Jeudi 4 avril 2024
- Présidence de M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Examen de la note scientifique sur les débris spatiaux
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - L'ordre du jour de notre réunion de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) appelle tout d'abord la présentation d'une note scientifique sur les débris spatiaux par nos collègues Jean-Luc Fugit, député, et Ludovic Haye, sénateur. Après quoi, nous examinerons les conclusions de l'audition publique sur la protection de la biodiversité marine en haute mer, présentées par Mereana Reid Arbelot, députée.
M. Jean-Luc Fugit, député, rapporteur. - Il y a quelques années, j'ai traité pour l'Office le sujet des lanceurs spatiaux réutilisables, puis celui des satellites et de leurs applications, en tandem avec notre ancienne collègue Catherine Procaccia. Plus récemment, notre collègue Christine Arrighi s'est intéressée à la météorologie de l'espace. Avec mon collègue Ludovic Haye, nous nous sommes penchés cette fois sur le problème des débris spatiaux, qui n'est pas sans lien avec les précédents.
La généralisation des lancements à bas coût multiplie le nombre de satellites et, de ce fait, la masse des débris en orbite ne cesse de grandir. En outre, les conditions extrêmes régnant dans l'espace détériorent très rapidement les matériaux, dont la fragmentation est la première source de croissance des débris dans l'espace.
Cette pollution a commencé en 1957 avec Spoutnik. Pour lancer ce petit satellite de 87 kg, actif pendant seulement vingt et un jours, l'Union soviétique avait mis en orbite 6 600 kg de matériel !
Plus d'un million de débris de plus d'un centimètre de diamètre sont aujourd'hui présents dans l'espace, concentrés en orbite géostationnaire et, de plus en plus, en orbite basse. Sur l'orbite géostationnaire, située à 36 000 kilomètres de la Terre, les satellites réalisent un tour complet en 24 heures, restant ainsi visibles à tout moment d'un même point de la surface du globe. C'est pourquoi beaucoup de satellites de télévision y sont installés.
La concentration de satellites en orbite géostationnaire
L'image projetée à l'écran, mise au point sur des ordinateurs de la Nasa (National Aeronautics and Space Administration), montre la concentration de satellites en orbite haute, formant une sorte d'auréole autour de la Terre. À cette distance, les objets en orbite ne retombent plus dans l'atmosphère. Pour dégager l'orbite géostationnaire, il est généralement préconisé de faire manoeuvrer ces satellites de quelques centaines de kilomètres vers une orbite dite « cimetière ».
M. Ludovic Haye, sénateur, rapporteur. - Toutefois c'est en orbite basse que l'activité spatiale a connu le développement le plus spectaculaire, comme le montre le graphique suivant. L'axe des abscisses retrace l'altitude (en kilomètres) et l'axe des ordonnées le nombre de satellites.
Cette surpopulation, d'origine récente, est due à la multiplication des lancements de satellites par Starlink, l'entreprise d'Elon Musk. L'année 2023 a marqué un pic très notable et l'activité n'est pas près de s'arrêter.
L'encombrement spatial présente plusieurs effets négatifs.
D'abord, il perturbe l'observation astronomique. Deux membres de l'Académie des sciences, François Baccelli et Jean-Loup Puget, nous ont signalé ce problème qui n'est heureusement pas sans solutions. Par exemple, Starlink, alerté par l'Union astronomique internationale, a adopté pour ses satellites une peinture moins réfléchissante, qui gêne moins l'observation.
Ensuite, il y a des risques accrus de rentrée incontrôlée dans l'atmosphère. Tous les objets en orbite basse finissent en effet par retomber sur Terre sans brûler entièrement : 10 % à 40 % de leur masse s'écrasent à la surface du globe. Certes, pour la rentrée dans l'atmosphère d'un satellite de 2,3 tonnes, en février 2024, l'Agence spatiale européenne (ESA) estimait le risque d'un choc sur un individu à 1 sur 100 milliards, mais l'appréhension gauloise de voir le ciel nous tomber sur la tête n'en reste pas moins fondée...
Enfin, le problème le plus préoccupant est celui des collisions potentielles. En orbite basse, les objets se déplacent à la vitesse moyenne de 7,5 km/seconde, vitesse à laquelle un débris en aluminium d'un millimètre de rayon produit autant de dégâts qu'une boule de bowling lancée à 100 km/h.
La collision la plus importante connue à ce jour est celle des satellites Kosmos 2251 et Iridium 33, qui, le 10 février 2009, se sont percutés au-dessus de la Sibérie à 789 kilomètres d'altitude. Le premier était un ancien satellite russe qui n'était plus en service depuis 1995, mais la trajectoire de l'autre, encore opérationnel, aurait pu être modifiée. Ils furent instantanément pulvérisés, générant à leur tour de nombreux débris. Au total, 10 000 tonnes de matériel, soit l'équivalent de la masse de la tour Eiffel, tournent au-dessus de nos têtes.
Les collisions pourraient ainsi devenir la principale source de débris. Un scientifique de la Nasa, Donald J. Kessler, estime que les débris causés par les collisions en orbite basse, engendrant des collisions toujours plus nombreuses, pourraient ouvrir la voie à une progression exponentielle de leur nombre total. Cette réaction en chaîne, appelée syndrome de Kessler, ne s'est pas encore produite.
M. Jean-Luc Fugit, député, rapporteur. - De premières solutions sont esquissées, dont le blindage. Les opérateurs protègent désormais les surfaces les plus sensibles de leurs satellites au moyen de boucliers en Kevlar ou de mousses métalliques, mais ceci n'est efficace que contre l'impact de débris dont le diamètre est inférieur à un centimètre.
Grâce à l'amélioration des connaissances sur la position des débris en orbite, il devient possible de calculer quelles manoeuvres sont souhaitables pour parer au risque de collision d'un satellite opérationnel. En 2023, la Station spatiale internationale (SSI) a effectué six manoeuvres à cette fin. En moyenne, on recense une manoeuvre annuelle par satellite en orbite basse.
Dans notre note scientifique, nous mettons l'accent sur la réduction active des débris, un retrait semblant possible. En 2018, l'ESA a lancé la mission RemoveDebris, qui a démontré en orbite la faisabilité de technologies telles que la capture par filet ou le harponnage. Anticipant une possible mise en oeuvre de la technique du harponnage, Eutelsat, dont nous avons entendu les responsables, équipe désormais ses satellites en orbite basse d'une surface de préhension, ouvrant à terme la possibilité de les récupérer par un grappin. Le projet ClearSpace vise à capturer, en vue d'une rentrée atmosphérique sécurisée, un gros débris particulièrement délabré en utilisant un bras robotisé. Le lancement de cette mission, développée par l'équipe ClearSpace de l'ESA, en partenariat avec une jeune pousse suisse, est prévu en 2026.
Christophe Bonnal, expert français, membre du Centre national d'études spatiales (CNES), estime que la stabilisation de l'environnement impose de retirer de l'orbite basse environ dix gros débris chaque année, en commençant par les cinquante plus dangereux répertoriés par les équipes internationales. Dès que nous disposerons des moyens techniques, cet objectif sera à portée de main.
M. Ludovic Haye, sénateur, rapporteur. - Nous nous sommes volontairement cantonnés à la faisabilité technique des solutions envisagées.
En l'absence d'obligations imposées à tous, il faut qu'une volonté internationale s'exprime. Comme chaque pays est devenu un peu plus regardant sur ses deniers, nettoyer l'espace nécessite une impulsion politique.
Pour mettre en oeuvre ces innovations technologiques, il faut envisager une action beaucoup plus large. Sachant qu'un espace sinon propre, du moins débarrassé des débris les plus dangereux, est dans l'intérêt de tous, quels sont les modèles de financement efficaces pour mener à bien leur retrait actif ? La théorie économique du bien commun peut apporter quelques réponses.
Nous ne devons pas négliger non plus l'approche institutionnelle. Une loi spatiale européenne doit être proposée par la Commission européenne dès son renouvellement. C'est une demande récurrente qui ressort de toutes nos auditions. À défaut d'obligation, le pays qui a les moyens d'envoyer des objets dans l'espace le fait de manière vertueuse en tenant des registres à jour... ou ne le fait pas. L'ONU a le dernier mot, mais nos interlocuteurs nous ont demandé de faire valoir la nécessité pour chaque pays d'adopter une politique spatiale vertueuse par la nature des objets envoyés dans l'espace et par la tenue de registres. Il est crucial d'envisager dès maintenant la mise en oeuvre efficace d'une telle politique. Une question identique se pose pour le droit international en cours de développement.
Enfin, la question de l'encombrement spatial recouvre des enjeux de souveraineté pour les États. Quels moyens scientifiques et technologiques la France et l'Europe doivent-elles déployer pour garantir leur sécurité à l'ère des cyberattaques dans l'espace ?
Dans le format stimulant mais contraint d'une note scientifique de l'Office, nous n'avons pas pu aborder ces questions, qui restent ouvertes. Elles méritent cependant à nos yeux d'être traitées rapidement, car les choses évoluent très vite.
Dans le cadre de l'élaboration de cette note scientifique, nous avons auditionné le général Adam, commandant de l'espace. Compte tenu du coût des lancements, on installe souvent des modules militaires sur des satellites civils et inversement. Dans un contexte de guerre, comme celui entre la Russie et l'Ukraine, un module militaire peut attirer l'attention sur un satellite civil, au risque de le mettre en péril.
Tous ces éléments plaident en faveur de la poursuite des travaux de l'Office sur le triple plan de la théorie économique, de l'approche institutionnelle et des moyens scientifiques civils et militaires nécessaires pour mettre en oeuvre un nettoyage rapide de l'orbite basse. Il y va de la préservation à long terme de l'environnement spatial.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Le bureau de l'Office examinera la suite à donner à vos travaux.
La France n'est pas le seul pays concerné. A-t-on une connaissance exhaustive de la situation ? Si certains pays n'hésitent pas à communiquer et à livrer la liste de leurs satellites en orbite, d'autres s'y refusent. Y a-t-il une spécificité de l'information concernant les satellites relevant de la défense ?
Quelles pistes envisagez-vous pour pallier l'absence de réglementation internationale ? L'ONU a la main in fine. Vous recommandez de ne pas mettre sur orbite de nouveaux satellites sans que soit prévue la façon de gérer la fin de leur mission, afin d'éviter la formation de nouveaux débris, mais qui peut imposer le nettoyage de l'orbite basse ? Si la destruction de satellites n'est pas la bonne solution, le harponnage paraît être une méthode opérationnelle et ne pas générer de nouveaux débris. Une réglementation internationale pose toujours la question du coût. Doit-on la traiter au cas par cas, en fonction du nombre de satellites déjà mis en orbite ? Une mission européenne peut-elle être chargée de cette élimination ?
M. Jean-Luc Fugit, député, rapporteur. - Nous avons tout de même perçu une prise de conscience. Nous n'avons pas eu de difficulté à rencontrer les acteurs pour échanger sur le sujet, qui s'est d'ailleurs fait une place dans l'actualité. Déjà, quand je travaillais sur la note relative aux lanceurs, une journaliste du Monde m'avait interrogé sur les débris dans l'espace.
En tant que scientifique, je me méfie toujours de « l'état des connaissances ». J'espère que nous en savons aujourd'hui moins que nous en saurons demain, mais je doute que nous ayons une vision exhaustive du sujet. Compte tenu de la prise de conscience, de l'évolution des technologies et de la puissance de celles dont nous disposons déjà, notamment grâce à l'intelligence artificielle, nous devrions acquérir une meilleure connaissance et des possibilités d'agir.
Parmi les solutions à privilégier au niveau européen figurent des missions de l'ESA. Les constructeurs de satellites commencent à modifier leurs engins pour en faciliter la protection et la récupération.
On dit souvent qu'une partie de ce qu'il se passe sur Terre se joue dans l'espace. Un smartphone se connecte en moyenne à quarante satellites différents chaque jour. Il y a quelques jours, j'évoquais avec le président de la chambre d'agriculture de ma circonscription, des responsables de l'Office français de la biodiversité (OFB) et des arboriculteurs l'évolution de l'assurance paramétrique, qui ne peut exister sans suivi satellitaire. Nous nous préoccupons beaucoup de l'incidence de nos activités sur l'environnement et sur la planète, mais ce qui se passe dans l'espace, notamment la prolifération des débris, est le prolongement de notre activité sur Terre, où l'on a créé le besoin d'applications toujours plus nombreuses.
Nous devons conduire une politique vertueuse. Nous aimerions la définir et l'évaluer, car nous considérons cette première note comme un point de départ et non comme un point d'arrivée pour l'Office. En plus de s'interroger sur le vol habité, la conception de lanceurs réutilisables ou les applications satellitaires, l'Office doit se saisir de la question de la dimension vertueuse de la gestion de l'espace, au même titre que l'évolution environnementale de la Terre. À l'Assemblée nationale, je n'en ai jamais entendu parler en dehors des travaux de l'Office. Si l'on considère l'activité spatiale comme un prolongement de ce que l'on fait sur Terre, l'agriculture, c'est-à-dire l'activité la plus terre à terre, doit être aidée par des données nécessitant le lancement de satellites.
Alors que des mastodontes comme la Chine ou les États-Unis avancent sans se poser de questions, l'Europe peut jouer un rôle de lanceur d'alerte, après que mon collègue a rappelé le risque d'un accroissement exponentiel des débris spatiaux au cas où le syndrome de Kessler viendrait à se réaliser.
M. Ludovic Haye, sénateur, rapporteur. - Les États-Unis sont le pays qui tient l'inventaire le plus à jour et ils ont de bons échanges avec la France et l'Europe. Si nous avons besoin d'information sur l'existence de tel ou tel satellite, nous l'obtenons bien plus facilement d'eux que d'autres pays. Une harmonisation est nécessaire, mais il est malaisé de demander à tous les pays de faire preuve d'une réelle transparence sur leur politique spatiale.
En matière de défense, l'encombrement de l'espace et la maîtrise des satellites, donc de l'inventaire, nous intéressent au premier chef. Il est nécessaire de connaître le nombre de satellites déjà envoyés, pour mieux analyser certains phénomènes d'approche. Il n'est pas rare qu'un satellite soit suivi à la trace durant quelques jours par un autre, pas toujours d'un pays ami, qui retrouve son orbite initiale une fois sa mission d'espionnage terminée.
Pour être capable d'observer, il faut disposer non seulement de radars et de moyens d'observation, mais aussi d'un inventaire. Si vous ne savez pas identifier, par son numéro de code, le pays qui est derrière un satellite en approche, cela perd tout intérêt. L'inventaire est indispensable non seulement pour mesurer les risques d'encombrement, mais aussi pour avoir la maîtrise des satellites déjà lancés et connaître le rôle de chacun d'entre eux.
Le premier jour de la guerre en Ukraine, le satellite KA-SAT a subi une cyberattaque après qu'il est apparu que l'armée ukrainienne en utilisait une partie pour obtenir des informations sur la mobilité des troupes. On l'attribue à la Russie qui, pour ce faire, a utilisé un serveur terrestre. Si, comme le disait Jean-Luc Fugit, ce qui se passe sur Terre se joue dans l'espace, c'est l'inverse pour les cyberattaques. Une attaque par déni de service a été menée sur ce satellite pour le saturer artificiellement et le rendre ainsi inopérant. On s'en est rendu compte quand 800 éoliennes allemandes commandées par le satellite sont tombées en panne en même temps. Une activité civile a fait les frais de l'activité militaire visée. On sait détruire un drone au moyen d'un rayon laser, mais on n'en est pas encore là dans l'espace.
Il est urgent d'intervenir, car il faut à la fois être capable de construire de nouveaux satellites et de gérer l'existant - ce qui est presque plus difficile pour les satellites ou les étages de fusées anciens qui, construits pour durer, tombent dans l'atmosphère sans se désintégrer totalement. Il faudrait pour ainsi dire faire du biodégradable, établir systématiquement pourquoi on envoie un satellite et quelle est sa durée de vie, afin qu'il puisse se désintégrer grâce à l'emploi de matériaux qui le permettent. Il faut, dès le départ, prévoir une construction vertueuse.
Compte tenu de l'envoi de 540 satellites en 2003, 900 en 2013 et 9 000 aujourd'hui, nous appelons l'attention sur l'urgence de légiférer sur l'origine, la nature et les modalités des lancements. Heureusement, comme le ministre des armées l'a redit récemment, nous avons de bons lanceurs en Europe. Mais, comme ils sont très coûteux, leur envoi est le plus possible mutualisé. Les États-Unis n'ont pas ce problème, car les géants du numérique envoient eux-mêmes des satellites sans avoir besoin de l'État. Heureusement qu'on ne peut pas encore en envoyer au rythme que l'on voudrait, car l'espace serait un vrai capharnaüm.
M. Philippe Bolo, député. - Il est difficile de déterminer qui doit prendre en charge le nettoyage de tous les débris compte tenu des montants à mobiliser. Aborder le sujet du coût sous l'angle du chiffrage des dommages directs et indirects en cas de collision de satellites de communication affectant la navigation des avions et provoquant des risques induits n'aurait-il pas un effet levier ? De telles démarches de nature à améliorer la prise en charge des contributions financières des différents pays pour la réalisation de ces nettoyages sont-elles en cours ?
S'agissant de biodégradabilité ou d'écodesign, ne pourrait-on étendre à la gestion des déchets spatiaux les expériences d'écoconception en cours dans d'autres domaines, afin de réduire leur flux ? Il faut vivre avec le stock, mais il convient d'éviter qu'un flux supplémentaire multiplie le volume du stock par deux ou trois.
Merci pour la prise de conscience à laquelle vous contribuez. Il faut tenir compte de l'expérience acquise sur d'autres sujets comme le climat et la biodiversité. Depuis vingt ans, on crée des alertes et on incite à des prises de conscience, mais les politiques engagées sont insuffisantes pour résoudre définitivement ces crises. Il ne faudrait pas qu'en ce domaine aussi, il faille vingt ans ou plus pour établir les bases de coopération entre États et les bases légales dans chacun des pays, au risque que le sujet se soit amplifié.
Mme Martine Berthet, sénatrice. - Aux États-Unis, la chute d'un débris vient de détruire une maison et la Nasa enquête afin de déterminer si c'est de son fait afin, le cas échéant, d'indemniser les victimes. Vous dites que les chutes de débris sont rares, mais on peut supposer qu'elles seront de plus en plus nombreuses. Même si la planète est en grande partie couverte d'océans, certains tomberont sur des biens publics ou privés. Une réflexion est-elle en cours au niveau international au sujet de l'indemnisation ?
M. Daniel Salmon, sénateur. - Il existe des provisions pour démantèlement et une possibilité de mise en cause de la responsabilité de celui qui construit ou qui envoie. Comment faire payer les sociétés ou les États qui envoient des satellites ? Tout le monde sera perdant, au regard des coûts de collisions dans l'espace comme des retombées incontrôlées sur Terre. Malgré des conceptions davantage biodégradables et moins dommageables, si l'on poursuit cette trajectoire, l'augmentation exponentielle du nombre de satellites provoquera de graves difficultés.
Enfin, que devient un satellite harponné ? Puisqu'il reste dans l'espace, il faudra bien finir par le faire disparaître.
M. Ludovic Haye, sénateur, rapporteur. - Difficiles à chiffrer au dollar près, les investissements destinés à éviter les collisions sont de deux ordres.
Les premiers concernent l'évitement. On sait modifier la trajectoire de satellites actifs qui jouent encore le rôle pour lequel ils ont été envoyés dans l'espace. On réalise ce suivi grâce à des moyens de visualisation, comme des radars. Le système français GRAVES (Grand réseau adapté à la veille spatiale) fonctionne bien mais il est vieillissant, et il faudra investir dans les moyens de visualisation dans l'espace pour modifier la trajectoire des satellites qui risquent d'entrer en collision. Ce suivi est quotidien et il est assuré, en matière de défense, par le Commandement de l'espace. Après des calculs astronomiques, en cas de risque de collision, on déporte légèrement le satellite avant de le remettre sur son orbite.
D'un coût très élevé, l'autre investissement à prévoir est celui de l'ergol, le carburant qui permet d'envoyer des objets dans l'espace. La solution consiste à mettre au départ une quantité d'ergol un peu plus importante que nécessaire, afin qu'en fin de vie, le satellite puisse se déporter. Enfin, puisque le satellite n'est pas détruit sur Terre, soit il l'est au contact de l'atmosphère et se transforme en débris, soit il est envoyé vers des orbites cimetières. Certes, on déplace le problème, mais c'est une solution.
Ces deux pistes ont un coût et les lanceurs ne sont pas prêts à les suivre. Faute de contrainte, soit vous êtes vertueux et cela vous coûte plus cher, soit vous envoyez des lanceurs sans penser aux conséquences, puisque la législation le permet.
Cela mérite une réflexion urgente. La sensibilisation à l'évolution du climat et à la protection de la biodiversité a pris énormément de temps. C'est pourquoi nous aurons besoin de votre aide à tous pour ne pas attendre dix ou quinze ans pour agir.
M. Jean-Luc Fugit, député, rapporteur. - D'évidence, l'écodesign et tout ce qui permet d'utiliser moins de matière pour rendre le même service doivent être appliqués à ce domaine. Dans notre vie personnelle ou professionnelle, la sobriété dans l'accès aux nouvelles technologies s'impose.
Une des raisons pour lesquelles l'Office doit poursuivre ces travaux, c'est qu'aujourd'hui, rien n'est clair et qu'il n'existe aucune législation. Je ne sais pas répondre à la question de l'indemnisation.
Deux fois rapporteur, en 2019 et 2022, des tables rondes sur l'évaluation de la politique spatiale et des actions de l'ESA, j'avais souhaité rencontrer des responsables des différents ministères en charge des questions spatiales pour dire que l'Office s'intéresse à ces sujets. Certes, j'ai été reçu par des conseillers du ministre à Bercy, des ministres de la défense et de l'enseignement supérieur, la recherche et l'innovation, mais ils n'ont pas semblé très préoccupés. J'ai constaté que le Parlement s'intéressait un peu au sujet, sans pour autant alerter le Gouvernement. Il concerne pourtant de nombreux domaines, de manière de plus en plus pressante. J'ai pris à dessein l'exemple de l'agriculture, à laquelle on ne pense pas spontanément. De même, pourra-t-on assurer le suivi de l'eau, mesurer avec précision les émissions de CO2 ou voir si un pays atteint réellement les objectifs qu'il s'est fixés sans recours à des satellites spécialement équipés pour cela ? Nous avons grand besoin d'aller dans l'espace, mais il ne faut pas le faire n'importe comment. L'OPECST doit bousculer le Gouvernement, non seulement parce que toutes les sensibilités politiques y sont représentées, mais aussi parce que nous y prenons le temps d'analyser les sujets en profondeur. Nous devons inciter le Gouvernement à se positionner sur ce sujet, voire à jouer le rôle de fer de lance au niveau européen pour engager une politique de sobriété, d'écoconception, en faisant partager cette prise de conscience. Cela ne doit pas relever uniquement d'un programme de l'ESA.
Vos questions trouveront leur réponse dans une prise de conscience partagée au niveau européen. Il nous revient de déplacer le curseur, de mettre la pression sur le Gouvernement. En rédigeant un rapport allant au-delà et assorti de recommandations, nous montrerons que l'Office est influent et capable de faire évoluer les politiques. Nous devons soutenir ensemble politiquement l'élaboration de lois européennes pour l'espace.
Il faut appliquer aux satellites et à tout ce qui est envoyé dans l'espace le raisonnement d'un cycle de vie complet, comme on le fait pour l'automobile. Je ne dirai jamais que, me déplaçant en véhicule électrique, je roule dans un véhicule propre : certes, j'évite ainsi de larguer en milieu urbain des particules fines et des oxydes d'azote, mais sa construction a eu une incidence environnementale. En définitive, je puis seulement dire que, dans une de ses dimensions, il est moins polluant que d'autres véhicules. Une telle démarche doit être appliquée dans le domaine spatial.
M. Ludovic Haye, sénateur, rapporteur. - Même si c'est toujours trop, peu de débris tombent, en sorte que la nécessité de légiférer au sujet de l'indemnisation n'est pas encore clairement apparue. Quand un débris américain est tombé en Australie en 1979, la Nasa a été condamnée à payer une amende de 300 euros, c'est-à-dire le montant prévu pour le dépôt d'ordures illégal !
Les dirigeants d'Eutelsat ont évoqué le caractère tripartite de l'indemnisation. Quand un débris tombe, on peut souvent établir sa provenance en déchiffrant son numéro de série et donc savoir qui en est à l'origine. On se tourne alors d'abord vers le pays concerné. L'opérateur peut aussi avoir des responsabilités, mais la vocation de l'objet n'étant pas de tomber sur une maison, des défauts en termes de calcul d'orbite ou de construction peuvent conduire à se tourner vers le constructeur. Comme en matière cyber, le préjudice peut concerner le pays hébergeur de l'entreprise à l'origine du lancement. S'agissant de SpaceX, on se tourne vers les États-Unis. Même si l'entreprise est privée, le pays de lancement a aussi des responsabilités, mais comme cela n'arrive pas fréquemment, les autorités du pays concerné s'emparent rapidement du sujet.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - J'ai entendu l'appel de Jean-Luc Fugit à mettre la pression sur le Gouvernement. Je ne doute pas qu'à l'Assemblée nationale, ce sera le cas dans les prochaines semaines. L'Office aura cette vigilance, sur ce sujet comme sur d'autres sujets scientifiques et technologiques, pour bousculer le Gouvernement si nécessaire.
M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office. - On a parlé des conséquences financières de débris qui percuteraient des satellites. A-t-on économiquement intérêt à récupérer des débris dans l'espace pour les ramener sur Terre et recycler des matériaux ? Vous avez parlé de l'ESA et de ClearSpace, jeune pousse suisse constituée récemment. Y aurait-il intérêt à être doublement vertueux, du point de vue de l'environnement et de l'économie ?
M. Ludovic Haye, sénateur, rapporteur. - Aujourd'hui, disons-le clairement, il n'y a aucun autre intérêt à aller rechercher des débris que celui d'avoir bonne conscience. C'est comme si, sur Terre, il n'y avait aucune obligation de dépôt d'ordures ménagères. Tant qu'on vous laisse faire, pourquoi être vertueux, pourquoi faire du tri, pourquoi valoriser les déchets ? Cela entraîne des surcoûts. Il faut lancer des programmes de recherche sur la meilleure solution d'interception. Or cela présente des risques, même à l'aide d'un robot, car les deux satellites doivent évoluer à la même vitesse.
Toutefois, celui qui n'a pas compris la pertinence d'agir ainsi, à la fois pour sa conscience et pour les autres, court à sa propre destruction sous l'effet du syndrome de Kessler. Ceux qui se disent « Advienne que pourra ! » pourraient voir leurs propres débris toucher leurs propres satellites. Un effort de sagesse parlementaire et même politique au niveau européen et mondial est nécessaire pour mettre en place une sorte de police de régulation, faute de quoi on ne pourra bientôt plus rien envoyer dans l'espace, alors que nombre d'applications et d'activités quotidiennes dépendent de l'espace. Si on n'alerte pas sur la nécessité de faire bien et propre maintenant, il sera trop tard.
M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office. - Au regard de la croissance de la demande de métaux rares, de semi-conducteurs, du sujet global de l'approvisionnement et de l'importance stratégique des matières premières, je suis convaincu que cela deviendra pertinent d'ici une vingtaine d'années, quand le modèle économique aura évolué. Il n'existe pas encore de littérature scientifique sur le sujet, mais il doit être considéré dans une perspective à long terme, celle d'une prise de conscience qui ne soit pas uniquement d'ordre environnemental.
M. Jean-Luc Fugit, député, rapporteur. - À mon sens, l'analyse du cycle de vie que j'évoquais inclut le modèle économique. La question économique fait partie de la prise de conscience. Ce qui se passe dans l'espace prolonge ce qui se passe sur Terre. Or certains de nos concitoyens pensent que les débris partent dans l'infini de l'espace sans revenir vers nous. J'appelle l'attention sur le fait que le syndrome de Kessler pourra avoir pour effet d'impacter les satellites de sociétés qui auront lancé elles-mêmes des satellites créateurs de débris, ce qui produira une sorte de brouillard, lequel commence d'ailleurs à gêner les passionnés d'astronomie. La prise de conscience doit passer par là aussi.
Au-delà d'appeler l'attention des autorités du pays, nos travaux doivent contribuer à la prise de conscience du grand public, pour laquelle l'OPECST aura sans doute un rôle à jouer. Je pense au travail réalisé par Philippe Bolo avec notre ancienne collègue sénatrice Angèle Préville au sujet de la pollution plastique. Vous avez même présenté ce rapport dans des universités ou des lycées et lors de conférences grand public. Cela montre que les parlementaires peuvent être sages dans leur manière de travailler et que le Parlement peut contribuer à une prise de conscience partagée avec nos concitoyens. Puisqu'ils sont quasiment tous équipés d'un, voire de plusieurs téléphones portables, on peut leur dire que tout ce qu'ils font grâce à cet équipement se joue dans l'espace. En montrant le lien, on ouvre le champ de la discussion et de la sensibilisation, donc de la prise de conscience.
M. Ludovic Haye, sénateur, rapporteur. - Je suis favorable au recyclage dans tous les domaines, y compris pour la préservation des terres rares dans les pays en développement. Toutefois les métaux envoyés dans l'espace sont très dégradés par l'atmosphère et les composants des panneaux et des miroirs sont assez classiques. Seul le coeur du satellite peut présenter un intérêt, mais le ramener n'est actuellement pas rentable.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Merci, chers collègues, pour vos contributions, alors que nous sommes à l'aube d'une nouvelle course à l'espace relancée par plusieurs pays, dont les États-Unis.
Nous avons entendu votre souhait d'amplifier nos travaux afin, éventuellement, de bousculer le Gouvernement sur cette question. À quelques mois des élections européennes, l'Agence spatiale européenne a un rôle international à jouer et il serait opportun d'engager une action commune à ce sujet.
La note scientifique n° 44, présentée par Jean-Luc Fugit et Ludovic Haye, est adoptée à l'unanimité.
Examen des conclusions de l'audition publique sur la protection de la biodiversité marine en haute mer
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Les conclusions de l'audition publique sur la protection de la biodiversité marine en haute mer nous sont maintenant présentées par notre collègue députée Mereana Reid Arbelot que je remercie d'avoir organisé cette très intéressante audition.
Mme Mereana Reid Arbelot, députée, rapporteure. - Monsieur le président, Monsieur le premier vice-président, chers collègues, je suis honorée et touchée que l'Office se soit penché sur un sujet qui résonne fortement en moi. Je suis originaire d'un monde insulaire situé dans le triangle polynésien bordé, au nord, par les îles Hawaï, à l'est, par l'île de Rapa Nui, connue sous le nom d'île de Pâques, et à l'ouest par Aotearoa, le pays du « long nuage blanc », plus connu sous le nom de Nouvelle-Zélande. Au coeur de ce triangle, la Polynésie française est constituée de 118 îles réparties en cinq archipels sur une surface équivalente à l'Europe continentale, et on y trouve l'archipel des Gambier, qui est sans doute, avec l'île de Pâques et la Nouvelle-Zélande, l'une des dernières terres atteintes par l'homme dans son exploration du Pacifique.
De 3500 avant Jésus-Christ à 1200 après Jésus-Christ, les populations dites austronésiennes parcourent et apprivoisent l'immense « moana Nui a Hiva », l'océan Pacifique, en se repérant notamment grâce aux étoiles. J'évoque les migrations polynésiennes pour qu'on se rappelle qu'il y a des populations liées à l'océan depuis la nuit des temps et que nous tous, ici, sommes bien liés aux océans.
En effet, ceux-ci fabriquent la moitié de l'air que nous respirons, nous leur devons une inspiration sur deux. Pensons-y. Ils absorbent un tiers du gaz carbonique que nous produisons. Pensons-y. Ils abritent 80 % de la vie sur la Terre, des micro-organismes aux gigantesques baleines. La faune qu'ils accueillent constitue le principal moyen de subsistance pour plus de trois milliards d'êtres humains. Pensons-y.
Leur protection et leur préservation sont primordiales pour notre survie et celle de nos descendants. Pourtant la biodiversité que renferment les océans est méconnue. On estime que seulement 10 % des espèces marines en zone abyssale ont pu être observées et étudiées.
Les défis liés à la science, à l'environnement et à l'économie sont colossaux, comme l'ont révélé les puissants qui, de tout temps, ont cherché à s'approprier des espaces marins et des ressources naturelles.
Dès le début des années 2000, les États se sont interrogés, dans le cadre de l'Assemblée générale des Nations Unies, sur la nécessité de protéger la biodiversité en haute mer. Le 19 juin 2023, en se rapportant à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, un accord portant sur la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale, connu sous le sigle anglais BBNJ (Biodiversity Beyond National Jurisdiction) a été adopté par consensus.
Si la France souhaite qu'il entre en vigueur pour la Conférence des Nations Unies sur l'océan qui se tiendra à Nice en juin 2025, l'OPECST, lui, apporte son petit corail au récif en présentant les raisons qui ont poussé à son élaboration et en rappelant les conditions à réunir pour assurer son efficacité.
L'audition du 29 février a montré que le BBNJ visait à combler les lacunes du droit international concernant la conservation et l'utilisation durable de la biodiversité marine en haute mer. Les écosystèmes marins profonds, peu explorés et vulnérables du fait d'espèces très longévives ou à faible renouvellement, attirent pour leurs riches ressources. La pêche industrielle en haute mer, pratiquée depuis des décennies, cible ces zones hors juridictions nationales.
La découverte de gisements de minéraux marins fait également peser des risques importants sur la biodiversité, s'ils venaient à être exploités.
L'exploitation des ressources génétiques marines en haute mer offre des opportunités prometteuses en pharmacologie et cosmétique, mais elle est actuellement dominée par dix pays dont émanent 90 % des demandes de brevets sur les gènes d'organismes marins.
Face aux convoitises que suscite la biodiversité en haute mer, la protection effective des zones ne relevant pas de la juridiction nationale est rendue difficile par des lacunes juridiques. D'une part, les activités en haute mer sont gérées par une multitude d'organisations et d'instruments sectoriels sans réelles consultation ni harmonisation mutuelles. D'autre part, si la Convention des Nations unies sur le droit de la mer oblige les États à protéger le milieu marin, y compris hors de leur juridiction, cette directive générale est peu appliquée et son contrôle complexe et onéreux du fait de l'éloignement des côtes.
Face à ce constat, les États membres des Nations Unies ont adopté, en juin 2023, le BBNJ, instrument international juridiquement contraignant, afin de renforcer la gouvernance des zones au-delà de la juridiction nationale.
Le BBNJ comble les lacunes juridiques dans quatre domaines : la création d'aires marines protégées, la réalisation d'études d'impact environnemental, l'utilisation des ressources génétiques marines et le renforcement des capacités des États en développement.
En ce qui concerne la création d'outils de gestion par zone, y compris d'aires marines protégées, le BBNJ prévoit que les États pourront désigner collectivement ou individuellement des aires protégées ou tout autre outil de gestion de zone. Afin d'éviter toute situation de blocage, les décisions et les recommandations peuvent être prises à la majorité des trois quarts des parties présentes s'il n'est pas possible de parvenir à un consensus.
En ce qui concerne les études d'impact environnemental, des seuils de déclenchement sont prévus et le BBNJ stipule qu'elles nécessitent la consultation des parties prenantes, la publication d'un rapport d'évaluation et la notification de toute activité entreprise.
Le BBNJ encadre les activités liées aux ressources génétiques marines et le partage des bénéfices découlant de leur exploitation. Un centre d'échange collecte les informations sur les activités liées aux ressources génétiques marines des zones internationales et génère automatiquement un identifiant normalisé de lot « BBNJ ». Il prévoit aussi le partage monétaire des avantages découlant de l'utilisation des ressources génétiques marines.
Enfin, il renforce les capacités des États en matière de développement et de transfert de technologies marines. L'objectif est double : diminuer les inégalités en recherche scientifique entre les États et accroître la capacité des pays en développement à satisfaire aux obligations de l'accord, notamment la création et la gestion d'aires marines protégées.
In fine, le BBNJ ouvre la voie à une gouvernance multilatérale, inclusive et prenant en compte les intérêts des États en développement pour garantir la conservation et l'utilisation durable de la biodiversité.
Le BBNJ accorde un rôle central à la science, à la fois comme outil d'aide à la décision et comme outil de coopération. La science joue un rôle clé dans la prise de décision par le biais de l'organe scientifique et technique composé d'experts dotés de compétences scientifiques et techniques. Les attributions de cet organe sont multiples. Il intervient à tous les stades d'existence des aires marines protégées, recommande des mesures d'urgence en cas de grave menace à la biodiversité en zone marine internationale et identifie les activités nécessitant une étude d'impact environnemental.
Par ailleurs, la science joue un rôle prépondérant comme outil de coopération, en particulier dans le cadre du renforcement des capacités et du transfert des technologies marines. Cela peut se traduire par le partage et l'utilisation des données, connaissances et résultats de recherche pertinents, ainsi que par l'élaboration de programmes de recherche et de développement.
Dans le cadre du partage des avantages non monétaires découlant des activités liées aux ressources génétiques marines, la science a également une place prédominante, que ce soit au travers de l'accès libre à des données scientifiques faciles d'accès et réutilisables ou au travers du renforcement de la coopération technique et scientifique.
Le BBNJ reste néanmoins le fruit d'un compromis, et l'efficacité réelle de cet accord est conditionnée à la levée de certains obstacles. Il s'ajoute à de nombreuses recommandations sur la navigation, l'exploitation des fonds marins et des ressources halieutiques. Son application devra donc concilier la conservation de la biodiversité avec les autres obligations conventionnelles, puisque toutes les conventions ont une valeur juridique équivalente.
Par ailleurs, l'exclusion des questions de pêche et des activités minières du champ d'application du BBNJ affaiblit considérablement l'efficacité des mesures qui pourront être prises pour la conservation et l'utilisation durable de la biodiversité marine dans les zones ne relevant pas d'une juridiction nationale.
Enfin, le BBNJ autorise toute partie qui s'opposerait à la création d'une aire marine protégée à être exonérée des contraintes liées à cette dernière.
D'autres obstacles, d'ordre procédural, devront être levés pour garantir l'efficacité de ce traité. D'abord, soixante États doivent le ratifier pour qu'il entre en vigueur. Les Palaos et le Chili l'ont fait et, dernièrement, les Seychelles et Belize les ont rejoints, mais la ratification rapide par les États membres de l'Union européenne et l'Union elle-même ne semble pas garantie. Le coût et la lourdeur de certaines procédures comme celles visant à créer une aire marine protégée ont été pointés par les intervenants. Les activités de recherche sur les ressources génétiques marines exigent aussi des moyens humains et financiers très importants.
Surtout, l'efficacité des outils du BBNJ dépend d'éléments importants dans leur mise en oeuvre. Ainsi l'efficacité des aires marines protégées dépend de leur niveau de protection. Or les États ont tendance à privilégier la quantité - afin de respecter l'objectif des 30 % de mers et océans protégés - au détriment de la qualité. Le suivi et la surveillance des futures aires marines protégées sont indispensables pour garantir la mise en oeuvre effective des mesures adoptées. Ce contrôle dépend actuellement de la capacité et de la volonté politique des États de contrôler les activités des navires qu'ils ont immatriculés.
Les études d'impact environnemental ne garantiront pas l'utilisation durable des ressources tant que les lacunes scientifiques sur l'exploitation minière en eau profonde ne seront pas levées.
J'en viens aux huit recommandations que je vous propose de formuler au nom de l'Office.
Première recommandation : oeuvrer pour une entrée en vigueur rapide du BBNJ.
Deuxième recommandation : lors de la ratification du BBNJ par le Parlement français, nous devrons exiger l'activation de la clause de l'article 70 pour exclure l'application de certaines dispositions aux ressources génétiques marines collectées avant l'accord, afin d'éviter une insécurité juridique pour les collections de certains établissements de recherche français établies depuis des siècles. Le projet de loi de ratification devrait être présenté en conseil des ministres fin avril ou début mai.
Troisième recommandation : la France doit poursuivre son action de persuasion auprès de la communauté internationale, afin d'imposer un moratoire sur l'exploitation minière des fonds marins dans l'attente d'un progrès des connaissances scientifiques sur l'incidence des activités minières sur ces écosystèmes.
Quatrième recommandation : il est indispensable d'adopter une approche holistique de la conservation de la biodiversité. Concrètement, il faut veiller à ce que les décisions des États, y compris la France, au sein des organisations internationales soient cohérentes et visent la protection de la biodiversité en haute mer.
Cinquième recommandation : la France doit intensifier son effort de recherche pour l'exploration des fonds marins, notamment en concrétisant l'investissement promis de 300 millions d'euros prévu dans le plan France 2030.
Sixième recommandation : renforcer le niveau de protection et la surveillance des activités dans les aires marines protégées. Pour cela, il est indispensable de s'assurer de la capacité technique et de la volonté politique des États en matière de contrôle des navires battant leur pavillon. Cela peut passer par des coopérations interétatiques et le renforcement des contrôles portuaires. Au regard de la superficie de son domaine maritime, la France devrait être un modèle dans la création et la surveillance des aires marines protégées en privilégiant la qualité sur la quantité.
Septième recommandation : nous devons multiplier les démarches pédagogiques pour sensibiliser les populations et les générations futures à la conservation de la biodiversité en haute mer.
Huitième recommandation : l'État français doit impliquer davantage les outre-mer dans la mise en place du BBNJ. Les communautés insulaires entretiennent avec l'océan une relation qui favorise sa préservation. Elles sont également les premières intéressées par une protection efficace. Le gouvernement français gagnerait à associer les outre-mer à la protection de la biodiversité marine et à s'inspirer des pratiques traditionnelles comme le rahui pour assurer la conservation et l'exploitation durable des océans.
Par ces conclusions, je souhaite avoir éveillé votre intérêt et votre curiosité pour une lecture plus approfondie du rapport sur le BBNJ.
Je remercie l'Office ainsi que tous les intervenants qui ont participé à l'audition publique. Soyons tous convaincus que le travail effectué et la réflexion autour de ce sujet revêtent toute leur importance aujourd'hui et pour les années qui viennent. Restons réalistes pour être des acteurs constructifs à nos échelles, gardons une part de rêve pour croire que c'est possible.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - À l'instar des débris spatiaux, cette problématique revêt une dimension internationale. Elle révèle la difficulté de mener à terme des travaux au niveau international et de mobiliser une volonté internationale, après un accord conclu en juin 2023 qui demande à être ratifié. Certes, en doublant chaque mois le nombre d'États l'ayant ratifié, comme c'est le cas depuis février, on peut espérer atteindre rapidement le nombre de soixante, mais neuf mois après, le processus n'est toujours pas enclenché dans beaucoup de pays. L'objectif est d'annoncer l'entrée en vigueur de cet accord international lors de la conférence des Nations Unies sur l'océan qui se tiendra en France en 2025, mais le chemin est encore long. Compte tenu de l'étendue de ses aires maritimes, la France a un rôle de modèle à jouer. Elle doit être exemplaire et à l'initiative ; il me semble qu'elle l'est.
Votre première préconisation invite à faire jouer tous les leviers d'action dont nous disposons en tant que parlementaires. Nous sommes tous membres d'un ou de plusieurs groupes d'amitié et avons des contacts avec nos homologues étrangers dans nos assemblées respectives. Nous pouvons aussi solliciter les têtes de listes aux élections européennes qui auront lieu prochainement, puisqu'il s'agit aussi d'un sujet européen. Nous pouvons être leaders en rassurant les parties prenantes françaises sur la possibilité d'activation de la clause prévue à l'article 70, ce qui est pour nous essentiel.
Je me réjouis de l'inscription de cet accord à l'ordre du jour du Parlement, fin avril-début mai. Nous nous en saisirons. Je suggère que nous ayons une action collective auprès des candidats aux élections européennes, parce que c'est le rôle de l'Office d'alerter. C'est une évaluation a posteriori mais quand une alerte sur la mise en oeuvre d'un traité international va dans le bon sens, nous sommes pleinement dans notre rôle.
Mme Mereana Reid Arbelot, députée, rapporteure. - Je voudrais souligner le lien qui existe avec le sujet précédent des débris spatiaux. Si ce qui se trouve dans le ciel finit sur la Terre, tout ce qui se trouve sur Terre finit à la mer. Je ne souhaite pas être pessimiste, mais on travaillait sur le BBNJ depuis les années 2000 et il n'a été adopté qu'en 2023. Souhaitons que pour l'espace, ce soit beaucoup moins long.
Quant à l'action de chacun, en tant que parlementaire, elle s'exerce dans les groupes d'amitié, dans nos relations politiques et au sein de nos différents groupes. Je compte aussi sur l'OPECST, sur vous tous, pour parler du BBNJ.
M. Daniel Salmon, sénateur. - Ce sujet crucial fait écho à l'action de l'association Bloom, qui vient de lancer une coalition citoyenne pour la protection de l'océan qui va interpeller les responsables politiques à l'occasion des élections européennes.
La présentation montre combien les aires marines protégées en France le sont peu, victimes du chalutage de fond qui détruit les fonds marins, bombe à retardement comparable à la déforestation. Comme pour l'espace, ce qui se passe dans le fond des mers est lié directement à nos modes de vie et de consommation sur les terres. Il est urgent d'imposer des réglementations partagées afin de protéger tous les écosystèmes dont nous avons grand besoin.
M. Ludovic Haye, sénateur. - Merci pour votre travail exhaustif. Je suis stupéfait du nombre de domaines couverts en termes d'exploitation, de pêche, de préservation de la biodiversité. Les analogies avec l'espace sont nombreuses, notamment sur le plan des connaissances.
On dit souvent que la connaissance des fonds marins relève du vide abyssal. Heureusement, car ne pas connaître certains milieux nous évite d'y aller. Pourtant, il faut nourrir les hommes, on ne pêche pas par simple plaisir et les réalités économiques doivent être prises en compte.
Je rappelle que seuls 24 % des fonds marins sont cartographiés et que seuls 5 % ont été explorés. Je partage la nécessité d'intensifier l'effort de recherche pour l'exploration des fonds marins, qui doit être inspiré par une volonté de connaissance et non d'exploitation. Souvent, on veut bien financer des recherches à condition de savoir ce qu'on peut en tirer, comme de nouveaux forages ou de nouvelles zones de pêche.
J'ajoute que la Marine nationale est animée du même souci de connaissance des fonds marins pour des raisons de sécurité. Je rappelle que seulement 5 % ont été explorés et que seulement 24 % des profondeurs sont connues. Alors qu'on prône l'activation du lien armées-nation ou la mise en place d'actions civilo-militaires, la connaissance des fonds marins peut être améliorée en lien avec nos armées.
Mme Mereana Reid Arbelot, députée, rapporteure. - La France étant la deuxième puissance maritime mondiale, notamment grâce au domaine maritime du Pacifique situé autour de la Polynésie française, la Marine est en train d'y consacrer des moyens supplémentaires. Nous ressentons un regain d'intérêt pour l'océan, ce dont nous nous réjouissons en tant que Polynésiens et Français.
Mme Martine Berthet, sénatrice. - Où en est la recommandation visant à imposer un moratoire sur l'exploitation minière des fonds marins ?
Mme Mereana Reid Arbelot, députée, rapporteure. - Cela n'avance pas beaucoup. Peu de pays soutiennent le moratoire proposé par la France. À nous, parlementaires, de faire du lobbying auprès de nos interlocuteurs pour inciter le Gouvernement à faire entendre cette voix. Des pays commencent déjà à réserver des zones à exploiter, notamment par des demandes auprès de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM).
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - En l'état, ce sujet ne fait pas partie de l'accord signé.
Mme Mereana Reid Arbelot, députée, rapporteure. - Cette question est malheureusement extérieure au BBNJ, mais rien ne nous empêche de soutenir le moratoire.
Mme Martine Berthet, sénatrice. - Au vu de l'ampleur de la recherche restant à mener, on regrette de ne pas l'avoir poussée plus loin avant d'accorder des autorisations.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Cela va dans le sens des recommandations.
Concernant les fonds marins, j'ai vu une vidéo sur les abysses. Les espèces marines qui les habitent ne ressemblent à rien de connu. Ce monde nous est totalement étranger. Peut-être vaut-il mieux ne pas aller le voir, mais on peut aussi faire savoir qu'il existe des éléments inconnus au fin fond de notre planète. Prenons soin à ne pas tout saccager car nous pourrions regretter la disparition de telles espèces qui ne ressemblent en rien aux poissons que nous connaissons et nous renvoient à des ères anciennes.
M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l'Office. - J'ai appartenu aussi à la commission de la défense qui a fait inscrire dans la loi de programmation militaire la nécessité de créer un pôle de compétences dédié aux grands fonds. Il devrait largement dépasser le sujet de la défense et devenir un pôle de compétences national ou européen couvrant l'ensemble de la problématique des grands fonds afin de mieux les protéger.
L'Office adopte à l'unanimité les conclusions de l'audition publique du 29 février 2024 et autorise la publication, sous forme de rapport, du compte rendu de l'audition et de ces conclusions.
M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Nous relayerons vos recommandations d'alerter nos collègues français et étrangers sur l'intérêt de ratifier prochainement l'accord BBNJ.
La réunion est close à 11 h 05.