Mardi 19 mars 2024
- Présidence de M. Dominique de Legge -
La réunion est ouverte à 14 h 35.
Audition de Mme Elsa Pilichowski, directrice de la gouvernance publique de l'Organisation de coopération et de développement économiques
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères par l'audition de Mme Elsa Pilichowski, directrice de la gouvernance publique au sein de l'Organisation de la coopération et du développement économique (OCDE), sur le thème de la réponse aux influences étrangères au sein des États de l'OCDE.
Je vous remercie de vous être rendue disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Vous nous indiquerez les missions et les moyens de l'OCDE dans la lutte contre les opérations d'influence étrangères. Vous nous présenterez les conclusions du très récent rapport de l'OCDE : Les faits sans le faux : Lutter contre la désinformation, renforcer l'intégrité de l'information. Nous serons particulièrement intéressés de connaitre vos recommandations en matière de lutte contre la désinformation et les autres modalités d'influences étrangères.
Par exception à l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958, la pratique des commissions d'enquête est de ne pas faire prêter serment les fonctionnaires des organisations internationales.
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Mme Elsa Pilichowski, directrice de la gouvernance publique de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). - Je reviens de Séoul où se tenait le troisième sommet pour la démocratie : le sujet de la désinformation et des influences étrangères était au coeur des débats. Les démocraties prennent conscience de cette problématique et réfléchissent ensemble aux moyens de préserver leur modèle.
Je commencerai par dire un mot sur la définition : le lobbying bien fait et transparent est positif pour la société et l'économie ; il en va de même pour l'influence étrangère, qui, si elle est transparente, peut avoir un effet positif sur l'élaboration des politiques, notamment internationales. Les entités étrangères peuvent contribuer à éclairer les débats politiques, à faire progresser les processus décisionnels, par la prise en compte d'intérêts diversifiés, et à promouvoir la coopération internationale. C'est la raison pour laquelle des ambassades et des organisations internationales ont été créées : ces instances permettent de s'influencer mutuellement, afin que le résultat soit positif pour l'ensemble.
En revanche, on peut parler d'ingérence étrangère quand les activités d'influence sont menées de manière dissimulée, secrète, non transparente, à des fins trompeuses ou dans l'intention de nuire. C'est pour cela que l'on distingue l'influence étrangère, légitime, de l'ingérence étrangère. Cette dernière a des conséquences sur l'élaboration des politiques publiques ainsi que sur le bien-être collectif dans les pays ciblés. C'est ce type d'activité, secrète, malign au sens américain du terme, trompeuse, qu'il faut circonscrire. L'influence exercée de façon transparente et en toute responsabilité constitue un outil des États.
Il ne s'agit pas pour nous de polariser le monde, mais au contraire d'adopter une vision constructive et de promouvoir la paix. Rares sont les États qui n'ont pas fait d'ingérence étrangère dans le passé d'une façon ou d'une autre. Il est important de partir de ce constat si l'on veut jeter les bases d'une discussion constructive entre les États.
Les sociétés démocratiques ouvertes sont plus fragiles face à l'ingérence étrangère que ne le sont les dictatures ou les autocraties, car celles-ci contrôlent la société civile, les médias, les sources d'information, etc. Pour un nombre croissant de membres de l'OCDE, la lutte contre l'ingérence étrangère est une priorité. Les 38 pays membres sont tous d'accord pour considérer que les influences étrangères sont devenues un facteur de déstabilisation important. C'est d'autant plus vrai que l'on se rapproche de l'Est de l'Europe.
Cette déstabilisation s'exerce à travers les campagnes de désinformation, l'ingérence électorale, le financement politique, la répression transnationale de la diaspora, la coercition économique, l'ingérence dans l'élaboration des politiques publiques par des pratiques de lobbying secrètes, etc.
Ce sujet est devenu plus important aujourd'hui. Il est passé de la sphère du renseignement ou de la sphère du militaire à la sphère civile. C'est la conséquence de la mondialisation, du développement du numérique. Toute consultation des parties prenantes rend vulnérable à l'ingérence étrangère. Les diasporas sont plus importantes. Le développement du numérique augmente les possibilités, notamment pour les autocraties, de faire de l'ingérence dans les sociétés ouvertes. Le défi pour les démocraties est de maintenir leur niveau d'ouverture tout en luttant contre les ingérences étrangères.
On se rend compte peu à peu que les ingérences étrangères ont des conséquences parfois importantes sur la confiance des citoyens dans les institutions publiques. Malheureusement, le but de ces ingérences est souvent de déstabiliser un autre pays. À une époque où la confiance dans les institutions publiques est fragile, cela devient un problème majeur.
De nombreux gouvernements ont mis en place des mesures pour améliorer leur connaissance des principaux canaux de transmission des influences étrangères, et pour lutter contre celles-ci. En novembre 2022, les ministres de l'OCDE se sont engagés, par la déclaration de Luxembourg, à agir afin de renforcer la confiance et la démocratie. Ils ont défini plusieurs axes de travail pour répondre aux défis posés à notre modèle démocratique de gouvernance.
Le premier axe avait pour thème la désinformation, sujet sur lequel nous avons beaucoup travaillé. Le troisième était relatif aux compétences des gouvernements et comprenait un sous-chapitre sur l'influence étrangère. Tel est l'origine de notre mandat d'action sur ce sujet.
Depuis un an, nous avons lancé un dialogue de haut niveau avec les pays de l'OCDE les plus engagés sur le sujet. Ce dialogue est mené de façon confidentielle, selon les règles de Chatham House. Le but est de dresser une première cartographie des principaux canaux de l'influence étrangère, et de définir des réponses allant plus loin que les réponses classiques, de type sécuritaire ou de renseignement, en concevant des outils de gouvernance publique basés sur la transparence.
Il est essentiel, notamment au niveau international, de bien définir ce que l'on qualifie d'ingérence étrangère. Nous avons, pour l'instant, une définition de travail selon laquelle l'influence étrangère consiste en un ensemble d'actions intentionnelles, de la part d'acteurs étatiques ou non étatiques, qui sont conduites dans l'intérêt d'un gouvernement étranger. Ces actions sont secrètes, non transparentes et de nature manipulatrice ; elles visent à affecter le système politique, l'économie, la société ou l'espace informationnel. Cette définition de travail est très proche de la définition qui figure dans un rapport de l'Assemblée nationale.
L'OCDE réfléchit aux canaux de transmission de l'influence étrangère : la capture des élites, le financement de la vie politique, l'ingérence électorale, le financement de la vie politique, les manipulations de l'information, la coercition économique, l'utilisation abusive de la coopération universitaire, économique et culturelle, la manipulation de la société civile ou des think tanks, le contrôle et la répression des diasporas. Tous ces canaux sont utilisés. Nous envisageons de développer davantage l'aspect cyber et d'inclure également la guerre juridique dans nos travaux.
En ce qui concerne les réponses possibles, plusieurs pistes d'action émergent : une approche mieux coordonnée des pouvoirs publics ; la mise en place de mesures réglementaires pour renforcer la transparence de l'influence étrangère dans les nombreux secteurs où elle se manifeste ; une meilleure prise de conscience de la société et des acteurs ciblés ; et un renforcement de la coopération internationale.
J'en viens à nos travaux sur la désinformation et ses liens avec l'influence étrangère. La désinformation a toujours existé : c'est un fait. L'avènement du numérique accroit la rapidité de la diffusion et a des conséquences également sur la presse professionnelle. La prolifération de la désinformation entraîne des conséquences considérables dans de nombreux domaines : en matière d'action publique, de santé publique, de sécurité nationale, de lutte contre le changement climatique, etc. Les Brésiliens, dans le cadre du G20, réfléchissent à la désinformation dans le secteur climatique. La désinformation jette le doute sur les faits avérés, compromet la mise en oeuvre des politiques publiques et ébranle très sérieusement la confiance des citoyens dans l'intégrité des institutions démocratiques.
Depuis la conférence ministérielle de 2022, nous avons créé le centre de ressources sur la mésinformation et la désinformation - the OECD DIS/MIS Resource Hub -, qui est bien reconnu au niveau international. La France et les États-Unis le coprésident. Le but est d'étudier comment les pays gèrent les défis d'un écosystème de l'information en rapide évolution, tout en veillant à ce que les valeurs et les processus démocratiques restent solides. Tel est le défi posé par la désinformation.
Nous avons rassemblé des informations sur la manière dont les gouvernements promeuvent la culture de l'intégrité dans l'espace de l'information. Nous avons eu des échanges approfondis avec des experts des gouvernements, des universitaires, des représentants de la société civile, des représentants des médias, des entreprises, afin d'identifier les meilleures pratiques et de tirer des leçons sur la désinformation. Tous les pays sont en train d'apprendre. On apprend collectivement au niveau international, au sein des démocraties. Personne ne sait faire mieux que les autres. L'intégrité de l'information est un bien public. Sa défense est essentielle pour renforcer la liberté d'opinion et d'expression. Celle-ci est en effet minée par la désinformation.
Tel a été le sens de notre démarche, qui a abouti à la publication de notre rapport du 4 mars 2024. Il présente les pratiques mises en oeuvre dans les pays de l'OCDE, notamment, et propose un cadre d'action afin de renforcer l'intégrité de l'espace informationnel, même si les contextes nationaux peuvent varier. Nous espérons parvenir à définir un standard international, c'est-à-dire un instrument juridique, mais non contraignant, dans les mois qui viennent.
Ce cadre d'action comporte trois axes. Le premier consiste en la mise en oeuvre de politiques visant à renforcer la transparence, la responsabilité et la pluralité des sources d'information. La question du renforcement des médias avait été quelque peu oubliée dans nos démocraties, car ils fonctionnaient bien, mais ils ont été affaiblis par le développement du numérique. On se rend compte de nouveau qu'il importe de soutenir des politiques qui permettent la constitution d'un secteur des médias diversifié, pluriel, indépendant. Nous mettons l'accent sur le journalisme local.
Nous plaidons aussi pour la mise en oeuvre de mesures réglementaires pour accroître la responsabilité et la transparence des plateformes en ligne, afin qu'elles ne puissent pas véhiculer la désinformation, en fonction de leur pouvoir de marché et de leurs intérêts commerciaux.
Notre rapport a été adopté à l'issue de négociations. C'est la première fois qu'un texte négocié va aussi loin en ce qui concerne la réglementation des réseaux sociaux. L'idée est d'aller au-delà de l'autorégulation traditionnelle. Des instruments comme le Digital Service Act, le DSA, sont nécessaires, pour accroitre la transparence des plateformes numériques, préciser les modalités de la circulation des données, de la modération des contenus, de la prise de décision algorithmique, des procédures de réclamation, etc. Pour la première fois, nous mettons l'accent sur la dimension réglementaire.
Le deuxième pilier est constitué par la résilience des citoyens. Il s'agit de renforcer les défenses de la société contre la désinformation. À Séoul, un grand débat a été organisé, auquel a participé, notamment, Maria Ressa, lauréate du prix Nobel de la paix. La conclusion a été qu'il ne fallait pas laisser les citoyens seuls et qu'il ne fallait pas reporter toute la responsabilité sur leurs épaules. On leur en demande trop si on leur demande de faire le tri en permanence tout seuls. Nous avons besoin d'une whole-of-society approach. Si les plateformes parlent beaucoup de l'éducation aux médias, c'est aussi parce que c'est un moyen pour elles de déresponsabiliser la publication de l'information.
Il faut absolument encourager la résilience des citoyens, mais on ne peut pas tout attendre d'eux. Il importe toutefois de donner aux individus les moyens de développer leur esprit critique, de reconnaître et de combattre la désinformation, comme le font la France, par le biais du centre pour l'éducation aux médias et à l'information, la Finlande, ou les Pays-Bas, par le biais de programmes éducatifs avancés et d'enseignements spécifiques tout au long de la scolarité. Il faut également mobiliser tous les secteurs de la société, notamment la recherche académique ou les organisations de la société civile, pour élaborer des politiques globales et fondées sur des données probantes en faveur de l'intégrité de l'information.
Le troisième volet est l'amélioration de la gouvernance et de l'architecture institutionnelle, afin de préserver l'intégrité de l'espace d'information. Il s'agit d'améliorer la coordination stratégique au sein de l'administration face au risque de désinformation, d'investir dans des capacités humaines et technologiques, de renforcer la coopération internationale entre les démocraties, puisque l'information circule à travers les frontières.
L'action gouvernementale est nécessaire pour contrer la menace de la désinformation, cependant aucune action ne doit conduire à un plus grand contrôle de l'information - c'est bien l'enjeu -, ni nuire à l'exercice des droits fondamentaux, notamment à celui de la liberté d'expression. L'exercice d'équilibre est donc très délicat et les pays qui ont mis en place des structures dans ce domaine ont souvent raté leur communication. Il est donc très important de traiter cette question, sans menacer la liberté des systèmes d'information.
Le rapport analyse les nouveaux risques liés à la désinformation sous ses différentes formes : la désinformation d'origine étrangère, la désinformation en période d'élection, et enfin la désinformation liée à l'intelligence artificielle.
Je commencerai par l'intelligence artificielle. Comme l'a dit Vìra Jourová, l'avènement de l'intelligence artificielle permet une « désinformation sous stéroïdes ». Alors que l'on commence à peine à apprendre à lutter contre la désinformation, il est probable que celle-ci sera démultipliée dans les prochaines années. L'intelligence artificielle peut être utilisée pour créer du contenu et pour diffuser la désinformation. On pense évidemment aux deepfakes, les images réalistes, les textes, les vidéos, les fichiers audio qui imitent faussement de vraies personnes. La voix d'un candidat aux élections slovaques a ainsi été contrefaite pour diffuser un message sur les réseaux sociaux à la veille des élections parlementaires l'année dernière. Lors de la campagne électorale en vue des élections législatives qui auront lieu en avril, pas moins de 129 contenus médiatiques générés par l'intelligence artificielle ont déjà été détectés depuis fin janvier.
Une solution technique émerge : le digital watermarking. Les entreprises technologiques ont pris des engagements lors de la conférence de sécurité de Munich, mais il faudra aller plus loin que l'autorégulation traditionnelle.
Plus préoccupant est l'utilisation de l'intelligence artificielle pour multiplier les faux profils sur les réseaux sociaux d'une manière beaucoup plus réaliste qu'aujourd'hui. Il est à craindre que les outils de détection existants, ceux des plateformes ou des gouvernements, ne soient pas en mesure de détecter des campagnes de désinformation coordonnées par l'intelligence artificielle. Voilà un sujet sur lequel nous commençons à travailler à l'OCDE.
J'en viens à la désinformation sous l'effet de manipulations et d'ingérences étrangères. Dans le contexte géopolitique d'aujourd'hui, marqué par une polarisation croissante entre les autocraties et les démocraties, les campagnes de désinformation provenant de l'étranger constituent une réelle préoccupation. Même si les gouvernements étrangers peuvent jouer un rôle constructif dans les débats politiques, les campagnes de désinformation parrainées par l'État et menées en secret, dans l'intention de nuire, ne devraient pas faire partie de la boîte à outils de la politique étrangère d'un pays.
Les démocraties ont créé des organismes pour se défendre : le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), en France, le Global Engagement Center (GEC), aux Etats-Unis, le National Crisis Management Center en Lituanie, etc. L'idée est que les citoyens doivent savoir quand le contenu diffusé sur les plateformes des médias sociaux provient de l'étranger et s'il résulte de techniques de manipulation. Les derniers rapports de Viginum sur les réseaux « Portal Kombat » et « Recent Reliable News » (RRN/Doppelgänger) sont exemplaires à cet égard. L'essentiel, c'est, comme pour la réglementation des plateformes, la transparence. Il n'appartient pas aux gouvernements de juger de la véracité des contenus ni de supprimer des contenus, mais ils devraient informer la population, par le biais d'une communication publique spécifique, que ces campagnes viennent de l'étranger.
Troisièmement, la désinformation joue un rôle critique pendant les élections. Les gouvernements ont pris conscience du risque et prennent de plus en plus de mesures. Les approches varient en fonction des contextes, mais l'accent est principalement mis sur la lutte contre la désinformation qui met en cause l'intégrité du processus et des organes électoraux, c'est-à-dire sur les récits relatifs à la fraude électorale : il ne s'agit pas des récits politiques, qui peuvent être manipulés mais sur lesquels on n'a pas beaucoup de prises, mais des campagnes de désinformation qui portent sur le processus électoral lui-même et qui visent à nuire à sa crédibilité, ce qui revient à affaiblir le coeur des démocraties.
Certains pays ont mis en place des groupes de travail spécialisés : le groupe de travail sur l'assurance de l'intégrité électorale, en Australie, le groupe de travail sur les menaces en matière de sécurité et de renseignements visant les élections, au Canada, etc. Selon une enquête récente menée par l'Institut Ipsos et l'Unesco dans seize pays, 87 % des personnes interrogées ont exprimé leur inquiétude face à ce risque. En cette année où les élections majeures sont nombreuses, il est important d'être particulièrement attentif. L'objectif poursuivi par les pays étrangers dans ces campagnes de désinformation n'est pas nécessairement de favoriser un candidat, même si cela peut être le cas : le plus souvent l'enjeu est de faire peser le doute sur l'intégrité du processus électoral.
Je souhaite maintenant évoquer les outils de gouvernance publique qui peuvent être mis en place pour lutter contre les ingérences étrangères. Ils sont variés : réglementation du financement des partis politiques, instauration de règles encadrant la mobilité entre les secteurs privé et public - qui seront probablement fondamentales à l'avenir -, contrôle des investissements étrangers, contrôle sur l'achat et la propriété des médias, protection de la société civile, protection des systèmes électoraux, etc. Certains pays ont fait des avancées vraiment importantes. L'Australie a mis en place en 2018 une réglementation générale qui couvre les différents canaux précités. L'Union Européenne aussi a beaucoup progressé.
Nous avons beaucoup travaillé récemment avec la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Le dispositif français est déjà bien élaboré. Nous ne partons pas de zéro. Ce sujet est bien appréhendé en France avec un cadre juridique dédié, des institutions efficaces et de nombreuses politiques publiques. Sur le plan pénal, nous pouvons citer le dispositif de répression des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation ainsi que les restrictions posées aux financements provenant de l'étranger des partis politiques et des campagnes électorales. De nombreux pays ne sont pas protégés sur ce dernier point. Il existe également le dispositif de lutte contre les atteintes à la probité, y compris la corruption, le trafic d'influence et la prise illégale d'intérêts, le dispositif de contrôle des investissements étrangers, la récente loi contre le séparatisme, le dispositif de lutte contre les ingérences numériques étrangères et le dispositif relatif à l'encadrement des activités de représentation d'intérêts. Il y a donc beaucoup de choses en France.
Nous travaillons avec la HATVP pour concevoir un cadre de transparence dédié à l'influence étrangère s'inspirant des pratiques existantes. Dans de nombreux pays, il existe des registres dans le domaine du lobbying demandant aux représentants d'intérêts de s'inscrire et de divulguer publiquement leurs activités. Ce sont 18 pays sur les 38 que compte l'OCDE qui disposent désormais d'un tel registre. Trois de nos membres intègrent certaines activités d'influence étrangère dans leur cadre légal sur le lobbying : le Canada, l'Union européenne et, depuis 2023, la France. D'autres pays ont fait le choix d'un registre séparé couvrant un spectre plus large d'acteurs et d'activités d'influence, sur le modèle du Foreign Agents Registration Act (Fara) aux États-Unis. L'Australie a mis en place un modèle similaire avec le Foreign Influence Transparency Scheme Act (Fits) de 2018. La Grande-Bretagne prend également cette voie et le Canada réfléchit aussi au sujet.
L'Union européenne a présenté en 2023, dans le cadre du paquet européen de la défense de la démocratie, une proposition de directive établissant des exigences harmonisées dans le marché intérieur en matière de transparence et de la représentation d'intérêts exercés pour le compte d'un pays tiers. En France, une proposition de loi relative à l'établissement d'un tel registre sera prochainement débattue au Parlement.
Nous sommes en train de finaliser un rapport sur le sujet, dont nous avons discuté avec l'ensemble des acteurs français : la HATVP, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Viginum, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, Tracfin, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le ministère de l'intérieur et le Conseil d'État, ainsi que les chercheurs de l'École militaire et de Sciences Po. Le rapport s'inspire évidemment des pratiques existantes et fera des recommandations sur le champ d'application, les définitions, les mécanismes de mise en oeuvre et le cadre institutionnel nécessaires pour un tel dispositif en France. Il sera, je l'espère, source d'inspiration pour les débats parlementaires qui auront lieu.
Je dirai enfin un dernier mot sur la nécessité de la coopération internationale. Il est évident que, dans un monde globalisé, lutter contre l'influence étrangère n'est probablement pas très efficace. Ce que nous sommes en train d'établir afin que les pays qui ont des valeurs communes puissent mieux collaborer sur ces sujets sera probablement fondamental à l'avenir.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie pour ce rapport de l'OCDE intitulé Les faits sans le faux : Lutter contre la désinformation, renforcer l'intégrité de l'information, qui est très riche en réflexions et en propositions.
Vous avez raison de rappeler qu'il faut toujours renforcer la démocratie, car c'est par la démocratie que nous pourrons lutter contre les ingérences.
Vous avez évoqué la question de la définition et de la différence entre l'influence et l'ingérence. Pourrait-on dire que l'influence serait le volet plutôt positif et l'ingérence la phase plutôt négative d'une même notion ?
Mme Elsa Pilichowski. - C'est ainsi que nous avons ouvert ce sujet. Cela me paraît d'ailleurs important. Si on nie non seulement l'effet bénéfique de l'influence, mais le fait que les pays s'influencent entre eux, nous serons en dehors de la réalité, surtout dans le monde d'aujourd'hui. Il est important de le prendre en compte. Quand on parle de l'ingérence étrangère, l'enjeu est de rendre le système international plus transparent sur les mécanismes d'influence. C'est le but de notre côté : accepter, de façon positive et constructive, l'influence, tout en ayant un cadre qui ne permet pas l'ingérence.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous détailler ce qu'a fait l'Australie, dont la législation est plus globale ? Pouvons-nous, en Europe, nous inspirer de l'exemple australien et, le cas échéant, en quoi ? ou bien un autre modèle serait-il plus adapté à notre approche ?
M. Charles Baubion, conseiller à l'OCDE. - L'exemple australien a été mis en place en 2018. L'exemple américain existe pour sa part depuis 1938. Il avait été instauré à l'époque pour lutter contre l'ingérence du régime nazi aux États-Unis, avant l'entrée en guerre de ces derniers. Le système qui est en train d'être mis en place en Grande-Bretagne s'inspire également de tout cela. La France et les autres pays de l'Union européenne - à travers le projet de directive de la Commission européenne - peuvent tout à fait s'inspirer de ces approches. Elles sont diverses et ont chacune des avantages et des inconvénients. Nous étudions les uns et les autres dans le rapport que nous sommes en train de finaliser, pour voir s'ils peuvent s'adapter au cas français. En tous les cas, il s'agit d'une très bonne source d'inspiration.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous détailler les éléments positifs et négatifs des exemples américain et australien ?
M. Charles Baubion. - Dès 1938, le système américain avait prévu d'intégrer non seulement l'influence sur les décideurs publics et les décisions publiques, mais également l'influence sur le public. À l'époque, plusieurs clubs avaient été créés par les autorités allemandes pour essayer d'influencer le public américain. Cette dimension a survécu à l'épreuve du temps et aux évolutions technologiques. C'est ainsi en vertu du Fara que des entités russes ont été condamnées pour ingérence dans les élections américaines de 2016, à travers des campagnes de désinformation menées sur les réseaux sociaux. Le fait d'intégrer l'influence du grand public et non seulement celle des décideurs et des décisions publics est assez important.
Ce qui est intéressant dans le système australien est qu'il détaille très précisément les différentes entités pouvant être considérées comme menant des activités d'influence étrangère. Il ne s'agit pas uniquement des gouvernements ou des agences gouvernementales. Cela peut être aussi des entités privées. Le système détaille de façon assez précise les pourcentages de droits de vote ou de parts de capital détenus par des gouvernements étrangers qui permettraient de les qualifier comme des entités exerçant une influence étrangère.
Un deuxième point est intéressant avec le système australien : il a pour spécificité d'émettre des demandes de mise à jour précises et de pratiquer des délais plus courts pour enregistrer les activités d'influence durant les périodes électorales. C'est une chose dont pourrait s'inspirer un système français.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le système australien vise-t-il aussi bien des médias que des entreprises ?
M. Charles Baubion. - Dans tout système, il existe des exemptions. Je ne pourrais pas vous dire de mémoire si les médias sont intégrés ou non dans le système australien. Les exemptions concernent généralement les activités diplomatiques et consulaires ainsi que des activités juridiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez souligné la nécessité de veiller à ce que les lois sur la désinformation ne soient pas contre-productives et ne risquent pas d'alimenter le narratif de puissances autocrates qui pourraient communiquer sur un supposé manque de pluralité ou de liberté dans nos pays. Quelles règles pourriez-vous indiquer en la matière, si la France souhaitait aller plus loin dans ce type de disposition ?
Mme Elsa Pilichowski. - Nous avons observé les échecs de communication survenus à l'étranger. Il y a plus d'échecs que de réussites dans la mise en place des équivalents de Viginum. Nous avons d'ailleurs voulu, dans le rapport, donner au Gouvernement un narratif, des mots pour aborder le sujet. Les gouvernements ont été tenus à distance des espaces informationnels pour les bonnes raisons. Il faut toujours le rappeler quand nous communiquons. Il est nécessaire que les exécutifs soient tenus à distance de ces espaces, c'est le propre d'une démocratie.
Il faut être capable de tenir un discours sur la séparation nécessaire entre les gouvernements et les espaces informationnels et dire surtout que l'on ne s'occupe pas du contenu, mais de la transparence. Les citoyens sont très sensibles au travail du Gouvernement sur le contenu, ce qui est bien normal. C'est ce que nous attendons dans une démocratie, nous attendons que le Gouvernement soit loin de l'implication sur le contenu. En revanche, les citoyens n'aiment pas non plus être manipulés. L'enjeu est donc d'encourager la transparence du système pour éviter que quiconque soit manipulé. Le Gouvernement travaille sur la transparence du système, non sur le contenu. C'est ce narratif qui est gagnant.
En revanche, si on commence à laisser planer le doute sur un éventuel travail sur le contenu, c'est l'échec, pour de bonnes raisons.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourriez-vous donner un ou plusieurs exemples de gouvernements qui se sont heurtés précisément à un échec ?
Mme Elsa Pilichowski. - Je ne voudrais pas pointer tel ou tel pays, car nous ne l'avons pas fait dans nos rapports. Nous en avons parlé de façon individuelle avec les gouvernements. Il y a eu des crises politiques un peu compliquées aux États-Unis, en Allemagne ou au Brésil.
M. Rachid Temal, rapporteur. - S'agissait-il d'échecs ?
Mme Elsa Pilichowski. - Il s'agissait de situations compliquées dans la mise en oeuvre de mécanismes de discours.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sans citer de pays, pourriez-vous donner un cas précis pour éclairer la commission d'enquête ?
Mme Elsa Pilichowski. - La communication autour du sujet est fragile. Les gouvernements ont peur de communiquer sur le sujet. Les exécutifs ne sont pas à l'aise. Quand nous avons commencé à travailler sur le renforcement de la démocratie, nous avons eu beaucoup de mal à ce que les exécutifs s'emparent du sujet pour la même raison. Ils ne représentent pas la démocratie au total ni le système informationnel. Ils se heurtent donc à une difficulté de communication.
Quand les narratifs n'étaient pas les bons, quand ils parlaient de réglementation, de danger absolu, cela a créé des polarisations plutôt que des effets positifs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Auriez-vous des préconisations ou des pistes à ouvrir pour la France ?
Mme Elsa Pilichowski. - Nous avons travaillé avec des journalistes pour notre rapport. Ils sont les plus sensibles sur ce sujet, avec raison, et ils savent quand le narratif ne passe pas. La première préconisation est de travailler avec eux, qui sauvegardent leur indépendance à tout prix, pour le meilleur, donc de suivre plutôt notre expérience que celles des gouvernements qui n'ont pas été jusque-là de grands succès en la matière.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelles seraient vos préconisations par rapport aux propriétaires des médias ? Les journalistes sont le bout de la chaîne, mais il faut tenir compte également de ces derniers.
Mme Elsa Pilichowski. - Lorsque nous avons travaillé avec les journalistes, l'un des commentaires qu'ils ont faits sur la version préliminaire du rapport est qu'il parlait des médias et peu des journalistes. La propriété des médias et les journalistes, ce n'est pas la même chose. Il me semble que ceux qui sont très férus de leur indépendance sont essentiellement les journalistes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Notre commission d'enquête travaille sur la capacité de notre démocratie, donc des politiques publiques, à se protéger des ingérences étrangères. Avez-vous pu établir une cartographie de tous les acteurs qui travaillent en France pour lutter contre ces ingérences et, le cas échéant, avec qui et comment ? Existe-t-il trop d'acteurs ? Un seul acteur serait-il préférable ? Qu'en est-il de leur coordination ?
Mme Elsa Pilichowski. - Nous avons cartographié ce que nous pensons être l'ensemble des acteurs français. Dans tous les pays, il y a un ensemble d'acteurs. C'est peut-être cela, la bonne pratique internationale. N'avoir qu'un seul acteur paraît impossible au vu de l'étendue et des différents canaux de l'ingérence étrangère. On ne peut pas être spécialisé sur tout. Différentes agences sont chargées de différents aspects. Cela soulève la question de leur coordination. L'Australie y a particulièrement travaillé. Sa politique étudie tous les canaux, mais cela se fait moyennant une grande coopération de l'ensemble des acteurs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qu'est-ce que cela signifie concrètement, au quotidien, la coordination ? Qui dit coordination dit aussi réactivité quant à la détection d'une ingérence et aux choix de la réponse à y apporter. On a le sentiment que nombre d'acteurs détectent, mais que peu d'entre eux ont pour mission de répondre aux ingérences détectées et qu'aucun délai ne s'applique. Concrètement, donc, comment la coordination australienne que vous érigez en modèle fonctionne-t-elle ? Jusqu'où peut-elle aller et dans quel espace-temps, défensif ou offensif ?
Mme Elsa Pilichowski. - Il faut distinguer une menace qui arrive dans un pays donné - notamment en matière de désinformation - d'une politique de long terme de déstabilisation qui s'appuie sur tous les canaux. Ce n'est pas la même chose. Il faut mettre en oeuvre une politique préventive de transparence, qui permet de voir progressivement, sur les différents canaux, où se passe l'influence étrangère. La réponse à une menace directe est un autre sujet, même si les deux sont liés. Nous partons du principe que c'est par la mise en oeuvre de la transparence et la signalisation de certains canaux utilisés que nous viendrons à bout de l'influence étrangère. Une fois que l'on répond à une menace qui survient, il est presque un peu tard. Il faut arriver à mettre en place un système de transparence susceptible de prévenir la grande majorité des menaces. Cela implique un ensemble d'acteurs. Ce ne peut pas être le fait d'un seul acteur.
M. Charles Baubion. - Nos travaux sont un peu préliminaires, car il s'agit d'un sujet dont nous nous sommes saisis assez récemment. Nous avons regardé en détail le cas de la France par rapport à un outil particulier, à savoir l'établissement d'un registre de transparence de l'influence étrangère.
Quand on regarde l'ensemble des canaux évoqués - la coercition économique, la désinformation, ou autre - on constate qu'une multiplicité d'outils est nécessaire, chacun étant géré par un ensemble de différentes institutions. Et une vraie coordination est nécessaire pour aboutir à une cohérence d'ensemble de l'approche utilisée. Par le passé, l'ingérence étrangère a été essentiellement traitée par des services de renseignement et des approches sécuritaires qui fonctionnent, par définition, un peu en silos. Aujourd'hui, face à l'ampleur du risque et de la menace et au besoin de nouveaux outils, civils, une transformation est nécessaire, vers une approche coordonnée, appuyée sur une stratégie nationale bien établie impliquant tous les acteurs ainsi qu'un chef de file. Il existe en France des acteurs qui sont bien placés pour le faire au niveau de ce que l'on appelle le centre de gouvernement.
Pour ce qui est de la mise en oeuvre d'un système plus opérationnel par rapport à une campagne de désinformation détectée et des délais que vous évoquiez, je n'ai pas de réponse précise.
Détecter une campagne et communiquer dessus de façon transparente, c'est cela, la réponse opérationnelle apportée à la désinformation. Elle est menée par Viginum, lorsque cette structure met en lumière des campagnes de désinformation d'origine russe et les souligne auprès des citoyens. Telle est la réponse opérationnelle à apporter.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans le cadre des opérations au Sahel, malheureusement, cela n'a pas suffi. Un narratif était posé sur le terrain, notamment par Wagner, et notre incapacité à y répondre a joué dans les événements.
Ce que vous dites par ailleurs concernant Viginum est exact, à condition qu'un maximum de Français ait entendu parler de Viginum. Cela renvoie à ce que vous disiez précédemment sur d'autres modèles, notamment finlandais, d'éducation aux médias.
Le premier étage de la fusée pourrait donc être, en France, la rédaction d'une stratégie nationale, de long terme, associant tous les éléments militaires et civils que vous avez évoqués, impliquant une coordination forte ainsi qu'un chef de file et des capacités de réponse le cas échéant.
Concernant l'intelligence artificielle, dont vous avez listé les risques sur la création et la diffusion de contenus, j'ai bien aimé l'image de la désinformation sous stéroïdes. Cela m'a fait penser au changement de monde que nous avons connu avec Ben Johnson aux jeux Olympiques. Comment pourrions-nous imaginer d'ores et déjà la réponse des États à ce phénomène ? Ont-ils prévu, au sein de l'OCDE ou ailleurs, de travailler ensemble à ce sujet, pour anticiper les prochains outils d'ingérence ?
Mme Elsa Pilichowski. - Comme je l'ai dit à Séoul, nous sommes déjà très en retard. Il faut commencer par rattraper le retard que nous avons accumulé sur la mise en place d'une structure de lutte contre la désinformation. Ce n'est pas la seule chose qui sera nécessaire, mais, pour l'instant, elle manque. Il faut agir sur la formation de la société, les institutions nationales, la réglementation des plateformes. Nous avons agi en Europe, au moyen des réglementations récentes, mais cela est très récent et la mise en oeuvre de ces réglementations sera longue.
Il ne faut pas oublier cet aspect, car nous aurons tendance à mobiliser des techniques, comme le watermarking, en pensant qu'elles suffiront, alors qu'elles ne seront pas très efficaces tant que le reste ne sera pas en place. Elles seront en effet débordées rapidement par les acteurs et contre-manipulées.
Là où nous devons agir de façon franche et déterminante au niveau international, c'est sur les trois piliers de la réponse que nous indiquons dans notre rapport.
Nous avons commencé à travailler sur le sujet au niveau international. Ce n'est pas comme si c'était évident ou comme si nous avions déjà les réponses ! Nous y travaillons et cela prend du temps. Mais il faut avancer aussi de façon prioritaire sur les autres piliers, car, sans cela, rien de ce que l'on invente ne fonctionnera.
À Séoul, nombre de personnes partageaient vos préoccupations relatives à l'intelligence artificielle. Cependant, aucune réponse déterminante différente de ce que l'on dit dans le rapport ne sera présentée, même si quelques techniques supplémentaires interviendront, sur lesquelles nous pourrons travailler. Tant que nous n'agirons pas sur la réglementation des plateformes, il sera difficile d'avancer.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Cela suppose que les États s'intéressent spécifiquement à l'intelligence artificielle, au-delà des piliers que vous évoquez, qui sont nécessaires. Ce n'est pas seulement une question technique. Nous changeons aussi d'approche, et de perspective.
Comment notre démocratie peut-elle combattre les ingérences, aujourd'hui et dans l'avenir ? Pouvez-vous nous en dire plus sur vos travaux avec la HATVP ? Quand votre rapport sera-t-il remis ?
M. Charles Baubion. - Le calendrier s'est un peu accéléré du fait du dépôt de la proposition de loi portant sur le sujet et de sa discussion en commission des lois à l'Assemblée nationale. Nous prévoyons d'organiser un événement vers la fin du mois d'avril, avec la HATVP, pour la publication du rapport.
Nous étudions dans ce rapport la façon dont un registre de transparence des activités d'influence étrangère pourrait être mis en place en France : quels seraient son champ d'application, les définitions employées, les sanctions éventuelles, ou encore l'organisation institutionnelle associée. Nous nous intéressons également aux questions relatives à l'intégrité des responsables publics, notamment concernant les mobilités entre le public et le privé. Nous fournissons des pistes de réflexion à la HATVP et aux acteurs français sur ces sujets.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous sommes très désireux de participer à cet événement. Au-delà de la proposition de loi, qui a son importance, nous souhaitons un rapport qui balaie plus largement le sujet, susceptible de servir de base de travail pour structurer la stratégie que nous avons évoquée.
Nous souhaitons pouvoir continuer à travailler ensemble. C'est un travail au long cours, incluant les volets militaire, civil, économique, médiatique, institutionnel, etc. De nombreux sujets doivent être balayés, même si de nombreux rapports ont déjà été produits, souvent dans des approches « en silos ». Nous vous remercions du travail que nous pourrons mener ensemble.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je reviens sur l'intelligence artificielle et sur la réglementation des plateformes, que vous appelez tous de vos voeux.
Le DSA est en train d'être mis en oeuvre. Considérez-vous, comme le Sénat, qu'il ne répond pas suffisamment à l'exigence de régulation ? Estimez-vous que l'AI Act, désormais voté, permet des avancées substantielles via l'approche par le risque, en interdisant un certain nombre d'utilisations non éthiques ? Allons-nous assez loin en ce sens ? L'Europe est la première à réguler le domaine de l'intelligence artificielle : ce texte, à l'instar du règlement général sur la protection des données (RGPD), est-il examiné de près par les trente-neuf États de l'OCDE ? Exerce-t-il une influence en dehors de l'Union européenne ?
Ensuite, l'IA se nourrit de données : au-delà des plateformes, qu'en est-il des Big Tech - AWS (Amazon Web Services), Google ou encore Microsoft -, qui gèrent, eux, de la donnée ? Quel regard portez-vous sur la régulation de ce secteur ?
Enfin, à quel moment l'OCDE a-t-elle observé, dans la longue histoire des déviances de l'internet, des dysfonctionnements majeurs liés principalement aux Gafam ? Bien sûr, les ingérences étrangères sont d'abord imputables aux États, mais ces entreprises ont elles aussi de lourdes responsabilités. Elles exercent en particulier un lobbying effréné pour bloquer toute tentative de législation de par le monde.
M. Éric Bocquet. - Tout d'abord, vous distinguez les ingérences économiques et les ingérences politiques : l'une domine-t-elle ou sont-elles d'égale importance ?
Ensuite, vous avancez que les diasporas peuvent être à l'origine de certaines pratiques d'ingérence : pouvez-vous nous donner des exemples ? Quels sont les buts et les méthodes de ces diasporas ?
Entre 2017 et 2021, le groupe Apple a augmenté son budget de lobbying de 500 %. Chez Google, ces dépenses ont progressé de 357 % ; chez Facebook, elles ont bondi de 1200 %. Avez-vous pu constater, à votre niveau, les effets concrets du renforcement des politiques d'influence des grands groupes du numérique ?
J'en viens à une question beaucoup plus large. Vous le soulignez avec raison, on ne peut pas croire à l'autorégulation ou tout laisser reposer sur les épaules des citoyens : il faut donc miser sur une régulation par les États.
M. Nick Clegg, vice-premier ministre du Royaume-Uni dans le gouvernement de coalition mené par David Cameron, entre 2010 et 2015, est ensuite devenu responsable pour Facebook à Bruxelles, chargé des affaires internationales. Peut-on défendre successivement l'intérêt général et les intérêts de Facebook ? Je ne fais de procès à personne, mais de tels parcours me semblent poser problème au titre de la régulation. Quant à Sheryl Sandberg, avant de devenir numéro 2 de Facebook, elle a fait partie de l'administration Clinton, fait un passage à la Banque mondiale et travaillé pour Google. La porosité est évidente entre la sphère politique et les grands groupes du numérique. Selon vous, est-ce normal, ou bien est-ce un sujet de préoccupation ?
Je saisis cette occasion pour vous recommander un ouvrage passionnant publié en 2020 par Mme Shoshana Zuboff, universitaire à Harvard : L'Âge du capitalisme de la surveillance. Mme Zuboff y démontre que, loin de se contenter de prévoir, le numérique a pour objectif assumé de modifier à grande échelle des conduites humaines...
Mme Elsa Pilichowski. - Nous l'affirmons très clairement dans notre rapport : le DSA et l'IA Act vont dans la bonne voie.
La prix Nobel de la paix Maria Ressa, qui est l'une des grandes voix mondiales au sujet de la désinformation, déclarait à ce propos à Séoul : « L'Union européenne a gagné la course des tortues. » J'ai trouvé cette formule intéressante : l'Union européenne a fait un pas en avant gigantesque avec le DSA et l'AI Act, qui sont une source d'inspiration pour beaucoup d'acteurs dans le monde, mais ces textes arrivent tard et doivent être mis en oeuvre rapidement. Sont-ils suffisants ? Nous allons voir comment l'Union européenne les met en place - leur application suppose de grandes capacités de réglementation et d'application. Un travail d'évaluation sera nécessaire. Ce qui est important, c'est que l'on puisse aller plus loin que l'Union européenne, dont l'espace informationnel n'est pas fermé, bien au contraire : il est ouvert à tout ce qui se passe dans le monde en permanence. Il faudrait au moins un accord des démocraties pour obtenir, philosophiquement, l'équivalent d'un DSA mondial. Ce serait un énorme pas en avant. Ce serait vraiment formidable.
Dans notre rapport, qui est un texte négocié, nous mentionnons une réglementation « as appropriate » : nous n'y sommes pas encore, ne serait-ce qu'en théorie. Nous avons fait un grand pas avec notre rapport, même s'il faut lire entre les lignes. Cela étant, il reste beaucoup à faire pour construire la défense de l'ensemble des démocraties.
Évidemment, je ne prendrai pas position au sujet du Mali ; mais on ne peut pas imaginer lutter dans l'espace informationnel d'un pays en tant que puissance étrangère. Cela ne paraît pas faisable. Un pays ne peut avoir de discours démocratique que dans son propre système informationnel : c'est bien pourquoi, au sujet de la désinformation, il faut fédérer bien au-delà de l'Union européenne. Sinon, nous n'y arriverons pas.
En matière de données, il est en train de se passer quelque chose. Avec l'intelligence artificielle générative, les pays du Sud vont être en grande difficulté par rapport aux pays du Nord, car ils n'ont pas autant de données ouvertes sur internet et de contenus produits. Il risque d'y avoir, à cet égard, une énorme différence, ce qui posera de grandes questions de concurrence de narratifs. Certains pays fourniront de la donnée pour pouvoir exercer une influence dans le Sud. C'est aussi sur cela qu'il faut travailler, et c'est très compliqué.
L'OCDE travaille beaucoup sur le dossier des Gafam. Je ne prendrai pas position sur le lobbying, sujet complexe s'il en est. Cela étant, la recommandation formulée à ce propos par l'OCDE fut la première, en 2010, et nous sommes en train de travailler à une recommandation beaucoup plus large sur le lobbying, comprenant aussi l'influence, y compris l'influence étrangère.
Pour ce qui concerne le numérique en général, on parle beaucoup de l'implication des parties prenantes, donc de facto de l'implication des entreprises technologiques. En la matière, un débat me semble particulièrement intéressant pour l'avenir : il s'agit de passer de l'implication des parties prenantes à la décision avec les citoyens. Ce sont deux choses très différentes.
Les entreprises technologiques doivent être consultées pour des raisons techniques, mais la décision démocratique exige de consulter les citoyens ou leurs représentants. À cet égard, il semble y avoir eu, depuis vingt ans, un glissement qui n'a probablement pas été très heureux pour l'évolution de la société numérique. Il faut savoir ce dont on parle quand on évoque les parties prenantes. Ce glissement, qui s'observe dans un certain nombre de domaines, est un sujet très important pour les démocraties.
L'ingérence économique a toujours existé ; elle est encore plus difficile à définir et à voir que l'ingérence politique. Mais, aujourd'hui, ce qui fait la différence, c'est l'ingérence politique. Les parts respectives de ces ingérences sont impossibles à chiffrer : je ne peux en aucun cas vous dire que la répartition est à 75-25 ou à 50-50. En revanche, ce qui pose les problèmes les plus aigus dans les démocraties, c'est l'ingérence politique, notamment via la désinformation, les actions de lobbying et les différentes passerelles entre le public et le privé. C'est ce sur quoi les pays travaillent le plus actuellement.
Pour ce qui concerne les diasporas, l'exemple canadien était le plus marquant ; sur ce sujet, je cède la parole à M. Baubion.
M. Charles Baubion. - La question des diasporas revêt deux aspects : le contrôle des diasporas exercé par les puissances étrangères, qui pose de vraies questions pour les démocraties, et la manipulation, y compris la manipulation de l'information.
Nous avons évoqué ce sujet avec nos collègues canadiens : ils insistent sur un ensemble de médias communautaires, auxquels ils ont difficilement accès, ainsi que sur les différentes boucles de réseaux sociaux. En la matière, on parle beaucoup de ces derniers ; mais, de plus en plus, l'information circule dans des boucles fermées, dans des systèmes de type WhatsApp, par lesquelles de nombreuses opérations de désinformations peuvent être menées au sein de telle ou telle communauté. Comprendre ce qui s'y passe était un vrai sujet de préoccupation pour les Canadiens.
La vraie question, c'est la dissociation encore plus grande, par des narratifs manipulés, de communautés qui ne sont pas intégrées. Ces communautés tendent à se dissocier de plus en plus de la société où elles vivent.
Les questions relatives aux répressions sont encore plus problématiques. Un certain nombre d'exemples de répression de communautés par des régimes autoritaires sont sortis dans la presse, notamment au Canada. Ces cas ne sont pas encore complètement documentés de manière officielle : il nous est difficile d'en dire beaucoup plus. Mais la répression des diasporas est un vrai sujet dans les démocraties.
Mme Gisèle Jourda. - Une proposition de loi reprenant les recommandations des services de renseignement et de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) entend autoriser le recours à la technique de l'algorithme.
Le but est de renforcer la lutte contre les ingérences étrangères en suivant les modes opératoires de certains services étrangers agissant sur le territoire national. Il s'agit, par exemple, de détecter des déplacements, des réservations ou des habitudes de communication. Cette pratique ferait l'objet d'une expérimentation de trois ans. Or elle peut poser un risque réel pour le respect de la vie privée : à ce titre, quel est l'avis de l'OCDE ?
Mme Évelyne Perrot. - Comment sensibiliser les scolaires aux enjeux de la désinformation ? Certains pays le font-ils déjà ?
M. Akli Mellouli. - Les membres des diasporas ne sont pas nécessairement des agents d'influence, et ces derniers n'appartiennent évidemment pas tous à une diaspora : prenons garde aux risques de stigmatisation. De même, n'oublions pas que l'influence peut jouer un rôle positif dans les relations internationales.
Mme Elsa Pilichowski. - Monsieur le sénateur, vous avez entièrement raison : il faut se méfier de ce discours et de telles stigmatisations sont un vrai problème.
On constate que, dans certains pays, les diasporas peuvent être plus facilement manipulées, du fait de leur constitution et de leurs liens avec le pays étranger. Il s'agit simplement de dresser ce constat. À cet égard, le Canada a vécu, il y a six à huit mois, une crise très importante. Ce moment extrêmement difficile a aussi été le point de départ de la réflexion menée.
Il faut bel et bien faire attention aux narratifs. L'objectif est plutôt de protéger les diasporas de la manipulation et de la désinformation.
M. Akli Mellouli. - Certaines personnes deviennent des agents d'influence par simple appât du gain, sans appartenir à une quelconque diaspora : n'occultons pas cette réalité. Dans ce domaine, il ne faut pas avoir d'oeillères.
Mme Elsa Pilichowski. - Vous avez entièrement raison.
Madame la sénatrice, diverses actions commencent à être conduites auprès des scolaires et, avec la Finlande et les Pays-Bas, la France est généralement citée parmi les bons élèves. Toutefois, il faut prendre garde à ne pas viser les seuls scolaires, qui, aujourd'hui, sont presque les mieux formés. Il faut regarder l'ensemble de la société, notamment les seniors, qui sont moins à l'aise avec le digital.
Quant à l'utilisation de la technique des algorithmes, nous voyons ce dont il s'agit, mais nous n'avons pas encore d'avis sur ce sujet.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 50.
Audition de M. Roch-Olivier Maistre, président de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom)
M. Dominique de Legge, président. - Chers collègues, nous accueillons pour cette seconde audition de la journée, M. Roch-Olivier Maistre, président de l'Arcom.
Monsieur le Président, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
L'Arcom joue en effet un rôle décisif dans la lutte contre les manipulations de l'information, dont nous savons qu'elles constituent un volet clef des opérations d'influence malveillantes, voire de la guerre de l'information, menées contre la France.
Cette audition s'inscrit dans le contexte particulier du début de la campagne pour les élections européennes.
Vous pourrez notamment revenir sur l'application qui a été faite de la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre les manipulations de l'information, qui a conféré à l'Arcom de nouvelles prérogatives en la matière.
D'autres textes relatifs à la régulation de l'espace numérique ont également été adoptés ou sont en en cours d'examen, dans l'Union européenne et en France. Vous pourrez nous éclairer sur les avancées éventuelles qu'ils permettent pour ce qui concerne le sujet de notre commission d'enquête, et évoquer toute autre piste d'amélioration de nos dispositifs existants que vous jugeriez utile pour contrer plus efficacement les influences étrangères malveillantes.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roch-Olivier Maistre prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
M. Roch-Olivier Maistre, président de l'Arcom. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'offrir l'occasion de m'exprimer devant votre commission d'enquête.
Dans un contexte de multiplication des phénomènes de manipulation de l'information, d'augmentation des risques d'ingérence étrangère, singulièrement à la veille d'un scrutin dont chacun mesure les enjeux au regard de la configuration géopolitique de notre continent, l'Arcom, qui doit veiller au respect par les médias audiovisuels de leurs obligations idéologiques, mais aussi déployer ses compétences plus récentes de supervision des plateformes en ligne, est amenée de plus en plus souvent à s'intéresser au sujet qui anime les travaux de votre commission.
À l'approche des élections européennes, mais aussi des Jeux de Paris de 2024, votre réflexion est à nos yeux plus que jamais d'actualité.
Je précise d'emblée que certaines des informations dont nous avons pu avoir à connaître présentent un caractère sensible, voire confidentiel, qu'il ne m'appartient pas de dévoiler dans ce cadre ; nous pourrons bien évidemment vous les transmettre sous forme écrite à l'issue de cette audition.
L'Arcom intervient à double titre pour contrer les tentatives d'ingérence étrangère visant notre territoire : d'abord au titre de la régulation des services de médias audiovisuels étrangers, ensuite à celui de la lutte contre la manipulation de l'information sur les plateformes en ligne.
Pour ce qui concerne notre action à l'égard des médias audiovisuels étrangers, le droit applicable aux chaînes étrangères, en l'occurrence extra-européennes, est celui de la liberté de réception. Toutefois, ces chaînes doivent respecter les règles qui découlent de la directive européenne sur les services de médias audiovisuels (SMA), laquelle s'attache en particulier aux exigences liées à la protection du public et à l'ordre public.
La détermination de l'État compétent à l'égard d'une chaîne extra-européenne reçue sur le territoire de l'Union européenne ou sur le territoire d'un État partie à la convention européenne sur la télévision transfrontière (CETT) est fondée sur la seule diffusion satellitaire.
Les critères retenus dans la dernière version de la directive SMA sont d'abord la localisation de la liaison montante entre le lieu d'émission du service et le satellite chargé d'en assurer la diffusion, puis la nationalité du satellite lui-même. Compte tenu de l'activité de l'opérateur satellitaire Eutelsat et, dans une moindre mesure, de l'activité de liaison montante en France de l'opérateur Globecast, propriété du groupe Orange, la France est compétente sur plusieurs centaines de services de télévision extra-européens. Il en va ainsi, en particulier, de chaînes d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient qui sont diffusées par des satellites d'Eutelsat centrés sur cette région, mais qui peuvent être reçues dans le sud de l'Europe ou, par exemple, de chaînes russes qui sont reçues sur le territoire de l'Ukraine, État partie à la convention européenne sur la télévision transfrontière.
Ces services sous compétence française sont dispensés de conventionnement avec le régulateur. Pour autant, ils sont soumis aux obligations de la loi de 1986 sur la liberté de communication et au contrôle de l'Arcom, qui peut mettre en oeuvre des procédures de sanction et mettre en demeure Eutelsat de faire cesser leur diffusion ou demander au Conseil d'État d'ordonner en référé à Eutelsat d'y procéder.
Dès le déclenchement de la guerre en Ukraine, l'Arcom, comme les autres régulateurs européens, a contrôlé les chaînes russes reçues sur notre territoire ou placées sous sa compétence et pris des mesures à l'encontre de certaines d'entre elles.
L'Autorité a ainsi adopté deux décisions de cessation de diffusion ; le 2 juillet 2022, l'Arcom a mis en demeure Eutelsat de cesser la diffusion du service de télévision NTV-Mir à la suite de manquements relatifs à l'interdiction d'incitation à la haine ou à la violence et à l'obligation d'honnêteté de l'information ; puis, le 14 décembre 2022, l'Arcom a de nouveau mis en demeure Eutelsat de cesser la diffusion des services de télévision Rossiya 1, Perviy Kanal et NTV à la suite, là aussi, de manquements relatifs à l'obligation de ne pas inciter à la haine et à la violence et à l'obligation d'honnêteté de l'information.
Cette dernière décision faisait suite à une ordonnance du Conseil d'État du 9 décembre 2022, qui avait reconnu la compétence de l'Arcom sur ces trois chaînes russes, dès lors qu'elles étaient reçues sur les territoires ukrainiens occupés par la Russie. Cette question était en débat puisque ces chaînes cryptées étaient destinées principalement aux territoires russes. Le Conseil d'État a tranché en considérant qu'à partir du moment où ces chaînes étaient susceptibles d'être accessibles sur le territoire de l'Ukraine et que l'Ukraine était elle-même partie prenante à la CETT, nous retrouvions notre compétence.
Les chaînes concernées ont ensuite été visées par le neuvième paquet de sanctions de l'Union européenne du 16 décembre 2022, entré en vigueur le 1er février 2023.
L'Arcom a par ailleurs agi pour assurer la bonne mise en oeuvre des sanctions européennes portant sur l'interdiction de diffusion de médias russes. Sont concernés plusieurs services de télévision, notamment Russia Today (RT), dans ses différentes déclinaisons nationales - RT France, RT English, RT UK, RT Germany, RT Spanish, RT Arabic -, Rossiya RTR, Rossiya 24, TV Centre International et Ren TV, de même que le média Sputnik, qui n'est pas lui-même un service de télévision.
Plusieurs de ces chaînes sont sous compétence française, dont RT France qui était établie sur notre territoire et qui avait été conventionnée par l'Arcom en 2015 ou 2016. Les règlements européens relatifs aux sanctions étant d'application directe, l'Arcom a indiqué dans un communiqué de presse du 2 mars 2022 que la convention avec RT était suspendue. Nous avons relayé les informations sur les services sous sanction européenne aux opérateurs concernés, à savoir Eutelsat et les fournisseurs d'accès à internet (FAI), à Dailymotion, qui diffusait RT France en tant que service de médias audiovisuels à la demande, ainsi qu'à Google et Apple au titre de leur magasin d'applications.
Les services de l'Autorité sont de nouveau intervenus récemment à l'égard d'un opérateur français qui distribuait une chaîne sous sanction européenne.
En ce qui concerne les chaînes moyen-orientales, le CSA est déjà intervenu par le passé pour suspendre la diffusion satellitaire de certaines d'entre elles. Cette question a retrouvé une certaine actualité à la suite de l'attaque du Hamas du 7 octobre 2023, qui a conduit l'Arcom, qui avait été saisie par un certain nombre d'interlocuteurs, dont le comité Diderot, à apporter une attention renouvelée à certains de ces services.
L'Autorité a ainsi enjoint Eutelsat de suspendre la diffusion de la chaîne Al-Aqsa ainsi que de deux services miroir, diffusés sous un autre nom. Plusieurs autres services nous ont été signalés, mais il s'est avéré qu'ils relevaient de la compétence de l'Italie au regard du critère de la liaison montante. J'ai donc saisi mon homologue italien pour qu'il procède à l'examen de ces chaînes et en tire le cas échéant les conséquences nécessaires. D'autres services sont actuellement en cours d'examen par nos équipes.
Je profite de ce propos pour vous faire part des difficultés rencontrées par l'Arcom dans l'application des sanctions en raison du caractère complexe et en partie obsolète du cadre juridique applicable.
La première difficulté a trait aux règles permettant de déterminer l'État membre compétent sur une chaîne extra-européenne. Le critère de la liaison montante se révèle délicat à appliquer en raison de la volatilité desdites liaisons. Il est très facile de se déplacer sur le continent et de partir d'un autre territoire. Il conviendrait sans doute de réinterroger ces règles en vue d'une probable révision de la directive SMA dans le futur.
Après le prochain scrutin européen, la nouvelle Commission va fixer un programme de travail. Cette question viendra sûrement à l'ordre du jour.
La deuxième difficulté tient à ce que la compétence d'un État membre sur une chaîne étrangère est fondée sur la seule diffusion satellitaire. Dès lors, une chaîne de télévision diffusée uniquement sur internet, ce qui est maintenant très fréquent, échappe à l'intervention du régulateur. Un projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, dit « Sren » est en cours de discussion. Ce texte prévoit, dans certaines conditions, que l'Arcom puisse intervenir à l'égard de ces chaînes diffusées exclusivement sur internet et de ces services de médias audiovisuels à la demande, qui enfreignent les grands principes de la loi de 1986. S'il était adopté, l'Arcom pourrait intervenir auprès des fournisseurs d'accès pour bloquer les signaux correspondants.
La troisième difficulté tient à la diffusion de tout ou partie des contenus de chaînes sous sanction européenne sur des médias numériques. À titre d'exemple, des sites internet établis à l'étranger, mais accessibles en France, ont pu servir pendant un temps de plateforme de diffusion pour RT. Or l'Arcom ne tient aujourd'hui aucune compétence de la loi pour intervenir à l'encontre de ce type d'acteurs. L'article 4 du projet de loi Sren entend remédier à cette difficulté, notamment en autorisant l'Arcom à demander aux fournisseurs d'accès à internet de bloquer les sites concernés.
La dernière difficulté a trait à l'application des sanctions européennes de gel d'avoirs de personnes et d'entités russes dont certaines ont un lien avec des médias. Les conséquences éventuelles découlant de ces sanctions économiques, par leur effet en cascade sur l'actionnariat de tel ou tel média, restent à préciser. La direction générale du Trésor, qui est en charge de l'application des sanctions européennes, travaille à cette question en liaison avec la Commission européenne. À ce jour, nous n'avons pas eu de retour sur les suites qui seraient réservées à ces travaux.
J'en arrive, monsieur le président, monsieur le rapporteur, au deuxième volet de notre action pour contrer les ingérences étrangères, à savoir la lutte contre les phénomènes de manipulation de l'information sur les plateformes en ligne.
En adoptant la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, dite anti-infox, le Parlement français a instauré un cadre précurseur fondé sur des obligations de moyens et de transparence incombant aux opérateurs de plateformes en ligne en France.
Le projet de loi Sren prévoit d'adapter ce cadre de régulation au règlement européen sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA). Dans le cadre de ce règlement, les dix-neuf très grandes plateformes et moteurs de recherche, qui ont été désignés par la Commission européenne l'année dernière, en août 2023, et auxquels se sont rajoutées trois plateformes diffusant des contenus à caractère pornographique, sont soumis à des exigences renforcées d'identification et d'évaluation des risques systémiques liés à la diffusion de contenus affectant le discours civique, les processus électoraux et la sécurité publique, ce qui inclut en particulier les contenus de désinformation, y compris ceux qui, sans être en tant que tels illégaux, seraient préjudiciables.
Le projet de loi Sren prévoit de désigner l'Arcom pour superviser la mise en oeuvre du règlement en France aux côtés de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) et de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). L'Autorité serait plus précisément chargée, en tant que coordinateur pour les services numériques, de veiller à une application cohérente du règlement dans notre pays. Sur ce point, je précise que le DSA privilégie dans sa structure un travail de supervision collective en lien avec la Commission européenne. En effet, pour ces très grandes plateformes, la Commission européenne joue un rôle pilote en liaison avec les coordinateurs désignés par chaque État membre de l'Union au sein d'un comité européen des services numériques, dont la première réunion - à laquelle nous avons assisté, bien que le projet de loi Sren ne soit pas encore adopté - s'est tenue voilà environ trois semaines.
Le règlement fournit aussi des outils permettant d'associer l'ensemble des parties prenantes : la société civile, au travers des signaleurs de confiance, que nos autorités vont désigner ; la communauté de la recherche, puisque ce texte contraint ces très grandes plateformes à permettre aux chercheurs d'accéder à leurs données dans le cadre de leurs travaux ; les organisations spécialisées dans la vérification des faits et l'éducation aux médias, pour s'assurer du bon suivi par ces plateformes de leurs obligations.
J'ajoute qu'au titre de cette action à l'égard de la lutte contre la manipulation de l'information, nous sommes en liaison étroite avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) depuis sa création, en 2021. Fin 2023, l'Arcom et Viginum se sont accordés pour travailler au renforcement de leur collaboration, notamment en vue de la mise en oeuvre du DSA et dans la perspective des événements majeurs de 2024. Je précise que l'Arcom est statutairement membre du comité scientifique et éthique de Viginum.
Fondés sur l'analyse des contenus accessibles publiquement sur les plateformes en ligne, notamment en période électorale, les travaux de détection des opérations d'ingérence étrangère par Viginum pourront nourrir l'analyse des techniques, tactiques et procédures de manipulation de l'information dans le cadre de ce règlement. En lien avec le comité européen des coordinateurs pour les services numériques, l'Arcom sera en mesure d'exercer ses compétences, de proposer son expertise en matière d'analyse des risques systémiques à la Commission, laquelle détient une compétence exclusive sur les très grandes plateformes et moteurs de recherche. C'est elle qui détient le pouvoir de sanction pouvant aller jusqu'à une amende de 6 % du chiffre d'affaires mondial de la plateforme.
À nos yeux, il est très important pour la mise en oeuvre de ce règlement - nous en avons fait part à la Commission européenne - de respecter un fort ancrage local, qui permette aux autorités nationales d'alimenter l'action de la Commission, mais aussi de bien prendre en compte les enjeux nationaux de chaque État membre dans l'analyse, à l'échelle européenne, des risques liés à la manipulation de l'information. Il est très important que les préoccupations nationales puissent être relayées de façon fluide et efficace auprès de la Commission européenne. Il ne faudrait pas que cette compétence centrale de la Commission européenne entraîne un éloignement trop grand par rapport à ces réalités de terrain.
Le projet de loi Sren abonde en ce sens en ce qu'il maintient un pouvoir de recommandation de l'Arcom à l'égard des très grandes plateformes et moteurs de recherche en matière de lutte contre la désinformation. C'est un pouvoir que nous détenions en vertu de la loi de décembre 2018. Nous avions ainsi pris, avant les élections européennes de 2019, une recommandation en direction des plateformes. Le projet de loi Sren, dans le nouvel univers du DSA, nous permet de conserver un pouvoir de recommandation à l'égard de ces grandes plateformes et moteurs de recherche.
Ce texte nous demande également de publier un bilan périodique. L'Arcom participe activement à l'évaluation des engagements des mesures du code européen renforcé de bonnes pratiques en matière de désinformation. Ce code, dont l'Union s'est dotée le 16 juin 2022, a été révisé et adopté avant le DSA. Ces engagements sont susceptibles de permettre à ces plateformes d'atténuer leurs risques systémiques. L'Autorité a pu analyser les rapports de septembre 2023 des plateformes signataires de ce code, dont Instagram, Facebook, Linkedin, Bing, Google Search, YouTube, TikTok... Nous avons mené ce travail en liaison avec nos homologues au sein du groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels, l'ERGA, qui travaille spécifiquement sur ces sujets de désinformation.
Afin de répondre aux enjeux qui s'attachent aux élections européennes de juin 2024, nous avons publié, le 7 mars dernier, notre traditionnelle délibération sur le contrôle du pluralisme en période électorale. Nous exerçons un contrôle renforcé sur les médias pour permettre un traitement équitable de l'ensemble des listes participant à ces élections. En sus de cette délibération sur le pluralisme politique, nous avons aussi publié des préconisations à l'égard des plateformes elles-mêmes afin de relayer les mesures prises dans le projet de lignes directrices sur les risques spécifiques aux processus électoraux que la Commission européenne a mis en consultation publique au mois de février dernier, appelant les opérateurs à tirer toutes les conséquences des règles relatives à l'organisation du scrutin prévu spécialement en France. Je pense notamment à la période de silence électoral, qui s'applique non seulement aux médias traditionnels, mais aussi, de par la loi, à ces plateformes.
À cet égard, je voudrais souligner le bilan globalement positif que nous avons pu tirer du rôle des plateformes sur ces problématiques de manipulation de l'information lors des scrutins électoraux de 2022. Ces derniers se sont bien déroulés au regard de ces questions. Peut-être que certains des intervenants lors des scrutins précédents étaient occupés à d'autres sujets que les élections françaises...
Nous avions réuni toutes ces plateformes en ligne dès le mois de janvier 2022 et échangions avec elles tous les quinze jours. Toutes déploient maintenant, à chaque processus électoral, une structure d'organisation leur permettant de se mettre en ordre de marche pour suivre avec attention les scrutins. Elles ont tiré des enseignements des élections américaines et des différentes élections générales que l'on a pu connaître en Europe. Lors des scrutins de 2022, nous avons constaté une vraie réactivité des plateformes face aux sujets de manipulation de l'information que l'on a pu rencontrer. Vous trouverez dans le rapport de la commission de contrôle de l'élection présidentielle, présidée par le vice-président du Conseil d'État, un bilan précisément positif de la réactivité et de l'action des plateformes sur ces thèmes.
Par ailleurs, la loi de décembre 2018 permet d'ordonner le blocage d'une chaîne sous contrôle étranger qui diffuserait des informations manifestement irrégulières de nature à altérer le résultat du scrutin. C'est une disposition que nous n'avons pas eu à mettre en oeuvre à ce jour. Nous sommes présents à la fois sur les chaînes étrangères et à l'égard des acteurs du numérique au titre de nos compétences issues de la mise en oeuvre du DSA.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourriez-vous détailler les outils à votre disposition et les processus internes que vous mettez en oeuvre de la détection jusqu'à la prise de décision ?
M. Roch-Olivier Maistre. - De façon générale, à l'égard des médias traditionnels, l'Autorité agit sur signalement. Il est très aisé de saisir l'Arcom via son site internet, par courrier ou même par téléphone. Nous entreprenons alors un travail de vérification des contenus, ce qui peut parfois s'avérer difficile pour certaines télévisions étrangères, en raison de la barrière de la langue. Ce fut notamment le cas pour des chaînes turques ou chinoises.
Lorsque nous sommes alertés, nous récupérons le signal pour pouvoir effectuer les mêmes contrôles que nous opérons sur les médias français. Les séquences sont ensuite revisionnées. Très souvent, une alerte peut être biaisée, raison pour laquelle il faut revoir l'intégralité de la séquence pour porter l'appréciation la plus juste possible et déterminer si l'on est bien en présence d'une infraction au regard du droit applicable sur le territoire de l'Union européenne.
Ce travail est nécessairement contraint par les ressources qui sont les nôtres. Nous cherchons donc à cibler au mieux nos contrôles. Si nous étions saisis d'un volume plus significatif que les quelques chaînes de télévision que j'ai évoquées, cette contrainte serait certainement difficile à gérer en termes de moyens - je tiens à le souligner.
Une fois l'analyse effectuée, l'Autorité prend position et utilise les vecteurs juridiques que j'ai indiqués voilà quelques instants, le cas échéant pour ordonner à Eutelsat d'opérer le blocage.
La voie du référé audiovisuel est très peu utilisée. J'en ai un souvenir très ancien. Dominique Baudis présidait le CSA. Il s'agissait à l'époque de la chaîne du Hezbollah, qui diffusait des contenus à caractère ostensiblement antisémite. Il s'agit d'une procédure beaucoup plus formalisée, qui passe par l'intervention du juge et qui suppose que le régulateur bâtisse un dossier avec des éléments tangibles démontrant l'infraction.
Pour ce qui concerne les réseaux sociaux, nous nous appuyons aussi sur les signalements. Le comité Diderot, de même que Reporters sans frontières (RSF), sont très présents à nos côtés. Vous aurez compris, monsieur le rapporteur, que nous sommes loin d'un processus industriel...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je comprends que l'action de l'Arcom est donc principalement déclenchée sur signalement. Est-ce un choix stratégique ou un choix par défaut compte tenu de vos capacités ?
L'Arcom serait-elle plus opérante si elle disposait de personnels ayant des formations spécifiques, notamment au regard de la barrière de la langue que vous évoquiez ?
De manière générale, quelle est la formation des agents chargés de déterminer s'ils font face à une manipulation ou non ? Sur quels critères fondent-ils leur évaluation ? S'agit-il d'une décision individuelle ou collégiale ?
Enfin, combien de contrôles réalisez-vous chaque année ?
M. Roch-Olivier Maistre. - La démarche consistant à agir sur signalement est assez naturelle au regard du corpus juridique sur lequel le régulateur s'appuie. La loi de 1986 est d'abord une loi de liberté. Son article 1er consacre un principe constitutionnel, celui de la liberté de communication par voie électronique et de la liberté éditoriale des médias.
En regard de cette liberté, le législateur, conformément à notre Constitution, fixe des limites pour assurer l'ordre public. Le texte même pose toute une série de limitations.
Dès lors, le régulateur est dans une position d'équilibre permanent entre la protection d'une liberté publique fondamentale, la liberté d'expression, extrêmement protégée par notre droit et par nos juridictions - il s'agit d'un droit qui autorise beaucoup de choses, y compris des contenus qui peuvent heurter ou choquer - et la protection des publics.
La doctrine historique du régulateur est plutôt de fonctionner sur alerte, sur signalement. Nous ne sommes pas dans une approche orwellienne ; personne au sein de l'Arcom ne passe son temps à surveiller l'ensemble des programmes de télévision. Nous nous inscrivons plutôt dans une démarche de contrôle a posteriori. Nous appliquons la même philosophie aux chaînes étrangères.
Tout cela n'interdit pas que nous nous saisissions nous-mêmes, mais en règle générale - vous connaissez les réseaux sociaux ! -, nous sommes saisis avant.
Certes, notre approche sélective davantage que pro-active résulte aussi des contraintes matérielles.
Nous sommes souvent saisis par le comité Diderot ou Reporters sans frontières (RSF), par l'État - ce fut en particulier le cas pour les chaînes turques dont j'ai parlé -, notamment via Viginum, mais aussi par des autorités étrangères - ce fut le cas de des autorités ukrainiennes au début du conflit -, ou encore nos homologues étrangers.
La barrière de la langue pose évidemment une difficulté, puisque nous devons mobiliser des traducteurs. Nous avons d'ailleurs lancé une mission pour savoir si l'intelligence artificielle pourrait nous aider en la matière comme, de manière plus générale, sur le contrôle des obligations.
Les équipes sont les mêmes que celles qui travaillent sur les médias français ; elles sont rompues à l'exercice et savent donc faire la « balance ». Lorsque nous recevons un signalement pour un média français, la séquence est visionnée et analysée d'un point de vue juridique pour déterminer s'il y a manquement de la part de l'éditeur. Cette analyse est soumise à un groupe de travail qui est présidé par l'un des neuf membres du collège de l'Arcom. Il ne s'agit donc ni d'un examen improvisé ni d'une décision solitaire. Les décisions sont collégiales et reposent sur une analyse juridique solide.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mon propos n'est pas de remettre en cause le travail de l'Arcom, mais la question des médias est évidemment centrale pour notre commission d'enquête. C'est la raison pour laquelle nous essayons donc de comprendre comment les choses fonctionnent pour voir comment on peut les améliorer.
Quel volume représentent les deux principales sources d'alertes que vous avez évoquées ? Pouvez-vous distinguer, dans cet ensemble, sur l'exercice, le nombre d'auto-saisines et le nombre de saisines faisant suite à des alertes envoyées par les différents acteurs que vous avez cités, en précisant les suites qui ont été données à ces signalement ? Quelles suites ont été données ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Nous vous ferons parvenir des réponses par écrit.
M. Rachid Temal, rapporteur. - De quels moyens supplémentaires auriez-vous besoin pour accroître l'opérationnalité du dispositif, en termes par exemple de compétences en langues étrangères ou pour augmenter la régularité de vos interventions ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Je ne veux pas éluder votre question, mais chaque signalement est lié à des circonstances particulières.
M. Rachid Temal, rapporteur. - On peut penser que le risque d'ingérence augmente à l'approche des élections européennes et des jeux Olympiques. Avez-vous prévu un plan particulier pour monter en puissance et assurer un meilleur suivi ? Cela se traduit-il par des ressources humaines supplémentaires, des capacités juridiques différentes... ?
M. Roch-Olivier Maistre. - En période électorale, de façon générale, un renfort temporaire est apporté à nos équipes. Là aussi, je vous ferai passer par écrit des éléments de réponse.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Menez-vous un travail de réflexion sur l'intelligence artificielle, non seulement pour vous aider dans vos missions, comme vous l'avez évoqué, mais comme outil de création, de diffusion ou d'amplification de contenus relevant d'opérations de manipulations de l'information ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Nous ne menons pas de travail spécifique sur ce sujet à ce stade. Nous menons un travail en interne pour déterminer si ces outils pourraient nous aider dans l'exercice de nos missions.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous nous avez indiqué qu'à l'occasion des échéances électorales de 2019 et 2022 vous avez travaillé avec les plateformes, en organisant notamment une réunion tous les quinze jours. Pouvez-vous nous donner des exemples de sujets de manipulation de l'information que vous auriez identifié dans ce cadre et nous préciser de quelle manière et dans quel délai les plateformes ont réagi ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Nous vous fournirons des réponses par écrit pour établir un bilan de ce qui s'est passé.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez évoqué une forme de travail collaboratif, avec Viginum notamment, mais peut-être est-ce également le cas avec les autres acteurs du comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi). Pourriez-vous décrire le « modèle-type » de ces travaux ? Organisez-vous des réunions statutaires régulières ou autres réunions techniques ? Quelle est la nature de ces réunions et des décisions qui sont éventuellement prises ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Nous vous répondrons par écrit.
M. Dominique de Legge, président. - Depuis le début de nos auditions, on nous explique que, lorsqu'une attaque est détectée, il y a une riposte. Dans votre cas, quelle forme prend cette riposte ? La justice vous suit-elle lorsque vous la saisissez ?
Vous avez évoqué des initiatives que vous preniez pour alerter les plateformes : pouvez-vous nous fournir des exemples où elles ne suivent pas vos recommandations ? Leur est-il arrivé de saisir la justice pour les contester ?
M. Roch-Olivier Maistre. - En ce qui concerne ce que vous appelez la riposte, je crois avoir donné des indications voilà quelques instants, en particulier les voies juridiques en notre possession. Je n'ai pas d'exemple d'initiative en direction de la justice depuis que suis président de l'Arcom.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Quels sont vos liens avec les autres autorités françaises de régulation, notamment la Cnil ou l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) ? Je rappelle d'ailleurs qu'il a été question à un moment de fusionner l'Arcep et l'Arcom. Chacune de ces autorités a un rôle à jouer dans l'application des règlements européens. Quelle est l'efficacité de ces coopérations ? Doit-on aller plus loin ?
Comment les choses se passent-elles avec les autres autorités européennes de régulation dans le cadre de la mise en place du comité européen prévu par le DSA ? Observez-vous des différences quant à la manière de fonctionner de ces autorités ?
Les médias, notamment publics, jouent un rôle important en matière de manipulation de l'information ou de désinformation. Or l'Arcom nomme les présidents de l'audiovisuel public. Que convient-il de faire pour que ces médias honorent ces missions ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Comme la question de la fusion entre l'Arcep et l'Arcom n'a pas été véritablement tranchée par le législateur, nous avons conclu une convention pour organiser les relations entre nos deux autorités. Nous avons aussi créé un service commun, dirigé alternativement par un collaborateur de l'Arcom et de l'Arcep, pour traiter des sujets d'intérêt partagé. Les deux collèges se réunissent une fois par semestre. Nos relations sont donc fluides. Chaque autorité saisit l'autre pour avis, lorsque le sujet en question peut la concerner.
Il en va de même pour la Cnil, avec laquelle nous avons d'importants sujets de collaboration dans le numérique - je pense notamment à la protection des mineurs à l'égard des sites pornographiques.
Quand l'Arcom sera formellement désignée comme coordinateur pour la France dans le cadre de la mise en place du DSA, nous mènerons évidemment cette mission avec la Cnil et la DGCCRF. Nous avons anticipé les choses, en prévoyant des mécanismes de suivi, afin que nos relations soient tout aussi fluides dans ce cadre.
Le futur comité européen n'est pas pleinement opérationnel, parce que tous les États n'ont pas encore désigné l'autorité compétente, mais je veux souligner le dynamisme important dont fait preuve la Commission européenne sur ce sujet. Elle a ouvert plusieurs enquêtes, par exemple contre X au lendemain des événements du 7 octobre et contre TikTok. Elle a aussi formulé plusieurs observations générales, notamment à l'égard de Meta. La Commission articule son travail avec les autorités nationales et les acteurs de la société civile pour rassembler des données publiques et alimenter les instructions.
La Commission européenne s'est beaucoup exposée et engagée en faveur de l'adoption de la directive et elle fait aussi face à une certaine pression de la part des États membres qui veulent que tout cela fonctionne.
En ce qui concerne les relations avec nos homologues européens, il est certain qu'un groupe sera un peu plus actif - je pense évidemment à notre homologue irlandais, mais aussi à nos homologues allemand, luxembourgeois ou néerlandais. Ce groupe sera peut-être un peu plus moteur, mais il faut savoir que la taille et la nature des régulateurs varient beaucoup selon les pays. Notre configuration n'est pas encore complètement stabilisée, mais les services de la Commission sont particulièrement mobilisés.
Les médias publics jouent un rôle très important en France : ils représentent 30 % des audiences et ont des rédactions de taille importante. La rigueur avec laquelle ces médias portent l'honnêteté, la rigueur, la vérification de l'information, la lutte contre les fausses informations est centrale.
Cette question est liée au mode d'organisation du service public, un sujet que le Sénat connaît bien, puisqu'il a voté en juin 2023 une proposition de loi réformant l'audiovisuel public. Cela touche à la manière dont ces acteurs coopèrent, partagent leurs informations, déploient des stratégies homogènes ou non, prennent des initiatives communes sur des sujets comme l'éducation aux médias ou la citoyenneté numérique, mettent en commun leurs ressources et leurs moyens pour déployer une action efficace en la matière... La ministre de la culture s'est exprimée sur ces sujets. Je ne peux dire qu'une chose : affaire à suivre !
M. Dominique de Legge, président. - Nous vous remercions pour cette audition et pour les notes et éléments de réponse que vous nous avez annoncés !
La réunion est close à 17 h 15.
Jeudi 21 mars 2024
- Présidence de M. Dominique de Legge -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de Mme Céline Berthon, directrice générale de la sécurité intérieure (ne sera pas publié)
Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Audition de Mme Teija Tiilikainen, directrice du centre d'excellence d'Helsinki en matière de lutte contre les menaces hybrides
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête, avec l'audition de Madame Teija TIILIKAINEN, Directrice du centre d'excellence d'Helsinki en matière de lutte contre les menaces hybrides. Madame la Directrice, vous êtes en visite en France, auprès du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, avec lequel nous avons convenu d'intégrer dans votre programme cette séquence au Sénat. Dès l'entame de nos travaux, nous avions évoqué la possibilité de nous rendre en Finlande. Chère Madame, je vous remercie donc d'avoir accepté notre invitation.
Le centre d'excellence sur les menaces hybrides est souvent cité comme exemple de la coopération au sein de l'Union européenne et de l'OTAN. Avec Rachid TEMAL, rapporteur, et les membres présents de la commission d'enquête, nous sommes impatients d'en savoir plus sur les missions et les moyens de votre centre dans la lutte contre les opérations d'influence étrangères. Nous serons particulièrement intéressés par vos recommandations en matière de lutte contre les manipulations de l'information et de bonnes pratiques de contre-influence. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que par exception à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, la pratique des commissions d'enquête est de ne pas faire prêter serment les fonctionnaires des organisations internationales. Par ailleurs, comme convenu, cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site Internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Nous sommes très impatients de vous entendre.
Mme Teija Tiilikainen, directrice du centre d'excellent d'Helsinki en matière de lutte contre les menaces hybrides. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs, j'aimerais vous remercier pour cette opportunité de participer à cette commission d'enquête, afin d'évoquer les travaux de notre centre d'excellence qui est à Helsinki.
Avant de présenter le centre d'excellence pour la lutte contre les menaces hybrides, je ferai une analyse brève du contexte actuel. J'aimerais vous décrire la façon dont nous évaluons le rôle des menaces hybrides, nos tactiques, et évoquer les vulnérabilités des sociétés démocratiques. Ensuite, je présenterai les travaux de notre centre, sachant que l'une de nos missions clés est de permettre la coopération entre l'Union européenne et l'OTAN, afin de faire face aux menaces hybrides. C'est une tâche essentielle et j'expliquerai ce qui est attendu de notre centre, notamment par la France, qui est en est un membre clé. Un expert français a d'ailleurs été nommé pour participer à nos travaux.
Les menaces hybrides ne sont pas nouvelles. Toutefois, l'échelle et la nature des instruments utilisés dans le contexte sécuritaire actuel sont tout à fait nouvelles. L'utilisation d'outils technologiques et de moyens de plus en plus précis pour intervenir dans le débat public, pour influencer les élections, pour manipuler les contextes nationaux est nouvelle. Nous devons donc disposer de nouvelles ressources et approches.
J'aimerais souligner que nous évoquons les menaces non conventionnelles, qui sont utilisées pour cibler nos sociétés démocratiques. De plus, les contextes géopolitiques sont de plus en plus aigus. Nous constatons un conflit à l'échelle de l'ordre international, une remise en question des valeurs sur lesquelles cet ordre repose. Le conflit se développe également entre les régimes autoritaires et la gouvernance démocratique. Les conflits sont de plus en plus sévères et les régimes autoritaires tentent de promouvoir leurs valeurs et points de vue. Ils ont recours à différents moyens pour faire entendre leurs voix sur la scène internationale. Notre centre se concentre surtout sur les acteurs autoritaires, comme la Russie et la Chine, et s'intéresse à la façon dont ces régimes expriment leur volonté de cibler le modèle démocratique, afin de protéger leur propre système autoritaire et de promouvoir leur leadership sur la scène internationale. La Russie et la Chine, ainsi que d'autres États autoritaires, souhaiteraient créer un nouvel ordre international, au sein duquel les plus puissants auraient voie au chapitre. Notre système actuel, qui repose sur l'égalité entre les États souverains, serait ainsi remplacé.
J'ajoute que nous notons des conflits plus nombreux. Nous constatons également que certains acteurs ne se conforment plus à des règles rédigées après les deux guerres mondiales pour permettre la stabilité. Ils rejettent le principe de confiance mutuelle, ne se conforment plus au droit et à l'ordre international. Mon message est assez négatif mais les menaces hybrides sont un instrument tout à fait ordinaire dans le contexte sécuritaire et je souhaite souligner le besoin que nous avons de protéger nos sociétés en ayant recours à des nouveaux moyens ou outils. Il nous faut renforcer la sensibilisation à ces conflits et à ces menaces. En effet, la préparation est un point clé : les menaces hybrides atteignent leur cible lorsque la cible n'est pas bien préparée.
Je vais maintenant présenter les missions de notre centre et la façon dont nous soutenons les États participants. Le centre d'excellence a été créé il y a sept ans, par neuf États, à la suite de l'annexion de la Crimée par la Russie. Il a été créé dans un contexte d'ingérence dans les campagnes électorales. Ces neuf pays de l'Union européenne et de l'OTAN souhaitaient mettre sur pied un centre d'excellence autonome qui apporterait son soutien aux pays participants pour lutter contre les menaces hybrides. Le centre permet de faire des recommandations et de partager des bonnes pratiques entre les pays participants. Il est aussi un lieu d'échange.
Les types de menaces sont de plus en plus nombreux et nous accueillons maintenant 35 participants : l'Albanie est le dernier membre de l'OTAN qui doit encore rejoindre le centre, cette année. Le centre et son secrétariat sont basés à Helsinki. Environ 40 personnes travaillent au sein de la structure et nos experts sont issus des différents pays participants : 17 nationalités sont représentées au sein du centre (experts du monde civil, du monde militaire, du monde académique...). Nous sommes un hub d'experts et nous échangeons avec les gouvernements des pays participants. D'ailleurs, je suis présente à Paris pour renforcer les liens entre l'administration de votre pays et le centre. J'ai pu échanger avec le ministère, comparer notre compréhension des menaces hybrides, et évoquer les mesures mises en place en France, dont je tiens à souligner qu'elles sont très complètes.
Nos travaux ont trois objectifs, qui sont inclus dans le programme de travail du centre. Nous devons améliorer notre compréhension des menaces hybrides. Nous pensons tout savoir de la forme qu'elles revêtent, comme nous le pensons aussi pour les menaces conventionnelles militaires. En réalité, comment ces menaces fonctionnent-elles, notamment les attaques contre les démocraties ? Comment les migrations sont-elles instrumentalisées pour en faire une menace ? Comment ces menaces sapent-elles le modèle démocratique ? Nous analysons également les acteurs menaçants, la façon dont ils conçoivent leurs politiques et les mettent en oeuvre. Nous nous demandons aussi comment identifier nos propres vulnérabilités et contrer les attaques dont elles font l'objet.
Le centre dispose d'un programme de travail annuel. Notre but est d'analyser les particularités des menaces hybrides, de mieux connaître les acteurs. Cette année, nous nous concentrons sur le rôle de la Chine en Afrique, et sur la manipulation de l'information dans différents pays africains. Nous étudions aussi la coopération entre la Chine et la Russie. Nous analysons la résilience démocratique. En effet, cette résilience est essentielle et cette année, différentes campagnes électorales sont organisées à travers le monde. Dans ce cadre, nous proposons des formations à nos États participants sur le thème de la manipulation des élections. Nous étudions bien d'autres sujets importants et des sessions de formation ont lieu tout au long de l'année.
Monsieur le Président, vous avez aussi évoqué notre rôle de facilitation du rapprochement entre l'OTAN et l'Union européenne. La coopération entre l'Union européenne et l'OTAN fait partie de nos centres d'intérêt, en effet. Nous organisons des réunions, des symposiums, des ateliers et, à chaque occasion, nous réunissons des représentants de l'Union européenne et de l'OTAN. Ces représentants participent à la majeure partie de nos activités. Nous leur offrons ainsi des lieux de discussion, la possibilité de comprendre la nature de la menace et les outils, de comprendre les écarts entre les diverse politiques de lutte. Le centre réunit donc ces acteurs et nous avons la possibilité d'analyser les discussions et de présenter des conclusions sur les différents sujets qui occupent l'OTAN et l'Union européenne. Nos conclusions sont de nature à alimenter les réflexions de ces deux organisations et leur permettre de mieux coopérer.
Je voudrais rendre un hommage tout particulier à la France. Mon voyage d'études m'a permis de découvrir des aspects de la lutte telle qu'elle est envisagée en France, aspects qui pourraient être très utiles aux autres membres de notre centre. C'est justement le rôle du centre que de servir de plateforme de centralisation des bonnes pratiques car nous avons tout à apprendre des uns et des autres. Les instruments utilisés pour les menaces hybrides sont de nature multiforme et ils évoluent constamment. Il convient donc de maintenir une veille permanente sur l'environnement et le contexte. Le centre souhaite placer toutes ses compétences à la disposition des pays membres.
J'attends maintenant vos questions avec impatience.
M. Dominique de Legge, président. - Merci beaucoup, Madame la Directrice. Avant de laisser la parole à Monsieur le Rapporteur, je salue les auditeurs de l'Institut du Sénat qui nous ont rejoints en tribune pour suivre cette audition.
Les 35 adhérents du centre d'excellence recoupent à peu près les membres de l'OTAN. Lors des auditions que nous avons eues jusqu'à présent, il ne nous a pas échappé que la Turquie tenait une place un peu particulière au sein de l'OTAN. Mon deuxième point de questionnement est que j'ai cru comprendre que vous pouviez faire un lien entre la crise migratoire et les menaces hybrides. Pourriez-vous développer cet aspect ?
Je laisse notre rapporteur vous poser ses questions.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci, Monsieur le Président. Madame la Directrice, je vous remercie pour votre présence, pour la qualité de votre présentation, et pour la qualité du travail qui est réalisé par le centre d'excellence d'Helsinki, où nous avons prévu de nous rendre car nous l'avons identifié depuis l'origine comme un lieu important pour nos travaux.
Pouvez-vous dresser une cartographie des dangers, des pays ou des groupes qui mènent des opérations d'ingérence ? Vous avez cité la Chine et la Russie. Quels sont leurs modes d'intervention, au regard des cas emblématiques que vous avez pu identifier ?
Mme Teija Tiilikainen - A l'exception de l'Albanie, tous les pays de l'OTAN contribuent aux activités de notre centre, qui n'est pas un organisme international mais qui accueille des États participants. Pour sa part, la Turquie a adhéré en 2019, nous avons pu nouer de bonnes relations et le niveau de coopération est excellent. Des dissensions bilatérales sont parfois constatées entre certains pays participants, dissensions qui sont traduites dans nos rapports. Dans l'organe exécutif suprême, c'est-à-dire le comité de pilotage, le code de conduite impose que le centre doive avoir toute liberté pour aborder toute nature de menace hybride sans se laisser entraîner dans des dissensions bilatérales. Le centre est censé occuper une place autonome et nous avons toute liberté de publier nos conclusions (acteurs en présence, tendances à l'oeuvre), lesquelles sont rendues publiques.
Vous m'avez aussi interrogée sur l'instrumentalisation des flux migratoires. L'une des formes de menaces hybrides que nous observons de plus en plus fréquemment est l'instrumentalisation de crises montées de toutes pièces. Ces crises sont créées à partir de flux migratoires qui ne sont pas réels mais qui sont provoqués. Ainsi, il est avéré que la Russie transporte des réfugiés et des demandeurs d'asile à la frontière de la Finlande. C'est un exemple de l'instrumentalisation des flux migratoires. Les demandeurs d'asile sont ainsi pris en otages. Nous avons observé le même phénomène aux frontièrex de la Pologne et de la Lituanie, suite à une instrumentalisation de la Biélorussie.
Les manipulations sont aussi possibles pour les produits énergétiques et pour les matières premières. Des problèmes sont ainsi créés, ainsi que des instabilités, des polarisations des opinions publiques. Ce sont autant d'outils entre les mains des acteurs de menaces hybrides. J'insiste sur le fait que la Russie et la Chine indiquent elles-mêmes qu'elles montent des opérations défensives contre l'Occident car ce dernier est mal intentionné, s'immisce dans leurs affaires intérieures, menace leur sécurité territoriale, leur intégrité culturelle et politique. La Chine et la Russie déclarent qu'elles doivent donc faire usage de tous les outils à leur disposition pour se protéger. C'est une vision très différente de la nôtre. Ces pays manipulent l'information, instrumentalisent les crises, s'attaquent aux infrastructures critiques, montent des opérations aux frontières et font usage de toutes les formes existantes de guerres hybrides, d'opérations maritimes, de guerre juridique... Pour la Chine, nous avons la preuve d'opérations de manipulation de l'information, notamment à destination de la diaspora chinoise, afin de nuire à leurs cibles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez indiqué que le centre avait une capacité de produire et de publier. Lors de vos travaux, avez-vous publié des analyses sur la question des ingérences turques ?
Mme Teija Tiilikainen - Nous avons un fonctionnement de niveau stratégique, c'est-à-dire que nous suivons les exemples d'ingérence mais pas précisément. Nous faisons en sorte de tirer des conclusions assez générales d'exemples d'ingérence mais nous ne détaillons pas ces derniers. Notre objectif est de proposer des contre-mesures d'ensemble. Nous nous intéressons beaucoup aux pays qui ne sont pas membres de l'Union européenne ou de l'OTAN. C'est pourquoi nous n'avons pas eu à nous préoccuper beaucoup de menaces émanant de la Turquie. Nous avons publié des rapports sur l'instrumentalisation de la migration, et nous en avons décrit les modèles. Ces atteintes ont visé l'Europe.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie pour votre réponse et votre précision. Le centre est une sorte de Think Tank qui regroupe des experts mais qui n'intervient pas dans l'opérationnel. Ai-je bien compris l'essence même du centre d'excellence d'Helsinki ?
Mme Teija Tiilikainen - Nous ressemblons beaucoup à une cellule de réflexion. Nous menons un travail d'analyse poussé. Nous avons une posture indépendante qui nous permet de publier nos conclusions. En revanche, contrairement à une cellule de réflexion, nous dispensons également des formations, tirées de nos conclusions et de notre recueil de bonnes pratiques, afin d'apprendre à lutter contre les menaces hybrides, qui nécessitent des réponses rapides. Le fait est que ces incidents sont souvent inopinés. Les cibles ne sont pas préparées et elles sont prises par surprise. C'est pourquoi nos modules de formation s'attachent à former les esprits à l'usage du bon outil et à l'organisation de la bonne réponse. Nous travaillons en étroite collaboration avec les gouvernements des pays membres, dans le cadre d'exercices d'entraînement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avant d'évoquer les pays membres du centre, avez-vous effectué un travail de comparaison et d'analyse avec deux autres pays ? Si c'est le cas, quelles bonnes pratiques avez-vous pu mettre en évidence ? Le premier pays est l'Australie, notamment par rapport à la Chine, concernant les universités, l'économie et la politique. Existe-t-il un modèle australien et l'avez-vous analysé ? Le deuxième pays est Taïwan, dont on loue souvent la capacité de défense et de réponse. Avez-vous conduit des analyses sur ces deux modèles ? Quelles bonnes pratiques pourrions-nous reproduire chez nous ?
Mme Teija Tiilikainen - Les comparaisons que nous avons établies portaient sur les pays participants de notre centre. Ainsi, nous avons comparé les cinq pays nordiques, pour lesquels le concept de sécurité globale s'applique depuis des décennies. Si ce concept a pu sembler dépassé, nous constatons aujourd'hui qu'il prend tout son sens et qu'il pourrait intéresser nos pays participants pour lutter contre les menaces hybrides. À l'avenir, nous prévoyons d'élargir le cercle des comparaisons.
Nous avons étudié le cas de Taïwan, notamment sa méthode de lutte contre les campagnes de désinformation et de manipulation de l'information menées par la Chine. Certaines pratiques appartiennent aux pays eux-mêmes et il existe des vulnérabilités. Je vous transmettrai le rapport que nous avons publié avant les élections taiwanaises, document très complet qui évoque les moyens utilisés par la Chine pour manipuler l'information via les médias ou les acteurs de la société civile. Nous avons beaucoup à apprendre de cet exemple.
Pour sa part, l'Australie est un pays partenaire, non participant, qui a conçu des politiques intéressantes, et avec lequel nous menons une coopération étroite. Nous n'avons pas encore tiré de conclusions de nos travaux mais nous avons hâte d'en apprendre davantage à propos de ses propres pratiques face aux politiques chinoises dans la région indopacifique. Pour cette dernière, nous avons étudié différentes menaces hybrides, qui passent par des leviers économiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Votre analyse sur l'indopacifique intéressera beaucoup la France puisque nous y poursuivons une stratégie, comme au niveau européen. J'ai été rapporteur d'un rapport sur la stratégie française et nous constatons que nous rencontrons des difficultés face à des incursions chinoises dans nos DROM de la région. Par ailleurs, avez-vous analysé le Brexit, l'élection présidentielle américaine de 2016 ? Quelle est votre analyse sur le rôle des GAFAM ?
Mme Teija Tiilikainen - En effet, nous avons analysé différents types d'ingérence dans les campagnes électorales et nous devons souligner le rôle des GAFAM dans ce contexte. Sur les six ou sept dernières années, nous avons noté de grandes évolutions. Les réglementations sont plus nombreuses en Europe, qui a adapté un code de conduite pour les entreprises qui fournissent les réseaux sociaux. Aux Etats-Unis, la réglementation s'est développée également. Il semblerait que le monde ait pris conscience du risque. Si les GAFAM avaient continué à se développer de manière non réglementée, elles auraient pu être utilisées pour manipuler les débats politiques et les campagnes électorales. Nous coopérons également avec ces entreprises lorsque nous formons les gouvernements aux ingérences dans les campagnes électorales, en accueillant des représentants de ces grands réseaux sociaux, en leur demandant de conduire une analyse critique de leurs observations à l'échelle de leurs plateformes. Par cette introspection, nous tentons de les inclure dans le dialogue. L'objectif est que nous ayons tous une même compréhension géopolitique des risques actuels.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie et constate que l'autocritique est possible au sein d'une structure dont font partie les pays de l'OTAN. Vous avez cité le modèle nordique. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la question de l'éducation aux médias ? En effet, il s'agit de l'un des éléments de lutte pour que les jeunes et les moins jeunes aient un rapport aux médias apaisé, structuré et transparent.
Mme Teija Tiilikainen - Je pense que c'est l'une des questions clés, lorsque l'on s'intéresse à l'environnement médiatique. Les jeunes s'informent en ligne et, dans la plupart des cas, le journalisme en ligne ne respecte pas l'éthique journalistique. C'est assez alarmant car des acteurs étrangers pourraient en tirer profit. La question des médias et du journalisme de qualité est aussi un problème sociétal.
Les pays nordiques ont inclus l'éducation aux médias dans les programmes scolaires, de différentes façons. Je n'ai pas connaissance d'une évaluation de ces programmes mais il est important d'inclure l'éducation aux médias dans les programmes scolaires. Dès le plus jeune âge, les enfants suivent des cours sur l'environnement médiatique, apprennent la façon dont le système fonctionne, s'entraînent à adopter un esprit critique et à remettre en cause les sources. Toutefois, les tendances sont alarmantes et nous notons des problèmes de qualité du journalisme dans de nombreux pays. Le journalisme en ligne et la course au clic sont de plus en plus présents, ce qui pourrait éroder un peu plus le journalisme de qualité, dont rien ne dit qu'il pourra survivre dans de telles conditions.
Diffuser de fausses informations est très facile, comme la manipulation des opinions publiques et de la prise de décision, ou la polarisation des sociétés. Les contrôles qui existaient par le passé n'existent plus forcément et je pense que le centre pourrait se concentrer davantage sur la question de l'éducation aux médias. Un autre sujet important est celui des acteurs de la société civile et leur rôle, notamment dans les pays nordiques. L'environnement des réseaux sociaux a beaucoup muté et nous devons identifier des contre-mesures essentielles pour protéger la qualité du journalisme.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez indiqué que le modèle français était utile et que la France était un acteur majeur du centre d'excellence d'Helsinki. Pouvez-vous nous en dresser les principaux points positifs et les points à améliorer ? De notre point de vue, alors que nous débutons les travaux de la commission d'enquête, il n'existe pas de stratégie nationale de lutte en matière de guerre hybride et de guerre informationnelle.
Mme Teija Tiilikainen - J'ai noté bien des éléments positifs dans la coordination des mesures politiques pour lutter contre les menaces hybrides. Ces dernières existent dans toutes les branches des gouvernements. Au sein des différents ministères et agences, la plupart des pays ont identifié le problème et des décisions sont prises. En revanche, il manque une coordination et un dialogue entre les différents ministères. J'ai l'impression qu'en France, un effort est effectué pour mieux se coordonner et que le dialogue existe entre les différentes branches et agences. C'est essentiel pour renforcer la résilience. Lors de mes échanges avec mes collègues en France, j'ai aussi appris que ce pays avait utilisé des outils législatifs très rapidement. Ainsi, elle a synchronisé ses efforts avec l'Union européenne et vous utilisez les outils que cette dernière fournit à tous ses membres. J'ai été très impressionnée par la rapidité de ce processus et par les ressources administratives dans lesquelles vous avez puisé.
Je n'ai pas identifié de point d'amélioration mais je suis convaincue que la France est sur la bonne trajectoire pour lutter contre les menaces hybrides.
Vis-à-vis du public, il convient de diffuser une information équilibrée et non alarmante. Je pense qu'il convient d'être ouvert et d'utiliser les bons termes pour décrire les acteurs et les menaces, d'une manière juste pour les citoyens. En effet, il s'agit d'assurer la résilience. Si les citoyens ne comprennent pas les phénomènes actuels, ils blâmeront le gouvernement. Les menaces hybrides doivent donc être bien comprises, et leurs acteurs doivent être connus.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie.
M. Dominique de Legge, président. - Dans le prolongement de la question du rapporteur, avez-vous des exemples de contre-influence ? Ce sujet revient souvent dans nos auditions. Nous réussissons à détecter des phénomènes de guerre hybride mais quelle est la nature de la riposte ?
Mme Teija Tiilikainen - Il me semble qu'il existe deux types de contre-influence. La première est de prouver notre résilience aux acteurs, de communiquer sur cette résilience et de montrer que nous sommes préparés à ces attaques. La communication est une tâche essentielle mais elle n'est pas si simple. De plus, nous avons besoin de mesures plus actives. En effet, la résilience ne fait pas tout. Les mesures hybrides sont très utiles pour les acteurs hostiles, à qui elles ne coûtent pas si cher. Nous ne pouvons donc pas compter uniquement sur la résilience et nous devons montrer à nos adversaires que notre tolérance a des limites. Les contre-mesures doivent aussi être très bien ciblées, bien préparées. Nous devons disposer de contre-mesures à l'échelle de l'Union européenne ou l'OTAN, afin qu'elles soient plus efficaces. Dans le monde cyber, différentes mesures pourraient aussi être mises en oeuvre. Dans tous les cas, nous devons être proactifs et anticiper les mesures de contre-influence.
M. Raphaël Daubet. - Madame la Directrice, je vous remercie pour vos mots à l'égard de notre pays. Voyez-vous une différence notable entre la coopération qui existe entre les pays de l'Union européenne et la coopération que nous avons avec les pays non-membres de l'Union européenne ? Par ailleurs, le Brexit a-t-il affecté la dynamique de la politique de sécurité européenne ? Des ajustements sont-ils nécessaires pour répondre à ces défis et menaces dans l'ère post-Brexit ?
Mme Teija Tiilikainen - La principale différence que je vois entre les pays membres de l'Union européenne et ceux qui ne le sont pas est que l'Union européenne, en tant qu'organisation, a créé toutes sortes de ressources et d'instruments conjoints. Les entités sensibles sont protégées par la directive sur la cybersécurité. Il existe aussi des approches communes concernant les relations extérieures. Pour leur part, les partenaires de l'Est, comme l'Ukraine et la Moldavie, sont en difficulté lorsqu'il s'agit de lutter contre les multiples opérations de nature hybride qui sont organisées contre eux. Le fait d'adhérer à l'Union européenne fait donc la différence.
Lorsque le Brexit a eu lieu, l'Union européenne n'a pas eu le temps de s'y adapter avant que les Russes envahissent l'Ukraine. Les conclusions du Brexit sur l'Union européenne n'ont donc pas encore été tirées, la priorité ayant été donnée au soutien à l'Ukraine. L'Union européenne doit maintenant s'attacher à recréer un bon niveau de coopération avec le Royaume-Uni, dans un environnement sécuritaire, et elle doit renforcer sa défense, particulièrement face aux menaces hybrides. L'Union européenne doit aussi mieux coopérer sur le plan militaire.
M. Dominique de Legge, président. - Madame la Directrice, il me reste à vous remercier très sincèrement et très chaleureusement d'avoir accepté de prévoir, dans un emploi du temps chargé, ce passage par le Sénat. Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo sur le site internet du Sénat.
La réunion est close à 15 h 10