Mardi 30 avril 2024
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -
La réunion est ouverte à 14 heures 10.
Bilan annuel de l'application des lois - Communication
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Mes chers collègues, il me revient de vous présenter aujourd'hui le bilan de l'application des lois relevant du champ de compétences de notre commission. Cet exercice annuel, dont vous êtes désormais familiers, s'inscrit dans notre mission de contrôle de l'action du Gouvernement, car la bonne exécution des lois suppose une vigilance permanente de notre part.
Nous adoptons des lois, mais encore faut-il qu'elles soient appliquées, et pour cela que toutes les mesures réglementaires attendues soient prises en temps et en heure. Cette mission de suivi est aussi primordiale que délicate : il convient d'analyser quantitativement, mais aussi qualitativement, les textes réglementaires publiés au cours de l'année écoulée. Il s'agit d'apprécier si ces textes répondent aux attentes que nous avons formulées dans les lois que nous avons examinées.
Le rapport établi cette année porte sur vingt et une lois promulguées entre juin 2020 et le 30 septembre 2023, ce qui exclut de fait la loi du 23 octobre 2023 relative à l'industrie verte, votée à l'automne, qui sera donc examinée dans le bilan de l'année prochaine.
Parmi les textes dont nous suivons cette année l'application figurent des projets de loi d'envergure, pour lesquels notre commission avait reçu d'importantes délégations au fond, comme le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dit « Climat et résilience ».
Entrent également dans le champ de ce bilan plusieurs textes adoptés au cours de la précédente session parlementaire : la proposition de loi visant à limiter l'engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée, le projet de loi relatif à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes, dit « Nouveau Nucléaire », ou encore le projet de loi relatif à l'accélération de la production d'énergies renouvelables, pour lequel notre commission, alors présidée par Mme Sophie Primas, avait reçu une délégation au fond.
Sur ces vingt et une lois, neuf sont totalement applicables ; les taux d'application des onze lois partiellement applicables varient de 25 % à 92 %. Une seule loi demeure pour l'heure non applicable, la loi pour la mise en place d'une certification de cybersécurité des plateformes numériques destinée au grand public.
Ces éléments statistiques ne décrivent toutefois qu'imparfaitement l'application des lois. Les textes volumineux appellent en règle générale un grand nombre de décrets et affichent des taux de mise en application inférieurs à des propositions de loi ayant exigé la prise de quelques mesures seulement, et ce compte non tenu de ce que, pour plusieurs d'entre elles, les mesures d'application ont été prises depuis la fin de la période de référence du bilan.
Les chiffres sont donc moins éloquents que des exemples concrets. Aussi ne passerai-je pas en revue l'ensemble des lois sous forme d'inventaire : je me focaliserai plutôt sur des problématiques bien spécifiques concernant la mise en application des textes les plus emblématiques et les plus récents que nous avons examinés.
Je commencerai par la loi Nouveau Nucléaire du 22 juin 2023. Composée de vingt articles, elle vise à accélérer la construction de nouveaux réacteurs afin d'accomplir la relance de la production d'énergie nucléaire annoncée par le Président de la République dans le discours de Belfort, le 10 février 2022. Elle tend aussi à améliorer la sûreté des réacteurs existants lors de leur réexamen ou de leur arrêt.
Au 1er avril 2024, quinze articles de cette loi ont trouvé une application, parmi lesquels onze sont d'application directe et quatre ont nécessité des décrets.
Un article n'est pas pleinement applicable, tandis que huit rapports d'évaluation sont encore attendus.
Par ailleurs, trente-neuf des cent cinq articles de la loi du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables, soit 37 % du total, avaient été reçus en délégation par notre commission. Cette loi a permis de consolider la planification des projets de production d'énergies renouvelables, en conférant aux communes et à leurs groupements les outils idoines pour faciliter l'évolution de leurs documents d'urbanisme. Elle a également autorisé l'accélération des procédures de raccordement des projets d'énergies renouvelables au réseau et, plus largement, celle des projets industriels nécessaires à la transition énergétique. Elle a en outre institué des contrats de long terme pour l'électricité renouvelable. Sur l'initiative du rapporteur Patrick Chauvet, ces contrats ont été étendus au biogaz, et un cadre légal a été introduit pour développer l'agrivoltaïsme.
Au 1er avril 2024, vingt-sept articles de cette loi ont trouvé une application : parmi ceux-ci, vingt sont d'application directe, un a nécessité une ordonnance et huit un décret ou un arrêté. En outre, un rapport d'évaluation a été remis.
Huit articles de cette loi ne sont pas pleinement applicables, tandis que cinq rapports d'évaluation sont encore attendus.
L'application des lois peut donc encore progresser, tant dans le domaine du nucléaire que dans celui du renouvelable.
Surtout, cinq ans après la publication de la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat, la loi de programmation quinquennale sur l'énergie et le climat, qui selon la loi de 2019 doit fixer les objectifs et les priorités d'action de notre politique énergétique nationale, se fait toujours attendre. Pis, le Gouvernement a annoncé renoncer à légiférer sur ce sujet et passer par la voie réglementaire, au mépris de la représentation nationale.
Dans la perspective de l'examen prochain par notre commission du projet de loi relatif au logement, il me semble important également de revenir sur les dispositions en matière de mixité sociale prévues par la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale, dite « 3DS », qui n'ont toujours pas été prises. Nous attendons toujours la publication des décrets définissant les critères permettant de distinguer les résidences à enjeu prioritaire de mixité sociale et d'identifier les ménages candidats à l'attribution d'un logement social, pourtant annoncée par Élisabeth Borne, alors Première ministre, lors du comité interministériel des villes du 27 octobre dernier.
Il convient néanmoins, fort heureusement, de relever aussi la bonne application de certaines lois. Tel est le cas notamment de la proposition de loi sénatoriale relative au « zéro artificialisation nette » (ZAN) que nous avons portée au printemps dernier, de manière transpartisane - je veux à cette occasion de nouveau rendre hommage à Valérie Létard et à Jean-Baptiste Blanc -, et qui a abouti à la promulgation en juillet 2023 de la loi visant à faciliter la mise en oeuvre des objectifs de lutte contre l'artificialisation des sols et à renforcer l'accompagnement des élus locaux, dite « ZAN 2 », laquelle vient corriger et assouplir un certain nombre de dispositions de la loi « Climat et résilience » relatives à l'artificialisation des sols.
Surtout, l'instruction de cette proposition de loi a permis, grâce à un dialogue « serré » avec le Gouvernement, de corriger les deux décrets d'application pris en avril 2022 qui contrevenaient entièrement à l'esprit de la loi que nous avions pourtant votée. Je le rappelle, il s'agissait du décret sur la nomenclature et du décret sur les schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (Sraddet).
Globalement, donc, la situation s'améliore en ce qui concerne la publication des textes réglementaires, mais nous restons bien sûr très attentifs à la mise en oeuvre concrète de ces mesures dans les territoires, notamment dans le cadre du groupe de suivi des dispositions législatives et réglementaires relatives à la stratégie de réduction de l'artificialisation des sols, présidé par notre collègue Guislain Cambier, dont Jean-Baptiste Blanc est le rapporteur.
De la même façon, la loi du 2 février 2023 visant à limiter l'engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée, issue d'une proposition de loi dont l'initiative revient à notre ancien collègue sénateur Jean-Noël Cardoux, est désormais totalement applicable. L'objectif de cette loi est de rétablir les continuités écologiques en limitant les possibilités d'ériger des grillages, tout en assurant parallèlement la protection de la propriété privée. Depuis son entrée en vigueur, le public et les médias se sont émus que trois propriétaires, dans le Haut-Rhin, en Isère et dans les Alpes-Maritimes, décident d'interdire le passage de promeneurs sur leurs propriétés, sous peine d'une verbalisation prévue par le texte. Mais, dans le cas de ces propriétés qui jusqu'alors n'étaient pas engrillagées, l'application de la loi apparaît comme un prétexte opportun, de même que pour certains de ses opposants.
Tels sont, mes chers collègues, les quelques exemples que je souhaitais évoquer à l'occasion de cette communication annuelle. Le bilan écrit, établi par nos services, détaillera l'application de chacune des vingt-et-une lois traitées par notre commission et sera prochainement publié. En outre, le débat sur l'application des lois organisé en séance publique le mardi 28 mai prochain nous fournira l'occasion d'interroger directement le Gouvernement au sujet des lacunes relatives à l'application des lois que nous avons votées. Il importe que la volonté du législateur soit strictement respectée ; il nous faut donc continuer de porter une attention toute particulière à ces sujets, notamment par nos travaux de contrôle.
Notre travail a pour objet non seulement le vote des lois, mais aussi le contrôle de l'action du Gouvernement : nous devons nous assurer de la bonne application des lois que nous avons votées. Ce suivi est important : il en va de notre crédibilité auprès de nos concitoyens, lesquels s'étonnent lorsque les décrets n'ont pas été pris ou lorsque les ordonnances tardent à être prises, ce qui est malheureusement trop souvent le cas.
Mme Sophie Primas. - Madame la présidente, ce bilan essentiel établit, comme chaque année, que notre rôle est aussi de contrôler l'action du Gouvernement et les effets des lois. Il y a quelques jours, les médias se sont émus de la mort de deux orques du parc Marineland d'Antibes. Les spectacles d'orques étant sur le point d'être interdits par la loi, ces animaux seront bientôt exportés vers des pays asiatiques ; et les mêmes associations environnementales qui poussaient à la roue lors de l'examen de la proposition de loi visant à lutter contre la maltraitance animale, malgré les apports d'Anne Chain-Larché, se réveillent aujourd'hui...
Nous devons pousser notre rôle de contrôle de l'application des lois le plus loin possible, pour ce qui est notamment des délicats sujets du logement et de l'énergie.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Tout à fait. Nous l'indiquons au président Larcher à chaque conférence des présidents : nous voudrions engager davantage de missions de contrôle sur de nombreux thèmes, mais nous sommes contraints de nous freiner faute de moyens humains et de temps disponible, compte tenu de l'importance qu'ont par ailleurs les commissions d'enquête, qui sont extrêmement chronophages et dont les sujets mobilisent notre commission, et les dossiers législatifs.
Nous sommes obligés de ne pas mettre en place certaines missions de contrôle que nous avions pourtant prévues. Je sais ainsi que certains collègues sont très intéressés par la mission de contrôle sur la filière automobile que nous souhaitions lancer, mais nos services sont mobilisés par les textes législatifs à venir, par les commissions d'enquête et par les missions d'information déjà installées. Je l'ai indiqué à Antoinette Guhl au sujet du format de la mission « flash » sur les politiques publiques en matière de contrôle du traitement des eaux minérales naturelles et de sources, sujet d'actualité qu'il était important que nous traitions.
Le contrôle de l'action du Gouvernement, qui est le deuxième volet de notre mission, est toujours quelque peu relégué au second plan de nos travaux, malgré son extrême importance.
Mission sur la crise du logement - Examen du rapport d'information et vote sur les propositions des rapporteurs
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente, rapporteur. - Mes chers collègues, le second point à l'ordre du jour de nos travaux consiste dans l'examen des conclusions de notre mission d'information sur la crise du logement.
« Logement trop cher, trop petit, la vie n'a pas de prix », auraient sans doute chanté Jean-Louis Aubert et le groupe Téléphone en 2024, tant le logement, parfois qualifié de produit de luxe alors qu'il s'agit d'un bien de première nécessité, est devenu le souci quotidien et la dépense principale de nos concitoyens. Son impact sur leur vie est tel que la crise du logement est non seulement économique ou sociale, mais fondamentalement politique, d'autant que, si rien n'est fait, cette crise perdurera au moins au cours des trois prochaines années - du reste, elle sera vraisemblablement un déterminant du vote lors des prochaines échéances électorales.
Mais, pour apporter les bonnes solutions, il faut d'abord poser le bon diagnostic et examiner les symptômes. C'est ce que nous avons fait, à la demande du président du Sénat, Gérard Larcher, qui dès le mois d'octobre dernier a demandé à la commission des affaires économiques d'organiser une mission d'information transpartisane sur la crise du logement, dont j'assume le rapport avec Viviane Artigalas et Amel Gacquerre. Nos auditions ont commencé à la mi-décembre et se sont achevées au début du mois d'avril. Nous avons tâché d'auditionner un spectre très large d'acteurs et de professionnels du secteur, du logement tant social que privé, mais aussi un certain nombre d'universitaires, d'experts et d'élus.
Les symptômes de la crise du logement sont aujourd'hui bien visibles. On peut en distinguer principalement cinq.
Le premier est la chute des volumes de la construction neuve. Par rapport à 2022, la réduction du nombre des permis de construire, des mises en chantier, des réservations et des ventes de logements neufs est de 20 % à 30 % - les ventes de logements neufs sont au plus bas depuis 1995.
L'on constate également une forte baisse des transactions dans l'ancien, de l'ordre de 22 % sur un an, leur nombre étant ramené à celui de 2017. C'est la plus forte baisse sur un an observée depuis cinquante ans. La production de crédits a quant à elle baissé de plus de moitié en dix-huit mois, selon la Banque de France.
La chute des transactions dans le neuf et l'ancien et celle du nombre de crédits immobiliers provoquent un blocage du parcours résidentiel qui se manifeste, dans les agences, par l'effondrement des offres de location de longue durée : selon les données du site SeLoger.com, celles-ci ont baissé globalement de 36 % en deux ans. Ce blocage se fait également sentir dans le logement social, le nombre de demandeurs atteignant désormais 2,6 millions. Il y a 1,8 million de personnes demandant un premier accès au logement social, auxquels s'ajoutent 800 000 locataires qui demandent de changer de logement dans le parc social.
Enfin, le dernier symptôme de cette crise est l'ampleur du mal-logement. Selon la Fondation Abbé Pierre, qui a participé à l'une des tables rondes que nous avons organisées, plus de 4 millions de personnes étaient mal-logées en 2023, parmi lesquelles plus d'un million de personnes sont privées de logement personnel.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Les symptômes connus, il nous faut maintenant radiographier la crise du logement pour en identifier les causes à court, moyen et long terme et porter le bon diagnostic.
Les origines de la crise du logement que nous traversons sont anciennes ; on peut en recenser quatre causes principales.
La première est l'effet inflationniste de l'environnement financier. Les taux bas, de 1 % voire moins, mis en place par les banques centrales pour soutenir la croissance ont conduit à une explosion des prix de l'immobilier. Ce contexte financier a provoqué une rupture avec la tendance de très long terme qui faisait progresser les prix de l'immobilier au même rythme que les revenus des ménages. Durant les vingt-cinq dernières années, les prix ont été multipliés par plus de deux alors que le revenu disponible brut n'a pas du tout connu la même dynamique.
La hausse des prix a été concomitamment la cause d'une forte détérioration de la rentabilité locative, car, mathématiquement, les loyers, eux, ont globalement progressé au même rythme que les revenus. Mais la faible attractivité de cet investissement est en réalité structurelle. En effet, les premières mesures fiscales de soutien à l'investissement locatif ont été prises en 1984, il y a donc quarante ans, avec le dispositif Quilès-Méhaignerie.
La troisième cause de long terme est la difficulté de la construction neuve à suivre la demande soutenue de logements. En effet, notre pays a conservé, jusqu'à très récemment, une démographie plus dynamique que dans le reste de l'Europe. Cette tendance a été renforcée par les mouvements de desserrement des ménages - célibat, hausse du nombre des familles monoparentales - et par le vieillissement de la population. S'y ajoute le fait que notre pays est l'une des premières destinations touristiques mondiales. De surcroît, la population continue de se métropoliser, ce qui renforce les zones de tension tout en accroissant le nombre des logements vacants.
Enfin, s'est progressivement cristallisé un changement de regard sur l'acte de construire. Les constructions font désormais l'objet de nombreux recours de la part des riverains, signe sans doute d'une société plus individualiste où la vision de l'avenir a évolué.
À moyen terme, il faut souligner la responsabilité du Gouvernement. Là aussi, il est possible de retenir quatre causes principales qui ont pour points communs la volonté d'économies budgétaires immédiates et l'alourdissement des contraintes pour le secteur, comme l'a d'ailleurs souligné l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité dans sa contribution.
Il faut tout d'abord relever la réduction de l'appui financier aux bailleurs sociaux. À cet égard, les coups de canif qu'ont été la réduction du loyer de solidarité, le passage de la TVA de 5,5 % à 10 %, le retrait de l'État du Fonds national des aides à la pierre (Fnap) et les différents prélèvements sur Action Logement pèsent plus de 10 milliards d'euros depuis 2017. Le résultat est sans appel : il y a aujourd'hui 2,6 millions de demandeurs de logement social, contre 2 millions en 2016 ; dans le même sens, 86 000 agréments ont été accordés en 2023, contre 123 000 en 2016.
Par ailleurs, l'État a également réduit son soutien aux particuliers investisseurs ou primo-accédants. La réduction de l'assiette de l'impôt sur la fortune (ISF), devenu impôt sur la fortune immobilière (IFI), au seul patrimoine immobilier est symptomatique d'une vision dans laquelle l'immobilier serait une rente non productive à la différence des actifs financiers. On ne loge pourtant pas dans un portefeuille d'actions ! De même, la suppression du dispositif Pinel sans proposition de substitution laisse le secteur sans solution.
Le Gouvernement a également réduit son soutien à l'accession à la propriété, mettant fin dès 2018 au dispositif de l'aide personnalisée au logement « accession » (APL accession) et réduisant en 2024 le périmètre du prêt à taux zéro (PTZ), après plusieurs tentatives infructueuses les années passées.
Ce repli de l'État dans le domaine du logement est également sensible à l'endroit des maires. La suppression de la taxe d'habitation a mis fin au lien structurant entre les ressources de la commune, la population et le logement. La non-compensation totale de l'exonération de taxe foncière pour les logements sociaux constitue une sorte de double peine pour les communes qui en accueillent le plus grand nombre. Quant aux aides aux maires bâtisseurs, elles n'ont pas survécu au plan de relance.
Enfin, c'est bien à un « choc réglementaire », et non au « choc d'offre » promis, que l'on a assisté depuis 2017 avec l'adoption de l'objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) et du calendrier d'interdiction de la location des passoires thermiques à partir de l'an prochain dans le cadre de la loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « Climat et résilience », adoptée à l'été 2021. Enfin, la réglementation environnementale 2020 (RE2020) et d'autres réglementations, comme la généralisation des douches à l'italienne, ont fortement accru les coûts de construction.
Après les causes de long et de moyen terme, il nous faut examiner les causes de court terme.
Il est évident que le déclencheur principal est le quadruplement des taux d'intérêt. Mécaniquement, il a fait perdre environ 25 % de leur pouvoir d'achat aux acquéreurs potentiels et a bloqué le marché. Mais cette hausse, provoquée par la guerre en Ukraine, ne doit pas occulter trois autres éléments de compréhension.
Tout d'abord, la décision d'augmenter les taux d'intérêt prise par la Banque centrale européenne (BCE) était une réaction à la forte inflation qui a réduit le pouvoir d'achat des Français en renchérissant les coûts de l'énergie et de l'alimentation. Avec un reste à vivre réduit, il leur est plus difficile d'envisager une acquisition ou un déménagement. Sans augmentation des revenus, cette situation pourrait devenir structurelle.
Ensuite, l'inflation, par son impact sur certains matériaux, a touché de manière spécifique le domaine de la construction : la hausse des coûts de construction serait de l'ordre de 20 % depuis 2022.
Enfin, l'impact de la hausse des taux sur le poids de la dette a conduit le Gouvernement, comme en 2017, à prendre des mesures d'économies dans le domaine du logement. Autrement dit, contrairement à ce qui avait été fait lors des crises précédentes, au début des années 1990 ou en 2008, le Gouvernement a pris des mesures procycliques qui aggravent la crise du logement. Tel n'est pas le choix de la plupart des pays européens. Pour n'en donner qu'un exemple, l'Allemagne a annoncé, jusqu'en 2027, un effort exceptionnel de 18 milliards d'euros porté par l'État fédéral et de 45 milliards d'euros porté par les Länder pour contrer la crise du logement !
Mme Amel Gacquerre, rapporteure. - La crise touche tous les secteurs du logement. Si rien n'est fait rapidement, elle s'installera dans la durée et aura de graves conséquences.
L'immobilier est un secteur de long terme, dans lequel les projets mettent plusieurs années à se concrétiser. La crise de la demande entretient et accentue la crise de l'offre neuve. En effet, en France, la promotion neuve ne souffre pas de surproduction, comme c'est le cas dans d'autres pays : elle ne construit que ce qu'elle a vendu et financé auprès des banques. Dès lors, les programmes qui ne sont pas vendus et les permis qui ne sont pas demandés aujourd'hui sont autant de constructions qui ne se feront pas dans les prochaines années.
Les conséquences de cette situation sur l'emploi seront importantes : on parle de 150 000 à 300 000 suppressions de postes, emplois directs et indirects confondus, sur l'ensemble de la filière. Concernant les recettes fiscales, le Gouvernement a méconnu l'effet de levier des dépenses en matière de logement ; on évoque 3,8 milliards d'euros de pertes de droits de mutation et 4 milliards d'euros de moindres rentrées de TVA.
Cette crise économique du logement a une dimension politique forte, car le blocage du parcours résidentiel se traduit par un sentiment d'assignation à résidence ou de déclassement, faute de pouvoir accéder à la propriété comme l'ont fait les générations précédentes, phénomène particulièrement marquant pour les classes moyennes. Cette situation est vécue comme une injustice d'autant plus grande que se développent les résidences secondaires et les meublés de tourisme dans certaines zones tendues. Beaucoup de nos concitoyens sont ainsi privés du droit de choisir le lieu où ancrer leur vie et leur famille.
En effet, la crise du logement entrave des projets de vie. Comment étudier ou changer d'emploi sans pouvoir se loger ? Il n'y a pas de plein emploi ou de réindustrialisation sans logements. Comment agrandir sa famille sans pouvoir loger un enfant supplémentaire ? Le lien entre la chute de la démographie et la crise du logement a été trop peu souligné.
L'ensemble de ces situations met à mal le pacte social et menace la solidarité et la cohésion nationales. Des élus ont souligné la résurgence de manifestations identitaires ou régionalistes. Les polémiques qui ont lieu autour de l'accès au logement social et du maintien dans ce logement sont un autre signal de cette dynamique. Alors que, dans un parcours résidentiel fluide, le logement social était pour beaucoup un passage, lié à un moment de la vie - plusieurs d'entre nous peuvent en témoigner -, il est désormais perçu ou présenté soit comme une relégation soit comme un avantage indu.
Même si les taux d'intérêt baissent, relançant un peu l'immobilier, la crise du logement demeurera. Ce diagnostic alarmant doit nous conduire à agir rapidement et fortement sur la demande et sur l'offre tout en préparant une nécessaire refondation de la politique du logement.
Dans cette seconde partie de notre présentation, nous présenterons nos propositions selon trois volets : la relance de la demande, qui doit avoir un effet à court terme, la relance de l'offre, qui n'aura un impact qu'à moyen terme, et la refondation de la politique du logement, qui montrera ses résultats à long terme - soit, en termes imagés, les sucres rapides, les sucres lents et le changement de régime alimentaire.
Pour casser le cercle vicieux d'une aggravation de la crise et empêcher son installation dans la durée, il est nécessaire de commencer par relancer la demande. Ce sont les « sucres rapides ».
Comme lors des crises précédentes et comme le font plusieurs de nos partenaires européens, il nous faut prendre des mesures de relance puissantes et efficaces à très court terme ainsi que des décisions pour stopper l'attrition du marché locatif. Ces mesures peuvent être coûteuses, mais elles ont un effet de levier fiscal et économique. Gardons en mémoire qu'en 2022 les recettes fiscales liées au logement étaient estimées entre 90 et 100 milliards d'euros, tandis que les différentes aides représentaient 41,5 milliards d'euros, soit un peu moins de la moitié.
Pour un impact à court terme, nous proposons de retenir quatre groupes de mesures.
Premièrement, il faut stopper l'attrition du marché locatif. À cet égard, nous formulons deux propositions.
Tout d'abord, il convient de donner aux maires les moyens de réglementer sévèrement les locations de meublés de tourisme partout où elles provoquent un effet d'éviction sur l'habitat permanent. Tel est l'objet de la proposition de loi que nous examinerons très prochainement, déposée sur l'initiative des députés Annaïg Le Meur et Inaki Echaniz et dont Sylviane Noël est la rapporteure au Sénat.
Ensuite, il est aujourd'hui évident que le calendrier de la loi Climat et résilience ne peut pas être tenu et fait peser un risque important de sortie du marché de près de 20 % des logements locatifs. Sans abandonner nos ambitions en matière de rénovation, il paraît inévitable, alors que le couperet tomberait dans six mois, de repousser à 2028 au lieu de 2025 l'interdiction de location des logements classés G.
Deuxièmement, nous proposons de relancer l'accession à la propriété. Il faut revenir sur le recentrage du prêt à taux zéro (PTZ) et la suppression de l'APL accession - dont nous avons voté le rétablissement dans les derniers projets de loi de finances (PLF) - et mettre fin au caractère obligatoire des préconisations du Haut Conseil de stabilité financière (HCSF) qui, selon les acteurs, expliquerait environ 20 % des refus de crédit. Dans un contexte de gel du marché, il n'est pas nécessaire de refroidir le moteur.
Troisièmement, il convient de soutenir l'investissement locatif réalisé par les particuliers. Lors de l'examen du PLF 2024, le Sénat a soutenu l'exonération des droits de succession pour les logements acquis neufs ou en vente en l'état futur d'achèvement (Vefa), reprenant le dispositif Balladur en vigueur de juin 1993 à décembre 1994. De même, les avantages concédés aux institutionnels - crédits d'impôt et TVA à 10 % - pour investir dans le logement locatif intermédiaire (LLI) devraient être élargis aux particuliers, tous les acteurs indiquant que ces derniers sont moins coûteux à attirer et à fidéliser dans l'immobilier que les premiers.
Enfin, quatrièmement, il faut relancer le logement social par un financement exceptionnel des bailleurs en fonds propres pour l'acquisition de programmes neufs, en complément de l'acquisition de 30 000 logements menée par CDC Habitat et Action Logement. En effet, alors que près de la moitié des logements sociaux sont produits en Vefa, le marasme de la promotion privée s'étend aux bailleurs sociaux, qui n'ont plus les moyens d'une action contracyclique comme en 2008.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente, rapporteur. - Dans le même temps, il faut s'atteler à une relance de l'offre, qui aura un impact à moyen terme. Ce sont les « sucres lents ». Nous vous proposons de retenir à cet égard trois axes principaux.
Il faut tout d'abord simplifier.
Véronique Bédague, présidente de Nexity, a qualifié l'obtention d'un permis de construire pour une grande opération de « course en sac ». Il faut donc réduire les délais, paralléliser les démarches et réduire les recours. Les promoteurs demandent également l'application pleine et entière des plans locaux d'urbanisme (PLU) et des bonus de constructibilité. Construire trois étages là où cinq sont possibles, c'est empêcher 40 % de nouveaux logements pendant un siècle ! Le Président de la République a fait l'éloge du modèle du village olympique écologique et réversible à partir d'une friche ; mais c'est oublier le compte à rebours et la date de livraison qui ont permis de faire en sept ans ce qui aurait pris, sans cela, au moins quinze ans. Il faut généraliser les dérogations qui sont efficaces. Le projet de loi relatif au développement de l'offre de logements abordables, dit projet de loi Logement, qui contient déjà certaines mesures, pourra être enrichi en ce sens.
Il faut ensuite laisser la main aux élus locaux en matière de logement, en leur redonnant l'envie, les moyens et le pouvoir d'agir.
Les élus demandent l'extension des dérogations accordées aux zones tendues et la possibilité de participer à la détermination des zonages. Ils souhaitent prendre une part plus active dans l'attribution des logements sociaux de leur territoire, sujet sur lequel le Sénat a déjà fait des propositions fortes au travers du vote, en octobre 2023, de la proposition de loi de Sophie Primas visant à renforcer le rôle des maires dans l'attribution des logements sociaux, et qui sera partiellement abordé dans le projet de loi Logement que nous examinerons en juin.
La compensation intégrale et pérenne de l'exonération de taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB), autre mesure que nous appelons de nos voeux, relève d'une exigence d'équité territoriale et de justice. Les élus sont également demandeurs d'une sécurisation juridique des « chartes promoteurs » qu'ils ont pu conclure pour limiter la spéculation foncière et garantir un logement abordable et de qualité. Il est nécessaire de réfléchir également au renforcement des autorités organisatrices de l'habitat (AOH). Cet outil, créé par la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS), reste une coquille vide. Or il n'est pas mentionné dans le projet de loi Logement.
Il faut parvenir par ailleurs à mobiliser les réservoirs fonciers. Faciliter la transformation de bureaux en logement, comme le prévoit la proposition de loi qui sera examinée dans les prochaines semaines et dont Martine Berthet est la rapporteure, sera une première étape. On estime que 4,4 millions de mètres carrés sont vacants en Île-de-France, soit l'équivalent de quelques dizaines de milliers de logements. Cela dit, la requalification des zones commerciales en entrée de ville a un potentiel beaucoup plus élevé. Selon la Banque des territoires, 55 000 hectares dans 243 zones identifiées offriraient un potentiel de 1 million de logements.
Plus largement, il convient de développer une stratégie foncière ; mais le projet de loi n'aborde aucunement ce point ! Enfin, il faut s'interroger sur la généralisation d'une adaptation de la trajectoire ZAN, qui existe déjà en outre-mer, dans les communes à fort besoin de logements.
Enfin, outre la relance de la demande et celle de l'offre, dont les effets sont attendus à court et moyen terme, il faut préparer une véritable refondation de la politique du logement - soit, après les « sucres rapides » et les « sucres lents », un changement de régime alimentaire.
Plusieurs acteurs ont souligné qu'aucune véritable réflexion d'ensemble n'avait été menée depuis la loi portant réforme de l'aide au logement, dite « réforme Barre », datant de 1977 ! De plus, le poids financier ou politique de certains choix nécessitera de les traiter à l'occasion d'une échéance électorale majeure pour notre pays. Dans cette perspective, nous formulons quatre propositions.
Tout d'abord, nous souhaitons que soit engagée la rédaction d'un livre blanc refondant la politique du logement et aboutissant à une loi de programmation.
Il s'agit non pas d'écrire un nouveau rapport ou de lancer une nouvelle concertation, mais de préparer des décisions politiques sous contrainte temporelle et financière, comme cela se fait en matière de défense, de sécurité ou de justice. Cette réflexion devra partir d'une analyse de la situation et créer un consensus sur le besoin en logements. Voilà qui est essentiel, alors que l'ampleur du besoin de construire est encore débattue. Bercy et certains think tanks retiennent un chiffre de moins de 250 000 logements, là où les acteurs du secteur - l'Union sociale pour l'habitat (USH), l'Union nationale des aménageurs (Unam) et le Conseil national de l'habitat (CNH) - évaluent le besoin annuel national en logements neufs dans une fourchette comprise entre 350 000 et 520 000 logements. Or il n'est pas possible de mener une politique du logement dans la durée sans se fonder sur une vision partagée du besoin.
Cette refondation de la politique du logement pourrait décliner trois objectifs majeurs : assurer à tous un logement ; débloquer le parcours résidentiel et l'accès à la propriété des classes moyennes ; revaloriser le statut du propriétaire bailleur.
Le premier objectif serait donc de garantir un logement pour tous. Concrètement, il s'agirait de redéfinir l'appui de la Nation aux bailleurs sociaux, tout en réaffirmant le modèle du logement social, outil du lien entre emploi et logement, en matière de priorité d'attribution et de gestion de la participation des employeurs à l'effort de construction (Peec).
Le second objectif serait le déblocage du parcours résidentiel des classes moyennes. Cela implique un soutien actif à l'accession passant par exemple par un renforcement du PTZ. Les conditions juridiques et financières d'acquisition pourraient également évoluer via des formules progressives fondées sur un démembrement de la propriété ou un remboursement partiel, comme cela existe en Belgique ou en Suisse.
Le troisième objectif est la reconnaissance de la contribution sociale et économique du bailleur privé. L'investissement locatif est vu comme une rente, et non comme la production d'un service de logement. Or il constitue bel et bien une telle production, à laquelle s'attache une dimension sociale et économique ; dès lors, il devrait être traité fiscalement comme tel. L'assujettissement des biens en location de longue durée à l'IFI devrait donc être reconsidéré, et l'investissement locatif pourrait faire l'objet d'un amortissement, comme c'est le cas en Allemagne - c'est ce que l'on appelle le « statut du bailleur privé ». Enfin, au-delà de la fiscalité, il faut offrir des garanties suffisantes aux bailleurs pour qu'ils s'engagent davantage dans la location de longue durée.
En conclusion, la crise du logement que nous traversons est particulièrement violente. Même si le déclencheur de la crise immobilière a été la hausse des taux d'intérêt, la crise du logement est plus complexe et préexistait à ce phénomène. Elle devrait durer plusieurs années et avoir un impact politique de plus en plus important, car elle provoque une profonde frustration et un puissant sentiment d'injustice.
C'est pourquoi, pour éviter que la crise ne se creuse et relancer l'offre et la demande, nous souhaitons que soit prise une série de mesures choc.
Au-delà de ces mesures, nous en appelons à une véritable refondation susceptible de recréer un consensus national autour du logement et des principaux outils de cette politique. Le logement doit être le creuset du projet national, et non le moteur de la fragmentation du vivre-ensemble.
Comment envisager une politique du logement sans lisibilité, sans visibilité, sans stabilité ? Voilà ce dont ont besoin les acteurs du logement pour apporter à nos concitoyens les réponses qu'ils attendent.
Mes chers collègues, nous serons heureuses de débattre avec vous sur les conclusions de ce rapport et les onze propositions que nous formulons, à court, moyen et long terme, pour relancer l'offre et la demande. En effet, le Gouvernement ne cesse de parler d'un choc d'offre, oubliant la nécessité que soit suscité un choc de demande auprès des particuliers, qu'il s'agisse pour eux d'occuper un logement ou de le mettre en location, afin qu'ils puissent prendre le relais des investisseurs institutionnels.
Mme Sophie Primas. - Je vous remercie pour la qualité de votre travail, qui s'est intéressé à toutes les facettes de la crise du logement.
Il est vrai que la fiscalité ne relève pas du périmètre de notre commission. Néanmoins, la suppression de la taxe d'habitation a eu des effets sur la volonté de construire des élus. Ceux-ci sont confrontés à une équation très difficile à résoudre ; ils sont parfois privés de dotation globale de fonctionnement (DGF) et de taxe d'habitation, puisque la suppression de cette dernière n'a pas été compensée de manière dynamique. Aussi les élus manquent-ils de recettes pour faire face non pas à leurs besoins d'investissement en infrastructures liés à l'augmentation du nombre d'habitants, mais tout simplement à leurs coûts de fonctionnement. C'est la quadrature du cercle : ils sont contraints de prendre des mesures impopulaires de densification, voire de construction de nouveaux logements, et de faire fonctionner en même temps les infrastructures nécessaires, sans que la commune en tire aucun bénéfice ! La suppression de la taxe d'habitation a donc profondément mis à mal l'intérêt à construire.
Retrouver une fiscalité locale dynamique liée à la construction doit entrer dans nos recommandations, quand bien même une telle préconisation serait davantage du ressort de la commission des finances.
Mme Amel Gacquerre, rapporteure. - Bien qu'il soit de plus en plus compliqué pour les maires de construire, comme il est souligné dans le rapport, le problème n'est pas que les élus n'ont pas envie d'agir. Le lien profond entre les habitants et les recettes des communes a été brisé. Or c'est au travers de ces recettes que les habitants contribuent au développement de l'espace public. Pourtant, cette question est complètement laissée de côté - c'est inquiétant.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - La suppression de la taxe d'habitation va à l'encontre du principe d'autonomie des collectivités locales. Autrefois, il était possible d'augmenter les impôts locaux pour financer un projet de construction et de nouvelles infrastructures nécessaires pour la ville. Cette autonomie de décision est désormais remise en cause : nous sommes loin du principe de décentralisation auquel les élus sont si attachés...
Cette question primordiale n'a pas du tout été évaluée lorsque la suppression de la taxe d'habitation a été promise. C'est bien ce qui me gêne : depuis 2017, les effets secondaires des actions entreprises ne sont jamais pris en compte.
Il en est allé de même pour la baisse des aides personnalisées au logement (APL) : celle-ci n'a pu être mise en place que grâce à la réduction de loyer de solidarité (RLS), laquelle a été financée par les bailleurs sociaux, sans prendre en considération les effets secondaires d'une telle décision sur la construction de logements sociaux et la baisse des fonds propres des organismes d'HLM. Ce sont là des mesures démagogiques.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente, rapporteur. - En outre, la taxe d'habitation était payée à la fois par les locataires et par les propriétaires : une véritable équité prévalait. Désormais, seuls les propriétaires continuent de verser un impôt local, à savoir la taxe foncière ; voilà qui est facteur d'inégalité entre les citoyens. Par ailleurs, en payant la taxe d'habitation, les locataires comme les propriétaires savaient qu'ils pouvaient réclamer à leur maire davantage de services de proximité.
La suppression de la taxe d'habitation était un engagement de campagne, qui a été tenu. Cette mesure était néanmoins très dangereuse, et nous en mesurons désormais les conséquences.
M. Yves Bleunven. - Félicitations pour votre travail, mes chères collègues.
J'ai une proposition supplémentaire à vous soumettre, dans la catégorie des « sucres rapides » : l'habitat léger pourrait représenter un segment supplémentaire dans le parcours résidentiel, qu'il est nécessaire d'élargir. Chacun doit pouvoir disposer d'un logement à chaque étape de la vie en fonction de ses moyens et de ses besoins. L'habitat léger, en particulier les tiny houses, est une solution qui mérite d'être considérée, au moins sous deux formes.
Premièrement, pour les maires qui souhaitent apporter de la mixité dans leur commune, un petit emplacement, qui n'a rien à voir avec une aire d'accueil destinée aux gens du voyage, permettrait de proposer l'habitat léger comme solution à court terme. En Bretagne, nous pourrions ainsi offrir une forme de complémentarité entre logement saisonnier et logement étudiant en déplaçant ces habitats légers.
Deuxièmement, dans des zones plus denses, l'habitat léger permettrait à des Français disposant d'un très grand terrain non utilisé d'investir dans une solution de location simple et rapide.
Votre dixième proposition a trait au parcours résidentiel des classes moyennes. J'ai le sentiment que lesdites classes moyennes, qui devaient logiquement accéder à la propriété, ont structurellement et définitivement perdu la capacité à devenir propriétaires, compte tenu du prix du terrain, de celui de la construction, voire des taux d'intérêt - quand bien même la baisse de ces derniers aurait été annoncée. Ces ménages sont condamnés à se loger dans le locatif. Or ils sont les plus mal placés pour accéder aux logements locatifs sociaux (LLS). Il faut donc développer du LLI, sur des tranches de loyer un peu plus élevées, pour pousser des personnes à investir.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente, rapporteur. - Les tiny houses pourraient en effet représenter, dans certains territoires, une solution ponctuelle.
Les logements intermédiaires seront centraux dans nos discussions dans le cadre de l'examen du projet de loi Logement. Le ministre chargé du logement a en effet largement insisté sur le fait que ce projet de loi cible les classes moyennes, qui sont trop riches pour avoir droit au logement social et trop pauvres pour accéder à la propriété. C'est la raison pour laquelle il propose d'inclure le logement locatif intermédiaire dans le quota des logements sociaux compris dans le champ de l'article 55 de la loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU). Il s'agit également de décliner un certain nombre de mesures sur le logement intermédiaire pour faciliter l'accession à la propriété et promouvoir la construction de LLI par les bailleurs sociaux, en prévoyant une hausse de 10 % à 20 % de la part de logements de ce type dans leur portefeuille.
Le logement intermédiaire apporte des réponses à une partie de la population, en particulier en zone tendue ; c'est notamment le cas dans les Alpes-Maritimes. Néanmoins, nombre de nos concitoyens se situent dans les plafonds de ressources des logements sociaux financés par le prêt locatif à usage social (PLUS). Pour faire redémarrer le parcours résidentiel, aucun segment ne doit être négligé.
Mme Micheline Jacques. - Je remercie les rapporteures.
Le sujet du logement me tient particulièrement à coeur, car, dans les territoires ultramarins, la crise est exacerbée. En outre, 80 % de la population de ces territoires est éligible à un logement social ; les besoins sont donc immenses. Mais, dans le même temps, les élus doivent faire face à la multiplicité des règles. Je pense par exemple aux difficultés posées par la superposition des dispositions de la loi Littoral (loi du 3 janvier 1986 relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral) et de celles de la loi Montagne (loi du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne) à La Réunion. De même, le respect de la loi SRU est souvent complexe.
L'association des maires de la Martinique estime à 38 000 le nombre de logements vacants, sans pour autant pouvoir en obtenir la preuve auprès des services fiscaux, condition nécessaire pour lancer des procédures d'acquisition ou de déclaration d'utilité publique (DUP). Compte tenu de l'exiguïté du territoire, les maires auraient aimé pouvoir racheter ces logements pour les transformer en logements sociaux ou intermédiaires.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Le problème des logements vacants a en effet une ampleur particulière en outre-mer, même s'il se pose également dans l'Hexagone en zone rurale. La consécration du droit à la propriété est telle qu'il est souvent difficile de prouver qu'un logement est réellement vacant : dès lors que son propriétaire l'occupe un jour dans l'année, il ne peut pas être considéré comme tel. Nous n'avons pas abordé spécifiquement ce sujet, qui entre néanmoins dans le cadre de notre recommandation « Redonner la main aux élus locaux en matière de logement ». Le projet de loi Logement devrait néanmoins permettre de prendre en compte cette question ; des amendements pourraient être proposés en ce sens, en ciblant les outre-mer en particulier.
Mme Amel Gacquerre, rapporteure. - Le logement est en effet un sujet particulièrement complexe. Si la prolifération des textes sur le logement montre que le problème est pris en considération, elle revient en même temps à une forme de « saucissonnage » et ne simplifie pas la situation, au contraire. Certes, les choses évoluent, les boîtes à outils s'enrichissent, mais tout cela ne va pas dans le sens d'une plus grande clarté et d'une simplification accrue.
Il serait difficile de répondre à l'ensemble des enjeux que nous avons à traiter dans un texte unique. Néanmoins, nous avons besoin d'un texte qui nous donne une vision globale ; or telle ne semble pas la direction prise. Outre le projet de loi que nous examinerons en juin, on nous annonce déjà d'autres textes pour l'automne, notamment, à l'Assemblée nationale, une proposition de loi sur les diagnostics de performance énergétique. On ne peut pas continuer à travailler de cette manière, alors que le seul objectif reste la garantie d'un logement pour tous.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente, rapporteur. - Tout cela montre qu'il n'existe pas de véritable politique du logement, dotée d'une stratégie et d'un cap clair. Nous manquons de lisibilité et de visibilité ; l'on fonctionne au coup par coup. On s'aperçoit que la transformation des bureaux en logements pourrait créer un vivier : une proposition de loi est rédigée ! Nous avons voté la loi, promulguée au début du mois, visant à l'accélération et à la simplification de la rénovation de l'habitat dégradé et des grandes opérations d'aménagement : c'est louable, mais nous travaillons en silo, sans cohérence entre les différents acteurs. Et jamais nous ne parlons de fiscalité, sinon au moment de l'examen du projet de loi de finances. Tout cela est déplorable ; ce n'est pas ainsi que nous résoudrons les problèmes auxquels nous faisons face.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Je vous remercie pour ce travail qui permet de clarifier notre réflexion.
Nos communes rurales comptent un très grand nombre de « biens sans maître ». Nous nous étions déjà attelés à la tâche il y a quelques années en essayant de ramener à dix ans le délai au terme duquel la collectivité les acquiert sans formalité.
M. Vincent Louault. - Cela a été fait !
Mme Anne-Catherine Loisier. - Certes, mais ce délai reste très long.
Dans certaines zones, le bien peut être acquis par la collectivité au terme d'un délai de trois ans de non-paiement de la taxe foncière, mais tel n'est pas le cas partout, notamment dans les zones les plus denses.
Je salue en particulier votre réflexion sur la fiscalité. J'appelle cependant votre attention sur la nécessité de maîtriser les coûts de construction, car ceux-ci explosent et les collectivités et les acteurs économiques ne seront bientôt plus en mesure de suivre. Le 1er mai entre en application le barème 2024 des écocontributions des éco-organismes agréés de la filière à responsabilité élargie des producteurs (REP) de PMCB (produits et matériaux de construction du bâtiment). Ainsi, dès demain, les bois de construction, les charpentes ou encore les maisons en ossature bois coûteront vingt fois plus cher qu'aujourd'hui - de manière complètement artificielle, puisqu'il s'agit de déchets déjà bien recyclés ! L'État doit se montrer attentif aux coûts de construction.
Par ailleurs, on nous dit que les taux d'intérêt diminueraient en juin. Cette baisse sera-t-elle de nature à relancer la demande ?
Enfin, le rapport évoque le démembrement de propriétés. S'agit-il d'un dispositif inspiré des baux emphytéotiques que pratiquent déjà les bailleurs ?
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - La crise structurelle préexistait à la hausse des taux d'intérêt. Or, dix ans seront nécessaires pour rattraper toutes les mesures qui n'ont pas été prises depuis 2017. Les taux auront beau baisser, la crise structurelle demeurera.
Le bail réel solidaire - qui consiste à séparer le foncier du bâti -, l'usufruit, la nue-propriété et les baux emphytéotiques sont en effet à l'ordre du jour des textes à venir.
Mme Amel Gacquerre, rapporteure. - Les coûts de construction n'ont pas baissé et il est impossible de savoir s'ils sont toujours justifiés. Au cours de nos auditions, il a proposé la création d'un observatoire des coûts de construction : cette idée me paraît judicieuse.
Par ailleurs, la stagnation annoncée des taux d'intérêt ne sera pas suffisante. C'est le prix de l'immobilier qui régule habituellement l'offre et la demande. Or le mécanisme ne peut actuellement fonctionner, puisque les prix de l'immobilier ne baissent pas. Des dispositifs de dissociation entre le foncier et le coût de la construction pourraient donc constituer une piste de réflexion intéressante. Il en existe déjà, et, à cet égard, des pays tels que la Belgique et la Suisse pourraient nous servir de modèles.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente, rapporteur. - Nous devons nous pencher sur l'importance accordée à l'usage par rapport à la pleine propriété. Je ne suis pas certaine que notre pays soit mûr pour ce type de dispositifs, mais, à plus long terme, ils pourraient être intéressants.
M. Jean-Claude Tissot. - Je vous remercie de votre travail. Vous distinguez à juste titre la crise du logement et la crise de l'immobilier. Le lien entre la chute de la démographie et la crise du logement doit également être souligné. Dans nos territoires ruraux, en particulier, il est souvent difficile de faire venir des bailleurs, qu'ils soient publics ou privés, en particulier sur de petites opérations. Leur implication est pourtant essentielle, notamment pour aller dans le sens de la loi ZAN en préservant les terres agricoles.
Avez-vous abordé la problématique du logement des salariés, non seulement des saisonniers, mais également des travailleurs agricoles, comme les vendangeurs ?
Mme Amel Gacquerre, rapporteure. - Nous n'avons pas abordé spécifiquement le cas du logement saisonnier. En revanche, nous avons eu l'occasion de nous intéresser à plusieurs reprises à la question du logement dans les territoires en tension à forte réindustrialisation, où des logements sociaux pourraient être prioritairement destinés aux salariés.
La Peec, en outre, doit être réinterrogée. C'est une piste parmi d'autres - nous avons choisi de ne pas toutes les approfondir afin de proposer un rapport concis.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - La mobilité des salariés dépend fortement de la disponibilité des logements : sans logement pour les salariés, la réindustrialisation ne pourra pas être mise en oeuvre. Certaines entreprises prennent ainsi en charge une partie des annuités d'emprunt de leurs salariés.
L'emploi des saisonniers dans les zones en tension est aussi un sujet important. Le projet de loi Logement prévoit d'étendre le bail mobilité, créé par la loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (Élan), aux bailleurs sociaux. Néanmoins, il s'agit de baux de neuf mois seulement.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente, rapporteur. - Le projet de loi Logement contient quelques pistes sur le lien entre emploi et logement. La crise du covid nous a rappelé combien il était crucial de loger les travailleurs de première ligne au plus près de leur lieu de travail. Tel est d'ailleurs le coeur de métier d'Action Logement ; cette tâche semble néanmoins reléguée au second plan, au vu du nombre de missions qui lui sont désormais attribuées. Action Logement est en effet mobilisé pour la mise en oeuvre des programmes de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) et du programme Action coeur de Ville, ou encore en matière d'adaptation des logements au vieillissement et au handicap.
Dans mon département, plusieurs entreprises m'ont fait part de leur insatisfaction quant aux réponses que leur apporte Action Logement là où il s'agit pour elles d'attirer des candidats et de maintenir leurs effectifs ; elles cherchent à se mobiliser pour trouver une solution par elles-mêmes. Une proposition de loi portant création d'un usufruit locatif social employeur a été déposée à l'Assemblée nationale par le député de la majorité macroniste Dominique Da Silva. Elle permettrait aux employeurs, via l'usufruit et la nue-propriété, de proposer davantage de réponses aux salariés. Les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME), en particulier, se trouvent en grande difficulté à cet égard. En effet, même lorsque ces entreprises parviennent à acheter des logements pour leurs salariés, il leur faut assurer la gestion de ces logements, en faisant parfois appel à une agence immobilière.
Le projet de loi Logement contient un article qui autoriserait le préfet à déléguer à Action Logement Services tout ou partie des réservations légales de logements, à condition que la société s'engage à loger 100 % des salariés. Or les collectivités territoriales ont elles aussi besoin de loger leurs salariés ; pourquoi donc réserver cette faculté à Action Logement ? Il y a aussi CDC Habitat ! Oui, argue M. le ministre délégué, mais Action Logement s'engage à loger 100 % des salariés. Cette disposition me paraît néanmoins déséquilibrée.
Mme Annick Jacquemet. - Merci de votre rapport et de vos propositions.
Le Doubs est confronté à la crise du logement à plusieurs échelles. En milieu rural, les meublés de tourisme se multiplient, tandis que le Haut-Doubs, frontalier avec la Suisse, fait face à une envolée des prix des logements et des terrains. Les habitants qui travaillent dans le Doubs peinent ainsi à trouver où s'installer.
Je veux vous faire part de deux expériences de terrain.
La maire d'une petite commune de mon département qui a entamé un projet de construction est confrontée à un renchérissement des coûts de construction de 30 % en raison de la RE2020. Elle est obligée de faire appel à un technicien thermicien et à des entreprises labellisées ; ainsi, au lieu d'acheter une porte d'entrée à 2 400 euros, elle a dû choisir une porte à plus de 4 000 euros ! Or voici ce que je lis sur le site du ministère lorsque je cherche à en savoir davantage sur la RE2020 : « il s'agit de la première réglementation française, et une des premières mondiales, à introduire la performance environnementale dans la construction neuve via l'analyse en cycle de vie ». La France a-t-elle besoin, en la matière, d'être numéro un mondial ? Ne place-t-on pas la barre un peu trop haut ?
Par ailleurs, un notaire m'a confié avoir vu six couples qui souhaitaient divorcer ce dernier mois. Seul l'un de ces couples a pu aller au bout de la démarche : pour les cinq autres, il s'est révélé impossible de racheter la part du logement appartenant au conjoint ou de trouver deux logements à proximité pour garantir le bon fonctionnement de la garde des enfants. La réalité de la crise du logement, c'est aussi cela !
Mme Amel Gacquerre, rapporteure. - Ce sont en effet des projets de vie qui sont contrariés par la crise du logement.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente, rapporteur. - Il est vrai que la mise en oeuvre de la RE2020 a provoqué un choc réglementaire.
Mme Marianne Margaté. - Merci de ce travail très complet. Dans le cadre de la commission d'enquête sur la paupérisation des copropriétés immobilières, nous constatons que les copropriétés en question cristallisent les tensions de la crise du logement : elles deviennent un parc de relégation pour ceux qui ne peuvent plus accéder au logement social ou à l'hébergement d'urgence et attirent les marchands de sommeil. On y trouve des propriétaires bailleurs et des propriétaires occupants, qui sont, pour un tiers, dans une situation modeste, voire très modeste. Or la paupérisation des copropriétés, notamment de petite taille, s'aggrave et apparaît comme un angle mort de l'action publique. Elle est un indicateur de la très grande tension qui pèse sur le logement.
Je soutiens la rédaction d'un livre blanc sur la question, et même la tenue d'un grand débat. Le précédent ministre délégué chargé du logement avait appelé en la matière à un débat de fond - c'est ce qui nous manque. Quels logements voulons-nous dans notre pays ? Nous avions une conception généraliste du logement social, dans lequel se mélangeaient demandeurs d'emploi, familles monoparentales, fonctionnaires, personnes âgées - tous ceux qui font société. Désormais, un virage a été pris, qui mérite un vrai débat. Les propositions que vous émettez vont en tout cas dans le bon sens.
M. Vincent Louault. - Nous avons empilé tant de normes !
Vous évoquez des pays européens. Si l'on regarde plus loin, à Buenos Aires, la libéralisation totale du marché immobilier a rendu disponibles 12 000 logements supplémentaires en trois mois seulement !
Le système que nous avons engendré depuis une vingtaine d'années est extrêmement complexe - or il a été conçu par des gens qui ne savent pas calculer ! Vous parlez de 40 milliards d'euros de dépenses, pour 90 milliards de recettes : mais ce sont 40 milliards en comptant les APL, soit 20 milliards d'investissements. Les inspecteurs des finances ne savent même plus compter, et ils s'étonnent maintenant d'un choc de recettes ! C'est d'une médiocrité sans nom... Les affres de Bercy dépassent le paysan plein de bon sens que je suis !
Le problème vient donc du coup de frein initié par Bercy en matière de politique du logement. Pour relancer la machine, l'énergie, le temps et le coût exigés seront importants : voilà qui nous mènera en pleine période préélectorale, durant laquelle la commande publique a toujours tendance à se gripper...
Aussi nos chefs d'entreprises craignent-ils que la crise ne dure finalement dix ans. Notre responsabilité n'est plus de donner l'alerte. Je salue la clarté de votre rapport et de vos propositions, car nous en avons besoin pour gagner en visibilité. Vous évoquez un grand débat de fond, mais nous allons surtout finir par toucher le fond ! À terme, nous serons les premiers au monde à proposer d'excellentes normes, mais tout cela se conclura par un échec total des politiques majeures de notre pays - et on nous reprochera un jour d'avoir assisté à ses prémices.
M. Jean-Luc Brault. - On ne maîtrise en effet pas toujours les coûts des matières premières. J'ai eu la chance de vendre mon entreprise à EDF au bon moment. Mais mes deux enfants, qui ont chacun une grosse entreprise dans le bâtiment, l'attestent : le drame qui se prépare aujourd'hui est que le travail au noir s'installe dans les entreprises. Les grands groupes avec lesquels j'ai travaillé sont en pleine déconfiture et licencient régulièrement. C'est le cas de Nexity et cela va continuer !
Les PME sont donc en train de tout faire construire au noir.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Et avec des matériaux importés !
M. Jean-Luc Brault. - Savez-vous combien coûte une maison de 120 mètres carrés en briques ? Douze à treize euros le mètre carré, sachant qu'il faut 150 mètres carrés de briques pour une maison de 100 mètres carrés. Je vous laisse faire le calcul ! Et je ne parle pas de la charpente, qui est fabriquée avec des matériaux importés de partout - tel est le cas y compris du bois recyclé.
Je salue vos propositions, pour ce qui concerne notamment les promoteurs privés qui ne seraient pas soumis à l'IFI. Dans de petits départements comme le mien, des solutions simples et rapides pourraient être apportées. Le Loir-et-Cher compte 330 000 habitants, et il n'y en aura plus que 300 000 dans vingt ans. De nombreux agriculteurs y vivent ; tous se sont débrouillés pour acheter. Les Bulgares qui venaient y travailler trois à quatre mois sont désormais présents neuf mois par an. Ils paient sept à dix euros la nuit, pour dormir à quatre ou six personnes par pavillon - je vous laisse imaginer le montant de leurs revenus. Et ils n'ont pas de problème de gestion : le prix de leur hébergement est retenu sur leur paie.
Il est important que nous trouvions des solutions pour les PME et que nous cessions d'embêter les grosses boîtes avec la fiscalité, tout en les contrôlant pour mettre fin au travail au noir qui prévaut pour le montage des briques et des parpaings.
M. Patrick Chauvet. - Bravo pour ce rapport qui met en lumière le travail d'analyse et d'expertise du Sénat.
Mon département accueillera le prochain réacteur pressurisé européen (EPR), à Penly. Or ceux-là mêmes qui ont restreint la construction de logements mettent désormais la pression sur les élus locaux pour qu'ils permettent l'installation d'un nombre très important de salariés - sur un territoire déjà soumis aux règles de la loi Littoral !
J'ai récemment rencontré un fabricant de tuiles, qui a mis en arrêt deux fours pour deux mois - cela ne lui était jamais arrivé depuis vingt ans. Or la diminution des commandes est le premier élément d'une spirale qui aboutit au licenciement. Va-t-il falloir mesurer tout cela pour prendre conscience que nous sommes sur la mauvaise voie, et que nous n'avons jamais regardé les choses durablement ? La notion de développement durable était censée reposer sur trois piliers, social, environnemental et économique. Si l'un de ces piliers est déséquilibré, l'ensemble ne fonctionne plus. Or on ne parle plus de développement durable qu'en matière d'environnement. Ce problème s'ajoute à la difficile équation de la crise du logement ; la commission des affaires économiques devra s'y intéresser.
Mme Martine Berthet. - Je vous remercie de votre rapport.
Dans mon département aussi, des entreprises parviennent à embaucher des salariés qui sont toutefois contraints de repartir, car ils ne trouvent pas à se loger. En particulier, les entreprises des domaines skiables souhaiteraient construire des logements pour leurs saisonniers, mais elles ne peuvent pas amortir le coût de tels biens. Une réflexion devrait être menée à ce sujet.
La proposition de loi visant à faciliter la transformation des bureaux en logements, dont je suis rapporteure, ne concerne pour l'heure que les bureaux ou les locaux des administrations, et non les locaux commerciaux vides. Sans doute faudra-t-il élargir son périmètre.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Le Gouvernement a l'intention, par amendement, d'ajouter les centres commerciaux et les entrées de ville au périmètre de la proposition de loi. Voilà qui nous renvoie encore une fois à l'impréparation du Gouvernement ! Puisqu'aucune politique globale sur la question du logement n'a été définie depuis 2017 et que la crise s'est accentuée, on se rend compte qu'il y a un vrai problème. Olivier Klein avait même parlé d'une bombe sociale. Or on ne peut pas réindustrialiser la France si l'on ne construit pas de logements près des usines. De même, les zones touristiques ne parviennent pas à loger leurs employés.
On tente, par des propositions de loi - davantage, d'ailleurs, que par des projets de loi - de trouver des solutions dans l'urgence ! Ces textes, de surcroît, ne sont généralement pas soumis à l'avis du Conseil d'État. Et, à chaque fois, le Gouvernement en profite pour intégrer ses amendements. Certes, dans ce cas précis, l'idée est bonne, mais cette impréparation m'exaspère profondément.
Mme Martine Berthet. - J'ai auditionné ce matin la direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP). J'ai le sentiment que nous aurons à examiner d'autres amendements du Gouvernement !
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Notre prochaine réunion de commission aura lieu le mardi 7 mai à 14 heures 30. Nous examinerons le rapport de Sylviane Noël et le texte de la commission sur la proposition de loi visant à remédier aux déséquilibres du marché locatif.
La commission se réunira ensuite mercredi 15 mai pour examiner le rapport de Mme Martine Berthet et le texte de la commission sur la proposition de loi visant à faciliter la transformation des bureaux en logements, avant d'auditionner, à 16 heures 30, le ministre délégué chargé du logement Guillaume Kasbarian. En amont de cette audition, une visite des chantiers de transformation de bureaux en logements de l'îlot Saint-Germain est prévue le lundi 13 mai à 16 heures.
Mardi 21 mai, nous examinerons les amendements de séance sur la proposition de loi visant à faciliter la transformation des bureaux en logements, qui sera examinée en séance le 22 mai.
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone et de M. Cédric Perrin, présidents -
Mission d'information conjointe sur la situation et l'avenir d'Atos - Examen du rapport d'information
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Nous examinons aujourd'hui le rapport de la mission d'information conjointe sur la situation et l'avenir d'Atos.
Mme Sophie Primas, rapporteur de la commission des affaires économiques. - Je me réjouis de présenter devant vous, aux côtés de mes trois collègues rapporteurs - je les remercie pour la qualité et la confiance qui ont caractérisé nos travaux -, les conclusions de notre mission d'information conjointe et transpartisane relative à la situation et à l'avenir d'Atos, ce dernier étant, comme vous le constatez en suivant l'actualité, plus incertain que jamais.
Après trois mois de travaux et près de 84 personnes entendues en audition, nous avons mieux cerné ce qui constitue aujourd'hui la « galaxie Atos », car cette entreprise, avant de connaître de grandes difficultés, demeurait relativement méconnue tant du grand public que des parlementaires. La création de cette mission d'information s'inscrit dans la continuité d'une forte mobilisation parlementaire qui a longtemps contrasté avec l'attentisme et le silence du Gouvernement - nous y reviendrons.
Longtemps présenté comme un fleuron informatique français, Atos est aujourd'hui un groupe d'envergure internationale, dont la richesse essentielle est l'expertise de ses salariés et l'ensemble des compétences qu'il mobilise sur un spectre très large allant des domaines les plus pointus de l'informatique à celui plus général de l'infogérance. Le groupe est présent dans 69 pays et compte 95 000 collaborateurs dans le monde, dont 11 600 en France répartis sur 30 sites dans l'ensemble du territoire. Avec un chiffre d'affaires mondial s'établissant à près de 11 milliards d'euros en 2023, dont presque 2 milliards d'euros réalisés en France, Atos compte parmi les premières entreprises de services numériques de notre pays.
Nous considérons que sa seule assise nationale justifie toute notre attention, car les principaux clients d'Atos en France sont l'État, nos armées, nos ministères, nos services de renseignement, nos administrations et nos entreprises publiques.
Je citerai quelques domaines où Atos intervient. Le groupe est titulaire du marché du système d'information du programme de combat Scorpion, et responsable de la modernisation du système de contrôle des Rafale. Il est également porteur de la plateforme Mon espace santé pour la Caisse nationale d'assurance maladie et chargé de la gestion du système informatique de la carte Vitale, du domaine spatial, de la vidéosurveillance du Grand Paris Express. Il participe aux jeux Olympiques et Paralympiques et est gestionnaire du portail des douanes ou des services de secours et d'urgence. Vous pouvez constater que l'empreinte du groupe n'est pas que militaire.
Atos est présent « partout, tout le temps » - nous y reviendrons - et ses activités stratégiques, sensibles et de nature souveraine, sont réparties dans l'ensemble de son organisation. En effet, depuis 2022, Atos est scindé en deux parties, avec d'une part Tech Foundations qui gère les activités d'infogérance, d'autre part Eviden qui traite les activités plus stratégiques. Nous considérons que les activités stratégiques sensibles de nature souveraine ne se limitent pas à l'une de ces deux parties, mais sont présentes dans l'ensemble des activités du groupe.
Cette présence d'Atos « partout, tout le temps » est le fruit d'une longue histoire faite de contrats historiques signés avec des clients privés et institutionnels, nationaux, européens et internationaux, ainsi que d'une politique de croissance externe soutenue par de multiples fusions-acquisitions : nous en avons recensé 43 depuis 2008, dont 21 depuis 2020. Les acquisitions les plus importantes - Siemens IT en 2011, Bull en 2014, Xerox en 2015, puis Syntel en 2018 - ont toutes été effectuées lorsque Thierry Breton était président-directeur général du groupe, entre 2009 et 2019. Elles ont permis au groupe de s'internationaliser et de fortement se développer sur de nouveaux segments, de nouvelles compétences et de nouveaux marchés. Nous constatons que la gouvernance était relativement stable à cette époque et qu'il y avait, pendant cette décennie, une vision industrielle du groupe, même si l'on peut choisir de la louer ou de la critiquer.
Toutefois, les choix stratégiques effectués durant cette période ont été remis en question par plusieurs des personnes que nous avons entendues en audition : le nombre et la fréquence des acquisitions, leur prix d'achat et leur mode de financement, la rapidité et l'exécution des restructurations nécessaires au sein des sociétés nouvellement acquises, le développement de l'offshoring et l'avènement du cloud public, tels ont été les sujets sur lesquels nos interlocuteurs se sont souvent interrogés. Il est bien entendu toujours facile de juger a posteriori les décisions qui ont été prises, plusieurs analyses nous ayant par ailleurs indiqué que de telles évolutions n'allaient pas de soi il y a quelques années encore.
De plus, l'objectif de notre mission d'information n'était pas de porter un jugement sur la stratégie industrielle d'Atos, mais d'apprécier son avenir au regard de ses activités, notamment sensibles et souveraines.
Nous constatons en revanche que la succession de Thierry Breton a été mal, voire très mal, préparée avec une dissociation des fonctions de directeur général et de président du conseil d'administration effectuée dans la précipitation pour lui permettre de préparer sa nomination à la Commission européenne.
Depuis lors, six directeurs généraux, dont la moitié est restée moins d'un an, et deux présidents se sont succédé, chacun développant une stratégie différente de l'autre. Les errances dans la gouvernance de l'entreprise, aggravées par le fait qu'il n'y a pas eu d'actionnaire de référence pendant plus d'un an, ont conduit à une succession de stratégies erratiques. Nous pouvons par exemple mentionner la tentative d'acquisition de DXC Technology en 2021, la multitude de petites acquisitions diversifiées entre 2020 et 2022. Surtout, la succession de trois plans de réorganisation interne, parfois contradictoires entre eux, a abouti, sur les recommandations de cabinets de conseil extérieurs, à une scission du groupe en deux entités - Eviden et Tech Foundations - et a coûté plus de 700 millions d'euros pour des résultats mitigés et une pertinence qui demeure encore à démontrer : c'est un coût faramineux, surtout si l'on considère les besoins de liquidités de l'entreprise, qui sont de plus de 1,2 milliard d'euros d'ici à 2025.
Nous avons constaté avec regret que, à une vision industrielle, avait succédé depuis 2019 une succession de stratégies financières de court terme, mal conçues, mal comprises, mal perçues par les marchés financiers et inadaptées à la complexité du groupe.
Conséquemment, Atos a connu une dégradation continue de sa situation économique, sa valorisation boursière ayant été divisée par quarante en quatre ans, sa dette financière étant estimée à 4,9 milliards d'euros et ses perspectives d'évolution étant plus incertaines que jamais. Nous ne pouvons que craindre l'échec de la procédure de conciliation amiable ainsi que des négociations en cours sur la restructuration financière du groupe, même si nous souhaitons que l'entreprise parvienne à un accord avec ses créanciers. Un tel échec ferait basculer Atos en procédure de sauvegarde, signant le début d'une « vente à la découpe et au rabais » des actifs de l'entreprise.
De ce point de vue, le silence et l'attentisme du Gouvernement, qui a tardé à agir et à prendre conscience des risques pour l'entreprise comme pour la souveraineté de notre pays, est coupable. Coupable, car dans leur très grande majorité les parties prenantes que nous avons entendues en audition nous ont indiqué qu'elles auraient souhaité une intervention facilitatrice et stabilisatrice de l'État dès le second semestre 2022. En effet, l'annonce de la scission de l'entreprise a été très mal perçue et a constitué un appel d'air pour la cession d'actifs. Plus d'une année et demie a été perdue.
Il aura fallu une forte mobilisation parlementaire, l'été dernier ou lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2024, un fort soutien des collectivités territoriales en faveur de la modernisation de l'usine d'Angers de fabrication des supercalculateurs, et il aura surtout fallu que la situation se dégrade à l'extrême pour que le Gouvernement agisse enfin.
Nous regrettons que « l'État pompier » se soit substitué à « l'État stratège ». Si nous prenons acte de l'annonce, dimanche dernier, d'une offre de l'État pour l'acquisition des activités stratégiques logées dans la branche BDS (Big Data & Security), nous considérons que cette solution ne règlera pas la question de la soutenabilité de la dette et de l'avenir du groupe, notamment celui de Tech Foundations, dont certaines activités sont aussi stratégiques, et de ses 48 000 collaborateurs, pas plus que celui des activités restantes d'Eviden.
C'est pourquoi nous plaidons pour une intervention durable de l'État à deux niveaux, afin de prendre en compte toute la dimension souveraine des activités d'Atos. Tout d'abord, il faut une prise de participation minoritaire de l'Agence des participations de l'État (APE) au niveau de la structure-chapeau, Atos SE, garantissant une place au conseil d'administration et permettant une vision à 360 degrés de toutes les activités souveraines, militaires comme civiles, du groupe. Ensuite, il faut une prise de participation majoritaire de Bpifrance au niveau de la branche BDS pour assurer le financement dans la durée et une supervision resserrée d'activités technologiques performantes, imbriquées les unes dans les autres et nécessitant une mutualisation et une intensification des efforts de recherche et développement, surtout en matière de calcul intensif.
Mes collègues auront l'occasion de le préciser, mais nous plaidons également pour un maintien du périmètre actuel du groupe, en privilégiant les offres de reprise et de transformation de l'entreprise qui la maintiennent dans son entièreté.
Nous sommes conscients que la situation évolue rapidement, jour après jour, et les conclusions auxquelles nous sommes parvenus sont formulées à date. C'est aussi pourquoi nous formulons des recommandations adaptées à différents scénarios, notamment en cas de cession d'actifs.
M. Jérôme Darras, rapporteur de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Géant français du numérique, comme vient de le rappeler Sophie Primas, Atos est notamment présent dans le domaine du calcul haute performance (HPC) depuis le rachat de la société Bull en 2014.
Or, avec la fin des essais nucléaires en 1996, l'évaluation des performances des têtes nucléaires françaises repose quasi exclusivement sur un programme de simulation informatique déployé sur les supercalculateurs produits par Atos sur le site d'Angers.
Afin de sortir de la dépendance de notre pays à l'égard des États-Unis, laquelle a pu donner lieu à quelques déconvenues dans le passé, l'État a mis en oeuvre une stratégie nationale de calcul à haute performance. Soutenue par les besoins militaires, cette stratégie a permis à Atos de devenir un leader mondial en la matière, concurrençant directement l'américain Hewlett Packard et le chinois Lenovo. Atos demeure le seul fabricant de supercalculateurs en Europe, une Europe dont les besoins de calculs en haute performance seront toujours plus importants pour soutenir le développement de l'intelligence artificielle.
Depuis les années 2000, la France, par l'intermédiaire de la direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), a ainsi développé un partenariat avec Bull reposant sur le codéveloppement de supercalculateurs et le cofinancement des dépenses de recherche et développement.
Au cours des auditions, il nous a cependant été indiqué que la part de l'État avait progressivement diminué, passant de 50 % à l'origine à 20 % environ aujourd'hui. Nous appelons par conséquent à un renforcement de l'effort public pour maintenir et soutenir la recherche et développement dans les activités de calcul haute performance afin de préserver une filière nationale récemment constituée, qui permettra à la France et à l'Europe de saisir pleinement les opportunités de développement offertes par les nouvelles révolutions technologiques.
Plus généralement, l'État doit s'attacher à préserver une filière nationale de fabrication de supercalculateurs. Cet impératif impose, d'une part, la plus grande vigilance afin qu'un tel actif ne puisse pas être cédé, ni même contrôlé, par une entreprise ou un acteur étranger et, d'autre part, que tout acquéreur potentiel dispose d'une assise financière suffisante pour investir dans une telle activité et en garantir la pérennité.
Dans l'hypothèse où le groupe se séparerait de certains de ses actifs, nous estimons que la cession de la branche BDS n'aurait de sens que dans son intégralité et ne pourrait s'opérer qu'au profit d'un repreneur industriel français, ou d'un consortium d'industriels français, afin de mutualiser les efforts de recherche et développement et de développer les synergies technologiques entre les différentes activités de calcul intensif et de cybersécurité.
Le partenariat développé entre l'État et Bull-Atos que je viens d'évoquer s'est révélé gagnant-gagnant, l'État disposant d'un acteur national sur une filière critique et Atos pouvant s'appuyer sur les commandes étatiques et le très haut niveau de performance qu'elles impliquent, pour développer son offre HPC à destination d'autres clients, privés comme publics. Atos est, je le rappelle, l'unique acteur européen présent sur ce marché.
Atos fournit en particulier EDF, qui a en effet recours depuis une dizaine d'années à ses supercalculateurs pour mener des études dans plusieurs domaines : le comportement des ouvrages, leur tenue au vieillissement ou leur résistance à certains événements, internes comme externes.
Mais le rôle d'Atos dans le nucléaire civil ne se limite pas aux supercalculateurs. Le groupe, via sa filiale Worldgrid, est aussi spécialisé dans le développement de logiciels pour les systèmes de contrôle commande des centrales nucléaires.
Atos a par exemple fourni le système de contrôle-commande pour les centrales construites dans les années 1980 à 1990 telles que Civaux ou Chooz. Depuis 2022, EDF et Atos ont engagé un contrat de long terme, jusqu'à 2035, pour moderniser et maintenir opérationnel l'ensemble des centrales nucléaires françaises. Enfin, dans le cadre des campagnes de rénovation en cours de notre parc, il est prévu qu'Atos équipe l'ensemble des salles de commande des centrales nucléaires, à l'exception de celle de l'EPR de Flamanville 3 qui sera fournie par Siemens.
Enfin, dans le cadre du projet de construction de six nouvelles centrales EPR2 en France, Worldgrid, en partenariat avec Schneider Electric, a conclu un important contrat avec le groupe EDF, en juillet 2023, pour la fourniture des systèmes de contrôle de ces nouvelles installations.
Nous considérons par conséquent qu'il est essentiel de garantir la pérennité et de conserver dans le giron national un acteur tel que Worldgrid, dont les compétences ont été présentées comme uniques, lors des auditions, alors que la France s'est engagée dans la relance de sa filière nucléaire afin de garantir sa souveraineté énergétique.
Là encore, dans l'hypothèse où le groupe ne pourrait être maintenu dans son périmètre actuel, nous appelons à ce qu'une éventuelle cession de Worldgrid ne puisse se faire qu'à un repreneur français, accepté par EDF, ou à un consortium d'industriels français accompagnés le cas échéant par Bpifrance, afin de préserver une activité nucléaire souveraine et performante.
Si de telles cessions devaient intervenir, c'est-à-dire si le périmètre d'Eviden, séparé de BDS et de Worldgrid, devait se résumer pour l'essentiel aux seules activités digitales, nous pensons qu'il convient à tout prix d'éviter la constitution d'une entité « orpheline et résiduelle » qui porterait seule le poids de la dette, même après restructuration, afin de s'assurer que toutes les activités, cédées comme restantes, soient suffisamment valorisées et que leur pérennité soit garantie.
M. Thierry Meignen, rapporteur de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Au-delà du rôle absolument clé joué par Atos dans le domaine nucléaire, civil comme militaire, il faut rappeler que l'entreprise est omniprésente dans notre quotidien, notamment pour assurer notre sécurité.
Atos a ainsi un rôle déterminant dans le développement de systèmes d'information pour nos armées. L'entreprise est par exemple titulaire du marché du système d'information de combat du programme Scorpion, comme l'a rappelé Sophie Primas. Elle est par ailleurs responsable de la modernisation des systèmes de contrôle des Rafale et fournit des solutions techniques à nos services de renseignement tant en matière de télécommunications que de capteurs. L'annonce de Bruno Le Maire, hier, nous montre à quel point Atos est critique pour notre défense et nos services de renseignement.
La présence d'Atos ne se limite cependant pas au seul périmètre de la défense. Maillon essentiel de la souveraineté numérique française et de la dématérialisation de nos services publics, l'entreprise a notamment développé la plateforme Mon espace santé pour la Caisse nationale d'assurance maladie. Elle intervient en outre dans la gestion du système informatique de la carte Vitale, dans le domaine spatial ou encore dans la régulation des systèmes de vidéosurveillance du Grand Paris Express.
Sujet d'actualité, Atos est également le partenaire informatique mondial des jeux Olympiques et Paralympiques, soutenant les opérations de cybersécurité, exploitant le centre opérationnel technologique et développant des systèmes de gestion et de diffusion, jusqu'à la mesure de la performance des athlètes. Ces activités stratégiques relèvent d'Eviden, mais également de Tech Foundations.
Par ailleurs, les auditions que nous avons menées ne nous ont pas permis de considérer qu'il existait une étanchéité parfaite entre les activités des deux entités du groupe, lesquelles portent chacune des activités devant intéresser directement les pouvoirs publics.
C'est pourquoi, comme l'a indiqué Sophie Primas, nous estimons qu'un maintien du groupe dans son périmètre actuel serait le scénario à privilégier : il y a des offres sur la table.
Au regard de la criticité des contrats que je viens d'évoquer, si le scénario d'une cession de Tech Foundations redevenait néanmoins d'actualité, il conviendrait de faire preuve de la plus grande vigilance. Des conditions strictes de gouvernance et de cloisonnement de l'information devraient être prises afin d'éviter que le repreneur éventuel de Tech Foundations n'accède à des renseignements et aux décisions prises concernant les activités stratégiques, souveraines et sensibles du groupe Atos.
Plus généralement, le cas d'Atos nous rappelle la fragilité du dispositif de contrôle des investissements étrangers en France (IEF). Ces faiblesses, déjà relevées par le Sénat dans le cadre de différents travaux, résultent notamment d'un manque de moyens humains alloués au bureau chargé des IEF à la direction générale du Trésor, ainsi qu'au service de l'information stratégique et de la sécurité économique (Sisse) de la direction générale des entreprises (DGE), pour assurer une pleine applicabilité du dispositif.
Aujourd'hui, cette politique demeure une « politique de chef de bureau » qui mériterait un portage politique plus appuyé et un rattachement administratif à plus haut niveau, car les moyens dédiés à ce contrôle ne sont pas à la hauteur des enjeux de souveraineté qui y sont traités.
Ainsi, contrairement aux services du ministère des armées qui effectuent un contrôle plus resserré et systématique des IEF intéressant la défense nationale, aucune vérification systématique des engagements pris par les investisseurs n'est effectuée par les services du ministère de l'économie, aucun contrôle sur place ou sur pièce auprès des entreprises concernées n'est mené, ce qui est un « trou » particulièrement préjudiciable au sein de la maille du « filet » que devrait constituer le contrôle des IEF.
Au cours de nos travaux, il nous est par ailleurs apparu que certaines situations échappaient très largement à ce dispositif et à la méthodologie employée pour appliquer ce contrôle. Cela est par exemple le cas lorsqu'un investisseur national ou un investisseur étranger se situant en-deçà des seuils de contrôle parvient à réaliser un investissement grâce à la mobilisation de capitaux étrangers et à l'association de fonds d'investissement étrangers dont le lien avec un gouvernement ou un organisme public étranger est supposé ou avéré.
Cela est également le cas lorsqu'une partie de la dette d'une entreprise est titrisée, c'est-à-dire convertie en capital par des détenteurs étrangers ; une détention suffisante de capital pourrait conduire de tels acteurs étrangers à jouer un rôle dans la gouvernance d'entreprises d'une importance particulière pour la souveraineté et la défense nationales.
Aussi, nous appelons à un renforcement du dispositif de contrôle des investissements à l'étranger. Plusieurs leviers nous semblent devoir être actionnés.
Premièrement, un renforcement des moyens alloués au contrôle des investissements étrangers en France afin de permettre une vérification plus resserrée et plus systématique, notamment pour assurer le suivi dans le temps des engagements des investisseurs dont l'autorisation d'investissement est assortie de conditions.
Deuxièmement, un contrôle de l'origine des fonds d'un investisseur se situant a priori en-deçà des seuils, mais parvenant à réaliser son investissement grâce à des capitaux et à des fonds d'investissement dont le lien avec un gouvernement ou un organisme public étranger est avéré ou supposé.
Enfin, troisièmement, un contrôle des détenteurs étrangers de la dette d'une entreprise qui décident, dans le cadre d'une procédure de traitement des difficultés, de convertir tout ou partie de leur dette en capital.
M. Fabien Gay, rapporteur de la commission des affaires économiques. - Vous l'aurez compris, nous avons adopté un raisonnement multi-scénarios concernant l'avenir d'Atos. Nous ne cachons pas notre inquiétude sur l'évolution de la situation et le maintien en entier du groupe, solution qui nous semble être la plus préférable, mais qui semble mal embarquée, ce que nous regrettons profondément. Surtout, ce que nous ne souhaitons pas, c'est une « vente à la découpe et au rabais à la barre du tribunal de commerce ». Car en cas d'échec de la procédure de conciliation amiable, Atos entrera en procédure de sauvegarde ou, pire encore, déposera le bilan et le tribunal prononcera la faillite.
L'administratrice judiciaire désignée pour piloter cette procédure a récemment travaillé sur la restructuration du groupe Orpea, avec les conséquences que l'on connaît sur l'emploi. Dans le cadre d'une procédure de sauvegarde accélérée, il a ainsi été imposé aux différentes parties prenantes une restructuration importante du groupe : effacement de 60 % de la dette nette, apurement du bilan et conversion importante de la dette en capital.
L'entrée d'Atos en procédure de sauvegarde accélérée dans les prochains mois nous semble tout à fait plausible, surtout que le cadre de refinancement proposé repose sur des projections économiques et financières ambitieuses et sur des hypothèses fortes, à telle enseigne qu'Atos a indiqué, hier, que ses besoins de liquidités n'étaient plus de 600 millions d'euros, comme cela avait été présenté au début du mois, mais de 1,1 milliard d'euros. C'est donc sans surprise que nous avons appris, hier, que la restructuration financière allait être plus importante que ce qui avait été annoncé il y a deux semaines seulement.
Il ressort notamment de nos travaux que la société EPEI (EP Equity Investment) de Daniel Kretinsky n'exclut en aucun cas de revenir au deuxième tour des négociations pour racheter et restructurer la branche Tech Foundations. Des milliers d'emplois ont déjà été supprimés en Allemagne et il nous a été indiqué par la direction d'Atos que des milliers d'emplois supplémentaires devraient encore l'être dans les prochaines années, pour redresser la marge opérationnelle de Tech Foundations. Nous ne pouvons donc que regarder avec inquiétude l'avenir des 11 600 salariés du groupe présents en France et des différents sites de recherche et de production répartis sur notre territoire, surtout après avoir découvert récemment dans la presse l'ampleur des restructurations décidées par le groupe Casino, Exxon ou les sous-traitants aéronautiques ou automobiles, en contradiction totale avec la politique de réindustrialisation forte sur laquelle le Gouvernement a pourtant largement communiqué.
Je me permets d'insister sur ce point, car cette question est souvent oubliée, surtout par les services de l'État, qui n'envisagent jamais un maintien du groupe en entier. Nous avons pu le constater à de nombreuses reprises lors des auditions que nous avons menées ces dernières semaines. C'est d'autant plus important que, dans une entreprise à forte valeur technologique comme Atos, la première valeur est constituée par les collaborateurs, détenteurs de compétences et de savoir-faire uniques, en particulier pour les activités sensibles et souveraines.
Préserver l'emploi, c'est préserver les compétences, donc préserver la valeur du groupe et son avenir. Par conséquent, nous recommandons aux pouvoirs publics de fixer des garanties de préservation de l'emploi et de l'outil industriel pour maintenir les capacités productives de l'ensemble du groupe, en particulier en cas de cession de la filiale Worldgrid ou de la branche BDS, que l'État a proposé de racheter par l'intermédiaire de l'APE, car c'est là que les compétences les plus rares sont à préserver. En cas de cession, nous comptons sur l'engagement des pouvoirs publics tout comme sur celui des industriels français en position de repreneurs.
Mes collègues l'ont rappelé à plusieurs reprises, le positionnement d'Atos est tellement stratégique et tellement indispensable au bon fonctionnement du pays que l'?État doit se montrer exemplaire. La très grande majorité du chiffre d'affaires du groupe est réalisée hors de France, mais les clients d'Atos en France sont essentiellement des acteurs publics et parapublics. C'est important de le rappeler. Face aux difficultés actuelles, l'État doit soutenir Atos. C'est pourquoi nous recommandons aussi de ne pas dénoncer les contrats en cours auprès des acteurs publics et parapublics comme les ministères régaliens, la sécurité sociale ou le service des douanes.
Nous considérons également que l'analyse de la situation actuelle doit être l'opportunité d'améliorer nos politiques publiques et nos dispositifs de protection de nos actifs stratégiques de façon durable. De ce point de vue, nous avons été marqués lors des auditions par l'importance prise par les logiques financières de court terme, en particulier depuis 2019 : comme l'a dit Mme Primas, nous sommes passés d'une logique industrielle à une logique purement financière. Certes, Atos est une société cotée, mais c'est également l'entreprise « la plus shortée » de France, c'est-à-dire l'entreprise la plus concernée par la vente à découvert, de l'ordre de 20 % de son capital en moyenne : c'est un volume très important.
La vente à découvert est une activité légale, très encadrée, mais elle peut être fortement déstabilisatrice. Or elle est d'autant plus déstabilisatrice que le capital d'Atos est flottant, dilué auprès de nombreux actionnaires dits « petits porteurs ». Il n'y a pas eu d'actionnaire de référence entre le départ de Siemens en 2022 et l'arrivée de David Layani à la fin de 2023, c'est-à-dire durant la période au cours de laquelle se sont succédé les stratégies erratiques des dirigeants successifs, à chaque fois adoptées par un conseil d'administration dont le rôle et la composition ont été fortement contestés, de nombreuses personnes auditionnées estimant qu'il manquait des profils industriels.
Face à cette situation, nous recommandons de faire évoluer le dispositif européen encadrant la vente à découvert. Nous nous étonnons qu'une entreprise cotée avec des activités aussi stratégiques et souveraines qu'Atos puisse faire l'objet d'un tel volume de ventes à découvert, surtout lorsqu'elle est engagée dans des procédures de prévention et de traitement de ses difficultés financières. Il y a là matière à davantage protéger nos actifs stratégiques et nous considérons que la souveraineté ne devrait pas être un objet de spéculation boursière. Cette dernière réflexion est un peu personnelle, mais je sais que l'ensemble de mes collègues la partage désormais.
Voilà donc, mes chers collègues, la feuille de route qui a été la nôtre dans le cadre de cette mission d'information. Vous l'aurez compris, nous espérons qu'Atos parviendra à trouver une solution, idéalement pour maintenir le périmètre de ses activités grâce à un accompagnement beaucoup plus résolu et durable de l'État : il y va de notre souveraineté et de notre défense nationale.
Mme Sophie Primas, rapporteur de la commission des affaires économiques. - La vente à découvert concerne des sociétés qui vendent à prix élevé des actions qui ne leur appartiennent pas pour les racheter ensuite à un prix inférieur sur le marché. Ces sociétés parient donc sur la décroissance de la valeur capitalistique de l'entreprise concernée. Or, fait quasi unique sur le marché boursier, 20 % du capital d'Atos est en vente à découvert et aucune alerte n'a été émise à ce sujet, alors que cette entreprise devrait être particulièrement sous surveillance.
Nous présentons donc 11 recommandations. La question de la suite se posera certainement, l'actualité autour d'Atos étant brûlante et sensible. Pour avoir découvert cette entreprise dans ses profondeurs, nous avons pu constater combien ses activités étaient essentielles au fonctionnement de notre pays. Sur le plan militaire, je salue l'alerte qui avait été émise par Cédric Perrin. Le Sénat n'a pas l'habitude de se mêler de la stratégie des entreprises, ce n'est pas son rôle. Cependant, compte tenu du caractère hautement stratégique des activités de cette entreprise, il est de notre rôle et, encore davantage, de celui du Gouvernement d'avoir un oeil attentif sur son évolution boursière et sa santé. Cette entreprise se porte mal depuis deux ans, il aurait été souhaitable que le Gouvernement ait une attention beaucoup plus aiguisée sur ce point.
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Je remercie et félicite les rapporteurs pour le travail réalisé et les nombreuses auditions qui ont été menées, a fortiori au vu de la complexité et de l'aridité des sujets abordés. Je remercie également Dominique Estrosi Sassone d'avoir cru à cette mission. Je regrette que l'alerte que nous avons lancée au mois d'août dernier n'ait pas été transpartisane, mais nous l'avons émise rapidement, au moment où M. Daniel Kretinsky dévoilait ses ambitions, et pendant une période de vacances où les absents étaient nombreux.
Au-delà de l'aspect stratégique des activités d'Atos, n'oublions pas que cette entreprise rassemble des dizaines de milliers d'emplois. L'État a décidé, fort opportunément, juste avant la présentation de votre rapport, d'intervenir au capital de cette société. Cependant, un découpage par appartements aurait des conséquences dramatiques pour des milliers de salariés. N'oublions pas cet aspect humain essentiel.
Le comportement du Sénat tout au long de cette affaire témoigne d'un grand sens des responsabilités. La tribune que nous avons publiée date du mois d'août. Nous avons interrogé à de nombreuses reprises le ministre de l'économie et des finances, notamment lors des séances de questions d'actualité au Gouvernement. On nous expliquait qu'en l'absence de détention de plus de 10 % du capital de l'entreprise par des investissements étrangers, l'État n'avait pas de raison d'intervenir. Or nous réclamions une telle intervention. Au vu de la chute du cours de la Bourse, notre responsabilité était grande, compte tenu des emplois en jeu. J'y insiste, le Sénat a fait preuve d'une grande responsabilité en prenant le temps nécessaire avant de lancer cette mission d'information.
Souhaitons que le ministre de l'économie et des finances nous écoute, et que vos recommandations soient prises en compte et appliquées.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Je félicite également les rapporteurs et salue ce travail mené de manière transpartisane, marque de notre souci d'oeuvrer pour l'intérêt général. J'ose croire que vos recommandations seront examinées avec beaucoup d'attention.
Le Gouvernement sort de son attentisme et de son silence. J'ai la faiblesse de penser que le sérieux avec lequel la présente mission a été menée et l'alerte qu'elle a lancée y sont pour quelque chose. Je ne sais pas si le Gouvernement aurait réagi de la sorte s'il en était allé autrement.
Mme Sophie Primas, rapporteur de la commission des affaires économiques. - Le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky (CRCE-Kanaky) a également émis plusieurs alertes pendant l'examen du projet de loi de finances (PLF) pour 2024.
Des conséquences dramatiques sont effectivement à attendre pour les emplois. Des restructurations sont d'ores et déjà en cours pour la division Tech Foundations, qui resteront nécessaires quelle que soit l'issue de cette affaire.
Si une vente par appartements avait lieu, le dommage le plus important à mes yeux serait la perte de compétences. Le groupe Atos présente en effet des compétences exceptionnelles. Toutes ses activités, même si elles sont dispersées dans plusieurs filiales, sont complémentaires et issues d'une activité de recherche et développement (R&D) très performante. Nous militons également pour le maintien du groupe entier, car nous ne voyons pas comment une partie des activités pourrait supporter le poids de la dette du groupe. Aucune entité n'est capable, seule, d'en soutenir la charge. Le projet de rachat de l'entité Tech Foundations par le groupe EPEI de M. Daniel Kretinsky n'incluait d'ailleurs pas la reprise de la dette. Nous sommes très inquiets sur ce point.
M. Yannick Jadot. - Il a été dit que le Sénat n'avait pas vocation à se mêler des stratégies des entreprises. En réalité, si, il le peut, quand il s'agit d'entreprises stratégiques. On ne peut définir des règles en matière de politique industrielle et laisser ensuite les entreprises agir à leur guise. On privatise toujours les bénéfices et on socialise les pertes ! Combien de milliards d'euros ont-ils été investis par l'État dans des entreprises françaises stratégiques, dont il n'a pas voulu contrôler les stratégies ? Des inspecteurs des finances ont ainsi dirigé des groupes industriels qui ont conduit ensuite des opérations de fusion-acquisition ou d'expansions à l'international. Or, à la fin, c'est le contribuable qui paye.
Nous n'avons pas à gérer les entreprises à leur place, mais, lorsqu'il s'agit de secteurs stratégiques sur lesquels nous déterminons des politiques industrielles, un droit de regard est nécessaire.
Mme Sophie Primas, rapporteur de la commission des affaires économiques. - Je suis contente de voir qu'il existe encore des différences politiques... La meilleure façon de s'intéresser aux entreprises touchant à des enjeux de souveraineté, c'est d'entrer au capital et d'avoir un siège au conseil d'administration.
M. Yannick Jadot. - Je suis tout à fait d'accord ! Entrons au capital plutôt que de voir ces entreprises partir à l'étranger.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Merci pour le travail conduit, très précieux. Je salue notamment la recommandation n° 10 visant à renforcer les moyens alloués au contrôle des investissements étrangers en France, qui va dans le sens du rapport d'information que j'avais rédigé avec Marie-Noëlle Lienemann intitulé Anticiper, adapter, influencer : l'intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté. La politique de sécurité économique s'est heureusement renforcée ces dernières années. Toutefois, il faudrait davantage de moyens, pour un meilleur suivi dans le temps. C'est pourquoi le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI) a souhaité inscrire dans sa niche du 29 mai prochain un débat sur le contrôle des investissements étrangers en France comme outil d'une stratégie d'intelligence économique au service de notre souveraineté. Les travaux de la présente mission constitueront un cas pratique intéressant à cet égard.
M. Fabien Gay, rapporteur de la commission des affaires économiques. - Je partage la vision de Yannick Jadot. La question industrielle nous occupera certainement un bon moment. Il faudra débattre du contrôle de l'argent public. Pour ma part, je ne m'oppose pas au fait que l'État dirige certaines entreprises stratégiques, mais il s'agit d'un autre débat.
Par l'intermédiaire de l'APE, l'État a présenté une offre ferme de reprise de certaines activités stratégiques. Pour autant, contrairement à ce que l'on a pu lire ici ou là, cela ne signifie pas qu'Atos soit sauvé. La reprise proposée concerne une partie seulement du groupe. Notre recommandation est que l'État entre au capital de l'intégralité de la structure, à hauteur de 10 % ou 15 %, et agisse comme un élément stabilisateur pour les autres actionnaires, y compris pour la restructuration de la dette. Or ce n'est pas ce qui est annoncé. L'État vient au secours d'une entreprise privée, sur une activité stratégique. Tout le monde s'accorde en effet à dire que les supercalculateurs ne peuvent tomber dans les mains d'entreprises étrangères. Mais qu'en est-il du reste ? Aucune entité issue d'un découpage du groupe ne sera en mesure de supporter à elle seule une dette de 5,4 milliards d'euros. L'alerte que nous lançons aujourd'hui doit être entendue. Nos recommandations demeurent d'actualité malgré les annonces gouvernementales du week-end dernier.
Au fil de nos auditions, qui ont concerné 84 personnes au total, nous avons tout entendu : qu'il fallait garder le groupe dans sa globalité, le scinder en deux, etc. Toutefois, ce qui a forgé notre conviction, c'est de constater combien toutes les activités du groupe étaient interconnectées. Un découpage entraînerait une perte de compétences. En outre, aucune entité seule ne pourra supporter la charge, immense, de la dette. Ce constat reste valable, y compris après l'annonce de M. Bruno Le Maire.
M. Philippe Folliot. - Combien l'entrée de l'État au capital d'Atos figurant dans votre recommandation n° 2 coûterait-elle ? Quel serait le coût de la mise en oeuvre de la recommandation n° 9 visant à augmenter la part de financement octroyée par l'État pour maintenir et soutenir la R&D ? Compte tenu de la situation dégradée des finances publiques, nous ne pouvons ignorer les conséquences financières des recommandations formulées.
Mme Sophie Primas, rapporteur de la commission des affaires économiques. - L'entrée de l'État au capital d'Atos SE serait un moyen de rassurer les clients et les marchés financiers. Notre objectif est de prévoir une intervention de court terme, de façon agile. L'APE est faite pour cela.
Par ailleurs, si le groupe est vendu à la découpe, les supercalculateurs ne peuvent partir à l'étranger. Il faut que l'État soit décisionnaire et qu'il fasse les commandes nécessaires pour donner à cette entité des perspectives de chiffre d'affaires.
La valorisation de l'entreprise étant très fluctuante, il m'est difficile de vous répondre précisément sur le plan financier. En revanche, on me souffle que, compte tenu de la valorisation boursière actuelle, l'opération ne coûtera malheureusement pas très cher...
Je vous remercie de l'attention que vous avez portée à ce dossier. Nous pouvons à présent communiquer à son sujet, ce que nous nous étions abstenus de faire pour éviter d'exposer Atos, société cotée, à des difficultés supplémentaires.
Les recommandations sont adoptées.
La mission d'information adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.
La réunion est close à 17 h 00.