Jeudi 4 avril 2024
- Présidence de M. Dominique de Legge -
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Audition du général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense à l'état-major des armées (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu sera publié ultérieurement.
Ce point de l'ordre du jour n'a pas fait l'objet d'une captation vidéo.
Audition de M. Étienne Apaire, secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR)
M. Dominique de Legge, président. - Chers collègues, nous poursuivons nos travaux, toujours à huis clos. Nous accueillons M. Étienne Apaire, secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR).
Monsieur le secrétaire général, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
Vous nous présenterez un état des lieux des opérations d'influence étrangère dans les domaines de la délinquance et de la radicalisation. Cette audition sera également l'occasion de dresser un premier bilan de la mise en oeuvre des outils de contrôle des financements étrangers destinés aux associations, introduits par la loi du 24 août 2021.
Vous nous indiquerez également comment le CIPDR s'intègre dans la coopération interservices visant à identifier et à organiser la riposte face aux opérations d'influence étrangères.
Notre commission d'enquête sera enfin à l'écoute de toute proposition pour améliorer notre droit ou nos pratiques dans le sens d'une meilleure prévention de telles opérations d'influence.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Etienne Apaire prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition se tient à huis clos afin que vos propos soient les plus précis et libres possible.
M. Étienne Apaire, secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. - Nous sommes en phase de réflexion pour transformer le secrétariat général du CIPDR (SG-CIPDR) en délégation interministérielle de prévention de la délinquance et de la radicalisation. Nous avons revu les circuits financiers. Nos missions, sauf une, ne se sont jamais interrompues malgré notre réorganisation. Elles portent sur la prévention de la délinquance et de la radicalisation, la lutte contre le séparatisme, ainsi que la coordination du retour des mineurs des zones de guerre en Syrie et en Irak. Enfin, je suis également président de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Le SG-CIPDR compte 65 personnes. C'est la mission de contre-discours qui a été interrompue dans le cadre de la réorganisation.
Le SG-CIPDR ne s'occupe pas d'ingérence, mais d'influence. Nous menons une veille sur les réseaux sociaux concernant les propos ou messages de certains « influenceurs » qui peuvent conduire au djihadisme d'atmosphère, selon le terme du professeur Gilles Kepel, ou avoir des liens avec des projets politiques ou des valeurs qui diffèrent des nôtres.
Influences « étrangères » ne veut pas dire « d'un pays étranger », de notre point de vue. Nous avons des nationaux sous influence étrangère ou relayant des influences étrangères et des étrangers ne relevant d'aucun État précis qui essaient de nous influencer en promouvant des valeurs, des modes d'organisation ou des croyances contraires aux nôtres. On s'approche de l'ingérence étrangère quand certains relaient systématiquement des discours très proches de ceux d'États étrangers. Il existe en réalité toutes sortes de situations qui ont du mal à être distinguées.
Notre veille est réalisée par quatre veilleurs et quatre analystes, qui observent quotidiennement les réseaux sociaux en source ouverte, pour identifier les principaux influenceurs. Grâce à des outils, par des mots clés, on peut rétrécir la focale sur les discours promoteurs de certains questionnements ou de la remise en cause de certaines valeurs.
Je peux citer, parmi ce qui peut se rapprocher l'ingérence, la sphère turque. La chaîne TRT Français compte 1 million d'abonnés - cela ne signifie pas qu'il y a 1 million de personnes qui « likent » - ; Anadolu Français, 200 000 abonnés, et Nouvelle Aube, une centaine de milliers d'abonnés. Nous nous interrogeons sur les liens que ces chaînes entretiennent avec certains mouvements politico-spirituels tels que les Frères musulmans, ou avec l'État turc lui-même.
Une autre source d'influence importante est AJ+, un média du groupe qatari Al Jazeera, compte 4 millions d'abonnés. Elle critique la mise en place de certaines mesures législatives, comme l'interdiction du port du voile ou la loi de 2021 relative aux valeurs de la République, mais a adopté des codes de communication modernes, avec des articles en écriture inclusive. Beaucoup d'influenceurs n'hésitent pas non plus à employer l'humour. Ils sont très bien organisés, ont compris tous les codes de la communication, et exercent leur influence quotidiennement.
Certains influenceurs moins importants, installés en France ou à l'étranger, notamment outre-Manche, sont bien plus agressifs. Ils estiment que la France a un droit contraire à l'islam et relaient l'idée selon laquelle nous sommes un pays islamophobe. L'organisation CAGE International, à Londres, qui a longtemps soutenu des djihadistes, met clairement en cause les institutions françaises sur Internet et dans divers forums à travers le monde. Son directeur a vu son interdiction d'entrer en France annulée par la juridiction administrative, et a été repéré devant un bâtiment du ministère de l'intérieur, dont il pensait que c'était le siège du SG-CIPDR. Il déclarait que c'était le lieu où se trouvaient tous les mécréants voulant porter atteinte aux croyants. Le personnel du SG-CIPDR en a été un peu inquiet et des mesures particulières de sécurité ont été mises en oeuvre
Des pics de diffusion sont observés dans les discours à travers le monde à chaque événement concernant la communauté islamiste, dont, récemment, l'interdiction de l'abaya à l'école et l'attaque de Gaza et ses conséquences.
Certains influenceurs sont des individus dont il est difficile d'établir les liens avec des pays, mais qui comptent plusieurs centaines de milliers d'abonnés, qui organisent des formations à distance et des pèlerinages, et qui prônent une culture religieuse très rigoriste. Mais ils sont à Dubaï ou dans d'autres pays ce qui rend compliquée toute action à leur égard quand ceux-ci diffusent des discours contraires à nos valeurs.
D'autres, sur lesquels nous sommes très vigilants, sont en France. La liberté d'opinion et de croyance existe, mais nous veillons à ce que leurs discours restent dans le cadre des lois. Certains ont à côté une activité commerciale, de business communautaire. Nous nous assurons qu'ils respectent les règles comptables et fiscales et ne font pas de publicité mensongère. Il faut aussi être très vigilant vis-à-vis des organisateurs de cagnottes, pour que l'argent ne soit pas versé à des mouvements terroristes.
Les veilles donnent lieu à des rapports transmis aux administrations concernées et aux services de renseignement, complétant ainsi leur action. Dernièrement, nous avons très vite vu un message sur le lycée Maurice-Ravel et avons pu prévenir le ministère de l'éducation nationale.
A la différence des auteurs d'ingérences nous ne sommes pas face à des gens qui se cachent, mais qui sont au contraire très prolixes cherchent la visibilité et répètent leurs messages en espérant influencer un public en attente.
La difficulté, en matière d'influence, est que nous faisons face à une opposition entre valeurs, entre conceptions de l'organisation de la société.
Les influenceurs cherchent à développer leur audience. Toute limitation de leur capacité d'expression est ressentie comme injuste. Quand nous rappelons que l'antisémitisme n'est pas une opinion, mais une infraction, certains en sont contrits et se reportent sur des médias étrangers.
L'Unité de contre-discours républicain (UCDR) a été créée en 2021 par le Président de la République, dans l'idée de développer un contre-narratif, face aux propos des influenceurs. Nous avions une capacité en propre de production de messages et un relais par des associations, exécutant plus ou moins bien leurs engagements - c'est toute la question du fonds Marianne. Le contre-discours présente des limites évidentes. On a bien du mal à convaincre quelqu'un qui est déjà convaincu d'autre chose. Tout le monde a vécu l'expérience d'un repas de famille où la personne qui critique la vaccination est impossible à convaincre de l'inanité de ses propos par un « contre-discours » rationnel. Le contre-discours a peut-être fait son temps. Des études montrent d'ailleurs que son efficacité est très réduite.
Mais que faire, dans un combat de valeurs ? Qui défend les valeurs de la République, en réalité ? Chacun a son rôle à jouer, assemblées parlementaires comme gouvernement. Des influenceurs déclarent que l'idéal est la charia. En face, la République estime que chacun est censé connaître la loi naturellement, ainsi que les institutions et tous les avantages qu'elles procurent. Le contrat social est présumé. L'instruction civique est censée convaincre chacun de son intérêt. Mais quand on demande précisément qui fait quoi, on est en difficulté. Les services d'information du Gouvernement et des ministères communiquent sur les actions du Gouvernement et les ministères et non sur les valeurs de la République. Ceux des assemblées font la même chose, et c'est bien naturel. Il y a des défenses ponctuelles de la laïcité ou de l'égalité entre les hommes et les femmes. Mais face à des chaînes, sur les réseaux sociaux, consultées par des milliers de nos concitoyens, en faisons-nous assez pour défendre des valeurs républicaines culbutées par d'autres valeurs ?
L'Ifop a mené un sondage sur les conceptions de la laïcité des jeunes Français : de plus en plus d'entre eux, particulièrement de confession musulmane, estiment que les dernières lois adoptées ne sont pas conformes à leurs croyances. A-t-on réellement essayé de les convaincre du bien-fondé de nos lois ? Dans plusieurs de nos territoires, l'accès des jeunes filles à la scolarité ou à l'espace public est remis en cause. Nous savons qu'il peut être difficile d'enseigner l'histoire et la géographie dans certains territoires. La liberté d'enseignement, d'accès à l'espace public, de croire ou de ne pas croire, est fondée sur des valeurs. Notre dispositif est-il adapté ? Y a-t-il un pilote ? Nous devons nous préoccuper, positivement, de réaffirmer les valeurs de la République.
La loi confortant les principes de la République est un outil qui prévoit un grand nombre de contrôles permettant d'établir notamment la transparence des financements de structures. Nous avons là un dispositif de conformité. Nous sommes particulièrement attentifs aux établissements scolaires hors contrat, aux associations sportives, aux entreprises chargées d'un service public en vue d'éviter ce qui peut s'apparenter à des ingérences cachées de financeurs privés et publiques cachées
Nous sommes également attentifs aux manifestations d''influence, étrangère ou non, mais en tout cas contraire à nos valeurs, dans le monde universitaire.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous vous occupez de l'influence et non de l'ingérence. Comment les définissez-vous ?
M. Étienne Apaire. - Pour le dire sommairement, l'influence n'est pas cachée ; elle vise à convaincre, quand l'ingérence vise à modifier les décisions publiques ou les pouvoirs économiques, dans un pays donné. S'agissant des influenceurs, nous sommes face à des gens qui ne se cachent pas.
Évidemment dans la mesure où certains États n'ont pas une distinction claire entre ce qui relève du religieux et ce qui relève du politique, il se peut qu'influence et ingérence puissent être complémentaires
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est le cas de beaucoup de pays. Vous ne suivez donc pas d'actions d'États masquées.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous dites que 65 personnes travaillent pour le CIPDR et la Miviludes. Seulement quatre d'entre elles surveillent les réseaux sociaux.
M. Étienne Apaire. - Nous avons quatre veilleurs et quatre analystes, soit, en permanence, un veilleur et un analyste actifs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est peu.
M. Étienne Apaire. - Une fois qu'on a dit ce que j'ai dit sur le nombre de personnes qui sont susceptibles de s'intéresser à des discours contre nos valeurs, on se rend bien compte qu'une réflexion est nécessaire, soit sur l'utilité de la structure, soit sur les moyens qui lui sont alloués.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sachant que vous êtes en pleine réflexion structurelle, voire stratégique, avez-vous des préconisations sur ces deux sujets ? Quels seraient les moyens efficaces pour vous permettre de remplir vos missions ?
M. Étienne Apaire. - Le choix est clair : soit on internalise un certain nombre de forces dans un organisme, comme cela a été fait avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), soit on répartit l'action sur tous les ministères et tous les services de communication, en leur donnant une mission de veille, dans leurs domaines de compétence.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Où va votre préférence ?
M. Étienne Apaire. - Pourquoi a-t-on créé l'UCDR ? Des difficultés se sont présentées sur le contre-discours et sur le contrôle des entités mandatées pour le produire.
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est plus large que cela.
M. Étienne Apaire. - J'essaie d'être bref.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Moi, j'essaie d'être précis.
M. Étienne Apaire. - Nous ferons une autre commission d'enquête si vous le voulez.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La commission d'enquête a rendu ses conclusions.
M. Étienne Apaire. - L'idée d'avoir dans un même endroit les veilleurs, les analystes et ceux qui identifient les endroits où il faut porter un discours - et non un contre-discours - me semble utile. Par ailleurs, la mobilisation de toute la société civile me paraît importante, car l'État n'est pas seul dans cette affaire. Si cela ne tenait qu'à moi, j'augmenterais les moyens qui sont alloués au SG-CIPDR, de manière générale et pour renforcer sa capacité à coordonner la diffusion de discours assurant la promotion des valeurs de la République, en lien avec les veilleurs, pour savoir où orienter les discours, avec la mobilisation de tous.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Concrètement, que signifierait cette augmentation de moyens ?
M. Étienne Apaire. - Je ne saurais pas vous le dire.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez cité la Turquie et le Qatar. Rien à propos de l'Arabie saoudite, de l'Iran, ou de l'Azerbaïdjan. Vous ne les citez pas au même niveau ni comme des pays porteurs de contre-discours ou de logiques d'influence.
M. Étienne Apaire. - Effectivement, car il ne s'agit pas de la même organisation. Les liens de financement entre Al-Jazeera et le gouvernement qatari sont connus, de même que les liens entre Russia Today (RT) France et le gouvernement russe. Les liens avec des organismes qui sont des influenceurs, comme l'Union turco-islamique des affaires religieuses (Diyanet þleri Türk slam Birliði - la Ditib), sont complètement reconnus par le gouvernement turc.
M. Rachid Temal, rapporteur. - D'accord, mais...
M. Étienne Apaire. - On n'a pas cette même organisation avec l'Arabie saoudite. Il existe des influenceurs salafistes, dont on peut considérer qu'ils ont des liens avec certains pays, mais pas de manière organique comme ceux que j'ai cités à l'instant.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Votre mission est d'agir pour la prévention de la délinquance et de la radicalisation. Ce dernier mot recouvre une dimension religieuse. Peut-on considérer que ni l'Arabie saoudite, ni l'Iran, ni l'Azerbaïdjan ne mènent, directement ou indirectement, des actions d'ingérence ou d'influence contre la France ?
M. Étienne Apaire. - Pour ce qui est de l'ingérence, je ne sais pas. Pour ce qui est de l'influence, je n'en suis pas sûr. En revanche, certains influenceurs peuvent parfois résider dans certains pays. Mais la ville de Dubaï peut-elle être considérée comme complice parce qu'elle accueille des influenceurs ? De même, la ville de Londres peut-elle être considérée comme complice parce qu'elle accueille CAGE International, qui passe son temps à remettre en cause les valeurs de la République ? Nous n'observons pas d'osmose entre ces organes d'influence et les gouvernements des pays qui les accueillent
M. Rachid Temal, rapporteur. - Les chercheurs que nous avons auditionnés ont pourtant cité ces pays.
M. Étienne Apaire. - Ces pays ont sans doute des valeurs qu'ils défendent à travers le monde, mais la question se pose de savoir s'ils ont une influence telle qu'on peut la percevoir sur les réseaux sociaux en France. Je n'en suis pas sûr.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sur quoi cette incertitude repose-t-elle ?
M. Étienne Apaire. - J'ai demandé qui étaient les cinq influenceurs qui retenaient particulièrement notre attention. Parmi eux figure un certain Redazere : 4 477 520 abonnés. Il est salafiste. Je ne peux pas vous dire s'il a un lien quelconque avec l'un des pays que vous avez cités. De même, je ne peux pas vous dire si un autre salafiste, Nader Abou Anas, qui comptabilise 2, 633 millions d'abonnés., a un lien avec l'Azerbaïdjan, l'Arabie saoudite ou un autre pays. Il appartient à l'oumma, il est un défenseur de la communauté et il a des conceptions salafistes qui dépassent de beaucoup les ingérences étrangères de pays que vous nous indiquez. Certains pays sont cependant plus proches de cette diffusion ; je les ai indiqués. Du reste, ce n'est pas exclusif.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je ne comprends toujours pas votre réponse et votre mécanique de classification. Comment pouvez-vous à la fois identifier certains pays précisément et dire que pour d'autres il n'y aurait que des influenceurs ?
Vous avez évoqué l'abaya, Gaza ou les lois qui ont été adoptées en France sur le voile. Tout le monde connaît les campagnes de l'Iran sur ces sujets ! Je m'étonne que vous ne citiez pas ce pays, alors que vous vous occupez de radicalité, et pas non plus l'Azerbaïdjan, l'Arabie saoudite ou Dubaï, quand d'autres le font. Je m'interroge donc sur le périmètre de votre action.
M. Étienne Apaire. - L'Iran n'a pas été identifié par mes services directement comme étant lié à des influenceurs qui sont en outre, à 99 %, sunnites et non chiites.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Cela n'empêche pas l'Iran d'intervenir...
M. Étienne Apaire. - Vous me demandez une preuve impossible. Vous me dites que je ne les cite pas, mais je n'ai pas d'éléments, je ne peux donc pas les citer ! L'Iran finance peut-être des conférences en Azerbaïdjan, mais, en tant que SG-CIPDR, je ne le perçois pas et je ne peux pas le dire honnêtement. Je n'ai aucun moyen de l'affirmer.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avez-vous des relations régulières, de coopération ou de coordination, avec Viginum et le Comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi) et le cas échéant, lesquelles et selon quelles modalités ?
M. Étienne Apaire. - Un haut-fonctionnaire du ministère de l'intérieur assure la coordination entre tous les services de veille contre les ingérences.
Le CIPDR n'a pas de lien organique avec Viginum même si nous entretenons des relations suivies avec cet organisme. Par ailleurs, l'analyse des faux discours n'entre pas dans notre lettre de mission ni dans notre coeur de métier. En revanche, si nous détectons quelque chose d'inhabituel, nous transmettons l'information à nos partenaires
Nous ne sommes pas un service de renseignement, mais nous avons des liens avec tous les services de renseignement, notamment ceux du ministère de l'intérieur. En tant que chefs de file de la lutte contre le séparatisme, en matière d'action administrative, nous intervenons en appui des préfectures ou des administrations pour la vérification de la mise aux normes d'un certain nombre d'établissements et la transparence des financements des fonds de dotation. Nous sommes en lien non seulement avec les services du renseignement territorial, mais aussi avec la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ), bras armé du ministère de l'intérieur pour sanctionner les irrégularités. Nous sommes en soutien des préfectures pour permettre les analyses nécessaires pour opérer ces contrôles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quand vous dites que l'État s'interroge sur le contre-discours et se demande si cela n'a pas fait son temps, de qui parlez-vous exactement ?
M. Étienne Apaire. - Une réflexion est engagée au sein du Gouvernement, portée par le ministère de l'intérieur, pour savoir ce qu'il convient de faire en matière de contre-discours et de discours et voir comment on les organise.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelles sont vos préconisations dans ce domaine ?
M. Étienne Apaire. - Je préconise de rassembler dans un endroit unique l'activité de veille, le constat et la coordination de la diffusion de discours - et non de contre-discours - assurant la promotion des valeurs de la République à tous les niveaux, dans l'éducation nationale, ce qui est la vocation d'un organisme interministériel. Pour l'instant, il me semble que cela manque. Il faut aussi la mobilisation de tous les acteurs de la société. Je pense aux entreprises notamment.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qui produirait le fond des discours ?
M. Étienne Apaire. - Soit la coordination a une faculté de promotion, ce qui pose une question de coût, soit on peut recourir à des associations, comme cela se fait déjà, ce qui soulève la question de savoir dans quel cadre juridique on se pose et qui contrôle la diffusion des messages. La réflexion est difficile. Le choix doit se faire entre la commande publique, la subvention et l'internalisation. Pour l'instant, il n'y a pas d'internalisation, car personne ne s'occupe de la promotion des valeurs de la République. En tout cas, il n'y a pas assez de personnes par rapport au nombre d'influenceurs.
Mme Nathalie Goulet. - Je suis les travaux du comité de prévention de la délinquance, devenu le CIPDR, et auquel on a ajouté la Miviludes, depuis plusieurs années. J'ai demandé à de nombreuses reprises une évaluation du CIPDR, sans succès. Du préfet Pierre N'Gahane au fonds Marianne, aucune évaluation n'a été effectuée. Nous avons pu observer le contre-discours de Dounia Bouzar ou de Mohamed Sifaoui, nous qui sommes impliqués dans ce dossier. André Reichardt et moi-même avons en effet présidé la commission d'enquête sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe en 2014, avant l'attentat contre Charlie Hebdo.
Je me réjouis que vous ayez enfin cité, devant la présente commission, le problème des Frères musulmans, du Qatar et de la Turquie, et que l'on déplace un peu le discours qui était auparavant centré sur l'Est.
Al Jazeera pose de nombreux problèmes, dans ses déclinaisons également. Dans sa version arabe, on pend les homosexuels, alors que sa version française est gay friendly ! Il faut voir comment tout cela se décline et mesurer à la fois les dangers et les financements associés. L'Arabie saoudite ne mène pas, en revanche, une semblable politique d'influence par les médias. Son influence se produit autrement, d'autant que l'Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane n'est pas la même que celle d'il y a vingt-cinq ans.
J'en viens à la nécessaire évolution du comité de prévention que vous dirigez. Comme vous l'avez parfaitement annoncé, le fonds Marianne a sonné le glas de la structure actuelle. Je souscris à l'idée de rassembler la veille, l'analyse et la réplique au sein de la même structure. La question est de savoir laquelle, et avec quels moyens.
Il faut distinguer la violence commise à l'égard de la France de l'influence exercée sur des personnes présentes sur son territoire, visant à les faire agir de telle ou telle façon. Ce sont deux degrés différents. Les cas de l'Iran et de l'Azerbaïdjan sont spécifiques. Des attaques très violentes contre la France, inacceptables, ont été recensées dans ce dernier pays. Toutefois, il s'agissait d'attaques frontales, visibles, peu malignes et identifiées. L'influence du Qatar et des Frères musulmans est tout à fait différente.
Où faut-il placer votre dispositif : au sein de Viginum, au ministère de l'intérieur, ou au sein d'une cellule supplémentaire insérée dans les services de renseignement ? Dans de nombreux endroits, la veille exercée sur les réseaux rassemble 300 personnes, qui travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre en six langues différentes. Cependant, même avec quatre personnes, elle est indispensable. Les influenceurs que vous avez cités ne résident pas en France, mais à Dubaï ou en Belgique, comme BarakaCity.
Comment améliorer votre outil et où doit-on le positionner, sachant que le rapport de la Cour des comptes et le fonds Marianne ont signé l'arrêt de mort de sa version actuelle ?
M. Étienne Apaire. - Tout le monde s'accorde à dire qu'il y a un besoin, de veille notamment, auquel s'ajoute un besoin de discours et de mobilisation de la société. Les choix qui sont faits attribuent actuellement cette responsabilité au ministère de l'intérieur. Viginum dépend du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Il existe d'autres possibilités, dans les services du Premier ministre, et de coordination interministérielle. Tout est possible. La proximité avec les services de renseignement du ministère de l'intérieur, notamment le renseignement territorial, et avec la DLPAJ présente des avantages. Comme souvent dans ces questions, toutes les organisations offrent des avantages. Encore faut-il les évaluer. Je suis d'accord avec vous sur le fait que nous partons avec un boulet un peu difficile à nos pieds.
La question est de savoir quel est le meilleur endroit pour faire agir tout le monde et de s'assurer que la coordination interministérielle soit au bon endroit ?
M. Dominique de Legge, président. - Vous avez insisté sur la nécessité de construire un discours. Pensez-vous que nous lutterons contre la radicalisation avec un discours, sachant que ce dernier risque d'être perçu comme un discours officiel, en un temps où tout ce qui est officiel et institutionnel est considéré comme suspect ?
M. Étienne Apaire. - C'est presque une question de philosophie politique. Pendant des siècles, ce pays a assuré la défense des « hussards noirs de la République » notamment des enseignants, qui eux-mêmes assuraient la promotion de la République. Certaines formes de communication étatiques faisaient également ouvertement la promotion des valeurs de la République. Il suffit de relever la fréquence des insertions de la devise de notre République sur nombre d'édifices publics.
Sous la troisième République déjà nous luttions contre certains influenceurs. Ainsi il n'y a pas si longtemps, l'État considérait que certains mouvements religieux liés à Rome devaient être interdits ou en tout cas interdits d'expression, car ils portaient atteinte aux valeurs de la République laïque.
Si l'on se place maintenant du côté de celui qui écoute, on peut se demander si nous disposons des compétences nécessaires pour assurer une instruction civique généralisée, un rappel des valeurs de la République et du contrat républicain auprès de l'intégralité de la population.
Je pense que cet objectif n'est pas inatteignable si on utilise des moyens modernes de communication pour convaincre de la solidité de nos valeurs. De toute manière nous n'avons pas le choix.
En effet, je constate que les prédicateurs et les influenceurs dont nous parlons n'ont pas peur pour leur part d'avoir l'air ridicule en affirmant certaines valeurs qui nous semblent étonnantes, mais qui arrivent à convaincre une part non négligeable de la jeunesse. « Le jour où j'épouserai ma femme, elle n'aura pas le droit de travailler ni d'aller toute seule dehors » : le garçon qui tient ses propos, Adel, a 20 ans, il est footballeur, il dit des choses plus énormes les unes que les autres et il est suivi par 600 000 personnes ! Une part non négligeable de jeunes garçons se dit que ses propos ne sont pas idiots et que, si le Coran le dit, il faut le faire.
Pardonnez-moi d'être un peu vigoureux, mais nous sommes les seuls à nous poser des questions sur les valeurs de la République. Je ne demande pas aux gens d'être convaincus, mais de respecter la loi, qui autorise ou interdit un certain nombre de comportements conformément à nos valeurs républicaines.
Lorsque je donne des conférences sur les valeurs de la République, je dis que les atteintes à ces valeurs ne sont pas à rechercher dans des territoires lointains. En Seine-Saint-Denis, il n'y a plus dans certains quartiers, beaucoup de femmes dans l'espace public dehors à partir de 18 heures. On vous dit que ce n'est pas la place de la femme. Des jeunes filles, non voilées dans la rue, se voilent lorsqu'elles entrent à l'université pour éviter les pressions.
Nous sommes dans un combat de valeurs, y compris sur le plan politique. Certaines personnes pensent comme ceci ou comme cela. Or elles n'avancent pas masquées, mais avec leurs valeurs. Si nous craignons de défendre les nôtres, je ne sais pas qui le fera car en face, nos adversaires ne craignent personne.
En outre, l'un des discours dominants chez ces influenceurs consiste à dire que nous avons perdu notre vitalité, que la démocratie ne fonctionne pas et que nous ne sommes même pas capables de défendre ces valeurs. Il convient donc de nous mobiliser pour convaincre ceux qui doutent du contraire.
Je ne vois pas ce qui nous empêche de rétablir un « catéchisme républicain » vigoureux et de nous assurer qu'il est connu et compris de tous et qu'il n'est pas négociable.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Au coeur de Paris se présentent aussi des cas de séparatisme, mais ce dernier n'est pas seulement religieux.
M. Étienne Apaire. - Je vous l'accorde. La question est la suivante : a-t-on la capacité de le combattre ?
M. Dominique de Legge, président. - Je le souhaite de tout coeur. Cependant, soyons conscients du fait qu'un discours officiel est, par définition, suspect aujourd'hui. Une parole sensée, républicaine, institutionnelle n'est plus entendue ni écoutée parce qu'elle devient suspecte. La parole publique est décrédibilisée.
J'aimerais prendre votre discours comme un grand message d'espérance. Ce n'est pas si simple que cela. Ce n'est pas en rendant obligatoires la diffusion et le commentaire, tous les matins, du catéchisme de la République à l'école que l'on réglera le problème. Je comprends toutefois votre réponse, mais le discours ne suffit plus.
Mme Sylvie Robert. - Il s'agit effectivement d'un débat de philosophie politique. Si l'on se dit que l'on a perdu la bataille culturelle, comment reconstruire cet imaginaire qui a été transformé dans les esprits ? Nous manquons d'outils, de leviers. Voyez comme il est difficile d'enseigner l'histoire. Peu à peu, cette bataille a été perdue. La reconstruction du narratif s'avère compliquée. Il ne faut pas se culpabiliser ni se victimiser, mais affirmer les choses. Or en de nombreux endroits, le débat, la controverse ne sont même plus possibles. Si nous parvenons à débattre malgré tout, comme nous le faisons dans les assemblées parlementaires, nous réussirons peut-être à atteindre notre objectif.
La question des influences participe de cette analyse et de cette nécessaire reconstruction.
Mme Nathalie Goulet. - Nous sommes tous porteurs des valeurs de la République. C'est à nous de les défendre. Il y a quelques semaines, de violentes attaques ont eu lieu sur les réseaux sociaux contre l'islamophobie en France au motif que cette dernière interdirait les financements étrangers des mosquées, ce qui est faux. Une telle interdiction devrait en effet s'appliquer également aux synagogues, aux églises, en vertu de l'égalité devant la loi.
J'ai obtenu le retrait d'un post publié sur les réseaux sociaux qui avait comptabilisé 800 000 à 1,5 million de vues. Nous sommes tous porteurs de cette défense. Or nous sommes tous un peu démissionnaires devant l'avalanche de mensonges éhontés qui circulent, d'autant qu'il y va aussi de la responsabilité des plateformes. Il va falloir s'en occuper sérieusement.
L'échec du contre-discours déployé depuis des années et l'épisode du fonds Marianne sont le signe que l'heure est venue de rediscuter du sujet et de revoir la méthodologie.
M. Étienne Apaire. - Je confirme que nous sommes tous porteurs des valeurs de la République. Je suis engagé en ce sens.
Des évolutions surviennent. Des interrogations sont en cours à l'échelle européenne en vue de mieux défendre les valeurs de l'Union Européenne qui sont fondées sur notre corpus républicain. Là encore il existe un déficit, nous n'avons pas de discours suffisant pour assurer la promotion des valeurs de l'Europe. Or, quand nous voyons les financements accordés à certaines structures d'influence islamiste par l'Union Européenne, et au relai complaisant qui peut être accordé aux accusations d'islamophobie portées contre notre pays, nous devons rester particulièrement vigilant et dénoncer ce qui ne nous semble pas conforme aux valeurs de l'Union.
Notre action est reconnue à l'international et intéresse beaucoup les autres pays, malgré les aléas que nous avons connus.
Par ailleurs, les techniques de communication évoluent en permanence, en bien ou en mal. Or l'intelligence artificielle peut nous aider, à la fois en matière de veille mais également en matière de diffusion de messages.
Deux éléments nous intriguent. Dans les quartiers - je les cite de manière indéterminée, sans parler d'un département particulier -, les jeunes ont un fort attrait pour tout ce qui représente l'autorité publique. Il y a à la fois beaucoup de difficultés et de violences, et beaucoup d'attrait. On s'étonne ainsi de voir qu'un grand nombre de jeunes issus de minorités intègrent les forces de police, de gendarmerie, la justice ou l'armée. La République représente donc bien quelque chose pour eux. Ce mouvement doit être accompagné et encouragé.
Par ailleurs, concernant l'intelligence artificielle, il n'y a pas que des « ingénieurs du chaos » pour reprendre la formule de Giuliano da Empoli, qui cherchent grâce à leur connaissance des réseaux sociaux et des algorithmes à fausser le jeu démocratique. Il y a toute une réflexion à mener pour voir comment utiliser au mieux ces nouveaux moyens technologiques pour informer au plus près ceux qui ne connaissent ou ne comprennent pas nos valeurs, faute d'avoir reçu l'enseignement républicain et l'instruction civique nécessaires. Nous avons ainsi toute une réflexion devant nous à mener pour élaborer des messages convaincants mais aussi pour les acheminer auprès de ceux qui sont les plus concernés, les personnes âgées.
Mme Sylvie Robert. - Ce sont des techniques algorithmiques.
M. Étienne Apaire. - Cette logique ne doit pas être simplement au service du chaos, du mal ou des influenceurs étrangers. Nous pouvons, nous aussi, nous en emparer pour diffuser les messages nécessaires à la promotion de nos valeurs communes.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie de votre participation.
La réunion est close à 16 h 20.