de la République m'a nommée à ce poste, c'est sans doute pour insister sur cette difficulté et souligner le travail de coordination qu'il convenait de mener ; mais, à terme, chacun, dans son domaine, doit reprendre l'ensemble de ses missions, dans le cadre, bien sûr, d'une action coordonnée.

Je le répète, les diasporas entraient dans le champ de ma mission. Il importe de s'adresser à ceux qui sont à la fois Français et Africains, de nationalité ou de coeur : ils sont autant de ponts entre la France ou leur pays d'origine - celui où ils sont nés ou d'où leurs parents et grands-parents sont issus. Aujourd'hui, ces diasporas sont prises en compte par la direction Afrique du ministère de l'Europe et des affaires étrangères.

J'en viens, plus précisément, aux ingérences étrangères.

Si l'on dresse un panorama de nos détracteurs, on constate qu'à l'heure actuelle les plus bruyants d'entre eux s'autoproclament panafricains, bien qu'ils n'aient rien de cela : ce sont en fait des antifrançais, anticolonialistes, anti-impérialistes. Les authentiques panafricains, comme Nkrumah et Sékou Touré, doivent se retourner dans leur tombe en voyant ainsi dévoyée cette belle idée qu'est l'unification de l'Afrique... Ce projet est en effet détourné par des personnes dont le discours est purement et simplement antifrançais.

Bien sûr, derrière ces gens-là, il y a des ingérences étrangères. Toutefois, les pays étrangers dont il s'agit ne sont pas à l'origine de l'activisme antifrançais dit panafricain. En outre, l'existence de financements étrangers est extrêmement difficile à démontrer.

Ce ne sont pas les puissances étrangères qui ont créé ces activistes : si ces derniers sont apparus, c'est parce que le complotisme, quel qu'il soit, représente un marché porteur. Dans certains pays d'Afrique francophone, il est porteur de dire du mal de la France, et, étant eux-mêmes originaires de ces pays, lesdits activistes sont crédibles. Surtout, grâce aux réseaux sociaux, aux conférences et à la vente de livres, cette activité se monétise ; elle permet de gagner de l'argent. L'expression d'une opinion purement désintéressée n'aurait pas fait long feu : c'est parce que ces discours rapportent de l'argent que des chaînes dédiées se sont développées sur les réseaux sociaux. Et, plus le propos est outrancier, plus il est choquant, plus il suscitera de vues et d'interactions, plus il rapportera d'argent. Le système d'algorithmes sur lequel reposent les réseaux sociaux est ainsi fait.

Un influenceur - joueur de football, actrice ou chanteur - peut être repéré par une marque de cosmétiques, de chaussures de sport ou de vêtements pour en devenir l'ambassadeur ; de même, ces antifrançais, ces « panafricanistes » ont été repérés par les Russes comme ayant des plateformes disposant d'une certaine visibilité, et sont devenus des proxys. Néanmoins - j'y insiste -, je ne crois pas qu'ils aient été fabriqués par des ingérences étrangères. Ils sont entrés au service des pays concernés, qui leur ont dit : votre audience nous intéresse, votre discours nous intéresse, car il correspond à la propagande que nous voulons diffuser.

Ces activistes étaient déjà dans la place, avec 300 000, 400 000 ou 500 000 abonnés. On pourrait presque parler de « disciples », car ils s'apparentent à des gourous de secte - on le constate en observant les communautés qu'ils fédèrent. Certaines puissances étrangères ont donc entrepris de se servir d'eux, comme une marque se sert de personnes possédant une certaine notoriété. Elles ont cherché à mettre leur audience et leur crédit au service de tel ou tel discours.

Dès lors qu'un activiste est financé par une puissance étrangère, il gagne une autre dimension. Par exemple, il peut être doté de fermes à trolls faisant monter l'audience et la visibilité de ses publications. Certaines de ces personnes se rendent en Russie, dans d'autres pays d'Afrique où ils souhaitent déployer leur propagande ou dans les départements d'outre-mer français. Tous ces voyages coûtent cher, d'autant que les intéressés ont le goût du luxe. Ils ne se satisfont pas du YMCA local : ils exigent de grands hôtels et de belles voitures. Tout cela est évidemment financé par des puissances étrangères.

En résumé, ces « panafricains » ont bénéficié des algorithmes des réseaux sociaux. Comme on dit familièrement, « plus c'est gros, mieux ça passe ». De même, « plus c'est gros, plus ça rapporte », et diverses puissances étrangères se sont servies de ces activistes comme de proxys.

Néanmoins, il est extrêmement difficile de tracer ces financements : là est toute la difficulté. Une partie des fonds proviennent des réseaux sociaux. Quand un de vos contenus atteint 10 000 ou 100 000 vues sur un média comme YouTube, vous gagnez de l'argent, et cet argent est versé sur des comptes qui ne sont évidemment pas en France - ce serait trop simple...

Les financements octroyés par ces puissances étrangères peuvent prendre la forme de cryptomonnaies ou encore passer par des proxys : elles sont, de ce fait, très difficiles à tracer. S'y ajoutent un certain nombre d'avantages en nature : j'ai mentionné les voyages et les hébergements.

Si ces financements étaient envoyés directement sur un compte en France, par un virement Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication), il serait extrêmement facile de les détecter. Malheureusement, ce n'est pas ainsi que cela se passe. L'ingérence étrangère est donc très difficile à prouver. Or, pour judiciariser, il faut disposer d'éléments particulièrement probants : aucun juge n'acceptera d'engager une enquête sur la base du soupçon, même avec un faisceau d'indices. Il faudrait des éléments très concrets.

Dernièrement, un panafricaniste a affirmé aux micros d'un média français diffusé sur TF1 et sur TMC (Télé Monte-Carlo) qu'il était financé par le Hezbollah et par l'Iran. On le soupçonnait d'avoir perçu 400 000 euros de la part de la Russie : il a répondu que ce montant était très en dessous de la vérité. On peut estimer qu'il s'agit là d'un aveu et que, sur cette base, on peut judiciariser. Cet homme déclare être financé, non seulement par des puissances étrangères, mais aussi par un groupe terroriste. Or les juristes sont formels : faute de preuve matérielle, il lui suffirait de dire qu'il plaisantait pour qu'un juge classe l'affaire. Dans un État de droit, de tels propos ne suffiraient pas à convaincre un magistrat de l'existence d'un financement par une puissance étrangère. Il faut des preuves, et ces dernières sont extrêmement difficiles à recueillir.

On sait que ces personnes sont les proxys de puissances étrangères. On sait quel est l'impact de leur propagande ; on sait qu'ils ne se contentent pas de dire du mal de la France. « Sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur », écrivait Beaumarchais : dire du mal, c'est une forme de l'esprit français. Mais il ne s'agit plus de cela : aujourd'hui, nous sommes face à un drumbit, face à des propos martelés. La comparaison est peut-être excessive, mais je pense, à ce titre, à la radiotélévision libre des Mille Collines (RTLMC) : à force de dire aux gens « à bas la France », « mort à la France » ou « la France dégage », des ambassades se trouvent attaquées. Dans certains pays francophones, des Français sont attaqués et molestés. D'autres personnes, considérées à tort comme françaises, sont également prises à partie : on leur dit de retourner en France avant de constater qu'elles sont hollandaises...

Ce discours antifrançais, à la fois violent et mensonger, a bel et bien un impact. Mais il est malheureusement très difficile de démontrer un lien direct et incontestable entre ce qui est dit par des activistes sur les réseaux sociaux et les mouvements de foule qui ont attaqué nos ambassades ou nos instituts français, au Burkina Faso et au Niger.

Comment faire cesser cette propagande ou, en tout cas, réduire sa portée ? En réalité, le seul moyen d'agir, c'est d'assécher les possibilités de monétiser, donc de taper au portefeuille. Le seul but de ces personnes est de gagner de l'argent. Voilà pourquoi il faut les sanctionner pécuniairement, au prorata de leur audience. Dès lors, leur activité deviendra beaucoup moins rentable, et ils devront trouver autre chose. Ils vendront peut-être de faux médicaments ou des bains de siège à la menthe pour soigner les cancers ; en tout cas, ils feront un peu moins de panafricanisme antifrançais.

Aujourd'hui, on est coincé : pour judiciariser, il faut des preuves et, dans un État de droit, c'est bien normal. En la matière, on ne peut agir que sur la base de la diffamation, de l'injure publique ou de l'incitation à la haine, et encore faut-il que ces éléments soient constitués dans une publication. C'est précisément pourquoi, au ministère des affaires étrangères, la DCP procède à des heures d'écoute et de transcription ; elle parcourt méthodiquement ces diatribes, ces logorrhées insupportables, dans l'espoir de déceler, au détour d'une phrase, un propos relevant de l'incitation à la haine ou de la diffamation. Toutefois, c'est aussi difficile que de faire tomber Al Capone pour fraude fiscale...

En vertu de notre droit, la liberté d'expression reste le principe, et ses limitations sont extrêmement encadrées, sans doute à juste titre, car nous sommes une démocratie : mentir en nuisant aux intérêts de la France, à des fins commerciales, ne peut pas être sanctionné en tant que tel. Il n'existe pas de levier juridique.

M. Dominique de Legge, président. - À vous entendre, votre mission a vocation à se terminer assez rapidement : à quelle échéance les postes doivent-ils prendre le relais ? Selon vous, sont-ils dès à présent armés pour assumer ce travail ?

Pour lutter contre les influences étrangères, vous évoquez la piste juridique. Toutefois, vous soulignez combien il est difficile d'obtenir des preuves et des condamnations. Vous insistez sur la nécessité de « taper au portefeuille », en admettant que « nous sommes coincés ».

Nous cherchons à lutter contre des voyous en restant parfaitement propres, avec des procédés purement démocratiques : notre contre-attaque doit-elle se cantonner dans le domaine juridique ? Ne doit-on pas être plus offensif ? À l'évidence, au cours des derniers mois, notre contre-narratif n'a pas été à la hauteur de notre ambition, à savoir la préservation de notre présence en Afrique.

M. Teva Rohfritsch. - Votre lettre de mission mentionne la riposte aux attaques, dans une logique à la fois défensive et offensive : n'aurait-on pas intérêt à développer le volet offensif et, plus précisément, nos stratégies de contre-influence ? Je pense notamment au recrutement de proxys : s'agit-il d'une ligne rouge ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous avez reçu pour mission de consolider et de diffuser une méthodologie, consistant à systématiser une communication en privilégiant les canaux institutionnels. À cet égard, quelle vision avez-vous de l'audiovisuel français en Afrique ? Comment travaillez-vous avec ces acteurs ? Dans quelle mesure contribuent-ils à la diffusion d'un contre-narratif ?

Mme Anne-Sophie Avé. - Cette mission m'a été confiée par le Président de la République : il lui appartiendra de décider s'il convient de nommer quelqu'un pour me remplacer et, le cas échéant, quel travail mon successeur devra accomplir. Mon champ d'attribution est ainsi un peu plus large que celui dont mon prédécesseur était doté. Selon le bilan qu'il tirera de la situation en Afrique, le Président de la République déterminera si la diplomatie publique doit rester centralisée et confiée à un ambassadeur.

Comment répondre à des voyous ? C'est bel et bien la problématique à laquelle nous faisons face.

Non, nous n'utiliserons pas des méthodes de voyous, notamment en créant des fermes à trolls : de tels procédés se retourneraient tôt ou tard contre nous. Mais nous avons des marges de manoeuvre, en particulier sur le terrain. Nous avons pris le pari de parler à l'intelligence des gens, ce qui suppose de leur fournir du contenu. En ce sens, nous devons être beaucoup plus clairs et transparents, en détaillant ce que nous faisons, en partenariat avec les différents pays.

Nous devons travailler avec les médias locaux. Nous nous berçons encore de l'illusion que ces pays sont 100 % francophones, ce qui est loin d'être le cas. Comme disait Mandella, si vous parlez à un homme dans une langue qu'il comprend, vous parlez à sa tête. Si vous lui parlez dans sa langue, vous parlez à son coeur. Or, ce que nous devons faire, c'est parler au coeur des gens.

C'est là toute la difficulté. Le français est notre langue : nous la maîtrisons, nous en sommes fiers et nous la promouvons. Il s'agit certes d'une langue unificatrice, permettant aux différentes communautés d'un même pays de communiquer - les frontières étatiques du continent africain ne sont évidemment pas des frontières naturelles, et les pays d'Afrique sont autant de patchworks culturels et linguistiques. L'anglais joue ce même rôle unificateur dans les pays d'Afrique anglophones, qu'il s'agisse du Ghana ou du Nigeria. Mais le français reste, comme l'anglais, la langue du colonisateur : dès lors que le rapport à la France est en crise, le rapport au français l'est aussi.

Voilà pourquoi il faut s'appuyer sur les médias locaux, notamment les radios, pour diffuser nos messages en utilisant les langues communautaires. C'est extrêmement important.

J'en ai fait l'expérience lorsque j'étais ambassadrice au Ghana, et c'est sans doute ce qui a incité le Président de la République à me demander d'agir en ce sens, autant que faire se pouvait, chez nos différents partenaires.

Dans ce pays, j'ai notamment monté une émission de télévision en deux séries de treize épisodes. Le principe était d'inviter des célébrités ghanéennes, notamment des chanteurs : l'invité, ou l'invitée - il y avait peut-être même plus de femmes que d'hommes - donnait à cette occasion sa perception de la France. L'émission était certes en anglais, mais elle permettait de parler au coeur des gens. C'était un moyen de détailler les différents volets du partenariat entre la France et le Ghana et, en partant du regard de ces personnalités, de parler de la France. Je crois que c'est cela qui a marché.

Aujourd'hui, avec plus de 150 000 abonnés sur Instagram et 75 000 abonnés sur Twitter, j'ai une idée de ce qui peut fonctionner en la matière. En communiquant dans une langue locale, on aura beaucoup plus d'audience qu'en communiquant en français ou en anglais.

Toujours dans le domaine de l'image, on ne peut pas se contenter de présenter nos diplomates debout, devant des drapeaux, aux côtés de telle ou telle autorité. C'est bien sûr leur coeur de métier, mais il faut aussi les montrer humblement, sur le terrain.

Je crois beaucoup à la puissance de l'image, en particulier en Afrique. J'ai évoqué ce patchwork de langues qui est l'une des caractéristiques du continent : dans tous les pays d'Afrique où j'ai eu l'occasion de travailler, j'ai été fascinée par l'incroyable capacité des individus à comprendre le langage non verbal. Ils y sont de toute évidence beaucoup plus attentifs que nous, Européens. Nous sommes très attachés aux mots ; les Français peuvent même avoir l'obsession du mot juste - en tout cas, c'est ainsi que j'ai été élevée. En Afrique, on se concentrera sur l'expression du visage : est-ce que vous souriez en parlant ? Est-ce que vous avez l'air sincère ? Est-ce que vos gestes sont des gestes d'ouverture ? Tout cela compte énormément. Voilà pourquoi il faut utiliser beaucoup mieux l'image, insister sur ce qui nous lie, non seulement aux chefs d'État, mais aussi aux gens.

Poser un narratif positif, c'est le plus important, et l'on n'en est pas encore là. Dans un certain nombre de pays, les ambassades disposent de bons services de communication, notamment grâce à telle ou telle initiative personnelle. Je pense notamment à Stéphanie Rivoal, qui, lorsqu'elle était ambassadrice en Ouganda, a accompli un travail exceptionnel. Elle a ainsi posé un narratif extrêmement positif ; deux ambassadeurs lui ont succédé, mais, dans le pays, on continue à parler d'elle, de l'image de la France et de la Française qu'elle a donnée.

D'autres ambassadeurs, notamment l'actuel ambassadeur de France au Tchad, ont ce sens de la communication et du dialogue direct avec les populations : c'est un excellent moyen de contrer la désinformation, dès qu'elle apparaît. On ne doit pas s'enfermer dans une forme de déni en partant du principe qu'un mensonge est si gros que personne n'y croira : c'est faux. Des gens sont prêts à le croire. Des gens sont prêts à croire n'importe quoi, qui plus est aujourd'hui, avec les réseaux sociaux : il faut réagir, il faut être présent dans les médias, car la nature a horreur du vide. Il faut détailler, humblement, le travail mené au quotidien, par exemple en accompagnant des chantiers de fouilles archéologiques ; dire que nous en sommes heureux, car de tels travaux nous apprennent quelque chose à nous, Français, de l'histoire de l'humanité ; ne pas laisser croire que nous nous contentons de financer.

À mon sens, la première des ripostes, c'est ce narratif positif : j'ai eu la chance de le mettre en oeuvre au Ghana. Aujourd'hui, quand une personne tient des propos négatifs sur mon fil d'information ou sur le fil d'un blogueur évoquant l'action de la France dans les pays francophones, je n'ai même plus besoin d'intervenir : les abonnés, qui, pour certains, me suivent depuis plusieurs années, répondent eux-mêmes, avec leurs propres mots, parfois dans leur propre langue, pour dénoncer des erreurs ou des manipulations.

En déployant ce narratif positif, vous provoquez une dissonance cognitive. Les gens vont se dire : « On peut prétendre que les Français sont des méchants. Mais ce que je vois, c'est que la France a aidé à construire telle autoroute, a permis d'installer l'électricité dans tel hôpital, finance telle association ou tel artiste. Ce que je vois concrètement, c'est que la France nous aime et nous aide. On nous dit que les Français sont des méchants, mais ce n'est pas ce que je constate sur le terrain. » C'est à cela que nous devons parvenir : que les gens doutent quand on leur dit des choses négatives au sujet de la France.

Quant à l'audiovisuel extérieur français, il est à l'image de la France : il donne la parole à toutes les opinions, y compris antifrançaises. La BBC a résolument pris le parti de représenter le monde tel que les Britanniques le voient. L'audiovisuel extérieur français présente plutôt la France telle qu'elle se voit elle-même, avec sa diversité, ses contradictions, son goût du débat et même de la polémique. Certains détracteurs de la France entendent ainsi, sur des médias français, des personnes qui tiennent les mêmes propos négatifs, pour ne pas dire dévastateurs, et ils y voient comme la confirmation de leurs propres discours.

Nous sommes pris au piège de notre ouverture. Qu'il s'agisse des leaders ou de l'opinion publique, personne en Afrique n'accepte de croire que nous n'avons pas la main sur la ligne éditoriale de médias que nous finançons : dès lors que nous les finançons, nous sommes censés valider ce qui s'y dit. C'est en tout cas ce qu'ils pensent...

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je pensais plus particulièrement à France 24 et à Radio France internationale (RFI), notamment à leur rôle en matière d'information.

Mme Anne-Sophie Avé. - Je parle bien de ces médias : certains éditorialistes de RFI ont pu être nos pires détracteurs. Leur présence sur les médias français leur offre une certaine notoriété, un certain crédit ; et, en parallèle, ils diffusent sur les réseaux sociaux de la propagande antifrançaise. En un sens, nous donnons l'impression de valider de tels propos, ce qui nous place dans une position extrêmement compliquée : nous laissons à penser que ces positions sont acceptables.

M. Dominique de Legge, président. - Vous suggérez donc que des médias financés par les pouvoirs publics alimentent un discours antifrançais.

Mme Anne-Sophie Avé. - Ce que je dis, c'est que, sur France Médias Monde, il y a des journalistes, notamment des éditorialistes, dont le discours est totalement dans la ligne de la propagande antifrançaise.

M. Dominique de Legge, président. - Comment réagissez-vous face à ce problème ?

Mme Anne-Sophie Avé. - Nous interrogeons ces médias. Nous leur demandons : est-ce bien normal ? Ils nous répondent en invoquant la liberté de la presse.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Pouvez-vous nous donner des exemples précis ?

Mme Anne-Sophie Avé. - Pas officiellement.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous êtes devant une commission d'enquête : vous êtes tenue de nous répondre.

Mme Anne-Sophie Avé. - Il suffit d'écouter RFI : certains éditoriaux ne manqueront pas de vous surprendre.

M. Dominique de Legge, président. - Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Mme Anne-Sophie Avé. - Je pense à un journaliste qui ne travaille heureusement plus à RFI et qui conseille un certain nombre de chefs d'État d'Afrique, Alain Foka. Ses éditoriaux n'allaient pas du tout dans le sens du narratif positif que je viens d'évoquer. Ils n'insistaient certainement pas sur le partenariat que nous entretenons avec l'Afrique.

Écoutez également les éditoriaux de Claudy Siar, lisez ce qu'il écrit sur les réseaux sociaux : vous constaterez que ce n'est pas tout à fait acceptable non plus. Ces journalistes peuvent invoquer la liberté d'opinion et la liberté de la presse, mais ils s'expriment dans des médias financés par la France. D'une certaine manière, on reproche à notre pays de valider leurs discours. Certains chefs d'État nous disent : comment pouvez-vous tolérer de tels propos sur des médias français, quand bien même ils relèvent de l'audiovisuel étranger ?

M. Dominique de Legge, président. - Nous recevrons prochainement la directrice de TV5Monde.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Le secteur de l'information est dominé par une logique de compétition. L'audiovisuel public français prétend lutter fortement contre la désinformation menée par certaines chaînes, comme Al Jazeera ou Russia Today : qu'en est-il selon vous ?

Mme Anne-Sophie Avé. - De telles chaînes ont en tout cas une vraie cohérence éditoriale, au service d'une propagande clairement définie : quand on regarde Russia Today, on sait parfaitement à quoi s'en tenir. À l'opposé, RFI traduit les opinions dans toute leur diversité, sans qu'une mise en perspective soit toujours assurée. Elle ne porte pas la voix de la France : cette ligne éditoriale est un choix, mais un certain nombre de pays nous le reprochent. Ils considèrent que certains journalistes y font de la propagande antifrançaise. Cette situation est très mal comprise par certains de nos partenaires, certains chefs d'État d'Afrique. Ils nous disent : comment voulez-vous que nous luttions contre les discours antifrançais quand vos propres chaînes les diffusent ?

Je vous rappelle que le discours du président malien à l'ONU a été diffusé en intégralité sur RFI, sans mise en perspective, même s'il a été suivi d'un débat. On pourrait citer d'autres exemples. Qu'il s'agisse des médias nationaux ou extérieurs, le principe retenu par la France n'est pas « qui paye commande ». Nous finançons, mais nous respectons la diversité des opinions.

M. Dominique de Legge, président. - Merci, madame l'ambassadrice, des réponses que vous nous avez apportées et des pistes que cette audition a permis d'ouvrir.

La réunion est close à 15 h 00.

Audition de Mme Florence Philbert, directrice générale des médias et des industries culturelles, MM. Arnaud Skzryerbak, adjoint à la directrice générale, et Matthieu Couranjou, délégué à la régulation des plateformes numériques

M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons pour cette seconde audition de la journée Mme Florence Philbert, directrice générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), M. Arnaud Skzryerbak, adjoint à la directrice générale, et M. Matthieu Couranjou, délégué aux plateformes numériques.

Madame, messieurs, je vous remercie de vous être rendus disponibles pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.

Nous l'avons vu, les espaces médiatique et numérique constituent un terrain privilégié pour la conduite des opérations d'influence auxquelles notre pays est confronté.

Il nous paraît donc important d'entendre sur ce sujet le point de vue du ministère de la culture, et plus spécifiquement de votre direction, qui est compétente en matière de développement des médias et de régulation des plateformes.

Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Florence Philbert, M. Arnaud Skzryerbak et M. Matthieu Couranjou prêtent serment.

Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos afin que vos propos soient les plus précis et libres possible.

Vous avez la parole, madame Philbert, pour un propos introductif d'une durée de quinze à vingt minutes, puis mes collègues membres de la commission d'enquête et moi-même vous poserons nos questions.

Mme Florence Philbert, directrice générale des médias et des industries culturelles - Merci de me donner l'occasion d'exprimer le point de vue du ministère de la culture, en particulier de la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC).

Je commencerai par vous présenter rapidement les missions de la DGMIC. Notre rôle est de promouvoir la diversité culturelle et le développement des industries culturelles, mais aussi le pluralisme et la qualité de l'information en veillant à préserver la vitalité et l'indépendance de la presse et des médias sous toutes leurs formes.

Nous n'avons pas de rôle opérationnel dans la lutte contre les opérations d'ingérence étrangères. Nous sommes concernés par la qualité et la protection de l'information, mais nous ne sommes pas chargés de la veille pour le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). Nous n'avons pas de pouvoir de régulation ou de blocage, contrairement à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). En revanche, nous sommes responsables de l'efficacité du cadre juridique pour protéger l'information, notamment contre les influences étrangères. Nous nous appuyons sur les entreprises de l'audiovisuel public et sur l'Agence France-Presse, pour garantir une information de qualité et agir contre la désinformation.

Avant de vous présenter les grands axes de nos travaux, je m'attarderai sur trois éléments de contexte sur l'évolution de l'information, qui sont importants pour les travaux qui vous occupent.

L'univers informationnel est aujourd'hui soumis à de profonds bouleversements. Il est plus exposé aux tentatives de déstabilisation de l'étranger.

L'évolution du numérique et les smartphones ont bouleversé les usages des consommateurs de l'information. La presse a vu ses tirages baisser de plus de 50 % en dix ans. Même si la télévision reste la principale source d'information - 55 % des Français s'informent en regardant les journaux télévisés, 40 % en écoutant la radio et 11 % des podcasts -, une part croissante des Français, notamment les 18-24 ans, s'informe sur les réseaux sociaux.

Le déplacement des usages vers le numérique a pour conséquence directe la baisse des ressources publicitaires des médias traditionnels. On constate ainsi une fragilisation de leur modèle économique alors que ce sont eux qui fournissent une information de qualité. À cet égard, je vous renvoie à l'étude que la DGMIC a publiée avec l'Arcom fin janvier, dans laquelle on relève une captation croissante de la valeur par les plateformes numériques. À l'horizon 2030, seuls 29 % des recettes publicitaires de l'ensemble du marché seront dirigées vers les médias producteurs de contenu, soit une perte de valeur de 800 millions d'euros en six ans.

Par ailleurs, on constate l'intervention d'acteurs établis à l'étranger parvenant à toucher un public français. La question se pose donc de notre capacité à réguler au-delà de notre territoire. Le droit européen repose sur le principe du pays d'origine, qui est très strictement encadré, même si des dérogations sont possibles. Un arrêt de novembre dernier de la Cour de justice de l'Union européenne à propos de la directive sur le commerce électronique met le doigt sur cette contrainte. Il est nécessaire que le droit européen s'empare de certains sujets, comme il l'a fait avec le Digital Services Act (DSA), en particulier de la régulation de la publicité.

Face aux risques de déstabilisation étrangère, nous avons trois leviers d'action : l'adaptation du cadre juridique, le soutien aux médias traditionnels, qu'ils soient publics ou privés, le suivi des travaux relatifs aux conséquences de l'intelligence artificielle.

Plusieurs textes ont renforcé ces dernières années les obligations à la charge des plateformes, comme la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, qui a permis de créer en France des capacités institutionnelles, et le DSA à l'échelle européenne. Ce règlement est entré en application le 17 février 2024. C'est une avancée majeure pour la régulation des plateformes en ligne et le contrôle de la propagation des contenus illicites et préjudiciables. Ce règlement prévoit une série d'obligations additionnelles pour les très grandes plateformes, qui doivent évaluer les risques liés à leurs services et prendre des mesures d'atténuation concrètes. Toutefois, le traitement des contenus assimilés à des correspondances privées sur les réseaux sociaux n'est pas couvert à ce stade par le DSA. L'enjeu est désormais de bien mettre en oeuvre le DSA, la Commission européenne et les régulateurs nationaux s'y emploient.

La loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information prévoit une extension des pouvoirs de blocage des médias liés à l'étranger et permet de s'opposer à la diffusion de programmes portant atteinte à l'ordre public ou à des intérêts fondamentaux des Nations. Elle permet également de refuser de conventionner certaines chaînes. L'article 14 de la loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique étend les pouvoirs de l'Arcom en matière de lutte contre la désinformation.

Le règlement relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, adopté le 13 mars 2024, fixe des obligations de transparence à destination des acteurs politiques, des services publicitaires et des diffuseurs de publicité.

Les investissements étrangers dans les médias sont contrôlés. L'article 40 de loi du 30 septembre 1986 limite à 20 % la part détenue par une personne de nationalité étrangère au capital d'un service de radio ou de télévision par voie hertzienne terrestre assuré en langue française. Par ailleurs, les investissements étrangers en France dans le secteur de la presse doivent être autorisés par le ministre chargé de l'économie. Des réflexions sont en cours sur une extension du périmètre de ces dispositions à l'ensemble des médias d'information et aux réseaux de communication électronique.

La DGMIC soutient ensuite les médias traditionnels, dont l'Agence France-Presse et l'audiovisuel public, afin d'offrir une information de qualité et fiable. L'éducation aux médias et à l'information, si elle ne fait pas partie de nos missions, est une composante des politiques publiques afin d'armer nos concitoyens et de contrebalancer les tentatives d'ingérence étrangère.

L'Agence France-Presse, qui est l'une des trois principales agences de presse à l'échelon international, remplit une mission d'intérêt général. Elle est une valeur de référence. Le contrat d'objectifs et de moyens de l'AFP prévoit très clairement la lutte contre la désinformation et le développement de l'investigation numérique, que l'on appelle plus couramment le fact checking. À cet effet, l'Agence dispose du réseau le plus important au monde. Elle travaille en vingt-six langues et couvre quatre-vingts pays. Au cours des prochaines années, elle sera amenée à développer des formats éditoriaux nouveaux, à intensifier la formation au journalisme numérique et à accroître les complémentarités entre journalistes et fact-checkers.

L'audiovisuel public, pour sa part, va jouer un rôle absolument central dans la fabrication et la diffusion d'une information fiable et de qualité. Le rôle du Gouvernement est d'accroître la puissance et l'offre d'information au plus près du terrain dans le cadre des contrats d'objectifs et de moyens pour les années 2024 à 2028 et de la réforme proposée par Emmanuel Macron.

Il faut d'abord s'intéresser au public que l'on perd et qui se détourne des médias traditionnels, notamment les jeunes de moins de 30 ans. Il faut pour cela lutter davantage contre la désinformation, créer des programmes de décryptage de l'information, renforcer les expertises au sein des rédactions dans tous les domaines - l'environnement, l'économie, la santé, etc. -, enrichir les offres d'éducation aux médias, rapprocher les forces de l'audiovisuel public dans une gouvernance commune, renforcer les coopérations rédactionnelles en proposant une ligne éditoriale renouvelée, enrichir l'offre numérique en contenus de lutte contre la désinformation. Il faut investir dans une marque commune, qui sera mieux référencée. Ce projet global sera discuté au cours des prochaines semaines.

En ce qui concerne les médias privés, la question est de savoir comment réguler à l'échelon européen les acteurs du numérique qui captent une part croissante de la publicité. Ainsi, Google est clairement en position dominante. Il faut ensuite aller plus loin que ce qui est prévu dans les règlements DMA et DSA. Il faut enfin mieux mettre en avant les services d'intérêt général.

Enfin, il faut arriver à assurer la traçabilité des contenus générés par l'intelligence artificielle et les rendre identifiables par les utilisateurs. Le ministère a engagé plusieurs chantiers sur ce sujet.

M. Dominique de Legge, président. - Dans quelle mesure les médias qui diffusent la voix de la France à l'étranger participent-ils au narratif qu'a évoqué devant nous précédemment Mme Avé ?

L'enquête diligentée par la Commission européenne sur Facebook et Instagram ne mériterait-elle pas d'être réalisée aussi en France ?

Mme Sylvie Robert. - Que pensez-vous de l'accord passé entre Le Monde et OpenAI ? Le législateur doit-il intervenir afin d'encadrer de tels accords ?

Que pensez-vous de l'idée de revenir sur le principe du pays d'origine pour réguler les plateformes ?

La France va-t-elle transposer rapidement la directive sur les procédures-bâillons ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Quel est le rôle des chaînes France Info, France Médias Monde et France 24 en matière de fact checking ? Votre direction mène-t-elle une réflexion sur la formation des journalistes à la lutte contre la désinformation ? Des programmes sont-ils prévus ?

Mme Florence Philbert. - La loi prévoit que les médias doivent garantir le pluralisme, mais jamais le Gouvernement n'intervient dans la ligne éditoriale des médias.

La stratégie de l'audiovisuel extérieur s'inscrit dans la même logique que celle de l'ensemble des médias publics. L'idée est de proposer au public étranger une source d'information considérée comme impartiale et vérifiée, au travers d'un média employant des journalistes qualifiés et faisant certifier son information. France Médias Monde promeut son offre sur les réseaux sociaux pour lutter contre les infox. Mais en aucun cas, je le répète, le Gouvernement n'intervient sur sa ligne éditoriale.

France Médias Monde est confrontée à la démultiplication de risques de cyberattaques ou d'attaques de ses infrastructures. Elle travaille avec les autres entreprises de l'audiovisuel public pour prévenir les attaques et essayer d'y apporter des réponses collectives. On constate également des atteintes croissantes à la liberté d'informer sur le terrain, des censures et des coupures dans certains pays, notamment au Mali, au Burkina Faso et au Niger. La stratégie du Gouvernement est de proposer une information de qualité.

France Médias Monde est associée avec l'Arcom aux travaux sur la régulation, avec les réseaux francophones, les régulateurs des médias et les instances africaines de régulation de la communication. La chaîne a aussi différentes coopérations avec l'audiovisuel public. Ainsi, elle diffuse des programmes la nuit sur France Info.

Nous avons peu d'échanges en interministériel sur la formation des journalistes. Pour notre part, nous réfléchissons à cette question dans le cadre des offres que proposent l'Institut national de l'audiovisuel (INA) et l'AFP, mais il s'agit de formation continue. La question se pose en effet de savoir comment sont fixés les grands axes de formation des étudiants journalistes, mais elle ne relève pas du ministère de la culture.

De même, la DGMIC ne s'occupe pas de l'éducation aux médias et à l'information. Nous mettons en oeuvre des choses de façon un peu éparpillée à l'école et pour les jeunes, mais l'éducation aux médias doit se faire à tous les âges, y compris chez les personnes âgées. Peut-être faudrait-il envisager de massifier des formations dans les bibliothèques et faire une grande campagne de communication sur ces questions.

L'accord entre Le Monde et OpenAI pose la question du modèle économique des médias. Les recettes publicitaires des médias, je l'ai dit, ont chuté drastiquement. Aujourd'hui, pour disposer des mêmes ressources, un journal a besoin de trois lecteurs numériques pour un lecteur papier. Il faut donc accroître les différentes ressources de ces médias. Le Monde a décidé de monétiser ses données pour renseigner les modèles de l'intelligence artificielle. Sur ce sujet, la problématique est la même que celle des droits voisins : faut-il oeuvrer de manière groupée ou chacun doit-il défendre ses propres intérêts ? On le voit, la négociation collective fonctionne moyennement, chacun négocie pour son compte. La valorisation des données est pour la presse l'un des moyens de conforter son modèle économique.

Nous ne nous sommes pas encore précisément penchés sur la transposition de la directive sur les procédures-bâillons, mais l'idée est de prévoir un texte qui traite d'un ensemble de questions. Peut-être les états généraux de l'information donneront-ils lieu à des modifications législatives.

Sur le principe du pays d'origine, il faudra voir avec la nouvelle Commission européenne si des dérogations sont possibles, tout en sachant que la position de la France n'est pas forcément suivie par les autres États membres.

M. Matthieu Couranjou, délégué aux plateformes numériques. - Le règlement DSA aujourd'hui en vigueur est un début de réponse aux difficultés posées par ce principe du pays d'origine, principe fondateur dans l'Union pour le numérique. La Commission est chargée de la supervision des risques systémiques induits par les « très grandes plateformes », assistée par les régulateurs nationaux au travers d'un « Comité » qui a un rôle consultatif. Le régulateur du pays d'établissement du service en cause n'est donc plus seul souverain, pour ce qui relève de ces risques dits systémiques.

M. Dominique de Legge, président- Avez-vous les moyens aujourd'hui de déceler des influences étrangères chez certains intervenants dans les médias publics ?

Mme Florence Philbert. - Il appartient aux dirigeants des médias, et non au ministère de la culture ou à l'État, de s'assurer que les journalistes qu'ils emploient font correctement leur travail. Le ministère n'intervient pas dans la ligne éditoriale des médias.

M. Dominique de Legge, président- Un certain nombre d'organismes, notamment au sein du ministère de la défense, sont vigilants à cet égard. Une veille est-elle organisée au sein du ministère de la culture ?

Mme Florence Philbert. - Absolument pas. Le régulateur regarde les contenus, dans le respect de la loi de 1986. Le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, au sein du ministère de la défense, intervient également dans le strict respect de la loi.

Mme Sylvie Robert. - On a appris hier que le Burkina Faso interdisait l'accès à TV5 Monde et à plusieurs quotidiens, dont Le Monde. Avons-nous la capacité d'établir une stratégie d'influence dans l'espace francophone ? Savons-nous mettre en oeuvre un soft power pour promouvoir les valeurs de la démocratie et les principes de notre pays ? Sommes-nous en mesure, dans le cadre d'une stratégie culturelle, de peser sur ce qu'il se passe dans le monde ?

Mme Florence Philbert. - L'influence culturelle se fait par des actions de coopération, par exemple dans le domaine du livre par des traductions et des cessions de droit, des subventions aux librairies francophones, en concertation avec le ministère des affaires étrangères, mais aussi dans les domaines de la musique et du cinéma, pour diffuser nos contenus à l'international, dans les musées par le prêt d'oeuvres. Cette politique d'influence est menée par chacune des directions du ministère de la culture, en partenariat avec la direction de la mondialisation.

Ce soft power demande du temps et des moyens sur place, or on a peu d'effectifs dans les ambassades. Il faut donc prioriser les zones dans lesquelles on agit. L'enjeu, c'est de mettre en avant nos contenus dans la profusion existante. C'est du soft power et de la technologie.

M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour à huis clos n'a pas fait l'objet d'une captation vidéo.

La réunion est close à 16 heures.

Jeudi 2 mai 2024

- Présidence de M. Dominique de Legge, président -

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Audition du général de brigade Pascal Ianni, directeur du pôle « Anticipation, stratégie et orientations » à l'état-major des armées (sera publié ultérieurement)

Le compte rendu sera publié ultérieurement.

Ce point de l'ordre du jour à huis clos n'a pas fait l'objet d'une captation vidéo.

Audition de MM. Édouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire, et Benjamin Leperchey, chef de service, adjoint à la directrice générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle

M. Dominique de Legge, président. - Mes chers collègues, nous auditionnons M. Édouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire, et M. Benjamin Leperchey, chef de service, adjoint à la direction générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle.

Messieurs, vous nous présenterez les moyens dont disposent vos directions générales respectives pour détecter, caractériser et éventuellement riposter aux opérations d'influence étrangères malveillantes dans les domaines de l'enseignement scolaire, de l'enseignement supérieur et de la recherche.

Vous pourrez nous éclairer sur la manière dont vos services s'inscrivent dans une forme de coordination interministérielle en matière de lutte contre les opérations d'influence malveillantes.

Nous serons plus particulièrement intéressés, s'agissant de l'enseignement scolaire, par un premier bilan de la mise en oeuvre de l'éducation aux médias et à l'information (EMI) au sein des établissements.

Concernant l'enseignement supérieur, cette audition sera également l'occasion de faire un point d'étape sur le suivi des recommandations formulées par la mission d'information du Sénat sur les influences étatiques extraeuropéennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences.

Notre commission d'enquête sera enfin à l'écoute de toute proposition pour améliorer notre droit ou nos pratiques dans le sens d'une meilleure prévention des opérations d'influence qui sont susceptibles de déstabiliser le fonctionnement de notre démocratie.

Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Édouard Geffray et M. Benjamin Leperchey prêtent successivement serment.

M. Édouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire. - Je crains de n'avoir qu'une partie des réponses qui vous intéressent. Vous allez rencontrer le secrétaire général du ministère de l'éducation nationale la semaine prochaine, qui, en tant que haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), est chargé des questions d'ingérence étrangère. Je vous prie de m'excuser si je n'aborde qu'une partie du spectre de vos interrogations ; pour ma part, je m'occupe de ce qui se passe dans les classes.

Les influences étrangères peuvent passer par trois canaux : les personnes physiques, les comportements que des élèves seraient incités à avoir et la diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux, afin d'alimenter des représentations erronées, critiques ou pire, à l'égard de tout ce qui constitue notre modèle. Vous pourrez approfondir les deux premiers points avec le secrétaire général du ministère.

Concernant les personnels, nous sommes particulièrement vigilants pour tous les enseignements optionnels de langues vivantes étrangères, dits Eile (enseignements internationaux de langues étrangères), anciennement Elco (enseignements de langue et de culture d'origine), à savoir les enseignements en langue étrangère portés par les autorités consulaires en lien avec l'éducation nationale. Ces Elco ont évolué en Eile pour renforcer les contrôles sur les personnes qui venaient enseigner en France, à la fois pour vérifier leur maîtrise de la langue française, le contenu de leur enseignement et leur « honorabilité ». Il en va de même pour les assistants de langue, sur lesquels le contrôle a été sensiblement renforcé au cours de ces dernières années. Nous restons vigilants mais, en la matière, nous n'avons pas d'inquiétudes spécifiques.

J'en viens aux comportements des élèves, comme la remise en cause des principes et des valeurs de la République, singulièrement du principe de laïcité, surtout via les réseaux sociaux. Nous restons tout aussi vigilants, notamment en matière de respect des valeurs de la République, sans négliger les appels à la contestation qui pourraient circuler sur les réseaux sociaux, y compris à l'échelle internationale.

J'en viens enfin au troisième canal, qui m'intéresse particulièrement en tant que directeur général de l'enseignement scolaire, à savoir les fausses nouvelles et fausses informations, ce torrent d'informations inexactes, fausses, manipulées, instrumentalisées, non vérifiées, éventuellement certifiées par la foule des likes, mais invalidées par l'analyse.

Notre démarche d'éducation à l'information est plus préventive que curative. Nous ne sommes pas en mesure de déconstruire en classe chaque fausse information qui circule sur les réseaux sociaux. Cependant, notre action court sur toute la scolarité, dès le primaire, sous la forme d'ateliers de sensibilisation. Nos deux approches principales sont les suivantes : la connaissance de la construction de l'information et l'utilisation des médias, et la mise en pratique et la pédagogie des usages, pour que les enfants puissent distinguer ce qui relève du faux et du vrai.

Nous travaillons sur cette thématique avec le Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (Clemi), organe qui présente des garanties d'indépendance. Nous avons développé des outils et noué des partenariats. Aujourd'hui, en tout cas au collège, la plupart des élèves bénéficient d'actions complémentaires, comme la semaine de la presse et des médias. Nous touchons 4,5 millions d'élèves grâce au Clemi : presque l'intégralité des collégiens participe à cette semaine. Ces actions associent des professeurs et des partenaires extérieurs, comme des journalistes de quotidiens ou de chaînes de télévision, pour que les élèves comprennent comment authentifier une vraie information. Ce parcours scolaire vise à renforcer l'esprit critique et les facultés d'analyse de nos élèves.

Il existe un écart entre construire l'esprit critique des élèves et leur permettre de résister à un flux de fausses informations instrumentalisées - cela vaut aussi pour les adultes, qui relayent aussi des informations fausses. Telle est notre responsabilité éducative, et la tâche à laquelle nous nous employons.

M. Benjamin Leperchey, chef de service, adjoint à la directrice générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle. - S'agissant de l'enseignement supérieur et de la recherche, nous travaillons activement sur le sujet depuis quelques années, notamment à la suite de la mission d'information menée par M. André Gattolin en 2021.

Concernant l'état de la menace, mon propos sera bref, car les informations deviennent rapidement confidentielles. Je vous renverrai donc à l'audition du HFDS. Je vous confirme cependant que l'ensemble des équipes du ministère est sensibilisé et connaît les principaux points de risque - les usual suspects sont la Chine, la Russie depuis quelques années, l'Afrique du Nord, beaucoup, et un peu moins le Moyen-Orient, la Turquie ou l'Azerbaïdjan. Les premiers pays cités sont les plus directement intrusifs.

Les opérations sont actuellement beaucoup moins frontales, ce qui rend les frontières plus floues, si bien que les mécanismes de recensement et de détection que le rapport du Sénat de 2021 nous encourageait à faire progresser restent difficiles à mettre en oeuvre. Nous ne prétendons pas être exhaustifs, d'autant plus que des sciences moins sensibles en matière de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST) sont aujourd'hui ciblées. Le dispositif PPST reste notre outil principal de défense contre les intrusions, mais il est moins pertinent pour faire face aux opérations de construction de narratifs ou de propagande discrète, notamment au sein des sciences humaines et sociales.

Nous faisons principalement de la prévention, notamment auprès des présidents d'établissement. Nous travaillons, dans le cadre de l'amélioration du pack réglementaire sur le sujet, à une formation à la prise de fonctions : ces questions-là en feront bien partie. Il n'y a pas de naïveté sur le sujet, mais la prise de conscience reste hétérogène parmi les présidents d'établissement. Nous nous appuyons beaucoup sur le réseau des fonctionnaires de sécurité et de défense (FSD), qui sont implantés dans chaque établissement, sous le pilotage du HFDS du ministère, pour porter la bonne parole, organiser les recensements et renforcer la posture défensive face aux éventuelles ingérences. Pour le détail de la cartographie de la menace, je vous renvoie à l'audition du HFDS, le secrétaire général du ministère.

L'enseignement supérieur et la recherche constituent un terrain particulier. L'importante autonomie des établissements, la liberté d'expression particulière des enseignants-chercheurs et la liberté académique font que le ministère, bien qu'autorité d'emploi, n'a pas toutes les prérogatives des autres administrations, notamment pour ce qui est de sa capacité à orienter ou limiter la parole de ses agents. Toucher au contenu des cours est interdit. Il en va de même pour les partenariats, qui sont consubstantiels aux activités de recherche.

Nous agissons via la PPST et le travail des FSD : nous essayons de recenser tous les partenariats à risque et d'informer les intéressés sur les risques encourus. Les présidents peuvent bloquer les partenariats les plus risqués, mais il n'est pas possible d'avoir de posture générale d'interdiction des partenariats, notamment avec des partenaires scientifiques importants, par exemple en Chine ou en Russie, même si depuis la guerre en Ukraine, pour cette dernière, les partenariats se sont réduits à un fil d'eau. Les partenariats avec la Chine restent importants, et exigent une compréhension fine du bénéfice-risque qu'ils représentent.

Le travail est en cours pour ce qui concerne l'extension de la PPST aux sciences humaines et sociales. Quelques unités de recherche de sciences humaines et sociales - le HFDS pourra être plus précis - sont désormais incluses dans la PPST, ce qui n'était pas le cas en 2021. Nous ciblons les thématiques les plus sensibles : l'ergonomie, la cognitique, domaines qui permettent de développer des technologies sensibles de robotique ou d'intelligence artificielle. Le champ de construction du narratif et de l'influence concerne plus la géographie et les sciences sociales généralistes : nous n'en sommes qu'au début du processus. Il est difficile d'identifier des zones de risque particulières.

Les établissements qui sont le plus au coeur de ces problématiques, comme l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), sont parfaitement au fait de l'ampleur de la menace et sont bien outillés pour adapter le contenu de leurs enseignements, leur posture et leurs partenariats en fonction du risque d'ingérence. Ils travaillent avec des ministères régaliens particulièrement prescripteurs. Dans les établissements sensibles, le sujet est parfaitement sous contrôle.

Dans les établissements plus généralistes, nous pourrions craindre des ingérences moins visibles, plus évanescentes. La prise de conscience est réelle, mais un recensement exhaustif est plus difficile à réaliser que dans le champ des sciences dures.

Sur le développement d'un réseau de FSD, nous avons fait de grands progrès, mais le déploiement est encore en cours. Les établissements restent autonomes et proposent des formats différents. Le réseau est cependant très complet pour les établissements sous tutelle du ministère, avec, dans les plus grands établissements, la nomination d'adjoints à ces FSD.

Concernant l'avis préalable sur les coopérations internationales, une obligation générale est globalement appliquée. Reste que les établissements gardent leur autonomie en matière de coopération scientifique. Il est compliqué de faire des recommandations générales sur tel sujet ou tel pays. Les FSD peuvent cependant identifier des risques, partager leur analyse avec les établissements et ainsi proposer des contre-mesures, soit en instaurant des zones à régime restrictif (ZRR) ou des PPST, soit en limitant les risques grâce aux FSD.

Concernant l'évolution du droit, le HFDS vous en dira plus. Nous sommes en train de renforcer le dispositif de PPST, avec un nouveau décret qui prévoit de plus graves sanctions, notamment en cas de manquement en matière de signalement d'activités qui mériteraient de passer en régime PPST et ZRR. Nous ne pouvons imposer la création de ZRR, qui reste à l'initiative de l'établissement. En revanche, il existe une obligation de signaler l'ensemble de ces activités, si bien que le HFDS connaît au moins les risques et, pour les ZRR, les manques.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Je commencerai par la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco). Monsieur le directeur général, vous avez cité les trois canaux de risques. J'ai toujours été très surpris par le premier canal. Il est compliqué de faire appel à des enseignants via le réseau consulaire, et de s'étonner ensuite qu'il existe des ingérences étrangères. Vous dites qu'ils sont sous contrôle. Combien sont-ils et quels sont les moyens concrets mis en place pour vérifier leur connaissance de la langue et de la culture françaises et leur honorabilité ?

M. Édouard Geffray. - Pour les Elco, il n'existait pas de contrôle, ni sur la maîtrise du français ni sur le contenu des enseignants. En revanche, pour les Eile, les négociations avec les pays entre 2020 et 2021 ont abouti à une nouvelle convention, instaurant un double contrôle. Le niveau minimal de maîtrise du français requis est le niveau B2. L'intervenant doit produire une attestation. Ensuite, des inspecteurs de l'éducation nationale viennent contrôler ces intervenants, qui enseignent en dehors du temps scolaire, mais en lien avec l'éducation nationale : ils contrôlent le contenu des cours et les cahiers des élèves, pour vérifier que les cours soient conformes au cadre fixé, notamment aux valeurs républicaines qui sont au fondement de notre système scolaire.

La première année, le niveau de contrôle par les inspecteurs de l'éducation nationale n'était pas satisfaisant - je vous transmettrai les chiffres exacts par écrit, mais cela représente quelques centaines d'intervenants contrôlés. Nous étions alors en période de covid. Désormais, l'objectif fixé, et qui sera tenu, est de 100 % d'inspections pour la première année, avec, ensuite, des visites périodiques, pour nous assurer que les enseignements restent conformes au-delà de la première année. Nous prévoyons la possibilité de mettre un terme immédiatement aux interventions de toute personne qui ne remplirait pas les conditions fixées. Nous en sommes à la deuxième année pleine de contrôles.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Ainsi, il n'y a pas de contrôle d'honorabilité avant le début de l'enseignement. De plus, le contrôle n'est pas effectué à 100 %.

M. Édouard Geffray. - Le niveau de français est lui-même une condition d'éligibilité au dispositif, ce qui constitue un premier barrage. Ensuite, au cours de la première année, un inspecteur de l'éducation nationale réalise une inspection, qui sera effectuée à 100 % dès cette année.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Il n'y a donc pas de contrôle d'honorabilité a priori.

M. Édouard Geffray. - Dans tous les cas, pas par l'éducation nationale. Je n'ai pas ce pouvoir.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Ne pourrions-nous pas imaginer que les enseignements soient réalisés par des enseignants formés en France ? Pourrions-nous nous dégager du réseau consulaire pour trouver les enseignants ?

M. Édouard Geffray. - Nous parlons de l'enseignement d'une langue et d'une culture d'origine, c'est-à-dire d'un environnement général. Votre proposition relève d'une orientation politique qui dépasse largement le périmètre de votre serviteur dans le cadre de ses fonctions actuelles. Techniquement, juridiquement, rien ne l'interdirait. Simplement, le choix réalisé depuis plusieurs décennies est que les autorités consulaires, en lien avec l'éducation nationale, puissent organiser la dispense de ces cours, dans ce cadre précis.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Il est toujours difficile de dire à des enfants français que l'on va leur apprendre une langue et une culture d'origine avec des enseignants qui seraient eux aussi complètement français : j'y vois une forme de contradiction.

Je suis élu du département du Val-d'Oise, département où vivait et a été tué Samuel Paty. Vous parlez de torrent de fausses informations ; j'y suis très sensible. Depuis, quels sont les modes de contrôle du ministère sur les fausses informations et les moyens de détection au sein des classes ? Il s'agit de pouvoir intervenir auprès des familles et des enfants, pour soutenir les enseignants et les personnels éducatifs et d'encadrement.

M. Édouard Geffray. - La question est suivie par le secrétaire général du ministère.

Nous avons une cellule ministérielle de veille et d'alerte qui, tous les jours, via l'application Faits Établissement, analyse les remontées, avec une veille numérique associée, pour vérifier toute information qui mettrait en cause des agents.

Quand des propos commencent à circuler sur un agent et le mettent en cause, la protection fonctionnelle est automatiquement accordée : nous avons inversé la logique, il existe désormais une présomption de nécessaire protection. Nous proposons donc systématiquement la protection fonctionnelle à l'agent. Plusieurs mesures en découlent : des mesures peuvent être prises avec les réseaux sociaux pour éliminer les contenus, la police peut protéger les personnes mises en cause, les établissements sont sécurisés, puis des actions pédagogiques ont lieu dans les classes pour rétablir la vérité, qui a été déformée et instrumentalisée, voire contrer des faits créés de toute pièce. La réaction est systématique et automatique. Dès lors qu'un collègue est mis en cause, nommément, l'ensemble de cette chaîne de réponse est déclenché. Le HFDS vous donnera les chiffres.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Ne pouvez-vous donc pas nous donner le nombre de cas et son évolution ?

M. Édouard Geffray. - Non, cela ne relève pas de ma direction. Le HFDS vous le dira le 14 mai. Je ne peux vous donner des chiffres imprécis. En revanche, les remontées sont bien quotidiennes, et l'engagement de la protection fonctionnelle est bien immédiat, dès lors qu'un agent est mis en cause, notamment sur les réseaux sociaux.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Combien de personnes exercent au sein de la cellule ministérielle de veille et d'alerte ?

M. Édouard Geffray. - Cette cellule relève du HFDS, il vous dira combien d'équivalents temps plein (ETP) y travaillent. Elle comprend plusieurs agents, la permanence est active jour et nuit.

M. Rachid Temal, rapporteur. - J'en viens à l'enseignement supérieur, en espérant obtenir plus de réponses. Vous avez cité les pays à risque : Chine et Russie, qui sont les plus problématiques, puis l'Afrique du Nord, qui inclut trois pays. Sont-ils tous concernés ?

M. Benjamin Leperchey. - Je pensais particulièrement au Maroc. Cependant, je précise que je vous ai présenté le discours général que nous portons.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous sommes dans une commission d'enquête, nous espérions aller plus loin que le discours général...

M. Benjamin Leperchey. - Certes, mais le HFDS pourra entrer dans les détails et vous donner les chiffres, car cela relève de sa mission. Dans le discours général de sensibilisation, voilà les pays sur lesquels nous appelons l'attention de la gouvernance des établissements.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourquoi ne citez-vous pas les États-Unis ?

M. Benjamin Leperchey. - Nous ne les citons pas non pas parce qu'il y aurait un risque moindre, mais parce que les opérations d'ingérence sont moins manifestes. Il est donc plus difficile de communiquer dessus. En matière de PPST, comme tous les grands pays scientifiques, les États-Unis restent un point d'attention.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous évoquez la liberté des chercheurs, des enseignants et des établissements. Vous dites ensuite que, dans les établissements spécialisés, comme l'Inalco, tout est sous contrôle, et que la prise de conscience est réelle dans les autres établissements. Cela suppose que vous ayez des indicateurs sur lesquels vous fondez vos propos. Quels sont ces indicateurs ? Quelles sont vos capacités pour intervenir en cas d'ingérences avérées ?

M. Benjamin Leperchey. - Avec l'Inalco, nous avons travaillé sur le contrat pluriannuel avec l'État, très intéressant en la matière. Par ailleurs, l'Institut se présente comme un établissement construisant une vision objective de l'histoire et des relations entre les pays. Il insiste sur le fait qu'il est l'un des derniers établissements occidentaux à pouvoir le faire, contrairement à des instituts d'autres pays, qui construisent leur propre narratif sur le sujet. Telles sont la raison d'être et l'utilité que l'Institut affiche : une capacité d'analyse européenne et occidentale sur les relations entre pays. Je n'ai pas de doute sur le fait que l'Inalco soit extrêmement vigilant au regard des relations qu'il construit avec les pays, pour élaborer un narratif objectif, différent de celui que les pays proposent eux-mêmes. Je ne peux dire si cela est totalement vrai, mais telle est la manière dont l'Inalco décrit sa raison d'être. L'Institut est vigilant et prudent. J'espère avoir répondu à votre question.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Pas vraiment. Le ministère dispose-t-il d'un observatoire, d'outils, d'indicateurs pour mieux comprendre le risque d'ingérence dans les établissements d'enseignement supérieur ?

M. Benjamin Leperchey. - Nous n'avons pas de remontées systématiques des difficultés, mais les remontées sont systématiques pour les faits graves. Nous envoyons régulièrement des circulaires aux FSD sur le sujet - la dernière date de mars 2024 - rappelant cette exigence de remontée systématique des faits graves. Cependant, il existe une difficulté : autant les faits sont clairement identifiables en matière d'intrusion, autant pour de l'ingérence, pour une forme de communauté de pensée entre un enseignant et les intérêts d'un pays, la ligne n'est pas nette. À ce titre, nous n'avons pas de remontées systématiques. Je serais bien en peine de vous indiquer un niveau de couverture.

M. Rachid Temal, rapporteur. - N'avez-vous donc pas d'observatoire ou de centralisation des informations sur les intrusions manifestes ?

M. Benjamin Leperchey. - Si, le HFDS le fait. Et pour les ingérences moins manifestes, nous invitons à effectuer des signalements autant que faire se peut.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Nous allons auditionner le secrétariat général du ministère. L'organigramme est un peu complexe. Les directions sont nombreuses, mais des responsabilités se recoupent, notamment en matière de numérique éducatif.

Combien de personnes travaillent pour le Clemi ? L'équipe me semble restreinte par rapport aux enjeux. Quels sont les budgets dédiés ?

Comment les élèves sont-ils sensibilisés et formés aux médias sociaux - à différencier des médias professionnels ? Une politique particulière est-elle menée ? Le cas échéant, est-elle menée exclusivement par le Clemi ou dans le cadre de l'enseignement général, tel que cela a été défini dans la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance, quand M. Jean-Michel Blanquer était encore ministre ? Nous avions voté le principe de la formation des formateurs sur ces sujets. Année après année, nous demandons un bilan précis des budgets dédiés et des modalités de formation des formateurs au numérique éducatif. Le numérique éducatif n'est pas qu'un outil pédagogique. Tout l'écosystème numérique, ses potentialités et ses risques doivent être abordés, comme le code de l'éducation le prévoit depuis 2011. Quels sont les contenus ?

En matière d'équipements, des directives émanant du Premier ministre ou de la direction interministérielle du numérique (Dinum) existent-elles au regard des entreprises à sélectionner pour le traitement des données liées aux élèves et étudiants ? Ces données étant sensibles, il peut y avoir des risques d'influence et d'ingérence étrangères. Existe-t-il des instructions précises et coordonnées, fondées sur une vision stratégique de la Dinum ?

La Dgesco est-elle en contact régulier avec le Comité d'éthique pour les données de l'éducation mis en place par M. Jean-Michel Blanquer, présidé d'abord par Mme Claudie Haigneré, puis maintenant Mme Nathalie Sonnac, comité qui fait des préconisations pour préserver les élèves au travers de leur recours au numérique ?

Enfin, que pouvez-vous nous dire des récents événements, qui ont gravement atteint l'école, notamment via ses espaces numériques de travail (ENT) : les élèves et les établissements ont été victimes de piratage informatique et de graves menaces, il y a quelques semaines à peine.

Merci pour vos réponses, que j'espère les plus précises possible.

M. Édouard Geffray. - L'éducation aux médias et à l'information n'est pas l'apanage du Clemi. Le Clemi assure une vision intégrée avec les partenaires extérieurs du type France Télévisions et Radio France et la presse écrite, mais il fait partie de l'opérateur Réseau Canopé. Le Clemi compte une vingtaine de personnes. Nous travaillons à renforcer ses moyens avec la directrice du Réseau Canopé. Comme la structure appartient au réseau, qui la prend intégralement en charge, je ne connais pas le montant des lignes budgétaires propres. Je demanderai l'information au Réseau.

L'un des enjeux, exprimé dans une circulaire du 24 janvier 2022, est de faire en sorte que l'articulation de l'action du Clemi et de l'éducation nationale soit efficace dans tout le territoire. En 2022, nous avons restructuré la gouvernance au niveau académique et créé des cellules académiques dédiées à l'éducation aux médias et à l'information, associant à la fois le Clemi, les services des délégations académiques au numérique éducatif (Dane) et les corps d'inspection du premier degré et du second degré. Un responsable est à la tête de cette cellule, qui a pour objectif à la fois d'identifier l'ensemble des actions qui sont actuellement menées dans les écoles et les établissements scolaires, d'impulser les actions à venir et la formation des équipes éducatives et de faciliter les contacts avec l'ensemble des partenaires.

L'un des enjeux est effectivement lié au flux d'informations qui viennent des réseaux sociaux. Deux leviers essentiels existent. L'éducation à l'information et à l'esprit critique constitue un parcours complet, au sein des programmes scolaires, qui va du CP à la terminale ; les briques des programmes permettent de développer son esprit critique dans son rapport à l'information.

Sur la partie numérique stricto sensu, nous avons développé l'outil Pix, qui permet aux élèves de développer des compétences et de bons réflexes numériques, dès la fin du primaire, avec une attestation délivrée en fin de sixième, généralisée cette année à tous les collèges, une certification en fin de troisième et une autre en fin de terminale. Nous sommes en train de développer un outil complémentaire, Pix+ Édu, dédié aux professeurs. Il s'agit de développer des compétences numériques stricto sensu, mais aussi les bons réflexes de sécurité informatique et de transmission d'informations. Chacun peut être victime d'une information fausse, mais aussi en être l'auteur, le relais ou le consolidateur, via par exemple des likes sur Twitter, qui renforcent la véracité des informations. Pix évolue au cours de la scolarité, et est aussi disponible à la population générale. Dans le cadre scolaire, Pix est obligatoire ; Parcoursup demande de plus en plus les attestations.

En matière de formation des professeurs, nous avons, compte tenu du nombre d'agents, instauré un plan national de formation, dont l'EMI est une dimension fondamentale. Nous avons développé un schéma directeur de 2022 à 2025, dont l'EMI est un pilier. Ensuite, des sessions de formation sont organisées au niveau national, puis les plans académiques de formation viennent toucher un public croissant. En 2021-2022, 393 modules de formation ont été réalisés, pour 4 938 agents formés. En 2022-2023, 359 modules de formation ont été dispensés, à destination de 18 148 agents formés. Je n'ai pas encore les chiffres pour l'année en cours.

Vous pouvez le constater : quand on m'interroge sur mon domaine, je dispose bien des chiffres ; je vous prie de m'excuser pour mes précédentes réponses, qui, faute d'informations précises, ne vous avaient pas satisfaits.

La direction du numérique pour l'éducation (DNE) émet des recommandations, notamment sur les outils de communication entre professeurs et élèves. Certains outils, pendant le covid, posaient problème, notamment au regard du règlement général sur la protection des données (RGPD) et moins au regard des informations qui pouvaient circuler, même si ces aspects se rejoignent. Mes anciennes fonctions m'incitent à y être sensible. Quand on parle de protection des personnels, d'information, de risque de piratage, on parle toujours un peu de souveraineté, qu'elle soit individuelle ou collective. Les recommandations émises par la DNE sont très explicites, application par application. Un certain nombre de guides sont émis par la DNE à destination des enseignants, ainsi que des instructions, qui passent par le réseau des délégués académiques au numérique éducatif.

Compte tenu de l'ampleur de notre ministère, puisque 20 % de la population française passe dans nos murs tous les jours, je ne peux vous assurer que des élèves ou des professeurs n'utilisent pas tel réseau social non recommandé. Toutefois, pour les applicatifs scolaires, une forme de sécurisation s'est organisée et des consignes strictes sont passées.

Enfin, pour qu'elles soient accessibles aux professeurs dans un cadre scolaire, sur la plateforme dédiée, il faut que les données respectent le cadre du gestionnaire d'accès aux ressources (GAR), qui a pour vocation de garantir un ensemble de règles de certification, notamment sur le fait que les données ne puissent être transférées ou destinées à un usage malveillant. La DNE effectue un travail constant avec ses partenaires, qui, dans le cadre des commandes publiques, sont amenés à produire des ressources ou des outils numériques, pour être sûre que l'ensemble des données ne puisse faire l'objet d'un mésusage ou d'une captation par des tiers.

Sur les écrans, la commission d'experts sur l'impact de l'exposition des jeunes aux écrans a fait des préconisations. Nous allons les examiner, même si nous avons nos propres préconisations, notamment pour les plus petits enfants. Nous sommes cependant tributaires du fait que les jeunes peuvent très facilement créer un compte sur les réseaux sociaux.

Concernant les ENT, des menaces ont été proférées sur ces espaces de travail. Sous réserve de la confirmation du HFDS, il s'agit non d'une faille globale de sécurité, mais plutôt de piratages de comptes à l'échelle individuelle, comptes instrumentalisés pour écrire à un grand nombre de personnes en même temps. Les messageries ont donc été suspendues à la veille des vacances de printemps, pour procéder à une remise à jour générale et à une actualisation des mots de passe. Les comptes sont progressivement rouverts depuis la fin des vacances scolaires.

M. Benjamin Leperchey. - Les applicatifs utilisés dans les établissements supérieurs sous la tutelle du ministère sont principalement développés soit par l'Agence de mutualisation des universités et des établissements (Amue), soit par l'association Cocktail, qui font de la mutualisation entre établissements. Ces outils sont donc souverains.

Nous faisons face à une difficulté particulière pour les équipements physiques. Les établissements achètent dans le cadre des marchés publics, selon le code de la commande publique, qui malheureusement leur interdit d'exclure des prestataires et des fournisseurs au sujet desquels ils alertent le HFDS. À ce stade, le HFDS et le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), au sein de leurs travaux interministériels, n'ont pas encore trouvé de réponse complètement satisfaisante. Ce point de vigilance remonte spontanément, ce qui nous laisse penser que les établissements restent dans l'ensemble vigilants sur ces questions.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Cela justifie pleinement ce que le Parlement a voté, grâce au Sénat, dans le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, aux articles 10 bis A et 10 bis B.

Mme Nathalie Goulet. - Je ne suis pas une spécialiste de l'éducation. Quand vous parliez de ZRR, pour zones à régime restrictif, je pensais plutôt aux zones de revitalisation rurale. Il faut parfois faire un peu de pédagogie... Pourriez-vous nous communiquer l'ensemble des documents que vous avez cités, notamment les circulaires ? Notre commission comprendrait mieux l'articulation de vos directions. De votre point de vue, tout semble clair ; de l'extérieur, cela l'est moins.

J'ai eu le plaisir et le privilège de vice-présider la mission d'information Gattolin. En matière de recherche, nous avions envisagé un dispositif similaire à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), avec des déclarations d'intérêts de la part de chercheurs ou d'intervenants extérieurs. Est-ce d'actualité, ou cela n'a-t-il pas lieu d'être ?

Enfin, quelle est votre analyse des attaques répétées contre la laïcité, à tous les niveaux de l'enseignement - des menaces envers les instituteurs jusqu'aux événements à SciencesPo ? Malgré tous les dispositifs mis en place, les attaques sont réitérées. N'y voyez-vous pas une influence étrangère ?

M. Benjamin Leperchey. - Concernant les déclarations d'intérêts, c'est l'autonomie des établissements et leur liberté en matière de partenariats qui sont en jeu. Certains sont plus avancés que d'autres. Nous incitons à la vigilance ; pour autant, il n'appartient au ministère ni d'imposer la forme que pourraient prendre ces déclarations ni d'établir une liste de ce qui serait permis ou non. Nous entrons dans le champ de la liberté académique.

Mme Nathalie Goulet. - Auriez-vous des recommandations, toutefois, afin que nous puissions esquisser une forme de déclaration d'intérêts, pratique qui semble devenue classique ? En matière de transparence, on en demande beaucoup à chacun, cela pourrait aller dans le bon sens.

M. Benjamin Leperchey. - Atteintes à la laïcité et antisémitisme ne sont pas les mêmes sujets. Depuis le 7 octobre, ces questions ont pris une coloration particulière au sein des établissements d'enseignement supérieur. La ministre est très vigilante à ces questions. Elle a encore fait passer des instructions ce matin aux présidents des universités pour leur dire de réaliser une remontée systématique de tous les faits antisémites ou d'atteinte aux valeurs de la République. En cas de doute, nous leur demandons de remonter plus que pas assez.

Si, en matière de partenariats, on nous oppose assez rapidement la liberté académique, il n'y a aucun frein dans les établissements pour signaler les faits antisémites ou les faits d'atteinte aux valeurs de la République ; les présidents font bien remonter les faits. La ministre va créer un canal numérique unique de remontée des faits. La cellule ministérielle de veille et d'alerte fait également une veille sur l'enseignement supérieur et nous remonte tous les faits portés à sa connaissance, chaque jour.

Sur le traitement des signalements, nous en sommes encore à trouver un équilibre entre la vie démocratique, l'expression de points de vue divers - le débat entre étudiants fait partie de la mission des établissements - et l'exigence, portée très fortement par la ministre, du respect de la pluralité des opinions et de débats sans blocages.

Pouvons-nous y voir des influences étrangères ? Pas manifestement. Peut-être, mais ce n'est pas ce qui ressort des signalements. Nous voyons plutôt des syndicats étudiants ou des partis politiques qui instrumentalisent ou portent eux-mêmes un certain nombre de manifestations. Je n'ai pas eu connaissance de mouvements ou de faits manifestement pilotés ou motivés par un pays étranger.

M. Édouard Geffray. - La loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics définit un cadre très clair pour l'enseignement scolaire. Nous disposons d'un système de remontées et d'équipes d'appui qui sont très actives.

Les variations trimestrielles sont très nettes : 1 731 faits d'atteinte à la laïcité recensés au deuxième trimestre 2023, contre 3 306 au premier trimestre, qui avait été marqué par la position très claire du ministre Attal selon laquelle la loi du 15 mars 2004 faisait obstacle au port de l'abaya et du qamis. À la rentrée, nous avons vu une tentative de passer outre, qui s'est résorbée en quelques jours.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Combien d'élèves ces chiffres représentent-ils ?

M. Édouard Geffray. - Je ne peux vous répondre, et je ne sais pas si le HFDS dispose de cette information. Je vais essayer de la trouver pour le 14 mai prochain. Pour le port de l'abaya ou du qamis, il y a eu 1 034 atteintes à ce titre au cours du premier trimestre, sachant que nous accueillons 12 millions d'élèves.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel est donc le ratio ?

M. Édouard Geffray. - Cela représente environ une atteinte pour 12 000 élèves, mais quand ces faits apparaissent cela pose un vrai problème. D'autres atteintes à la laïcité ont eu lieu lors des hommages à Samuel Paty et à Dominique Bernard.

Nous constatons une chute de moitié entre le premier et le deuxième trimestre, mais aussi une tendance de fond d'augmentation des faits d'atteinte à la laïcité dans le premier degré. Cela pose donc la question du rôle des parents qui n'incitent pas leurs enfants à être en phase avec les valeurs de la République. La ligne est pourtant très claire : cela ne passe pas, on respecte les lois et les principes de la République. L'autonomie de l'individu se construit sur le fait qu'il respecte la loi de l'école.

Ensuite, des équipes académiques valeurs de la République (EAVR) sont systématiquement engagées dès lors qu'une situation problématique ne trouve pas de résolution immédiate au sein de l'établissement. Dans 87 % des faits, les EAVR sont intervenues dans les écoles en question : la réponse est systématique. En vis-à-vis, une action de prévention est menée, puisque ces équipes ont mené 859 actions de prévention au sein des établissements. Elles expliquent pourquoi certains comportements ne sont pas acceptés et le sens de ces principes, qui sont liés à la liberté et la protection des mineurs. Ces actions sont aussi importantes que les actions curatives.

Mme Nathalie Goulet. - Avez-vous associé les parents ?

M. Édouard Geffray. - Cela est très variable. Si un jeune a un comportement d'atteinte aux valeurs de la République, la loi prévoit une phase de dialogue et éventuellement une sanction. Dans les deux cas, les parents sont associés. Souvent, le simple rappel à l'ordre sur le port d'un signe religieux suffit ; si cela ne suffit pas, la phase de dialogue associe l'élève mineur et ses parents. En cas de procédure disciplinaire, il en va de même.

Je ne connais pas la part des actions de prévention qui associent les parents. C'est néanmoins un enjeu majeur.

Enfin, nous sommes en train de former l'intégralité des personnels de l'éducation nationale aux valeurs de la République et au respect de la laïcité. Ainsi, plus de 550 000 personnels ont été formés en deux ans : nous maintenons la cadence, nous formons entre 250 000 et 300 000 personnels par an, y compris les contractuels, les assistants d'éducation (AED) et les accompagnants d'élèves en situation de handicap (AESH). Notre objectif est que d'ici à deux ans ou deux ans et demi, 100 % des personnels soient formés.

Mme Nathalie Goulet. - J'ai beaucoup travaillé sur les questions de radicalisation. Nous avons connu le même problème de formation des personnels.

J'espère enfin que vous pourrez nous transmettre l'ensemble des documents cités.

M. Dominique de Legge, président. - Vous parlez de veille, de remontées, d'interventions, pour des faits qui étaient manifestement des atteintes à la laïcité ou aux valeurs de la République. Chaque événement n'est pas forcément le fait d'une génération spontanée. À travers l'analyse de ces actes, pensez-vous qu'ils puissent être téléguidés à partir d'autres pays ? Des pays seraient-ils plus enclins à encourager des atteintes à la laïcité à l'école ?

M. Édouard Geffray. - Sur l'attribution d'une éventuelle influence à certains pays, je laisserai le HFDS vous répondre, s'il dispose des éléments, ce qui n'est pas mon cas. Il existe en revanche une corrélation étroite entre des pics d'atteinte à la laïcité de la part d'élèves et des faits d'instrumentalisation sur les réseaux sociaux. Je n'ai pas les moyens de vous dire si ces faits sur les réseaux sociaux sont téléguidés depuis l'étranger. Néanmoins, un certain nombre « d'influenceurs », sur les réseaux sociaux, incitent à de tels faits, pour créer une augmentation artificielle, à l'instant t, afin de faire masse ; nous constatons alors une corrélation entre des prises de position et certaines modes de contestation au sein des établissements scolaires.

Cependant, je ne peux vous dire si cela est rattaché à une volonté étrangère, au sens étatique du terme.

M. Dominique de Legge, président. - Merci, messieurs, pour vos éclairages.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo sur le site internet du Sénat.

La réunion est close à 16 h 35.