Jeudi 4 avril 2024
- Présidence de Mme Françoise Gatel, présidente -
Rendez-vous de la simplification : applications et perspectives de la charte en faveur de la simplification des normes pesant sur les collectivités territoriales, signée le 16 mars 2023, ouvert à l'ensemble des membres du Sénat
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je vous remercie d'être aussi nombreux pour ce rendez-vous de la simplification. Rémy Pointereau, Premier vice-président de la délégation en charge de la simplification, et moi-même sommes très heureux de répondre aujourd'hui à la demande du Président Larcher qui, après avoir signé l'an dernier avec le gouvernement une charte d'engagements pour une meilleure fabrique de la loi et pour la simplification des normes applicables aux collectivités territoriales, nous avait encouragés à produire des résultats et à venir exprimer devant vous notre engagement en faveur de la simplification.
M. Gérard Larcher, Président du Sénat. - Je salue la présence de nos invités, que je remercie de leur présence, et permettez-moi de vous remercier en particulier, Monsieur le Premier ministre, d'être présent à nos côtés pour cette réunion organisée par la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation. Je salue l'engagement et le dynamisme de sa présidente, Françoise Gatel, et de son Premier vice-président Rémy Pointereau. Je salue le Premier vice-président du Sénat, Mathieu Darnaud, en charge de la présence territoriale. Je salue également le président de la délégation à la décentralisation de l'Assemblée nationale, David Valence, car il me semble important que nous ayons des contacts réguliers sur ces questions. Je salue enfin Monsieur le vice-président du Conseil d'État, qui contribue, au-delà de son travail juridictionnel, à la réflexion dans ce domaine. Je pense notamment au colloque du 14 octobre 2022 sur la simplification normative qui a favorisé la prise de conscience de chacun, et sans doute contribué à unir les partisans de la simplification. Je voudrais enfin remercier tous nos fidèles partenaires venus participer à cette réunion qui doit nous permettre de poursuivre le travail engagé depuis plusieurs années par le Sénat en matière de simplification des normes.
La simplification est l'affaire de tous, et il reste du chemin à parcourir. Si nous avons parfois eu l'impression de prêcher dans le désert, nous éprouvons désormais le sentiment de nous rapprocher de la sortie de ce désert, et votre présence aujourd'hui, Monsieur le Premier ministre, peut consolider la charte que nous avons signée l'année dernière. Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN), me confiait lors d'un échange récent combien les normes s'épuisent à vouloir régler tous les problèmes et tous les cas. Nous devons, me semble-t-il, lutter contre ces normes trop précises et redonner du pouvoir aux élus, notamment à travers un pouvoir réglementaire local. Ce souhait rejoint les conclusions d'un rapport remis au Sénat en juillet 2023, mais aussi une demande formulée notamment par l'Association des maires de France (AMF).
La réunion d'aujourd'hui s'inscrit dans le cadre de l'anniversaire de la signature par le Sénat et le gouvernement de la charte sur la simplification, qui a eu lieu ici même le 16 mars 2023, en présence de l'AMF. Nous souhaitons que cette réunion soit en quelque sorte une confirmation de ce baptême donné voici plus d'un an.
Votre présence, Monsieur le Premier ministre, témoigne de votre intérêt pour le sujet de la simplification, et vous l'avez d'ailleurs rappelé lors de votre déclaration de politique générale, puis à plusieurs reprises ces dernières semaines. La question de la simplification ne regarde pas uniquement les collectivités territoriales. Les normes concernent également les entreprises et le monde agricole. L'actualité me semble faire de la simplification une ardente et urgente obligation. Je pense ainsi à ce que nous disent les élus sur le terrain à propos du droit de l'urbanisme, où l'on constate l'exemple sans doute le plus flagrant de cette dérive normative. Le Code de l'urbanisme, en dix ans, a vu le nombre de mots qui le composent augmenter de 40 %. Aujourd'hui, la complexité du droit de l'urbanisme est telle que la plupart des maires sont contraints de faire appel à des cabinets extérieurs pour rédiger leurs documents d'urbanisme. Ils perdent ainsi leur pouvoir d'agir. La Cour administrative d'appel de Versailles, au cours d'une audience solennelle, a rappelé la complexité pour le juge administratif de dire le droit face à des réalités qui compliquent la vie de nos collectivités territoriales.
Le code général des collectivités territoriales (CGCT) a quant à lui triplé de volume en vingt ans, tandis que l'épaisseur du code de l'environnement a été multipliée par dix au cours des dix dernière années, et le décodage en cours de la loi Climat et résilience s'annonce pour le moins complexe. En 2022, le CNEN avait chiffré à 2,5 milliards d'euros le coût des normes réglementaires pour les collectivités. Ces quelques exemples montrent la réalité de l'évolution normative. Son inflation contribue à décourager les élus locaux et nourrit les contentieux. Il n'est pas question, Monsieur le Premier ministre, d'en faire porter toute la responsabilité au gouvernement. Nous sommes tous responsables de cette inflation normative, et il nous revient de procéder à une nécessaire simplification.
L'inflation des amendements parlementaires doit également nous interroger. Nous battons tous les records en la matière. Ainsi, la dernière loi de finances comportait 3 750 amendements, ce qui va finir par rendre impossible son examen dans les délais constitutionnels impartis Les parlementaires doivent se montrer vigilants et ne pas rajouter de la complexité. Hier matin, le groupe de travail sur les institutions, qui achevait ses travaux, s'est montré particulièrement conscient de ce problème. Je vous invite à ce titre, Monsieur le Premier ministre, à consulter le questionnaire que Boris Ravignon a envoyé aux maires. La réaction des élus, et je le dis sans animosité, témoigne du souhait d'obtenir une authentique simplification et une véritable prise en compte de la réalité.
Il nous appartient de faire vivre la charte que nous avons signée le 16 mars 2023 et de passer de la parole aux actes. Jacques Chirac, dont j'ai eu l'honneur d'être le ministre, disait qu'il faut simplifier les choses pour mieux les comprendre. Cette formule résume notre souci et nous montre le but à atteindre dans le sillage des travaux de Françoise Gatel et de Rémy Pointereau.
M. Gabriel Attal, Premier ministre. - Je vous remercie, Monsieur le Président Larcher, pour votre invitation et l'organisation de cet événement autour de la simplification, un enjeu qui nous est cher et qui traverse largement les courants politiques. Simplifier la vie, simplifier les procédures, simplifier l'administration, simplifier l'accès aux aides et aux subventions : autant d'objectifs qui nous rassemblent, gouvernement et parlementaires, et qui rejoignent une demande pressante, exigeante des élus locaux et des Français. Au cours de mes déplacements et de mes échanges, pas une fois je n'ai échappé à des récriminations contre des procédures trop lourdes, des démarches kafkaïennes, des parcours administratifs ubuesques.
Cet excès de complexité administrative comporte plusieurs étapes, comme un cercle vicieux. D'abord, l'incompréhension face à une multiplication de formulaires CERFA, de guichets, de compétences entremêlées. La colère ensuite, lorsque survient le troisième rendez-vous, le dixième justificatif à fournir, et que l'on s'entend dire qu'il faut s'adresser ailleurs. Cette colère est celle des agriculteurs à qui l'on impose, sur le seul sujet de la taille des haies, plus d'une dizaine de normes ; celle des artisans, qui ne peuvent pas embaucher librement ; celle des classes moyennes qui n'en peuvent plus de devoir se justifier de tout ; celle des plus fragiles qui passent à côté de certaines aides ; celle des élus locaux bien sûr, et j'en suis un moi-même, depuis dix ans. Après cette colère, une troisième étape arrive, qui est peut-être la plus insidieuse, la plus dangereuse : c'est la résignation. La résignation pousse à cesser d'essayer, d'innover, d'entreprendre. La résignation pousse au découragement des élus, épuisés d'être noyés sous les normes et les contraintes, et qui se sentent enfermés dans des carcans, alors qu'ils ne demandent qu'à faire vivre et à développer leur territoire. La résignation est aussi celle des Français qui préfèrent renoncer et perdent confiance dans notre administration et dans leurs élus. La résignation nourrit les rancoeurs, les extrêmes et le sentiment de déclin. Le paradis des normes, c'est l'enfer des Français.
Simplifier relève de l'urgence. J'ai placé cette exigence au coeur de ma déclaration de politique générale, comme elle est au coeur des engagements que j'ai pris devant les élus et devant les Français. C'est là le sens du message que je suis venu vous adresser aujourd'hui.
L'heure est à la simplification. Mon gouvernement et les parlementaires s'y emploient à chaque instant. Toutes et tous, nous prenons nos responsabilités et nous agissons depuis 2017, suivant le cap fixé par le président de la République. Nous agissons pour libérer les Français de bon nombre de normes et de contraintes qui pèsent sur eux. Bien entendu, nous ne sommes pas au bout du chemin, et je n'exclus pas que nous ayons, dans le même temps que nous avons simplifié certains points, contribué à en complexifier d'autres. Je sais tout l'engagement du Sénat sous votre présidence, Gérard Larcher, pour porter ce combat et faire des propositions à la fois fortes et concrètes. Nous agissons de manière réfléchie dans la concertation et à l'écoute des aspirations des élus.
Je souhaite à cet égard saluer à nouveau les travaux de la présidente de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation, Françoise Gatel. Je pense naturellement aux communes nouvelles, au statut de l'élu ou, plus récemment, aux travaux produits avec la Commission des lois pour rendre aux élus locaux leur pouvoir d'agir. Je sais aussi l'investissement et la contribution décisive de la délégation de l'Assemblée nationale conduite par David Valence, dont je tiens à souligner l'engagement collectif, ancien et constant sur le sujet. Il y a un an, étaient organisés au Sénat les États généraux de la simplification en lien avec le gouvernement et le CNEN, dont je salue le nouveau président, Gilles Carrez. Vous succédez, Monsieur, à Alain Lambert, qui a présidé le CNEN durant plus d'une décennie et n'a eu de cesse de dénoncer le foisonnement des normes et ce qu'il appelait les « transferts rampants », sources de surcoût, d'illisibilité et de frein à l'action publique.
Notre droit, il est vrai, est devenu obèse. Ouvrir n'importe quel recueil législatif suffit à s'en rendre compte. Le Président Larcher a comparé le volume passé et présent du code de l'environnement. En dix ans, ce code est passé de 100 000 à un million de mots. Le CGCT a vu quant à lui son volume multiplié par trois en une vingtaine d'années, pour n'ajouter qu'un exemple à ceux que le Président a donnés.
Je ne suis pas venu ici pour attribuer la faute à l'un ou à l'autre. Les torts sont largement partagés depuis ces 10, 15, 20 dernières années. Depuis des décennies, la norme gonfle, la loi semble un automatisme, qu'il s'agisse de projets ou propositions de loi, qui sont devenues majoritaires en 2023. La mission du CNEN s'en trouve transformée, avec toujours plus de textes et toujours moins de temps pour les examiner. C'est la raison pour laquelle le gouvernement s'est engagé à faciliter l'information du Parlement, faciliter les travaux du CNEN et améliorer la rédaction des normes législatives et réglementaires.
La signature de la Charte de la simplification par le gouvernement et le Sénat a permis de simplifier l'élaboration des normes qui s'imposent aux collectivités. J'attache beaucoup d'importance à cette Charte. Je crois en effet qu'elle représente une avancée pour les élus, auxquels elle offre une visibilité et un calendrier sur les différents textes qui les concernent. Elle représente également une avancée pour le Parlement, puisqu'elle a permis de donner des règles afin de mieux légiférer, et de mieux exercer l'une des missions clés du travail parlementaire, à savoir le contrôle de l'exécutif. J'ajoute que les travaux du CNEN ont été facilités, conformément aux engagements pris par le gouvernement à l'époque. Le nombre de saisines en urgence et même en extrême urgence a été réduit de moitié, passant de plus d'un quart des textes inscrits à l'ordre du jour en 2022, à 13 % en 2023. Je vous confirme ce matin que nous allons poursuivre cet effort, et tenter de faire baisser encore ce chiffre.
Enfin, cette Charte représente une avancée pour tous les Français, car elle a permis d'améliorer la qualité du droit, de faire en sorte qu'il soit mis en oeuvre. En effet, le vote d'un texte n'est que la moitié du chemin, sans compter qu'il doit être promulgué à la faveur de décrets d'application, avant que les mesures qu'il comporte deviennent réalité. Je considère que rien n'est plus destructeur pour la confiance en la politique que des annonces sans lendemain, ou des textes votés dont les décrets d'application donnent le sentiment d'avoir été conçus pour empêcher l'application du texte. Avec mon gouvernement, et sous l'égide du président de la République, j'ai fait de l'application des lois un enjeu clé de l'action publique, portant l'effort sur ce que l'on appelle « le dernier kilomètre », même si je n'aime pas beaucoup ce terme et que je pense que, se plaçant du point de vue des Français sur le terrain, il conviendrait de parler du « premier kilomètre », puisque c'est le plus important. Le président de la République a eu l'occasion de le dire aux cadres de l'État, et j'ai eu moi-même l'occasion de l'exprimer : entre le vote dans l'hémicycle et la mise en oeuvre sur le terrain, une ligne droite, une ligne directe, une ligne courte doit être tracée. Par cette Charte, avec l'aide précieuse de la Secrétaire générale du gouvernement, Claire Landais, le Parlement peut désormais suivre beaucoup plus aisément les mesures d'application des textes.
Cette Charte représente une avancée utile, précieuse et nécessaire. Mais nous sommes résolus à aller plus loin. Sous l'autorité du président de la République, avec mon gouvernement et avec tous les élus qui le souhaitent, j'ai décidé de mener un profond changement de mentalité. Nous sortons du schéma, et c'est là le rôle du gouvernement, selon lequel tout problème est nécessairement réglé par une loi, selon lequel à toute activité doivent correspondre des normes, selon lequel l'action publique et politique ne vaut rien sans production de textes nouveaux ou supplémentaires. Bien entendu, la loi est et restera au coeur de notre système démocratique et républicain. Cela ne changera jamais. Cependant, notre objectif ne consiste pas en la production de textes, il consiste à produire des résultats concrets qui améliorent la vie des Français.
Il revient à tous les décideurs publics d'intégrer cet objectif de simplification, y compris et surtout dans la production de normes. Ainsi, pour que la loi soit au service de nos concitoyens, elle doit fixer des objectifs sans nécessairement déterminer un chemin extrêmement balisé pour les atteindre. Pour que les décrets d'application ne soient pas une réalité rigide, les décideurs doivent déterminer le chemin avec souplesse, ouvrant la porte à des applications adaptées à chaque territoire.
Simplifier, c'est permettre d'agir plus vite et plus fort. La question n'est pas de remettre en cause certains objectifs, mais de rendre notre droit moins bavard, moins complexe, plus lisible. Franchement, qui connaît exhaustivement les 1 800 pages de la réglementation thermique qui s'applique à la construction des bâtiments scolaires ? En réalité, personne. À force de cumuler règle sur règle, on empêche les élus locaux d'agir, notamment les maires, parce qu'ils redoutent toujours d'être pris en défaut par une clause cachée, une petite ligne perdue dans le texte. Alors coupons tout ce qui n'est pas nécessaire, tout ce qui est bavard ou superflu, ramenons les normes à l'essentiel. Cela libérera les élus et leur restituera surtout du pouvoir d'agir.
Simplifier, c'est faire confiance. C'est renoncer à croire que l'on peut, depuis Paris, émettre des règles idéales qui répondent à tous les scénarios, prennent en compte tous les cas de figure. Cette infantilisation doit cesser, car c'est en agissant de la sorte que notre droit gonfle et devient inapplicable. Avec le gouvernement, nous faisons confiance et nous allons faire davantage confiance aux élus locaux, qui sont les meilleurs connaisseurs de leur territoire. Nous allons faire davantage confiance aux préfets, aux agents publics sur le terrain, parce qu'ils savent mieux que quiconque depuis leur bureau parisien comment atteindre l'objectif fixé, comment emmener un projet et répondre aux défis de leur territoire.
Simplifier, c'est aussi responsabiliser. Certains diront qu'abondance de normes ne nuit pas, et que définir des normes ultra précises est une manière de sécuriser. Je ne connais pas un élu qui raisonne de la sorte. Au contraire, ils savent que la complexité du droit est la plus grande des insécurités. Ils réclament des marges de manoeuvre. Alors la simplification suppose, il est vrai, d'accepter une petite part de risque, mais ce risque doit être soupesé, mesuré et modéré. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé que notre travail de simplification des normes sera accompagné d'une réflexion, pilotée par Christian Vigouroux, sur la responsabilité des décideurs et des gestionnaires locaux.
Simplifier, c'est mettre les agents publics davantage au service des élus et des citoyens. Passer moins de temps à définir des normes, c'est passer plus de temps auprès des Français et des élus locaux. Et régler les problèmes, accompagner, est précisément la mission du service public.
Simplifier, enfin, c'est économiser. Nous perdons chaque année 60 milliards d'euros à cause des démarches et des complexités de notre quotidien. Ce chiffre est parlant dans le contexte que nous connaissons pour nos finances publiques. On ne peut reprocher aux élus de dépenser trop, et dans le même temps ajouter de nouvelles règles coûteuses. La multiplication des règles est aussi un fardeau sur la dette et les déficits.
Alors, plus que jamais, il est temps de franchir une nouvelle étape et de lancer une simplification massive des normes. Pour y parvenir, je vous propose de demander à mon gouvernement que toute nouvelle norme soit concertée, étudiée et considérée comme absolument nécessaire avant d'être décidée. Bien souvent, la souplesse d'un guide de mise en oeuvre comportant des recommandations est plus utile que le décret, avec toutes ses injonctions. Les bonnes pratiques du terrain valent mieux que des règles uniformes et bridant les innovations locales. Certes, il restera parfois nécessaire de définir de nouvelles normes au nom du principe d'égalité, ou quand la représentation nationale l'a décidé. Mais celles-ci devront faire l'objet d'une concertation en amont. Cette démarche est aussi une manière de simplifier les dépenses. Nous sommes tous dans le même bateau. Nous devons tous modérer la progression de nos dépenses dans un contexte où nos recettes sont moins élevées que prévu.
Le second pilier de cette simplification massive pour les collectivités locales consiste à faire l'inventaire de ce qui est nécessaire et de ce qui ne l'est pas. Je souhaite que soit mis en place un vaste chantier de simplification et de délégalisation, qui consiste à sortir certains sujets réglementaires du domaine de la loi. Il s'agit d'un travail titanesque, qui n'entre pas en contradiction avec les prérogatives du Parlement, au contraire, et je sais que des travaux ont d'ores et déjà été conduits sur le sujet. Depuis 2017, le Secrétariat général du gouvernement a saisi le Conseil constitutionnel de 40 demandes de délégalisation. Je souhaite que cette démarche soit amplifiée. Je le dis clairement : l'idée n'est pas ici de faire de la politique du chiffre, mais de résoudre des problèmes concrets que rencontrent nos concitoyens. Certaines choses peuvent être délégalisées sans que l'on sente qu'elles sont sorties du domaine de la loi. Dès lors, si nous voulions faire du chiffre, nous le pourrions, mais cela ne changerait pas la vie concrète de nos élus locaux et de nos concitoyens. En revanche, d'autres sujets sont beaucoup plus sensibles. Par exemple, les sinistrés d'un phénomène naturel, comme les récentes inondations dans le Pas-de-Calais, peuvent actuellement être relogés durant six mois. Or les travaux effectués dans leur logement durent parfois plus longtemps. Aussi j'ai souhaité donner la possibilité d'étendre cette durée, en cas de besoin. Mais il est nécessaire, pour cela, de passer par la loi, et d'attendre. Pour simplifier, cette mesure sera par conséquent délégalisée et modifiée par décret, ce qui permettra d'en accélérer l'application, au bénéfice de tous.
Cette démarche doit s'accompagner d'un effort comparable pour simplifier nos normes, en particulier celles qui s'appliquent aux collectivités locales. J'ai par conséquent demandé la mise en place d'un plan de simplification, afin que des normes qui gênent et freinent les élus puissent être supprimées ou simplifiées dans tous les domaines, comme nous l'avons fait pour l'agriculture. Je compte notamment sur la mission confiée au maire de Charleville-Mézières, Boris Ravignon, pour me faire des propositions. Un bilan sera établi dans six mois, et je souhaite que le CNEN me présente des propositions tous les six mois pour réduire le stock de normes obsolètes.
Nous ne parviendrons à cet objectif de simplification que dans le cadre d'une relation de confiance entre le gouvernement et le Parlement, et avec les associations d'élus. C'est la raison pour laquelle j'ai demandé à la ministre chargée des Collectivités territoriales et de la Ruralité, Dominique Faure, de présenter aux délégations des collectivités territoriales du Parlement, d'ici deux mois, un agenda territorial avec les principaux jalons à venir. Je souhaite également que les administrations présentent le plus en amont possible leurs projets de textes. De cette manière, la concertation avec les associations d'élus pourra se faire systématiquement avant la saisine du CNEN, sans perte de temps.
Enfin, la confiance ne se décrétera pas, mais se construira par un dialogue franc et continu. Une mission a été confiée à Éric Woerth sur la décentralisation et l'action publique locale. Je sais qu'il a échangé avec nombre d'entre vous. Les pistes qu'il a proposées pour améliorer l'efficacité de l'action publique locale et clarifier les compétences des collectivités, en identifiant un responsable avec des moyens et des financements adaptés, doivent faire l'objet d'échanges pour trouver un point d'équilibre, et surtout se traduire par des simplifications dans la vie quotidienne de nos élus et des Français. Aussi, je ne verrais que des avantages à la tenue d'un débat avec la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation.
La simplification est au coeur des objectifs de mon gouvernement, parce qu'il s'agit d'un impératif pour l'efficacité de l'action publique, d'un moyen de redonner des marges de manoeuvre à chacun, mais surtout, parce que ce mal français qu'est le trop-plein de normes gâche la vie de trop nombreux maires, de trop nombreux Français. Il bride, frustre et inquiète. Il instille le doute, là où il devrait y avoir de la clarté. Il sème la défiance, la colère, la résignation. Il met un coin dans notre pacte républicain. Depuis 2017, nous avons beaucoup agi pour commencer à simplifier notre droit et nos démarches. La charte de simplification que nous célébrons aujourd'hui a permis d'accélérer et d'impulser des changements importants, qui se traduiront aussi dans le projet de loi sur la simplification qui sera bientôt présenté. À présent, je vous propose, ensemble, parlementaires, élus locaux, gouvernement, institutions, d'aller plus loin. Ensemble, pour les Français, pour la liberté d'agir de chacun : simplifions !
M. François-Noël Buffet, président de la Commission des lois du Sénat. - Lorsque je suis entré au Sénat, en septembre 2004, j'avais déjà entendu au cours de la campagne électorale cette requête : ne légiférez plus, arrêtez les normes, nous n'en pouvons plus ! Les élus locaux étaient au bord du désespoir. Force est de constater que, vingt ans plus tard, le discours n'a pas changé et que la situation a même probablement un peu empiré. Vous avez raison, Monsieur le Premier ministre, de rappeler que tout le monde a apporté sa pierre à l'édifice de la complexification. En effet, la volonté de normaliser, de créer des références, est souvent la base d'une responsabilité amoindrie, ou préservée. Finalement, on définit des normes afin de se protéger du risque.
Comme nous sommes loin de la rédaction de l'ex-article 1382 du Code civil ! Cet article stipulait très simplement que « tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». C'était d'une simplicité biblique et d'une rédaction limpide. Nous sommes bien loin d'une telle simplicité aujourd'hui, hélas, parce que nous légiférons trop. Le président de la Commission des lois que je suis devenu depuis quelques années a pu constater combien nous sommes en permanence requis par la volonté d'ajouter tel amendement, tel article, et de légiférer sur tel sujet, tel thème. Et que dire de ceux qui ont à gérer le code pénal ?
Sur le terrain, les élus nous disent combien ils sont épuisés par toutes ces normes et toutes ces lois, et combien ils manquent d'interlocuteurs au plan local. Il convient de reconnaître, Monsieur le Premier ministre, et ce n'est pas vous en faire le reproche, que l'État territorial est par moment démuni. Dès lors, nous devons tous nous mettre au travail pour simplifier les choses et probablement les réorganiser.
Je me souviens d'un rapport remis par le Sénateur Éric Doligé en 2014, qui préconisait la suppression immédiate de 700 normes. Il avait déposé une proposition de loi en ce sens, et pourtant rien ne s'était produit, son travail n'avait pas abouti. Si aujourd'hui nous convenons tous que de la simplification - j'allais dire du bon sens législatif comme normatif - naîtra l'efficacité, alors nous devons nous précipiter. De mon point de vue de président de la Commission des lois, l'urgence est à l'action, parce que nous sommes proches de la saturation.
Je souhaite remercier Françoise Gatel pour le travail qu'elle a engagé il y a un an. Françoise Gatel siège également à la Commission des lois qui, je le signale pour conclure, a confié voici quelques semaines à Mathieu Darnaud et Cécile Cukierman une mission qui consiste à évaluer sur l'ensemble du territoire la manière dont sont appliqués les textes, et comment est vécu ce surplus de normes.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je vous propose d'entamer ce que nous avons appelé une table ronde, où chacun des intervenants présentera le bilan des actions réalisées en cohérence avec nos engagements. Rémy Pointereau, qui est en charge de la simplification, nous rappellera en premier lieu les travaux que nous avons menés afin de lutter contre ce que nous avons appelé une addiction aux normes.
M. Rémy Pointereau, premier vice-président de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation. - On dit parfois du sujet de la simplification des normes qu'il est un marronnier. Il est vrai que l'on en parle souvent, et depuis longtemps. Toutefois, il s'agit d'un sujet très actuel, et parfois anxiogène pour un certain nombre de nos concitoyens, et ce dans de nombreux secteurs d'activités, des entreprises à l'agriculture. Il pèse surtout sur nos collectivités territoriales. J'en avais fait mon thème de campagne électorale en 2005, 2008, et en 2014, et je dois dire qu'il avait beaucoup de succès.
En 2014, le Président du Sénat avait proposé que la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation se saisisse de ce sujet. OEuvrer pour rendre les normes toujours plus intelligibles, pertinentes et efficaces n'est pas le but ultime de cette mission. Je conçois plutôt cette tâche comme une nécessité vitale pour redonner le pouvoir d'agir aux élus locaux et pour rendre l'autonomie à nos collectivités territoriales. Cette mission s'exerce bien sûr en lien étroit avec le CNEN, dont Françoise Gatel et moi-même sommes membres.
Dans tous les sondages et toutes les consultations que nous organisons, la simplification des normes apparaît nettement en tête des priorités des élus. Nous avons pris des initiatives fortes en 2023, et dans notre rapport sur l'addiction aux normes publié en janvier 2023, nous avons privilégié des solutions structurelles, portant sur la fabrique même de la norme. Nous avons organisé, le 16 mars 2023, les États généraux de la simplification, clôturés par la signature inédite et historique par le Sénat et le gouvernement d'engagements communs pour la simplification des normes applicables aux collectivités locales.
Nous sommes aujourd'hui réunis pour célébrer le premier anniversaire de la signature de cette charte dans laquelle le Sénat s'engage, entre autres, à sensibiliser les législateurs que nous sommes aux conséquences de l'inflation normative sur le pouvoir d'agir des collectivités. Cet engagement a trouvé sa traduction concrète lors de la manifestation de sensibilisation du 1er février 2024, ouverte à tous les Sénateurs. Durant cette réunion, nous avons rappelé une nouvelle fois les résultats inquiétants de la consultation lancée auprès des élus locaux 2022, faisant apparaître que 80 % des répondants estiment que la complexité des normes s'est aggravée depuis 2020, et que 82 % d'entre eux déplorent les conséquences négatives de la complexité des normes sur leurs projets locaux.
Ainsi, non seulement l'inflation normative augmente les coûts, et il est question de plus de 2,5 milliards d'euros en 2022, mais elle conduit aussi à l'abandon, au report, à la modification ou à l'allongement des projets locaux. Il convient de rappeler que monter un projet dans une commune nécessite parfois deux fois plus de temps que chez nos partenaires européens. Le poids des normes a également un impact en termes de ressources humaines, puisque certaines collectivités sont contraintes de recruter des juristes pour faire face à la complexité de la réglementation, ce qui entraîne un coût supplémentaire pour la collectivité. L'emballement normatif entraîne également une perte d'attractivité pour la fonction publique territoriale.
La réunion du 1er février nous a permis de prendre conscience de l'obésité des codes applicables aux collectivités territoriales. J'ai déjà commencé à présenter les enseignements de cette matinée auprès des différentes commissions. Ainsi, à l'invitation du président Jean-François Longeot, je suis intervenu le 27 mars devant la Commission du développement durable. Nous poursuivrons ce travail de sensibilisation auprès des autres commissions.
Nous sommes évidemment convaincus que seules une forte volonté politique commune et une autodiscipline permettront un profond changement de culture et de pratiques. Je parle d'autodiscipline parce que nous, parlementaires, portons une part de responsabilité : nous légiférons trop. Nous produisons entre 45 et 50 textes de loi par an, alors que la moyenne européenne se situe autour de 15 à 20 textes par an. Nos amendements sont bien trop précis, et vont à l'encontre du droit souple. Remarquez, d'ailleurs, que des sites internet, nommés nossenateurs.fr et nosdeputes.fr, notent et jugent les parlementaires en fonction du nombre d'amendements déposés, ce qui contrevient à la nécessaire sobriété législative.
Je voudrais, pour conclure, insister sur un point qui nous tient à coeur, à savoir la nécessaire évaluation de ce que nous votons. En effet, si la maîtrise de l'inflation normative au stade de l'examen parlementaire est toujours complexe, en raison des délais dont dispose le Parlement pour accomplir sa mission, il est une méthode qui permet de remédier à cette difficulté sans mettre à mal le droit d'amendement des parlementaires. Il s'agit de l'évaluation ex post des textes législatifs. Je considère que le Sénat, par sa mission constitutionnelle de représentant des collectivités territoriales, par la durée du mandat de ses membres, par son recul par rapport aux agitations de la vie médiatique, et par sa liberté par rapport au fait majoritaire, a vocation à jouer un rôle central en la matière. Un rôle de veille et d'alerte doit exister au sein de chaque commission.
Rappelons, à cet égard, que la mission d'évaluation des politiques publiques est placée au coeur de l'action du Parlement, en vertu de l'article 24 de la Constitution. Cette évaluation permet d'établir si les effets de ce que nous votons sont conformes aux objectifs attendus. Cette démarche correspond ainsi à l'appréciation de l'efficacité de l'action publique.
Ainsi, chaque loi territoriale devrait prévoir, pour ses dispositions les plus importantes, des clauses de réexamen, à l'instar de qui se pratique au Royaume-Uni. Ces clauses comporteraient un échéancier prévoyant, par exemple, une première évaluation à deux ou trois ans, pour mesurer les premiers effets de la réforme, et une seconde à cinq ou six ans pour dresser un bilan complet avec le recul nécessaire. L'objectif est de vérifier si la réforme a renforcé la performance de l'action publique locale jusqu'au dernier kilomètre et au dernier habitant.
Ces clauses de réexamen pourraient elles-mêmes être assorties, dans certains cas, de clauses de caducité, que l'on appelle aussi les « clauses de guillotine ». Ce système, qui existe outre-Manche, entraîne la disparition pure et simple du texte en l'absence d'une évaluation effective ou en présence d'une évaluation négative. C'est à un changement de mentalités que nous inviteraient de telles dispositions, et à la fin de l'empilement délétère de normes redondantes, contradictoires ou inefficaces. Ce qui n'est pas interdit est permis, autrement dit, comme le formule la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, « Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché ». À force de normes, on finit par ne plus oser faire que ce qui est permis, peut-être en raison du principe de précaution, qui nous a entraînés vers ce rythme effréné d'édiction de normes. Revenons aux formules de notre droit, retrouvons confiance en nos collectivités territoriales. Redonnons à nos élus la capacité d'agir.
Mme Françoise Gatel, présidente. - La clause guillotine est une menace extrêmement positive. Elle fait peur, mais elle est pratiquée dans le droit anglo-saxon et elle oblige à une vigilance et à un suivi d'une disposition.
Mme Claire Landais, secrétaire générale du gouvernement. - Le Premier ministre a énoncé de nombreux éléments sur l'action du gouvernement permettant de faire vivre la charte de la simplification, aussi n'insisterai-je que sur quelques points.
Des efforts ont été produits afin de saisir le CNEN dans des conditions plus favorables en termes calendaires. Je confesse sur ce point quelques rechutes, comme il en arrive toujours dans la lutte contre les addictions. Je n'exclus pas de prochains accidents, mais je souligne que la tendance est bonne et que l'état d'esprit s'est beaucoup amélioré. Le Secrétariat général du gouvernement est davantage entendu qu'auparavant lorsqu'il rappelle le besoin de laisser du temps aux consultations préalables. Pour appuyer une meilleure coopération et une mise en visibilité des avis du CNEN, nous suggérons de faire apparaître dans les études d'impact sur les projets de loi un lien hypertexte vers l'avis du CNEN, cela afin d'enrichir les études d'impact, mais aussi de mobiliser et d'exploiter au mieux les avis du CNEN.
L'augmentation des heures de formation à la légistique figurait parmi les engagements que nous avons pris. J'inclus de nombreux aspects dans la légistique, y compris redescendre dans la hiérarchie des normes. En effet, lorsqu'on se place toujours au plus haut, on crée de la norme en cascade. C'est aussi l'enjeu des processus de délégalisation qui sont en cours et qui s'accélèrent. La formation à la légistique consiste également à apprendre à ceux qui écrivent les normes à les formuler le plus simplement possible, et à s'en tenir autant que possible à des normes impersonnelles et générales, sans chercher à régler tous les cas de figure.
Le Secrétariat général du gouvernement se sent parfois, et c'est bien naturel, un tout petit peu schizophrène. En effet, il appelle à la sobriété normative tout en poussant les ministères à produire des textes d'application. Il convient de savoir faire les deux. Sur la production des textes d'application, nous travaillons en étroite collaboration avec le Parlement et notamment le Sénat, qui a toujours été un aiguillon très puissant pour veiller à ce que les textes d'application soient maintenus dans le calendrier habituel, c'est-à-dire six mois après la promulgation de la loi. Nous faisons preuve d'une parfaite transparence en transmettant régulièrement les tableaux de programmation et de suivi des textes d'application. De plus, nous avons introduit cette année le suivi des arrêtés d'application, qui permet d'obtenir une vision exhaustive des textes. De ce point de vue également, nous tentons de progresser. Le taux de parution des textes d'application ne s'en ressent pas, puisqu'il est en baisse, mais cette tendance s'explique par l'assiette. En effet, si nous avions eu le même nombre de textes au même moment de la législature précédente, le taux serait à 100 %. Or l'assiette augmente, ce qui nous place en position de rattrapage permanent.
La responsabilité de l'inflation normative est collective, et le Secrétariat général du gouvernement porte sa part puisqu'il récolte beaucoup de données issues de la statistique de la norme, publiée chaque printemps. La statistique de la norme de 2022 n'est pas marquée par une inflexion en termes de volume, mais l'inflexion de la courbe que l'on y constate est satisfaisante. Nous espérons qu'elle se confirmera en 2023. La statistique de la norme permet toutefois de disposer de nombreux chiffres éclairant cette inflation normative. Je précise qu'il convient de se montrer très prudent vis-à-vis de ces chiffres de comparaison entre le nombre de projets de loi et de propositions de loi, et le facteur de multiplication au Parlement. Je m'empresse d'ajouter qu'il ne s'agit en aucun cas de pointer une responsabilité. Néanmoins, il est notable que la part des propositions de loi a sensiblement augmenté ces trois dernières années, et que le taux d'ajout est très élevé, c'est-à-dire que les projets de loi qui entrent au Parlement voient le nombre de leurs articles multiplié en moyenne par un facteur compris entre 2 et 3 lorsqu'ils en sortent. Ce taux est inquiétant, de même que le taux d'ajout de renvoi à des textes d'application, qui augmente lui aussi fortement dans le cours du travail parlementaire. Cette cascade de normes est donc perceptible dans ces chiffres.
Le Premier ministre a cité les 40 demandes de délégalisation dont le Secrétariat général du gouvernement a saisi le Conseil constitutionnel depuis 2017. Parmi elles, il convient de souligner que beaucoup sont des demandes récentes, et nous menons des travaux afin d'identifier de nouveaux champs de délégalisation.
Enfin, j'aimerais évoquer un outil très efficace : le principe du « deux pour un ». Ce mécanisme ne porte pas sur les décrets d'application des lois, mais sur toute la production réglementaire autonome, autrement dit de deuxième ou troisième application de la loi. Son champ d'application est certes relativement resserré, puisqu'il concerne les décrets qu'il n'est pas impératif de prendre, parce qu'il s'agirait d'un texte d'application ou d'une obligation au titre du droit de l'Union européenne, ou parce qu'il tirerait les conséquences d'une décision de justice. Mais dans ce champ, ce mécanisme permet de ne pas prendre de décrets d'application créant de la contrainte pour les collectivités locales, pour les entreprises ou pour les particuliers, sans obtenir de gage de simplification. Nous nous efforçons d'élargir le champ d'application de ce principe et de raisonner à partir de ce type de modèle, qui date de 2017, et dont on peut mesurer quelle charge normative il a permis d'éviter.
Mme Françoise Gatel, présidente. - J'ai perçu, Madame la Secrétaire générale, un sourire malicieux sur le visage du Premier ministre lorsque vous avez évoqué l'amplitude des propositions de loi, qui ne font pas toujours l'objet au préalable d'études d'impact. À titre d'exemple, je signale que nous allons tenter l'étude d'impact d'une proposition de loi adoptée récemment au Sénat sur l'expérimentation en matière de médecine scolaire par des départements volontaires.
Par ailleurs, il convient de noter que le décret d'application échappe au législateur. Dans la fabrique de la norme, entre l'initiative, qui peut être gouvernementale ou parlementaire, le vote d'un texte, les décrets d'application, et la charge d'appliquer une loi parfois difficilement applicable, le législateur finit en quelque sorte par perdre de vue son oeuvre. Il arrive en effet que l'esprit d'un texte se transforme dans le décret d'application, d'une manière qui échappe au législateur. Nous devons par conséquent porter une vigilance collective sur la totalité du parcours législatif d'un texte.
Mme Dominique Faure, ministre déléguée chargée des Collectivités territoriales et de la ruralité. - On le sait, il est compliqué de simplifier. En complément du choc de simplification préconisé par votre rapport remis en 2023, vous en appelez, Françoise Gatel et Rémy Pointereau, à une véritable transformation de nos manières de procéder. Il nous faut allier le temps court, le temps choc, avec le temps long qui est celui du changement de culture, et cela vaut tant pour le gouvernement que pour le Parlement et l'administration.
Simplifier est un enjeu démocratique, mais aussi l'opportunité de réaliser des économies dans un contexte où nous devons tous faire des efforts. La simplification est une priorité du président de la République et du Premier ministre, et elle figure dans la feuille de route que m'a confiée le Premier ministre. Je m'y consacre depuis plusieurs mois avec l'AMF et avec tous les parlementaires. J'ai d'ailleurs placé ce sujet majeur au coeur de la Convention nationale de la démocratie locale que j'ai organisée en novembre dernier.
Le président de la République, lors de sa présentation des priorités de la politique gouvernementale le 12 mars, et le Premier ministre, dans sa déclaration de politique générale, l'ont dit : nous devons aller plus vite. Cela suppose de produire moins de textes. Le 31 mai 2023, j'étais auditionnée dans le cadre de la mission d'information sur l'impact des décisions réglementaires et budgétaires de l'État sur l'équilibre financier des collectivités locales, menée par Jérôme Bascher et Guylène Pantel. J'y ai trouvé l'occasion de rappeler que le CGCT a triplé de volume en vingt ans. J'ai pu revenir également sur l'importance des études d'impact, ainsi que sur la proposition de mise en place de conférences de dialogue entre État et collectivités, à laquelle je suis totalement favorable.
Produire moins de textes, se placer du côté de l'usager, faire confiance a priori, rendre effectif le droit à l'erreur : le prochain Comité interministériel de la transformation publique fera des propositions en ce sens. Faciliter le pouvoir de dérogation des préfets et simplifier la procédure leur permettant d'accéder à ce pouvoir de dérogation est également un sujet capital.
Il convient, par ailleurs, de prendre le tournant du numérique, et à cet égard je salue le projet porté par Claire Landais. D'autres démarches, exploitant notamment les potentialités de l'intelligence artificielle, sont en cours, en particulier dans le domaine du contrôle de légalité. Je les soutiens pleinement, parce qu'elles transforment notre administration.
Dans le but de simplifier la vie des collectivités et leurs projets d'investissement, j'ai demandé l'été dernier la création d'un formulaire unique de Dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) et de dotation de soutien à l'investissement local (DSIL), ainsi que le passage à 100 % de demandes dématérialisées. Cette transformation s'est déroulée sans heurts, et il convient également d'appliquer le principe « dites-le nous une fois » dans les relations entre État et collectivités. Par ailleurs, dans le cadre des débats sur le projet de loi de finances, je me suis engagée, à votre demande, à renforcer la transparence et la communication autour des dotations d'investissement. Ces promesses sont concrétisées dans l'instruction 2024 des dotations d'investissement. Désormais, la liste des projets soutenus sera transmise à tous les parlementaires, par département. Les dossiers éligibles, mais non retenus, seront transmis à la commission DETR, les décisions de refus seront motivées, et le dialogue sera renforcé avec les présidents des Conseils départementaux pour la programmation de la DSIL.
Au cours des deux prochains mois, j'aurai à préparer une mission sur l'agenda territorial. Nous allons définir ensemble, au cours de cette période, une méthode, ainsi que dix axes de travail. Il appartient au gouvernement de mieux travailler avec les collectivités locales, et de s'adresser à elles de façon unie. Aujourd'hui, nous travaillons encore trop en silo, alors que nous devons donner collectivement une meilleure visibilité sur l'ensemble des chantiers du gouvernement qui concernent les collectivités. L'exigence de simplification, il nous faut l'appliquer à nous-mêmes.
Je remettrai au Premier ministre mes dix propositions de simplification dans deux mois. Parmi les pistes étudiées figurent l'élargissement du guichet des démarches simplifiées aux dotations d'investissement, la simplification de la dotation de solidarité aux collectivités victimes d'événements climatiques ou géologiques (DSEC), le déploiement d'un guichet unique de l'ingénierie, ou encore la rationalisation de la contractualisation entre l'État et les collectivités, à propos de laquelle je sais pouvoir compter sur la mission menée par Éric Woerth.
Pour conclure, je dirais que nous devons travaillons ensemble autour de ce changement de mentalité évoqué par le Premier ministre, et autour de cette transformation de nos pratiques à laquelle nous appellent le Premier ministre, le Président du Sénat, mais aussi l'ensemble des collectivités territoriales.
M. Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d'État. - Le travail sur la simplification des normes est un travail collectif difficile, auquel le Conseil d'État s'efforce d'apporter sa contribution à travers les différentes missions qu'il assure, soit en tant que juge tranchant les litiges opposant des citoyens, des entreprises ou des associations aux administrations, soit dans ses fonctions consultatives au bénéfice du gouvernement et du Parlement, lorsqu'il est saisi d'une proposition de loi.
Le Conseil d'État réalise également des études, et la simplification des normes a fait l'objet de travaux menés par la section des études, de la prospective et de la coopération. À ce titre, la dernière étude annuelle sur le dernier kilomètre a généré un certain nombre de propositions dont l'essentiel se résume à la simplification des normes afin que les dispositifs soient plus efficaces pour nos concitoyens.
La qualité du droit est une préoccupation constante du Conseil d'État. Elle est son office, sa mission. Dans le cadre des contentieux qu'il nous revient d'appréhender, nous nous interrogeons toujours sur la mise en oeuvre des décisions rendues par la juridiction, ce qui représente un élément de simplification de l'application du droit. Dans le cadre de nos missions consultatives, nous sommes naturellement disposés à apporter notre contribution à cette entreprise de simplification.
Il convient de souligner à nouveau la difficulté du travail de simplification. C'est un travail qui demande du temps. Or, plus le Conseil d'État est saisi en urgence, moins il peut oeuvrer à l'entreprise de simplification. Je considère que la capacité de donner du temps à la préparation des textes représente un élément absolument fondamental, non seulement pour leur qualité, mais aussi pour la simplification du droit.
Notre attachement à la simplification s'est traduit par une étude livrée en 2016, qui avait pour thème principal la simplification du droit. Mais dès 1991, une étude avait été consacrée à la sécurité juridique, suivie d'une étude de 2006 portant sur la sécurité juridique et la complexité du droit, qui avait d'ailleurs contribué à ce que la révision constitutionnelle de 2008 et la loi organique de 2009 introduisent les études d'impact. À la suite de ces travaux, nous avons pris l'engagement de signaler chaque année dans le rapport du Conseil d'État un certain nombre de difficultés ou de simplifications possibles. Nous les identifions soit dans le cadre des contentieux dont nous sommes saisis, où nous sommes en mesure de détecter la complexité des réglementations et de mesurer l'incompréhension des citoyens qui en découle, soit dans le cadre de nos fonctions consultatives, où nous éprouvons nous-mêmes des difficultés à articuler entre elles des réglementations et des législations. Ainsi, pour ne donner que quelques exemples, nous allons signaler dans le rapport qui sera rendu public le difficile respect des réglementations pour les locaux d'audioprothésistes, ainsi que les critères extrêmement complexes d'accès à un certain nombre de prestations sociales pour les stagiaires en formation continue ou les étudiants classiques. Ces deux exemples témoignent de la manière dont nous nous efforçons de tirer les leçons des contentieux qui nous sont soumis, dans la perspective de la simplification du droit.
Les études d'impact et les avis du CNEN sont, bien entendu, essentiels pour le Conseil d'État. Nous vérifions que les études d'impact répondent à ce que la loi organique a prévu. Nous nous permettons, dans les avis rendus publics par le gouvernement, d'évoquer d'éventuelles insuffisances, ou bien nous demandons au gouvernement de les corriger afin que le Parlement soit éclairé sur les enjeux de législation. La vérification de l'étude d'impact est par conséquent un élément important de notre travail consultatif, et les avis du CNEN sont fondamentaux puisqu'ils permettent de prendre conscience de l'ensemble des difficultés rencontrées par les collectivités territoriales. À cet égard, je ne peux qu'insister sur notre souhait que les avis puissent nous être transmis dans des délais permettant d'en tirer tous les fruits. Nous avons rappelé, lors du colloque d'octobre 2022 organisé conjointement par le CNEN et ce qui était nommé à l'époque la section du rapport et des études du Conseil d'État, l'importance que nous accordons à ces éléments.
Enfin, le Conseil d'État a souligné à plusieurs reprises l'utilité des études d'options produites en amont de la décision. Ces études ne sauraient être un habillage rétrospectif des choix finalement opérés, mais un véritable examen des différentes possibilités s'offrant à la décision, et un éclairage sur les motivations du choix final. Encore une fois, cette pratique réclame du temps, mais elle est essentielle à la simplification du droit.
Le Conseil d'État s'associe, depuis la place qui est la sienne, aux objectifs de simplification portés par la charte que nous célébrons aujourd'hui. En conclusion, j'évoquerai la récente requête du Premier ministre, qui nous a chargés d'un travail original, résultant aussi d'une réflexion menée en interne, consistant à proposer, en lien avec le Secrétariat général du gouvernement et les ministères, des simplifications en temps réel, au fur et à mesure que nous rencontrons des difficultés dans l'application, la compréhension ou l'articulation des textes. Autrement dit, il s'agit pour le Conseil d'État de procéder lui-même à des simplifications, sans avoir été saisi d'un projet de texte par le gouvernement.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je vous remercie d'évoquer le recours aux études d'options, qui consiste à justifier la nécessité de nouvelles dispositions législatives, et qui figure parmi les préconisations que Rémy Pointereau et moi-même avons formulées. Nous souhaitons en effet que le gouvernement, au moment où il présente un projet de loi, argumente sur la nécessité de l'édiction de nouvelles normes. En effet, nous constatons un empilement de normes quand bien même le droit existant se suffit à lui-même, et ne requiert pas une excessive précision.
M. Gilles Carrez, président du CNEN. - J'ai l'honneur de présider depuis décembre 2023 le CNEN, qui a vocation à maîtriser l'inflation normative dans le domaine des collectivités territoriales. Notre rapport annuel, qui sera publié à la fin du mois d'avril, révèle que le CNEN a examiné, en 2023, 235 projets de textes normatifs, dont 9 projets de loi, 146 projets de décret et 72 projets d'arrêté. Ce chiffre est en baisse par rapport à 2022, où nous avions examiné 325 textes. En revanche, le taux d'avis favorables reste inchangé, avec trois quarts d'avis favorables et 20 % d'avis défavorables, le solde faisant l'objet d'une décision de report. Il convient cependant de remarquer une évolution sensible par rapport à 2022. En effet, le CNEN n'a été saisi en urgence qu'à seize reprises, c'est-à-dire deux fois moins qu'en 2022. À cet égard, je remercie le Sénat et le gouvernement, en particulier la Secrétaire générale du gouvernement, parce que cette réduction constituait l'un des objectifs principaux de la charte signée voici un an.
J'en viens aux impacts financiers de ces 235 textes normatifs, en coût net global, c'est-à-dire les coûts bruts moins les gains, puisque certains textes génèrent des recettes ou des économies. En année pleine, ce coût net s'élève à 1,6 milliard d'euros, soit une baisse sensible par rapport à 2022, où ce chiffre était de 2,5 milliards d'euros. Les coûts mesurés en 2022 étaient liés à l'équipement de système de régulation de chauffage rendus obligatoires pour les bâtiments publics. En 2023, ces coûts portent essentiellement sur la masse salariale dans un contexte inflationniste, notamment avec les augmentations importantes de points d'indice, le minimum de traitement, ou encore la prime de pouvoir d'achat. Il est cependant à noter un coût supplémentaire de 110 millions d'euros pour les départements, lié à l'amélioration du lien social au titre du maintien à domicile des personnes âgées bénéficiant de l'allocation personnalisée d'autonomie. Notre rapport annuel reviendra plus précisément sur la méthodologie de chiffrage, puisque ce chiffrage mérite d'être amélioré, résultant avant tout de l'exploitation des études d'impact présentées par les ministères porteurs de projets de texte.
L'examen de l'origine des 235 textes soumis au CNEN montre, comme les années précédentes, que le foyer normatif le plus ardent, avec 82 textes, est lié à l'environnement, au développement des mobilités durables, à l'urbanisme et au logement. Viennent ensuite la fonction publique, avec 44 textes, puis la santé et la solidarité, avec 25 textes.
Je souhaite évoquer à présent quelques pistes de simplification. Entre les projets de loi trop longs et trop détaillés présentés par le gouvernement, et l'ajout d'articles additionnels adoptés par le Parlement, la loi perd de vue les grands principes auxquels elle devrait s'astreindre. Portalis, dans son Discours préliminaire au code civil de 1801, avait tout dit en écrivant : « L'office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit, d'établir des principes féconds en conséquence, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière. » Quant aux décrets d'application, ils sont encore plus complexes et abscons.
La compétence du CNEN est très limitée du fait de la contrainte législative. Par exemple, nous ne pouvons qu'émettre des avis défavorables sans conséquence sur des textes issus du monument que constitue la loi Climat et résilience. Lutter contre l'inflation normative revient donc, en priorité, à simplifier la loi. Dans ce registre, le Premier ministre a évoqué une procédure qui me paraît très intéressante, à savoir la procédure de délégalisation de textes législatifs qui, en réalité, relèvent du domaine réglementaire. Cette procédure est prévue par l'article 37, alinéa 2 de la Constitution, elle est enclenchée à l'initiative du gouvernement et soumise à l'aval du Conseil constitutionnel. Elle a été utilisée 200 fois depuis 1958, et le Conseil constitutionnel a quasiment toujours suivi les propositions du gouvernement. Je pense que le Premier ministre a tout à fait raison d'évoquer cette piste, parce qu'elle permet véritablement de s'attaquer au stock de normes existantes. D'ailleurs, si le CNEN consacre l'essentiel de son activité au flux incessant de nouveaux projets, il est prêt à procéder à des frappes chirurgicales sur des ensembles bien circonscrits de normes jugées excessives. Il peut, dans cette perspective, être saisi par les commissions permanentes des deux assemblées ou par les collectivités territoriales elles-mêmes.
Enfin, j'aimerais aborder la question du pouvoir réglementaire local, qui peut rendre la norme plus acceptable, car mieux adaptée aux conditions locales. La réforme de 2003 lui a conféré une base constitutionnelle solide. Cependant, l'expérience montre qu'il n'y a guère eu de suite. Dès lors, pourquoi ne pas imaginer une nouvelle approche ? Les études d'impact pourraient ainsi, en amont de la rédaction des textes de loi, proposer le partage entre ceux qui devraient relever du pouvoir réglementaire du Premier ministre, et ceux qui concerneraient le pouvoir réglementaire local. Bien entendu, la rédaction de la loi devrait alors en tenir compte. Mais une telle démarche serait particulièrement pertinente sur un texte de décentralisation de la politique du logement, par exemple. Puisqu'un texte de ce type se profile à l'horizon, nous pourrions peut-être recourir à cette opportunité.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Portalis, qui veille sur nous puisqu'il est représenté derrière le président de séance dans l'hémicycle du Sénat, disait aussi : « Les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois. » Et David Lisnard disait il y a peu qu'il fut un temps où nous cherchions dans la loi ce qui n'était pas interdit, tandis qu'aujourd'hui nous cherchons dans la loi ce qui est permis.
J'ajoute qu'au Sénat viennent d'être déposées trois propositions de loi, l'une constitutionnelle, l'autre organique et la troisième ordinaire, afin justement de favoriser le développement du pouvoir réglementaire local ainsi que du pouvoir de dérogation du préfet aux normes réglementaires.
M. Antoine Homé, trésorier général de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalités (AMF). - La simplification est, entre autres, un sujet budgétaire. Nous avons évoqué le coût de la complexité administrative ; il convient de souligner qu'il s'agit également d'un sujet d'anxiété pour les élus locaux. Jamais nous n'avons rencontré autant d'élus se disant prêts à renoncer parce qu'ils se sentent écrasés par les normes et leur application par les services de l'État sur laquelle, d'ailleurs, le couple préfet-maire n'a pas toujours de prise.
Permettez-moi de narrer une anecdote. Je suis président d'un syndicat de l'eau, dans le cadre des fameuses lois sur l'eau auxquelles, d'ailleurs, on ne comprend plus rien. Ce syndicat est propriétaire d'un château d'eau construit par les mines de potasses d'Alsace en 1934. Des jeunes de la ville squattent ce château d'eau, dans lequel ils organisent des « escape games », et le bâtiment risque de tomber sur la voie SNCF du TGV Mulhouse-Strasbourg située à 40 mètres. J'ai donc décidé de déconstruire ce château d'eau - puisqu'on ne parle plus de démolir dans ce pays. S'ensuivent deux années de discussion avec la SNCF sur le mode de déconstruction. Puis la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) intervient, parce qu'elle a repéré la présence d'hirondelles dans le château d'eau. Elle réclame une étude environnementale et la construction d'un hôtel à hirondelles pour un coût de 13 000 euros. Je lui rappelle, ainsi qu'à la mission environnement, que l'intention est de démolir ce château d'eau. Il m'est alors répondu que le château d'eau pourrait être un refuge favorable aux chauves-souris. Je signale qu'aucune chauve-souris n'a jamais été aperçue dans ce château d'eau... et on me rétorque que si des chauves-souris ne nichent pas actuellement dans ce château d'eau, elles pourraient le faire ! S'ensuit une étude sur les chauves-souris, et la construction d'un hôtel à chauve-souris. Mais à la fin, il nous est notifié que la démolition doit intervenir dans moins d'un mois, sans quoi la procédure serait relancée pour une année supplémentaire. Et pendant ce temps les TGV passent et le château d'eau menace toujours de leur tomber dessus...
Des histoires telles que celles-ci, nous en entendons sans arrêt. Les pauvres préfets, fonctionnaires remarquables tenus d'appliquer des lois et des textes réglementaires foisonnants, sont eux-mêmes parfois démunis par rapport au manque de leviers dont ils disposent. Pour l'AMF, la simplification est donc un sujet central. Notre comité législatif et réglementaire, présidé par Guy Geoffroy et Jean-Pierre Bouquet, formule régulièrement des propositions au Parlement, y compris sur les matières législatives, afin d'améliorer l'adéquation entre les textes et la réalité du terrain.
Élu en Alsace, où nous jouissons d'ailleurs d'un droit local auquel nous sommes très attachés, j'ai longtemps siégé au Conseil régional d'Alsace, et je me rendais au Conseil rhénan où mes homologues allemands et suisses se demandaient parfois si nous n'étions pas des enfants incapables de mettre en oeuvre par nous-mêmes des normes nationales. Pratiquer un peu de parangonnage vis-à-vis des autres droits européens nous apporterait beaucoup, parce que la France est le dernier grand pays centralisé d'Europe, ce qui est onéreux et inefficace.
Le CNEN, dont je suisvice-président, émet des avis défavorables à propos de 20 % des textes qui lui sont soumis par des administrations dont nous sommes à la fois l'exécutant et le bailleur, ce qui est invraisemblable. Nous croyons au principe de responsabilité, et je considère que le vice est dans le système. Les études d'impact relèvent parfois de la plaisanterie, avec des textes abscons dont le chiffrage est souvent très éloigné de la réalité. Les décrets qui posent une difficulté sont la plupart du temps des décrets qui renvoient en réalité à un article précis de la loi, adopté en amendement sans passer ni devant le CNEN ni devant le Conseil d'État. Il existe donc un problème de légistique et de production législative.
Enfin, les propositions de loi évoquées par Françoise Gatel sur la relance du pouvoir réglementaire local montrent que ce principe, s'il existe depuis la Révolution, n'est pas mis en application. Ces propositions de loi invitent à inverser les principes, afin que le pouvoir réglementaire s'exerce au niveau local par des délibérations, et que le pouvoir réglementaire national devienne en quelque sorte l'exception. Nous pensons, nous aussi, qu'il convient de faire confiance aux intelligences locales. Cela suppose également que les maires ne s'abritent pas toujours derrière les normes, ce qui arrive parfois. La demande de décentralisation passe aussi par du courage politique et par le fait d'assumer les pouvoirs dont disposent les élus locaux. La délégation du pouvoir réglementaire, qui existe dans de nombreux pays européens, est une piste importante, de même que la différenciation territoriale.
Le chantier de la simplification n'est pas un chantier bureaucratique éloigné des réalités. Il est cher à de nombreux élus locaux, entre autres parce que les difficultés de la complexité administrative comportent des conséquences très négatives, y compris dans la perception qu'ont les citoyens de l'action publique. Dans un contexte politique où les populismes, et autres, ne demandent qu'à tirer parti de la colère et de la défiance des citoyens, et vous me pardonnerez d'élargir le sujet, ce rappel ne me semble pas inutile.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je crois que l'histoire que vous nous avez racontée, Antoine Homé, a éveillé en chacun de nous le souvenir d'autres histoires tout aussi folles. Vous avez également eu raison de rappeler combien penser à la simplification suppose de penser en même temps à la déconcentration et à la différenciation.
Au cours de notre débat, nous avons oublié un acteur de la responsabilité : nos concitoyens. Tant que chaque citoyen voudra que rien ne se produise, que tout soit sécurisé et que, au cas où il se produit quelque chose, il y ait toujours un responsable désigné contre lequel on pourra faire un recours, l'immobilisme est garanti. Il est donc nécessaire d'expliquer à nos concitoyens que l'exigence de protection et de sécurité a un coût, et qu'elle ne produit aucune action.
Le Sénat poursuivra sa tâche, à l'image de Sisyphe poussant son rocher. Parmi nos engagements figure celui de sensibiliser l'ensemble des producteurs de normes que nous sommes, et nous rencontrons l'ensemble des commissions permanentes du Sénat pour évoquer cette exigence de simplification.
Je vous annonce également le lancement de la Cellule d'Alerte et de Surveillance au Service de l'Information des cOmmissions PErmanentEs (Cassiopée). Il ne s'agit pas d'un nouveau gadget, mais d'un outil de surveillance de la continuité du circuit de la production. Sa mise en oeuvre est le fruit d'une collaboration avec le CNEN dont les avis, parfois, ne parviennent pas à la commission permanente en charge de l'examen de la loi au Sénat, et encore moins au rapporteur. Il est problématique que le rapporteur d'une loi sur le logement n'ait pas connaissance de l'avis du CNEN sur l'impact d'un texte d'application sur les collectivités. Nous espérons dès lors, grâce à Cassiopée, éclairer chacun, participer à la continuité du service et développer des synergies entre la délégation et les commissions. Cette cellule d'alerte se concentrera sur les avis défavorables du CNEN, et transmettra à la commission concernée une fiche présentant les motivations de l'avis négatif du CNEN, ainsi que les éléments de contexte. Nous avons déjà procédé, à titre expérimental, à ce transport d'information à deux reprises, en présentant à des commissions permanentes les avis négatifs circonstanciés du CNEN à propos de dispositifs très divers, les modalités de calcul de l'allocation personnalisée pour l'autonomie, et le barème des redevances de l'utilisation des infrastructures ferroviaires. Ces sujets sont traités à la commission des affaires sociales et à la commission du développement durable, mais ils sont porteurs d'impacts qui ne sont pas toujours visibles pour les collectivités.
La deuxième évolution est liée à l'adoption d'une disposition tendant à annexer les avis du CNEN aux études d'impact des projets de loi. Les études d'impact, en effet, sont non seulement très largement insuffisantes, mais j'éprouve pour ma part une forte gêne quant au fait que ces études, supposées présenter les conséquences d'une loi pour les collectivités, soient réalisées par le ministère qui présente le projet de loi. Je vois que Madame la Secrétaire générale du gouvernement n'est pas tout à fait d'accord avec moi. Je ne veux pas dire qu'une étude d'impact est tendancieuse, le mot ne serait pas le bon, mais je pense que lorsqu'on défend une idée, on omet parfois d'évoquer ses inconvénients. Cette évolution reprend l'une des cinquante propositions du groupe de travail transpartisan qui a rendu ses conclusions le 2 juillet 2020. La proposition de loi, qui a traduit ces propositions, a été adoptée par le Sénat le 20 octobre 2020 mais elle n'a pas prospéré. Je souhaite toutefois qu'elle trouve un écho parce qu'elle va dans le bon sens.
La semaine dernière, malgré une saisine en extrême urgence qui ne lui a pas permis de rendre un avis en bonne et due forme, le CNEN a formulé des observations sur les impacts techniques et financiers, pour les collectivités territoriales, du projet de loi sur la fin de vie. On pense souvent que ce type de sujets sociétaux est à l'écart des collectivités. Or ce sujet, par exemple, a des impacts sur les collectivités, notamment sous la forme d'une persistance des inégalités territoriales en matière d'accès aux soins palliatifs.
Les travaux d'évaluation représentent un troisième axe de progrès sur lequel nous devons nous concentrer. Nous sommes parfois réticents à procéder à des études d'évaluation, parce qu'elles entraînent l'invention de nouveaux textes. Or j'estime que l'expérimentation suivie de l'évaluation systématique permettrait à l'action publique d'être plus pertinente, plus efficace jusqu'au dernier habitant, et moins dispendieuse.
Nous menons actuellement, avec notre collègue Max Brisson, une mission sur la différenciation. Nos premières auditions montrent tout l'intérêt de cette démarche d'évaluation. Nous démarrons notre réflexion à partir de l'évaluation de la mise en oeuvre d'une disposition, votée dans le cadre de la loi différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification, dite loi « 3DS », qui permet la différenciation à l'initiative des collectivités. Nous nous sommes rendu compte qu'il était nécessaire, afin de favoriser une véritable différenciation, de modifier la Constitution. En effet, l'article 72 ne permet pas de procéder à une expérimentation de différenciation restreinte aux seules collectivités volontaires. Nous allons par conséquent formuler une recommandation qui rejoint celle de la proposition de loi constitutionnelle que j'ai évoquée précédemment.
Enfin, nous pensons qu'il est impératif, afin de travailler de manière efficiente, que les textes ne nous parviennent pas d'une manière soudaine, et que nous puissions les étudier sans précipitation. Il nous semble nécessaire, pour les collectivités territoriales, d'organiser chaque année un échange avec le gouvernement, où celui-ci nous présenterait ses intentions en matière d'évolution. Je me réjouis, à ce titre, que la mission conduite par Éric Woerth fasse l'objet d'une présentation à la délégation ou dans l'hémicycle.
Notre tâche est rude, et nous restons très humbles face à elle. Mais le collectif que nous constituons tous ensemble est de nature à nous rassurer, parce nous ne vaincrons cette inflation normative qu'à la condition d'unir nos efforts. Je vous remercie tous de votre attention.
La séance est levée à 10 heures 30.