- Mercredi 10 avril 2024
- Audition de de M. Patrick Martin, président du Mouvement des entreprises de France (Medef)
- Proposition de loi visant à faciliter la transformation des bureaux en logements - Désignation d'un rapporteur
- Politiques publiques en matière de contrôle du traitement des eaux minérales naturelles et de sources - Création d'une mission flash
- Audition de MM. Jean-Pierre Mustier, président du conseil d'administration et Paul Saleh, directeur général d'Atos
Mercredi 10 avril 2024
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Audition de de M. Patrick Martin, président du Mouvement des entreprises de France (Medef)
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Chers collègues, nous avons le grand plaisir et l'immense privilège d'accueillir dans cette enceinte de la commission des affaires économiques M. Patrick Martin, président du Medef depuis désormais près d'un an.
En préparant cette audition, je me suis rendu compte que la parole du Medef s'était faite très rare, ces dernières années, devant la commission des affaires économiques du Sénat, du moins en audition plénière - même si votre organisation est très régulièrement sollicitée par nos collègues dans le cadre de nos travaux de contrôle, mission d'information et autres commissions d'enquête, ou pour recueillir votre avis sur des dispositions législatives en préparation.
Or, le Medef est un acteur majeur de la vie économique de notre pays, à double titre : en tant que syndicat patronal d'abord, habilité à ce titre à participer aux négociations entre partenaires sociaux. Vous me disiez à l'instant que vous avez passé une nuit blanche à achever des négociations sur l'emploi des seniors qui malheureusement n'ont pas abouti. Ces sujets ne relèvent certes pas directement de notre commission, mais nous y sommes bien entendu attentifs, car ils ont un impact direct sur la compétitivité de nos entreprises. À cet égard, je vous demanderai où en sont les négociations sur le « nouveau pacte de la vie au travail », dont la date butoir était, je crois, fixée au 8 avril : sur l'emploi des seniors et sur les dispositifs de reconversion professionnelle envisagés, notamment pouvez-vous nous dire ce qui est sorti, ou pas, de ces négociations ?
Acteur majeur de la vie économique française, le Medef l'est aussi parce qu'il est le premier réseau d'entrepreneurs français représentant plus de 120 000 entreprises qui emploient plus de neuf millions de salariés. Et parmi ces entreprises, plus des deux tiers de petites et très petites entreprises, contrairement à l'image que vous avez parfois dans le grand public de syndicat des « grands patrons ».
Vous-même, Patrick Martin, êtes à la tête d'une ETI particulièrement dynamique, puisque j'ai lu qu'elle a doublé son chiffre d'affaires en cinq ans : vous nous expliquerez, je l'espère, la recette de ce succès et vos recommandations pour le dupliquer. Cela me permet d'évoquer un premier point : celui de la réindustrialisation de nos territoires. Voilà un slogan, voire une politique affichée depuis quelques années : de ce point de vue, quels sont les résultats obtenus à votre échelle ? Comment pensez-vous faire encore mieux ?
Plus précisément, sans faire d'inventaire à la Prévert, nous souhaiterions vous demander quels seraient pour vous, très concrètement les leviers à activer pour stimuler l'activité économique en France dans un contexte budgétaire ô combien dégradé et contraint : je pense bien sûr au volet fiscal et social avec les menaces réitérées qui pèsent sur le crédit d'impôt recherche (CIR), le calendrier toujours très incertain de la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), et le récent gel des exonérations des cotisations familiales sur les hauts salaires, mais aussi sur certains appels lancés à la diminution des aides aux entreprises : dans une récente interview aux Échos, vous en faisiez d'ailleurs une « ligne rouge ». Je souhaiterais que vous nous détailliez cette position : faut-il selon vous plus d'aides ? Ne faudrait-il pas surtout réformer leurs modalités d'accès, et améliorer leur ciblage, pour qu'elles soient plus efficaces ?
De manière plus générale, vous appelez régulièrement à libérer le monde de l'entreprise du « fardeau de la complexité administrative ». C'est le deuxième sujet sur lequel nous vous attendons : qu'attendez-vous du prochain projet de loi de simplification ? Nous avons déjà débattu récemment ici d'une proposition de loi portée par le président de la délégation aux entreprises sur cette simplification ô combien attendue. Estimez-vous avoir été suffisamment associé à sa préparation, et estimez-vous avoir été entendu par le Gouvernement ? Par ailleurs, ces mesures de simplification - si la montagne n'accouche pas d'une souris comme c'est si souvent le cas avec ce Gouvernement - ne risquent-elles pas de se voir immédiatement annihiler par la surimposition de normes au niveau européen ? Il me semble que la directive sur le devoir de vigilance, notamment, inquiète particulièrement nos grandes entreprises. Avez-vous des éléments à nous partager à ce sujet ?
Enfin, votre parole est particulièrement précieuse pour nous tous sénateurs, car vous êtes, Patrick Martin, le premier patron du Medef à avoir exercé avant cela des responsabilités patronales à toutes les strates de représentation du Medef dans les territoires, dans l'Ain d'abord, puis à l'échelon de la région Rhône-Alpes, puis de la grande région Auvergne-Rhône-Alpes : cela fait de vous un témoin particulièrement pertinent pour apprécier la réalité économique de nos territoires.
Cela sera le troisième thème sur lequel nous souhaiterions vous entendre : quel rôle doivent jouer, selon vous, les collectivités et les élus auprès des chefs d'entreprise et de l'ensemble des acteurs du monde économique pour accompagner les dynamiques économiques locales ?
Je vais sans plus tarder vous céder la parole. L'audition fait l'objet d'une captation vidéo et elle est diffusée en direct sur le site du Sénat. Ensuite, nous ouvrirons les questions à l'ensemble de nos collègues commissaires qui ne manqueront pas de réagir à vos premiers propos.
Je vous remercie de votre présence, car vous avez été, pendant toute la nuit, très mobilisé, et vous partez dans quelques heures au Canada avec le Premier ministre.
M. Patrick Martin, président du Medef. - Merci Madame la Présidente, pour votre accueil et pour vos mots aimables. C'est toujours un grand bonheur et très intéressant d'intervenir dans cette maison qui tient son rang. Je ne fais aucune allusion à quelque autre instance ou assemblée.
D'abord, j'attire votre attention sur un document que nous avons produit hier en perspective des élections européennes du 9 juin. Sur la base d'une enquête très fouillée menée auprès de nos adhérents, les territoires et les fédérations, nous avons listé un certain nombre de propositions d'amélioration au niveau de l'Europe, et ce, dans la logique très pro-européenne du Medef. Ce document et cette prise de position font état de thèmes communs à ce que nous vivons, observons et critiquons parfois au niveau européen et au niveau français, notamment sur la simplification.
Je commencerai par un petit tour d'horizon conjoncturel, mais aussi structurel. En effet, tous les sujets importants que vous souhaitez que j'aborde ne peuvent être déconnectés de cette situation économique. Nous sommes entre deux eaux et, c'est le propre des cours d'eau, la pente est plutôt déclinante. De fait, nous disposons d'un baromètre en temps réel au Medef, par la diversité des secteurs d'activité et des tailles d'entreprises que nous regroupons. Nous avons ainsi une perception générale, un vécu, une vision, qui est que la conjoncture, sans être catastrophique, se dégrade. Les signaux de redressement attendus tardent à se manifester. Je le constate aussi dans le cadre de mon activité professionnelle.
Le spectre des situations sectorielles est large. À une extrémité se trouve d'une part, l'aéronautique, qui est en surchauffe. Ce secteur rencontre des difficultés d'approvisionnement. Cela fait partie des sujets que j'aborderai au Canada, notamment auprès du Premier ministre Justin Trudeau. Par exemple, Airbus rencontre des difficultés d'approvisionnement en titane et des difficultés de recrutement. Ce sont en quelque sorte des « problèmes de riches ». Je ne sais pas si mes amis de l'aéronautique apprécieraient ce qualificatif, mais c'est un peu le cas.
À l'autre extrémité du spectre se trouve une situation critique qui touche l'ensemble de la filière construction. J'y inclus l'aimant industriel, les fabricants de tuiles, de briques, de ciment, d'équipement de la maison, les professionnels du bâtiment, les métiers de services autour du bâtiment, comme les agences immobilières, et puis ceux qui ne sont pas dans le champ du Medef comme les notaires et d'autres professions.
Il est probable que les 150 000 destructions d'emplois malheureusement pronostiquées dans la filière pour les 12 à 18 prochains mois se confirment, voire que le nombre soit encore au-delà. Il y a donc une gradation de situations sectorielles assez contrastées, mais en moyenne, la conjoncture est molle, pour ne pas dire pire.
Par exemple, les ventes de véhicules sont en baisse de 20 % par rapport à 2019. La baisse des volumes dans la consommation alimentaire a été masquée par l'inflation. Cette inflation baisse très significativement et les volumes ne redémarrent pourtant pas. La baisse de la consommation n'est pas aussi marquée que les mois précédents, mais nous n'avons toujours pas renoué avec une reprise de la consommation.
Pour rappel, la consommation représente 55 % du PIB. Il ne s'agit pas seulement de la consommation de produits alimentaires, mais celle-ci y contribue significativement. Ce retard à l'allumage devrait immanquablement peser sur les perspectives de croissance du pays si cette situation perdurait.
S'ajoutent des chiffres inquiétants dans l'intérim qui, comme l'emballage ou le transport logistique, est un signe avant-coureur de l'activité économique. L'intérim devrait être en baisse de 8 % sur le premier trimestre. Ce n'est pas de très bon augure. Dans le transport et la logistique, on note une légère amélioration, mais l'activité de cette filière est toujours en baisse de 4 % par rapport à l'an dernier.
Quelques signaux sont plutôt encourageants sur le crédit immobilier, mais je voudrais attirer votre attention sur le point qui me paraît le plus important sur le plan structurel : du seul fait des efforts nécessaires pour tenir la trajectoire de décarbonation et de neutralité carbone, les investissements des entreprises devraient être en progression de plus de 10 %. Nous avons fait chiffrer par Rxecode le surcroît d'investissement occasionné par cette trajectoire pour les entreprises privées : les entreprises devraient investir 40 milliards d'euros de plus chaque année pour tenir cette trajectoire.
En l'état, les investissements des sociétés non financières sont en baisse. Ils l'ont été de 1 % sur le dernier trimestre et cette tendance se confirme malheureusement au premier trimestre 2024. Nous craignons que cela se prolonge sur l'ensemble de l'année 2024. Si je rapproche ces données de celles relatives à la consommation courante, qui reste au mieux stable, les perspectives de croissance pour l'année 2024 sont sujettes à caution.
Pour finir le tableau conjoncturel, nous sommes très attentifs à l'évolution des taux d'intérêt. La BCE se trompe de diagnostic en maintenant des taux d'intérêt aux niveaux auxquels ils se situent. Plus vite une première baisse des taux directeurs interviendra, mieux nous nous porterons pour l'investissement immobilier et pour l'investissement d'une manière générale. Nous attendons ces décisions de la BCE.
Sur le plan structurel, je vous ai écrit il y a quelques jours, ainsi qu'à vos collègues de l'Assemblée nationale pour attirer votre attention sur l'intensification très rude de la compétition internationale de la part des États-Unis. Ces derniers bénéficient d'un avantage concurrentiel absolument structurel : le prix de l'énergie. Celui-ci a sensiblement baissé en Europe et donc en France. Pourtant, si nous raisonnons sur les contrats de moyen ou long terme - ce qui intéresse les entreprises, en particulier industrielles - le prix de l'énergie reste aux États-Unis trois fois inférieur à la France. L'Inflation Reduction Act (IRA) est d'une efficacité redoutable. Originellement, le gouvernement américain entendait consacrer 470 milliards de dollars à ce programme. Le président Joe Biden a annoncé il y a quelques jours que le montant équivaudrait plutôt à 1 000 milliards de dollars. Sous prétexte de lutter contre l'inflation, il s'agit en réalité d'un programme massif de réindustrialisation et de souveraineté économique.
Par conséquent, un nombre croissant d'entreprises françaises qui disposent de moyens financiers et techniques sont en train de basculer à bas bruit mais significativement aux États-Unis pour leur production. Par exemple, le prix de l'énergie est déterminant pour le secteur de la chimie. De plus, ces industriels bénéficient de subventions massives du gouvernement américain pour flécher leurs investissements et leurs productions vers les États-Unis. C'est flagrant dans le cas de la chimie, secteur très transverse et structurant, que l'on trouve presque partout : dans le bâtiment, dans l'agroalimentaire, dans les industries automobiles ou autre.
Pour ne pas dénoncer mes camarades français, je vous rappelle l'exemple allemand de BASF, premier chimiste mondial. Cet industriel avait prévu d'investir 10 milliards d'euros en Europe, prioritairement en Allemagne. Il a renoncé à cet investissement et a annoncé 6 000 suppressions d'emplois. Cet investissement n'a pas été annulé, mais a été transféré vers les États-Unis et la Chine. Cet exemple est valable pour d'autres acteurs de la chimie français et d'autres secteurs d'activité.
Ce ne sont pas seulement la haute technologie, les biotechnologies et le numérique qui sont intéressés, mais également des secteurs beaucoup plus traditionnels. Nous devons y être attentifs, car un fossé s'est déjà creusé ces dernières années entre l'Europe, la France et les États-Unis en matière de croissance, d'investissement, d'investissement en recherche et développement, d'innovation, de transfert de capitaux, de PIB et de pouvoir d'achat.
Si la France était un État américain, elle se situerait au 48e rang des États américains en termes de PIB par habitant. Si nous nous reportons vingt ans en arrière, la France serait située entre le 15e et le 20e rang. Mon propos n'est ni alarmiste ni résigné. Mais cette situation devrait éclairer plusieurs décisions futures, notamment en matière de fiscalité.
La Chine mène une stratégie extrêmement prédatrice. Dorénavant, elle investit beaucoup moins dans l'immobilier. Quelques grands krachs immobiliers en Chine comme Evergrande sont en effet à relever. La Chine investit dans son industrie à une cadence absolument stupéfiante et engendre ainsi une surproduction. En dehors de cette situation sans doute non voulue de surproduction, il existe une stratégie très déterminée de la Chine consistant à s'emparer de secteurs d'activités très porteurs, comme les panneaux photovoltaïques, les véhicules électriques ou les équipements éoliens. Au regard de cette stratégie, l'Europe et la France doivent prendre des dispositions, mais pas nécessairement protectionnistes, pour investir suffisamment dans nos industries, donner à nos entreprises suffisamment de compétitivité, et pour que nos entreprises sachent tenir tête à une invasion de nos marchés par les Chinois.
Le Medef persiste à penser que le protectionnisme ne constitue pas la solution. Les Chinois sont d'autant plus agressifs que les Américains fermeront progressivement leurs frontières à des productions chinoises et les taxeront massivement.
Nous sommes très perturbés par les débats qui, certes, se doivent d'être menés dans notre pays, mais qui traduisent chez certains, si ce n'est une forme de reniement, beaucoup de tergiversations. Il y a eu des actions positives pour soutenir l'économie et porteuses de résultats en termes de création d'emplois et d'investissement ces dernières années. D'ailleurs, la France n'a pas eu à rougir par comparaison avec les autres pays européens de sa performance sur cette période. Mais les prélèvements obligatoires sur les entreprises françaises restent les deuxièmes les plus élevés au monde. Il ne faut pas considérer que la France est un monde à part et qu'il ne se passe rien ailleurs. Un bout de chemin reste à accomplir.
Les discussions assez indéchiffrables sur la trajectoire de suppression de la CVAE par exemple, étaient extrêmement perturbantes, et ce, à double titre.
D'abord psychologiquement. Les décideurs économiques sont extrêmement soucieux de disposer de la prévisibilité, de la lisibilité et de la stabilité. Tout ce qui introduit de l'incertitude dans l'esprit des décideurs économiques est ravageur. Je le mesure dans des conversations avec des chefs d'entreprise français et étrangers qui se demandent où nous nous dirigeons. Dès lors, cela a des répercussions sur des décisions d'investissement et d'embauche. Il faut donc absolument que nous nous donnions de la visibilité. Nous préférons avoir de bonnes nouvelles, mais si elles doivent être mauvaises, nous souhaiterions les connaître. De ce point de vue, les discussions encore récentes à l'Assemblée nationale, et je pense en avoir de nouveau cet après-midi dans l'avion pour aller au Canada, sont extrêmement perturbantes. Elles créent des aléas et l'aléa est le pire ennemi de la décision économique.
De manière plus objective, certaines décisions ont des effets ravageurs. Décréter les allégements de charges sur les salaires de 2,5 à 3,5 SMIC constitue une erreur économique fondamentale. Initialement Monsieur Ferracci s'est appuyé sur des travaux académiques, dont je ne conteste pas la pertinence, mais qui méconnaissent le panorama concurrentiel européen et mondial, ainsi que le degré d'exposition des secteurs et des niveaux d'emploi les plus exposés. 2,5 à 3,5 SMIC, c'est le coeur de cible de la compétitivité et de l'attractivité. Nous parlons d'emplois déjà qualifiés sur lesquels des tensions de recrutement persistent et nous touchons aux secteurs les plus exposés à la concurrence internationale. L'idée n'est pas que les métiers dits à forte intensité de main-d'oeuvre comme la propreté, la restauration collective et certains emplois dans la grande distribution ou dans le bâtiment ne méritent pas d'être considérés. Mais l'arbitrage du Parlement et du Gouvernement, à travers cette disposition du PLFSS, va totalement à l'encontre de ce qu'il faudrait faire. Au contraire, il est nécessaire de soutenir ce niveau de qualification d'emploi, à partir duquel le différentiel de coût s'accélère le plus.
Au-delà de 2,1 SMIC, l'Allemagne est déjà plus compétitive de 16 %. Compte tenu de la structure des charges sociales en France, nous connaissons une croissance exponentielle au-delà de 2 SMIC. À 7 SMIC, nous ne touchons pas à la majorité des salariés, mais l'emploi coûte 42 % plus cher en France qu'en Allemagne, et je ne vous parle pas de la Chine, du Vietnam ou de la Tunisie. Nous devons donc être très attentifs à ces enjeux de compétitivité et de notre activité. Je vous sollicite ardemment pour que vous apportiez de la prévisibilité, de la lisibilité, de la stabilité et de la pertinence dans les arbitrages prochains.
Ce panorama conjoncturel, ces dimensions structurelles et les incertitudes créées par le débat politique font, tout cela mis bout à bout, que nos entrepreneurs sont assez fébriles.
Au sujet du volet social, la négociation sur l'emploi des seniors, les transitions professionnelles et le compte épargne-temps universel (CETU) s'est achevée cette nuit et n'aboutira pas à un accord. D'un commun accord, tous les partenaires sociaux, hormis la confédération française démocratique du travail (CFDT) et, pour des raisons que nous ne comprenons, pas l'union des entreprises de proximité (U2P), avaient évacué le CETU de la négociation. Pour les deux premiers chapitres, la discussion n'a pas abouti, car la CFDT et force ouvrière (FO) - avec qui nous avons une bonne relation - ont beaucoup insisté pour que les régimes des retraites progressives soient améliorés ou aménagés. Cependant, la lettre de cadrage imposée par le Gouvernement interdisait toute dépense supplémentaire. Or, ce dispositif aurait engendré des surcoûts. C'était donc inconcevable.
C'est très malencontreux à deux égards. D'une part, dans le panorama inflammable et très fracturé du pays, le fait que les partenaires sociaux réussissent à travailler ensemble est un gage de stabilité et de responsabilité. Par ailleurs, le niveau de conflictualité dans les entreprises privées se trouve à un plus bas historique. Beaucoup s'imaginent que, le pays étant très tendu, il en est de même dans les entreprises. Il existe néanmoins des cas de tension dans des entreprises en difficulté comme Casino ou Ascometal. Ce constat est presque contre-intuitif au regard des débats sur l'inflation, la pente de l'inflation et le pouvoir d'achat. Alors même que nous sortons des négociations annuelles obligatoires (NAO) relatives aux salaires, il n'y a pas de tension dans les entreprises privées. Malgré l'échec de cette « négociation article L1 du code du travail », la qualité de la relation avec les syndicats demeure très bonne.
Si cette « négociation L1 » avait abouti, elle aurait emporté l'homologation de la convention assurance-chômage signée au mois de novembre dernier avec trois organisations syndicales : la CFDT, FO et la confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Or, cette convention Unédic comportait une disposition par laquelle ces trois organisations syndicales avaient accepté une baisse de cotisations patronales pour un montant non négligeable de 450 millions d'euros par an. Pour rappel, il n'y a déjà plus de cotisations salariales sur le chômage. À l'échelle des coûts salariaux, c'est plus le symbole que le montant qui était intéressant. Dans le cadre des discussions à ce stade exploratoires avec le Gouvernement, la situation serait telle que : le Gouvernement, reprenant la main sur l'assurance-chômage puisque la convention ne serait pas homologuée, retirerait cette baisse de cotisations patronales.
J'espère ne heurter personne ce faisant, mais nous sommes quelque peu à front renversé. Des syndicats sont parfaitement conscients des enjeux de compétitivité et d'attractivité avec cette baisse de cotisations, et le Gouvernement, plutôt pro-entreprises, comme il l'a démontré à travers plusieurs décisions, ferait exactement le contraire pour des raisons étroitement budgétaires. Cette petite parenthèse est assez édifiante quant à la constance des convictions.
Le patronat gère le régime de garantie des salaires (AGS) pour les entreprises en difficulté et nous étions tombés à un plus bas historique avec les mesures de soutien très opportunes à l'économie prises dans le cadre de la crise sanitaire. L'Urssaf ne poursuivait plus ses débiteurs et a recommencé à le faire ; c'est normal. Mais ce n'est pas que mécanique ou technique, c'est un indicateur malheureusement assez symptomatique.
Les dossiers à l'AGS augmentent fortement. Par rapport à 2022, 35 % de dossiers supplémentaires sont décomptés à la fin du premier trimestre et les effectifs ont augmenté de 61 %. 213 000 salariés à ce jour sont couverts par le régime AGS. Pire encore, les montants déboursés par l'AGS augmentent très significativement. Le patronat ayant déjà décidé d'augmenter la cotisation AGS devra probablement aller plus loin, ce qui pèsera sur le coût du travail. Si nous ne bénéficions pas de cette compensation, cela pèsera à travers une baisse de cotisations chômage. C'est un signal d'alerte.
Si nous raisonnons en douze mois glissants, les chiffres sont ceux que je viens de vous donner. Mais si nous raisonnons au jour le jour, la tendance s'accélère. Tel est le panorama économique assez préoccupant.
Pour autant, nous avons mené notre enquête rituelle auprès de nos adhérents : le moral n'est pas si mauvais. Je ne voudrais pas que le Medef et son président passent pour « le choeur des pleureuses ». Nous avons les cartes en main pour tenir nos objectifs de croissance, de création d'emplois et de décarbonation, mais il n'est pas souhaitable d'envoyer trop de signaux contraires.
Il semblerait qu'il n'y aura pas de PLFR, mais les discussions en vue du PLF et du PLFSS 2025 seront tendues. Toute personne sensée souscrit à cet objectif de plein emploi. Mais il ne faut pas perdre de vue la situation conjoncturelle et cette compétition structurelle à l'échelle mondiale. Si des décisions se conçoivent au regard la situation des finances publiques, elles ne doivent pas être enfermées dans cette règle de l'annualité budgétaire à laquelle vous êtes tenus. Il est important de se projeter sur des horizons un peu plus lointains.
Nous pourrons nous rapprocher du plein emploi à travers de nouvelles réformes du marché du travail. Mais la réponse la plus radicale, la plus puissante et la plus pérenne n'est pas celle-là. Il est en effet nécessaire de se donner les moyens de soutenir l'activité et l'investissement. Ne cherchons pas de mauvaises économies.
La situation critique du bâtiment est essentiellement liée aux taux d'intérêt. Je ne fais donc pas supporter à l'exécutif l'intégralité de la situation. Toutefois, ce qui a été décidé et semble pouvoir être remis en cause, par exemple s'agissant de l'encouragement à l'investissement locatif, contribue à cette dégradation de la conjoncture dans le bâtiment. Les destructions d'emplois dans la filière induisent en termes de rentrée de TVA, de DMTO et de régimes sociaux, moins de cotisants et plus de salariés à indemniser. Au regard des économies budgétaires qui résulteraient de la suppression du Pinel, il s'agit de la caricature du mauvais choix. De fait, des cotisations chômage, des cotisations maladie et des cotisations retraite disparaîtraient. En regard d'une économie budgétaire, cela crée des déficits plus importants. Cette logique est vraie d'un certain nombre d'autres réflexions en cours.
Nous avons plusieurs points d'alerte. La CVAE devait être supprimée dès 2024, mais sa suppression a été étalée sur deux ans, puis sur six ans, compte tenu des décisions du PLF 2024. J'entends de source autorisée que cette trajectoire serait interrompue ou suspendue en 2025. Les décisions des deux dernières années ont marqué les esprits, particulièrement des industriels. De fait, alors que le poids de l'industrie dans le PIB est de l'ordre de 10 %, la CVAE pèse à hauteur de 25 % sur l'industrie. C'était un très mauvais signal pour les industriels. L'interruption de la suppression de cette CVAE leur serait terrible.
En ce qui concerne le crédit d'impôt recherche, il existe des effets d'aubaine sur tous les dispositifs, sur l'assurance chômage, les aides à l'apprentissage, etc. Faut-il jeter le bébé avec l'eau du bain ? L'investissement en innovation aux États-Unis représente un point de PIB de plus qu'en France. Soyons très attentifs à ne pas envoyer de signaux préoccupants et anxiogènes, au motif d'une rationalisation du crédit d'impôt recherche, à nos entreprises qui ont besoin d'investir davantage et singulièrement sur l'innovation.
Je vous invite à autant que possible prendre en compte tout ce que je viens de vous dire.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci Monsieur le Président. Vous n'avez pas évoqué le projet de loi simplification. Mais je pense que vous aurez l'occasion d'y répondre à travers les questions de nos commissaires.
M. Olivier Rietmann. - Je vous remercie sincèrement de votre disponibilité et de celle de vos équipes, puisque vous alimentez régulièrement nos missions au sein de la délégation, et ce, toujours avec un très bon état d'esprit.
D'abord, je voudrais aborder les annonces faites sur la revue des aides publiques et le coup de rabot sur les entreprises. La nécessité de sanctuariser le pacte Dutreil constituera un sujet important au cours des prochaines années. Quel est votre avis sur la question ? 700 000 entreprises seront transmises dans les dix prochaines années. Ce n'est pas un cadeau de transmission patrimoniale, mais un moyen d'ancrer les entreprises sur nos territoires et de leur permettre de se développer. De plus, vingt ans sont nécessaires pour transformer une PME en ETI. De fait, les ETI sont des entreprises beaucoup plus solides.
Ensuite, Bruno Le Maire a annoncé hier qu'il aurait souhaité introduire, dans le projet de loi sur la simplification, l'exclusion des implantations économiques et industrielles du calcul du zéro artificialisation nette (ZAN). Il a été assez vite recadré par le ministre Christophe Béchu. Quelle est votre pensée sur le sujet ? C'est aujourd'hui un poids : 67 % des projets de développement économique portés par des collectivités n'ont pas abouti, faute de terrain disponible, en lien avec les différentes contraintes associées.
Au niveau européen, la directive CSRD sur le reporting extrafinancier se déploie progressivement. Vous avez exprimé des craintes concernant la suite de l'adoption de la directive sur le devoir de vigilance. Pourriez-vous nous apporter quelques précisions ?
Mme Anne Chain-Larché. - Merci Monsieur le Président, pour cet exposé qui répond déjà à un certain nombre de questions soulevées ce matin à l'occasion de l'audition de l'entreprise 100 % made in France : Le Slip français. Cette entreprise parlait d'instabilité dans les décisions qui occasionnait beaucoup de frilosité en matière d'investissement de la part de l'industrie française.
Lorsque nous rencontrons nos entrepreneurs, ils finissent par nous dire : « Remettez les Français au travail ». Cela m'amène à considérer le récent épisode de pandémie mondiale et une pratique qui s'est développée au sein des entreprises : le télétravail. Quel est le retour d'expérience des différentes entreprises que vous côtoyez ? Le télétravail est-il positif en dehors de la recherche d'un bilan carbone amélioré ? Ou est-il au contraire néfaste ?
M. Guislain Cambier. - Comment comptez-vous concilier les impératifs économiques et l'objectif réglementaire et législatif du ZAN ? Quelles mesures ou quelles politiques serait-il possible de mettre en place pour accompagner les entreprises dans cette transition nécessaire vers une économie plus respectueuse de l'environnement, tout en préservant leur compétitivité ?
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci à Guislain Cambier qui, je le rappelle, est président du groupe de suivi sur le ZAN.
M. Patrick Martin. - Le pacte Dutreil est un sujet sensible et j'en parle au double titre de ma présidence du Medef et de ma propre entreprise, bientôt bicentenaire, provinciale et familiale et dont par les hasards de l'histoire je suis l'actionnaire majoritaire. J'ai donc organisé un Dutreil au bénéfice de mes enfants.
Une dimension budgétaire et une dimension symbolique composent ce sujet. Il existe probablement des cas d'utilisation non pas abusive, mais extensive du pacte Dutreil, avec quelques exemples emblématiques. Faut-il pour autant déstabiliser complètement ce dispositif ? Il a très largement contribué à enrayer ce qui était lié à l'ISF et que nous avons observé pendant des décennies : la disparition et le rachat de l'entreprise patrimoniale française par des acteurs étrangers qui, dans nombre de cas, se sont logiquement intéressés davantage à leur pays d'origine qu'à la France. Ils ont transféré des centres de décision, des emplois et des investissements hors de France. Le pacte Dutreil est donc un bien précieux.
Les discussions menées avec Bercy sont à ce jour préoccupantes. D'une part, elles conduiraient à déstabiliser le pacte Dutreil et à introduire des critères totalement abscons, inopérants et dissuasifs pour le pacte Dutreil. Nous devons être tous attentifs à ne pas envoyer un signal inquiétant aux chefs d'entreprise qui préparent leur succession. Ils agiraient comme d'autres avant eux : choisir la facilité considérant les incertitudes de l'économie et des perspectives. De plus, si organiser une transmission familiale est très onéreux, ils emporteront leur mise et iront s'acheter un yacht. Mais ce n'est pas cela qui contribuera, y compris sur le plan territorial, à la préservation et au développement de notre tissu économique. Il faut savoir ne pas aller trop loin et ne pas ouvrir la boîte de Pandore.
S'agissant du projet de loi sur la simplification, il serait bien d'abord que les réglementations s'appliquent. Le sujet du partage de la valeur suscite, et c'est tout à fait normal, beaucoup d'attention. D'ailleurs ce sujet revient sur le haut de la pile avec la taxation des supposés superprofits ou des rachats d'actions.
Un accord national interprofessionnel a été signé par tous les partenaires sociaux l'an passé et a été transposé fidèlement dans la loi sur le partage de la valeur promulguée le 29 novembre 2023. Pour ce sujet très attendu par les syndicats, par les salariés, par les entrepreneurs, par la représentation nationale et par le président de la République, aucun des cinq décrets d'application n'a été pris. Je m'en suis ému auprès du Président de la République, auprès du Premier ministre, auprès de Bruno Le Maire et auprès de Catherine Vautrin. Tout le monde m'a répondu que c'était anormal. Il relèverait de l'intérêt général de passer des intentions aux actes. C'est un représentant du Medef qui vous le dit, alors que cette loi engendrerait des coûts pour plusieurs entreprises.
Dans le même registre, nous sommes assez émus que toutes les consultations n'aboutissent pas pour des projets, notamment industriels, qui respectent pourtant la loi. Par exemple, le premier déplacement au lendemain de mon installation à la présidence du Medef concernait le magnifique projet en Ille-et-Vilaine de Monsieur Le Duff, breton et industriel remarquable. Monsieur Le Duff avait un projet à Liffré de 250 millions d'euros d'investissements créant 500 emplois directs et 500 emplois indirects. Il y a renoncé alors que son entreprise avait satisfait tous les critères imposés par la loi et la réglementation. En effet, des personnes, certes de bonne foi, j'imagine, se sont mises en travers de la route et la loi n'a donc pas été appliquée. Monsieur Le Duff a décidé qu'il n'effectuerait pas son investissement dans son terreau natal, mais au Portugal et aux États-Unis.
Je me suis rendu sur place dès le mois de novembre pour le projet de mine de lithium d'Imerys à Échassières dans l'Allier, qui me paraît cocher toutes les cases : souveraineté, électrification des usages, réindustrialisation d'une commune de 350 habitants et plus largement de Montluçon, l'usine de traitement du lithium devant être installée dans cette ville, créant 300 emplois. D'abord, cette mine de lithium constitue un des gisements les plus riches et les plus denses du monde. Elle se trouve sous une mine à ciel ouvert de kaolin exploitée depuis 150 ans. Les nuisances, si elles doivent exister, existent déjà. Elles seraient même minorées, car Imerys s'est engagé à exploiter souterrainement cette mine. Le kaolin en question est exporté à 40 % en Égypte puisque l'industrie de la céramique a largement disparu en France notamment sur les bords de la Loire. Dorénavant, les Égyptiens et les Portugais fabriquent ces matériels. Un peu de la production revient néanmoins à Limoges. Des camionnettes de gendarmerie sont déjà présentes à Échassières. Je connais bien et j'aime beaucoup l'Allier, et il n'y a rien de péjoratif dans ce que je vais dire, mais Échassières est un endroit reculé, c'est un peu la « pampa ». En définitive, si les entreprises se plaignent souvent de la loi, elles l'appliquent. Il serait bon que chacun le fasse.
Au sujet de la simplification, je ne fais pas partie des sceptiques qui ont dès le début considéré que c'était peine perdue et que la montagne accoucherait une fois de plus d'une souris. C'est un enjeu absolument essentiel. Pardon d'être encore un peu imagé et trivial : « avant de vider la baignoire, il faut arrêter de la remplir. » De fait, des décisions contradictoires se télescopent. La directive CSRD a été transposée en droit français le 6 février, soit un mois et demi après le lancement des assises de la simplification à Bercy par Bruno Le Maire et Olivia Grégoire. J'ai souligné cet aspect indéchiffrable à Alexis Kohler.
En amont de l'entrée en vigueur des textes, il nous importe que de vraies études d'impact soient réalisées. Ce ne fut pas le cas pour la loi Climat et résilience. Pour cette loi, nous avions fait chiffrer le coût de la tonne de CO2 évitée par les dispositions de cette loi. Nous aboutissions à un montant de 800 euros la tonne, alors que le prix de marché est à 80 euros. Alors que l'argent ne nous brûle pas les doigts, ni dans le public, ni dans le privé, nous sommes amenés à dépenser beaucoup d'argent sur des mesures dont le rendement environnemental est très faible, voire nul. Par ailleurs, l'étude d'impact de cette loi ne comporte aucun chapitre économique, social et territorial. Cette loi était un peu caricaturale.
Plus généralement, je pense que des études d'impact devraient être menées à bon rythme pour les propositions, pour les projets de loi et pour les amendements. De fait, nous observons surgir parfois des amendements « bien inspirés », en particulier quand ils sont introduits et votés nuitamment, personne n'ayant pris le temps de mesurer et d'expertiser les effets.
Je suis assez mal à l'aise pour m'exprimer sur CSRD. En effet, compte tenu de ce que je vais dire, le Medef sera encore réduit à une posture de déni, d'inconscience, d'évitement, etc. Nos entreprises sont farouchement déterminées à tenir notre trajectoire de neutralité carbone, je tiens à votre disposition des études internes. Il y a toujours quelques climatosceptiques au sein de nos adhérents, mais ils ne sont pas majoritaires et ils sont chaque jour un peu moins nombreux. Ces dispositions se traduisent par un alourdissement terrible de la charge administrative pour nos entreprises. Ce n'est pas parce que des seuils d'effectifs sont fixés dans ces dispositions qu'elles n'impactent pas l'ensemble des entreprises. Les entreprises qui seront assujetties au devoir de vigilance exigeront de tous leurs prestataires, de toute leur chaîne de valeur, de remplir des obligations et de le documenter. Pour mon entreprise de 3 200 salariés, CSRD représente trois créations d'emplois. Je ne suis pas convaincu que cette directive contribue à la prospérité de mon entreprise, de notre économie et à la performance sociale et environnementale du pays et du continent.
De plus, des chefs d'entreprise américains m'ont indiqué approximativement ce que disaient les Allemands quand la France a établi les 35 heures : « Allez-y c'est formidable et nous ferons de même. » Il ne m'a pas semblé que l'Allemagne en ait finalement fait de même. D'ailleurs, l'écart de compétitivité et de performance d'une manière générale entre la France et l'Allemagne s'est creusé à partir de ce moment.
Ainsi, les Américains, et je ne parle pas des Chinois, regardent la situation à la fois avec une forme d'amusement, de gourmandise et de dépit, en nous considérant comme des technocrates invétérés. Mon propos n'est pas de dire qu'il ne faut pas de normes environnementales et sociales, mais que les règles proposées sont en quelque sorte la caricature d'une réponse administrative à un sujet qui devrait être beaucoup plus opérationnel.
D'une manière générale nous sommes très motivés par la simplification. Nous aimerions que l'État se l'applique à lui-même. Parmi les propositions formulées la semaine dernière, nous n'avons pas vu beaucoup d'éléments s'agissant de la sphère publique. Je pense que beaucoup de fonctionnaires seraient très heureux que de la simplification soit insufflée dans leur activité. D'après les chiffres de l'OCDE, la surrèglementation coûte a minima deux points de PIB à la France. Ce n'est pas un sujet politiquement très sensible et c'est un sujet totalement indolore d'un point de vue budgétaire, donc autant s'en emparer.
À propos du télétravail, au moment du déclenchement de la crise sanitaire, chacun parlait du monde d'après. Telle est la physique des matériaux : les éléments se remettent en place. Les études ne sont pas univoques, mais de plus en plus d'entre elles établissent que, si le télétravail apporte en confort de vie, en équilibre entre vie professionnelle et vie privée, permet des économies de temps et d'argent, il est également perturbant pour la performance et le collectif de l'entreprise. C'est un facteur de fracturation du collectif et de délitement du lien social, auquel je suis très attaché.
Les géants américains du numérique ont pour la plupart dénoncé leurs accords de télétravail, alors qu'ils sont pour la majorité les bénéficiaires du télétravail. Je suis donc extrêmement prudent et il faut laisser ce sujet à la main des entreprises et des partenaires sociaux. Il en est de même pour la semaine de 4 jours. Il ne semble pas que nous prenions cette direction et tant mieux. Il ne serait pas souhaitable qu'elle se traduise par une baisse de la durée de travail. Mais beaucoup d'effets induits peuvent être pernicieux comme la sécurité et la santé au travail. En effet, accomplir en 4 jours ce qui était effectué en 5 jours correspond forcément à une intensité de travail différente.
De plus, c'est un nouveau facteur de fracturation entre les entreprises, mais également entre les postes. En effet, de la même manière que des postes sont télétravaillables ou non, des missions peuvent être accomplies en 4 jours ou non. Je crains que nous exacerbions des rancoeurs ou des récriminations de la part de ceux qui ne peuvent ni télétravailler, ni effectuer leurs tâches en 4 jours.
Le ZAN comprend un volet activité économique et industrielle, ainsi qu'un volet logement. Au sujet du premier volet, des entreprises ou des investisseurs présents sur les différents continents et à l'intérieur de l'Europe, sont extrêmement soucieux de la rapidité de mise en oeuvre de leurs projets. Certains projets, dont l'atterrissage était prévu en France, sont partis vers d'autres pays en raison de l'importante complexité et du manque de disponibilité foncière à brève échéance. Je suis assez aligné sur les réflexions et les premières décisions prises à l'initiative du ministère de l'économie et des finances pour disposer autant que possible de sites clés en main dans cette compétition très rude entre investisseurs internationaux.
En ce qui concerne le logement, nous sommes favorables à tout ce qui conduit à la densification. Encore faut-il que les élus locaux se prêtent à l'exercice et que les populations l'acceptent. Nous avons une contradiction à gérer. Le rêve français, et c'est encore établi par un récent sondage, est le pavillon : 76 % des locataires indiquent vouloir accéder à la propriété en mode pavillonnaire. Tous les travaux menés notamment sur le réaménagement de zones commerciales, qui pour un certain nombre d'entre elles dépérissent et continueront à dépérir, sont des sujets intéressants. Mais nous ne sommes probablement pas à la bonne échelle de temps. Nous observons que dans l'effondrement du secteur de la construction, le segment le plus touché est la maison individuelle.
Nous ne sommes pas hostiles aux ZAN, nous sommes bien conscients des enjeux de consommation de foncier. Mais le logement est un déterminant de l'emploi. Les éléments qui n'ont pas été suffisamment pris en compte dans les politiques publiques s'agissant du logement sont la filière construction et la mobilité sociale et professionnelle. Se priver d'une offre de logement, y compris pavillonnaire, constitue certainement un frein, voire un obstacle à l'atteinte du plein emploi. Puis c'est un enjeu de pouvoir d'achat.
Mme Annick Jacquemet. - Comment entrevoyez-vous le compte épargne temps universel (CETU) et quel est votre avis sur l'accord économique et commercial global avec le Canada (CETA) ?
Mme Amel Gacquerre. - J'aimerais revenir sur le nombre record de défaillances d'entreprises qui touche tous les secteurs et notamment les activités immobilières. La Fédération française du bâtiment (FFB) a annoncé encore une destruction de 300 000 emplois pour les trois prochaines années. Faut-il prendre des mesures ciblées sur les secteurs les plus touchés ? Nous sommes conscients du contexte budgétaire très contraint.
La croissance est le moteur de nos entreprises et de notre économie. Nous entendons de plus en plus de thèses sur la décroissance, notamment par des économistes assez illustres. Quelle est votre position ? Est-elle inévitable dans certains secteurs ? Si oui, lesquels ? Je précise que ce n'est pas ma position.
M. Henri Cabanel. - Les acteurs principaux comme les États-Unis et la Chine usent et abusent du protectionnisme. Comment pouvons-nous être compétitifs si nous ne jouons pas avec les mêmes règles ?
Au sujet du financement des prélèvements sociaux, qui pensez-vous associer à la boucle du financement ? Peut-être les dividendes des actionnaires ?
Enfin, pensez-vous que l'absentéisme a un lien direct avec le mal-être au travail ? Quelle solution proposez-vous pour plus de bien-être au travail ?
M. Patrick Martin. - Le CETU est une vieille idée de la CFDT et ce n'est pas péjoratif. Elle n'est pas partagée par les autres organisations syndicales. Le sujet était dans la lettre de cadrage de ces « négociations L1 ». Les plus virulents pour évacuer le sujet n'ont pas forcément été les patrons. Je le dis sans malice.
Le CETU, et c'est respectable, constitue effectivement l'expression de la conviction qu'il y a un mal-être au travail et qu'il est nécessaire d'aller plus loin dans le rééquilibrage entre vie professionnelle et vie privée. Je pense que la France est déjà allée assez loin de ce point de vue. Il suffit de regarder les chiffres. Je ne parle même pas de la fonction publique. Le nombre d'heures travaillées en France est inférieur à ce qui est observé ailleurs.
De plus, la mise en oeuvre du CETU poserait plusieurs problèmes, dont un problème de financement. Dans les entreprises qui en possèdent, les comptes épargne temps touchent un peu moins de 20 % des salariés. Pour rappel, l'entreprise provisionne les sommes afférentes à ce compte épargne temps, mais garde dans ses caisses les montants afférents, puis les débourse quand le compte d'épargne temps est consommé. C'est « revolving » d'une certaine manière. Du fait de la portabilité prévue dans le projet CETU, ces fonds seraient transférés à la Caisse des dépôts et des consignations (CDC) pour garantir qu'un salarié qui passe d'une entreprise à l'autre ne perde pas le bénéfice y compris financier de ce compte épargne temps.
En l'état, les salariés qui en bénéficient possèdent à peu près 7,7 jours sur leur compte épargne temps. Si nous devions transposer le dispositif à l'ensemble des salariés français, ne serait-ce qu'à hauteur de 5 jours pour chacun d'entre eux, le montant correspondrait à 15 milliards d'euros. Les 15 milliards d'euros ne seraient plus dans les caisses des entreprises, mais transférés à la Caisse des dépôts et des consignations. Au regard de l'état financier des entreprises françaises, je pense que c'est une très mauvaise idée.
De surcroît, il existe une complète inconnue sur la valeur qu'aurait le CETU au moment où il serait consommé. Par exemple, si un salarié accumule des jours sur son compte épargne temps en début de carrière, alors qu'il est payé 1 800 euros par mois, qu'il accumule durant sa carrière des jours et décide de les consommer pour partir plus tôt que prévu en retraite, quand il est payé 6 000 euros par mois, à quelle valeur seront payés ou consommés ces jours de compte épargne temps universel ? Sur le salaire de début de carrière quand le salarié a commencé à accumuler des jours ? Ou sur sa rémunération au moment où il consommera ces jours ? C'est ingérable. Une organisation syndicale en particulier prétend que l'État compensera. Je pense d'abord que c'est impossible et que ce serait une mauvaise idée.
Enfin, il s'agit potentiellement d'un frein à l'embauche. En effet, un salarié possédant un certain nombre de jours qui arrive dans une entreprise, a fortiori si elle est petite, pourrait consommer ses jours et perturber le bon fonctionnement de l'entreprise. Pour toutes ces raisons, nous considérons que le CETU n'est pas une bonne idée.
Il ne m'a pas échappé que c'est un engagement de campagne du Président de la République, repris par le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale. Vous comprenez que le Medef fera tout ce qu'il faut pour que « la montagne accouche d'une souris ».
La philosophie derrière le CETU a pour présupposé une forme de mal-être au travail. Je vous invite à regarder toutes les enquêtes d'opinion : l'image de l'entreprise n'a jamais été aussi bonne, elle est massivement positive, y compris pour les plus grandes d'entre elles. Une étude récente de l'Institut Montaigne atteste que 77 % des salariés considèrent être bien dans leur entreprise. Je vous renvoie à un sondage Elabe pour BFM publié la semaine dernière : seulement 12 % de nos concitoyens considèrent qu'il faudrait augmenter les impôts sur les entreprises. Je trouve que nos concitoyens sont d'un robuste bon sens. Le bon sens est-il la chose la mieux partagée du monde ?
Sur le CETA, je sais qu'il existe des sensibilités diverses. Je me suis déjà exprimé sur ce sujet : il est très malencontreux que votre haute assemblée ait voté contre ce traité. J'ai entendu des explications surprenantes : nos propres services sanitaires et douaniers n'auraient pas la capacité de vérifier le respect des normes de protection sanitaire prévues dans le traité. Ayant étudié un peu le droit, j'ai en tête ce vieil adage : « nul ne peut se prévaloir de ses propres turpitudes ».
De plus, une phase d'expérimentation aussi longue, de six ans et demi, pour un traité est sans précédent. L'Europe et la France sont massivement bénéficiaires de ce traité, y compris la majorité des filières agricoles. Par ailleurs, nous envoyons un signal extrêmement inamical à nos amis canadiens. Je dis nos amis canadiens et je le vérifierai, car j'espère que le dîner sera bon autour de monsieur Trudeau ce soir. Nous n'avons pas tant d'amis à la surface du globe. Je trouve donc cela très malencontreux à l'égard des Québécois et de nos partenaires européens.
J'ai échangé avec mon homologue du patronat allemand qui m'a dit que nous étions complètement fous. 20 % de l'emploi français est d'ailleurs tourné vers l'exportation. Si nous décidions, et ce serait irrationnel, de mettre en péril 20 % des emplois français y compris dans les filières vitivinicoles, céréalières, laitières, etc., assumons-le, mais ce ne sera pas la thèse du Medef.
Enfin, c'est un signal malencontreux envoyé à nous-mêmes : le signal du repli. Je suis d'un département où se trouve un peu d'élevage. Je ne suis pas insensible aux intérêts de la filière bovine, mais nous avons pris une décision catégorique et radicale alors que d'autres réponses pouvaient exister pour la protection de nos éleveurs bovins.
Les défaillances d'entreprises concernent beaucoup le bâtiment. Elles touchent aussi beaucoup le commerce de détail comme l'habillement. Je ne sais pas quelle est la part de la conjoncture et quelle est la part du changement de modèle pour la distribution de détail en habillement, déjà fragilisée par les ventes sur internet et les changements d'habitudes de consommation.
Les défaillances d'entreprises touchent également l'aménagement de la maison. C'est directement lié à la situation de la filière construction. Des dossiers importants commencent à apparaître dans l'industrie, dans la sous-traitance industrielle et dans la filière automobile. La situation se propage à plusieurs secteurs d'activité. Il est donc nécessaire d'être très attentifs à la dynamique générale de notre économie et de ne pas l'altérer par des mesures inopportunes.
Au sujet de la protection sociale, je suis très attentif, d'autant que le Medef y a contribué, au lancement des travaux de Messieurs Antoine Bozio et Étienne Wasmer. Ces travaux ont été demandés dans le fil de la conférence sociale de l'automne dernier dans le but de revisiter les sujets de trappes à bas salaire, d'effet d'éviction, d'arbitrage entre revenus du travail et de transferts sociaux, notamment autour de la prime d'activité. Je comprends des échanges avec l'exécutif que le rapport intermédiaire qui sortira prochainement et le rapport final attendu pour le mois de juin inspireront assez largement des mesures que vous devrez étudier et trancher dans le cadre du PLFSS.
Nous ouvrons un peu la boîte de Pandore. Je suis incapable de dire ce qu'il en sera, mais c'est un sujet très fondateur. En effet, nous rencontrons des difficultés à appréhender la ligne directrice de l'exécutif autour de l'assurance chômage et d'autres régimes sociaux. Ainsi, s'interroger sur ces sujets est fondamentalement une bonne idée et, en disant cela, je mesure mon risque. De fait, il existe une probabilité non nulle que cela conduise à des arbitrages sur les allégements de charges défavorables aux secteurs à forte intensité de main-d'oeuvre et, par voie de conséquence, favorables à des secteurs d'activité touchés par l'amendement Ferracci. J'aurais donc probablement à gérer en interne des dilemmes, mais si ce rapport est aussi riche qu'annoncé, nous devrions le regarder de très près.
S'ajoute un problème de niveau et de financement de prestations sociales. L'entreprise et les salariés supportent à ce jour une part encore trop importante du financement des régimes sociaux français, y compris dans des matières où nous ne savons pas vraiment pourquoi l'entreprise serait le support. Autrement dit, en dehors des économies à réaliser sur les régimes sociaux, dont sur l'absentéisme, le transfert d'une partie de ces charges vers la fiscalité (CSG ou TVA) me paraîtrait opportun.
Par ailleurs, j'ai un infini respect pour qui porte la thèse de la décroissance, parmi lesquelles se trouvent des personnes très intelligentes et très sincères, mais également d'autres personnes, peut-être intelligentes, mais moins sincères. Derrière se dissimule un objectif purement politique. Mais je ne vois pas comment dans une trajectoire de décroissance, nous pourrions à la fois garantir l'emploi, le niveau de vie, la compétitivité, l'attractivité et surtout le financement des efforts pour le plan environnemental et de décarbonation. Le chiffrage de Rexecode susmentionné a d'ailleurs été recoupé par des études tierces. Nous ne trouverons pas 40 milliards d'euros d'investissements supplémentaires par an jusqu'à 2050 avec une logique de décroissance. De fait, sauf à trouver la pierre philosophale, nous n'aurons pas les marges de manoeuvre financières pour payer ces investissements de décarbonatation si les résultats liés à la croissance ne le permettent pas.
En cas d'accident conjoncturel, de récession, nous en observons immédiatement l'impact sur l'investissement, sur la profitabilité, sur l'emploi et sur les salaires. Si je suis attaché à cette sphère, le financement de nos régimes sociaux est assis encore essentiellement sur le travail et l'emploi. Ainsi, moins de croissance entraîne moins d'emplois. Si cette décroissance génère des emplois, ils ne seront pas du même niveau de qualification et de rémunération. Par exemple, un salarié dans le décolletage dans la vallée de l'Arve est bien payé, d'autant plus que les Suisses se disputent nos compétences. Nous pouvons imaginer le reconvertir dans des tâches environnementales. Ce ne seront pas du tout les mêmes salaires et, d'ailleurs, ces tâches ne s'effectueront pas au même endroit. Il est donc nécessaire de mesurer les risques liés à la décroissance. La croissance est au contraire la solution si elle est frugale, vertueuse et responsable.
L'année dernière, alors même qu'une légère croissance était relevée, nos émissions de gaz à effet de serre ont baissé significativement. La prise de conscience des agents économiques, dont les entreprises, fait que nous sommes capables d'être beaucoup plus vertueux dans nos comportements. En définitive, sans croissance, nous n'atteindrons pas nos objectifs environnementaux.
Au sujet du protectionnisme, il faut s'entendre sur le terme. Nous devons lutter à armes égales et prévenir, voire éteindre toutes les pratiques anticoncurrentielles des Chinois notamment. Mais si l'Europe doit se fermer sur elle-même, bon nombre d'intrants non produits en Europe nous feraient cruellement défaut, comme les microprocesseurs : la bonne solution n'est pas systématiquement le protectionnisme. Quand les Américains mettent sur la table 11 milliards de dollars pour attirer un investissement dans une « gigafactory » de microprocesseurs du Taïwanais TSMC, c'est en ce sens que le combat doit se livrer. La solution réside dans des financements européens, mais nous n'y sommes pas encore.
D'après les derniers chiffres, l'absentéisme diminue après avoir beaucoup augmenté. Les effets de la pandémie de Covid-19 ont été évidents, notamment sur les pathologies psychologiques. Les annonces sur le contrôle des arrêts maladie, sur un éventuel délai de carence d'ordre public et les travaux menés avec les syndicats sur la qualité de vie au travail doivent impérativement contribuer à la diminution de l'absentéisme.
M. Bernard Buis. - Ma question portera sur l'emploi des personnes de plus de 50 ans. Vous proposez la mise en place d'un contrat de valorisation de l'expérience fonctionnant un peu sur le modèle du CDI. Pouvez-vous nous apporter des précisions ?
M. Franck Menonville. - En 2000, la zone euro et les États-Unis étaient à parité en matière de PIB. En 2022-2023, nous sommes sur un rapport de 1,8 entre les États-Unis et la zone euro, en faveur des premiers. Comment en sommes-nous arrivés là ? Que dit cette évolution de notre économie et de notre dynamisme ? Que devons-nous faire pour corriger ce décrochage de l'Europe dans le monde ?
M. Serge Mérillou. - Nous sommes tous ici attachés à la présence des entreprises sur nos territoires. Face à la situation financière très dégradée du pays, avec le déficit et la dette, pensez-vous pouvoir tenir votre position de réduction nette de la contribution des entreprises à l'effort de l'État ? Ne craignez-vous pas d'apparaître aux yeux de l'opinion publique comme des privilégiés qui essaient de se soustraire et d'échapper à leurs devoirs pour maintenir les versements aux actionnaires ?
M. Patrick Martin. - Pour les 55-65 ans, nous agrégeons des âges pour lesquels nous n'avons pas les mêmes performances en termes de taux d'emploi. Le taux d'emploi sur la tranche 55-60 ans s'est considérablement amélioré et se compare favorablement à la moyenne européenne. Le vrai sujet concerne la tranche supérieure : les 60-65 ans. Je pense que ce qui s'est produit sur les 55-60 ans se produira assez mécaniquement sur la tranche supérieure. Cela suffira-t-il à atteindre cet objectif de taux d'emploi, que je trouve excessivement ambitieux, énoncé par Bruno Le Maire ? En effet, il faut rester prudent quant à l'atteinte d'un taux d'emploi sur cette tranche équivalent à celui de la population française dans son ensemble.
Une autre donnée structurelle me paraît déterminante : la démographie. En effet, il n'est pas possible de tout régler par des réglementations, des législations et des négociations de branches d'entreprise. Il n'existe pas une seule réponse aux tensions de recrutement qui s'exacerberont du fait de l'évolution de la démographie. Mais la plupart des entreprises savent très bien que, même si elles pourraient être tentées de faire partir des seniors, elles en auront besoin. Avec un effet horizon et un effet démographie, le taux d'emploi des seniors augmentera assez naturellement.
Néanmoins, des entreprises doivent travailler sur des changements de comportements. De mauvaises habitudes ont pu être prises, pas seulement dans les grandes entreprises. D'ailleurs, bien souvent, des plans de départs volontaires ont été très consensuellement mis en place, c'est-à-dire que chacun y trouvait son compte. Il faudra revenir dessus.
Le CDI senior, rebaptisé CDI fin de carrière, ne verra normalement pas le jour. C'était une bonne idée. Les syndicats y étaient assez défavorables. Mais un tel CDI donnait de la visibilité à l'employeur. Il s'agissait pour le candidat de dire à quelle date il aurait acquis ses pleins droits à la retraite et de s'engager à interrompre le contrat à ce moment. Nous aurions ainsi levé un frein à l'embauche.
La comparaison d'évolution du PIB, de la productivité et de la richesse par habitant entre l'Europe et les États-Unis est très symptomatique de deux éléments. Nous en avons la caricature avec l'IRA par rapport au plan de relance européen. D'une part, les Américains prennent des risques et ont une vitesse d'exécution incroyable. Le plan IRA est un programme de crédits d'impôt. Ce n'est pas de la dentelle fine comme peuvent l'être les dispositifs européens. Les délais d'acceptation et de déploiement sont incroyablement plus rapides qu'en France et en Europe. Ce programme est donc fondé sur la confiance. La confiance n'excluant pas le contrôle, des sanctions très dures peuvent être prononcées. Je ne sais pas si c'est le cas des États-Unis, mais il serait bienvenu de transposer en Europe cette même philosophie. Il ne me heurterait pas que des sanctions très dures soient prononcées si d'aventure des abus de la part des bénéficiaires de ces dispositifs étaient relevés. Nous avons une philosophie très administrée et très suspicieuse en Europe par rapport à un état d'esprit américain qui encourage la prise de risque pour les particuliers et les entreprises. Les mentalités ne sont pas les mêmes et elles sont plus dures à changer.
Enfin, les entreprises contribuent déjà beaucoup à l'effort de guerre. Nous avons un impératif de cohérence : nous ne pouvons pas tenir cette trajectoire de décarbonation, être compétitifs avec la concurrence internationale, maintenir et créer des emplois, augmenter les salaires et voir par ailleurs nos prélèvements obligatoires augmenter encore. La bonne solution pour que les entreprises contribuent à la richesse collective en termes de création d'emplois est d'augmenter l'assiette fiscale. Pour ce faire, il faut encourager l'activité. Tout ce qui sera fait en sens inverse contribuera à un rendement négatif pour les finances publiques.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Vous n'avez pas abordé le contexte géopolitique et de tensions mondiales. Comment analysez-vous son impact sur l'activité des entreprises françaises ?
Vous avez expliqué les problématiques de compétitivité que connaît la France. Pourtant ces derniers mois, Business France s'est félicité que la France était le pays européen qui attirait le plus d'investissements étrangers et notamment un bon nombre d'entreprises américaines. Comment expliquez-vous cette réalité ?
Par ailleurs, un certain nombre d'économistes, notamment dans une étude de la Banque de France dernièrement, attribuent plutôt la perte de compétitivité à la baisse de productivité de l'industrie française ces derniers mois, qui serait en lien avec le manque de qualification de la main-d'oeuvre. L'embauche de nombreux apprentis est très positive, mais a pu provoquer des situations de tension par rapport à la qualification des entreprises.
M. Daniel Gremillet. - Quelle est la position du Medef sur l'absence de programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) ? De fait, nous n'avons aucune vision stratégique en termes de volumes produits et de compétitivité de cette énergie.
Au sujet du CIR, je partage votre point de vue : il serait dommage de jeter le bébé avec l'eau du bain. J'avais fait partie d'une commission d'enquête au Sénat qui n'avait pas été conclusive. Je n'ai donc pas le droit de dire quel aurait été le contenu de ses conclusions. En revanche, j'ai le droit de dire ce que je pense. Il est scandaleux d'utiliser l'argent du contribuable pour faire de la recherche innovation en France et des investissements à l'étranger ensuite. Une des solutions pourrait être d'utiliser le CIR avec un fléchage de l'investissement de cette innovation sur le territoire national.
Le bilan carbone fait partie des aspects stratégiques du positionnement de notre industrie. Ne pourrions-nous pas être plus offensifs quant à ces bilans carbone sur les productions industrielles dans notre pays et à travers l'Europe ?
M. Daniel Fargeot. - La réindustrialisation de la France est-elle un mythe ou une réalité ? Comment rendre concret ce voeu pieux dans un contexte d'injonctions contradictoires ? Je fais référence à votre positionnement sur le protectionnisme européen pour les entreprises françaises.
De plus, comment justifier le manque de diversification de nos approvisionnements en métaux critiques et minerais nécessaires à nos différentes industries dont nous prônons la souveraineté ? Je fais référence à l'impact pour les entreprises françaises de la non-ratification du CETA.
M. Patrick Martin. - Je rejoins vos préoccupations sur les tensions géopolitiques. D'abord, je ne suis pas expert en la matière. Mais, par exemple, les risques dans la corne de l'Afrique conduisent à des délais et des coûts accrus sur plusieurs approvisionnements. Les grandes puissances mondiales se livrent à une compétition pour capter les matières premières, critiques ou pas. En effet, je ne sais pas si nous pouvons considérer que le cuivre est une matière critique. J'ai tendance à le penser, même si nous l'utilisons aussi dans le bâtiment notamment.
La diplomatie chinoise est hyperactive en Afrique ou en Amérique du Sud. Cela renvoie un peu au CETA. Le Chili n'est pas dans le Mercosur, mais le Chili et d'autres pays se passeront très bien de l'Europe et de la France. En effet, chacun s'arrache ses matières premières. Les tensions géopolitiques ne sont pas que militaires et diplomatiques, mais également économiques. Nous devons y être attentifs. Une réponse est nécessaire : multiplier des accords de partenariat pour sécuriser et diversifier nos approvisionnements, réinternaliser ou internaliser un certain nombre de productions pour lesquelles nous sommes encore excessivement dépendants d'autres pays, pour certains inamicaux. Il n'existe pas une seule réponse, mais c'est un sujet de préoccupation pour notre pays et ses entreprises.
Nous nous focalisons sur un certain nombre d'investissements étrangers en France, pour certains significatifs et dont il faut se réjouir. Mais dans le discours public, nous nous intéressons un peu moins aux entreprises industrielles en France qui pour certaines sont menacées du fait de politiques publiques. D'un côté, des emplois sont créés et tant mieux autour des « gigafactories » de batteries dans les Hauts de France. D'un autre côté, nous avons autant si ce n'est plus d'emplois qui disparaissent et d'entreprises menacées.
Par exemple, je me suis rendu il y a quelques mois dans une belle entreprise en Saône-et-Loire : la fonderie de Matour, avec 250 salariés. Malheureusement, cette entreprise, exemplaire à tous égards y compris en termes de régimes sociaux, travaille intégralement à la fabrication de culasses pour les moteurs thermiques d'Audi et de BMW dans une localité de 2 500 habitants. Cette entreprise, aussi efficace soit-elle, est condamnée. Le territoire est également condamné, car la localité significative la plus proche est Mâcon située à 35 kilomètres. Je ne suis pas certain que les 250 salariés et leurs familles iront à Mâcon et je ne sais pas ce que deviendront le boulanger, le boucher, etc. Enfin, je ne veux pas faire dans le misérabilisme. Mon intuition est que nous ne sommes pas en train de nous réindustrialiser et c'est extrêmement fâcheux. Il n'est pas souhaitable que les arbres cachent la forêt. Il est bienvenu que les investissements notamment dans la pharmacie soient importants sur notre territoire, mais commençons par préserver ce qui existe.
Si la baisse de la productivité, et c'est le cas, tient à la très heureuse augmentation du nombre d'apprentis, nous retrouverons nos billes. La Banque de France l'a bien documenté. Cette baisse s'explique également par des effets sectoriels : les créations d'emplois ont plutôt concerné des secteurs de service qui contribuent moins à la productivité. Il s'agit d'une raison de plus pour travailler notre réindustrialisation. Je pense que le sujet le plus structurant, notamment en matière d'apprentissage et d'alternance, concerne les qualifications. C'est un travail de longue haleine.
Par ailleurs, nous sommes très en soutien de la réforme des lycées professionnels et un peu dépités que ce sujet soit sorti du panorama. Je m'emploie à mobiliser tous nos adhérents pour nous impliquer en amont, au stade de l'orientation, car c'est le sujet principal. Ensuite, nous nous impliquerons au stade de l'accueil des stagiaires des lycées professionnels. Lorsque l'orientation aura été meilleure, l'embauche de ces jeunes constituera la première réponse aux tensions de recrutement dans la construction, dans l'industrie, dans les services ou le commerce, ainsi qu'aux enjeux de productivité. Un long chemin reste à parcourir. Je n'en fais pas une généralité. Des lycées sont absolument magnifiques en termes de performance, mais c'est un gâchis humain, économique, social et territorial. C'est une raison de plus pour s'emparer du sujet.
Au sujet de l'énergie, je suis un peu déconcerté même si je comprends que le panorama parlementaire n'aide pas. Nous sommes assez inquiets du manque de visibilité à travers la loi de programmation de l'énergie, la PPE, etc., à laquelle s'ajoutent des déclarations presque provocatrices pour nos industriels, selon lesquelles « il n'y aurait pas lieu de s'inquiéter car l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) ne disparaît que le 31 décembre 2025 ». Sur les calendriers d'investissement d'un industriel, le 31 décembre 2025 se rapporte à demain et cela ne contribue pas à la réindustrialisation, à l'attractivité de la France et à la tenue de notre rang dans la compétition internationale.
Je rencontre des difficultés à décrypter cette forme de duel de communication que se livrent EDF, le Gouvernement et les associations d'industriels. Nous manquons encore de visibilité sur les tarifications d'EDF. Quelques milliers, ou peut-être quelques centaines d'entreprises sont vraiment exposées comme les hyper-électros-intensifs et les électros-intensifs. Il est urgent de se donner de la visibilité. Même si la tarification est très favorable pour les hyper-énergo-intensifs, leur facteur énergétique restera néanmoins supérieur à celui de leurs concurrents américains.
La conditionnalité du crédit d'impôt recherche (CIR) à des investissements de production en France mérite d'être étudiée. Je reste très prudent. Néanmoins, il permet de localiser ou de maintenir en France des équipes de chercheurs à haute valeur ajoutée. Les brevets sont déposés en France avec des revenus de brevets qui nous bénéficient.
S'agissant du CBAM ou mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), le Medef y était favorable, mais nous avons compris qu'à une exception près pour les industries cimentières, il peut avoir un effet contraire à la finalité de gagner en souveraineté. Il peut en effet conduire à délocaliser des productions industrielles vers des productions aval à forte valeur ajoutée et qui ne seraient pas prises dans le filet du MACF. Nous sommes très curieux de connaître les résultats de l'expérimentation et nous sommes très inquiets de voir le rythme auquel les quotas alloués gratuitement seront supprimés, car le risque est de déstabiliser les industries concernées, aluminium et acier en particulier.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - La balance commerciale de notre pays se porte mal. La France a connu sa dernière balance commerciale excédentaire en 2002. Depuis, nous observons inexorablement un déclin, alors que nos principaux partenaires connaissent un excédent. Pour 2023, le déficit commercial de 130 milliards se réduit peut-être certes, mais sans aucune amélioration structurelle. D'année en année, des rapports du Sénat, de l'Assemblée nationale et de la Cour des comptes alertent sur l'urgence de la situation et pointent un manque de vision stratégique de la part du Gouvernement, et ce, en dépit de la réforme plutôt positive des dispositifs d'accompagnement, via notamment la Team France Export. Comment lever les freins à l'export pour les entreprises françaises et quelles sont les actions que vous menez avec Medef international ?
M. Patrick Martin. - Il existe des fondamentaux de compétitivité. Approximativement les chiffres sont : 60 milliards de charges sociales et 60 milliards d'impôts de production de plus en France que par rapport à la moyenne européenne. A fortiori si nous neutralisons la balance énergétique, l'Europe a un excédent commercial significatif. Il n'y a donc pas de fatalité. Ces sujets ont commencé à être traités, mais pas suffisamment.
Sur les dispositifs d'accompagnement, nous travaillons en étroite collaboration avec Business France. Medef international accompagne de plus en plus d'entreprises à l'international sous forme d'export ou d'implantation. Medef International et Business France doivent travailler l'enjeu territorial. Il n'y a pas suffisamment de proximité, malgré les collaborations, notamment avec les chambres de commerce. Cette proximité territoriale pourrait susciter des vocations chez des primo-exportateurs.
Mme Sophie Primas. - Nous, au Sénat, Chambre des territoires, sommes très inquiets du manque de liens entre le territoire et la fiscalité des entreprises. Il en est de même pour la taxe d'habitation. Je comprends aussi votre combat : pas de taxation avant la production et l'apparition de valeur ajoutée. Devons-nous augmenter l'impôt sur les sociétés et baisser la CVAE ? Comment redonner aux territoires les moyens de bien vous accueillir ?
Quel est l'avenir du paritarisme ? La question de l'Unédic et d'Action Logement est aujourd'hui au coeur des réflexions entre le Gouvernement et vous.
Enfin, quelle est la capacité du Medef à repenser les modèles de contrat de travail et à adapter le monde du travail aux nouvelles générations et à leurs nouvelles aspirations ?
M. Franck Montaugé. - Le Medef appelle à la création d'un fonds souverain doté de 10 % du budget annuel de l'Union européenne, soit 12 milliards d'euros avec un effet de levier attendu à hauteur de 100 milliards d'euros et donc d'investissements privés au service des technologies stratégiques. Confirmez-vous ce souhait ?
Si vous le confirmez, - ce souhait n'est-il pas en creux une petite critique à l'égard des projets importants d'intérêt européen commun, les PIIEC ? En effet, les PIIEC entrent un peu dans ce cadre.
M. Patrick Martin. - Dans le paritarisme, j'entends paritarisme de négociation et de gestion. J'ai mis dans le panorama il y a quinze jours un chiffre dont chacun n'avait pas conscience : les partenaires sociaux entre retraite complémentaire, assurance chômage, accident du travail, maladie professionnelle et prévoyance santé à travers les groupes de protection sociale, gèrent ou servent chaque année 235 milliards d'euros de prestations sociales. Il existe toujours des marges d'amélioration en matière d'efficience et de gouvernance. Nous nous sommes employés ces dernières années à améliorer ces deux sujets. Mais chacun de ces régimes est excédentaire, ce qui n'est pas la règle générale. Ce n'est pas la règle générale dans certains régimes ou la quasi-totalité des régimes gérés par l'État. Cela balaie cet argument selon lequel les partenaires sociaux seraient de robustes incapables tout juste soucieux de préserver leur pré carré dans un conservatisme coupable.
Action Logement méritait d'être mis sous tension. Nous y sommes parvenus. Au regard des performances d'Action Logement, par comparaison avec celle d'autres acteurs du logement social, je pense que nous ne déméritons pas. Merci à vous et à tous les élus locaux pour la confiance placée dans Action Logement.
Action Logement devrait et pourrait faire beaucoup mieux. Cependant, nous faisons face à des réglementations ou des interférences qui nuisent à sa performance supposément au service des salariés des entreprises privées. Même si la situation s'est un peu améliorée, 48 % du parc de 1,1 million de logements intermédiaires et sociaux est occupé par des personnes qui ne sont pas des salariés des entreprises qui payent l'Apec et donc Action Logement. Heureusement que tous nos adhérents n'en sont pas conscients, car ils refuseraient de payer l'Apec. Je suis très attaché au paritarisme et convaincu que ce n'est pas une vieillerie, sous les réserves de bonne gouvernance et de mise sous tension.
Je suis de plus en plus attaché au paritarisme, car les partenaires sociaux sont conscients de leur responsabilité sociale, sociétale et politique. Cela reste un îlot de dialogue et de consensus et je ne pense pas au « consensus mou ». Le paritarisme est un bien très précieux pour l'équilibre du pays.
La sphère publique, et tous les chiffres en témoignent, est très importante en France, voire envahissante. Je ne sais pas qui nous gouvernera demain. Il faut donc être prudent sur la perspective de laisser toutes les clés à l'État, notamment sur l'assurance chômage. Si le Gouvernement ne comprenait pas l'entreprise ou ne voulait pas la comprendre, et passait la cotisation chômage de 4,05 à 8 %, les partenaires sociaux s'y opposeraient s'ils avaient leur mot à dire et s'ils conduisaient encore les opérations. Cette sorte d'obsession à tout étatiser me paraît, à la fois en termes d'efficacité et d'équilibre politique, extrêmement suspecte ou dangereuse.
Le fonds souverain est une bonne idée. Ce n'est pas un moyen de solder et d'évacuer le sujet des retraites par capitalisation, qui reste un sujet à part entière, y compris sur le volet spécifique du financement des retraites dans la durée. De plus, l'épargne européenne et l'épargne française partent massivement aux États-Unis. De fait, il est plus rentable d'investir aux États-Unis pour toutes les raisons susmentionnées. Probablement, dans l'esprit de certains, réélection de Trump ou non, la stabilité politique est plus forte aux États-Unis qu'en Europe.
De plus, les gestionnaires d'actifs américains sont incroyablement puissants. Cela se traduit dans leurs frais de gestion. Il y a des économies d'échelle. Nous n'interdirons pas l'activité des banques américaines et des gestionnaires d'actifs américains en Europe. Mais leur part de marché à l'échelle mondiale est passée en l'espace d'une dizaine d'années de 40 % à plus de 51 %, alors que la part de marché des gestionnaires d'actifs européens n'est plus que de 20 %. -Nous devons mettre en place une industrie de la gestion d'actifs européenne et française. Nous avons un très bel acteur, Amundi. Mais il ne suffit pas.
Les PIIEC sont une extrêmement bonne idée, mais ils sont très encadrés. Un fonds souverain un peu plus libre de ses mouvements, non tributaire de partenariats européens, permettrait d'accélérer. Par exemple, la Norvège est efficace avec son fonds souverain. C'est extraordinaire. C'est un fonds souverain qui a été payé par les hydrocarbures et qui désormais prend des positions anti-hydrocarbures.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci Monsieur le Président pour vos réponses précises et détaillées avec beaucoup de transparence et de franchise. J'espère que nous pourrons refaire cet exercice et nous vous souhaitons un bon déplacement au Canada.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 35.
Proposition de loi visant à faciliter la transformation des bureaux en logements - Désignation d'un rapporteur
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Dans la perspective de l'agenda législatif extrêmement chargé qui attend notre commission au cours des mois de mai et de juin, avec l'examen de plusieurs propositions de loi et de deux projets de loi d'ampleur, dont les calendriers respectifs seront précisés par la conférence des présidents qui se réunira ce soir, je vous propose de désigner dès à présent un rapporteur sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à faciliter la transformation des bureaux en logements.
Je vous propose la candidature de notre collègue Martine Berthet pour préparer ce rapport, dans des délais qui seront évidemment contraints compte tenu de la suspension des travaux parlementaires.
Le texte transmis par l'Assemblée comporte 12 articles, avec un volet fiscal - en l'espèce les articles 2, 3, 3 bis A et 3 bis B. Je vous propose de déléguer au fond son examen à la commission des finances du fait de sa compétence en la matière.
S'agissant du calendrier, nous examinerons ce texte en commission le mercredi 15 mai au matin, puis le mardi 22 mai en fin d'après-midi ou le soir en séance publique, à l'issue de la discussion de la proposition de loi visant à remédier aux déséquilibres du marché locatif. Pour ce qui concerne ce dernier texte, je vous propose de la même façon de déléguer au fond l'examen des articles relatifs aux aspects fiscaux - à savoir les articles 3 et 4 visant à supprimer la double déduction des amortissements pour les loueurs non professionnels de meublés - à la commission des finances.
Il en est ainsi décidé.
Politiques publiques en matière de contrôle du traitement des eaux minérales naturelles et de sources - Création d'une mission flash
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Vous avez probablement pris connaissance, par voie de presse, il y a quelques semaines, de pratiques préoccupantes de certains industriels producteurs d'eaux minérales naturelles et d'eaux de source.
Une enquête du Monde et de Radio France a en effet révélé que des eaux minérales naturelles et de source auraient fait l'objet, depuis plusieurs années, de traitements non-conformes à la règlementation. Le Gouvernement en aurait été informé dès 2021 et aurait même procédé à un assouplissement de la règlementation en février 2023 afin de garantir la conformité des industriels - probablement en méconnaissance du droit européen.
Quand bien même ces pratiques n'auraient pas posé de problème sanitaire, ce qui est loin d'être acquis, elles posent un double problème : d'une part, un problème important d'information et de protection du consommateur. Ce dernier pense en effet payer pour consommer une véritable eau minérale ou eau de source, dont les propriétés justifient un prix bien plus élevé que pour l'eau du robinet ; d'autre part, elles posent aussi un grave problème de transparence et de finalité de l'action publique. Non seulement ces pratiques ont été cachées au grand public malgré l'information du Gouvernement, mais en plus ce dernier aurait cherché à minimiser leurs conséquences pour les industriels en modifiant la règlementation.
Autant d'éléments qui justifient un travail de contrôle de notre commission, compétente en matière de protection des consommateurs. Dès les premières révélations, ma collègue Antoinette Guhl a attiré mon attention sur l'intérêt pour notre commission de se pencher sur cette question. De nouveaux éléments publiés il y quelques jours évoquent des manquements sur la qualité sanitaire de ces eaux, nécessitant un « plan de surveillance renforcé » des autorités. Le groupe Socialistes, Écologistes et Républicains a réagi en déposant une proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur les pratiques des industriels de l'eau en bouteille et la responsabilité de l'État dans la défaillance du contrôle et la gestion des risques sanitaires associés.
Compte tenu de l'intérêt partagé pour ce sujet, j'ai décidé de proposer la création, au sein de notre commission, d'une mission « flash » sur les politiques publiques en matière de contrôle du traitement des eaux minérales naturelles et de sources. Notre collègue Antoinette Guhl en serait rapporteure. Ce format flexible de mission flash permet de tenir compte de l'agenda particulièrement chargé de notre commission jusqu'à l'été, tout en permettant un rendu des travaux avant la fin de la session.
Bien sûr, si à l'issue des travaux de cette mission flash, il apparaît qu'il y a un intérêt à ce que notre commission poursuive des travaux sous un format plus contraignant en usant de pouvoirs de contrôle renforcés, alors nous pourrons l'envisager. Mais, dans un premier temps, une mission flash nous permettra de dresser un état des lieux de la situation dans des délais satisfaisants.
Il me semble important de rappeler qu'une action judiciaire est en cours : il ne nous appartient pas de nous substituer à la justice pour évaluer si oui ou non il y a eu tromperie des consommateurs de la part des industriels. En revanche, il nous appartient de mettre au jour ce qui, dans l'action des pouvoirs publics, a pu conduire à ce que des eaux soient vendues en tant qu'eaux minérales ou eaux de source, sans répondre aux exigences pour l'être. Il nous revient également de réfléchir aux mesures à prendre pour éviter que cela ne se reproduise.
Les questions seraient nombreuses : Quelle est l'étendue du phénomène ? Quand ces pratiques ont-elles pu commencer ? Par quels facteurs étaient-elles motivées ? Certains évoquent le stress hydrique affectant les nappes phréatiques, d'autres la contamination des eaux avec des bactéries... L'assouplissement de la règlementation permis par le Gouvernement en 2023 remet-il en cause la qualification « eau minérale » ou « de source » de ces eaux aux yeux des consommateurs ? L'assouplissement a-t-il été réalisé en contrariété avec le droit européen ? Le cas échéant, quelles sont les conséquences potentielles pour la France et comment y remédier ? Des failles dans le dispositif de contrôle de l'État ont-elles été observées ? Si oui, sont-elles toujours d'actualité ? Et surtout, quelles mesures mettre en place pour éviter que cela ne se reproduise ?
Les travaux pourraient inclure des auditions d'administrations, d'inspections, d'autorités diverses, de responsables politiques et d'entreprises. Je pense bien sûr aux industriels de l'eau en bouteille, à la DGCCRF, mais aussi à des ARS, à l'IGAS, à l'ANSES, à des cabinets de ministre ayant été informés des faits dès 2021 et des cabinets actuels, ou encore aux journalistes ayant contribué à la révélation de ces pratiques.
La réunion est close à 11 h 45.
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques, et de M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
Audition de MM. Jean-Pierre Mustier, président du conseil d'administration et Paul Saleh, directeur général d'Atos
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Je remercie les membres des commissions des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et des affaires économiques pour leur participation à cette audition conjointe de M. Jean-Pierre Mustier, président du conseil d'administration d'Atos, et de M. Paul Saleh, directeur général d'Atos.
Monsieur le président, monsieur le directeur général, je vous remercie de votre présence cet après-midi et d'avoir accepté de vous exprimer publiquement devant nos deux commissions réunies. La situation d'Atos nous intéresse au premier chef et nous avons suivi avec une grande attention vos dernières annonces sur les perspectives de refinancement de l'entreprise d'ici à fin juillet.
La commission des affaires économiques est particulièrement soucieuse de l'évolution des grandes entreprises et des grands fleurons industriels français, surtout lorsqu'ils contribuent à notre souveraineté, à accélérer la numérisation de notre économie et de nos services publics, à renforcer notre base industrielle et à créer des emplois dans nos territoires.
Depuis désormais plus de deux mois, nos quatre rapporteurs - Mme Sophie Primas et M. Fabien Gay pour la commission des affaires économiques, MM. Thierry Meignen et Jérôme Darras pour la commission des affaires étrangères - mènent un travail approfondi de compréhension et d'analyse de la situation. Ce sont 84 personnes qui ont été entendues pendant 42 heures d'auditions et nous tenons vraiment à saluer la grande disponibilité et la coopération de vos services afin de faciliter notre travail de contrôle parlementaire.
Nous sommes conscients des difficultés liées à l'exercice d'un tel contrôle à l'égard d'une société cotée dont la forte médiatisation n'est pas toujours facilitatrice, mais vous noterez que nos rapporteurs ont, jusqu'à présent, été attachés à conserver une grande discrétion sur leurs travaux afin d'établir un climat de travail serein et de confiance.
Nos préoccupations n'en restent pas moins légitimes, car Atos n'est pas un groupe comme les autres. C'est l'une des entreprises françaises de services numériques les plus connues au monde, un grand groupe informatique qui compte près de 10 000 salariés en France, comprend plusieurs sites - dont l'usine d'Angers de fabrication des supercalculateurs - et contribue à de nombreuses activités publiques, parapubliques et souveraines, qui participent de la défense des intérêts supérieurs de notre Nation.
Face à cette situation et au regard de la mobilisation que nous jugeons assez largement insuffisante et tardive du Gouvernement - la tribune des parlementaires publiée le 1er août 2023 sous l'impulsion du président Cédric Perrin constituant le véritable tournant de la mobilisation politique sur ce dossier -, nous cherchons à mieux comprendre la situation dans laquelle se trouve Atos et les enjeux de sa restructuration afin de contribuer à l'élaboration de solutions crédibles qui bénéficieront à l'entreprise, mais qui permettront également d'améliorer nos politiques publiques de façon durable.
Nous bénéficions aujourd'hui d'un tout petit peu de recul face aux solutions mises en place pour les groupes Casino et Orpea, nous regardons avec inquiétude la situation d'autres grands groupes français à l'instar d'Altice-SFR, et nous avons surtout pour objectif de permettre à Atos de demeurer un grand groupe français, au service de la souveraineté et de la compétitivité de notre pays.
Messieurs, vous l'aurez compris, votre audition est très importante et je ne doute pas que nos rapporteurs et nos collègues auront de très nombreuses questions à vous poser. Je cède sans plus tarder la parole au président Cédric Perrin.
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères. - Monsieur le président, monsieur le directeur général, nous vous remercions d'être présents parmi nous cet après-midi.
La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, vous vous en doutez, suit avec la plus grande attention - et parfois avec une certaine inquiétude - l'évolution de la situation d'Atos.
En effet, certaines activités de votre groupe présentent un intérêt stratégique majeur en ce qu'elles constituent un maillon de la composante la plus critique de notre défense - je veux évidemment parler de la dissuasion. Depuis l'arrêt des essais nucléaires en 1996, le développement de nos armements nucléaires repose très largement sur des simulations informatiques réalisées par des supercalculateurs conçus par Atos.
Au-delà de la question clé de l'avenir des supercalculateurs - au sujet de laquelle l'annonce, hier matin, de l'octroi d'une action de préférence au profit de l'État semble apporter un début de réponse -, nous nous demandons dans quelle mesure il n'existe pas une certaine porosité entre les services d'infogérance, rassemblés dans l'entité Tech Foundations, et les activités intéressant la défense nationale. Même si les négociations exclusives avec Daniel Kretinsky n'ont pas abouti, votre groupe conserve un programme de cession d'actifs important, de l'ordre de 400 millions d'euros.
En d'autres termes, quand bien même les activités les plus sensibles d'Atos seraient préservées, dès lors que certains contrats de Tech Foundations relatifs à des services d'infogérance ont été passés avec des services du ministère des armées ou des entreprises sensibles de la base industrielle et technologique de défense (BITD), une cession de Tech Foundations à un acteur étranger pourrait être porteuse d'un risque d'ingérence. Nous souhaiterions que vous nous éclairiez sur la réalité d'un tel risque.
Nous souhaiterions également vous entendre sur la décision de l'État d'octroyer à Atos un prêt de 50 millions d'euros en échange d'une action de préférence dans Bull SA. Vous pourrez nous présenter les droits attachés à cette action et nous expliquer dans quelle mesure ce dispositif doit effectivement permettre de sécuriser certaines activités souveraines, tout en précisant le périmètre des activités concernées. Nous souhaiterions également que vous nous précisiez si cette action de préférence prendra fin lorsqu'un accord de refinancement aura été conclu, ou si celle-ci a vocation à perdurer par la suite.
Enfin, Atos est devenu au cours des dernières années un acteur majeur dans le domaine du quantique. La loi de programmation militaire (LPM) que nous avons votée à l'été dernier a bien mis en avant l'importance que prendra ce domaine dans les années à venir. Les projets de cession d'activités envisagés par Atos sont-ils de nature à mettre en danger cette filière, qui peut désormais être considérée comme souveraine ?
Messieurs, vous l'aurez compris, votre audition était attendue et nous souhaitons que vous apportiez des réponses précises à ces différentes questions, ainsi qu'à celles qui ne manqueront pas d'être soulevées par les rapporteurs et nos collègues des deux commissions.
M. Jean-Pierre Mustier, président du conseil d'administration d'Atos. - Merci, mesdames, messieurs les sénateurs, de nous recevoir.
S'agissant des questions de souveraineté et de l'accord que nous avons passé avec l'État, cette action de préférence lui donne des droits de gouvernance sur une filiale du groupe, Bull SA, qui regroupe une grande partie de nos activités dites « sensibles » liées à la souveraineté. L'accord avec l'État prévoit que des activités extérieures à Bull SA puissent y être placées si l'action de préférence entre en jeu.
Au-delà de ces droits de gouvernance, l'action de préférence permet un certain nombre d'accords avec l'État et la gestion d'une série de sujets opérationnels. Parmi ceux-ci, la capacité donnée à l'État d'acquérir les activités sensibles si l'actionnariat d'Atos venait à changer, notamment dans le cas où l'arrivée d'actionnaires qui ne seraient pas français ou considérés comme incompatibles avec les sujets de souveraineté nécessiterait une telle évolution.
Nos activités sensibles, je tiens à le souligner, s'inscrivent dans un cadre très protégé : séparées, elles s'effectuent dans des conditions strictes pour l'ensemble des employés concernés, de manière à assurer une totale confidentialité. Une accréditation défense leur est attribuée, à la différence de Paul Saleh et de moi-même, car nous ne pouvons ni ne devons en connaître le détail. Cette action de préférence va nous permettre d'aller plus loin pour protéger ces activités, au cas où la restructuration industrielle d'Atos amènerait un changement d'actionnariat.
Quant au devenir de cette action de préférence, elle demeurera bien au-delà de l'accord de refinancement et du remboursement du prêt de 50 millions d'euros accordé par l'État. Ce prêt, négocié avec le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), a été conçu de manière à compléter les lignes de financement accordées par les banques, à hauteur de 300 millions d'euros, et par nos investisseurs obligataires. De court terme, lesdites lignes permettent de s'assurer qu'Atos disposera des coussins de liquidités nécessaires pour aller jusqu'à la négociation d'un accord de refinancement avec l'ensemble de nos créditeurs.
Grâce à cet accord de refinancement, le groupe pourra assurer la continuité de ses activités opérationnelles, essentielle pour les salariés d'Atos. J'en profite pour saluer le travail extraordinaire que ces derniers ont accompli, à l'étranger et en France : dans une situation médiatiquement difficile, ils restent malgré tout fidèles au groupe.
Après ces accords sur les liquidités et le lancement de cette phase de restructuration, nous sommes donc très confiants pour l'avenir du groupe, comme le sont nos salariés et nos clients. Vous pouvez l'être également, qu'il s'agisse du développement de nos activités sensibles ou des jeux Olympiques et Paralympiques, pour lesquels Atos sera au rendez-vous.
M. Paul Saleh, directeur général d'Atos. - Citoyen américain, je vous prie de m'excuser par avance si je cherche certains de mes mots. Atos est effectivement une entreprise très reconnue dans le secteur numérique, avec un chiffre d'affaires d'environ 10,7 milliards d'euros et 95 000 collaborateurs, dont 80 000 ingénieurs, ce qui explique que nous détenions plus de 2 000 brevets et plus de 400 000 certifications. Cela fait de nous une entreprise exceptionnelle, à la pointe du numérique.
Notre taux de rétention des talents s'établit à 88 %, contre 84 % en moyenne dans l'industrie : cela démontre que nos collaborateurs, qui servent nos clients avec talent, sont loyaux et qu'ils constituent une véritable force pour l'entreprise. Nous disposons également d'académies implantées un peu partout sur la planète, ce qui leur permet de se former dans les domaines les plus avancés.
Si nos difficultés ne sont pas de nature opérationnelle, nous devons encore rectifier une série d'aspects qui auraient pu être corrigés plus tôt. Nous avons encore du travail à accomplir pour prendre toute notre part dans la croissance du secteur numérique et trouver une solution à la dette que nous avons à assumer.
Mme Sophie Primas, rapporteur de la commission des affaires économiques. - À mon tour de vous remercier de votre présence parmi nous : votre audition devant notre Haute assemblée tombe à point nommé. Je vous remercie également pour la qualité du document que vous nous avez transmis : extrêmement précis et complet, il nous a permis d'affiner nos connaissances.
Nous avons bien pris acte de l'ouverture d'une procédure amiable de conciliation qui devrait vous permettre, d'ici à la fin du mois de juillet, de déterminer précisément le plan de refinancement du groupe Atos auprès de ses principaux créanciers.
Néanmoins, une telle procédure n'est valable que si Atos évite la cessation de paiements. C'est pourquoi il nous faut considérer avec sérieux votre annonce d'un besoin total de liquidités à hauteur de 1,2 milliard d'euros sur l'année à venir.
Face à cette urgence financière et dans l'attente de la conclusion d'un accord d'ici à fin juillet, un financement intermédiaire de 400 millions d'euros a été annoncé - alors qu'il a été fait mention de 300 millions d'euros précédemment -, complété d'un prêt de l'État de 50 millions d'euros octroyé par l'intermédiaire du fonds pour le développement économique et social (FDES).
Afin de bien comprendre et de bien préciser les choses, ces 450 millions d'euros viennent-ils en déduction ou en addition du 1,2 milliard d'euros de besoins de liquidités qui est souvent évoqué ?
En tout état de cause, il s'agit d'une solution temporaire et transitoire qui constitue certes un « coussin » de liquidités supplémentaire, mais qui ne permet en aucun cas à Atos d'avoir l'« assise » nécessaire pour développer un projet stratégique et industriel de long terme.
Encore une fois, nous constatons avec regret que « l'État pompier » s'est substitué à « l'État stratège » et n'est pas intervenu de manière suffisamment rapide. Car la souveraineté de la France, qui passe par certaines des activités d'Atos, ne se résume pas uniquement à l'activité de fabrication de supercalculateurs, aussi primordiale soit-elle. Le groupe est présent « partout, tout le temps » : il est indispensable au fonctionnement de nos centrales nucléaires et de nombreux services publics, dont les transports ; il est indispensable à la gestion de nos données de santé, de retraite, ou encore à la sécurisation informatique des jeux Olympiques et Paralympiques, et même, nous dit-on, au calcul de la performance des athlètes.
Avec une dette financière totale évaluée à 4,9 milliards d'euros et un objectif de réduction de celle-ci de 2,4 milliards d'euros d'ici à fin 2026, comment comptez-vous concrètement réduire l'endettement du groupe ? Quelle entité - Eviden, Tech Foundations, les deux - portera la charge de l'endettement ?
L'annonce récente du cadre de refinancement d'Atos n'exclut en aucun cas des futures cessions d'actifs, y compris dans l'éventualité d'un accord conclu avec les principaux créanciers de l'entreprise.
Au cours des très nombreuses auditions que nous avons menées, un élément m'a particulièrement marquée : l'hypothèse d'un maintien entier du groupe n'est presque jamais abordée, souhaitée ou, en tout cas, considérée - en premier lieu, d'ailleurs, par les services de l'État. Aujourd'hui, le maintien en entier du groupe Atos est-il une solution envisagée ? Est-elle celle qui a votre préférence ? Sinon, que projetez-vous de faire ?
Il semble que des logiques financières de court terme aient pris le pas sur des logiques industrielles de long terme. Mentionnons, déjà, une scission du groupe en deux entités qui a été très fortement contestée et une délimitation des activités - suggérée probablement par des cabinets de conseil - dont la pertinence demeure encore à démontrer. Mentionnons, ensuite, le fait que les récentes annonces concernent un « cadre de refinancement » et un « plan d'affaires », absolument pas un « plan stratégique » et encore moins une « vision industrielle de long terme ».
Quelle stratégie industrielle voulez-vous déployer pour le groupe Atos, à court et moyen termes ? Quel souffle, quelles impulsions comptez-vous lui donner dans les prochains mois et, surtout, dans les prochaines années ?
M. Fabien Gay, rapporteur de la commission des affaires économiques. - Je vous remercie également de votre présence cet après-midi et des éléments extrêmement complets que vous nous avez adressés en réponse au questionnaire que nous vous avons transmis.
Les annonces des deux derniers jours se veulent rassurantes, mais je ne vous cache pas que nos inquiétudes et nos préoccupations quant à l'avenir du groupe Atos subsistent, en particulier après le travail d'approfondissement que nous avons mené.
Le maintien du groupe Atos en entier, fleuron informatique français dont l'importance pour la souveraineté de notre pays n'est plus à démontrer, semble complexe, voire - vous me pardonnerez l'expression - mal embarqué. Nous le regrettons. Ce que par-dessus tout je ne souhaite pas, c'est une vente à la découpe à la barre du tribunal de commerce qui serait organisée sous l'égide de la conciliatrice nommée dans le cadre de la procédure de conciliation amiable. Des entreprises n'ayant pas voulu racheter lors du premier tour pourraient alors se positionner aux deuxième et troisième tours, tels des rapaces, pour acheter et dépecer Atos.
Le groupe - en particulier sa branche dite d'infogérance, Tech Foundations - fait déjà l'objet de restructurations importantes, notamment en Allemagne où plusieurs milliers d'emplois ont déjà été supprimés. Ces restructurations doivent se poursuivre, d'autant que le chiffre d'affaires et la croissance de cette branche - qui reste a priori rentable - continuent de diminuer.
Il avait été question qu'elle soit reprise par la société EPEI de Daniel Kretinsky, mais les négociations exclusives avec Atos se sont terminées le 28 février dernier. Je reste persuadé que cette société n'exclut pas de se positionner de nouveau, au deuxième ou au troisième tour des négociations et à la barre du tribunal de commerce. Cette dimension pose question dans la mesure où Daniel Kretinsky est connu comme le champion du redimensionnement et de la réorganisation, c'est-à-dire, en clair, des suppressions d'emplois.
De votre point de vue, la cession de la branche Tech Foundations est-elle toujours d'actualité ? Quelles sont les garanties économiques et sociales de préservation de l'emploi et de l'outil industriel qui seront imposées à son futur repreneur ?
Je me permets d'insister sur ce point, car cette question est souvent oubliée. J'ai pu le constater à de nombreuses reprises lors des auditions que nous avons menées ces dernières semaines, notamment avec les représentants de l'intersyndicale, auxquels je tiens à apporter ici toute ma solidarité.
Je ne peux donc regarder qu'avec inquiétude l'avenir des 10 000 salariés du groupe présents en France et des différents sites de recherche et de production, en particulier celui de l'usine d'Angers de fabrication des supercalculateurs, qui permet à la France d'assurer son rang dans la compétition mondiale pour la puissance de calcul, aux côtés des États-Unis et de la Chine. Comme vous l'avez souligné, la force majeure d'Atos réside dans ses salariés, il est donc important que nous sachions si ces derniers pourront prolonger leur activité.
Il en est de même pour les autres cessions d'actifs envisagés. Au regard de la fin des négociations exclusives avec Airbus, que l'État n'a pas suffisamment soutenu dans sa démarche, la cession de tout ou partie des activités de la branche Big Data & Cybersecurity (BDS) est-elle également d'actualité ? Par un ou plusieurs repreneurs industriels français réunis en consortium ? Des garanties économiques et sociales seront-elles fixées ?
Disons-le clairement : le cadre de refinancement annoncé nous semble un peu fragile. D'abord, parce qu'il ne détaille pas la façon dont l'entreprise va réduire son endettement de moitié d'ici à fin 2026. Ensuite, parce qu'il repose sur la bonne coopération des créanciers, qui devraient renoncer à une partie significative de leurs créances, et des actionnaires, qui devraient soit apporter de nouveaux fonds, soit accepter une forte dilution du capital. Enfin, parce qu'il n'exclut en aucun cas des cessions d'actifs qui fragiliseraient sans doute encore un peu plus l'avenir d'un grand groupe français.
M. Jean-Pierre Mustier. - La mission du conseil d'administration consiste à préserver l'intérêt social du groupe, c'est-à-dire, dans l'ordre, les employés, les clients, les créditeurs et les actionnaires. C'est bien ainsi que nous souhaitons mener la démarche de réception des propositions d'apporteurs de capital, qu'il s'agisse de créanciers, d'actionnaires ou de toute autre personne ou entité susceptibles d'être intéressée par le groupe.
Nous dépouillerons ces différentes propositions dans l'idée de trouver un accord qui corresponde le mieux à notre vision de la soutenabilité des activités d'Atos. Ce cadre étant annoncé, nous ne pouvons pas, à ce stade, préjuger du résultat du dépouillement, qui dépendra de la nature des plans qui nous seront proposés.
Notre vision industrielle consiste à maintenir le groupe dans son ensemble, mais la décision, in fine, sera prise par un vote des différentes classes d'actifs, à savoir les créditeurs d'un côté et les actionnaires de l'autre. Le conseil d'administration, comme le management, n'est là que pour faciliter un processus qui sera ensuite validé par ces parties prenantes.
Par ailleurs, il est bien question de 400 millions d'euros d'apports de liquidités de court terme, dont 300 millions d'euros provenant des banques et 100 millions d'euros des investisseurs obligataires. Les 50 millions d'euros apportés par l'État s'y ajoutent et nous permettent de disposer des coussins de liquidités qui, je le répète, nous mettent en position d'avoir toute confiance dans l'avenir de la société, dans la pérennité des emplois et dans notre capacité à servir nos clients.
M. Paul Saleh. - Vous avez mentionné un besoin total de liquidités s'élevant à 1,2 milliard d'euros. Plus précisément, 600 millions d'euros sont nécessaires pour soutenir l'entreprise sur la période 2024-2025, à l'issue de laquelle elle générera du cash. Les 600 millions d'euros restants apportent une flexibilité financière nécessaire à l'entreprise, avec 300 millions d'euros qui viendraient s'inscrire dans une ligne de crédit et 300 millions d'euros qui constitueraient des garanties bancaires.
S'agissant de la répartition de la dette, la situation n'est pas modifiée dans la mesure où la compagnie mère, Atos SE, assume la charge de l'endettement.
Notre stratégie, ensuite, a été façonnée en partant du postulat que nous allions maintenir l'ensemble des actifs du groupe, postulat qui permet justement de soutenir l'entreprise. Nous avons aussi clarifié la stratégie de la compagnie en lien avec les investisseurs : je vous enverrai, si nécessaire, l'ensemble des contributions ayant permis de clarifier notre vision industrielle.
Dans le détail, une partie des actifs est située au niveau de Tech Foundations et couvre aussi bien l'infogérance que l'environnement informatique des utilisateurs. Dans ce domaine, nous continuerons à accompagner nos clients dans leur transformation vers un cloud hybride. Pour ce qui concerne Eviden, nous continuerons à nous adapter aux besoins de nos clients dans des secteurs très avancés ou à forte valeur ajoutée, tels que les supercalculateurs ou l'intelligence artificielle (IA).
Notre stratégie et notre vision sont donc très claires. Si nous avons consacré un certain temps à scinder Eviden et Tech Foundations, cette opération était nécessaire. Ces entités servaient effectivement des clients différents et n'avaient pas les mêmes besoins en investissements, même si elles faisaient formellement partie de la même organisation. Pour autant, elles continuent à échanger, de manière à fournir des solutions complètes à nos clients.
Par ailleurs, les garanties apportées aux employés de la branche infogérance ont déjà été présentées dans le cadre de la vente à EP Equity Investment (EPEI) qui a été un temps envisagée. Même si ce scénario a été abandonné, nous continuons à honorer les conditions alors négociées, rien n'ayant changé sur ce plan.
Enfin, comme l'a indiqué Jean-Pierre Mustier, nous ne sommes pas en mesure de détailler les modalités de réduction de notre dette dans l'immédiat puisque nous sommes dans l'attente des propositions de nos investisseurs et créanciers. En tout état de cause, il s'agira pour nous de préserver l'intérêt social du groupe, en particulier nos salariés et nos clients.
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères. - Vous n'avez pas répondu à mon interrogation relative à une éventuelle porosité entre l'entité Tech Foundations et les activités intéressant la défense nationale.
Par ailleurs, monsieur le président, avez-vous bien indiqué que les activités sensibles qui ne sont pas actuellement logées dans Bull SA pourraient y être rapatriées en cas de mise en oeuvre de l'action de préférence ?
M. Thierry Meignen, rapporteur de la commission des affaires étrangères. - Nous avons pu constater le caractère stratégique de certaines activités d'Atos lors des auditions que nous avons menées. Des inquiétudes légitimes ont par conséquent pu s'exprimer sur les projets de rachat de ces activités ou encore sur le risque d'une montée au capital d'acteurs étrangers.
Le président de Onepoint, David Layani - désormais actionnaire de référence d'Atos avec 11,4 % du capital - a récemment présenté un plan pour le groupe avec l'ambition de faire d'Atos « l'Airbus du cyber et du digital ».
Or en novembre dernier, Onepoint - qui est, je le rappelle, une société française - a réalisé une opération de refinancement auprès du fonds américain Carlyle pour un montant de 500 millions d'euros. À ce stade, cette opération n'a pas changé la structure de l'actionnariat de Onepoint, qui demeure détenu par M. Layani et ses salariés.
Néanmoins, les ambitions de Onepoint vont conduire la société à lever des fonds ou à chercher des partenaires, le cas échéant auprès d'acteurs étrangers, comme l'a illustré l'annonce du soutien de Butler Industries au projet porté par M. Layani.
Un « verrouillage » vous semble-t-il possible pour garantir que des acteurs étrangers ne puissent pas intervenir dans les activités les plus sensibles d'Atos ? Des mesures similaires ont-elles été prises par le passé ?
Je souhaiterais également que vous nous éclairiez sur les conditions de mise en oeuvre des droits attachés à l'action de préférence dont bénéficiera l'État en contrepartie d'un prêt de 50 millions d'euros. Il est prévu qu'il puisse acquérir des activités souveraines en cas de franchissement par un tiers du seuil de 10 % ou d'un multiple de 10 % du capital ou des droits de vote.
Ce dispositif peut-il déjà s'appliquer dans la mesure où Onepoint dispose de 11,4 % du capital d'Atos ? S'appliquera-t-il si la structure du capital de Onepoint venait à évoluer ?
Plus généralement, le conseil d'administration et la direction générale ont-ils été informés des détails du plan de M. Layani pour Atos et, dans cette hypothèse, pourriez-vous nous indiquer comment celui-ci a été accueilli par les instances dirigeantes du groupe ?
Enfin, dans le cadre des différents scénarios étudiés par Atos pour réduire son niveau d'endettement, une transformation des créances en actions, qui se traduirait par une montée au capital de banques étrangères, est-elle envisageable ? Si oui, pourriez-vous nous indiquer si, au regard de la structure actuelle des créanciers d'Atos, cette situation pourrait conduire ces acteurs à jouer un rôle dans la gouvernance du groupe ?
M. Jean-Pierre Mustier. - S'agissant des accords passés avec l'État dans le cadre de l'octroi d'une action de préférence dans Bull SA, je rappelle que cette entité abrite actuellement une grande partie des activités sensibles d'Atos. Si quelques activités de ce type peuvent être en dehors du périmètre, nous tâcherons de les regrouper, dans le cadre de cet accord avec l'État, sous le même « chapeau ».
Une fois encore, notre cadre de travail est déjà très sécurisé puisque le personnel dispose d'habilitations spécifiques. Il n'existe aucune porosité entre les activités, les employés extérieurs aux activités sensibles ne prenant aucunement connaissance de leur contenu. Ce principe de fonctionnement sera maintenu.
Le cadre mis en place par l'action de préférence offre une série de droits et de pouvoirs de contrôle de l'État allant jusqu'à un possible rachat de ces activités. Je peux vous donner une garantie totale du fait que, quel que soit l'actionnariat final de notre société après d'éventuelles restructurations, l'État pourra agir et actionner ce droit de rachat de certaines activités.
J'ai lu avec attention le communiqué du ministère de l'économie et des finances en date du 9 avril, qui mentionne « une première étape dans la protection des activités stratégiques du groupe ». Vous ne manquerez pas de m'interroger sur les étapes ultérieures, et vous m'excuserez d'anticiper en rappelant que l'État est déjà intervenu, à titre d'actionnaire minoritaire, pour protéger les activités sensibles de sociétés telles qu'Airbus et Safran. Je ne pense pas que l'État ait déjà en tête une intervention au niveau d'Atos SE, mais, à l'avenir, notre activité BDS pourrait susciter son intérêt et l'inciter à investir en tant qu'actionnaire minoritaire. Une telle opération devra bien sûr être réalisée dans des conditions de valorisation cohérentes avec l'équilibre de notre dette, mais elle permettrait à l'État de renforcer sa présence en disposant d'administrateurs dotés d'un pouvoir décisionnaire à l'intérieur de BDS, tout en maintenant les droits liés à l'action de préférence.
Les actions entreprises actuellement doivent donc vous rassurer : quelle que soit l'évolution du groupe, le problème de souveraineté est réglé et complètement sous contrôle, tandis que les activités sensibles seront protégées par cette possibilité de prise de contrôle par l'État. L'intervention de ce dernier par le biais d'un prêt de 50 millions d'euros et d'une action de préférence a été tout à fait décisive de ce point de vue, d'où notre engagement, pris auprès du Ciri, de protéger en retour la souveraineté de l'État.
M. Paul Saleh. - Nous travaillons étroitement avec Onepoint et son dirigeant M. Layani, et nous nous félicitons qu'il propose une solution pour l'entreprise, car il joue le rôle de pierre angulaire. Nous étudierons sa proposition en la mettant en perspective avec les autres solutions qui devraient nous être remises d'ici au 26 avril, toujours avec l'objectif de préserver l'intérêt social du groupe et les activités impliquant des enjeux de souveraineté pour l'État français.
M. Jérôme Darras, rapporteur de la commission des affaires étrangères. - Comme l'a souligné le président Cédric Perrin, certaines activités d'Atos participent pleinement de notre souveraineté. Je pense évidemment à la dissuasion, dont le programme de simulation numérique repose sur les supercalculateurs développés par Atos.
L'activité de calcul de haute performance (HPC) d'Atos est très spécifique. Elle nécessite des investissements importants et réguliers pour se maintenir au niveau alors que les commandes, au regard des coûts d'achat, sont par nature espacées avec en moyenne une acquisition par l'État tous les quatre ou cinq ans.
L'histoire du programme nucléaire français nous rappelle toute l'importance de disposer d'une filière nationale de supercalculateurs. Je rappelle qu'à ses débuts, le programme de simulation français reposait sur des calculateurs haute performance américains. Or les États-Unis n'ont pas toujours fait preuve de diligence dans la livraison de ces matériels. On peut citer l'épisode de 1967 et le retrait de la France du commandement intégré de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), qui s'est traduit par la vente de technologies moins performantes, ou celui de 1981 avec l'alternance politique en France, qui a vu des retards dans la livraison de certains matériels américains.
À l'époque, notre dépendance à l'égard des États-Unis, bien que problématique, ne remettait pas fondamentalement en cause la dissuasion nucléaire. Mais, depuis la fin des essais nucléaires et la nécessité de les simuler, de telles contraintes ne sont plus compatibles avec l'impératif d'optimisation constante de notre dissuasion. C'est ce qui a conduit l'État à mettre en place une stratégie nationale de calcul de haute performance reposant sur un co-développement avec Atos.
Nous sommes aujourd'hui placés face à la nécessité absolue de garantir la pérennité de cette filière souveraine de supercalculateurs, en dépit des difficultés rencontrées par votre groupe. Aussi, pourriez-vous nous confirmer que la situation financière d'Atos lui a bien permis de maintenir un flux suffisant d'investissements dans l'activité HPC pour en assurer la viabilité et en garantir la compétitivité ?
Plus généralement, dans l'hypothèse où l'activité BDS ne serait pas cédée - scénario envisageable depuis la fin des discussions avec Airbus -, comment le groupe Atos entend-il s'assurer de la pérennité de cette filière souveraine ?
Enfin, au-delà de l'action de préférence dont va bénéficier l'État dans Bull SA en contrepartie de l'octroi d'un prêt de 50 millions d'euros, quel rôle l'État vous semble-t-il devoir jouer en la matière ? Au cours des auditions, il nous a par exemple été indiqué que le niveau de financement public dont bénéficie Atos au titre de cette activité était très faible et significativement inférieur au soutien apporté, par exemple, par le gouvernement américain à Hewlett Packard (HP).
M. Paul Saleh. - Vous avez tout à fait raison sur les importants investissements que nécessite l'activité HPC : nous les avons réalisés de manière continue, ce qui nous permet d'occuper aujourd'hui une excellente position à l'échelle mondiale et de disposer de brevets incroyables.
Vous avez également raison de pointer l'espacement entre les commandes, mais celles-ci sont désormais très nombreuses pour ce type de machines, d'autant plus que l'IA nécessite des calculs de plus en plus avancés. De surcroît, nous détenons des brevets sur les systèmes de refroidissement de ces supercalculateurs et nous sommes la seule entreprise proposant d'importantes économies d'énergie en la matière, ce qui nous fournit un atout de premier ordre.
Ces investissements indispensables sont intégrés aux 600 millions d'euros de nouveaux fonds dont j'ai mentionné la nécessité pour la période 2024-2025, l'entreprise devant ensuite dégager d'importants résultats à compter de 2026. Je n'ai aucun doute sur notre capacité à continuer à investir dans ce domaine, qui représente un fleuron français et européen dans la mesure où plusieurs centres de recherche soutiennent cette activité sur le continent.
Mme Sophie Primas, rapporteur de la commission des affaires économiques. - J'ai bien compris que la dette était détenue par Atos SE. Néanmoins, quelques mois plus tôt, il était question de scinder l'entreprise en deux parties avec Eviden d'un côté et Tech Foundations de l'autre, sans que nous ayons bien saisi si la première entité était censée emporter tout ou partie de la dette. De nouveau, à qui appartient la dette parmi les entités et sociétés du groupe ? La question est d'autant plus pertinente dans l'hypothèse où le groupe viendrait à être découpé en plusieurs parties, même si vous avez exprimé la volonté - et nous nous en réjouissons - de le maintenir dans son ensemble.
Par ailleurs, vous avez évoqué votre vision de la soutenabilité de l'entreprise : pourriez-vous préciser celle-ci ?
Enfin, où en est la restructuration de Tech Foundations ? Celle-ci concerne au premier chef l'Allemagne, mais également la France, et nous souhaiterions connaître son état d'avancement.
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères. - Nous nous sommes peut-être mal compris sur la porosité, qui fait écho aux propos que vient de tenir Mme Primas. Si les activités d'infogérance devaient se retrouver en difficulté, considérez-vous que les activités de défense seraient elles aussi concernées ?
M. Paul Saleh. - Comme vous l'avez indiqué, Atos SE porte toute la dette. Lorsque nous travaillions sur une hypothèse de vente de Tech Foundations à Daniel Kretinsky, la dette devait rester du côté d'Eviden. Un schéma de refinancement de cette dette avait également été élaboré et prévoyait à la fois une extension des délais pour les banques ; une nouvelle levée de fonds de l'ordre de 180 millions d'euros auprès de Daniel Kretinsky pour une valorisation, à l'époque, de 20 euros par action ; enfin, une levée de fonds sur le marché à hauteur de 700 millions d'euros. Dans cette hypothèse, près de 900 millions d'euros auraient donc été disponibles pour réduire une dette qui, une fois encore, serait restée au niveau de la même entité juridique - Eviden.
Ce schéma n'est plus d'actualité puisque Tech Foundations reste dans le giron du groupe, tout comme Eviden. Les deux entités sont détenues par Atos SE, qui porte la charge de la dette. Nous travaillerons avec nos créanciers à la réduction de celle-ci, sans connaître pour l'instant la méthode qui sera utilisée.
Sur la question de la soutenabilité, je rappelle que l'entreprise dispose d'atouts incroyables, au premier rang desquels nos collaborateurs, mais également nos brevets et notre expertise. Nous pourrons donc continuer à jouer un rôle majeur dans le secteur du numérique.
Outre la réduction de la dette, nous devons continuer à transformer notre organisation, ce qui passera par une interrogation sur nos coûts, bien plus élevés que ceux de nos concurrents, notamment en raison du fait que nous employons de nombreux collaborateurs en Europe.
Du reste, nous avons déjà exécuté 55 % du programme de restructuration et de transformation annoncé avant notre nomination.
M. Fabien Gay, rapporteur de la commission des affaires économiques. - Je comprends que vous teniez à rester flous sur certains sujets... Mais j'insiste sur la question de la soutenabilité et de la vision stratégique. Nous avons entendu plusieurs versions : certains nous ont expliqué qu'il était difficile de séparer les activités du groupe ; d'autres ont affirmé que la séparation ne posait aucun problème ; d'autres encore qu'elle fonctionnerait si on l'organisait différemment. Dans ce contexte, nous avons besoin de connaître votre vision stratégique.
La soutenabilité même du groupe pose question. Est-il possible de garder un groupe uni avec 5 milliards d'euros de dettes, sachant que vous allez devoir sortir 2 milliards d'euros dans les dix-huit prochains mois ?
Pensez-vous à une cession d'actifs ? À qui ? Airbus a renoncé au rachat des activités BDS, qui ne semblent pas intéresser grand monde... On parle toutefois de Worldgrid qui pourrait intéresser EDF, voire l'une de ses filiales. Pensez-vous pouvoir garder le groupe ?
Vous affirmez que 55 % de la restructuration de Tech Foundations est déjà accomplie. Qu'entendez-vous par-là ? La « restructuration » est un terme technique pour désigner les licenciements. Ainsi, combien de licenciements sont encore prévus en France ? Je pense que votre réponse à cette question intéresse la représentation nationale.
M. Jean-Pierre Mustier. - Nous n'avons pas de réponse claire à vous donner sur l'avenir du groupe. Je le répète, nous avons proposé aux différents apporteurs de capital un plan d'action qui se déroule aujourd'hui avec un groupe uni. Or il n'est plus dans nos mains. Le conseil d'administration et le management, sous l'égide du conciliateur, feront en sorte que ce plan soit acceptable par les différentes classes de parties prenantes - créditeurs et actionnaires - qui seront amenées à le voter. Le conseil d'administration, lui, ne décidera de rien.
Pour notre part, nous souhaitons que le groupe reste uni, mais nous ignorons les propositions qui nous seront présentées. Bien entendu, nous communiquerons la décision aux employés et aux marchés ; vous en serez également informés.
Quel est le niveau de dette acceptable en termes de soutenabilité ? Le plan proposé envisage une réduction de 50 %, mais la méthode n'est pas définie : un actionnaire qui apporte un très gros montant d'argent permettra sans doute de la rembourser ; autrement, les différents actionnaires peuvent proposer un accord sur un apport en capital pour effacer la dette en la convertissant en actions.
Voilà pourquoi nous ne voulons pas préjuger de la solution et vous donner de résultats - il ne s'agit pas de mauvaise volonté de notre part.
En revanche, nous savons que le plan proposé par le management et revu par le conseil d'administration nous permet d'envisager la soutenabilité du groupe. Nous avons des prévisions de liquidités et de profitabilité à venir. Grâce à l'amortissement de la dette, le groupe atteindra un rating lui assurant une levée de dette sur le marché à un horizon relativement proche.
Nous sommes très confiants sur l'avenir du groupe à court terme, compte tenu des liquidités qui nous ont été fournies par les banques, les créanciers obligataires et l'État, ainsi qu'à moyen terme. En France, aucun grand groupe comme Atos ne s'est retrouvé sans solution dans le cadre d'une procédure de conciliation. Nous sommes certains que des apporteurs de capital, en fonds propres ou en dette, nous permettront d'assurer la soutenabilité du groupe. Mais encore faut-il que la dette soit effacée de 50 %...
Les repreneurs pourront éventuellement présenter d'autres plans, mais le conseil d'administration veillera à recommander une solution à même de garantir notre soutenabilité.
M. Paul Saleh. - Je tiens de nouveau à le souligner : le plan que nous avons partagé avec les créanciers et le marché concerne le groupe dans son ensemble, sans séparation d'actifs. Toutes les projections financières sont très claires et nous avons détaillé la stratégie envisagée pour chacun des actifs. Le plan fait aussi état des actions que nous devrons entreprendre dans les prochaines années. C'est donc bien d'un plan complet qu'il s'agit.
Nous continuerons à gérer les sociétés indépendamment l'une de l'autre. Elles ont été séparées pour des besoins très spécifiques, pour poursuivre des stratégies indépendantes. Avant, toutes les activités étaient entrelacées et les choses n'étaient pas aussi claires. Mais il reste des domaines dans lesquels les deux sociétés peuvent créer des solutions communes. Au demeurant, je conteste l'idée selon laquelle cette séparation n'aurait pas été bien faite.
Avant que M. Mustier et moi-même soyons nommés, le groupe avait partagé avec le marché un plan de restructuration dont l'ampleur était inédite en Europe, et même dans le monde. Il s'agissait, à terme, de supprimer environ 7 000 postes. Nous en avons déjà supprimé certains ou nous les avons remplacés. Certains employés ont quitté la société volontairement, les autres ont reçu des compensations au moment de leur départ. Beaucoup de ces employés étaient allemands.
M. Jean-Pierre Mustier. - Si la scission en deux entités n'avait pas déjà été effectuée, et s'il nous fallait définir la manière de mieux gérer le groupe, nous ferions cette séparation. La séparation doit être conçue en termes de gestion opérationnelle et, en ce sens, c'est une bonne décision. Les deux métiers - Tech Foundations et BDS - ont effectivement des dynamiques très différentes. Or des activités en décroissance et des activités en croissance ne se gèrent pas de la même manière. D'où la nécessité de les séparer d'un point de vue opérationnel et stratégique, même si elles continuent d'appartenir à un groupe uni.
M. Jean-Luc Ruelle. - En effet, jamais un grand groupe comme Atos en France n'a raté sa restructuration financière. Je suis donc tout aussi confiant que vous, sachant que les choses vont se faire très rapidement.
En revanche, je m'interroge sur l'un des aspects de votre redressement. Vous prétendez que celui-ci n'est pas opérationnel. Je n'en suis pas si sûr : pour assurer la soutenabilité du groupe, le modèle de redressement prévoit que votre chiffre d'affaires devra être de l'ordre de 11,5 milliards d'euros en 2027, avec une marge opérationnelle de 10,3 % - elle n'était que de 3,1 % en 2023 et atteindra seulement 4,3 % en 2024.
Le différentiel d'ici à 2027 est considérable ! Comment pensez-vous réussir, d'autant que la marge opérationnelle est très dépendante de vos coûts salariaux et des coûts de sous-traitance ? D'ailleurs, le plan de restructuration a-t-il des effets sur vos coûts et votre marge opérationnelle de 2024 ?
L'année 2024 sera assez décevante, même si la perte sera un peu moins forte que les années précédentes. En 2021, 2022 et 2023, elle était respectivement de 3 milliards, 1 milliard et 3,4 milliards d'euros.
Vous allez donc brûler du cash. Vous avez véritablement intérêt à assurer la performance financière prévue pour 2027, sans quoi tout s'écroulera. Atteindre une marge opérationnelle de 10,3 % est même un impératif lorsqu'on sait que celles de Capgemini et d'Accenture sont respectivement de 13 % et de 16 %. Votre marge opérationnelle actuelle est aberrante dans votre secteur de métier.
M. Paul Saleh. - Nous avons tous les atouts pour réussir le plan que nous avons présenté au marché ; il ne manque pas d'actifs, par exemple. Il ne s'agit pas d'exécuter un plan opérationnel qui n'aurait jamais été accompli : toutes les sociétés que vous avez citées ont déjà fait ce genre de travail. Notre groupe est simplement en retard. C'est pourquoi nous avons entrepris un certain nombre d'actions dès 2023 et nous finirons d'exécuter ce plan très rapidement ; c'est d'ailleurs ce que reflètent nos résultats financiers. Le montant d'investissements à réaliser est assez important...
En effet, l'année 2024 ne sera pas aussi satisfaisante que prévu. Les six premiers mois de l'année, nos clients sont bien plus réservés à nous donner des contrats, faute d'une visibilité claire sur la réduction de notre dette ou l'obtention de liquidités à long terme. Nous avons donc revu nos prévisions : à l'origine, nous misions sur une croissance de revenus bien plus importante grâce à un coût réduit. Il convient donc de résoudre le problème de coût fixe.
Je ne minimise pas le travail à accomplir : il est important. Mais ce n'est pas comme si aucune entreprise ne l'avait fait avant !
M. Jean-Pierre Mustier. - Le conseil d'administration fait pleinement confiance à l'équipe de management pour obtenir les résultats et la profitabilité escomptés. Nos employés font confiance au groupe : en janvier 2024, le taux de démission a été le plus bas depuis plusieurs années. La société sait conserver ses collaborateurs, notamment parce qu'elle leur offre une formation et la possibilité de passer un certain nombre d'examens et de validations. Ils sont donc bien meilleurs que les salariés qui travaillent chez nos compétiteurs.
Nous remercions nos employés et nous savons pouvoir compter sur eux. Mais il faut aussi les rassurer et tuer tout le bruit médiatique détestable qui s'est abattu sur Atos. Certains se sont permis de commenter de manière publique l'avenir de la société et ce qui pouvait s'y passer sans aucun respect pour les employés et les clients. Je crois que nous avons retrouvé une certaine sérénité. J'espère que les annonces récentes redonneront confiance.
Je sais que nous pouvions en douter auparavant, mais nous savons désormais que le groupe trouvera une solution, comme cela a toujours été le cas.
Nous pourrons ainsi renouveler nos contrats et attirer les clients. Aujourd'hui, notre rôle consiste à avancer le plus vite possible pour trouver une solution et la mettre en oeuvre rapidement. Cela aura pour bénéfice supplémentaire d'assurer une totale confiance envers le groupe et la soutenabilité de ses activités sensibles, essentielles à la souveraineté nationale.
M. François Bonneau. - Vous avez tout à fait raison de vouloir redonner de la confiance dans un contexte difficile. Mais le cours de votre action a tout de même baissé de 97 % depuis cinq ans. Il faut aussi que vous compreniez les inquiétudes des rapporteurs. Le fait de gérer deux activités aussi différentes n'est-il pas préjudiciable à l'ensemble du groupe ? Malheureusement, les performances semblent l'indiquer.
Les activités de cybersécurité sont ultrasensibles. Aussi, nous aimerions que vous puissiez nous rassurer, non pas sur la gestion de votre groupe, mais sur la pérennité de ces activités qui sont fondamentales pour la souveraineté française.
M. Jean-Pierre Mustier. - Nous l'avons dit, le groupe trouvera une solution, nous en sommes convaincus. Les activités sensibles qui sont liées à la souveraineté de notre sécurité informatique, à la défense et à l'énergie seront bel et bien pérennes. Nous serons d'ailleurs capables de les protéger même si la nature du repreneur ne s'avérait pas compatible avec les enjeux de souveraineté.
Il n'y a donc pas d'inquiétude à avoir. J'insiste : le management et le conseil d'administration s'engagent à ce que les activités sensibles soient bien protégées, quelle que soit la solution apportée par les repreneurs. L'État a d'ailleurs pris des mesures pour s'en assurer. Sa démarche est décisive et pourra sans doute être renforcée.
M. Paul Saleh. - Nos deux activités servent des marchés différents, mais elles relèvent d'un seul et même groupe et font partie de notre plan pour l'avenir - ce n'est pas parce qu'elles sont séparées qu'elles sont en conflit. Dans ce cadre, nos actions sont très claires.
Nos plans très détaillés et nos projections financières assureront la croissance de chacune de ces activités. Les clients souhaitent que notre société continue à les exercer malgré leur séparation. La réduction de notre dette et l'obtention de fonds permettront d'exécuter notre plan.
M. Jean-Pierre Mustier. - Je souhaiterais remettre les choses en perspective concernant la réduction de la dette. Par construction, nous n'avons plus 5 milliards d'euros de dettes : il n'en reste que la moitié, car, d'une manière ou d'une autre, la dette sera effacée.
La dette est aujourd'hui valorisée sur le marché à hauteur de 30 % de sa valeur faciale ; c'est assez faible, car les investisseurs ne sont pas prêts à monter jusqu'au niveau annoncé, compte tenu des incertitudes.
Contractuellement, la dette atteint bien 5 milliards d'euros, mais, compte tenu de ce qui sera négocié, elle sera d'un montant beaucoup plus faible à l'avenir.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Je suis contrainte de vous quitter pour rejoindre la conférence des présidents. Aussi, je passe le relais à M. Perrin. Au nom de la commission des affaires économiques, je vous remercie pour votre participation à cette audition, qui était particulièrement attendue. Vos propos sont rassurants et de nature à reconstruire la confiance à l'égard du groupe Atos.
Mme Sophie Primas, rapporteur de la commission des affaires économiques. - La réduction de la dette à 2,5 milliards d'euros fait partie du cahier des charges que vous vous êtes engagés à respecter pour assurer la continuité de votre entreprise.
On parle beaucoup de l'empreinte du groupe Atos en France, compte tenu des enjeux de souveraineté et de défense. L'acquisition de l'américain Syntel et son intégration au sein de votre groupe ont soulevé de nombreuses interrogations. La cession d'une partie de votre entreprise pourrait être une solution aux problèmes rencontrés. L'avez-vous envisagée ?
Depuis 2020, la gouvernance d'Atos a beaucoup évolué, avec la scission du poste de PDG entre le président et le directeur général. Je ne porte aucun jugement de valeur sur les personnes qui se sont succédé à la direction du groupe. Toutefois, comment éviter que la succession des dirigeants, qui implique des changements de stratégie, ne perturbe trop l'entreprise ?
M. Jean-Pierre Mustier. - Sur proposition du management, le conseil d'administration a étudié différents formats permettant de garantir l'intégrité du groupe. La solution présentée aux apporteurs de capital respecte bien cet objectif.
L'Union des actionnaires d'Atos constructifs (Udaac), dont j'ai rencontré l'un des coprésidents, Hervé Lecesne, la semaine dernière, a aussi formulé des propositions. Dans un communiqué de presse, elle a ainsi suggéré la vente de nos activités aux États-Unis.
Nous ne pensons pas que ce soit la solution. Certes, la vente d'un actif peut rapporter des liquidités au groupe et réduire facialement la dette. Mais nous vendons du résultat net et la soutenabilité de la dette dépendra du résultat net résiduel. Les États-Unis ayant une marge de profitabilité importante, les activités résiduelles nécessitent donc moins de dette. Le schéma reste inchangé. Soyez rassurés, nous avons étudié tous les aspects de la question...
Effectivement, la société a passé des années difficiles et des questions de gouvernance se sont posées, ce qui crée une forme d'anxiété, notamment parmi les employés. Nous faisons tout pour maintenir leur motivation, en garantissant la soutenabilité des activités, ce qui est aussi important pour nos clients. La gouvernance a évolué, et nous sommes proches d'une solution. La phase d'incertitude prendra donc bientôt fin, nous pourrons alors envoyer un message clair aux actionnaires et aux employés sur l'évolution de la société.
M. Fabien Gay, rapporteur de la commission des affaires économiques. - Je renouvelle mes remerciements pour vos réponses. Tous, nous avons envie, très sincèrement, que vous réussissiez.
Vous avez parlé d'investissements dans l'offshore. Vos concurrents ont beaucoup oeuvré dans ce sens, contrairement à vous, pour des raisons diverses... confirmez-vous ces investissements ?
Concernant l'actionnariat, certains déplorent un manque de vision industrielle au sein du conseil d'administration. Verriez-vous d'un bon oeil que l'État ou Bpifrance puissent entrer au capital, par exemple à hauteur de 10 % ou 15 % ? Cela permettrait-il de rassurer, au sein d'un plan de restructuration de la dette ?
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères. - Si tel était le cas, quelles seraient les modalités les plus pertinentes ? Quelles seraient les entités d'Atos concernées ?
Avez-vous des contacts avec l'Élysée et son secrétaire général, avec l'État en général ?
M. Paul Saleh. - Nos concurrents sont mieux positionnés dans des pays moins coûteux, dans l'offshore ou encore dans le bestshore, par exemple en Pologne, où il y a de nombreux talents qui coûtent moins cher.
Nous devrons aussi automatiser bien plus nos activités en interne. Nos ingénieurs sont très avancés en intelligence artificielle. Nous leur demandons de nous rendre plus efficaces.
M. Jean-Pierre Mustier. - L'actionnariat de Onepoint et de son président fondateur, M. David Layani, a été une très bonne nouvelle pour notre groupe. M. Layani a acquis 11,4 % du groupe à un moment où il était très décrié et attaqué, décision très courageuse ; il va présenter un plan de sauvetage. Cette confiance est de bon augure. Nous souhaitons cependant trouver le plus de repreneurs possible. Nous allons étudier toutes les propositions, pour assurer le succès d'Atos.
J'en viens à l'intervention de l'État. Nous sommes une société privée, cotée en bourse. Le prêt décidé par le Ciri, avec l'accord du ministre, est déjà un signal très fort : nous nous engageons ainsi à protéger nos activités sensibles. Pourquoi ? Premièrement, nous sommes français ; M. Saleh est un Français d'adoption. Deuxièmement, en garantissant que ces activités soient bien protégées, nous attirons le plus grand nombre d'investisseurs et assurons le succès de cette phase de refinancement. Cette action de préférence était donc très importante à nos yeux. D'autres accords ont été passés, qui permettent par exemple à l'État de racheter des actifs.
Ce dernier ira-t-il plus loin ? Je pense qu'il ne serait potentiellement pas optimal qu'il se positionne au niveau du groupe Atos ; il devrait plutôt le faire à un échelon plus bas - par exemple BDS - pour prendre une participation minoritaire, comme il le fait pour d'autres groupes, avec des droits similaires ou augmentés. Nous sommes ouverts à tout type de solution, mais ce qui est mis en place aujourd'hui garantit déjà la souveraineté du groupe.
Nous travaillons avec le Ciri, qui a réalisé un travail tout à fait extraordinaire. Son responsable, M. Pierre-Olivier Chotard, a joué un rôle clef dans la réussite des négociations de dimanche dernier. Le ministre nous a reçus, nous nous sommes également présentés au secrétaire général de l'Élysée, mais notre point de contact reste M. Chotard, qui est garant de la démarche interministérielle.
M. Jérôme Darras, rapporteur de la commission des affaires étrangères. - Nous avons buté, lors de nos auditions, sur deux visions de l'avenir d'Atos : une vision financière, qui encourageait le découpage du groupe, et une vision industrielle, qui vantait ses mérites, considérant que sa force était de pouvoir, grâce à un spectre d'activités très large, satisfaire tous les besoins des clients. Ce soir, je vois un chemin soutenable se dessiner, qui préserve les intérêts financiers du groupe et porte un vrai projet industriel. Je vous souhaite de réussir.
M. Jean-Pierre Mustier. - Je suis ancien banquier, beaucoup me disent que je ne pense qu'à la solution financière. Non, les banquiers peuvent voir de temps en temps la lumière. La contrainte financière est certes très importante, il faut résoudre le problème, mais le projet industriel apporté par les repreneurs reste le plus important.
Je suis originaire d'Auvergne : nous avons certes passé le Puy-de-Dôme, mais l'Everest des négociations, pour attirer les apporteurs de capital, est encore devant nous. Le Ciri nous a beaucoup aidés pour en arriver là. Cette nouvelle phase sera intense. Nous sommes prêts, nous sommes sûrs que nous allons trouver une solution. Il reste encore beaucoup de travail, pour soutenir une vision industrielle ; nous voulons tout faire pour en assurer la soutenabilité.
Je souhaite conclure sur un point important : nous sommes très confiants sur l'avenir du groupe. Il faut le dire, pour nos employés, pour nos clients, car on a trop longtemps tapé sur Atos.
M. Paul Saleh. - J'espère que nous avons pu vous rassurer sur notre capacité à préserver les intérêts de la société. Nos 95 000 collaborateurs sont notre force. Je les remercie pour leur dévouement et leur travail. Chacun de nos clients nous rappelle combien nos collaborateurs les servent d'une manière incroyable. Ce nuage financier sera bientôt derrière nous, et nous pourrons revenir à nos activités habituelles.
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères. - Compte tenu de la taille de l'entreprise et des enjeux considérables qui sont devant nous, c'est en responsabilité que nous avons alerté l'opinion et le Gouvernement, pour faire de cette affaire une sorte de symbole. Cet été, nous risquions de la voir réglée en catimini dans des bureaux parisiens. Notre intervention du mois d'août fut peut-être salvatrice.
De nombreux articles négatifs ont été publiés sur le groupe, mais, derrière Atos, il y a presque 100 000 personnes. Nous agissons donc en responsabilité, dans le cadre des compétences que nous confère la Constitution en matière de contrôle. La mesure dont ont fait preuve nos rapporteurs est la marque de fabrique du Sénat.
Vous avez tenu des propos rassurants. Nous resterons très vigilants, tout en vous souhaitant le meilleur !
La réunion est close à 18 h 20.